L'ART ET LA VIE Éthique et esthétique chez Nietzsche Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Christian MERV AUD et Jean-Marie SEILLAN (Textes rassemblés par), Philosophie des Lumières et valeurs chrétiennes. Hommage à Marie-Hélène Cotoni, 2008. Bertrand DEJARDIN, L'art et la raison. Éthique et esthétique chez Hegel, 2008. Guillaume PENISSON, Le vivant et l'épistémologie des concepts, 2008. Bertrand DEJARDIN, L'art et le sentiment. Éthique et esthétique chez Kant, 2008. Ridha CRAIBI, Liberté et Paternalisme chez John Stuart Mill, 2007. A. NEDEL, Husserl ou la phénoménologie de l'immortalité, S. CALIANDRO, Images d'images, le métavisuel visuel, 2008. M. VETO, La Pensée de Jonathan Edwards, 2007. M. VERRET, Théorie et politique, 2008. @ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-05102-7 EAN: 9782296051027 2008. dans l'art Bertrand Dejardin L'ART ET LA VIE , Ethique et esthétique chez Nietzsche L'Harmattan Du même auteur L'immanence ou le sublime, Observations sur les réactions de Kant face à Spinoza dans la Critique de la faculté de juger, L'Harmattan, Paris, 2001. Pouvoir et impuissance, Philosophie et politique chez Spinoza, L'Harmattan, Paris, 2003. Terreur et corruption, Essai sur l'incivilité L'Harmattan, Paris, 2004. L'art et le sentiment, L'Harmattan, Paris, 2008. L'art et la raison, Esthétique Paris, 2008. Ethique chez Machiavel, et esthétique chez Kant, et éthique chez Hegel, L'Harmattan, Pour Sophie Avant-propos C'est ici que je placerai l'idéal dionysiaque des Grecs: l'affirmation religieuse de la vie dans son entier, dont on ne renie rien, dont on ne retranche rien 1. On se souvient que pour Kant, le beau est le symbole du bien moral et que, pour Hegel, l'art est un moment primitif de la phénoménalisation de l'esprit. Contrairement à ces deux idéalistes pour qui l'art avait une finalité culturelle, voire cultuelle, extrinsèque à sa réalisation, Nietzsche réhabilite une des fonctions premières de l'art: il apparaît comme une réaction existentielle instinctive, compulsive, n'obéissant à aucun précepte ni à aucune finalité universelle autre que distraire l'homme de sa propre culture. Nietzsche semble donc se rapprocher de la distinction qu'Aristote établissait entre la praxis et la poièsis. Pour le Stagirite, il existe en effet deux fins irréductibles l'une à l'autre2. La praxis a comme but l'excellence du sujet, la poièsis, la perfection de l'objet réalisé indépendamment de la valeur de 1 VP., Vo1.II, IV, ~ 464, p. 412. 2 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 1094 al: «Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu'il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent. Mais on observe, en fait, une certaine différence entre les fins: les unes consistent dans des activités, et les autres dans certaines oeuvres, distinctes des activités elles-mêmes ». 7 l'artiste qui semble disparaître derrière ses œuvres. Toutefois, si l'auteur du Gai savoir affranchit l'art de toute finalité morale, on ne peut en conclure que son retour vers l'art grec implique une quelconque allégeance à Aristote, lequel est loin d'occuper une position centrale dans l' œuvre de Nietzsche. L'originalité de la pensée de Nietzsche ne se situe pas dans la perspective de la Poètique. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler que, pour le Stagirite, il y a dans la tragédie « une partie qui est nœud et une partie qui est dénouement »1. Or, pour Nietzsche, la tragédie expose une lutte éternelle entre un principe apollinien d'individuation et un principe dionysiaque de vie, lutte sans fin et donc sans dénouement. L'esthétique de Nietzsche, bien que hantée par la pensée grecque, est de son temps: il s'agit pour lui de retrouver un contenu effectif à l'art, contre le formalisme subjectif de Kant. Contre Hegel, Nietzsche montrera que le contenu de l'art est unique: il s'agit de la lutte entre la raison et la vie. Nietzsche révoque donc tout l'acquis de l'esthétique hégélienne: il n' y a pas d'histoire phénoménologique de l'art; le contenu de l'art n'est