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Wim Berkelaar L’EXISTENTIALISME A UTRECHT La visite de Jean‐Paul Sartre à Utrecht en 1946 RELIEF 1 (1), 2007 – ISSN: 1873‐5045. P90‐104 http://www.revue‐relief.org
URN:NBN:NL:UI:10-1-112984
Igitur, Utrecht Publishing & Archiving Services © The author keeps the copyright of this article Jean‐Paul Sartre, Simone de Beauvoir et David Jacob van Lennep, Décembre 1946 à Utrecht. (Source: ADNP)
L’existentialisme, dont Jean‐Paul Sartre fut le représentant le plus important, a fortement influencé la philosophie et la littérature néerlandaises juste après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Plusieurs colloques furent consacrés à la philosophie de Sartre et de nombreux articles furent publiés dans des revues littéraires et philosophiques. Sartre a visité une fois les Pays‐Bas, en 1946, lorsqu’il était au sommet de sa gloire. Le 7 décembre 1946, il a prononcé la seule conférence qu’il devait donner aux Pays‐Bas, dans le Grand Auditoire de l’Université d’Utrecht. Pourquoi Utrecht au lieu d’Amsterdam, le centre culturel du pays? C’était grâce au 90
professeur Van Lennep qui avait invité Sartre à donner une conférence dans la ville où il enseignait. Regardons d’un peu plus près les circonstances de cette visite et l’influence qu’elle a eue sur la philosophie et la littérature nationales de ce moment. La réception de Sartre et la Seconde Guerre Mondiale La question de l’influence de cette visite doit être considérée dans le cadre plus large de la réception de la pensée sartrienne aux Pays‐Bas. Puisque de solides études ont été publiées sur ce sujet, 1 nous nous concentrerons ici sur l’impact de sa visite à Utrecht. L’histoire de la réception de Sartre aux Pays‐Bas commence réellement après 1945. Certes, Sartre avait publié un roman, un recueil de nouvelles et plusieurs études philosophiques avant la guerre. Mais ils avaient passé pratiquement inaperçus. Seul l’écrivain Simon Vestdijk s’était montré impressionné. A l’occasion de la parution de La Nausée, il faisait remarquer le 14 mai 1938 dans le Nieuwe Rotterdamsche Courant: « Si je ne me trompe, dans peu de temps Sartre sera cité d’un trait avec les plus grands auteurs que la France a jamais donnés ». A l’époque, une telle opinion n’était pas évidente. Il fallait la Seconde Guerre Mondiale pour préparer les esprits néerlandais à l’œuvre de l’écrivain‐philosophe. La guerre avait été dévastatrice pour l’Europe dans un sens matériel : le vieux monde ? avait été coupé en deux par les nouvelles superpuissances: les Etats‐Unis et l’Union Soviétique. Nombre de pays furent contraints d’accorder l’indépendance à leurs colonies. Mais la guerre avait également des effets catastrophiques dans un sens moral. Les intellectuels européens s’étaient dégoûtés de chaque forme d’idéalisme exaltée devant le fait que 55 millions d’hommes avaient perdu la vie, parmi lesquels 6 millions de juifs, tués uniquement à cause de leur race. Beaucoup d’intellectuels qui avaient perdu la foi dans des notions abstraites comme « liberté, égalité, fraternité », trouvaient un refuge dans l’existentialisme de Sartre. Sartre n’était pas le premier existentialiste, ni l’existentialiste le plus original. Mais il était l’auteur le plus lisible. Aux Pays‐Bas, il devait son succès à son talent 91
de vulgariser sa pensée philosophique dans un flot de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre. Un mélange d’optimisme et de pessimisme La pensée sartrienne est dominée par la thèse que l’homme est libre. Cette liberté est la suite logique de la conscience humaine, une conscience qui distingue l’homme des autres hommes et des choses. Seul l’homme a la possibilité de donner un sens à sa vie. Mais le concept sartrien de liberté a un revers curieux. Puisque l’homme sait qu’il diffère des autres hommes, il est condamné à être libre. Il lui est impossible de s’unir à l’autre, même s’il le voulait; il n’aura donc jamais l’esprit tranquille. La conscience est ainsi ambivalente: d’une part elle offre à l’homme la possibilité de donner un sens à sa vie, d’autre part elle le condamne à une solitude inévitable. A Paris, ce curieux mélange philosophique d’optimisme et de pessimisme (présenté ici sous une forme très schématisée) était