Origines, sens et destins du courant existentialiste

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Chapitre 1
Origines, sens et destins
du courant existentialiste
© Groupe Eyrolles
L’existentialisme naît d’une révolte contre la raison.
En se développant, la raison élabore des philosophies systématiques qui prétendent à la vérité
absolue. À partir de la naissance des sciences expérimentales, au XVIIIe siècle, la raison est le ressort
d’un progrès scientifique et technique qui semble
promettre la résolution, à terme, de tous les
problèmes humains.
Le dernier des philosophes systématiques est Hegel*
(1770-1831). Hegel a l’idée géniale de penser
l’ensemble de la réalité comme un processus historique qui puise l’essor de son évolution dans les
contradictions qui lui sont inhérentes. Mais il fige
cette idée révolutionnaire en construisant un
système rigoureux pour expliquer définitivement le
sens de tout – de la nature, de la religion, de l’art,
du droit. Ce faisant, il extrait l’homme de sa réalité
concrète pour le penser comme un objet déterminé
par les lois de l’histoire.
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Vivre libre avec les existentialistes
Les existentialismes se construisent d’une manière
ou d’une autre par rapport à Hegel. Dans le sillage
de Hegel, ils inscrivent l’homme dans l’histoire et
pensent l’existence dans son rapport indissoluble
avec le temps qui passe. À rebours de Hegel, ils
rejettent toute théorisation systématique de la
condition humaine et renvoient chaque individu à
la situation particulière qu’il est en train de vivre.
Dans les deux cas, les philosophes de l’existence
utilisent la raison pour dénoncer l’impuissance de
celle-ci à rendre compte de l’énigme de l’existence.
Les origines du courant existentialiste
Sören Kierkegaard à la recherche d’une vérité qui le fait
vivre
Le christianisme prêché par l’Église ne peut lui
fournir cette vérité. Baignant dans un environnement protestant, Kierkegaard repousse violemment
le conformisme des chrétiens du dimanche, indifférents au message du Christ. Ce refus le conduit à
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Sören Kierkegaard (1813-1855) s’insurge contre la
raison, qui expulse l’existence. Faire abstraction de
l’existant, c’est mutiler la réalité , écrit-il. Cœur tourmenté, Kierkegaard se met en quête d’une vérité
qui l’aide à vivre. Ce qui me manque, c’est d’être au
clair avec moi-même sur ce que je dois faire et non
sur ce que je dois connaître […]. Il s’agit pour moi de
trouver une vérité qui soit vérité pour moi, l’idée
pour laquelle je veux vivre et mourir.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
croire absolument en celui qui a dit : Je suis le
chemin, la vérité et la vie. La parole du Christ est la
négation du dogmatisme*. Elle révèle à Kierkegaard
que la vérité est toujours celle d’un individu qui fait
de son existence un chemin.
La pensée de Kierkegaard naît de l’intuition que
toute connaissance est celle d’un sujet vivant
confronté au mystère d’une vie dont il est le protagoniste. La décision de se comprendre lui-même
dans l’existence le porte à envisager l’existence
comme un cheminement dans l’incertain. Elle le
porte à faire des choix, avec la conscience que
choisir c’est toujours se choisir soi-même et
endosser la pleine responsabilité de ce choix fondamental. L’existence, qui est toujours celle d’un individu de chair et de sang, est donc liberté qui
s’éprouve dans le risque et dans la confrontation
avec la mort.
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Nous allons provisoirement quitter Kierkegaard,
dont le choix personnel est de mener une existence
authentiquement chrétienne. Ce qui nous intéresse
pour l’instant, c’est l’irruption, sur la scène de la
pensée philosophique, de l’existence concrète, libre
de choisir son propre sens. Ce qui nous intéresse
aussi, c’est l’avènement du penseur subjectif, du
penseur qui ne se cache pas derrière des idées
générales mais se dévoile lui-même à travers son
œuvre.1
1. Les citations sont extraites du Journal et de Post-scriptum.
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Vivre libre avec les existentialistes
Friedrich Nietzsche et les livres de sang
Friedrich Nietzsche (1844-1900) se révolte contre la
philosophie qui érige la raison en valeur suprême,
sépare l’esprit du corps et pose la réalité d’un audelà. Esprit bouillonnant, Nietzsche affirme qu’un
philosophe ne parle jamais qu’à partir de lui-même.