pas la forme sensible et objective d'une Idée de l'esprit - le temple, la statue, la peinture - ; l'art, sinon la tragédie, ne s'achève pas avec l'Etat de droit. Quant à l'artiste, au lieu d'être le «point de passage» inconscient de l'esprit, il est celui dont la libération comme surhomme justifie toute activité esthétique. Si l'art a une finalité, c'est l'artiste lui-même. Il s'ensuit que Nietzsche, ayant rompu le lien idéaliste de subordination de l'esthétique vis-à-vis de l'éthique, en récrée un autre qui cette fois assujettit l'éthique - et la politique - à l'esthétique tragique. Nietzsche se montre lui aussi incapable de tenir séparées les deux finalités distinctes de la praxis et de la poièsis puisqu'il apparaît que la condition politique qui puisse offrir à quelques artistes surhumains de recouvrer 1 Poètique, 1455 b. 8 l'éternelle sagesse des tragédiens, n'est autre que l'esclavage d'un grand nombre. Madame Schyns nous a fait bénéficier une fois encore de tout son savoir d'Agrégée de Lettres. Sans sa vigilance et son esprit critique, nous n'aurions osé publier cet ouvrage. Avertissements On ne peut précédemment: n'ayant entoure les œuvres de ressemblance avec des hasard. que renouveler l'avertissement émis pu aborder la littérature scientifique qui Kant, Hegel, Nietzsche et Freud, toute interprétations existantes serait due au La bibliographie générale sera donnée dans le dernier volume. 9 I. La tragédie éternelle Pour autant qu'il est artiste, le sujet s'est déjà délivré de sa volonté individuelle pour devenir en quelque sorte ce médium par l'entremise duquel le seul sujet qui existe véritablement fête sa délivrance dans l'apparence.! La tragédie en tant que volonté de puissance On connaît la grande thèse de Heidegger: la pensée de Nietzsche s'expliquerait entièrement par la volonté de puissance en ce que celle-ci permettrait « de répondre à la question de savoir ce qu'est, à proprement parler, l'étant. »2 Pour Heidegger, Nietzsche est «le penseur qui déclare: tout étant n'est dans le fond que volonté de puissance. » Mais la volonté de puissance est aussi le nom d'une «philosophie» qui «n'arrive pas à une élaboration définitive ni à une publication en tant qu' œuvre. »3 Malgré cette inconsistance ou cet inachèvement, la volonté de 1 NIETZSCHE, «Dédicace à Richard Wagner» in Naissance de la tragédie, p. 40, voir aussi «Essai d'autocritique », Ibid. p. 30 : «Dès la Dédicace à Richard Wagner, c'est l'art - et non pas la morale - qui est posé comme l'activité proprement métaphysique de l'homme; et dans le livre lui-même. » 2 HEIDEGGER, Nietzsche I, p. 14. 3 Ibid. pp 17-8. 1] puissance demeure le livre à partir duquel doit se comprendre la pensée de Nietzsche; tout le reste ne serait que « hors-d' œuvre »1 en ce compris La Naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique. Il s'ensuit que la «philosophie proprement dite de Nietzsche» doit être cherchée « dans les écrits posthumes» d'où sont extraits les aphorismes qui composent le livre inachevé. Cette interprétation n'est pas sans poser quelques problèmes. Nietzsche en effet écrit: « la Naissance de la Tragédie fut ma première inversion de toutes les valeurs. Par là, je me place à nouveau sur le terrain où s'est développé mon vouloir - et mon pouvoir - moi, le dernier disciple du philosophe Dionysos, moi qui enseignai l'éternel retour. »2 Certes, si la Naissance est le premier moment de « l'inversion des valeurs », elle est sous-tendue par la volonté de puissance, laquelle est « la tentative de renversement de toutes les valeurs »3, dont principalement la valeur de vérité. On est toutefois en droit de penser que cette première inversion des valeurs est déjà déterminante dans la Naissance de la tragédie pour cette seule raison que, pour Nietzsche, la mutation des idéaux n'est possible qu'au travers de l'art, c'est-à-dire de la tragédie. Pour Nietzsche, la tragédie n'est pas une forme particulière de l'art; elle en est la forme essentielle, la seule du moins qui accède à la métaphysique. Lorsque Heidegger écrit un chapitre intitulé « la volonté de puissance en tant qu'art », il donne à croire que la volonté s'exprimerait notamment dans l'art en général. Or, la relation entre la volonté de puissance et l'art nous est apparue sous un autre jour: la tragédie est l'art de la volonté de puissance au double sens du génitif: d'une part la tragédie est le seul art capable d'exposer authentiquement cette volonté primitive. D'autre part, comprendre que la volonté de puissance constitue le fondement unique de toute chose, est en soi un moment existentiel 1 Ibid. p. 18. 