Vers une bipolarité fluide Etats-Unis – Chine ? Jean-Baptiste Jeangène Vilmer Après avoir été bipolaire durant la guerre froide puis relativement unipolaire jusqu'au début des années 2000, avec les États-Unis comme « hyperpuissance », le système international est depuis dans un état transitoire difficile à qualifier. Certains pensent qu’il reste unipolaire1, mais force est de constater que l’hégémonie américaine s’effrite – Fukuyama dirait même « pourrit »2. La diffusion de puissance à laquelle nous assistons – expliquant partiellement l’état de nature hobbesien dans lequel les relations internationales semblent revenues3 – est liée non seulement à cet effritement mais aussi au développement spectaculaire d’acteurs nonétatiques, parmi lesquels des groupes armés dotés d’ambitions transnationales (Daech, Boko Haram). L’érosion de l’ordre westphalien, c’est-à-dire étatique, se fait soit volontairement par le haut, dans une mise en commun de la souveraineté (Europe), soit involontairement par le bas, lorsque les assauts de groupes armés dissolvent la souveraineté étatique (Irak). Ces acteurs non-étatiques bénéficient de ce que Rosenau, dès 1990, caractérisait de « révolution des capacités individuelles »4, et Hassner, récemment, de double révolution des moyens de communication et de destruction5, c’est-à-dire le fait que la démocratisation des technologies permette aux individus et groupes de projeter leur puissance plus facilement, à l’instar du 11 Septembre, de l’affaire Snowden et des succès de Daech. Les acteurs étatiques ne sont pas en reste dans cette évolution du système international qui relativise l’unipolarité, avec l’émergence de nouvelles puissances – ou plutôt la réémergence dans le cas de la Chine, puissance résurgente qui « retrouve la diplomatie de sa géographie »6, et de son histoire. De moins en moins unipolaire, ce monde est-il pour autant apolaire ou « zéro-polaire » ? Certains le laissent à penser7. On peut toutefois en douter, tant il reste des pôles de puissances solidement constitués. Il n’est pas non plus multipolaire, contrairement à ce qu’affirme la rhétorique des puissances moyennes et des BRICS, qui pour des raisons politiques compréhensibles veulent croire et faire croire que cet ordre recherché est déjà atteint. A vrai dire, aucun concept ne saurait convenir pour décrire la phase de transition dans laquelle nous sommes, fluide et complexe – d’où l’image cinématographique de « multiplex » proposée par Acharya8. Il est certes difficile de caractériser l’état actuel du système international, il semble pourtant possible d’anticiper ce vers quoi il tend. Modestes, les Chinois se gardent bien de faire dès aujourd’hui des déclarations triomphalistes. Plusieurs indices reflètent néanmoins une bipolarisation sino-américaine croissante et, à moyen terme, vers 2025-2030, on peut 1 N. Monteiro, Theory of Unipolar Politics, Cambridge University Press, 2014. F. Fukuyama, « America in Decay: The Sources of Political Dysfunction », Foreign Affairs, 93 (5), septembre/octobre 2014, p. 5-26. 3 J.-B. Jeangène Vilmer, « Les turbulences de l’ordre mondial. Une lecture critique du World Order de Henry Kissinger », Revue française de science politique, 65:1, 2015, p. 111-125. 4 J. Rosenau, Turbulence in World Politics. A Theory of Change and Continuity, Princeton University Press, 1990. 5 P. Hassner, « Feu (sur) l’ordre international ? », Esprit, 407, août-septembre 2014, p. 63. 6 G. Araud, « Le monde à la recherche d’un ordre », Esprit, 407, août-septembre 2014, p. 44. 7 R. N. Haas, « The Age of Nonpolarity: What Will Follow U.S. Dominance », Foreign Affairs, 87 (3), 2008, p. 44 ; B. Badie, La diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, La découverte, 2012. 8 A. Acharya, The End of American World Order, Polity, 2014. 