devenu rapidement populaire. Et puisque le climat intellectuel des Pays‐Bas est fortement influencé, traditionnellement, par les cultures puissantes qui nous entourent, il était inévitable que l’influence de Sartre s’étende jusqu’à nous. Si toute l’attention des Pays‐Bas se dirigeait pendant les années vingt vers Berlin, elle se déplaçait dans les décennies suivantes vers Paris qui devenait le centre culturel incontesté de l’Europe. Scepticisme septentrional Si Sartre dominait donc rapidement le paysage culturel parisien après 1945, cela ne veut pas dire qu’il pouvait compter sur la bienveillance de tous les Néerlandais. Le grand intérêt que nos compatriotes portaient à son œuvre ne doit pas être confondu avec de la sympathie. Souvent, les pensées du philosophe parisien furent traitées avec scepticisme, parfois avec aversion. Même l’hebdomadaire libéral de gauche De Groene Amsterdammer, connu pour ses opinions progressistes en matière d’art, caractérisait la philosophie de Sartre comme un nihilisme douteux et, le 11 mai 1946, avertissait ainsi ses lecteurs : « Ses livres, où l’on ne trouve qu’un langage vil, où les 92
personnages commettent uniquement des actes ignobles, où l’on ne nous présente que des personnages égarés, sont un danger pour les esprits qui se cherchent et qui ont perdu la trace, eux aussi. » Le compositeur et critique de musique célèbre Matthijs Vermeulen allait un peu plus loin dans la rubrique qu’il écrivait chaque semaine dans l’hebdomadaire sous le titre de : « Parijsche Auspiciën ». Le 13 juin 1946, il disait regretter que ‘Jean‐
Paul Sartre se permet de truffer ses textes d’épisodes purement pornographiques, qu’il se permet de remplir des dizaines de pages avec des expériences essentiellement dégoûtantes et de breuvages de saligauds monomanes et obsédés, sans que personne ne se montre le moins du monde scandalisé ou inquiété, même pas les autorités de qui on serait pourtant en droit d’attendre une réaction. La Société de Coopération Culturelle (Sociëteit voor Culturele Samenwerking) qui venait tout récemment d’être fondée, décidait de consacrer un colloque à cet existentialisme qui provoquait tellement de remous dans la presse nationale. Le colloque avait lieu dans la célèbre Kurhaus à Scheveningen. Le président de la Société, le psychiatre H..C. Rümke, professeur de l’Université d’Utrecht, faisait observer dans son introduction que le colloque n’avait pas l’intention de défendre l’existentialisme, ni de « l’attaquer ou de le rejeter unilatéralement » 2 . Comme pour souligner le large intérêt du sujet, trois conférenciers provenant de différents domaines, présentaient l’existentialisme sous des perspectives diversifiées. En dépit de son titre large et général, le congrès était en réalité consacré à Sartre. L’écrivain W.F. Hermans, qui à l’époque n’était pas encore l’auteur célèbre qu’il allait devenir, intitulait son compte‐rendu du colloque : « Les Pays‐Bas s’intéressent‐ils à Sartre ? » ( Stelt Nederland belang in Sartre ?). 3 Les paroles neutres de Rümke ne pouvaient dissimuler que la plupart des assistants prenaient une attitude extrêmement critique vis‐à‐vis de la pensée sartrienne. Critique et surprise Le philosophe Bekeerling qui compte parmi les « découvreurs » néerlandais de l’existentialisme, essayait de situer ce mouvement dans le 93
domaine philosophique. Cola Debrot, médecin et homme de lettres, se demandait si « l’art serait fécondé » par l’existentialisme. Enfin le politicien du parti socialiste (PvdA) Jacques de Kadt discutait de la signification sociale de cette philosophie. Si, dans sa conférence, De Kadt traitait l’existentialisme d’une manière extrêmement critique, c’était surtout pour stimuler la discussion. Mais à sa grande surprise, sa critique ne remportait que des applaudissements, tellement qu’il se sentait forcé de défendre l’existentialisme. Les discussions après les conférences étaient dominées par le scepticisme et la critique. Selon Hermans, le colloque « dégénérait en un déluge de reproches ». L’un des assistants affirmait que l’œuvre de Sartre « sent (...) la société capitaliste‐bourgeoise en train de se décomposer ». Un autre concluait qu’en comparaison avec les grandes révolutions scientifiques, l’existentialisme comptait