Lecture de Gilbert Durand Lecture de Gilbert Durand

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Pratique de l’imaginaire
Lectures
Collection dirigée par Denis Jeffrey
Cette collection présente, dans un style accessible, des auteurs qui ont
marqué la pensée contemporaine. Elle s’adresse à un large public et à des
étudiants intéressés à poursuivre un travail d’intelligence afin de mieux
comprendre le monde actuel. La collection « Lectures » accueille des textes
brefs provenant des divers domaines de la philosophie et des sciences humaines.
Martine Xiberras
Pratique de
l’imaginaire
LECTURE
DE
GILBERT DURAND
LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du
Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des
entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du
Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement
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Maquette de couverture : Chantal Santerre
© Les Presses de l’Université Laval 2002
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2002
ISBN 2-7637-7864-X
Distribution de livres Univers
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Téléc. (418) 831-4021
http://www.ulaval.ca/pul
Pour Alexandra
Introduction
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Car nous sommes entrés, depuis un certain temps
– [...], j’entends notre civilisation occidentale –, dans
ce que l’on peut appeler une zone de haute pression imaginaire.
Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie.
Plus de trente années séparent la publication du livre
Les Structures anthropologiques de l’imaginaire et les derniers ouvrages de Gilbert Durand. L’ensemble de ces écrits forme une
œuvre étendue et dense qui couvre plusieurs grands champs
de recherche, depuis l’anthropologie de l’imaginaire jusqu’à
la mythanalyse en littérature. Dans la mouvance des études
durandiennes, une science du mythe, une « mythodologie »,
s’est progressivement constituée et vient à présent questionner l’épistémologie traditionnelle. Un large mouvement
agrège dorénavant autour de Gilbert Durand des chercheurs
que tout séparait avant lui1.
Ainsi que l’annonce Michel Cazenave2 dans la préface
d’Introduction à la mythodologie, l’œuvre de Gilbert Durand se
présente comme une tentative d’explorer l’imaginaire humain
à travers les domaines du savoir. Les « linéaments symboliques,
les bassins mythologiques, les trop-pleins de l’imagination »,
toutes les images qui irriguent, innervent, structurent nos façons de vivre ensemble et de rêver constituent le vaste domaine de l’imaginaire.
1. Gilbert Durand, L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image
(IE), Paris, Hatier, 1994.
2. Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et Sociétés (IM), Paris,
Albin Michel, coll. « Poche », 1996, « La raison des images », Préface de
Michel Cazenave, p. 10.
8
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
Dans L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de
l’image, Gilbert Durand propose une lecture des directions de
recherche qui se sont développées à partir de son œuvre dans
le vaste courant de recherche contemporain sur l’imaginaire3.
Les derniers ouvrages affinent encore la méthode en précisant les concepts qui semblent les plus opératoires pour décrypter les imaginaires de notre modernité4. C’est aussi l’option que nous avons choisie pour convier le lecteur à cette
traversée du continent de l’imaginaire aux côtés de son fondateur.
Pour nombre d’anthropologues, de littéraires et de spécialistes du mythe, l’étude de l’imaginaire décrit par Gilbert
Durand apparaît comme un modèle incontournable pour la
compréhension des collectivités et des individus. Dans le
champ de l’anthropologie et de la sociologie, l’œuvre de
Gilbert Durand se laisse appréhender comme la découverte
et la mise en ordre d’un immense continent, celui des croyances et des représentations collectives, déjà balisé par Émile
Durkheim5, et enfin dévoilé comme unifié, observable, et
analysable. Les analyses durandiennes induisent une perspective d’une extraordinaire richesse pour la comparaison des
cultures et des civilisations d’hier et d’aujourd’hui. Sa posture de recherche permet, en effet, de relier les imaginaires
des individus et des collectivités. Gilbert Durand utilise l’expression « trajet anthropologique » pour mettre en contexte
3. Gilbert Durand (IE : 40-44), voir aussi la revue des publications des centres de recherches sur l’imaginaire, Les Cahiers de l’imaginaire, nos 1 à 4,
Toulouse, Privat, 1988-1991, nos 5 à 17, Paris, L’Harmattan, 1991-2000, nos 18
et 19, Montpellier, Service des publications de l’Université Paul Valéry, 20002001.
4. Gilbert Durand, Annales du colloque de Cerisy (à partir de l’œuvre de G.
Durand), Paris, Albin Michel, 1991 et Joël Thomas (dir.), Introduction aux
méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998.
5. Émile Durkheim, Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris, PUF,
(1950) 1969.
INTRODUCTION
9
ces deux niveaux de l’imaginaire. De plus, il propose à la fois
une théorie et une pratique de l’imaginaire. À cet égard, le
psychologue Yves Durand a construit un test d’évaluation de
la personnalité imaginative d’un individu. Le dernier chapitre de notre petit livre est d’ailleurs consacré à la présentation
de ces travaux qui permettent d’appliquer le modèle
durandien aux imaginaires individuels.
L’épistémologie durandienne se situe au carrefour de
la multiplicité des sciences, mais aussi des cultures. Il est certes
facile de s’y perdre. Aussi, ce travail vise à donner des repères afin de ne pas céder au vertige face à l’immensité du continent de l’imaginaire qui apparaît, pour le lecteur profane,
comme pour le chercheur confirmé, telle une Terra Incognita.
Il n’est pas question ici de dévoiler la totalité de l’œuvre de
Gilbert Durand, mais plutôt d’indiquer un chemin, un itinéraire avec des allers et des retours, pour en comprendre les
principales clefs.
Notre point de vue privilégié sur cette œuvre n’élude
pas toutes les questions épistémologiques, puisque nombre
de questionnements théoriques resteraient à développer, à
légitimer. Notre point de vue tente plutôt de souligner les
perspectives heuristiques, la résonance des concepts et la
confluence des courants sur lesquels s’étaye ce modèle. Le
modèle durandien se présente comme une complétude qui
conserve nombre de questions ouvertes. Il en va ainsi de la
qualité des grandes œuvres. Nous respecterons ce choix qui
permet une lecture transversale et des interprétations
multiples.
Gilbert Durand a élaboré une classification générale
des symboles et des archétypes qu’il résume dans un tableau
fort prisé par ses lecteurs. Il est impossible d’aborder l’œuvre
de Gilbert Durand sans se référer à ce tableau qui synthétise
10
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
l’imaginaire à travers le régime diurne et le régime nocturne6.
