Le contrôle dans les organisations hybrides : le cas du

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2005/09
Le contrôle dans les
organisations hybrides :
le cas du management par
projet
Aurélien EMINET
Chargé de Missions Pédagogiques et de Recherche
Centre des Entrepreneurs
EMLYON
Mars 2005
Ce papier constitue un chapitre d’ouvrage à paraître chez l'Harmattan, collection
logiques sociales, série "sociologie de la gestion".
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Le contrôle dans les organisations hybrides :
Le cas du management par projet
Résumé :
Les critiques du modèle bureaucratique ont conduit les auteurs en théorie des organisations à
proposer des modèles organisationnels alternatifs, basés davantage sur la confiance et la flexibilité
que sur la règle et le contrôle bureaucratique. Pourtant, la bureaucratie est une forme de coordination
et de contrôle permettant une grande efficience et la création d’un ordre social stable. Comment se
passer d’elle sans se passer de ses vertus ? Le management projet est l’une des techniques
managériales qui prétend pouvoir combiner les vertus bureaucratiques et les vertus du management
entrepreneurial : un hybride organisationnel.
L’objectif de cet article est de montrer que si le management projet constitue bien un renouvellement
partiel des outils organisationnels, il reste avant tout un outil de gouvernance renforçant la
centralisation du pouvoir en mettant en place un système de surveillance serrée. Deux cas constitués
par des entretiens avec des chefs projets nous permettront de comprendre quels sont les
mécanismes de contrôle et leurs conséquences sur le métier des chefs de projet.
Mots clés :
Management projet, contrôle, hybride, bureaucratie, organisation entrepreneuriale.
Abstract:
The critics of the bureaucratic model led the authors in organization theory to propose alternative
organisational models based more on trust and flexibility than on rules and bureaucratic control.
However, bureaucracy is a tool of coordination and control generating efficiency and creation of a
stable social order. How organization might change without loosing its virtues? Project management is
one of the managerial techniques which claims to combine both the virtues of bureaucracy and of
entrepreneurial organizations: an organisational hybrid.
The objective of this article is to show that if project management constitutes a partial renewal of
organisational tools, it remains first a way of governing reinforcing the centralization by setting up a
tight monitoring system. Two cases based on discussions with projects leaders will enable us to
understand what are the mechanisms of control and their consequences on project leaders’ tasks.
Keywords:
Project management, control, hybrid, bureaucracy, entrepreneurial organization.
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1. INTRODUCTION
Le modèle d’organisation bureaucratique, tel qu’il a été décrit par M. Weber (1995), est vivement
critiqué depuis les années 1960 pour son incapacité à s’adapter à un environnement en changement
rapide et pour le manque d’autonomie qu’il accorde aux salariés confrontés pourtant à une obligation
permanente d’adaptation. et de modification des schèmes opératoires. Ces critiques ont conduit les
auteurs en théorie des organisations à s’interroger sur la pertinence de modèles organisationnels
alternatifs, basés davantage sur la confiance et la flexibilité, que sur la règle et les contrôles
bureaucratiques. Un modèle nouveau d’organisation, dit « entrepreneuriale », semble émerger de ce
mouvement et l’observation de ce phénomène est jugée par beaucoup comme un changement radical
en voie de généralisation.
Pourtant, la bureaucratie qui caractérise les premières organisations modernes fut, malgré ses limites,
un outil de coordination et de contrôle permettant une grande efficience et la création d’un ordre social
stable. La question est de savoir comment se passer d’elle sans se passer de ses vertus ?
Le management « par projet » est l’une des techniques managériales qui prétend justement pouvoir
combiner les vertus bureaucratiques et les vertus du management entrepreneurial dans un
« hybride » organisationnel dont beaucoup d’ouvrages font la louange (Midler, 1994 ; Laufer, 1997).
Après avoir présenté le débat autour de la débureaucratisation des organisations, nous décrirons les
principes fondateurs de ce type nouveau d’organisation et débattrons des enjeux accompagnant
l’introduction des organisations hybrides.
Notre objectif est de montrer que si le management « par projet » constitue bien un renouvellement
partiel des outils organisationnels, il reste avant tout un outil de gouvernance renforçant la
centralisation du pouvoir en mettant en place des mécanismes d’autorité plus doux (Courpasson,
2000), contrebalancés par un système de surveillance serrée. Dès lors, la légitimation des décisions,
qui constituent, selon Weber l’enjeu central de toute autorité, peut s’appuyer autant sur l’acceptation
des contraintes externes à l’organisation qui justifient ces décisions que sur la construction d’un
apparent consensus autour de celles-ci.
Finalement, nous émettrons l’hypothèse d’un renforcement des principes bureaucratiques au cœur
même des projets annoncés de débureaucratisation. Notre analyse reposera sur des entretiens
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réalisés avec des chefs projets. Elle nous permettra de comprendre en particulier quels sont les
nouveaux mécanismes de contrôle au travail et leurs conséquences sur le métier de chef de projet1.
2. VERS DES MODELES D’ORGANISATIONS HYBRIDES
Le propos de cette partie est de montrer l’intérêt des modèles hybrides pour les organisations.
2.1. Le phénomène de débureaucratisation des organisations
La débureaucratisation des organisations continue d’être un sujet de préoccupation, autant pour des
grandes firmes que pour les services publics. La bureaucratie, en tant qu’idéal-type, est désormais
devenue utile non pas comme modèle référent vers lequel il faut tendre, mais comme modèle de rejet.
