MICHEL FOUCAULT Subjectivité, Pouvoir, Éthique COMMENTAIRES PHILOSOPHIQUES Collection dirigée par Angèle Kremer Marietti et Fouad Nohra Guy-François DELAPORTE, Lecture du Commentaire de Thomas d’Aquin sur le Traité de l’âme d’Aristote, 1999. John Stuart MILL, Auguste Comte et le positivisme, 1999. Michel BOURDEAU, Locus Logicus, 2000. Jean-Marie VERNIER (Introduction, traduction et notes par), Saint Thomas d’Aquin, Questions disputées de l’âme, 2001. Auguste COMTE, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 2001. Angèle KREMER MARIETTI, Carnets philosophiques, 2002. Angèle KREMER MARIETTI, Karl Jaspers, 2002. Gisèle SOUCHON, Nietzsche : Généalogie de l’individu, 2003. Gunilla HAAC, Hommage à Oscar Haac, 2003. Rafika BEN MRAD, La mimésis créatrice dans la Poétique et la Rhétorique d’Aristote, 2004. Mikhail MAIATSKI, Platon penseur du visuel, 2005. Angèle KREMER-MARIETTI, Jean-Paul Sartre et le désir d’être, 2005. Guy-François DELAPORTE, Lecture du Commentaire de Thomas d’Aquin sur le Traité de la démonstration d’Aristote, 2005. Auguste COMTE / Caroline MASSIN, Correspondance inédite (1831-1851), 2006. Friedrich NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, 2006. Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, 2006. Auguste COMTE, Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne, 2006. Monique CHARLES, Lettres d’amour au philosophe de ma vie, 2006. Monique CHARLES, Kierkegaard. Atmosphère d’angoisse et de passion, 2007. Walter DUSSAUZE, Essai sur la religion d‘après Auguste Comte, 2007. Angèle KREMER-MARIETTI, Nietzsche et la rhétorique, 2007. Michèle PICHON, Vivre la philosophie, 2007. Lucien LEVY-BRUHL, Correspondance de John Stuart Mill et d’Auguste Comte, 2007. Khadija KSOURI BEN HASSINE, Question de l’homme et théorie de la culture chez Ernst Cassirer, 2007. Khadija KSOURI BEN HASSINE, La Laïcité, 2008. Guy-François DELAPORTE, Physiques d’Aristote. Commentaires de Thomas d’Aquin, 2 tomes, 2008. Stamatios TZITZIS, Nietzsche et les hiérarchies, 2008. Martin KUOLT, Thomas d’Aquin, Du Mal, 2009. Elvis Steeve ELLA, Emmanuel Levinas, Des droits de l’homme à l’homme, 2009. Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues, 2009. Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 2009. Angèle KREMER-MARIETTI, Nietzsche ou les enjeux de la fiction, 2009. Abdelaziz AYADI, Philosophie nomade, 2009. Stéphanie BÉLANGER, Guerres, sacrifices et persécutions, 2009. Constantin SALAVASTRU, Essai sur la problématique philosophique, 2010. Hichem GHORBEL, L’idée de guerre chez Rousseau. Volume 1, La guerre dans l‘ histoire, 2010. Hichem GHORBEL, L’idée de guerre chez Rousseau. Volume II, Paix intérieure et politique étrangère, 2010. Edmundo MORIM de CARVALHO, Poésie et science chez Bachelard, 2010. Mohamed JAOUA, Phénoménologie et ontologie dans la première philosophie de Sartre, 2011. Abdelaziz AYADI, La philosophie claudicante, 2011. Naima Riahi MICHEL FOUCAULT Subjectivité, Pouvoir, Éthique L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56048-2 EAN : 9782296560482 Remerciements J’ai le plaisir de remercier cordialement Madame Angèle Kremer Marietti, qui n’a pas seulement ouvert la Maison d’Auguste Comte pour les épistémologues ou les chercheurs en philosophie, mais encore, a ouvert son cœur si généreux afin d’aider tous ceux ou celles qui veulent avancer dans la réflexion philosophique. Je voudrais remercier également mon professeur Monsieur Hmaid Ben Aziza auquel je dois ce livre et qui m’a tant encouragée à cultiver ma pensée. Je voudrais aussi remercier particulièrement Monsieur Gérard Raulet et Madame Zeineb Ben Saïd Cherni qui, par leurs écoutes et leurs conseils, ont contribué à la réalisation de cet ouvrage. Dédicace Cette multitude du sens est pour vous, Samir, Irad & Ons, chaque fois que vous cherchez à savoir ce que c’est que le " Soi ". ABRÉVIATIONS Les Mots et les choses : MC L'Ordre du discours : OD L'archéologie du savoir : AS L'Histoire de la folie à l'âge classique : HF L'Herméneutique du sujet : HS La Volonté de savoir : VS Le Souci de soi : SS L'Usage des plaisirs : UP Il Faut défendre la société : I FD La Naissance de la biopolitique : NB Sécurité, Territoire, population : STP Le pouvoir psychiatrique : PP Surveiller et punir : SP 7 INTRODUCTION « Je pense qu’il y a la possibilité de faire une histoire de ce que nous avons fait et qui soit en même temps une analyse de ce que nous sommes ; une analyse théorique qui ait un sens politique – je veux dire une analyse qui ait un sens pour ce que nous voulons accepter, refuser, changer de nous-mêmes dans notre actualité. Il s’agit en somme de partir à la recherche d’une autre philosophie critique : une philosophie qui ne détermine pas les conditions et les limites d’une connaissance de l’objet mais les conditions et les possibilités indéfinies de transformation du sujet »1. La question de la subjectivité comme fonds de la théorie du pouvoir représente la clé de voûte de toute la pensée philosophique de Michel Foucault, bien qu’elle soit apparue de manière explicite seulement dans ses derniers écrits. Implicite dans les premiers travaux