Nous verrons comment le régime diurne renvoie à la lumière,
au combat des héros contre la monstruosité, au déploiement
de la raison des divinités solaires et, en général, aux diverses
figures de la transcendance. Il est à noter que les représentations héroïques et positives du régime diurne trouvent leurs
figures opposées dans le régime nocturne. Gilbert Durand
divise ensuite le régime nocturne en deux catégories, soit les
catégories mystique et synthétique. L’imagination mystique
ne combat plus les monstres, mais tente de les adoucir
par euphémisation7. L’imagination synthétique, à son tour,
intègre ces oppositions pour les équilibrer dans ce que Gilbert Durand appelle une logique de la coïncidentia oppositorum.
Pour Gilbert Durand, ces deux régimes servent à qualifier l’imaginaire des individus, des sociétés et des civilisations.
Il ne faut pas considérer que ces régimes sont statiques, toujours identiques à eux-mêmes. A contrario, l’intérêt du régime
et de sa structure réside dans son mouvement, dans sa faculté
à se transformer, à évoluer. À cet égard, Gilbert Durand indique comment s’effectuent les passages du régime diurne au
régime nocturne de l’imaginaire. Il montre, en fait, comment
se créent des glissements et des équilibres, des harmonies, des
complémentarités et des conflits entre les régimes de l’imaginaire, tant pour les individus que pour les collectivités.
Dans le premier chapitre de ce livre, nous soulevons
d’emblée les principaux problèmes d’ordre épistémologique
pour étayer et légitimer la perspective durandienne et les
6. Il s’agit du tableau isotopique des images, présenté à la fin des Structures
anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale (SAI),
Paris, Bordas, 1960, p. 506-507, que nous avons reproduit en annexe de ce
livre.
7. Ce mot est régulièrement utilisé par Durand dans son sens fort d’adoucir
ou d’atténuer une expression qui pourrait contenir une violence ou du
moins quelque chose de déplaisant, de choquant.
INTRODUCTION
11
concepts opératoires, tel que l’auteur procède lui-même dans
son dernier ouvrage. Dans le second chapitre, nous présentons les définitions de ces concepts opératoires et nécessaires
à la compréhension de la théorie durandienne de l’imaginaire.
Nous abordons entre autres les notions d’image, de symbole
et de mythe en lien avec le fonctionnement de l’imaginaire.
Cela nous amène, pour le chapitre trois, à l’archétypologie
générale. Cette typologie des archétypes est centrale dans
l’œuvre de Gilbert Durand. Dans ce chapitre, nous nous intéressons notamment à cette grande classification des régimes
et des structures de l’imaginaire. Le chapitre quatre aborde à
son tour et plus spécifiquement l’étude du concept durandien
de « bassin sémantique ». Cette notion évoque une région
historique et géographique de l’imaginaire. Nous examinons
trois exemples de ces manifestations symboliques. Enfin, le
chapitre cinq présente une comparaison possible entre les
modèles de Freud et de Durand à travers la notion commune
de topique de l’imaginaire. Puis nous terminons avec une
petite incursion du côté du test AT9 construit par Yves Durand.
Ce test permet notamment de relier les imaginaires individuels aux imaginaires collectifs.
La question de l’usage social de l’imaginaire apparaît
sous bien des aspects comme l’a montré Michel Maffesoli8 dans
nombre de ses ouvrages. L’imaginaire est à la fois création et
représentation individuelle et collective. La réalité se construit dans, à travers et avec des images, des symboles et des
mythes. Il arrive même dans les anciennes sociétés du mythe
et dans les nouvelles sociétés des médias de masse que nous
ne puissions plus distinguer la réalité de l’imaginaire. C’est
pourquoi il semble pertinent de poursuivre les recherches sur
8. Michel Maffesoli, L’Ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1982, voir aussi les
autres titres dans la bibliographie.
12
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
l’imaginaire afin de bien saisir ce qui fait vivre les hommes et
les sociétés. L’entreprise de Durand nous éveille ainsi à la part
de rêve, de mythe, de croyance individuelle et collective qui
rythme le cœur même de la vie sociale.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
1
13
Fonctions
épistémologiques
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Gilbert Durand construit une logique de l’imaginaire
qui lui permet d’en esquisser une « grammaire » vouée à la
compréhension de la mise en relation des symboles présents
dans les mythes. Il convient donc tout d’abord de présenter
cette logique qui est à la fois le moteur et le fondement de
l’imaginaire. Elle a ceci de nouveau qu’elle met entre parenthèses la logique binaire traditionnelle élaborée par Aristote.
Gilbert Durand utilise la notion de coïncidentia oppositorum pour
décrire cette logique particulière qui met en perspective une
complicité d’éléments qui ne peuvent exister qu’ensemble,
une pensée de la connivence des contraires9. Toute représentation de l’imaginaire, tels les symboles et les mythes, fait son
miel des oppositions, des dilemmes et des paradoxes. Nombre de ces symboles qui mettent en harmonie tensionnelle
des figures opposées sont bien connus. L’épée, utilisée dans
les grands récits, sert aussi bien à donner la mort qu’à trancher les litiges. Elle peut ainsi être une arme de mort et une
épée de justice. Une autre figure bien connue est celle de
l’androgyne. L’androgyne marie le féminin et le masculin dans
9. Gilbert Durand, L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image
(IE), Paris, Hatier, 1994, p. 55.
14
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
une harmonie tensionnelle où chaque forme partage avec
son opposé des qualités contradictoires et communes. On
retrouve ce personnage dans le carnaval brésilien comme dans
le personnage moderne du drag queen. Gilbert Durand souligne aussi que, dans le symbole du Tai Ki des taoïstes, chaque
figure symétrique et opposée contient une parcelle de l’autre.
Cette logique, aussi qualifiée de contradictorielle, notamment
par Michel Maffesoli10, permet de saisir la cohérence d’éléments que tout semble séparer.
L’épistémologie durandienne met en évidence cette logique contradictorielle pour lire le mythe. Si on accepte de
travailler avec cette logique, on peut voir que le mythe forme
un « système » qui, au sens de la théorie des systèmes, compose un ensemble relationnel entre des éléments divers, voire
contradictoires. La cohérence des pluriels de l’imaginaire vient
justement de sa nature systémique. Ce premier élément de la
fondation épistémologique permet à Gilbert Durand d’observer l’exclusion, dans le monde occidental, de la pensée mythique au profit de la pensée cartésienne. C’est que la pensée
cartésienne s’appuie sur le principe de non-contradiction et
du tiers exclu.