2 1 supposer que le monde sera organisé autour de la rivalité de deux superpuissances à la fois interdépendantes et concurrentes, les États-Unis et la Chine. Le processus de bipolarisation Pour émerger, la bipolarité a besoin de quatre conditions cumulatives : (1) il faut de l’espace, donc un repli américain ; (2) la Chine doit continuer à croître comme elle le fait actuellement, jusqu’à arriver au niveau des États-Unis ; (3) l’écart de puissance doit se creuser entre les deux premiers et le reste du monde ; (4) un nombre croissant d’États doivent se sentir contraints de « choisir » entre les États-Unis ou la Chine. La première condition est déjà satisfaite. Le monde se diversifie à la fois dans ses acteurs – quelques puissances étatiques globales (Etats-Unis, Chine, UE, Russie, Japon) au sein desquelles les Etats-Unis dominent toujours mais plus de façon hégémonique, des puissances étatiques régionales (Brésil, Afrique du Sud, Iran, Israël, Arabie Saoudite, Pakistan, Australie, Corée du sud), des organisations globales et régionales, des groupes armés non-étatiques, des ONG globales et locales, des acteurs religieux, des médias globaux et des entreprises multinationales – et dans ses valeurs : il y a une dispersion de la puissance non seulement matérielle mais aussi normative (multiplication et diversification des « entrepreneurs de normes »). Les normes défendues par l’Occident pèsent moins dans un monde désormais partagé, et les valeurs démocratiques et libérales sont plus vulnérables aux attaques du relativisme culturel (occidentalisme, néocolonialisme). L’affirmation de l’hégémonie chinoise en Asie de l’Est n’est que l’un des symptômes de cette remise en cause croissante de l’ordre occidental – l’incapacité à agir en Syrie et l’annexion de la Crimée en sont deux autres. Certes, mais le repli n’est que relatif. D’abord, les Etats-Unis ont toujours oscillé entre phases d’introversion et phases d’extraversion, de sorte que la phase actuelle n’est qu’un moment ordinaire du balancier américain. Ensuite, ils ne se sont pas retirés du monde sous Obama : ils s’y font seulement plus discrets. La stratégie furtive fondée sur la trilogie drones / forces spéciales / cyber, ou l’idée de « diriger par l’arrière », signent bien la fin des grands déploiements terrestres de l’ère Bush – dont on a vu d’ailleurs les résultats désastreux – mais ne signifient pas pour autant un désengagement américain, pas même au Moyen Orient comme le montre d’ailleurs l’intervention en Irak et en Syrie depuis août et septembre 2014 respectivement. L’introversion des Etats-Unis, désormais devenus puissance réticente - Kissinger dit « ambivalente »9 - crée une ambiance de fin de règne et donne l’impression d’une vacance du pouvoir. Pékin et Moscou s’engouffrent dans cette faille, et continueront à le faire dans le but de réviser l’ordre international. Cependant, seule la Chine en a véritablement les moyens. La deuxième condition est précisément la montée en puissance chinoise, qui réduit l’écart avec les États-Unis. En octobre dernier, le FMI indiquait que la Chine serait en 2014 la première puissance économique mondiale, en PIB mesuré par parité de pouvoir d’achat. La Chine réduit également son écart en termes de dépenses militaires : elle en fait même une priorité (le taux de croissance de son budget de la défense est supérieur à celui de sa croissance économique). Avec un budget militaire d’un montant de 148 milliards de dollars, environ trois fois supérieur à celui de la France (42 milliards), elle est depuis 2014 à la deuxième place mondiale, loin derrière les États-Unis (575 milliards). Si les dépenses de la Chine pour sa défense demeurent constantes, elle s’approchera du budget militaire américain en 2025, sans toutefois l’atteindre. L’égalisation est encore loin, notamment en capacités de 9 H. Kissinger, World Order: Reflections on the Character of Nations and the Course of History, Allen Lane, 2014, chap. 8. 2 projection10, en formation (la Chine a un retard considérable en ressources humaines) et en expérience du feu, mais la tendance est indéniable. Pékin concentre en outre son développement militaire – par exemple son armement Anti-Access/Area Denial (A2/AD) – de manière à contrer les capacités de projection américaines dans la région. La troisième condition est que l’écart se creuse entre la Chine et les États-Unis d’une part, et le reste du monde d’autre part. Le développement de l’Inde est et demeurera bien moins rapide que celui de la Chine. Elle pourrait avoir besoin de plus de quatre décennies pour devenir un pays à hauts revenus, contre 10 à 15 ans pour la Chine. De plus, l’Inde sera davantage affaiblie par des divisions