NUMÉRO 2005/09 Le contrôle dans les organisations hybrides : le cas du management par projet Aurélien EMINET Chargé de Missions Pédagogiques et de Recherche Centre des Entrepreneurs EMLYON Mars 2005 Ce papier constitue un chapitre d’ouvrage à paraître chez l'Harmattan, collection logiques sociales, série "sociologie de la gestion". Le contrôle dans les organisations hybrides : Le cas du management par projet Résumé : Les critiques du modèle bureaucratique ont conduit les auteurs en théorie des organisations à proposer des modèles organisationnels alternatifs, basés davantage sur la confiance et la flexibilité que sur la règle et le contrôle bureaucratique. Pourtant, la bureaucratie est une forme de coordination et de contrôle permettant une grande efficience et la création d’un ordre social stable. Comment se passer d’elle sans se passer de ses vertus ? Le management projet est l’une des techniques managériales qui prétend pouvoir combiner les vertus bureaucratiques et les vertus du management entrepreneurial : un hybride organisationnel. L’objectif de cet article est de montrer que si le management projet constitue bien un renouvellement partiel des outils organisationnels, il reste avant tout un outil de gouvernance renforçant la centralisation du pouvoir en mettant en place un système de surveillance serrée. Deux cas constitués par des entretiens avec des chefs projets nous permettront de comprendre quels sont les mécanismes de contrôle et leurs conséquences sur le métier des chefs de projet. Mots clés : Management projet, contrôle, hybride, bureaucratie, organisation entrepreneuriale. Abstract: The critics of the bureaucratic model led the authors in organization theory to propose alternative organisational models based more on trust and flexibility than on rules and bureaucratic control. However, bureaucracy is a tool of coordination and control generating efficiency and creation of a stable social order. How organization might change without loosing its virtues? Project management is one of the managerial techniques which claims to combine both the virtues of bureaucracy and of entrepreneurial organizations: an organisational hybrid. The objective of this article is to show that if project management constitutes a partial renewal of organisational tools, it remains first a way of governing reinforcing the centralization by setting up a tight monitoring system. Two cases based on discussions with projects leaders will enable us to understand what are the mechanisms of control and their consequences on project leaders’ tasks. Keywords: Project management, control, hybrid, bureaucracy, entrepreneurial organization. 2 1. INTRODUCTION Le modèle d’organisation bureaucratique, tel qu’il a été décrit par M. Weber (1995), est vivement critiqué depuis les années 1960 pour son incapacité à s’adapter à un environnement en changement rapide et pour le manque d’autonomie qu’il accorde aux salariés confrontés pourtant à une obligation permanente d’adaptation. et de modification des schèmes opératoires. Ces critiques ont conduit les auteurs en théorie des organisations à s’interroger sur la pertinence de modèles organisationnels alternatifs, basés davantage sur la confiance et la flexibilité, que sur la règle et les contrôles bureaucratiques. Un modèle nouveau d’organisation, dit « entrepreneuriale », semble émerger de ce mouvement et l’observation de ce phénomène est jugée par beaucoup comme un changement radical en voie de généralisation. Pourtant, la bureaucratie qui caractérise les premières organisations modernes fut, malgré ses limites, un outil de coordination et de contrôle permettant une grande efficience et la création d’un ordre social stable. La question est de savoir comment se passer d’elle sans se passer de ses vertus ? Le management « par projet » est l’une des techniques managériales qui prétend justement pouvoir combiner les vertus bureaucratiques et les vertus du management entrepreneurial dans un « hybride » organisationnel dont beaucoup d’ouvrages font la louange (Midler, 1994 ; Laufer, 1997). Après avoir présenté le débat autour de la débureaucratisation des organisations, nous décrirons les principes fondateurs de ce type nouveau d’organisation et débattrons des enjeux accompagnant l’introduction des organisations hybrides. Notre objectif est de montrer que si le management « par projet » constitue bien un renouvellement partiel des outils organisationnels, il reste avant tout un outil de gouvernance renforçant la centralisation du pouvoir en mettant en place des mécanismes d’autorité plus doux (Courpasson, 2000), contrebalancés par un système de surveillance serrée. Dès lors, la légitimation des décisions, qui constituent, selon Weber l’enjeu central de toute autorité, peut s’appuyer autant sur l’acceptation des contraintes externes à l’organisation qui justifient ces décisions que sur la construction d’un apparent consensus autour de celles-ci. Finalement, nous émettrons l’hypothèse d’un renforcement des principes bureaucratiques au cœur même des projets annoncés de débureaucratisation. Notre analyse reposera sur des entretiens 3 réalisés avec des chefs projets. Elle nous permettra de comprendre en particulier quels sont les nouveaux mécanismes de contrôle au travail et leurs conséquences sur le métier de chef de projet1. 2. VERS DES MODELES D’ORGANISATIONS HYBRIDES Le propos de cette partie est de montrer l’intérêt des modèles hybrides pour les organisations. 