Pour Durand, le mythe ne raisonne pas avec des arguments, « ni ne décrit, il cherche à persuader en répétant inlassablement une relation à travers » toutes ses nuances et ses
dérivations (IM : 57). Ainsi, alors que la pensée cartésienne se
fonde sur une logique de l’argumentation, de la démonstration, de l’examen attentif de sa vérité, la pensée mythique repose plutôt sur la force répétitive de ses images. À cet égard,
la pensée mythique donne une forme expressive aux émotions, aux passions et aux angoisses qui assaillent l’être
10. Michel Maffesoli, La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive,
Paris, Librairie des méridiens, 1985.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
15
humain au quotidien. Durand compare la logique de l’imaginaire à l’expression musicale : « Cette dernière, comme le
mythe ou la rêverie, repose sur des renversements symétriques, des “thèmes” développés ou même “variés”, un sens qui
ne se conquiert que par la redondance (refrain, sonate, fugue, leitmotiv, etc.) persuasive d’un thème. La musique, plus
que tout autre mode de communication, procède par un harcèlement d’images sonores “obsédantes” » (IM : 57). En plus
de leur caractère répétitif, ces images réveillent les images
primordiales que Gilbert Durand appelle les archétypes. Dans
l’ouvrage fondateur, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire 11, l’étude des mythes, des symboles et des archétypes est
construite à travers une approche pluridisciplinaire à la croisée de l’histoire des religions, de la psychologie des profondeurs et de l’anthropologie (SAI : introduction, p. 15 à 66).
Ces productions de l’imaginaire peuvent alors être regroupées en familles ou essaims, formant de grandes constellations
qui convergent par la forme et les significations. C’est ce qui
permet de constituer les structures anthropologiques de l’imaginaire.
Dans L’Imagination symbolique 12, Gilbert Durand montre
comment l’histoire de l’Occident est celle de l’iconoclaste,
c’est-à-dire du progrès de la conscience défini comme la victoire de la raison binaire sur l’imagination, du concept sur
l’image. Cette dépréciation des symboles s’orchestre en trois
phases : le conceptualisme aristotélicien, la pensée allégorique
de l’Église médiévale et le rationalisme cartésien. Durand insiste pour dire que « la plus évidente dépréciation des symboles que nous présente l’histoire de notre civilisation est certainement celle qui se manifeste dans le courant scientiste issu
11. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à
l’archétypologie générale (SAI), Paris, Bordas, 1960.
12. Gilbert Durand, L’Imagination symbolique (IS), Paris, PUF, 1964.
16
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
du cartésianisme » (IS : 23). Puis, elle perdure au XXe siècle
avec de nouvelles démarches technoscientifiques qui, malgré
leur recherche de sens plus ou moins voilé des images, sont
qualifiées par Gilbert Durand d’herméneutiques réductrices.
Parmi ces dernières, il inclut le freudisme, le fonctionnalisme
et l’anthropologie structurale, du fait que ces théories réduisent le symbole à un sens tangible. Gilbert Durand les oppose
aux herméneutiques instauratives fondées par Bachelard,
Éliade, Jung et Piaget qui cherchent à découvrir, plutôt que la
causalité linéaire, le sens des symboles à travers une causalité
plurielle et circulaire.
Dans Sciences de l’homme et tradition13, Durand montre comment ces herméneutiques réductrices tendent à se spécialiser
et à se compartimenter. Pourtant, grâce aux herméneutiques
instauratives, une nouvelle épistémologie contemporaine permet d’affirmer l’unité des sciences. Il s’agit certes d’une épistémologie systémique, car un objet ne se pose que par épaulement, par l’intégration de ses divers éléments. Ce livre, fort
stimulant, défend l’idée selon laquelle l’unité des sciences dans
le champ de l’anthropologie est possible. Il s’agit de considérer que « le sens de l’image de l’homme est un symbole – ce
qui fait que l’image de l’homme est un symbole [...] [c’est]
qu’elle renvoie à un signifié vécu » (SHT : 15). Prendre en
compte cette position implique un autre regard sur l’être humain. Un regard plus près des mouvements de son existence,
de ce qu’il vit et de ce qu’il éprouve. Dans le sens de Durand,
il y a une obligation éthique de considérer l’homme dans son
quotidien. En d’autres mots, l’observateur doit être engagé
dans son observation afin de ne pas réifier l’être humain.
L’individu analysé par le regard durandien est enfin
perçu dans la pluralité de toutes ses dimensions de sujet
13. Gilbert Durand, Sciences de l’homme et tradition. Le nouvel esprit anthropologique
(SHT), Paris, Éditions du Sirac, 1973.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
17
humain. L’être humain, cet animal social, dont le trait distinctif réside dans sa faculté de re-présentation, est toujours
et déjà dans cette pensée médiate qu’est l’imaginaire. C’est
aussi sur le terrain concret et vivant de l’imaginaire que le
sens d’un phénomène social doit être cherché. Durand soutient en somme que les statistiques, comme la causalité linéaire,
se sont révélées bien décevantes parce qu’elles ne tiennent
pas compte de l’homme de l’imaginaire.
Dans la science de l’homme réunifiée, c’est l’image portée par le symbole qui ouvre à l’interprétation. Chaque culture élabore ses interprétations à partir de ses systèmes linguistiques. Même si ces systèmes sont « radicalement différents
[...], il y a un fond, un “ailleurs”, gnostique14 en quelque sorte,
qui permet de transvaser – de traduire – le sens d’une langue
dans une autre » (IM : 74). Le passage d’un système linguistique à un autre, « tant par leurs syntagmes que par leurs paradigmes, comme disent les linguistes » (IM : 74), certes avec
une perte ou un bruit disent les informaticiens, montre l’existence d’invariants anthropologiques.