du philosophe, cette notion nodale s'énonce au fur et à mesure de l'évolution de M. Foucault lorsqu'il s’est détourné de la modernité pour retourner aux Grecs et pour découvrir que le fondement du pouvoir est un principe éthique. La notion de pouvoir acquiert un nouveau sens : celui de la gouvernementalité et de la maîtrise de soi. L’analyse des relations du pouvoir ou des rapports entre le savoir et la subjectivité prend une autre forme dans les derniers textes du philosophe, pour devenir des analyses de type éthique. Et ainsi le pouvoir se définit comme pouvoir sur soi d’abord. Foucault affirme que : « ... La pratique de soi a certainement joué un rôle, non pas celui d’offrir, dans la vie privée et l’expérience subjective, un substitut à l’activité politique désormais impossible : mais celui d’élaborer un « art de vivre », une pratique d’existence, à partir de la seule relation dont on est maître et qui est le rapport à soi. Celui-ci devient le fondement d’un ethos qui n’est pas l’autre choix par rapport à l’activité politique et civique ; il offre au contraire la possibilité de se définir soi-même en dehors de sa fonction, rôle et prérogatives, et par là même de pouvoir les exercer de façon adéquate et rationnelle. »2 1 Foucault, première version inédite de la conférence américaine de septembre1981 à propos de la généalogie du sujet rapportée par Frédéric Gros dans sa situation du cours de HS. C’est en reprenant Kant que Foucault mène tout le projet critique kantien jusqu’au bout de ses présupposés, p. 508. 2 Foucault, L’Herméneutique du sujet, cours de 1982, « Gouvernement de soi et des autres », p. 521 p. 522 (la note 55) 9 Le souci de Foucault n’est donc pas un souci épistémologique voire structuraliste comme l’ont entendu certains commentateurs en lisant Les Mots et les choses. Il semble injuste de le classer dans ces perspectives puisque sa préoccupation n’est : ni positiviste, qui aspire à fonder la vérité objective du sujet ; ni morale, qui veut instaurer un sens humaniste. Son souci, consiste à nous apprendre à quel point le sujet peut dire la vérité sur lui-même, exercer l’ascèse, gouverner ses désirs et ses passions pour se construire en qualité de membre intéressant pour la cité. Par conséquent, ni les théories politiques, ni celles de la morale, ni l’Histoire livresque, ni le savoir positif des sciences humaines ne peuvent être un secours pour saisir la réalité et la vérité de l’homme. Notre vocabulaire doit changer. Nous ne devons voir les choses ni par les yeux de la raison positive et le savoir dérisoire, ni par la morale humaniste. Il faut cesser de rechercher les choses en elles mêmes. « Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique lorsqu’il veut, de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité, et comment la trouver, ou lorsqu’il se fait fort d’instruire leur procès en positivité naïve… » 1. L’espace foucaldien ne comporte pas des identités définitives ou simples. Il ne comporte pas des rapports logiques unidimensionnels. Il s’agit d’une complexité d’identités et de rapports forgés et reforgés en permanence. Montrer que la vérité est conditionnée par un a priori historique et qu’on peut la réinstaurer selon notre position sociopolitique et historique, cela peut être un premier moment dans la connaissance de soi. Et le souci de se connaître à l’intérieur d’un espace extérieur très complexe, c’est bien le souci de se faire sa propre histoire et de ne pas la laisser faire par les autres. C’est aussi participer à constituer la cité juste ; comme d’ailleurs le fait de se marier et d’avoir une progéniture bien éduquée. Le recours à l’analyse des différentes méthodes utilisées par Foucault permet de comprendre ce problème de la subjectivité dans son rapport au pouvoir et à l’éthique. En effet la consultation des méthodes archéologique, historique, généalogique, herméneutique et leur enchevêtrement dans les analyses foucaldiennes permet de comprendre cette pensée dans ses détours, son envergure et ses complexités. Le refus des lectures limitatives et tranchantes fournit une autre manière d’envisager la pensée de Foucault. En effet, toute l’œuvre foucaldienne se construit à partir de la réflexion sur le sujet, qui a pris dans les derniers textes, le nom du soi éthique. Certains commentateurs ont réduit toute l’œuvre de Foucault à un ensemble de thèses dissociées. Ils ont trouvé dans la pensée de 1 Foucault, U P, p. 16. 