2.1. Le phénomène de débureaucratisation des organisations La débureaucratisation des organisations continue d’être un sujet de préoccupation, autant pour des grandes firmes que pour les services publics. La bureaucratie, en tant qu’idéal-type, est désormais devenue utile non pas comme modèle référent vers lequel il faut tendre, mais comme modèle de rejet. Tout d’abord, c’est le système de sanctions et de récompenses de la bureaucratie qui est critiqué (Thompson, 1976). Ce système est destiné à obtenir la conformité des individus aux règles : en somme, c’est l’obéissance qui est recherchée, pas l’initiative. Chaque travailleur est évalué par son supérieur hiérarchique qui veille au respect de ces règles. Le problème est que l’innovation, atome présumé du changement et clé de la réussite dans l’environnement post-fordien de la firme, suppose l’exercice de la déviance et la remise en cause partielle des normes de fonctionnement de l’organisation (Alter, 2000 ; Dougherty et Heller 1994). Le deuxième élément qui fait l’objet de critiques est la division horizontale et verticale des tâches, donc la division des responsabilités. La mission de l’organisation et les objectifs de celle-ci sont en effet traduits par la hiérarchie et découpés en sousobjectifs. Chaque individu a alors plus intérêt à défendre les intérêts de son département plutôt que ceux, plus généraux, de son organisation. Le salarié n’est souvent informé que des objectifs de son unité de travail et il est évalué sur sa capacité à contribuer à ceux-ci uniquement. Sa responsabilité est donc limitée et l’émergence de nouveaux problèmes posés à l’organisation globale risque de se trouver sans solution. D’autres auteurs remarquent aussi que le traitement d’un nouveau problème met en œuvre les expertises de manière séquentielle, plutôt que simultanée. Chacun traite une partie du problème, plutôt que de rechercher à plusieurs une solution globale, qui est souvent plus efficace face à l’accroissement de la complexité de ces problèmes (Dougherty, 1996 ; Van De Ven, 1986). Par ailleurs, la bureaucratie cherche, par nature, l’utilisation optimale des ressources en recourant à une 1 Deux études de cas ont été utilisées pour notre analyse. Nous avons opté pour des méthodes qualitatives d’observation et la réalisation d’entretiens semi-directifs plus aptes à faire émerger des hypothèses et laissant une liberté de parole importante aux individus. Il faut souligner les difficultés d’accès à des informations souvent stratégiques et confidentielles, ainsi que des 1 réticences des chefs projets à parler de leur travail. Le cas d’un projet d’implantation d’un ERP dans une entreprise de fabrication de sol en matières plastiques [Plasticmat] ainsi que celui du management projet dans une entreprise fabriquant des camions [Véhicules SA] ont été étudiés. Les noms des entreprises ont été changés. 4 planification précise des tâches, ainsi qu’en contrôlant l’utilisation de ces ressources par une budgétisation qui, souvent, ne permet pas la sélection de projets innovant ayant des revenus incertains. Thompson constate que la bureaucratie est entièrement tournée vers l’optimisation, alors que la créativité et l’innovation ont besoin de multiples phases d’essais/erreurs et la présence de fonctions redondantes, qui vont tenter différemment d’atteindre les mêmes objectifs (Hlavaceck et Thompson, 1973). Ce qui motive cette opinion est l’observation selon laquelle la bureaucratie est sensée produire des règles objectives qui protègent les individus de l’arbitraire, alors que ces règles s’avèrent généralement insuffisantes et sont détournées de façon stratégique par les salariés et utilisées à leur profit (Crozier, 1963). Ainsi, le défaut de l’idéal-type est qu’il ne prendrait pas en compte les « effets de personnalité » et l’opportunisme des individus dans l’organisation. Nous verrons que c’est pourtant l’hypothèse de l’opportunisme individuel qui, étrangement, est levée dans les propositions d’organisation alternative pour la remplacer par celle de la confiance : l’opportunisme stratégique de l’acteur disparaît comme par enchantement... Dans l’immédiat, rappelons que nous avons ici résumé les critiques de la bureaucratie, du seul point de vue de sa cohérence interne. Mais la bureaucratie cristallise aussi des critiques éthiques. Ces critiques touchent aux questions de l’autonomie de l’individu contre le contrôle bureaucratique et de la rationalité individuelle contre la rationalité de l’organisation. (Dugay, 2000) 2.2. Les organisations entrepreneuriales : alternatives à la bureaucratie ? La recherche d’alternatives organisationnelles n’est pas nouvelle. Elle irrigue tout le courant dit de la « contingence » des théories de l’organisation. Ce courant entend faire de l’entreprise une variable dépendante de « facteurs de contingence », soit internes (la taille, l’âge, etc.), soit externe : le secteur, le marché, etc. Burns et Stalker (1966) relèvent de ce courant. Ils initient, dès 1966, un débat en distinguant l’organisation mécaniste2 et l’organisation organique, la dernière étant plus adaptée aux environnements en rapide évolution. Alors que certains ont reproché à cette alternative son manque de rigueur et de formalisation (Jelinek et Schoonhoven, 1990), d’autres propositions, issues de cette approche par la contingence, sont venues enrichir la réflexion. Ces analyses débouchent sur un modèle alternatif que nous pouvons appeler « l’organisation entrepreneuriale ». En effet, les caractéristiques de l’organisation adhocratique de Mintzberg (1978), de l’organisation postentrepreneuriale de Kanter (1989) et de l’organisation post-bureaucratique d’Hecksher (1994) sont 2 Ayant les même caractéristiques que la bureaucratie. 5 suffisamment similaires pour être assimilée à un modèle unique, comme le laisse apparaître le tableau 13. 3 Les deux premières colonnes sont reprises d’Hecksher, qui présente la bureaucratie pour lui opposer la post-bureaucratie. 