Noam Chomsky l’a bien montré dans Le Langage et la
pensée 15, derrière les ensembles structuraux formels (syntaxiques, paradigmatiques, lexicaux...), il y a un fond commun
qui traverse toutes interprétations des activités de communication : « Cet “ailleurs” qui “demeure” au-delà de l’une et de
l’autre [langue] et, selon le mot magnifique de Hölderlin,
“fonde [la parole] des poètes”16. » On retrouve cette même
idée en sociologie avec la notion d’idéal-type construite par
14. Durand utilise ici la notion de gnostique pour évoquer une connaissance
commune à tous les systèmes linguistiques.
15. Noam Chomsky, Le Langage et la pensée, Paris, Payot, 1970, cité par Gilbert
Durand (IM : 74).
16. Martin Heidegger, Approches de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1962, cité par
Gilbert Durand (IM : 74).
18
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
Max Weber. L’idéal-type est pour ainsi dire d’une telle
« idéalité » qu’il en devient « invisible » dans la réalité, mais
cependant déterminant et structurant. C’est en quelque sorte
un « type sémantique » construit par le chercheur qui lui permet de mettre en évidence des événements divers, des traits
sociaux et culturels.
Gilbert Durand, quant à lui, utilise la notion d’archétype qu’il emprunte à Carl Gustav Jung, et d’invariants anthropologiques qu’il reprend à Mircea Eliade. Il appelle
« archétypologie » la grande classification de ces invariants
anthropologiques. L’application de l’archétypologie lui permet de consolider et d’affiner sa mythodologie et de porter
une attention aux grands récits littéraires de la modernité17.
Dans Figures mythiques et visages de l’œuvre18, il fonde la procédure d’ensemble d’une mythocritique. La mythocritique
comme la nouvelle critique littéraire recherchent le noyau
mythologique ou le patron archétypique de l’œuvre. Dès les
années 1950, la mythocritique et la nouvelle critique représentent deux tendances de l’analyse littéraire vouées à déceler derrière le récit, oral ou écrit, les archétypes de l’œuvre.
Gilbert Durand considère lui aussi qu’un texte n’est jamais univoque. Le lexique et la culture qu’il charrie en lui, à
travers lui, creusent différents niveaux de signification parmi
lesquels se trouve celui du mythe. Les grands récits culturels,
comme le roman moderne, sont des réinvestissements mythologiques plus ou moins avoués (FMVO : 11). Il existe un mécanisme interne au récit mythique qui résout le symbole en
mots, et distend le mythe en simple parabole, en conte, en
fable ou en récit littéraire.
17. Cf. Gilbert Durand, Le Décor mythique de La chartreuse de Parme. Les structures
figuratives du roman stendhalien, Paris, José Corti, 1961 ; Beaux-Arts et archétypes, Paris, PUF, 1989.
18. Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la
mythanalyse (FMVO), (Berg, 1975), Paris, Dunod, 1992.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
19
À vrai dire, le mythe est un récit sans démonstration ni
but descriptif qui met en forme les forces diversifiées d’une
culture. Le mythe existe par son geste (l’acte fondateur d’une
divinité, d’une force, d’un héros), par son drama, c’est-à-dire
par son intrigue, et par son cortège d’épithètes et de verbes
qui tissent la trame narrative. Gilbert Durand montre que,
dans la mythologie classique, c’est l’attribut ou la série d’adjectifs qualificatifs qui caractérisent la divinité. Dans la litanie
des attributs, ce qui importe, c’est la description des actes fondateurs. Par exemple, Zeus est d’abord le dieu de la foudre,
du tonnerre, du ciel, de la lumière, Aphrodite naît de l’écume,
Apollon est celui qui éloigne du mal (IE : 58).
Un mythe peut se traduire d’une langue à l’autre parce
qu’il est transpersonnel, transculturel et métalinguistique.
C’est dire qu’il met en scène des actions fondamentales, des
passions essentielles, c’est-à-dire des constantes anthropologiques communes à l’ensemble de l’humanité. Le mythe répète
inlassablement ces constantes anthropologiques dans les formes d’une culture particulière. Ses redondances sont obsédantes. Les thèmes obsessionnels du mythe répondent aux
obsessions des hommes. Ainsi les thèmes de la mort, de la
fertilité et du salut sont répétés sous une multitude de formes. La redondance est la clef de voûte de toute procédure
mythique. À cet égard, Claude Lévi-Strauss19 et Gilbert Durand
partagent le même point de vue.
Le mythe procède par une prolifération d’images et
d’éléments symboliques sur le même thème qui fonde le
mythème. Une famille d’images essaime autour d’un mythème
qui lui-même est l’élément fondateur du mythe. Il y a ainsi
deux types d’analyses possibles du mythème. Pour les analyser, le spécialiste du mythe procède à des regroupements. Soit
19. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
20
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
les mythèmes sont regroupés dans des séries synchroniques
dans le seul contexte du mythe étudié. Soit les mythèmes
sont regroupés en séries diachroniques, lorsqu’ils sont mis
en relation à partir de mythes différents. Pour Gilbert Durand,
le mythème est la plus petite unité de sens signalée par ses
redondances.
Il existe plusieurs méthodes pour analyser les mythes
depuis la mythocritique, jusqu’à la mythanalyse, pour aboutir
à la mythodologie. Les méthodes de la mythocritique, laquelle
est utilisée principalement par les littéraires, sont axées sur la
dimension synchronique du texte étudié. Les méthodes de la
mythanalyse, pour leur part, utilisent le trajet anthropologique pour aller jusqu’à l’étude des contextes sociaux. Le concept durandien de « trajet anthropologique » définit justement
« ce va-et-vient incessant qui existe entre le conscient individuel (qui énonce, sinon écrit son texte), et l’ensemble des
intimations contextuelles de l’environnement et de la société »
(SAI : 165). La particularité de la mythodologie consiste à
opérer avec ces deux méthodes. La mythanalyse prolonge ainsi
la mythocritique et permet de lire les résonances du mythe
directement dans la société. Il faut alors glisser d’une
mythocritique à une mythanalyse, c’est-à-dire appliquer les
méthodes élaborées pour l’analyse des textes à un champ plus
large, celui des pratiques sociales, des institutions, des monuments, etc. L’option épistémologique durandienne est de ne
pas faire de coupure entre le culturel et le social, entre l’œuvre
et les contextes sociaux.