10 Foucault une réflexion sur plusieurs thèmes : sur la prison, sur la délinquance et, plus généralement, sur la politique ou encore sur des problèmes de méthode relatifs au mode d’approche de la question du pouvoir1. D'autres, comme Béatrice Han2, ont souligné un échec foucaldien dans son premier parcours et trouvé chez lui une impasse archéologique, qui l'a obligé à détourner son chemin et à rechercher une autre voie du côté de la généalogie. Ceci implique que Foucault est un penseur de la rupture, et élaborant plusieurs pistes dans la recherche d'une voie qui serait la plus acceptable. Contrairement à ces commentateurs qui ont trouvé chez Foucault une discontinuité totale entre les premiers et les derniers écrits, ce livre veut montrer que - bien qu'il soit un penseur de la discontinuité -, un seul souci l'a toujours préoccupé : celui du sujet et son rapport au pouvoir. S'il a étudié les systèmes et les règles du discours sur la folie, sur les sciences humaines ou sur le regard médical, il l'a fait dans le but de rechercher la vérité du sujet toujours assujetti par les systèmes du savoir. Et cet assujettissement va réapparaître dans une nouvelle forme avec l’étude des disciplines, de la biopolitique et du biopouvoir. Plus foucaldiens encore que Foucault lui-même, nous proposons une lecture unificatrice de l'œuvre du philosophe. Il déclare que, dès 1975/1976, il s’est départi du style de Les Mots et les choses, de l'Histoire de la folie et de Raymond Roussel. Selon nous, si Foucault déclare avoir rompu avec sa première période, ce n'est pas pour se débarrasser complètement de son souci sur le sujet. Il ne regrette pas d'avoir pensé l'Histoire du sujet, mais la manière dont il l'a pensé. Ainsi, Foucault n'aurait fait dans sa dernière période, qu'expliciter et développer ce qu'il a pensé dans l'Histoire de la folie, Les Mots et les choses, L'Archéologie du savoir et L'Ordre du discours. « Je dois dire que je ne verrais pas les choses comme cela. Il me semble que dans l'Histoire de la folie, dans Les Mots et les choses et aussi dans Surveiller et punir, beaucoup de choses qui se trouvaient implicites ne pouvaient pas être rendues explicites à cause de la façon dont je posais les problèmes. J'ai essayé de repérer trois grands types de problèmes ; celui de la vérité, celui du pouvoir et celui de la conduite individuelle. »3 Dans ces livres comme dans les livres de la dernière période (à partir de Surveiller et punir (1975), il a traité le problème de la vérité du pouvoir et de son effet immédiat sur la conduite individuelle. Sujet, pouvoir et éthique sont donc réellement des domaines indissociables et présents depuis La psychologie 1 François Boullant, Foucault et les prisons. H Dreyfus et P. Rabinow dans Michel Foucault, un parcours philosophique parlent de l’échec de la méthode archéologique et du tournant vers la méthode généalogique 2 Béatrice Han, L’ontologie manquée de Michel Foucault, Editions Jérôme Million, 1998. 3 M. Foucault, « Le retour de la morale », D&E, t. IV, p. 697. 11 et la maladie mentale (1954). Ces trois domaines de l'expérience ne peuvent se comprendre les uns sans les autres. Foucault n'aurait pas – malgré tout – la désinvolture qui lui permet de se déplacer d'une manière anarchique sans être guidé par aucun fil conducteur. Et sa pensée ne s'oublie point dès qu'elle s'installe. Il ne va pas jusqu’à se déprendre de soi radicalement. « La rupture » qu'il déclare- avec ses premiers écrits n'est pas une rupture au sens radical. Il n'a pas tracé un point de non retour. Au contraire, il n'a pas cessé un moment de répéter comme par un effet de refoulement, la question du sujet. L'objet de l'Histoire de la folie à l’âge classique n'est t-il pas le sujet fou dans le savoir psychiatrique, Surveiller et punir ne traite t-il pas du sujet criminel ? Et selon quelle norme est-il traité comme tel ? Les Mots et les choses ne se concentre-t-il pas sur le sujet, l’homme mort des sciences humaines ? Philippe Sabot dans son livre Lire Les Mots et les choses de Michel Foucault, souligne que la dimension pratique n'est pas absente dans la période dite archéologique de la pensée de Foucault. Depuis L'Archéologie du savoir, Foucault a remarqué l'importance des conditions matérielles dans la constitution des pratiques discursives. Son analyse des règles de formation des discours n'est pas incompatible avec l'histoire des conditions matérielles de leur transformation. Dans une note très importante, Philippe Sabot montre qu'il n'y a pas une formation discursive isolée et sans rapport avec les pratiques non discursives. Et de ce fait ; nous pouvons affirmer la continuité des thèmes dans la pensée foucaldienne qui s'annonce depuis l'Archéologie du savoir. La séparation de la méthode archéologique de la méthode généalogique ne doit pas être stricte1. Foucault ne serait donc pas débarrassé de sa première manière de problématiser les thèmes adoptés dans les premiers écrits. Au contraire, il les aurait pensés corrélativement à son analyse des pratiques non discursives. Il a articulé ensuite le savoir et le pouvoir au sein de la volonté de vérité et a réinvesti enfin la question de la "subjectivité" à partir d'une problématisation éthique et de la politique du gouvernement de soi et des autres. La singularité de la pensée foucaldienne consiste à affirmer qu'il n'y a pas de savoir sans pouvoir et sans éthique. Et donc il n'y aurait pas un Foucault archéologue dans Les Mots et les choses, L’Archéologie du savoir, La 1 Philippe Sabot, Lire les Mots et les choses de Michel Foucault, « On trouve un indice de ce glissement ( de l'archéologie vers la généalogie) dans le mode même de problématisation dans la manière dont Foucault reprend dans Surveiller et punir le problème de la constitution historique des sciences humaines, en liant cette fois clairement cette constitution à l'élaboration d'une production de l'individu déterminé à la fois "comme effet et objet de pouvoir , comme effet et objet de savoir. » ( in SP p. 225) » p. 191 « Il faut regarder du côté de ces procédés d'écriture et d'enregistrement, il faut regarder du côté des mécanismes d'examen, du côté de la formation des dispositifs de discipline, et de la formation d'un nouveau type de pouvoir sur les corps. La naissance des sciences de l'homme ? Elle est vraisemblablement à chercher dans ces archives de peu de gloire où s'est élaboré le jeu moderne des coercitions sur les corps, les gestes, les comportements. (in S&P p. 224) ». p. 192. 