6 Bureaucratie Post-bureaucratie Organisation Post- Adhocratie (Mintzberg) Organisation organique (Burns (Heckscher) Entrepreneuriale (Kanter) Consensus établi par Consensus établi par Consensus établi par des Conflits canalisés et La localisation de l’autorité est établie par obéissance à un dialogue délibérations (p330) institutionnalisés pour faire consensus. (p 122) l’autorité. institutionnalisé. et Stalker) émerger des rassemblements de personnes autour des projets, dialogue, persuasion. Influence basée sur la Influence via la Centré sur la personne, avec une “L’influence (des cadres) vient Le contenu de la communication consiste position formelle dans persuasion et les autorité issue de l’expertise ou de plus de leur expertise et de leurs d’avantage à informer et conseiller que décider ou l’organisation qualités personnelles. la réputation capacités de relation donner des instructions. (p 121) interpersonnelles que de leur position” ils agissent comme des pairs (p383) Confiance interne peu Besoin élevé de importante. Loyauté et engagement (p337) confiance interne. « L’adhocratie exige des Combiner son action avec les autres avec le souci spécialistes qu’ils fassent passer de l’intérêt général. (p 125) les besoins du groupe avant leurs objectifs individuels et les règles de leur profession, bien qu’ils restent, au moins potentiellement des individualistes (...). » p400 Accent sur les règles Accent mis sur les Orientée résultats, les résultats Management par objectifs La seule manière de faire son travail est de et la régulation. missions déterminent les récompenses. « négociés ». participer continuellement avec les autres à la solution des problèmes qui sont importants pour organisationnelles. l’entreprise. Information Informations Accroissement de l’information, via Importance des mécanismes de Des flux de communication latéraux plutôt que concentrée au stratégiques distribuées la capacité à maximiser tous les liaison, stratégie émergeante. verticaux traversent l’organisation. sommet de la dans l’organisation. canaux de communication possibles. hiérarchie. Accent sur des règles Accent mis sur des Standard professionnel de de conduite. principes guidant conduite. Aucune standardisation possible. l’action. Processus Processus décisionnels Flexibilité, augmentation des Structures flexible, organique, Ajustement et re-définition continuelle des tâches décisionnels clairs et fluides et flexibles. opportunités et donnant la chance responsabilités changeantes et par interactions avec les autres. (p 121) aux individus de développer leurs émergeantes, « ajustement idées. mutuel ». constants. Groupements d’esprit Réseaux de relations Regroupements continus des Relations ponctuelles pour Une structure de contrôle, d’autorité et de communautaire et fonctionnelles individus et des fonctions pour soutenir des projets ad hoc. communication en réseau. (p121) affectif. spécialisées. produire des nouvelles combinaisons. Evaluations Processus d’évaluation hiérarchiques. ouvert et transparent Réputations. Les sanctions sont davantage issues de la communauté d’intérêts. (p 121) par les pairs. Frontières strictes et Frontières ouvertes et Relations transversales des imperméables. perméables. territoires organisationnels et Équipes multifonctionnelles. coalitions de partenaires à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation. Règles objectives Standards de Standards professionnels (338 par Compétition assurant la Du prestige et de l’importance sont accordés à pour assurer une performances larges et exemple) performance. l’appartenance d’un individu à un milieu équité dans les publics. professionnel et à son expertise industrielle, technique ou commerciale validée par ce milieu traitements externe à l’entreprise. Orientée constance. vers la Orientée changement. vers le Orientée vers la créativité, Structure innovante, facteurs de cherchant l’innovation autant que contingence : l’efficience et l’expérimentation. environnement dynamique et complexe. 7 Les systèmes organiques sont ceux qui sont le mieux adaptés aux conditions de changement. De façon synthétique, on peut dire que l’ordre social dans l’organisation entrepreneuriale ne repose plus sur le respect des règles, mais sur un consensus qui émerge d’un dialogue institutionnalisé auquel tout le monde peut participer. Dans ce modèle, chacun est supposé avoir intégré l’intérêt collectif et parler en son nom, condition à la confiance inter-individuelle, qui est diffusée par les réputations des uns et des autres. Les décisions sont prises par des individus informés des objectifs stratégiques. Ils sont investis d’une part de responsabilité pour atteindre ces derniers. Les décisions encadrées par des principes d’action remplacent les règles et procédures trop rigides. On peut résumer dans un schéma les mécanismes de coordination de l’organisation entrepreneuriale : Figure 1 : Les mécanismes de coordination des modèles organisationnels Organisation Bureaucratie Entrepreneuriale Respect des règles Dialogue pour l’obtention d’un Contrôle Confiance Bien sûr, cette nouvelle organisation, qui est souvent présentée comme le remède aux maux de la bureaucratie, a aussi ses limites. Le premier est l’inefficience (Perrow, 1970). Les coûts de communication et de coordination, la lenteur des décisions et la faiblesse de la planification sont autant d’éléments qui étaient censés être optimisés par la bureaucratie (Weber, 1995). L’absence de standardisation et de règles rendent cette coordination coûteuse et lente ; la faiblesse de la planification rend celle-ci aléatoire et pas toujours adaptée aux besoins organisationnels. Le deuxième inconvénient est celui de l’anxiété et des conflits engendrés par cette forme d’organisation. Elle exige des individus un effort important pour exercer leur rationalité dans des projets temporaires