Pour l’auteur, il s’agit d’une « révolution mythodologique » qui fait table rase de la logique héritée d’Aristote
et de Descartes. Elle nous contraint désormais à une
hyperrationalité (Charles Fourier) qui intègre, en plus du rationalisme classique de l’adulte blanc occidental, la moisson
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
21
immémoriale des pensées sauvages (IM : 229). Pour Durand,
« un mythe, en lui-même, n’est ni bon ni mauvais. C’est l’utilisation que l’on en fait, c’est son totalitarisme monocéphale
qui peut être dangereux. » (IM : 42).
Retraçons les trois grands moments du développement
de l’épistémologie contemporaine permettant à Gilbert
Durand de mettre au point la mythodologie qui en est l’héritière.
Le premier moment, qui dure jusqu’au XXe siècle, concerne la méthodologie « totalitaire » de la science positiviste.
Elle se caractérise par sa tendance iconoclaste et sa perspective linéaire. Les dialectiques de type socratique, aristotélicien,
scolastique, galiléen, cartésien, ont accentué l’iconoclasme
occidental. Ces formes de pensée ont radicalisé le divorce de
la pensée occidentale avec d’autres pensées moins réticentes
à l’imaginaire. Les doctrines scientifiques modernes héritent
de cette caractéristique iconoclaste, mais en plus du
joachimisme. Gilbert Durand appelle « joachimisme » la théologie paraclétique de Joachim de Flore, et par extension toutes les doctrines linéaires et progressistes. Ainsi, tous les scientismes modernes, notamment le positivisme de Comte et le
matérialisme dialectique de Marx, pourraient prendre leur
source dans la vision de Joachim de Flore, théologien et abbé
calabrais du XIIIe siècle.
Le second moment concerne la révolution épistémologique qui s’est déroulée au XXe siècle, même si elle se préparait depuis plus longtemps. Celle-ci conduit la méthodologie
positiviste à imploser de l’intérieur. Comment le développement même de la science a-t-il pu produire cette implosion ?
Trois mouvements de l’histoire des sciences et des arts créent
les conditions nécessaires à cette implosion. Le premier de
22
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
ces mouvements prend sa source dans le romantisme : « C’est
dès le romantisme, et même dès l’aube de ce romantisme, à la
fin du XVIIIe siècle, [...] le préromantisme, [...] que s’introduit une contestation du royaume de la Raison et l’Empirie »
(IM : 53). Le romantisme montre ainsi qu’il existe d’autres
voies de la connaissance que le raisonnement ou la perception utilitariste. L’esthétique romantique revendique les pouvoirs de l’imagination, que Baudelaire sacre « reine des facultés » (IM : 54).
Le second mouvement est issu du « schématisme transcendantal » d’Emmanuel Kant. Le philosophe reconnaît que
la raison et ses catégories ne peuvent fonctionner sans les données des « formes a priori de la sensibilité » : « la grande découverte “copernicienne” de Kant c’est, nous le rappelons,
d’avoir montré que la science, la morale, l’art ne se contentent pas de lire analytiquement le monde, mais par un jugement “synthétique a priori” de constituer un univers de valeurs.
Pour Kant, déjà le concept n’est pas le signe indicatif des objets, il est l’organisation instaurative de la “réalité”. La connaissance est donc constitution du monde ; et la synthèse conceptuelle se forge grâce au “schématisme transcendantal”,
c’est-à-dire à l’imagination » (IS : 63, les italiques sont de
l’auteur). Ainsi, entre les catégories de la raison et « les formes a priori de la sensibilité, il faut bien un moyen terme, qui
n’est autre que la projection imaginative, et que Kant nomme
le “schématisme transcendantal” » (IM : 54).
Avec Gaston Bachelard, la science peut jeter un autre
regard, présenter une lecture plus fraternelle de la poésie et
du mythe. Cela constitue le troisième mouvement essentiel à
l’implosion du scientisme contemporain. Bachelard détient à
la fois une formation scientifique et une passion pour la poésie. Dans Psychanalyse du feu, il montre que la physique avait
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
23
toujours servi de modèle depuis Galilée pour la « pensée
vraie ». Or, il décrit comment les images possèdent une cohérence aussi pertinente que les longues chaînes de la raison
déductive ou expérimentale. Sa position entraîne une fêlure
qui va modifier totalement les certitudes scientifiques. Dans
Le Nouvel Esprit scientifique, Bachelard montre comment les
grands physiciens « Einstein, Planck, Bohr, Pauli [...] ont subverti le consensus épistémologique établi par les siècles précédents » (IM : 55). Cette subversion épistémologique est activée de nos jours par les travaux de Von Foerster, Lupasco,
Morin, tandis que Bachelard l’indiquait dès les années 19301940. Cet « après-Bachelard » s’est épanoui dans les rencontres et l’esprit de Cordoue. Cette première rencontre à
Cordoue20 signale les profondes modifications méthodologiques et épistémologiques qui découlent des transformations
des sciences modernes. Nous reviendrons un peu plus loin
sur l’esprit de Cordoue.
Le troisième moment du développement de l’épistémologie contemporaine permettant à Gilbert Durand de mettre
au point sa mythodologie touche toutes les sciences, car la
« transformation radicale des sciences dites “exactes” atteint,
ou est en train d’atteindre les “sciences inexactes”, ce que Louis
Neel (Grenoblois et Prix Nobel de physique) dénomme, pour
nous taquiner, les “sciences inexactes”, c’est-à-dire nos “sciences
humaines”, les sciences sociales, les sciences de la littérature »
(IM : 51), etc. Durand confirme ici que la coupure logos/mythos
disparaît « au sein d’une épistémologie générale rénovée,
unitaire dans sa diversité, systémique et holistique à la fois –
soit une gnose 21 ». L’orientation scientifique globale est donc
20. Science et conscience, les deux lectures de l’univers, Colloque de Cordoue (collectif), Paris, Stock, 1980.
21. Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974, cité par Gilbert
Durand (IM : 51).
24
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
en train de se redéployer en considérant la pensée de Bachelard.
Ainsi, dans le sens de Bachelard, il est nécessaire pour
chaque concept utilisé d’en faire une psychanalyse objective,
d’en dégager un profil épistémologique, car un concept contient toujours une part d’ombre. Dans Le Nouvel Esprit scientifique, il convie le chercheur à l’humilité en soulignant que
l’objet n’est pas si objectif, qu’il dépend du système qui le
manifeste et de la procédure inéluctable d’observation ou
d’instrumentation (IM : 58). L’objectivité « voilée » du physicien Bernard d’Espagnat22 demeure « liée à l’observateur et
son observatoire » (IM : 54).