12 Naissance de la clinique et un autre qui serait généalogiste : celui de Surveiller et Punir, La volonté de savoir, Il faut défendre la société, etc. Nous supposons que la pensée foucaldienne répond à ces questions afférentes à la notion de sujet : Comment le sujet humain peut-t-il se construire ? Peut-il se construire par-delà les relations de pouvoir ? Le sujet existe-t-il en dehors de ses pratiques historiques ? Peut-il connaître des vérités et des valeurs transcendantales ? Par conséquent, notons que l'intérêt foucaldien est très tôt porté sur le sujet humain et cela est à remarquer dès La psychologie mentale et la personnalité et l'Histoire de la folie à l'âge classique. Dans sa première période, il s'est intéressé au sujet du savoir. Dans les années soixante dix, au sujet du pouvoir. Dans ses derniers écrits, il s'est orienté explicitement vers le sujet éthique. C'est toujours de la question du sujet affecté par le savoir et le pouvoir dont il est question. De ces faits, nous relevons une première assise à notre lecture éthique, étant donné que l'éthique est le champ le plus approprié pour la constitution de soi. Dans cet horizon éthique, nous nous sommes trouvés dans l'obligation de montrer, d'une manière microscopique, que cette constitution de soi ne s'effectue que dans un processus historique qui engendre toujours la possibilité de la transformation de soi. Or ce processus est enraciné dans des relations complexes et dans un réseau de pratiques rationalisées du pouvoir. Sans glisser dans le débat qui tergiverse de la primauté de l'éthique ou de la primauté de la politique, avançons simplement que la politique est le champ extérieur où se réalise le sujet et sans lequel nous serions dans la marge de la société et de l'histoire. L'éthique c’est l’espace où chaque sujet peut se constituer et se transformer. Foucault analyse les pratiques enchevêtrées des hommes afin d'y déceler les contraintes exercées sur le sujet et ses possibilités de se construire dans ce réseau de relations de savoir/pouvoir. Ainsi, la théorie du pouvoir est fortement liée à l'éthique dans un double sens : Primo : le pouvoir s'exerce sur les individus et les assujettit, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de pouvoir sans ce sujet assujetti. Secundo : le sujet ne peut se former une certaine ontologie qu'à l'intérieur de ces relations de pouvoir qui le recouvrent et il n’y a pas de sujet transcendantal ou anhistorique. La théorie du pouvoir est ancrée dans un champ éthique et la question est de montrer comment le sujet éthique se constitue à l'intérieur des relations de pouvoir et du savoir/ pouvoir. Dans cette perspective, il convient de signaler, dès cette introduction, que la pensée foucaldienne s'adosse à une nouvelle vision philosophique : celle de 13 Friedrich Nietzsche et de Gilles Deleuze. La philosophie y est définie comme création de concepts, mais n'abandonne pas le sens profond du philosopher à savoir : instaurer un certain rapport effectif avec la vérité. Ensuite, il faut signaler que notre problématique s'inscrit dans le projet critique de la modernité (Emmanuel Kant et Karl Marx), à savoir dans un nouveau rapport à la vérité, résultant d'une nouvelle rationalité qui applique le sens de la critique et sur Kant et sur Marx qui a dépassé Kant. Foucault, comme ses contemporains postmodernes, applique la critique sur ceux qui l'ont fondée. La naissance de la rationalité n'a pas toujours été au profit de l’homme puisqu'elle a été à l'origine de la mort de l'homme et l'a englouti dans des postures vertigineuses. En troisième lieu, il faut souligner que le souci du sujet s’enracine dans un nouveau rapport entre la théorie et la pratique où les deux sont indissociables. Enfin, il sera question de remarquer le sens par lequel Foucault renoue avec les Grecs. a- Foucault, Nietzsche et Deleuze : les trois figures du soupçon Révéler un nouveau regard, c’est le propre du philosophe. Foucault a le don de faire voir ce qui est visible à ceux qui ne le voient pas. Son entreprise conçue pour nous "décentrer" nous fait vaciller. Sans doute, l’introduction à L’Usage des plaisirs résume toute sa philosophie. Il s’agit d’entreprendre et de savoir comment et jusqu’où, il serait possible de « penser autrement », plutôt que de théoriser ce que l’on sait déjà. Parmi les tâches actuelles de la philosophie figurent celles qui visent à remettre en question notre "volonté de