peu. Lorsque quelqu’un répliquait que Sartre n’était, tout de même, pas un homme de science, le psychologique utrechtois D.J. van Lennep réagissait par une protestation vigoureuse. Il se montrait agacé par le traitement condescendant qu’on faisait subir à Sartre ; il louait les mérites de ses études psychologiques et philosophiques qui « sont de la dernière importance pour la psychologie scientifique ». Si nous devons croire Hermans, cette sortie ne faisait pas beaucoup d’impression. Selon son compte rendu, les paroles de Van Lennep provoquaient « la surprise plutôt que l’approbation ». Van Lennep génie ou bricoleur Au cours de sa carrière remarquable, Van Lennep avait déjà plusieurs fois donné lieu à des surprises. Né en Suisse en 1896, il était retourné aux Pays‐
Bas pour faire, à Groningue, des études de théologie avec la psychopathologie comme matière secondaire. Après avoir terminé ses études, il avait déménagé à Utrecht. Là il avait été engagé par la municipalité d’Utrecht auprès du Bureau Municipal pour l’Orientation Professionnelle (Gemeentelijk Bureau voor Beroepskeuze), qui venait d’être fondé par la ville d’Utrecht 4 . Le succès du Bureau avait été inattendu. Du pays entier des demandes de tests d’orientation professionnelle 94
parvenaient au Bureau qui se trouvait rapidement débordé. La municipalité qui refusait de couvrir les frais pour ce qui était devenu de plus en plus une institution nationale, décidait de créer une fondation. En 1927, la Fondation Néerlandaise pour la Psychotechnique (Nederlandse Stichting voor Psychotechniek) fut fondée avec l’appui de quelques notables utrechtois. 5 Van Lennep était son premier directeur. C’est ainsi que se créait la situation curieuse que la Fondation pour la Psychotechnique avait pour directeur un théologien qui n’était guère ferré en psychologie. Cela n’empêchait pas la Fondation d’avoir un grand succès. De grandes entreprises comme K.L.M. faisaient appel à la Fondation pour faire passer un test d’orientation professionnelle à son personnel. On disait des merveilles des qualités de Van Lennep. J.A. vor der Hake, qui en sa fonction de directeur du Lycée de Baarn rencontrait fréquemment Van Lennep, ne lui ménageait pas ses éloges : « Van Lennep était une heureuse combinaison de l’homme de science et du visionnaire intuitif, si je peux me permettre ce mot en rapport avec lui, un homme à qui j’attribue absolument une certaine génialité ». 6
« Génialité » n’était pas le premier mot qui venait à l’esprit de la plupart des psychologues néerlandais lorsque tombait le nom de Van Lennep. Plusieurs d’entre eux le considéraient comme un bricoleur, surtout lorsqu’on était informé que Van Lennep, quand il engageait ses employés, faisait peu de cas d’un diplôme universitaire de psychologie. Pour lui, ce qui comptait n’était pas si quelqu’un disposait des qualifications officielles de psychologue, mais s’il pouvait se mettre dans la peau de telle ou telle profession. Pire, Van Lennep aimait bien certaines méthodes très controversées dans les cercles de la psychologie officielle comme la graphologie, la chiromancie et l’astrologie. Puisque l’homme n’est pas un être unidimensionnel, on devait essayer de le comprendre à l’aide de plusieurs méthodes divergentes et complémentaires, telle était la conviction de Van Lennep. 7 Ces opinions, et le fait que Van Lennep n’avait pas terminé lui‐même ses études de psychologie suffisaient pour que l’Institut Néerlandais des Psychologues (Nederlands Instituut van Psychologen), établi en 1938, refusait de l’admettre comme membre. Van Lennep ne se laissait pas battre par ce déboire. Il terminait en 1941 ses études universitaires de psychologie et pouvait se parer dès lors du titre désiré de « psychologue ». 95
