Origines, sens et destins du courant existentialiste

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Chapitre 1
Origines, sens et destins
du courant existentialiste
L’existentialisme naît d’une révolte contre la raison.
En se développant, la raison élabore des philoso-
phies systématiques qui prétendent à la vérité
absolue. À partir de la naissance des sciences expé-
rimentales, au
XVIIIe
siècle, la raison est le ressort
d’un progrès scientifique et technique qui semble
promettre la résolution, à terme, de tous les
problèmes humains.
Le dernier des philosophes systématiques est Hegel*
(1770-1831). Hegel a l’idée géniale de penser
l’ensemble de la réalité comme un processus histo-
rique qui puise l’essor de son évolution dans les
contradictions qui lui sont inhérentes. Mais il fige
cette idée révolutionnaire en construisant un
système rigoureux pour expliquer définitivement le
sens de tout – de la nature, de la religion, de l’art,
du droit. Ce faisant, il extrait l’homme de sa réalité
concrète pour le penser comme un objet déterminé
par les lois de l’histoire.
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Les existentialismes se construisent d’une manière
ou d’une autre par rapport à Hegel. Dans le sillage
de Hegel, ils inscrivent l’homme dans l’histoire et
pensent l’existence dans son rapport indissoluble
avec le temps qui passe. À rebours de Hegel, ils
rejettent toute théorisation systématique de la
condition humaine et renvoient chaque individu à
la situation particulière qu’il est en train de vivre.
Dans les deux cas, les philosophes de l’existence
utilisent la raison pour dénoncer l’impuissance de
celle-ci à rendre compte de l’énigme de l’existence.
Les origines du courant existentialiste
Sören Kierkegaard à la recherche d’une vérité qui le fait
vivre
Sören Kierkegaard (1813-1855) s’insurge contre la
raison, qui expulse l’existence.
Faire abstraction de
l’existant, c’est mutiler la réalité
, écrit-il. Cœur tour-
menté, Kierkegaard se met en quête d’une vérité
qui l’aide à vivre.
Ce qui me manque, c’est d’être au
clair avec moi-même sur ce que je dois faire et non
sur ce que je dois connaître […]. Il s’agit pour moi de
trouver une vérité qui soit vérité pour moi, l’idée
pour laquelle je veux vivre et mourir
.
Le christianisme prêché par l’Église ne peut lui
fournir cette vérité. Baignant dans un environne-
ment protestant, Kierkegaard repousse violemment
le conformisme des
chrétiens du dimanche, indiffé-
rents au message du Christ. Ce refus le conduit à
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croire absolument en celui qui a dit : Je suis le
chemin, la vérité et la vie. La parole du Christ est la
négation du dogmatisme*. Elle révèle à Kierkegaard
que la vérité est toujours celle d’un individu qui fait
de son existence un chemin.
La pensée de Kierkegaard naît de l’intuition que
toute connaissance est celle d’un sujet vivant
confronté au mystère d’une vie dont il est le prota-
goniste. La décision de se comprendre lui-même
dans l’existence le porte à envisager l’existence
comme un cheminement dans l’incertain. Elle le
porte à faire des choix, avec la conscience que
choisir c’est toujours se choisir soi-même et
endosser la pleine responsabilité de ce choix fonda-
mental. L’existence, qui est toujours celle d’un indi-
vidu de chair et de sang, est donc liberté qui
s’éprouve dans le risque et dans la confrontation
avec la mort.
Nous allons provisoirement quitter Kierkegaard,
dont le choix personnel est de mener une existence
authentiquement chrétienne. Ce qui nous intéresse
pour l’instant, c’est l’irruption, sur la scène de la
pensée philosophique, de l’existence concrète, libre
de choisir son propre sens. Ce qui nous intéresse
aussi, c’est l’avènement du penseur subjectif, du
penseur qui ne se cache pas derrière des idées
générales mais se dévoile lui-même à travers son
œuvre.1
1. Les citations sont extraites du Journal et de Post-scriptum.
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Friedrich Nietzsche et les livres de sang
Friedrich Nietzsche (1844-1900) se révolte contre la
philosophie qui érige la raison en valeur suprême,
sépare l’esprit du corps et pose la réalité d’un au-
delà. Esprit bouillonnant, Nietzsche affirme qu’un
philosophe ne parle jamais qu’à partir de lui-même.
Chez le philosophe, rien n’est impersonnel, et sa
morale, en particulier, donne un témoignage net et
décisif de ce qu’il est, lui, c’est-à-dire de la hiérar-
chie qui préside chez lui aux instincts les plus
intimes de sa nature.
L’intuition de Nietzsche est que la philosophie clas-
sique, de Socrate à Hegel, subordonne la réalité
concrète à un idéal qui fait abstraction de la vie. Le
christianisme de l’Église renforce cette tendance, en
y ajoutant une forte inclination moralisatrice. La
chair est condamnée comme le lieu du péché. Or
Nietzsche se vit comme le penseur qui écrit à partir
de sa chair. J’ai écrit mes livres avec mon propre
sang.
Sa chair lui dit que Dieu est mort, que les anciennes
valeurs se sont effondrées laissant l’homme livré à
lui-même, dans l’angoissante nécessité d’assumer à
la fois sa propre énigme et son rôle de déchiffreur
d’énigmes. Contrairement à ce que disent philoso-
phes, prêtres et savants, la vie de l’homme sur terre
est un instant, un accident, une exception sans
suite. L’homme est un animal qui n’a pas encore été
classé, un être indéterminé, un vivant dont la liberté
consiste à créer lui-même le sens qui lui permet de
supporter le fond tragique de l’existence.
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Nous allons quitter Nietzsche, dont le choix est
d’ouvrir la voie au Surhumain* en vivant lui-même
jusqu’au bout, dans la souffrance et dans la joie, la
contradiction constitutive de la vie. Ce qui nous
intéresse, c’est la présentation de l’individu comme
le créateur de ses valeurs dans un monde sans Dieu.
Ce qui nous intéresse aussi, c’est l’idée que toute
vision du monde est interprétation subjective et que
le critère de la pensée authentique n’est pas la
vérité, mais la force avec laquelle son auteur adhère
à la force mystérieuse de la Vie.1
Les voies de l’existentialisme
Par leur œuvre et par le lien de leur œuvre avec leur
propre vie, Kierkegaard et Nietzsche inaugurent la
voie de la philosophie existentielle2. Tous deux font
le procès virulent de la démarche rationnelle qui
prétend à la vérité objective. Par leur relation pathé-
tique à l’écriture, tous deux prouvent que l’acte de
penser puise son suc dans la singularité de l’indi-
vidu concret. Tous deux répètent qu’ils sont autre
chose que des « philosophes ». S’engageant à penser
la complexité de l’existence, ils ne cessent de nous
signifier que la pensée ne saurait en résoudre le
mystère, mais seulement le pressentir.
Par leur rapport au christianisme, Kierkegaard et
Nietzsche sont opposés et, en même temps,
1. Les citations sont extraites du Livre du philosophe, d’Ainsi
parlait Zarathoustra et de Généalogie de la morale.
2. Le mot existence, au sens moderne de réalité individuelle,
apparaît avec Friedrich Schelling (1775-1854). Cf. Hannah
Arendt, La Philosophie de l’existence.
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