incertains. Il est difficile aux individus de fournir un effort important et durable pour réduire l’incertitude et innover (Alter, 1993). En outre, certains auteurs notent que la durée limitée des fonctions, l’absence de planification et de liens inter-individuels durables dans l’organisation entrepreneuriale ne sont pas les conditions propices pour générer la confiance nécessaire à celle-ci (Pearce, Branyiczki et Bigley, 2000 ; Grey et Garsten, 2001). Mintzberg lui-même, dans sa présentation de l’adhocratie, met le lecteur en garde sur sa tendance à générer des conflits et des comportements agressifs issus d’un darwinisme organisationnel. (Mintzberg, 1978) Comme Alter, il conclue sur une forte tendance de ces organisations à se re-bureaucratiser. A ces critiques « fonctionnelles », nous pouvons ajouter, comme 8 pour la bureaucratie, une critique d’ordre éthique. La bureaucratie avait pour but de distinguer la fonction de la personne qui l’occupe, en évitant l’arbitraire particulier de s’exercer et en ayant vocation à s’appliquer dans un espace social limité. L’organisation entrepreneuriale tend dangereusement à se construire autour des individus et de leur « personnalité » et en englobant toutes les sphères sociales de ces derniers (Dugay, 2000). La capacité d’influence, le réseau relationnel personnel sont des ressources qui prennent le pas sur le statut formel de l’individu. 2.3. Vers des modèles d’organisations hybrides Ces critiques mettent en évidence qu’il est plus difficile qu’il peut paraître de remplacer la bureaucratie de manière définitive par un modèle univoque qui serait l’organisation entrepreneuriale. Les capacités différentielles de ces types idéaux d’organisation peuvent être résumées dans le tableau 2. Figure 2 : Tensions organisationnelles et idéaux types d’organisation. Bureaucratie Organisation entrepreneuriale Exploitation Exploration Intégration Différenciation Contrôle Autonomie Confiance Planification Improvisation Trois capacités contradictoires sont classiquement repérées à travers la confrontation des modèles : capacité à exploiter des opportunités vs capacité à en générer de nouvelles (March, 1991) ; capacité d’intégration des activités et des individus vs capacité de différenciation (Lawrence et Lorsh, 1965) ; capacité d’improvisation (Mintzberg, 1990, 1991) vs planification (Ansoff, 1991). Le problème est que chacune de ces capacités organisationnelles est inhérente au fonctionnement du modèle dont elle relève. Il semble qu’il faille donc renoncer aux principes organisationnels univoques pour préférer des modèles d’organisations qui permettent de composer avec ces paradoxes et conserver un équilibre entre des objectifs contradictoires. 9 Pour réaliser ces équilibres délicats, certains proposent d’adapter l’organisation dans le temps en combinant les deux idéaux types – l’organisation entrepreneuriale étant par exemple plus apte à générer une innovation et la bureaucratie plus apte à son implémentation (Daft, 1978) ; ou selon le lieu – en sortant par exemple de l’organisation bureaucratique la structure dont la mission est d’innover (Galbraith, 1982), pour en faire une organisation séparée et plus entrepreneuriale. D’autres auteurs ont observé des formes d’organisations hybrides, mi-bureaucratiques, mi-entrepreneuriales. Les semi-structures (Brown et Eisenhardt, 1997), les quasi-structures (Jelinek et Schoonhoven, 1990), les structures bi-modales (Bahrami, 1992) et les structures matricielles (Ford et Randolph, 1992) sont autant de descriptions d’organisations hybrides, qui tentent simultanément et dans le même espace organisationnel de concilier les principes de l’un et de l’autre modèle de référence. Tous les auteurs constatent que ces hybrides sont générateurs de tensions pour les individus, l’organisation les laissant en fait résoudre eux même ces contradictions en organisant l’ambivalence (double autorité, objectifs contradictoires…). Si ces hybrides paraissent fragiles par certains aspects (Delher, Green, Lewis et al., 2002), ils sont aussi des manières de maintenir une forme politique particulière. En effet, les organisations hybrides ne sont pas nécessairement composées de principes antinomiques et contradictoires. Les modèles de référence qui les inspirent (bureaucratie et organisation entrepreneuriale) comportent aussi de fortes similitudes et éléments complémentaires sur lesquelles peuvent reposer les hybrides observés. Il ne faut donc pas exagérer les tensions qui traversent les organisations hybrides. La distinction entre « forme organisationnelle » et « gouvernance » paraît pertinente pour éclairer les relations entre les principes de fonctionnement qui sous-tendent l’hybride. Nous émettrons l’hypothèse que l’influence des types idéaux concerne avant tout les « formes organisationnelles », mais que les fondements de la « gouvernance » qui les anime reste identique dans tous les cas et peut être qualifiée de bureaucratique. La bureaucratie n’est pas qu’une forme organisationnelle, mais, plus important, un ordre social particulier de nature politique. En conséquence, la forme de l’organisation peut changer, sans que pour autant les principes de gouvernance qui la structurent ne soient modifiés. A travers le rappel de nos résultats de recherche, nous allons justement essayer de monter que la fonction principale de l’hybride est de renouveler la légitimation de la gouvernance bureaucratique, au moment même où celle-ci est apparemment remise en cause. 