En cachette Étant donné les opinions peu orthodoxes et le personnage plutôt excentrique de Van Lennep, on ne s’étonne pas que ce soit précisément lui qui s’intéressait à la philosophie également controversée de Sartre. Car, en dépit de toute la célébrité dont Sartre bénéficiait, on doutait fort, chez nous, du niveau académique du philosophe français. Non seulement on le considérait comme un pornographe et un corrupteur des mœurs, mais on signalait à plusieurs reprises qu’il était surestimé en tant que philosophe. Auprès des connaisseurs, d’autres existentialistes avaient la réputation d ‘être « plus originaux et plus profonds » que lui, même si ces mêmes connaisseurs croyaient devoir le considérer comme un grand psychologue 8 . Van Lennep appréciait, lui aussi, Sartre principalement en tant que psychologue. Il avait découvert Sartre en français pendant la guerre et il a été sans doute l’un des premiers, sinon le premier, à lire l’Etre et le Néant, paru en 1943. Il étudiait cette œuvre à l’endroit où il se cachait des Allemands, en compagnie du philosophe allemand Helmut Plessner et il était tellement impressionné par L’Etre et le Néant, qu’il se proposait de rencontrer Sartre un jour. 9 Tout de suite après la guerre, Van Lennep partait pour Paris à la recherche de Sartre, qu’il découvrait dans son café Les Deux Magots. Lors de cette rencontre, Van Lennep invitait Sartre en Simone de Beauvoir à venir à Utrecht pour donner une conférence à l’Université de cette ville. « L’École d’Utrecht » Après avoir terminé ses études universitaires en 1941, Van Lennep s’était engagé de plus en plus dans la faculté de Lettres et de Philosophie de l’Université d’Utrecht. Il avait commencé une recherche de thèse sous la direction du psychiatre H.C. Rümke qui portait sur la « psychologie des phénomènes de projection », et qu’il a défendu en effet quelques années plus tard. Rümke était l’un des chefs de file de l’École d’Utrecht, école à laquelle Van Lennep allait se joindre rapidement. L’Ecole d’Utrecht se composait d’un ensemble hétérogène de professeurs dans les sciences sociales. Le physiologue et médecin F.J.J Buytendijk, homme de science 96
aussi célèbre que controversé, était généralement considéré comme leur chef. L’école n’avait pas de programme scientifique bien net. Les domaines de recherche, allant de la science pédagogique à la criminologie, en passant par la psychologie et les sciences médicales, étaient trop hétérogènes ; les personnalités du pédagogue M.J. Langeveld, du criminologue W.P.J. Pompe et de Buytendijk étaient trop différentes. Ce qui les unissait, c’était surtout leur commun adversaire : à savoir la « psychologie positiviste » qui était particulièrement en vogue auprès des psychologues d’Amsterdam. Ils y opposaient la méthode dite « phénoménologique ». Un phénomène devait « être étudié de différents points de vue et tenant compte de sa dépendance et/ou son indépendance des circonstances concrètes dans lesquelles il se produit » 10 . Sous ce rapport, ils considéraient la connaissance intuitive plus importante que la connaissance des techniques et des méthodes scientifiques. Ce qui était important, c’était la « rencontre » d’un homme avec un autre homme, non pas la recherche distante et quantifiée de ses qualités psychologiques. Etant donné que les penseurs existentialistes s’opposaient, eux aussi, au positivisme et défendaient une méthode « verstehende », fondée sur l’intuition, on comprend pourquoi Van Lennep, en tant que représentant de l’Ecole d’Utrecht, suivait l’existentialisme de près. Pourtant, il doit avoir eu des réserves par rapport au représentant le plus radical de la philosophie existentialiste, malgré toute la sympathie qu’il portait à cet « original ». C’était précisément dans L’Etre et le Néant, que Van Lennep avait lu avec tant d’enthousiasme pendant la guerre que Sartre exposait une théorie nihiliste qui s’opposait diamétralement à la pensée éthique de l’Ecole d’Utrecht. Tandis que Van Lennep et ses confrères mettaient l’accent sur la « rencontre » entre les hommes, Sartre voyait l’homme condamné à la solitude et à la guerre éternelle avec ses prochains. En plus, Sartre niait par principe toute sorte de morale ; et en ce qui concerne ses sympathies politiques, il était, à l’époque où il écrivait l’Etre et le Néant, un partisan des idées anarchistes.11 L’Ecole d’Utrecht, par contre, pourrait être caractérisée comme « bourgeois‐libérale » ; elle propageait une communauté harmonieuse qui se composerait de bourgeois raisonnables, moralement et intellectuellement développés. 97