vérité", à restituer au discours son caractère d’événement et à lever la souveraineté du signifiant. Plus bouillonnant1 que Nietzsche et Deleuze, Foucault nous transmet sa flamme d'esprit perturbateur pour bouleverser notre pensée et transformer notre rapport à la vérité. Ce n'est pas la recherche de la vérité - qui a tant passionné et incité les philosophes - qui l'a poussé vers la philosophie et la réflexion. Bien quelle soit claire et visible, l'interrogation qui a dû provoquer chez lui un élan vers la pensée est : dans quelle mesure et en quel sens la vérité et la pensée peuvent-ils nous changer et jouer un rôle sur notre être ? La vérité en soi ne passionne que les esprits ascétiques qui cherchent à se justifier une "faute". La rationalité aujourd'hui doit être comprise comme une critique des formes d’assujettissement et d’objectivation. Il s'agit de comprendre la nouvelle 1 Dumézil évoque concernant l'élection de Foucault au collège de France, dans une lettre à LéviStrauss le 19/4/1969, "Mon problème d'électeur, devant plusieurs candidats, a toujours été le même : juger non pas des opinons, ni même des méthodes, mais mesurer des tailles, observer des puissances. Celui-là bouillonne", in Didier Eribon, M. Foucault et ses contemporains, éd. Fayard, 1994, p. 130. 14 rationalité dans laquelle s'enracinent les relations de pouvoir. Notre rationalité ne se définit plus comme pure explication ou représentation des lois, mais comme stratégie et comme technique ou comme savoir utilisé en tant que devise très chère et très judicieuse dans l'exercice du pouvoir. C'est pourquoi, Foucault se déprend toujours de termes comme "explication", "théorie", "loi", "généralisation", etc. Ce n'est plus là un langage valable pour connaître les spécificités de la rationalité moderne. Et c'est d'ailleurs dans ce sens qu’il faut saisir les paroles de Foucault quand il dit qu'il va réélaborer la théorie du pouvoir. Le sens de "la théorie" chez lui, c'est le sens de la critique des investigations rationnelles et objectivantes de l'homme. Sinon, nous trouvons dans d'autres textes une précision de ce que Foucault entend par théorie : c'est une "boîte à outils" ; c'est-à-dire un ensemble d'instruments d'analyse qui permettent à quiconque de s'en servir. Il dit : " Tous mes livres sont des petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien se servir de telle phrase, telle idée ; telle analyse comme d'un tournevis ou d'un desserre-boulon, pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là même dont mes livres sont issus…eh bien tant mieux »1. Et la conviction foucaldienne toujours projetée se formule ainsi : « L'enjeu des enquêtes qui vont suivre, c'est d'avancer moins vers une "théorie" que vers une "analytique" du pouvoir : je veux dire vers la définition du domaine spécifique que forment les relations de pouvoir et la détermination des instruments qui permettent de l'analyser »2. Ce que nous croyons réellement avec tant de commentateurs d'ailleurs, c'est que Foucault ne veut pas faire et ne va pas faire une théorie au sens de genèse explicative d'une chose, ni au sens d'explication exhaustive de son évolution et de son éventuelle disparition, non seulement parce que le pouvoir n'est pas une chose, mais un ensemble de relations, d'actions sur les actions des autres ; mais également parce que Foucault s'est toujours méfié des théorisations générales et de leurs effets de pouvoir. Et c'est précisément en rompant avec ce type de 1 Foucault, D&E, t. II, p. 309. Deleuze remarque aussi dans son « entretien avec Deleuze » qu'une théorie, c'est exactement comme une boîte à outils. Rien avoir avec le signifiant. Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi même. S'il n y a pas des gens pour s'en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d'être théoricien, c'est qu'elle ne vaut rien ou que le moment n'est pas venu. 2 M Foucault, La VS, p. 109. Le concept d'analytique est utilisé pour la première fois par Kant dans sa Critique de la raison pure, dans sa Critique de la raison pratique et dans sa Critique de la faculté de juger. Selon Dreyfus et Rabinow dans leur article « Habermas et Foucault » in Revue Critique, n°471-472, 1986, p. 865, l'absence de théorie ou de système normatif ne compromet pas la "portée assurément normative de l'œuvre de Foucault, une œuvre qui, dans ce contexte n'est pas très éloignée des exigences d'un universalisme et de formalisme de la raison pratique kantienne. (In Maria Paola, Foucault et Kant, Critique Clinique Ethique p. 19). Le terme "d'analytique" est également repris par Heidegger dans l'Etre et le temps où il analyse les modes existentiales du Dasein sous le titre "analytique du Dasein". Inspiré, en quelque sorte par Kant et Heidegger, Foucault reprend cette notion qui signifie fondamentalement une manière d'analyser le complexe afin de le simplifier et parvenir à ses premiers éléments qui le constituent. 