De la même façon, pour Gilbert Durand, ce sont les
découvertes de la physique moderne qui vont modifier les
thèses sur la causalité linéaire. Il cite Costa de Beauregard23
(IM : 60) pour qui la causalité historique passé/futur, donc la
causalité stricte, qui est une causalité cause/effet, n’est plus
assurée. Il n’existe plus que des probabilités conditionnelles,
la cause pouvant toujours être ailleurs. Cette logique confirme
la théorie du symbole qui place elle aussi « la “causalité” du
symbolisant dans un symbolisé souvent inaccessible, “ailleurs”,
mais déterminant la pluralité des impacts symboliques » (IM :
60). Il cite également René Thom24 qui affirme que « le symbole c’est la cohérence (au sens physique du terme, c’est-à-dire
que les choses peuvent être mises ensemble sans qu’il y ait
exclusion) de deux types d’identité différente » (IM : 63, c’est
l’auteur qui souligne). Le premier principe d’identité fonc-
22. Bernard d’Espagnat, À la recherche du réel, Paris, Gonthier-Villars, 1984, cité
par Gilbert Durand (IM : 58).
23. Olivier Costa de Beauregard, Le Second Principe de la science du temps, Paris,
Seuil, 1963, cité par Gilbert Durand (IM : 60).
24. René Thom, Modèles mathématiques de la morphogénèse, Paris, UGE, 10/18,
1974, cité par Gilbert Durand (IM : 63).
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
25
tionne par localisation, et nous pouvons l’assimiler au symbolisant. Le symbolisant est le contenant ou l’image du symbole.
La localisation renvoie à l’ancrage du symbolisant dans un
temps et une géographie donnés. Le second principe d’identité est non localisable, et nous pouvons l’appeler identité sémantique parce qu’il concerne le sens. On se souvient que le
sens, nommé et représenté par différents attributs, est traduisible d’une culture à une autre. En somme, l’image est la part
localisable du symbole alors que le sens est sa part non
localisable. Le processus de symbolisation appelle le sens par
une image, un concept, un nom et, ainsi nommé, il renvoie
au lexique d’une culture particulière.
Ces deux identités sont liées, cohérentes, se donnent
l’une par l’autre. Gilbert Durand confirme cette position :
« J’écrivais jadis, le symbole est l’épiphanie d’un mystère. Le
sens inexprimable s’exprime en se localisant dans le symbolisant. Mais toute localisation lexicale nécessite à son tour de se
lester de sens. L’œuvre du poète et de l’artiste localise, celle
du mythicien synchronise, ils capturent le sens dans les réseaux inépuisables de l’expression » (IM : 64). Pour Gilbert
Durand, Claude Lévi-Strauss notait à juste titre que l’expression de type artistique est très ancrée dans une localisation
lexicologique, tandis que le mythe se traduit plus facilement,
car aucune localisation n’entrave son sens. Le mythe implique et explique, mais il ne s’explique pas.
L’effet Cordoue, cité plus haut, qui prolonge les travaux
de Bachelard, c’est donc cette révolution épistémologique
radicale qui bouleverse les notions de symétrie temporelle,
de localisation du phénomène, de complication du principe
d’identité. Gilbert Durand écrit à cet égard : « L’objet simple,
localisé “clairement et distinctement”, n’a plus cette “objectivité lourde” qu’il avait chez Galilée, Descartes, Newton, Avogadro, Lavoisier. Il ressortit – autre expression de d’Espagnat
26
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
– du “réel voilé”. J’ajouterai qu’il est “voilé” par sa charge plus
grande de sémanticité. Par là-même, il est plus “complexe” :
“l’ailleurs” est plus compliqué que “l’ici-maintenant” des localisations spatio-temporelles. Parce que, par définition,
“l’ailleurs” fonde l’altérité, fonde la dualitude qui est l’amorce
de toutes les pluralités... Cette complexification chère à Edgar Morin [...]. Dans la conscience occidentale scientifique
pointe alors l’idée d’aller chercher ailleurs, en de très anciens
savoirs, les systèmes et les modèles. Pour Capra et Bohr, c’est
la dualitude taoïste, pour Schrrödinger et Costa de
Beauregard, la maya de l’hindouisme, pour Basarab Nicolescu,
c’est la gnose de Jakob Böhme – mystique visionnaire du XVIe »
(IM : 65 et 67). Gilbert Durand fait ainsi ressortir le fil rouge
qui conduit à l’implosion des sciences modernes, et qui lui
permet de proposer la mythodologie.
Le lecteur désireux d’approfondir la position épistémologique de Durand pourra avec intérêt se référer à Introduction à la mythodologie. Il sera initié à nombre de penseurs qui
ont repoussé les limites épistémologiques du vaste champ des
sciences contemporaines. Parmi ces derniers, on peut citer
Benveniste, Waddington, Scheldrake, Costa de Beauregard,
Bohm pour qui le déterminisme n’a plus rien de mécanique.
La causalité se situe dans un ailleurs, dans un méta-physique
(qui veut dire à côté, hors de la phusis...). Ce n’est pas irrationnel, mais bien plutôt hyper-rationnel (au sens de Fourier).
Un rationalisme complexe, libéré des chaînes de la succession temporelle, comme des séparabilités d’un espace homogène, de notre ancienne épistémologie. Il cite également
Tönnies et Dilthey qui avancent la notion de Verstehen (le comprendre), qui « marque bien que, derrière le “voile” explicable d’un objet, il faut obligatoirement postuler un lieu commun (qui n’a rien de spatial !) de rencontre entre l’observateur
et l’observé » (IM : 75). De plus, Durand se réfère aux travaux
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
27
de Carl Gustav Jung qui a proposé une théorie très complète
des archétypes, et à ceux de Mircea Éliade, le grand historien
des religions, qui fonde une « anthropologie des profondeurs ». Il montre comment, derrière les phénomènes religieux, il y a de grands ensembles imaginaires permanents qui
constituent la fonction religieuse dont la « sagesse » comporte
aussi la reliance (homo religiosus) à un Ailleurs absolu. Il n’oublie
pas les travaux de Henry Corbin, islamologue et philosophe
des religions, qui montre comment l’islam shi’ite restitue les
récits visionnaires de l’âme et instrumente les reconductions
(tâwil) du symbole. Pour ce dernier, l’imaginaire et son arsenal d’archétypes et d’images archétypiques, ou l’imaginal, révèlent avec prédilection l’image littéraire (IM : 78).