10 2. LE MANAGEMENT PAR PROJET : CAS D’ORGANISATIONS HYBRIDES Parmi les projets de débureaucratisation partielle qui conservent un fort accent bureaucratique, le management par projet constitue un exemple qu’on dira paradigmatique. Ce type d’organisation ambitionne clairement de réconcilier les principes bureaucratiques et entrepreneuriaux (Ford et Randolph, 1992). La figure du chef projet et la normalisation professionnelle progressive de ce métier au travers des ouvrages de management, la constitution d’un corpus théorique et de communautés professionnelles et académiques, qui publient dans des revues dédiées, sont le reflet de cette ambition. Le chef projet est fréquemment présenté comme le nouveau manager, cadre « à potentiel » capable de réconcilier des principes contradictoires ; cette capacité étant corrélée à la performance (Delher, Green, Lewis et al., 2002). Nous devons cependant remarquer que les éléments qui divergent dans la bureaucratie et dans l’organisation entrepreneuriale peuvent apparaître comme compatibles, voir complémentaires dès lors qu’ils sont perçus comme des moyens d’atteindre une finalité commune. Ainsi, Heckscher (2001) dépeint l’organisation post-bureaucratique comme une organisation où le dialogue remplace le recours à l’autorité pour obtenir le consensus. Tout le monde semble être invité à ce dialogue en utilisant ses capacités personnelles de persuasion plutôt qu’en ayant recours à ses prérogatives formelles et hiérarchiques. Il précise que cette force de persuasion dépend non seulement des connaissances de chacun, mais aussi de leur réputation. Cette influence nécessite aussi une grande confiance interpersonnelle, c’est-à-dire que chacun doit penser que l’autre s’exprime au nom des intérêts collectifs, et non pas simplement en fonction de son intérêt individuel. Heckscher fait de l’intérêt général la clef de voûte de la post-bureaucratie, « an organization in witch everyone takes responsibility for the success of the whole ». Il précise toutefois que la compréhension d’une situation d’interdépendance entre individus est la base de cette confiance, car elle oblige les individus à coopérer si ils veulent atteindre leurs objectifs. Deux études de cas ont été utilisées pour notre analyse4. Le cas d’un projet d’implantation d’un ERP5 dans une entreprise de fabrication de sol en matières plastiques [Plasticmat] ainsi que celui du management projet dans une entreprise fabriquant des camions [Véhicules SA] ont été étudiés. Nous avons opté pour des méthodes qualitatives d’observation et la réalisation d’entretiens semi directifs plus aptes à faire émerger des hypothèses et laissant une liberté de parole importante aux individus. Les entretiens ont été axés sur le métier et le travail concret des chefs projet. D’autres 4 Les noms des entreprises ont été changés. 5 Enterprise Resource Planning : logiciel de gestion 11 sources ont été utilisées pour trianguler les données, compte rendus des projets, planning, entretien avec le directeur des projets. Conformément aux observations d’Heckscher, nos entretiens avec des chefs projet révèlent bien des formes d’hybridation et de glissements entre modèle autoritaire bureaucratique et modèle consensuel ou « dialogique » propre à l’organisation post-bureaucratique. Les chefs projets observés ont précisément la mission de réaliser un consensus en utilisant à la fois le recourt à l’autorité et le dialogue institutionnalisé. Les individus participant au projet sont à la fois tenus au dialogue et à l’obéissance. Le chef projet recourt à la fois à la persuasion, mais également à l’autorité hiérarchique, ou plutôt articule les deux pour obtenir un consensus acceptable. La notion de confiance est très forte et a pour ressort aussi bien la confiance envers le système que la confiance individuelle. « Il faut des qualités de personne qui ne s’apprennent pas à l’école ! Et les chefs de projet ce qu’il faut, c’est pas quelqu’un qui va travailler tout seul, c’est quelqu’un qui aura cette compétence et cette capacité à assurer l’entraînement des personnes et à faire adhérer tout le monde à des objectifs et que chacun travaille dans le même sens. » (Chef projet produit - Véhicule SA) La mission principale du chef projet est d’ordre politique, disciplinante ; mais cette discipline ne doit pas être obtenue de manière brutale. Le chef projet a pour mission de repérer les résistances au projet prescrit par sa direction mais doit également sauver les apparences « démocratique », « participative », en obtenant le consentement des individus qui vont collaborer au projet.6 « Alors le problème majeur et c’est là où j’ai eu le plus à apprendre et où j’ai le plus manqué d’expérience, c’est sentir où sont les résistances et comment entre guillemets coller… marquer à la culotte les gens qui font de la résistance. (…) En fait votre autonomie de décision elle est limitée par votre capacité à créer un consensus. » (Chef projet – Plasticmat) Les décisions prises doivent paraître consensuelles, même si celles-ci ont pour cadre un système de contraintes extrêmement fort. Le chef projet ne doit recourir à l’arbitrage de son directeur projet ou aux membres du comité stratégique7 (composé des supérieurs hiérarchiques de ses collaborateurs) qu’en dernier recours. Seul un blocage remettant en cause les objectifs généraux peut justifier ce type d’intervention, mais la fréquence de ces interventions est également un moyen d’évaluer le chef projet qui doit impliquer le pouvoir central le moins possible. Seul le chef projet peut être tenu responsable des échecs : une résistance organisationnelle au projet signale un échec de la mission politique du chef projet. 6 Cela peut être les collaborateurs ou les utilisateurs futurs de l’objet du projet. 7 Ou comité d’évaluation projet. 