Chez le philosophe, rien n’est impersonnel, et sa
morale, en particulier, donne un témoignage net et
décisif de ce qu’il est, lui, c’est-à-dire de la hiérarchie qui préside chez lui aux instincts les plus
intimes de sa nature.
Sa chair lui dit que Dieu est mort, que les anciennes
valeurs se sont effondrées laissant l’homme livré à
lui-même, dans l’angoissante nécessité d’assumer à
la fois sa propre énigme et son rôle de déchiffreur
d’énigmes. Contrairement à ce que disent philosophes, prêtres et savants, la vie de l’homme sur terre
est un instant, un accident, une exception sans
suite. L’homme est un animal qui n’a pas encore été
classé, un être indéterminé, un vivant dont la liberté
consiste à créer lui-même le sens qui lui permet de
supporter le fond tragique de l’existence.
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L’intuition de Nietzsche est que la philosophie classique, de Socrate à Hegel, subordonne la réalité
concrète à un idéal qui fait abstraction de la vie. Le
christianisme de l’Église renforce cette tendance, en
y ajoutant une forte inclination moralisatrice. La
chair est condamnée comme le lieu du péché. Or
Nietzsche se vit comme le penseur qui écrit à partir
de sa chair. J’ai écrit mes livres avec mon propre
sang.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
Nous allons quitter Nietzsche, dont le choix est
d’ouvrir la voie au Surhumain* en vivant lui-même
jusqu’au bout, dans la souffrance et dans la joie, la
contradiction constitutive de la vie. Ce qui nous
intéresse, c’est la présentation de l’individu comme
le créateur de ses valeurs dans un monde sans Dieu.
Ce qui nous intéresse aussi, c’est l’idée que toute
vision du monde est interprétation subjective et que
le critère de la pensée authentique n’est pas la
vérité, mais la force avec laquelle son auteur adhère
à la force mystérieuse de la Vie.1
Les voies de l’existentialisme
Par leur œuvre et par le lien de leur œuvre avec leur
propre vie, Kierkegaard et Nietzsche inaugurent la
voie de la philosophie existentielle2. Tous deux font
le procès virulent de la démarche rationnelle qui
prétend à la vérité objective. Par leur relation pathétique à l’écriture, tous deux prouvent que l’acte de
penser puise son suc dans la singularité de l’individu concret. Tous deux répètent qu’ils sont autre
chose que des « philosophes ». S’engageant à penser
la complexité de l’existence, ils ne cessent de nous
signifier que la pensée ne saurait en résoudre le
mystère, mais seulement le pressentir.
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Par leur rapport au christianisme, Kierkegaard et
Nietzsche sont opposés et, en même temps,
1. Les citations sont extraites du Livre du philosophe, d’Ainsi
parlait Zarathoustra et de Généalogie de la morale.
2. Le mot existence, au sens moderne de réalité individuelle,
apparaît avec Friedrich Schelling (1775-1854). Cf. Hannah
Arendt, La Philosophie de l’existence.
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Vivre libre avec les existentialistes
étrangement proches. Critique implacable du
christianisme conformiste, Kierkegaard affirme
passionnément Dieu à travers le Christ. Critique
impi-toyable de la religion chrétienne, Nietzsche
rejette Dieu et la foi en Jésus pour affirmer le caractère sacré* de la terre, matrice de la puissance
créatrice qu’est la vie. Mais, pour l’un et pour l’autre,
le Christ est le modèle de l’individu qui incarne
intégralement la contradiction de l’existence. Pour
Kierkegaard, le Christ réalise le paradoxe absolu,
l’irruption de l’éternité dans le temps. Pour Nietzsche, Jésus est le joyeux messager par lequel le oui
à la vie s’exprime en termes d’amour. La figure du
Christ ouvre la voie existentielle par l’affirmation
subjective et radicale : Je suis le chemin, la vérité et
la vie.
La philosophie existentielle est, de fait, traversée par
deux mouvements, un mouvement qui af firme
l’existence d’un Dieu vivant, et un mouvement qui
tourne le dos à Dieu. Et, à l’intérieur de la voie
ouverte par ces deux penseurs, chaque philosophe
de l’existence pioche ses thèmes ici et là, tantôt
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La pensée de Kierkegaard est existentielle de bout
en bout, car elle maintient vibrante la tension de
l’individu aux prises avec son angoissante liberté. La
pensée de Nietzsche ne l’est que partiellement et, si
on y regarde bien, elle ne l’est peut-être pas du tout.