ethniques et religieuses ainsi que des velléités séparatistes11. Les émergents qui auront émergé conserveront leur poids respectif sans pouvoir rivaliser avec les deux géants. Certains, prometteurs aujourd’hui, pourraient même rester sur le bord de la route demain. La quatrième et dernière condition est qu’un nombre toujours croissant d’États se placent, volontairement ou à leur corps défendant, sous influence américaine ou chinoise. On observe déjà, sous l’effet des craintes suscitées par la montée en puissance chinoise, que de nombreux États de la région resserrent leurs liens entre eux et avec Washington, contre Pékin. La stratégie américaine consistera à tisser autour d’elle une toile, renforçant les États voisins, afin de contenir son hégémonie12. Une coalition anti-chinoise se constituera de manière informelle, dont le chef de file pourrait être le Japon ou l'Australie, avec qui l’Indonésie renforce ses liens, comme avec Washington. En plus de l’allié historique japonais, les États-Unis accordent un intérêt particulier à l’Inde, qui a les moyens (démographiques, économiques, militaires) de devenir une puissance majeure13. Le Vietnam et les Philippines se rapprochent également des ÉtatsUnis et Hanoï cherche aussi le soutien de l’Inde et du Japon. Mais à l’horizon 2025, d’autres États auront accepté leur finlandisation « à la cambodgienne » dans l’orbite chinoise, sous l’effet de leur dépendance et de leur vulnérabilité vis-à-vis de la Chine voire de leurs doutes sur la possibilité de bénéficier d’un soutien américain effectif. Enfin, la Chine demeure fragile : elle traversera certainement des difficultés économiques et financières d’ici 2025. Ces dernières sont susceptibles de faire réviser à la baisse ses perspectives de croissance, mais ne devraient pas remettre en cause sa trajectoire vers le statut de superpuissance. À la différence des autres BRICS dont l’émergence apparaît encore réversible, celle de la Chine est suffisamment avancée pour qu’une régression devienne improbable sauf catastrophe majeure. L’interventionnisme chinois plus probable Dans ces conditions, l’expansion chinoise pourrait progressivement connaître une double évolution : quantitative – il ne s’agit plus pour la Chine de s’affirmer seulement dans son plus proche environnement régional, mais dans l’ensemble de l’Asie de l’Est. Son influence se fera progressivement sentir au niveau global, en diffusant des comportements d’autocensure ou d’autolimitation dans les pays dont elle sera devenue un partenaire impossible à ignorer. Mais aussi qualitative : sur le socle de la puissance économique, l’affirmation militaire et diplomatique prendra une part de plus en plus importante. Cette politique chinoise pourrait devenir plus interventionniste hors de son environnement régional, 10 N. Monteiro, op. cit. National Intelligence Council, Global Trends 2025: A Transformed World, 2008, p. 31. 12 J. Shinn (ed.), Weaving the Net : Conditional Engagement with China, New York, Council on Foreign Relations Press, 1996, p. 4. 13 A-J. Tellis, « Balancing Without Containment: A US Strategy for Confronting China’s Rise », The Washington Quaterly, 36:4, 2013, p. 113. 11 3 par exemple en faveur de crises lui permettant de mettre en avant la protection de ses ressortissants à l’étranger. Il y a des signes extérieurs qui ne trompent pas, comme la présence de bâtiments chinois en mer méditerranée et le contingent de la MINUSMA au Mali. Le Ministre des Affaires étrangères Wang Yi a accru l’engagement chinois en matière d’opérations de maintien de la paix, en particulier avec la fourniture d’hélicoptères, très importants pour le déploiement de bataillons d’infanterie. Le Forum de Coopération Chine-Afrique (FOCAC) comprend un volet important de coopération avec la Force africaine de Réaction rapide. Les Chinois reconnaissent désormais ouvertement qu’avec la puissance vient la responsabilité. Cela l’amène à évoluer sur la notion de responsabilité de protéger (R2P) notamment. La Chine l’avait jusqu’à présent surtout critiquée. En 2005, elle insistait sur l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) comme une condition sine qua non14. En 2007, elle estimait qu’en raison des « nombreuses différences de compréhension et