Toute une anthropologie des profondeurs est révélée par
la psychologie de Jung, l’histoire des religions de Mircea Éliade,
ou le culturalisme historique d’Henry Corbin. La méthode
cartésienne, en somme, doit être remplacée, refondée par la
mise en place d’un répertoire des grands mythes qui préside
à l’érection même de tout savoir, y compris le savoir scientifique (IM : 80). Le retour du mythe, ou la résurgence de l’approche symbolique au sein même des sciences les plus « dures », a conduit l’univers de la science à se rapprocher de celui
des rêveries dont le mythe est le paradigme. Durand nous mène
sur les pistes du savoir ainsi construit par la nouvelle épistémologie : « La méthode – venant de methodos – est, vous le
savez, le chemin qui conduit à une vérité. Le chemin a profondément changé. La vérité et sa philosophie – les Allemands
disent wesenschau : le “point de vue sur l’être” – aussi. Puisque
la vérité est au bout du chemin qui change... » (IM : 50).
Ainsi, cette nouvelle épistémologie introduite par Gilbert Durand s’intitule l’épistémologie générale du signifié :
« Nous sommes entrés depuis plus d’un demi-siècle dans une
perspective d’un savoir sans frontières, d’une “gnose” qui se
28
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
manifeste comme une épistémologie générale du signifié »
(IM : 81). La recherche d’un nouveau statut pour cet
« ailleurs » a conduit de proche en proche les sciences humaines à renforcer « épistémologiquement cette anthropologie
du symbole, donc du signifié » (IM : 60).
2
De l’image
à l’imaginaire
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Ce second chapitre reprend et décrit toutes les définitions nécessaires à la fondation de la théorie durandienne de
l’imaginaire. Nous savons que les images forment par leur association un langage complexe. Mais, avant d’aborder la grammaire ou la logique particulière des images, qui fera l’objet
du prochain chapitre, il faut saisir la multiplicité de sens et de
formes de l’image elle-même.
Les différents degrés de l’image et, par extension, l’ensemble de toutes les formes d’images composent ce que Gilbert Durand nomme « l’imaginaire ». Avec Cornélius
Castoriadis, nous préciserons les notions d’imaginaire et d’expression symbolique, comme cette capacité de la conscience
à poser entre deux termes une relation de représentation. Le
symbolique permet ainsi de relier, de traduire l’imaginaire
dans le réel.
Le symbole et les formes symboliques qui l’utilisent,
comme le symbolisme institutionnel, que nous étudierons plus
particulièrement dans ce chapitre, ou le symbolisme mystique et le symbolisme littéraire, que nous étudierons dans les
chapitres suivants, vont nous conduire à la rencontre d’un
récit de forme particulière qu’est le mythe. Enfin, grâce à la
définition des notions de mythe, de schème et d’identité
collective, ce second chapitre tente de nous familiariser à une
première esquisse de l’image motrice.
30
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
IMAGES ET SYMBOLES
Pour Gilbert Durand, la conscience dispose de deux façons de se représenter le monde. Une façon directe, quand la
personne ou la chose semblent présentes à l’esprit, comme
dans la perception ou la sensation. L’image est immédiatement liée à la réalité présente, et se confond même avec la
réalité. Et une façon indirecte, quand la personne ou la chose
ne peuvent se présenter in vivo à nos sens, comme dans le
souvenir, le rêve, la vision de l’au-delà, ou bien comme l’idée
de la pesanteur terrestre. La conscience opère alors de façon
indirecte, et l’objet absent est représenté par une image.
La conscience dispose ainsi de différents degrés de
l’image. Aux deux extrêmes de ce continuum, l’image est soit
une copie fidèle de la sensation – il y a alors adéquation totale
ou présence perceptive –, soit elle signale simplement l’objet
– il y a alors inadéquation totale. Ici apparaît le symbole.
L’image peut donc être à la fois adéquation et inadéquation
(IS : 8). Maintenant qu’est défini le rôle de l’image, nous allons par extension définir l’ensemble que forment les images. Durand nomme « imaginaire » « l’ensemble des images
et des relations d’images qui constitue le capital de pensée de
l’homo sapiens » (SAI : 11). L’imaginaire constitue « ce carrefour anthropologique » qui permet de souligner la nécessité
d’une démarche pluridisciplinaire, parce que cela éclaire une
science humaine par une autre science humaine.
L’image peut donc être un signe comme le symbole, qui
est aussi un signe particulier. Alors que le signe est arbitraire
dans le langage, il n’en va jamais de même dans le domaine
de l’imagination qui a besoin pour s’exprimer d’images, en
elles-mêmes, porteuses de sens (FMVO : 21). Les signes sont
dits arbitraires lorsqu’il n’existe aucun lien univoque entre le
signifiant (le contenant) et le signifié (le sens), comme
2 • DE L’IMAGE À L’IMAGINAIRE
31
notamment dans les langues ou le mot25, mais aussi le sigle, le
signal, l’algorithme qui détiennent cette propriété. Mais les
signes peuvent être allégoriques, leur contenant est alors représenté par une image, et ils réfèrent alors à un sens et à une
chose sensible. Les signes allégoriques figurent concrètement
une partie de la réalité représentée, mais renvoient à une réalité signifiée, c’est-à-dire qui n’est pas représentable.
L’image est toujours intrinsèquement motivée, elle est
toujours symbole. L’image et la métaphore ne détiennent pas
les propriétés de l’arbitraire du signe et de la linéarité du signifiant, elles forment un monde symbolique qui détient immédiatement des dimensions de « spatialité », c’est-à-dire qui
se mettent en scène (IS : 29). Le symbole, en quelque sorte,
est tout signe concret évoquant un rapport naturel à quelque
chose d’absent ou d’impossible à percevoir. Le symbole fait
apparaître un sens secret, il est « l’épiphanie d’un mystère »
(IS : 13). L’épiphanie est une apparition, en fait, elle est l’apparition par et dans le signifiant de l’indicible.
Le symbole et l’allégorie sont une reconduction du sensible, du figuré au signifié, c’est-à-dire du contenant au sens.
Mais l’allégorie est centripète, elle éloigne du sens caché, tandis que le symbole est centrifuge, il ramène au mystère. L’allégorie est un symbole, pourrait-on dire, « refroidi » (IS : 30).