Car Nietzsche finit par définir la liberté comme une
acceptation de la nécessité du devenir, elle-même
conçue comme éternel retour*. Quoi qu’il en soit, le
courant existentialiste est fortement marqué par ses
deux sources.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
chez Kierkegaard, tantôt chez Nietzsche, sans
hésiter à fabriquer son propre mélange alchimique.
Le courant existentialiste draine, en ef fet, des
penseurs si divers qu’il est très difficile de les classer
sous un même nom. À dire le vrai, le classement est
impossible. La preuve en est que chaque historien
de la philosophie classe à sa manière, excluant
tantôt Heidegger, tantôt Merleau-Ponty, tantôt
Camus… Les penseurs de l’existence se critiquent
d’ailleurs sévèrement les uns les autres, mais tous à
partir de la vision qu’ils ont de l’existence. Ainsi,
Camus dit qu’il n’est pas existentialiste et affirme sa
conception de l’existence en s’opposant à Kierkegaard, Jaspers, Sartre ou Heidegger… Quant à
Merleau-Ponty, il cherche à comprendre le noyau
de ce courant en prenant de la distance par rapport
aux disputes1. Le philosophe Emmanuel Mounier a
sans doute raison de parler des « existentialismes »
plutôt que d’« existentialisme » ou de « philosophie
existentialiste »2.
Trouver son propre pas
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Cette situation ne peut que nous réjouir. Les
penseurs que nous allons rencontrer à travers les
thèmes existentialistes nous communiquent un
message clair et vigoureux.
La pensée vivante est inclassable, nous disent-ils. La
pensée vivante est toujours celle d’un individu qui
1. « La querelle de l’existentialisme », in Sens et non-sens.
2. Introduction aux existentialismes.
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Vivre libre avec les existentialistes
chemine de façon imprévisible. Vivre libre, c’est,
avant tout, penser librement. Le lecteur des penseurs appelés existentialistes doit suivre leur exemple, non pas pour s’y plier, mais, au contraire, pour
sortir des conformismes. À chaque lecteur de choisir
ce qui l’éclaire pour avancer dans sa vie.
Pour choisir ainsi, à chaque lecteur de surmonter
ses premières préférences. Car on peut être croyant
et cependant trouver des clés pour vivre libre chez
Sartre ou Camus. On peut être agnostique ou athée,
et pourtant découvrir des pistes pour vivre libre
chez Kierkegaard ou Jaspers. Ce qui importe, c’est
de trouver son propre pas pour construire les chemins divers et ouverts de sa liberté.
Nietzsche meurt en 1900. Les vingt pr emières
années de ce siècle sont marquées par l’essor de la
science, les horreurs de la Première Guerre
mondiale et la révolution soviétique. La naissance
de la physique subatomique* et la théorie de la relativité* bouleversent la vision de l’Univers de
Newton* (1642-1727) et entraînent une suite fulgurante d’inventions technologiques. L’emballement
du monde entier à partir d’un conflit local et les
morts massives dans les tranchées font soudain
apparaître l’interdépendance de tous les lieux de la
planète et la barbarie des hommes civilisés. L’avènement de l’État communiste amorce la division du
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L’histoire des philosophies existentielles
Origines, sens et destins du courant existentialiste
monde occidental en deux blocs politiques revendiquant, chacun, le privilège d’instaurer la justice.
L’incertitude fait son entrée dans l’Univers et dans
les cœurs. La découverte du désordre atomique
arrache l’Univers à ses lois immuables. Les informations transmises par la radio et le cinématographe
sur les événements du monde entretiennent quotidiennement l’inquiétude des esprits. Ce contexte
fait entrer la philosophie elle-même en crise. Plus
exactement, les philosophes de l’entr e-deuxguerres puisent dans Kierkegaard et Nietzsche les
ingrédients de la critique qu’ils vont eux-mêmes
adresser à la démarche philosophique. Les progrès
des sciences et des techniques, désormais indissolublement liés aux drames politiques, révèlent la
nécessité d’aborder autrement les problèmes qui se
posent à l’homme.