12 « Ce qui veut dire que le directeur de projet il aime pas arbitrer parce que le directeur de projet il faut pas qu’il apparaisse comme … il faut pas qu’il soit trop pris par la mêlée fonctionnelle, entre guillemets. (…)Donc là si le chef projet est pas capable de faire naître le consensus et qu’il demande systématiquement l’arbitrage du directeur projet, il va finir par … il va finir par servir à rien. (…) La décision stratégique a été prise par le président, c’est pas moi qui l’aie prise, le choix de l’ERP, c’est pas moi qui l’ai fait non plus, donc vous assumez, entre guillemets, et vous mettez en place des décisions qui viennent de la direction générale et dont tout le mode sait que c’est très violent. Donc c’est dur, c’est vrai c’est dur de se faire allumer (…). » (Chef projet – Plasticmat) Cette citation souligne l’inconfort des chefs de projet. Chacun sait que les objectifs du projet ont été décidé par la hiérarchie et que le chef de projet est à la fois contrôleur et contrôlé. Malgré tout, le chef projet doit s’efforcer de préserver la direction de la responsabilité des choix contestés pour concentrer les critiques sur sa personne et continuer de pouvoir s’appuyer sur la hiérarchie et sa légitimité d’acteur extérieur pour les arbitrages incontournables. Il sait que les projets ne doivent pas paraître comme émanant unilatéralement de la direction pour obtenir une plus grande adhésion, cependant, pour être entendu, le chef projet doit parfois agiter la menace d’un recours à la hiérarchie pour forcer les décision. Le cœur de sa compétence est peut être de faire oublier le double contrôle qui s’exerce sur tous et de savoir en jouer à son avantage… Contrôle vertical Si le chef projet dispose d’une marge de manœuvre quant aux décisions qui ne remettent pas en cause les objectifs du projet, il doit toutefois construire ou adopter un dispositif de contrôle très formel et standard qui répertorie et classe toutes les actions conduites, les responsabilités des individus qui participent aux projets et leurs engagements sur des résultats. Ce dispositif est très lourd et son utilisation fait partie des contraintes du métier du chef projet, qui, bien que contrôleur, doit se rendre lui-même le plus contrôlable possible. L’apprentissage de cet aspect du métier de chef projet nécessite un individu diplômé, plus apte que les autres à intérioriser les règles de ce comportement. Une formation interne (Véhicules SA) ou des consultants (Plasticmat) assurent la formation du chef projet à l’utilisation des dispositifs de contrôle et à l’acquisition des dispositions qui l’accompagnent. « Au début quand on démarre et qu’on vous présente tout le suivi qu’on va faire et vous vous dites, c’est lourd, c’est lourd, c’est vraiment…, c’est vachement formel, il y a des fiches à remplir, il y a des tableaux Excel à remplir, des machins, chaque fois que je bouge le petit doigt il faut que je le signale, entre guillemets. » (Chef projet – Plasticmat) « En plus les chefs de projet ont des diagrammes beaucoup plus précis pour dire tâche par tâche ce qui existe. Avec une évaluation rouge, jaune, vert sur ce qui va et ce qui va pas. » (Chef projet produit Véhicule SA) 13 Le contrôle n’a pas besoin d’être effectif, l’important est qu’il puisse être fait en cas de problèmes, et ceci suffit à lui faire jouer son rôle. Ainsi le formalisme et la mise en place rigoureuse des dispositifs de contrôle sont eux mêmes contrôlés par le directeur projet ou un consultant spécialisé. Ces dispositifs sont souvent standard car des consultants spécialisés aident à leur mise en place et les diffusent dans le cas de projet spécifique comme l’installation d’un ERP [Plasticmat] ou parce que ces dispositifs sont utilisés dans le cadre du management d’un portefeuille de projets permanent dans l’organisation [Véhicules SA]. Il ne faut pas cependant charger de trop de déterminisme les dispositifs de contrôle. Les outils du chef de projet sont contraignants, mais ils sont aussi des supports qui lui permettent de coordonner le travail des individus et engager la responsabilité de ces derniers sur des résultats. Le chef de projet est particulièrement attentif à réduire l’incertitude issue de l’environnement organisationnel (établir des responsabilités qui ne se chevauchent pas, anticipation des actions à mener…). Rendre visible et contrôlable le travail de tous devient ainsi primordial, car n’étant pas le supérieur hiérarchique formel, le chef de projet a la possibilité de rendre compte à la hiérarchie du travail des autres et jouer des menaces pour obtenir la coopération des membres de son équipe. Le reporting des tâches et son formalisme, ainsi que la proximité du chef de projet avec des membres de la direction, représentent donc autant une contrainte qu’une ressource pour l’exercice de son métier. « Le contrôle permet d’intégrer des gens dans un groupe, qui n’est pas une équipe et qui risque de se dissoudre à tout moment. La crainte récurrente du chef projet est que chaque membre « joue perso ». La formation n’est pas spontanée mais rendue nécessaire par le souhait de la direction. » (Chef projet – Plasticmat) Il existe ainsi dans le groupe une interdépendance systémique entre les membres de celui-ci, et tous savent qu’ils doivent coopérer pour réussir et qu’ils seront évalués sur un résultat collectif. Par contre, le chef projet joue de la menace individuelle. Le chef projet est là pour s’en assurer et peut prévenir le comité stratégique des manquements de certains individus qui éloigneront le projet des objectifs fixés. « Il faut trouver le bon équilibre en disant « il faut qu’on se presse », mais ne pas faire n’importe quoi, parce qu’au final quand le véhicule ne sera pas à l’heure ou pas au niveau de qualité ou pas au niveau des coûts, c’est à toute l’équipe qu’il s’en prendra. » (Chef projet produit - Véhicule SA) Cette situation d’interdépendance créée par le contrôle vertical permet l’émergence d’un compromis et une coopération limitée. Il s’agit en effet de faire coopérer des individus ayant des intérêts et des manières de faire hétérogènes8. Le chef projet a donc une légitimité issue de l’autorité hiérarchique et 8 Les conflits de pouvoir entre le chef projet et les hommes issus de la structure fonctionnelle ont été abondamment traités dans la littérature sur le management par projet, parmi les références souvent citées : BUTLER A.G. (1973). Project Management : A study in Organizational Conflict. Academy of Management Journal, vol 16, n 1. GOODMAN R.A. (1967). Ambiguous Authority Definition In Project Management. Academy of Management Journal, vol 10, n 4, 1967. 