2 Crépuscules des Idoles, «Ce que je dois aux Anciens» 9 5, p. 151. 3 FP., Eté 1886- Automne 1887, 9 5 [75],p. 217. 12 tragique. Dit autrement, la conscience de la volonté de puissance, la sagesse dionysiaque et la tragédie présocratique constituent un même événement métaphysique, éthique et esthétique: sans l'art tragique, l'inversion des valeurs à partir de cette «cause négative »1 qu'est la volonté de puissance ne serait ni possible « moralement» ni pensable philosophiquement. La tragédie, dès le premier ouvrage de Nietzsche, se déploie contre toutes les valeurs occidentales post-socratiques et spécialement les valeurs chrétiennes et socialistes - puisqu'elles ne font qu'un2 - à savoir le vrai mais aussi le beau3. La tragédie, on le devine, n'est pas simplement un genre littéraire; elle se donne d'abord comme un genre de pensée, comme le genre de la pensée la plus profonde en ce que d'une part, elle saisit la réelle origine du monde et que, d'autre part, elle seule décrit le vrai destin humain. Or, cette appréhension de l'Etre comme volonté induit un état d'esprit particulier: l'ivresse. Lorsque que Heidegger écrit que «l'ivresse constitue la tonalité affective fondamentale (et que) la beauté est ce qui détermine cette tonalité »4, il prend une voie qui nous paraît incertaine. Certes, il faut souscrire à l'idée que « l' ivresse, en tant qu'état affectif, fait précisément éclater la subjectivité du sujet »5. La dignité du sujet fait partie des concepts et des valeurs détruits 1 Cfr. infra: « La beauté naturelle» p. 113 et suive 2 «Les socialistes font appel aux instincts chrétiens, c'est leur astuce la plus fine» VP., V 01.11,III, ~ 458, p. 171. 3 «Le beau en soi n'est qu'un mot, pas même un concept. Dans le beau, l'homme se prend pour mesure et critère de la perfection; dans des cas extrêmes, c'est lui-même qu'il y adore.» Crépuscules des Idoles, «Divagations d'un inactuel », 9 19, p. 119.« Rien n'est beau, l'homme seul est beau: c'est sur cette naïveté que repose toute l'esthétique, c' en est la vérité première ». Ibid. ~ 20, p. 119. 4 HEIDEGGER, Nietzsche I, p. 115. 5 Ibid. p.116. 13 par Nietzsche - «Le sujet n'est qu'une fiction »1_; il en va de même pour le grand exploit du penseur subjectif, à savoir la logique: «Choisir la logique pour unique maîtresse mène au mensonge; car il n'est pas vrai qu'elle soit la seule maîtresse »2. Par contre, lier l'ivresse, le dépassement du sujet ou sa transvaluation surhumaine dans une pensée extatique3, à la beauté, pose problème. On verra en effet que l'ivresse n'est pas produite par la beauté mais par la tragédie, par la musique « dissonante », par la danse, par le déchaînement du chœur. L'ivresse tragique est fondamentalement collective; elle est certes corporelle4, physiologique, mais elle est partagée, commune: face à la tragédie, ce n'est pas le sujet qui éclate mais toute forme d'identité individuelle. L'ivresse tragique est aussi une pensée qui surgit et transit le chœur lorsque s'expose l'impensable, c'est -à-dire le conflit irréductible entre le principe apollinien de l'individuation et la puissance fusionnelle de la vie qui, toujours, sort victorieuse de cette lutte héroïque. La scène tragique n'est ni belle, ni vraie, ni juste, ni bonne; la tragédie est le réel et le réel est ce qui est voulu; avec la tragédie antique, la volonté de puissance est un vouloir qui s'origine et se nourrit de la puissance ou, comme on le verra, de l'instinct de vie, sans plus être guidé par aucune valeur ni aucune finalité. C'est en ce sens que la Naissance de la tragédie est la première inversion des valeurs, celle de vérité mais aussi celle de beauté. D'une part, le tragique n'est pas beau à voir; d'autre part aucune catégorie logique ne peut rendre compte de ce que la 1 VP., Vol. I, II, ~ 180,p.285. 