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L’entre-deux-guerres et la crise du sens
Cette autre manière est inaugurée en 1927 par
l’ouvrage Être et Temps, de Martin Heidegger (18891976). Pour ce philosophe allemand, lecteur attentif
de Nietzsche, la civilisation technicienne est en train
de poursuivre, avec d’autres moyens, l’ambition de
la philosophie métaphysique* : comme la métaphysique, qui cherchait à dévoiler le fondement
invisible du réel, ainsi la science vise à dévoiler les
tréfonds de la réalité pour soumettre intégralement
la Nature au bon vouloir de l’homme. L’emprise
croissante de la technique, caractéristique de la
modernité, coupe l’homme de la question du sens
de son existence. Ainsi coupé de ce qui constitue et
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Vivre libre avec les existentialistes
Dans deux ouvrages cruciaux 1, Edmund Husserl
(1859-1938) présente une histoire critique du
progrès de l’esprit scientifique. Né au VIe siècle en
Grèce comme désir philosophique de comprendre
la réalité dans son unité, l’esprit scientifique avance
en séparant les domaines du réel pour mieux les
connaître. Le développement des sciences expérimentales coïncide avec leur spécialisation croissante, qui enfante à son tour les sciences humaines.
Si la spécialisation est à la base du progrès des
sciences et de leurs applications techniques, ce
progrès produit un aveuglement périlleux. Fragmentant la réalité en une multitude de secteurs, et
la connaissance en une multitude d’expertises, la
raison sombre dans trois erreurs funestes. Elle
s’imagine que la connaissance est cumul d’expertises, que les hommes sont situés en dehors de la
Nature et qu’il est possible de connaître scientifiquement l’humain.
1. La Crise des sciences européennes et La Crise de l’humanité
européenne et la philosophie.
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nourrit son être, l’homme perd sa liberté de penser
et s’enlise dans les on-dit – dans le on impersonnel
et anonyme de l’opinion qui le soumet aux préjugés
et aux réflexes conditionnés. Pour Heidegger, il est
urgent de revenir au souci de l’être, de prendre soin
du sens. Ce soin commence par la prise de conscience qu’exister, c’est se saisir comme un être qui,
contrairement aux choses, est sans cesse projeté
hors de lui-même, situé dans le temps et destiné à
la mort.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
Entre les deux guerres, Heidegger déclare la liberté
authentiquement humaine en danger de mort :
l’enlisement dans les idées reçues et le conformisme
détournent l’homme de son existence1. À la veille
de la Seconde Guerre mondiale, Husserl tire le
signal d’alarme : si l’esprit philosophique ne prend
pas conscience de la crise dans laquelle la raison se
trouve par le fait de ses progrès, l’Europe succombera à sa propre barbarie. Heidegger et Husserl
pointent du doigt le non-sens dans lequel l’homme
du XXe siècle est en train de s’engouffrer.
La production industrielle de la mort dans les camps
nazis et l’extermination des dissidents dans les
camps soviétiques font exploser l’absurde en plein
Occident pétri de philosophie, de morale chrétienne et de déclarations en faveur des droits de
l’homme. Ces pavés que Heidegger et Husserl
lancent dans le marécage de l’entre-deux-guerres
n’ont révélé la justesse de leur message qu’une fois
l’horreur perpétrée.
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale
et l’explosion existentialiste
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C’est en 1945 et en France que l’existentialisme fait
brusquement son entrée. Pour la première fois, son
nom apparaît pour qualifier une manière de penser
et de vivre d’un genre nouveau – la philosophie de
1. En 1954, et sans faire le lien avec celle-ci, Heidegger
radiographie avec une extrême justesse l’essence de la
technique moderne, qui dénature la Nature et déshumanise
l’homme. Cf. « La question de la technique », in Essais et
conférences.