14 une légitimité issue du maintien d’un compromis entre les membres du groupe projet. C’est bien aussi parce qu’il arrive à maintenir ce compromis dont dépend la réussite de chacun que l’autorité du chef projet est légitime. Les individus appartiennent tous à des métiers différents qui veulent minimiser les ressources engagées dans le projet en satisfaisant les besoins d’un projet légitime. La finalité du projet elle-même est parfois problématique pour les gens qui doivent pourtant collaborer à sa mise en place9. Cette hétérogénéité d’intérêts n’est pas politiquement neutre et fonde un autre mécanisme de contrôle : le contrôle horizontal. Le contrôle horizontal La capacité à réconcilier les intérêts divergents assure une plus grande solidité du projet par l’organisation, car des membres de différentes unités auront collaboré à sa réalisation. Les ressorts du contrôle horizontal permettent aussi d’impliquer chacun des membres du projet et de veiller au respect du compromis établi par tous les autres membres. « (…) un fonctionnel et un informaticien, par définition ils ont pas les même objectifs non plus, c’est aussi pour ça qu’on les a mis ensemble mais c’est pas le plus simple. (…) on les a mis ensemble, pour justement chercher toujours le meilleur compromis (…) pour obliger les deux à comprendre les enjeux des uns et des autres, et à définir quelque chose ensemble de réaliste. » (Chef projet produit Plasticmat) Ce contrôle horizontal est sciemment recherché par l’organisation. Il vient se combiner au contrôle vertical. Le chef projet peut jouer de la menace parce qu’il centralise les informations et parce que sa proximité avec les membres de la direction est perçue par les membres du groupe projet, mais – et c’est le principe des organisation matricielle – il n’y a aucune relation hiérarchique entre lui et les membres du groupe. L’idée est donc de créer un contrôle par les pairs qui double le contrôle par la hiérarchie. De plus, le groupe n’est pas constitué sur la base de liens antérieurs. Chaque responsable « métier » désigne les individus qui vont participer au projet, selon les compétences jugées nécessaires pour le projet et les ressources humaines disponibles. Cette hétérogénéité des origines et des intérêts présente l’avantage de compliquer la formation d’une résistance collective et l’apparition de chantage envers l’organisation. En outre, l’atomisation qui résulte du brassage fonctionnel renforce le pouvoir du chef de projet. Tout d’abord, le chef projet est un relais local du pouvoir, c’est à dire qu’il est plus apte de par son expérience passée, sa présence continue sur le terrain quand le projet se 9 L’exemple d’un directeur de la logistique qui doit participer à un projet d’externalisation de cette activité, et se séparer de ces équipes est cité par un chef projet. 15 matérialise, et de par sa position de « non hiérarchique », à repérer les résistances. Les opinions se révèlent plus facilement avec le chef projet qui doit toutefois veiller à ce qu’elles s’expriment lors des discussions, en encourageant chacun à s’exprimer. Il doit obtenir une « confession » de la part des individus et la possibilité de la rendre publique pour rendre contrôlables les individus et diminuer l’incertitude politique du projet. Cependant, le chef projet est lui aussi soumis au contrôle horizontal. Il doit veiller à ce que les ressources consommées par le projet soient maintenues au strict minimum pour la réalisation des objectifs, car les membres des différents départements engagent des ressources dont leur hiérarchie métier est responsable. Il doit obtenir un compromis socialement acceptable pour tous les membres, car ils peuvent eux aussi faire appel à leur hiérarchie pour s’opposer au projet au niveau du comité de direction, si celui ci n’est pas satisfaisant. Le chef projet est alors dans une situation où il a échoué à remplir sa mission politique et où il risque d’être publiquement désavoué par la direction, qui peut lui retirer son soutien initial sans endosser la responsabilité des actions menées. « Donc il faut pas virer parce qu’après soit vous êtes trop d’un côté donc vous répondez vis-à-vis de l’entreprise et vous êtes super bien vu, c’est très bien pour vous, mais vous usez l’équipe et ils se sentent violés, et dans ces cas-là c’est des problèmes de tensions etc … » (Chef projet produit Véhicule SA) Cette figure schématise le système que nous avons décrit : Figure 3 : La formation du compromis et le maintient de la surveillance Hétérogénéité des Contrôle horizontal intérêts Compromis Permet le recours à la menace Inter- dépendance Surveillance Contrôle vertical 16 3. CONCLUSION : UNE CENTRALISATION DU POUVOIR RENFORCEE Nous souhaitons nous arrêter dans cette conclusion sur les aspects « politiques » de notre analyse. Nous remarquons tout d’abord que la formation d’un consensus est tout compte fait le point commun des deux modèles d’organisation dépeints dans ce travail. Si la formation d’un ordre légitime constitue bien l’horizon naturel du management, nous pouvons nous demander si tous les conflits doivent être systématiquement évités (sans même parler