2 VP., Vol. I, II, ~ 273, p.318. 3 HEIDEGGER, Nietzsche I, p. 116. : «Alors qu'il ressent la Beauté, le sujet est déjà passé au-delà de lui-même, donc il n'y a plus ni subjectivité ni sujet» 4 Nietzsche I, pp. 190-1. 14 tragédie expose, à savoir l'éternel conflit entre le «stable» 1 apollinien et le mouvement dionysiaque et son éternel retour; la tragédie est en effet ce qui revient toujours. Mais elle est aussi ce qui n'arrive jamais à un terme qui mette fin définitivement au retour du même; le tragique est infini, sans fin ni achèvement; il est un éternel recommencement. L'ivresse est l'état dans lequel se trouvent ceux qui acquiescent au fait que la vie et le réel sont incompréhensibles et cruels. L'ivresse esthétique n'est pas une sorte d'hébétude produite par un stupéfiant paralysant la conscience. Elle ressortit au contraire à une forme de lucidité visionnaire correspondant à la plus profonde et à la plus ancienne sagesse: la sagesse dionysiaque soutenue non par des connaissances catégoriques ou par des principes éthiques, mais par le fait de vouloir la vie malgré sa cruauté et au-delà de sa fatale inintelligibilité: L'acquiescement à la vie, jusque dans ses problèmes les plus éloignés et les plus ardus; le vouloir-vivre sacrifiant allégrement ses types les plus accomplis à sa propre inépuisable fécondité - c'est tout cela que j'ai appelé dionysien, c'est là que j'ai pressenti une voie d'accès à la psychologie du poète tragique2. C'est en ce sens que l'ivresse va apparaître également comme une «consolation métaphysique »3, qui est aussi une consolation de la métaphysique puisqu'elle suppose que la pensée se soit affranchie du poids des Idées et des vérités inertes, c'est -àdire, selon Heidegger, du platonisme. Le tragique est pensée de la vie fusionnelle, de la vaine existence individuelle, apollinienne, et 1 Ibid. 2 NIETZSCHE, Crépuscules des Idoles, « Ce que je dois aux Anciens » ~ 5, p. 151. Voir aussi «Naissance de la tragédie» in Ecce homo, ~ 3, p. 287. 3 Ntr., ~ 7, p. 69. 15 de l'éternelle et inexplicable souffrance qui toujours ressurgit lorsque l'insurrection du héros se manifeste comme absolument noble et totalement absurde. Cette sagesse tragique portera aussi, dans l' œuvre de Nietzsche, le nom de psychologie, science dont l'objet n'est pas le comportement des individus pris isolément mais l'emportement passionnel de l' homme lorsqu'il se précipite dans une expérience immémoriale, celle-là même de la vie: «La psychologie de l'orgiasme, conçu comme un sentiment débordant de vie et de force, à l'intérieur duquel la douleur même produit l'effet d'un stimulant, me donna la clé de la notion de sentiment tragique »1. La volonté de puissance ne semble donc pas pouvoir s'interpréter comme la cause insaisissable du phénomène artistique dans son ensemble, car le rapport qu'elle entretient avec l'art, ne se noue qu'avec la tragédie antique, laquelle n'est pas une expression parmi d'autres de cette volonté primaire, mais la seule qui rende possible son apparition. La vie de l'art Pour Nietzsche, l'art est un acte métaphysique: «je tiens l'art pour la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie. »2 Cette affirmation suppose un déplacement du sens et de la fonction de l'esthétique: au lieu d'être, comme chez Hegel, une science philosophique ayant pour objet le phénomène artistique, l'esthétique se confond avec l'art. Chez Nietzsche, l'esthétique est avant tout la pensée qui habite l' activité artistique et non plus exclusivement le savoir qui interprète philosophiquement le contenu de l' art3. Dès l'instant où l'art est 1 Crépuscules des Idoles, « Ce que je dois aux Anciens », ~ 5, p. 151. 2 Naissance de la tragédie (Ntr), p. 61. 