Tout d’abord, c’est le système de sanctions et de récompenses de la bureaucratie qui est critiqué
(Thompson, 1976). Ce système est destiné à obtenir la conformité des individus aux règles : en
somme, c’est l’obéissance qui est recherchée, pas l’initiative. Chaque travailleur est évalué par son
supérieur hiérarchique qui veille au respect de ces règles. Le problème est que l’innovation, atome
présumé du changement et clé de la réussite dans l’environnement post-fordien de la firme, suppose
l’exercice de la déviance et la remise en cause partielle des normes de fonctionnement de
l’organisation (Alter, 2000 ; Dougherty et Heller 1994). Le deuxième élément qui fait l’objet de critiques
est la division horizontale et verticale des tâches, donc la division des responsabilités. La mission de
l’organisation et les objectifs de celle-ci sont en effet traduits par la hiérarchie et découpés en sous-
objectifs. Chaque individu a alors plus intérêt à défendre les intérêts de son département plutôt que
ceux, plus généraux, de son organisation. Le salarié n’est souvent informé que des objectifs de son
unité de travail et il est évalué sur sa capacité à contribuer à ceux-ci uniquement. Sa responsabilité
est donc limitée et l’émergence de nouveaux problèmes posés à l’organisation globale risque de se
trouver sans solution. D’autres auteurs remarquent aussi que le traitement d’un nouveau problème
met en œuvre les expertises de manière séquentielle, plutôt que simultanée. Chacun traite une partie
du problème, plutôt que de rechercher à plusieurs une solution globale, qui est souvent plus efficace
face à l’accroissement de la complexité de ces problèmes (Dougherty, 1996 ; Van De Ven, 1986). Par
ailleurs, la bureaucratie cherche, par nature, l’utilisation optimale des ressources en recourant à une
1 Deux études de cas ont été utilisées pour notre analyse. Nous avons opté pour des méthodes qualitatives d’observation et la
réalisation d’entretiens semi-directifs plus aptes à faire émerger des hypothèses et laissant une liberté de parole importante aux
individus. Il faut souligner les difficultés d’accès à des informations souvent stratégiques et confidentielles, ainsi que des
réticences des chefs projets à parler de leur travail. Le cas d’un projet d’implantation d’un ERP1 dans une entreprise de
fabrication de sol en matières plastiques [Plasticmat] ainsi que celui du management projet dans une entreprise fabriquant des
camions [Véhicules SA] ont été étudiés. Les noms des entreprises ont été changés.
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planification précise des tâches, ainsi qu’en contrôlant l’utilisation de ces ressources par une
budgétisation qui, souvent, ne permet pas la sélection de projets innovant ayant des revenus
incertains. Thompson constate que la bureaucratie est entièrement tournée vers l’optimisation, alors
que la créativité et l’innovation ont besoin de multiples phases d’essais/erreurs et la présence de
fonctions redondantes, qui vont tenter différemment d’atteindre les mêmes objectifs (Hlavaceck et
Thompson, 1973). Ce qui motive cette opinion est l’observation selon laquelle la bureaucratie est
sensée produire des règles objectives qui protègent les individus de l’arbitraire, alors que ces règles
s’avèrent généralement insuffisantes et sont détournées de façon stratégique par les salariés et
utilisées à leur profit (Crozier, 1963). Ainsi, le défaut de l’idéal-type est qu’il ne prendrait pas en
compte les « effets de personnalité » et l’opportunisme des individus dans l’organisation. Nous
verrons que c’est pourtant l’hypothèse de l’opportunisme individuel qui, étrangement, est levée dans
les propositions d’organisation alternative pour la remplacer par celle de la confiance : l’opportunisme
stratégique de l’acteur disparaît comme par enchantement...
Dans l’immédiat, rappelons que nous avons ici résumé les critiques de la bureaucratie, du seul point
de vue de sa cohérence interne. Mais la bureaucratie cristallise aussi des critiques éthiques. Ces
critiques touchent aux questions de l’autonomie de l’individu contre le contrôle bureaucratique et de la
rationalité individuelle contre la rationalité de l’organisation. (Dugay, 2000)
2.2. Les organisations entrepreneuriales : alternatives à la
bureaucratie ?
La recherche d’alternatives organisationnelles n’est pas nouvelle. Elle irrigue tout le courant dit de la
« contingence » des théories de l’organisation. Ce courant entend faire de l’entreprise une variable
dépendante de « facteurs de contingence », soit internes (la taille, l’âge, etc.), soit externe : le secteur,
le marché, etc. Burns et Stalker (1966) relèvent de ce courant. Ils initient, dès 1966, un débat en
distinguant l’organisation mécaniste2 et l’organisation organique, la dernière étant plus adaptée aux
environnements en rapide évolution. Alors que certains ont reproché à cette alternative son manque
de rigueur et de formalisation (Jelinek et Schoonhoven, 1990), d’autres propositions, issues de cette
approche par la contingence, sont venues enrichir la réflexion. Ces analyses débouchent sur un
modèle alternatif que nous pouvons appeler « l’organisation entrepreneuriale ». En effet, les
caractéristiques de l’organisation adhocratique de Mintzberg (1978), de l’organisation post-
entrepreneuriale de Kanter (1989) et de l’organisation post-bureaucratique d’Hecksher (1994) sont
2 Ayant les même caractéristiques que la bureaucratie.
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