Simone de Beauvoir Même si les vues de l’Ecole d’Utrecht et de Sartre divergeaient sur des aspects importants, Van Lennep estimait la pensée de Sartre assez importante pour inviter le philosophe à Utrecht. Sartre y arriva au cours de la première semaine de décembre 1946. Il avait été précédé de Simone de Beauvoir, qui déjà était partie pour les Pays‐Bas fin novembre. Sur l’invitation de la société Pays‐Bas France et l’Alliance Française, elle prononça une conférence le lundi 2 décembre au soir dans le bâtiment auguste de l’Institut de l’Histoire de l’Art (Kunsthistorisch Instituut) au Drift 25. A cette époque, Simone de Beauvoir n’avait pas encore une grande réputation de romancière et d’essayiste, bien que plusieurs de ses livres aient paru entre 1943 et 1946. Elle était considérée comme une « disciple » de Sartre plutôt que comme un auteur indépendant. Elle a contribué elle‐même à créer cette image en donnant régulièrement des conférences sur les idées existentialistes de son compagnon de vie. Sa conférence à Utrecht portait également sur Sartre. Selon le compte rendu, paru le lendemain dans le Utrechts Nieuwsblad, elle avait distingué l’existentialisme du christianisme d’une part et du marxisme de l’autre. Par rapport au christianisme, l’existentialisme défendait l’homme autonome, par rapport au marxisme, la valeur de l’homme en tant qu’individu. Dans l’auditoire se trouvait R.G. van Nieuwkuyk, à l’époque professeur au Stedelijk Gymnasium d’Utrecht et membre de la société Pays‐Bas France. Quarante ans après il se rappelait que la conférence avait été « claire comme de l’eau de roche » et il l’attribuait au fait qu’avant la guerre, Simone de Beauvoir avait été enseignante.12
Le Centre Intellectuel Français Cinq jours après, Sartre faisait sa conférence dans le Grand Auditoire de l’Université. À la demande explicite du philosophe, seul un auditoire limité avait accès à la conférence. Il avait de mauvais souvenirs d’autres conférences données devant un grand public à Paris, comme la célèbre conférence qu’il avait donnée le 29 octobre 1945 devant la salle comble du Club Maintenant, rue Jean Goujon. L’exposé vulgarisant qu’il avait donné à 98
cette occasion de ce qu’est l’existentialisme, avait été publié sous le titre de L’Existentialisme est un humanisme. Après‐coup, Sartre trouvait que cette publication, qui avait été très bien vendue (également aux Pays‐Bas) donnait une vue trop simplifiée de sa philosophie. 13 C’est pourquoi, le samedi 7 décembre 1946 un auditoire trié sur le volet se réunit pour entendre parler le maître sur « le plaisir esthétique ». Dans l’auditoire se trouvaient des intellectuels bien connus comme les historiens Jan et Annie Romein, les auteurs et essayistes Adriaan Morriën, Cola Debrot, D.A.M. Binnendijk et S. Dresden et les philosophes Bernard Delfgauw et H.J. Pos. L’organisation était assurée par la Fondation Néerlandaise de Psychotechnique de Van Lennep et le Centre Intellectuel Français d’Utrecht. Ce Centre était une société d’intellectuels de gauche qui s’intéressaient fortement à la culture française. Il avait été créé en tant que contre‐pied de l’Alliance Française, les membres n’ayant aucune affinité avec cette société bourgeoise et snob. L. Rosenfeld, professeur de physique théorique à l’Université d’Utrecht en était le président. Rosenfeld était né à Charleroi en Wallonie, une région qui avait toujours été fortement orientée sur la France. Après une pérégrination le long de plusieurs universités belges, il avait été nommé en mai 1940 professeur à l’Université d’Utrecht. Dans les cercles francophiles il avait une mauvaise réputation. Rosenfeld admettait ouvertement être marxiste ; pour certains c’était l’occasion de le soupçonner d’être un « espion communiste » 14 . Qu’est‐ce que la littérature ? Rosenfeld commença par introduire Sartre auprès du public. Ensuite, Sartre donna sa conférence sur « le plaisir esthétique » qui est provoquée par l’art, ou du moins que l’art est censé provoquer. Il approfondissait en particulier le rapport entre le lecteur et l’écrivain. L’écrivain n’est pas capable de bien « lire » son texte, parce qu’il est trop engagé dans son travail. C’est pourquoi le lecteur joue un rôle plus important que le rôle passif qui lui est attribué normalement. Le lecteur « recrée » pour ainsi dire l’œuvre par des interprétations toujours renouvelées. Le rôle de l’auteur est 99