15 philosophes de l'universel abstrait comme Jürgen Habermas que Foucault élabore une "analytique du pouvoir"1. Au cours de son exploration des substrats, il s'est aperçu que les processus de domination, y compris dans leurs manifestations les plus exacerbées, n'étaient pas seulement présents à un moment perverti de l'Histoire ni en un seul lieu géographique, mais qu'ils constituent une virtualité à l'intérieur de n'importe quel système, dans n'importe quelle région ou dans n'importe quelle subjectivité. Cette fonction de la pensée, a été déterminée d’abord par Nietzsche et ensuite par Deleuze lesquels représentent aussi les deux « amis » de Foucault. Philosopher chez les trois philosophes, c’est transmuter et renverser l’ordre et par conséquent créer de nouvelles conceptions et de nouvelles possibilités d’action et de création. Deleuze l’a déclaré dans un geste réellement authentique, quand il a dit « qu'à minuit la pensée doit s'éveiller pour se rappeler que son propre travail, c'est de créer les concepts » et donc de construire de nouveaux champs de visibilité. Dans la nuit sombre, où tout est noir et invisible, le philosophe doit chuchoter à son ami le plus intime que le temps est arrivé pour lever l'opacité de la cécité et faire sortir les choses de leur obscurité. Dans ce sens, la pensée philosophique prend un nouveau sens que les métaphysiciens ont escamoté. Foucault veut rappeler – à la manière de Heidegger2 – que la recherche de l'origine ou du principe au sens aristotélicien du terme, nous détourne de l'étant, dans son existence effective.. Foucault a toujours haï les origines car pour lui : "Rechercher une telle origine, c'est essayer de retrouver ce qui "était déjà", le "cela même" d'une image exactement adéquate à soi […]. C'est entreprendre de lever les masques pour enfin dévoiler une identité première. Or si le généalogiste prend soin d'écouter l'Histoire plutôt que d'ajouter foi à la métaphysique, qu'apprend-il ? Que derrière les choses il y a "autre chose" non point leur secret essentiel et sans date, mais qu'elles sont le « secret » sans essence ou que leur essence fut construite pièce à pièce à partir de figures qui lui étaient étrangères3". Par conséquent, un philosophe qui a rejeté "les origines" ne peut pas fonder une vérité qui serait la première ou la dernière et qui serait la raison suffisante qui donnerait sens à tout. De la même manière que Nietzsche a détruit les origines, 1 Didier Eribon, M Foucault et ses contemporains, p. 296. Bien que Foucault éprouve une certaine fraternité vis-à-vis de l'Ecole de Francfort et par rapport à leur lecture des Lumières de Kant, il n'éprouve pas le même sentiment vis-à-vis de Habermas. 2 Heidegger, l'Etre et le Temps, l'Introduction, "Le problème de l'être est tombé aujourd'hui dans l'oubli ». Tous les métaphysiciens ont expliqué l'être en le ramenant à une cause universelle et un premier principe et ont oublié l'étant. Aristote dans sa métaphysique, livre A, a défini la philosophie première comme science des premiers principes et des premières causes. 3 Michel Foucault, "Nietzsche, la généalogie, l'histoire", in Hommage à Jean Hyppolite in D& E, t.1. 16 Foucault a déstructuré les vérités/lois de la science et de la métaphysique pour nous faire apprendre que la vérité a un statut et une fonction dans un jeu et, qu'elle n'a pas de valeur ontologique en soi. Foucault, comme Deleuze, reconnait que tout concept s’inscrit dans un réseau de relations et ne peut pas se définir par son universalité, puisqu’un seul concept ne peut pas être commun à tous les philosophes. Et tout concept renvoie à un problème spécifique ou à un carrefour de problèmes où il se situe, sinon il n’aurait pas de sens. Le concept chez Foucault est un acte de pensée qui dit l’évènement et ne prétend jamais dire l’essence ou la chose en soi. "Le concept dit l’événement, non l’essence ou la chose. C’est un évènement pur, une eccéité, une entité ; l’événement d’Autrui, ou l’évènement du visage quand le visage à son tour est pris comme concept1" Ainsi, Foucault se veut un créateur de concepts et un traceur de plan de pensée avec ses contemporains. Cette pensée particulière peut être réduite à la composition qu’il a faite entre l’image de la pensée Grecque et l’image de la pensée kantienne. Nous disons que ses concepts ont été créés dans un nouvel horizon, celui de la rationalité contemporaine, fondée déjà par Kant et retracée par les philosophes contemporains. Et paradoxalement, une nouvelle instauration et une édification singulières s'installent dans cette pensée qui tient compte du souci des "fondements de la métaphysique des mœurs" et vient secouer la raison, lui rappeler sa vraie fonction dans le double sens de la critique et du fondement. La théorie doit nous fournir un nouveau rapport à la vérité qui serait un rapport authentique avec les choses et avec soi-même. Il faut que la philosophie nous apprenne à voir autrement. Une telle pensée philosophique offre la possibilité d'un nouveau rapport entre la théorie et la pratique et par conséquent un nouveau rapport à soi. b- Foucault et la reprise de la rationalité moderne de Kant et de Marx La philosophie de l’événementiel, du singulier - et à tonalités nietzschéenne et deleuzienne - se charge de décrypter les pratiques historiques du pouvoir et leurs effets sur les sujets. Elle crée ainsi de nouveaux concepts. Pour ce faire, elle n’est pas sourde vis-à-vis de la philosophie critique dérivée de Kant et de Marx. Elle s’allie aussi avec toute la philosophie contemporaine qui a posé fortement le problème de la crise de la raison et qui a critiqué la rationalité d'aujourd'hui. Foucault partage avec l'Ecole de Francfort, tout en étant à la fois kantien et marxiste, sa critique de la raison. Il s'étonne 1 Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ? p.24. 