De son côté, le symbole est l’aspect concret du signifiant, il est
le sensible, le figuré, l’imagé. Mais il présente en même temps
l’aspect optimal du signifié, quelque chose d’impossible à
percevoir, mais qu’il peut faire connaître, suggérer, épiphaniser
(FMVO : 18). Durand dira que le symbole est un cas limite de
la connaissance indirecte, « son immédiateté vise le plan de la
gnosis » (FMVO : ibidem). Il est d’usage privilégié chez les
mystiques et les théologiens. Ainsi, les domaines utilisant le
25. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1979.
32
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
symbolisme sont plutôt la religion, la métaphysique, l’art, le
surnaturel, le surréel et l’inconscient.
Durand emprunte à Paul Ricœur26 les trois dimensions
concrètes dans lesquelles un symbole peut trouver l’expression de son signifiant, tandis que son signifié concevable n’est
pas encore représentable. Dans la dimension cosmique de la
mémoire culturelle, le symbole puise sa figuration dans les
éléments du monde visible qui nous entoure. Dans la dimension onirique de la mémoire individuelle, il s’enracine dans
les souvenirs, les rêves, les gestes familiers. Dans la dimension
poétique, il fait appel au langage le plus jaillissant, aux expressions les plus concrètes.
L’ensemble des symboles forme ce que de nombreux
auteurs appellent le langage symbolique. Pour le philosophe
Ernst Cassirer27, que Gilbert Durand affectionne, toute l’activité humaine, « tout le génie humain ne sont que l’ensemble
de “formes symboliques” diversifiées. Autrement dit, “l’Univers symbolique” ne serait rien moins que l’Univers humain
tout entier » (FMVO : 23). L’idée de « prégnance symbolique »
utilisée par Durand entend souligner comment la pensée ne
peut jamais intuitionner objectivement une chose, mais l’intègre immédiatement dans un sens. « Rien n’est jamais présenté, tout est représenté » (IS : 64). Cependant, c’est avec l’art,
la philosophie, la religion, que la conscience symbolique atteint son plus haut niveau de perfectionnement (FMVO : 25).
Les formes symboliques puisent dans un registre de l’imagination que l’on commence à mieux connaître. Ces formes
symboliques ne sont pas analysables « comme une chose. Il
s’agit plutôt d’une physionomie de la culture, d’un modelage
expressif et vivant des choses mortes et inertes, d’un réel
26. Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960.
27. Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques (3 vol.), Paris, Minuit,
1972.
2 • DE L’IMAGE À L’IMAGINAIRE
33
objectivé » (IS : 63). En résumé, le symbole et les formes symboliques qui l’utilisent, comme le symbolisme mystique, le symbolisme littéraire, l’iconographique et les rituels, que nous
allons développer dans un prochain chapitre, constituent un
langage particulier qui implique une grammaire de l’imaginaire. Pour comprendre ce qu’est le langage symbolique, nous
présentons un exemple de symbolique institutionnelle décrit
par Cornélius Castoriadis.
LE LANGAGE SYMBOLIQUE DES INSTITUTIONS
Pour Cornélius Castoriadis, le langage symbolique est
un système de communication qui utilise les symboles pour
s’exprimer. Le langage symbolique permet de relier, de traduire l’imaginaire dans le réel, ou permet de concrétiser le
réel inconscient dans le réel conscient. « L’imaginaire, soutient-il, doit utiliser le symbolique non seulement pour
s’“exprimer”, mais pour “exister”, pour passer du virtuel à quoi
que ce soit de plus. Le délire le plus élaboré comme le phantasme le plus secret et le plus vague sont faits d’“images”, mais
ces “images” sont là comme représentant autre chose, ont donc
une fonction symbolique28. » Le symbolisme, continue-t-il,
suppose la capacité de poser entre deux termes un signifiant
et un signifié, c’est-à-dire une relation de représentation. Cette
relation consiste à attacher à des signifiants, ici les symboles,
des signifiés, c’est-à-dire des sens ou du sens. Le symbolisme
présuppose la capacité imaginaire ou la faculté d’imagination.
C’est-à-dire la faculté de poser ou de se donner, sous le mode
de la représentation, une chose ou une relation qui ne sont
pas, qui ne sont pas données dans la perception, ou qui ne
l’ont jamais été. Ainsi le cube a bien six faces dans la réalité,
mais nous ne pouvons pas les percevoir tous avec les yeux, à
28. Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société (IMS), Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 177.
34
PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE
moins de les refléter dans des miroirs. Sans le jeu de miroir,
nous pouvons uniquement le déduire ou le représenter grâce
à notre capacité d’imagination créatrice. Ces contenus de sens
peuvent être des représentations au sens large, des significations, des ordres, des injonctions ou des incitations à faire ou
ne pas faire.
Le langage symbolique se rencontre dans toutes formes
de langage, et dans les institutions en général. Ainsi, les institutions ne se réduisent pas au langage symbolique, mais elles
ne peuvent exister en dehors d’une expression symbolique
au second degré, c’est-à-dire d’une production symbolique
secondaire. La production symbolique s’organise en réseaux.
Le réseau symbolique est un système de symboles sanctionné
par un système social dans la totalité de ses dimensions : organisation économique, système de droit, pouvoir institué, religion, etc. Il émane alors de ce système social différents symboles témoignant de cette organisation sociale. Ainsi, un titre
de propriété devient le symbole du droit socialement sanctionné, droit du propriétaire de procéder à une série d’opérations sur son bien. Tandis que la feuille de paie devient le
symbole du droit du salarié à exiger une quantité de salaire et
de services sociaux (IMS : 162).
Cornélius Castoriadis décide de nommer « imaginaire
radical » cette capacité humaine de faire surgir du sens ou
des représentations ; cette faculté est le propre de l’imagination, et elle le distingue de l’imaginaire effectif qui désigne
les produits innombrables de cette capacité. L’imaginaire n’est
donc pas seulement l’anticipation de ce qui pourrait être vérifié ensuite puisque le social produit de nouvelles institutions,
de nouvelles façons de vivre.
Castoriadis se demande pourquoi la société doit chercher dans l’imaginaire un complément à son ordre social ?
Parce qu’au cœur de l’ordre, soutient-il, au noyau de l’imagi-
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