de lui rendre cette tâche aussi difficile que possible. L’auteur doit forcer le lecteur à poursuivre sa lecture jusqu’à la dernière page pour percer l’intention de l’auteur. Cet effort garantit en même temps le plus grand plaisir au lecteur. Ce « plaisir esthétique » procuré par la lecture était selon Sartre un objectif artistique autonome. On s’explique bien, après‐coup, pourquoi le philosophe entamait ce sujet. Il s’intéressait beaucoup, dans ces premières années d’après‐guerre, à la question de savoir ce qu’est la littérature et surtout : ce qu’elle peut. La conférence à Utrecht lui donnait l’occasion de mettre à l’épreuve son étude Qu’est‐ce que la littérature ?, publiée en 1947. La conférence doit avoir été très exigeante pour les capacités intellectuelles du public. Du moins, les journaux qui en parlaient le lundi le 9 décembre, s’épuisaient en excuses auprès des lecteurs de leur « résumé très schématique et très incomplet » (la Nieuwe Rotterdamsche Courant) et du « discours méthodique impossible à résumer » (Het Parool). Sur d’autres invités la conférence faisait beaucoup moins d’impression. Le professeur Dresden qui avait été, en 1946, l’un des premiers à attirer l’attention sur le nouveau mouvement philosophique avec son étude Philosophie existentielle et critique littéraire (Existentiephilosophie en literatuurbeschouwing), se rappelle peu de choses de cette réunion : « Le fait que j’ai été là a complètement disparu de ma tête »15 . Van Nieuwkuyk estimait que la conférence était beaucoup trop difficile et au fond « assommante ». Rosenfeld terminait la réunion en remerciant le conférencier pour son « discours captivant » qu’il louait comme « un témoignage de la pensée critique et analytique de la philosophie française » 16 . Après‐coup, la société se rendait à l’hôtel Esplanade où Sartre continuait la discussion et où il faisait preuve, selon un journaliste très impressionné de Het Parool « d’une érudition et d’une maîtrise de la matière étonnantes ». Bégaiements Impossible à déterminer combien de temps Sartre a passé à Utrecht. Simone de Beauvoir écrit dans ses mémoires avoir passé deux jours à Utrecht. Mais si l’on se rappelle qu’elle faisait sa conférence le 2 décembre 100
1946 et qu’elle avait donc déjà passé plusieurs jours dans la ville, sa mémoire n’est pas tout à fait fiable. Si l’on combine un certain nombre de données, on peut dire avec certitude que Sartre a passé le vendredi 6 et le samedi 7 décembre à Utrecht. 17 Le dimanche, (une partie de) la compagnie partait pour Amsterdam, où la visite se terminait dans la société De Koepel, établi dans le Centre Culturel International (Internationaal Cultureel Centrum) dans le Vondelpark. Sartre et de Beauvoir s’y entretenaient avec des intellectuels néerlandais. Les échanges partaient laborieusement. Les hôtes néerlandais, impressionnés par la présence de leur invité éminent, continuaient sur le ton cérémonieux, adopté la veille à Utrecht, c’est‐à‐dire en tenant des conférences et en continuant les débats. Sartre se serait, d’après ce qu’on dit, vachement ennuyé18 . Dresden se rappelle que Van Lennep s’adressait sans cesse à Sartre et que celui‐ci « subissait ce verbiage d’un air résigné et (si je l’ai bien vu) en réagissant par des bégaiements. » 19 C’était seulement lorsque la réunion s’était déplacée vers le bar que la scène commençait à s’échauffer. Cola Debrot s’adressait à Sartre à propos de Céline, qui risquait de tomber dans le discrédit et semblait perdu en tant qu’écrivain, à cause de sa collaboration. Sartre qui avait beaucoup admiré Céline pendant les années trente, mais qui s’était ensuite violemment opposé à lui à cause justement de cette collaboration, contestait cette idée 20 . La visite des Pays‐Bas allait laisser quelques traces aussi bien dans l’œuvre de Sartre que dans celle de Simone de Beauvoir. Mais pour chacun, ce n’étaient pas en premier lieu les souvenirs de leurs conférences à Utrecht ou de leur visite à Amsterdam qui restaient, mais les deux expériences auxquelles le professeur Van Lennep les avait soumis à Utrecht. D’abord, le psychologue leur avait fait passer un test graphologique. Tandis que ses sujets d’expérience étaient en train d’écrire, Van Lennep enregistrait la pression, la vitesse et le rythme des mouvements d’écriture avec un instrument de mesure. 21 Ensuite, Van Lennep les avait soumis au « Test des Quatre Images » (« Vier Platen Test ») qui était de son cru. Le « Test des Quatre Images » faisait penser quelque peu à des tests employés dans la psychanalyse de l’époque : on montrait successivement quatre images (sous la forme de photographies ou de dessins) que les sujets à expérience devaient relier entre elles sous la forme d’une histoire cohérente. L’histoire était ensuite interprétée dans un sens psychologique par Van Lennep. Van 101