3 Pour rappel: « Le contenu est ce qui dans l'art, comme dans toute œuvre humaine, est l'élément essentiel. L'art, en vertu de son concept même, n'a pas d'autre destination que celle de manifester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu qui constitue le fond des choses; et la philosophie de l'art, par conséquent, a pour but principal de saisir par la pensée abstraite 16 une activité métaphysique, dans un sens qu'il faudra préciser, il ne peut plus être réduit à un phénomène intelligible et explicable; au contraire, pour Nietzsche, c'est à partir de lui que le réel existe: « l'existence du monde ne se justifie qu'en tant que phénomène esthétique.» Cette proposition constitue l'axe même de la Naissance de la tragédie comme le rappelle l'Essai d'autocritiquel. Contre Hegel, pour qui derrière le phénomène se dissimule l'opération de l'esprit, Nietzsche affirme la totale équivalence de l'apparence et de la vie: « car toute vie repose sur l'apparence, sur l'art, sur l'illusion, sur l'optique, sur la nécessité perspecti viste et sur l'erreur. »2 Le phénomène esthétique est le réel vivant alors que, pour Hegel, l'art, comme toute chose sensible, était une modalité de la phénoménalisation de l'esprit, esprit qui dans son déploiement universel et rationnel constituait la seule et unique réalité vivante et éternelle3. Au-delà, ou en-deçà, du phénomène, pour Nietzsche, il n'y a rien, ou plutôt il n'y a qu'une «cause négative» dont la tragédie est l'exacte expression. L'art n'est plus l'objet de l'esthétique philosophique mais le moment éternel de résistance de la vie contre, tout à la fois, la pensée critique, l'idéalisme ascétique - suivi de ses modalités politiques: le socialisme et le capitalisme - idéalisme qui s'origine dans le christianisme: «Car aux yeux de la morale (en particulier de la morale chrétienne, c'est -à-dire de la morale inconditionnée), il faut inévitablement que la vie ait toujours tort, parce que la vie est quelque chose d'essentiellement immoral »4. C'est donc en ce contenu et sa manifestation sous la forme du beau dans l'histoire de l'humanité» HEGEL, Esthétique, I, p. 748. 1 In Ntr, p. 30. 2 Ibid., p. 31. 3 HEGEL, La raison dans l'histoire, p. 76 : « l'universel est une seule et même essence sous les modifications les plus diverses. » 4 NIETZSCHE, Ibid. pp. 31-2. 17 s'appuyant sur une « contre-doctrineet une contre-évaluationde la vie, purement artistique, antichrétienne» que la Naissance de la tragédie fut écrite, contre-doctrine qu'il fallait nommer: «En philologue, en homme du langage, je la baptisai non sans quelque liberté - mais qui saurait au juste le nom de l'antéchrist? - du nom d'un dieu grec: je l'appelai dionysiaque »1. L'esthétique nietzschéenne apparaît dirigée contre l'intériorité romantique et chrétienne décrite par Hegel. Elle est gestuelle, totalement extatique, mais éphémère, païenne et résolument fictive. Ce renversement au profit de l'extériorité et de la manifestation corporelle en implique un autre: avec Nietzsche, c'est l'esthétique qui subordonne l'éthique et non plus l'inverse comme le pensait Kant avec son symbolisme et Hegel avec son rationalisme absolu. L'asservissement de l'esthétique à l'éthique est, pour Nietzsche, une réaction de penseurs « hostiles à la vie »2, c'est-à-dire de penseurs anti-dionysiaques qui, sous couvert de philosophie, ne sont que des théologiens chrétiens3 : «l'impératif catégorique de Kant met la vie en péril. C'est l'instinct théologique, et lui seul, qui a pris sa défense! (...) Ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement chrétiennes a fait du plaisir une objection. »4 Kant est un « automate mû par le devoir» dont tout le système philosophique n'est rien d'autre qu'une «recette de la décadence. » Hegel n'est pas moins soupçonné de falsifier la nature même de la vie: «Le pur esprit est pur mensonge. Tant que le prêtre, - dont le métier consiste à nier, à décrier, à contaminer la vie - passera pour un type supérieur d'humanité, il n'y aura pas de réponse possible à la question: qu ' est-ce que la vérité? »5 1 Ibid. 9 5, p. 32. 