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Vivre libre avec les existentialistes
L’Europe doit se reconstruire architecturalement,
financièrement, mais surtout moralement. L’échec
de la démocratie libérale ouvre deux voies, divergentes jusqu’à l’opposition. La première mène à la
mise en place de garanties internationales pour le
respect des droits de l’homme et inspire des philosophies personnalistes*, comme celle d’Emmanuel
Mounier (1905-1950). La seconde conduit à regarder
le marxisme* comme une alternative à une démocratie qui n’a su éviter le système totalitaire. JeanPaul Sartre, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961),
Albert Camus (1913-1960), Simone de Beauvoir
(1908-1986) et quelques autres cherchent à concilier
l’affirmation de la liberté individuelle et le nécessaire rassemblement des hommes pour construire
une histoire véritablement humaine. Dans cette
période d’effervescence, la mise en avant d’une
liberté qui refuse toute sorte de servitude et appelle
l’individu à créer ses valeurs enflamme les esprits.
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l’existence. Et ce nom s’affiche frontalement lors
d’une conférence intitulée « L’existentialisme est un
humanisme ». Jean-Paul Sartre (1905-1980) y vulgarise sa propre pensée, articulée autour de l’affirmation : L’homme est liberté. Sartre avait, dès 1936,
écrit essais et pièces de théâtre, faisant de la liberté
individuelle son thème central. En 1943, paraissait
L’Être et le Néant, traité érudit qui développe cette
nouvelle philosophie. Mais c’est au lendemain de la
guerre, alors que se fait intensément ressentir le
besoin de rompre avec toute forme de tyrannie, que
l’existentialisme s’impose comme la voie à suivre.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
Les penseurs français, Sartre en tête, occupent le
devant de la scène.
Le mouvement existentialiste surgit simultanément
comme un courant philosophique et comme un
phénomène sociologique. La figure de Sartre
devient emblématique d’une nouvelle façon de
penser libre et de vivre libre. Formant, avec Simone
de Beauvoir, pionnière du féminisme, un « couple
libre », Sartre est reconnu, par ses adeptes, comme
maître à penser et comme modèle à suivre. La
violence de ses détracteurs ne fait qu’augmenter sa
célébrité. Et ce grouillement humain qui noircit
quotidiennement les cafés de Saint-Germain-desPrés fait de l’ombre à un philosophe de la taille de
Karl Jaspers (1883-1969), qui, en Allemagne, se
trouve dans le même questionnement.
La contribution de Heidegger
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Par rapport à l’élaboration des philosophies de
l’existence de l’après-guerre, Heidegger1 occupe une
place à la fois marginale et centrale. Marginale,
parce que son but n’est pas de penser l’existence,
mais de réfléchir sur les fondations de la réalité,
c’est-à-dire de rétablir l’ontologie*, ou philosophie
de l’Être. Centrale, parce que dans son ouvrage
Être et Temps, paru en 1927 et destiné à poser
les principes de son ontologie, Heidegger attribue
1. Certains classent Heidegger parmi les philosophes de
l’existence.
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Vivre libre avec les existentialistes
à l’individu le statut de l’ek-sistant, c’est-à-dire
de l’être qui est toujours « hors » de sa situation
présente.
Heidegger appelle être-là – Dasein – ce Soi qui n’est
que par la conscience de son propre néant et d’une
temporalité qui le mène au néant final de la mort.
Parce que chacun d’entre nous est un existant inquiet
par impuissance à faire un avec lui-même, Heidegger
qualifie d’être-là, c’est-à-dire de sujet au sens plein,
l’individu qui se questionne philosophiquement sur
son être dans le monde. Et il qualifie ce questionnement de souci de l’Être. Par la distinction opérée
entre l’homme du commun – l’individu inauthentique – et l’homme qui pense sa condition – l’individu authentique –, la pensée de Heidegger quitte
la réflexion sur l’existence pour devenir ontologie.
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Heidegger part du constat que l’homme n’est que
par le fait qu’il est un individu né dans le monde
pour mourir et qui, entre le moment de sa naissance
et le moment de sa mort, ne cesse de changer de
situation – de s’échapper à lui-même. Étant cela,
l’homme est la seule réalité au monde à se poser la
question de son être dans le monde, à faire retour
sur lui-même, à être un Soi. Ce retour lui-même ne
lui fournit aucun savoir, mais seulement la conscience de ne pouvoir coïncider avec lui-même,
d’être toujours décalé par rapport aux situations
qu’il vit, incertain de continuer d’être l’instant qui
suit l’instant présent, toujours en sursis par rapport
à la mort. Exister – ek-sistere –, c’est, en somme,
être un Soi qui ne peut jamais être vraiment soimême.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
En somme, le sens de l’être temporel consiste à
s’ouvrir sur un au-delà du temps et du monde1.