des situations où le conflit serait étrangement absent). Clegg (Kornberger, Carter et Clegg, à paraître) note qu’il peut être nocif de vouloir supprimer les conflits et que la polyphonie - la pluralité des discours -, donc la différence, doivent être préservée pour le bienfait de l’organisation. Toutefois, dans les cas observés, si le recours au dialogue est utilisé, il ne l’est pas dans un but d’ouverture et de partage, mais plutôt de surveillance et de légitimation a posteriori par la base de décisions prises a priori par la hiérarchie… Dans bien des cas, le langage et les desseins des consultants chargés d’aider le chef projet, s’imposent à tous10, là où Clegg propose aux managers un rôle de traduction entres espaces organisationnels. Finalement, il y a lieu de se demander si on n’est pas là confronté à une vision fort traditionnelle du management qui consiste à penser que tout conflit est une manifestation d’un pouvoir illégitime réclamé par des individus qui ne pensent qu’à leurs intérêts personnels ? (Clegg, Hardy et North, 1997) Par déduction, l’organisation entrepreneuriale, qui vise à réduire les conflits, aurait donc besoin que l’on pose l’hypothèse de la vertu de chaque individu pour fonctionner : des individus intégralement loyaux (Kanter, 1989) et conscients de leur responsabilité et de la responsabilité de tous dans le succès (Heckscher et Donnellon, 1994). Mais si cette confiance en l’individu est issue de leur interdépendance comme le rappelle Heckscher, celle-ci est « fabriquée » par des contraintes organisationnelles. Les chefs projets notent que leurs objectifs sont finalement peu négociables et que l’urgence organisée ne permet pas une quelconque remise en cause des décisions prises. En outre ceux-ci sont présentés comme découlant des contraintes externes (volonté des actionnaires, contexte législatif, évolutions des marchés) ne demandant que des adaptations et non des choix. L’organisation hybride permet de réaliser un dialogue très encadré sans que les dirigeants aient à se soucier de l’émergence des conflits. Il permet au chef projet d’utiliser son statut hiérarchique et développer ses compétences personnelles pour influencer les individus. Cette fonction du dialogue est cependant autorisée par un système de surveillance qui combine contrôle vertical et horizontal (Sewell, 1998) et qui porte autant sur le processus que sur les objectifs. Ainsi, l’émergence du nouveau, la projection dans le temps induite par le projet et les décisions de gestion prises doit émerger de dispositifs standards et finalement banals. Le changement et 10 Ces discours sont caricaturés par le chef projet de Plasticmat et celui ci admet pratiquer la censure. 17 l’innovation souvent présentés comme la raison d’être du management projet paraissent finalement fortement limités. La principale fonction du chef projet semble être en somme d’ordre politique. Le management par projet comme hybridation organisationnelle a l’avantage de renouveler la légitimation de la gouvernance bureaucratique. Pour être plus exact, il semble vouloir en renouveler les formes, mais pas les principes directeurs. La distinction entre « forme organisationnelle » et « gouvernance » parait importante pour la compréhension des nouvelles organisations économiques. C’est précisément cette distinction qui semble éclairer ces phénomènes de rejet fort de la bureaucratie dans les discours et le constat que les vertus bureaucratiques sont loin d’être abolies, mais au contraire toujours activement recherchées. Cette distinction a déjà été suggérée par d’autres auteurs, la forme adhocratique et la forme monocratique sont toutes les deux associées à une gouvernance bureaucratique (Autier, 2001). D’autres travaux présentent le management projet comme une rebureaucratisation des organisations (Hodgson, 2002). Finalement notre hybride correspond au concept de soft-bureaucratie proposé par Courpasson (2000). La production de légitimité se fait différemment, mais elle est toujours au service de la bureaucratie. La centralisation du pouvoir politique a besoin d’être légitimée, notamment par le recours à des formes de décentralisation. Pour finir, nos analyses paraissent soulever d’autres pistes de recherche. Pourquoi est-ce que les anciennes formes de légitimation ne sont plus satisfaisantes ? Le statut hiérarchique, l’obéissance à l’autorité, ne semblent plus jouer leurs rôles. Les valeurs des individus ont-elles évoluées ? La légitimité des organisations est-elle en train de changer ? Nous pensons qu’il serait intéressant d’explorer différentes pistes pour illustrer que les valeurs démocratiques en vigueur dans la sphère politique ont transformé les individus et leurs rapports à l’autorité. L’entreprise, comme elle fut autrefois réfractaire à l’introduction des principes libéraux, semble aujourd’hui s’adapter à ces nouveaux principes de manière progressive car elle a besoin de produire de la légitimité. La vertu des individus, l’établissement d’un consensus par le dialogue institutionnalisé, la participation des salariés aux décisions, sont autant de discours qui semblent véhiculer des valeurs démocratiques. Celles ci restent toutefois à définir plus précisément. Mais au-delà des discours, il semble que personne ne soit prêt à payer le prix de la démocratie en entreprise. Clegg (2003) remarque d’ailleurs: « Plus un discours est démocratique, plus les inévitables conflits d’intérêts qui émergent seront légitimes et moins il y aura de barrières à leurs expressions. »11 11 « The more democratic a discourse the more legitimate will be the inevitable conflicts of interest that arise and the less there will be barriers to their expression. » 18 4. BIBLIOGRAPHIE ALTER N. 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