Lennep montrait à ses invités les images d’un homme, d’un cheval, d’un bateau à moteur et d’un train et ils devaient répondre à la question de savoir laquelle de ces images donnait la meilleure impression de vitesse. Simone de Beauvoir choisissait sans hésiter l’image de l’homme, qui donnait selon elle l’impression d’une vitesse consciemment vécue. Sartre, par contre, optait pour le bateau à moteur qui, selon lui, se détachait de la surface qu’il laissait derrière lui. Malheureusement, on ne connaît pas l’interprétation psychologique que Van Lennep donnait à ces réponses. Conclusion Sartre n’oubliait pas plus que Simone de Beauvoir le professeur Van Lennep et son « Test des Quatre Images ». Dans Les mots, paru en 1964 il situe sa visite à Utrecht par erreur en 1948, soit deux ans après l’occurrence, mais cela n’ôtait rien à l’impression que le test avait fait sur lui. Son choix en faveur du bateau moteur lui avait rappelé ses premières années de jeunesse: « ... à dix ans j’avais l’impression que mon étrave fendait le présent et m’en arrachait; depuis lors j’ai couru, je cours toujours. La vitesse ne se marque pas tant, à mes yeux, par la distance parcourue en un laps de temps défini que par le pouvoir d’arrachement. » 22 C’est ainsi que Sartre empruntait au test une pensée qui s’avérerait caractéristique pour sa vie entière, à savoir qu’il sentait le besoin de s’arracher sans cesse des points de vue philosophiques et politiques qu’il avait pris à un certain moment – ceci au désespoir du ‘clan sartrien’, un désespoir qui gagnait même Simone de Beauvoir, sa compagne la plus proche. 23
En 1946 Sartre était au sommet de sa gloire. Pour cette raison il était fort demandé partout en Europe. Il a sans doute considéré sa visite aux Pays‐Bas comme un service amical à un homme particulier, obsédé par son métier, et il a profité de l’occasion pour mieux connaître la culture néerlandaise et ses représentants. Bien que Sartre et Simone de Beauvoir réduisent dans leurs biographies respectives leur visite à Utrecht et à Amsterdam à une note en marge des grands événements, ils ne l’ont pas oubliée pour autant. 102
Pour Utrecht cette visite avait quand même son importance. Non seulement elle donnait aux membres de la communauté universitaire l’occasion de voir de près le plus grand auteur de la littérature française d’après‐guerre, mais également parce que cette visite montre la perméabilité des intellectuels néerlandais à ce nouveau courant philosophico‐littéraire. En plus, la visite découvrait qu’il y avait quelque chose comme une Ecole d’Utrecht en voie de gestation, un groupe très mêlé d’hommes et de femmes actifs dans les sciences sociales, qui se laissaient inspirer par la phénoménologie et qui étaient fascinés par l’existentialisme. Ailleurs, l’existentialisme n’avait pas la même réputation ; il était considéré comme « non scientifique », parfois même comme une vision du monde « écœurante ». L’intérêt véritable de la visite résidait dans le fait que l’Ecole d’Utrecht en gestation reconnaissait à une date précoce les mérites de Sartre et s’en servait comme un signe de ralliement. Wim Berkelaar travaille comme historien au Historisch Documentatiecentrum voor het Nederlands Protestantisme de l’Université Libre d’Amsterdam Notes 1
Voir entre autres C.E.M. Struyker Boudier, ‘Fenomenologie en existentiefilosofie in Nederland en België’, dans Ons erfdeel 26 (1983), pp.340‐348; Ton Anbeek, ‘Existentialisme in de Nederlandse literatuur. Een absurd probleem?’ in: Literatuur 1 (Januari/februari 1984) pp.4‐8, et mon article ‘”Nacht zonder dageraad?” Een protestantse controverse rond het atheïstisch existentialisme van Jean‐Paul Sartre’, dans Radix. Gereformeerd Interfacultair Tijdschrift 20 (1994), pp.44‐67.