Le sens des existentialismes
Par-delà leurs différences, les philosophes existentialistes refusent tous autant l’abstraction, le déterminisme* et la rationalité de l’existence. L’abstraction,
comme son nom l’indique, extrait l’homme du
monde de la vie pour l’étudier comme une réalité
générale et intemporelle. Le déterminisme, ainsi
que son nom l’indique également, pose que
l’homme est déterminé par une série de facteurs qui
l’empêchent d’être libre. Les philosophes de l’existence pensent donc l’homme concret, en permanence en situation et n’acceptant d’autres limites
que celles que lui fixe sa condition humaine : la
nécessité d’être dans le monde, d’y être au travail,
d’y être au milieu des autres et d’y être mortel
(Sartre). Ces limites se traduisent dans les situations,
toujours particulières, que vivent les individus.
L’homme est homme à travers des situations dont la
singularité est précisément un fait universel (Beauvoir).
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Contre la théorie hégélienne, qui pose que l’histoire
de l’humanité obéit à des lois et suit une direction
1. Ce basculement rapide dans la philosophie de l’Être sépare, à
mes yeux, Heidegger des penseurs de l’existence. Ceux-ci
refusent tous d’adosser l’existence à une entité de cet autre
ordre. Le Dieu de Kierkegaard est une Personne, une
Existence, et non une transcendance impersonnelle. L’englobant de Jaspers indique l’ouverture des existants sur autre
chose qu’eux-mêmes, et non une entité fondatrice. J’arrête
donc ici ma présentation de Heidegger.
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Vivre libre avec les existentialistes
C’est dans cette franche opposition à l’abstraction et
au déterminisme que s’inscrit la présentation de
l’homme comme le seul être au monde chez qui
l’existence précède l’essence. L’existence jaillit sans
raison et dépourvue de toute raison. La raison ne
peut comprendre l’existence, car aucune cause ne
peut expliquer l’apparition de cette puissance de
choix qu’est l’homme dans un univers dépourvu de
conscience. Chaque individu existant est un
nouveau commencement : il n’est pas la reproduction d’un moule appelé l’homme, il ne répond pas
à une définition préétablie, il est une existence
unique et absolument singulière. Nouveau commencement, chaque individu a à construire lui-même sa
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déterminée, les existentialistes affirment que l’histoire humaine, relevant de choix situationnels, est
imprévisible. Contre la thèse de Marx* (1818-1883),
qui pose que les hommes font leur histoire sans
savoir qu’ils la font, les existentialistes affirment que
les individus construisent leur existence et sont
personnellement responsables de l’histoire de
l’humanité. Contre la théorie psychanalytique, qui
pose le déterminisme par l’inconscient, les existentialistes font comme si l’inconscient n’existait pas. À
une époque où les sciences de la vie approfondissent le programme génétique, les existentialistes
distinguent résolument l’existence du processus
biologique. À une époque où les sciences sociales
mettent en avant l’impact des conditionnements
sociaux, les existentialistes présentent le contexte
social comme le matériau sur lequel l’individu
exerce sa liberté.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
vie : son essence découlera des choix qu’il aura faits
et elle sera inséparable du sens que, par ses choix,
il aura donné à son existence. Le rôle de la philosophie est d’éclairer les individus sur la complexité de
leur existence et sur la façon de vivre libres en
tenant compte de cette complexité et en assumant
courageusement la difficulté d’être homme.1
L’éclipse de l’existentialisme
Sartre et Jaspers, les deux piliers de la philosophie
existentielle, défendent jusqu’à leur mort la difficile
liberté de l’individu qui, regardant sa condition
d’homme en face, s’engage dans un vivre libre
soucieux des autres. Mais le cours de l’histoire des
idées éloigne assez vite les esprits des questions
existentielles. L’existentialisme sartrien revient en
mai 68 comme le symbole d’une liberté qui ne veut
« ni Dieu ni maître ». Sartre soutient lui-même la
« révolution », s’opposant tant aux ennemis de celleci qu’à ceux qui n’y voient qu’un mouvement
d’humeur2. Mais ce retour est à la fois discret et de
courte durée. Les étudiants révoltés se sentent plus
proches du philosophe anarchiste Marcuse*, qui
mène une critique radicale de la culture de la
société qu’ils veulent renverser.