2 Ibid., p. 3 1. 3 L'Antéchrist, 9 10, p. 168. 4Ibid.,911,pp.168-9. 5 Ibid., 9 8, p. 166. 18 L'esthétique de Nietzsche est donc radicalement polémique: « C'est à cet instinct théologique que je fais la guerre »1; elle s'attaque à la philosophie allemande car celle-ci n'est rien d'autre qu'une «théologie dissimulée »2. L'esthétique dionysiaque est donc la négation, non de la philosophie, mais de la théologie prétendument rationnelle des idéalistes, «la forme la plus répandue, la plus proprement souterraine de fausseté », soustendue et animée exclusivement par «la volonté d'en finir »3, le contraire même de la volonté de puissance, de cette volonté qui n'en finit pas de ressurgir toujours aussi vive. On va voir que, avec Nietzsche, l'art est à la fois irrationnel - pré-rationnel et irréductible à toute rationalisation - et déraisonnable, c'est-à-dire réfractaire au sensus communis et à la philosophie de l'Etat; il est inculte, irréligieux, a-théologique et atéléologique, individuel. L'art et la culture du vrai, du bien comme du beau idéal - sont antinomiques autant qu'antithétiques: Il est indigne d'un philosophe de déclarer: le bon et le beau ne sont qu'un: si en plus, il ajoute le vrai également il mérite la bastonnade. La vérité est laide, nous avons l'art afin que la vérité ne nous tue pas4. Avec Nietzsche, l'art cesse d'être fédérateur: ne remplissant plus la fonction que Kant lui assignait, à savoir symboliser le Bien réunissant l'humanité autour d'une même fin, il 1 Ibid., 9 9, p. 166. 2 Ibid., 9 9, p. 167. 3 Ibid. 4Fragments Posthumes (FP.) (Début 1888 - début janvier 1889) 16, Gallimard, tome XIV, p. 250 ; voir la suite « il n'est pas possible de vivre avec la vérité; (que) la «volonté de vérité» est déjà un symptôme de dégénérescence. .. J'expose à nouveau la conception étrangement sombre et déplaisante de ce livre. Elle a sur toutes les autres conceptions pessimistes le privilège d'être immorale: elle n'est pas, comme celles-ci, inspirée par cette Circé des philosophes, la vertu. » 19 cesse du même coup d'être un facteur de civilisation ou de culture: «L'art ne peut avoir sa tâche dans la civilisation et la culture mais son but doit être un but plus élevé, qui dépasse l'humanité. »1 L'art soutient une éthique surhumaine. Il s'adresse à un autre homme que celui dont la morale s'inspire du sens commun. Mais l'art ne s'inscrit pas non plus dans ce mouvement de libération de l'esprit conduisant inéluctablement au dernier exploit auquel participe l'humanité: la formation de l'Etat de droit. L'art nietzschéen se déploie au-dessus des idéaux civilisateurs vis-à-vis desquels il peut paraître d'une obscène insouciance ou d'une inconvenante légèreté; il promeut ce à quoi la très chrétienne intériorité romantique, le devoir désintéressé, la raison triomphante n'accordent aucune attention: le rire: «Vous devriez apprendre à rire, mes jeunes amis, si toutefois vous tenez absolument à rester pessimistes. Ainsi, peut-être qu'un jour, en riant, vous enverrez au diable toute cette consolation métaphysique, à commencer par la métaphysique elle-même. »2 Le sujet esthétique ne ressemble ni à un maître à penser ni à un philosophe encyclopédique dépositaire de la Logique de l'Etre ou de la dialectique de l'esprit vivant mais à un danseur espiègle, rieur et inconséquent, affranchi des dogmes et des valeurs de la civilisation: «Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, qui des ailes fait signe, celui qui sait l'art de voler, qui à tous les oiseaux fait signe, prêt et dispos, d'une bienheureuse espièglerie; Zarathoustra le vrai-disant, Zarathoustra le vrai-dansant, le nonimpatient, le non-inconditionnel, celui qui aime et sauts et entrechats; moi-même me suis ceint de cette couronne. Cette couronne du rieur, cette couronne de roses, à vous, mes frères, je lance cette couronne! J'ai sanctifié le rire: ô vous, hommes supérieurs, apprenez donc à rire. »3 L'homme supérieur, le 1 FP., fin 1870-avri11871, p. 319. 1871, pp. 372-3. 2 «Essai d'autocritique », inNtr., p. 34. 3 Ibid., p. 35. 20