17 comme Théodore Adorno et Max Horkheimer : comment peut-on dissocier la rationalité des mécanismes, des procédures, des techniques et des effets de pouvoir qui l'accompagnent, comment les sociétés capitalistes et socialistes usent-elles de la rationalité contre la raison moderne. La promesse de l'Aufklärung était de libérer l'homme par l'exercice de la raison, mais cette raison s'est détournée en un exercice de la raison de moins en moins prometteuse et contre la liberté de l'homme. En effet, Foucault use d'un sens de la raison qui est un sens positif sans être positiviste, c'est-à-dire que le sens de la raison n'est pas fixé dans "l'éloge" moderne de la raison et du rationalisme, mais celui de la critique de toutes les rationalités qui ont contribué à « la mort de l'homme ». Cependant, c'est à partir de Kant, de ses propos et de sa célèbre recommandation : il faut savoir comment "s'orienter dans la pensée" que Foucault a commencé son itinéraire philosophique. Et c'est aussi de Kant qu'il s'est inspiré pour critiquer et se déprendre de tout pouvoir extérieur au sujet. Le nouvel horizon dans lequel Foucault travaille et pense, c'est l'image de la pensée qu'a voulue Kant. Il s'agit avec lui de "faire usage" de la pensée et de s'en servir pour qu'elle nous affecte dans notre rapport à la vérité. C'est l'effet même de la pensée qui a toujours compté pour Foucault et donc c'est le champ de la sensibilité et de l'affectibilité c’est-à-dire dans la mesure où le sujet qui pense doit cesser de demeurer indifférent vis-à-vis des choses et s'agréger dans le mouvement perpétuel de se transformer sans cesse. Mais ce mouvement du sujet pensant n'a pas de coordonnées spatio-temporelles ; il a des coordonnées éthiques. C'est à l'intérieur du souci de soi et par souci de se constituer à l'infini que le sujet doit penser afin de se pouvoir gouverner soimême1. Avec les philosophes contemporains comme Habermas, il partage la conviction de la faculté critique de la raison. Dans toute la philosophie postmoderne, la raison doit jouer un rôle critique, c'est à dire la pensée doit cesser de chercher les Vérités et les Essences éternelles. C'est ce dont tous les philosophes contemporains ont hérité en commun de Kant et de Marx. 1 Frédéric Gros, « Sujet moral et soi éthique chez Foucault », in Revue Archives de Philosophie, Avril-Juin, 2002, vol. 65. On a l'habitude de faire du dernier Foucault celui de l'Histoire de la sexualité, mais sur les cinq années de cours, un seul est consacré à la sexualité grecque, tous les autres interrogeant inlassablement le même thème : quelles sont les formes historiques qui assurent en Occident le nouage du sujet à la vérité ? De l'étude de la pénitence chrétienne à la parrhêsia grecque, de celle de la conversion platonicienne à l'ascétique stoïcienne, toujours une même question têtue revient : selon quelles formes, quelles procédures, et avec quels effets de subjectivation, un sujet va-t-il se lier, se nouer à une vérité, quelles formes de subjectivation s'articulent sur quelles formes de véridiction ? Et cette interrogation s'impose avec tellement d'intensité à Foucault qu'il va affirmant qu'en étudiant autrefois le fou et le criminel, c'était cette même question qui se posait à lui" p. 230. 18 Evidemment, ce dernier, a relancé le sens de la critique kantienne en la déployant dans la société et l'Histoire. La pensée foucaldienne voudrait être une inédite itération de la critique kantienne et marxiste. La critique foucaldienne serait adaptée aux questions contemporaines telles : la mort de l'homme, l'humanisme, la vérité, la science et le pouvoir. Comme ses contemporains, Foucault a renoncé à l'existence d'une nature humaine. Leur inspiration commune après Kant et Marx s'énonce ainsi : comment réexaminer la position du sujet contemporain et penser le problème de l'action morale et des rapports sociaux dès le moment où la religion révélée et la métaphysique ont perdu leur autorité. Selon ces philosophes, l'homme ne peut atteindre sa maturité sauf s'il use d'une rationalité critique qui vise les principes les plus chers de la raison et rapporte cette critique à la société dans une période bien déterminée de l'Histoire. Ceci est précisément le projet de Foucault et de Habermas qui ont divergé à partir de leur héritage Kantien. Bien que les deux philosophes aient hérité le sens de la critique et de la raison et bien qu'ils se soient occupés de la société ; ils ont deux sens totalement différents de la critique, de la raison et de la société. Kant est ainsi à l'origine des deux grandes traditions critiques entre