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L’intérêt de l’intelligentsia française se tourne vers
l’ethnologue Lévi-Strauss, qui, à partir de 1949,
1. Les citations de Sartre sont extraites de L’existentialisme est un
humanisme et celles de Beauvoir de Pour une morale de
l’ambiguïté.
2. Cf. Vincent Cespedes, Mai 68, la philosophie est dans la rue !
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Vivre libre avec les existentialistes
Parallèlement, des philosophes juifs allemands
immigrés aux États-Unis et réunis sous le chapiteau
de l’école de Francfort s’attèlent à comprendre
comment la production rationnelle de la mort
massive des hommes a pu avoir lieu. Max
Horkheimer (1895-1973) et Theodor Adorno (19031969) entreprennent la critique de la raison occidentale, dont la caractéristique est de poser des buts
et de rechercher les moyens de les atteindre. À leurs
yeux, ce type de rationalité porte en elle les germes
de sa propre dégénérescence. Dès que la raison
quitte la sphère des idées, elle peut tout organiser
efficacement, donc tout instrumentaliser, y compris
l’homme1. Herbert Marcuse (1898-1979) détecte,
derrière la démocratie libérale, l’ascension souter-
1. La Dialectique de la raison.
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développe le structuralisme*, méthode située aux
antipodes de la démarche existentielle. Le structuralisme pose que toute société humaine est, comme
toute langue, un système de signes et de relations
qui obéit à un certain nombre de structures inconscientes. À partir de là, l’ethnologue devient anthropologue*, recherchant les règles humaines fondamentales qui organisent souterrainement des
sociétés aussi différentes que les tribus amérindiennes et nos sociétés dites développées. Parmi
ces invariants structurels, il y a, par exemple, la
réglementation des alliances. Tournant le dos à
l’individu, le structuralisme invite le penseur à
s’intéresser à l’organisation et au fonctionnement
des sociétés.
Origines, sens et destins du courant existentialiste
raine d’un totalitarisme indolore qui réduit l’homme
à une seule dimension 1. Hannah Arendt (19061975) cherche à comprendre le système totalitaire
afin d’éviter la reproduction de ce mal radical 2.
L’oubli provisoire d’un courant philosophique ne
porte nullement atteinte à sa force. Ainsi en est-il
des philosophes de l’existence. Leur message est,
aujourd’hui, d’une brûlante actualité. La découverte
de la complexité du réel nous a révélé les limites du
structuralisme et la nécessité d’une pensée systémique*. La prise de conscience des risques écologiques contenus dans nos progrès technologiques
interpelle chacun d’entre nous dans ce volet indissociable de la liberté qu’est la responsabilité. Enfin,
les atteintes portées à notre liberté par les pressions
croissantes d’un progrès et d’une mondialisation
non maîtrisés nous incitent à revenir d’urgence aux
penseurs de la liberté assumée et de l’engagement
pour une humanité meilleure.
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Ne pas confondre liberté et libre accès
à toutes choses
Nous vivons dans une société libérale et permissive.
Le marché nous offre un hyper choix de produits et
de services. Les tabous qui paralysaient les générations d’il y a à peine quarante ans sont levés. La
liberté de la presse et celle d’Internet autorisent
l’expression de toutes les opinions. Nous sommes
plus libres que jamais d’aller et de venir, les moyens
1. L’Homme unidimensionnel.
2. Les Origines du totalitarisme.
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Vivre libre avec les existentialistes
de transport et le tourisme incitent au voyage.
Vivons-nous libres pour autant ?
Opter pour des choses, avoir l’embarras du choix
face aux innombrables marchandises proposées,
est-ce vraiment décider ? Changer de partenaire au
gré de nos désirs fugitifs, passer d’un mariage à un
autre, est-ce vraiment choisir ? Dire, voir, montrer,
écrire et lire n’importe quoi, est-ce vraiment penser
librement ? Pouvoir nous déplacer rapidement d’un
lieu à un autre, suivre l’itinéraire d’un tour organisé, est-ce vraiment découvrir librement ?
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Et si nous étions en train de confondre le libre accès
à toutes choses avec la capacité de donner sens à
notre existence ?
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