2
Het existentialisme. Drie voordrachten met discussie, Sociëteit voor cultureele samenwerking, La Haye 1947, p.5. Les citations dont je me sers dans mon compte rendu du colloque proviennent de cette source.
3
Voir Criterium 1945/1946, pp.713‐715. Les citations dans mes remarques sur le reportage de Hermans proviennent de cette source.
4
Cf. Wim Berkelaar, ‘D.J. van Lennep: oprichter van het Gemeentelijk Bureau voor Beroepskeuze’, dans A. Pietersma (red.) Utrechts biografieën 2 ,Utrecht 1995, pp.79‐83.
5
Voir ‘25 jaar psychotechniek. Jubileumrede, uitgesproken door Prof. jhr. dr. D.J. van Lennep bij de herdenking van het 25‐jarig bestaan van de Nederlandsche Stichting voor Psychotechniek’, Utrecht, le 17 februari 1950, p. 9.
103
6
Lettre du dr. J.A. vor der Hake au collège de gestion de l’Université d’Utrecht, le 28 novembre 1947. Dans les Archives de la ville d’Utrecht, archives du Collège de gestion de l’Université d’Utrecht, numéro inventaire 711.
7
Voir Trudy Dehue, De regels van het vak. Nederlandse psychologen en hun methodologie 1900‐1985, Amsterdam 1990, pp.41‐44.
8
Selon B. Delfgauw, depuis 1947 privaatdocent en philosophie existentielle de l’Université d’Amsterdam. Voir B. Delfgauw, “Een onhistorische Sartre” in : Nederlandse theologisch tijdschrift 5 (1950‐1951), pp.101‐105. Hans Redeker arrive à un jugement comparable Existentialisme. Een doortocht door philosophisch grondgebied, Amsterdam 1949, pp.263‐332.
9
Plessner était également enthousiaste à propos de L’Etre et le Néant, à en juger une lettre écrite le 10 décembre 1944 au philosophe H.J. Pos ; Cf.. Carola Dietze, Nachgeholtes Leben. Helmut Plessner 1892‐1945, Göttingen 2006, p. 213. Je remercie Jaap den Hollander, qui m’a fait remarquer ce détail.
10
Selon Buytendijk s’adressant au psychologue F.J. Th. Rutten. Cité dans Dehue, De regels van het vak, pp.78‐79. Pour l’Ecole d’Utrecht voir également F. Schenk, De Utrechtse school. De geschiedenis van de Utrechtse psychologie tussen 1945 en 1965, Utrecht 1982, et Ido Weijers, Terug naar het behouden huis. Romanschrijvers en wetenschappers in de jaren vijftig, Amsterdam 1991.
11
Sartre allait évoluer en direction du marxisme, mais ce serait seulement après la guerre.
12
Communication orale faite à l’auteur de cet article.
13
Cf. Annie Cohen‐Solal, Sartre, Amsterdam 1985, pp.273 sqq.
14
R.G. van Nieuwkuyk, un ami de Rosenfeld, avait appris cela. Communication orale faite à l’auteur de cet article.
15
Selon Dresden dans une lettre adressée à l’auteur de cet article.
16
Selon le Utrechtsch Nieuwsblad, le 9 décembre 1946.
17
Simone de Beauvoir, La force des choses, Gallimard, Paris 1963.
18
Voir J.J. Oversteegen, In het schuim van grauwe wolken. Het leven van Cola Debrot tot 1948, Amsterdam 1994, p.381.
19
Dresden dans sa lettre à l’auteur de cet article.
20
Oversteegen, In het schuim van grauwe wolken, p.381.
21
Simone de Beauvoir, La force des choses.
22
Jean‐Paul Sartre, Les mots, Gallimard, Paris 1964, p.193. Je remercie Maarten van Buuren qui a attiré mon attention sur ce détail.
23
Cf. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Gallimard, Paris 1981; Hazel Rowley, Tête‐à‐Tête. Simone de Beauvoir and Jean‐Paul Sartre, HarperCollins, New York 2005.
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