lesquelles s'est scindée la philosophie moderne : d'une part, celle qui réfléchit sur les conditions de la véritable connaissance et qui ouvre la voie aux pratiques discursives ainsi qu'aux dispositifs institutionnels et matériels. Il s'agit là d'une "analytique de la vérité". D'autre part, nous trouvons la critique qui questionne "le champ actuel des expériences possibles". Cette deuxième critique est une "ontologie du présent, une ontologie de nous-mêmes". Ces deux volets de la critique kantienne semblent décider du sort de la philosophie moderne qui, "de Hegel à l'Ecole de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber, a fondé une forme de réflexion1." dans le cadre duquel Foucault semble vouloir situer sa propre recherche. Le mérite de Foucault est de réconcilier Kant avec lui-même après sa division en deux traditions ; l'une qui se prétend théorique : l'analytique de la vérité ; l'autre qui se prétend pratique : la philosophie pratique (morale ou esthétique). Foucault a réarticulé les deux volets de la pensée kantienne tout en soulignant que la première n'est pas dissociée de la seconde. La critique "théorique" de la vérité vise à réinstaurer un nouveau rapport entre le sujet et cette vérité. Et ce rapport ne doit pas continuer à être un rapport purement théorique, il devrait s'instituer comme rapport pratique et même ontologique. Foucault, comme Habermas, garde un certain kantisme tel que la définition de la raison comme pouvoir critique. Toutefois, il dénonce la possibilité d'une 1 Foucault, « Qu’est-ce que Les Lumières ? », Extrait du Cours du collège de France, 1983, D&E, t. IV, p. 688. 19 solution transcendantale ou universelle d'un problème ou d'une conjoncture historique donnée. Foucault, plus qu’Habermas, apprécie chez Kant son intérêt de la pratique ou de la raison comme moyen de libération de toute tutelle. Ainsi, il s'inscrit dans la tradition de l'ontologie1 critique de Kant qui s'élabore dans son commentaire de l'article de Kant intitulé " Qu'est ce que les Lumières ?" En dessous de cette question, Kant a soulevé une autre question fondamentale : que sommes-nous au 18ème? Cette interrogation s'oriente réellement vers la spécificité des "Lumières" et vers l'actualité du sujet humain qui n'est qu'une autoconstitution libre qui passe d'abord par la critique des avatars du rationalisme moderne. Il s'agit aujourd'hui de réactualiser le projet des "Lumières" comme projet propre à la philosophie. Mais Habermas adresse une objection à Foucault dans cette option philosophique qui semble pour lui contradictoire. Il s'étonne du fait que Foucault, d'une part se déclare à la fois de la modernité et se réclame de Kant ; et simultanément, d'autre part, qu’il participe à la critique du savoir engendré par la modernité : procédant à la critique de la "Critique" et usant d'un sens de la raison contre le rationalisme de la modernité. "Comment est-il possible que ce type de compréhension affirmée d'un philosophe moderne, constamment dirigé vers notre actualité, et inscrit dans le temps présent, cadre avec la critique inflexible que Foucault fait de la modernité ? Comment peut-on faire cohabiter le fait que Foucault se comprenne comme un penseur de la tradition de l'Aufklärung avec la critique indiscutable qu'il produit à l'encontre de cette forme de savoir de la modernité2 ?", cette objection peut être résolue en revenant à l'affirmation foucaldienne constante que son premier souci est de dire "la vérité du sujet". Un tel vocabulaire est signé d'abord par Kant. Foucault ne fait que reprendre Kant après son renversement, c'est-à-dire, après la destruction du sujet. Il s'agit pour lui de repenser la finitude de l'homme en sachant "les modes qui le capturent et ceux qui en ouvrent l'existence3" Avec la philosophie contemporaine qui a posé fortement le problème de la crise de la raison, Foucault a utilisé un sens de la raison contre le rationalisme 1 La lecture Heideggérienne de Kant souligne le sens ontologique in Qu’est-ce qu’une chose et Kant et le problème de la métaphysique. D'un côté Kant nous a laissé une analytique de la vérité et des conditions de possibilité de la connaissance dans La critique de la raison pure, d'un autre côté il a fondé "une ontologie prématurée" dans sa définition des lumières. 2 Habermas, " Une flèche dans le cœur du temps présent", in Revue Critique, n° 471-472, AoûtSeptembre, 1986. Dans "le présent pour cible" in lectures critiques traduit de l'anglais par Jaques Colson, p. 125, Habermas reprend sa même opinion concernant les contradictions de Foucault : " tout aussi instructive est cette autre contradiction dans laquelle Foucault s'est engagé en opposant sa critique du pouvoir, où s'inscrit l’actualité, à "l'analytique de la vérité", de façon telle que cellelà se trouve privée des normes qu'elle devrait emprunter à celle-ci. Peut-être est-ce la force de cette contradiction qui a ramené Foucault, avec ce dernier texte, sur le terrain du discours philosophique sur la modernité qu'il croyait, pourtant, pouvoir éclater. 3 Maria Paola Fimiani, Foucault et Kant Critique, Clinique, Ethique, p. 13. 20