d’interprétation de ce concept parmi les Etats membres, le CSNU doit se retenir de l’invoquer »15. Cela ne l’avait pourtant pas empêché, l’année précédente, de voter l’une des deux résolutions qui l’invoquaient16. Depuis quelques années, on note toutefois une évolution, « de l’idéologie au pragmatisme »17, à mesure qu’elle prend conscience de son rôle de puissance mondiale. Elle a notamment proposé son propre concept alternatif, celui de Responsible protection – qui, comme celui des Brésiliens (Responsibility while protecting), insiste davantage sur le rôle central du CSNU et vise à augmenter le seuil de l’usage de la force. Sans toutefois changer le fond de son discours – critique de l’interventionnisme militaire occidental –, la Chine est en train d’évoluer sur la R2P, et de s’approprier le concept plutôt que le rejeter en bloc. Le fait que le 28 octobre 2014 ait eu lieu le premier Dialogue annuel sur la R2P entre le Chinese Institute for International Studies (CIIS), le think tank du ministère des Affaires étrangères chinois, et le Asia-Pacific Centre for the R2P de l’Université du Queensland (Australie), est assez révélateur de ce point de vue. La Chine comprend que, pour devenir une puissance globale, l’économie ne suffit pas, il faut aussi être un entrepreneur de normes. Les Chinois pourraient être tentés d’intervenir militairement dans au moins deux types de situations : d’une part, une attaque contre des intérêts chinois ou un massacre de Chinois en Afrique et, d’autre part, pour lutter contre le terrorisme. Pékin a un intérêt commun à lutter avec nous contre Daech, par exemple, qui aurait dans ses rangs au moins une centaine de Ouïghours. La Chine est régulièrement la cible de la propagande djihadiste à cause de sa politique au Xinjiang. Tout en reconnaissant volontiers cette réalité, les Chinois aiment rappeler la responsabilité de l’Occident dans le chaos actuel en Syrie et en Irak, en raison de mauvaises politiques et de l’intervention de 2003, et ils n’envisagent guère de collaboration au-delà du renseignement. Leur réticence est à la fois principielle (non-interventionnisme) et pragmatique, puisqu’ils estiment que la menace pour eux peut être contenue depuis la Chine : ils n’ont donc pas besoin d’intervenir. Cette position pourrait toutefois évoluer depuis le retrait des troupes américaines d’Afghanistan puisque les quelques forces spéciales restantes ne pourront empêcher la constitution d’une zone franche djihadiste de plusieurs dizaines de milliers de militants dans l’est de l’Afghanistan et les zones tribales du Pakistan, qui pourrait servir de base arrière attaquer des cibles en Chine. Position Paper of the People’s Republic of China on the United Nations Reforms, 7 juin 2005, Chinese Journal of International Law, 4:2, p. 685-698. 15 UN Doc. S/PV.5703, 22 juin 2007, p. 17. 16 La S/RES/1674 (2006), mais elle s’était abstenue pour la S/RES/1706 (2006). 17 J. Davis, « From Ideology to Pragmatism: China’s Position on Humanitarian Intervention in the Post-Cold War Era », Vanderbilt Journal of Transitional Law, 44:2, 2011, p. 282. 14 4 Pékin pourrait alors utiliser ses drones armés pour les frapper, comme pour viser des groupes ouïghours, pas seulement au Xinjiang mais aussi au Kazakhstan. La Chine, qui développe des prototypes de drones armés – dont une copie du Reaper à un million de dollars, soit 16 fois moins chère que l’original – a révélé en 2013 avoir envisagé l’élimination ciblée d’un baron de la drogue en Birmanie avant de finalement le capturer. A moyen terme, le développement parallèle de cette technologie et du risque terroriste pourrait inciter les autorités à conduire des frappes de drones dans son étranger proche. Quelle place pour la Russie ? Dans cet échiquier, le rôle de la Russie ne sera guère déterminant. Certains estiment que la Chine devrait s’y allier pour se constituer en véritable pôle de puissance18. D’autres, au contraire, pensent que la Russie rejoindra à terme la coalition régionale anti-chinoise, par l’intermédiaire du Japon une fois leur différend territorial réglé19. Aucune de ces hypothèses ne semble réaliste. Les relations sino-russes ont beau avoir atteint « un niveau jamais vu dans l’histoire », selon la ligne officielle chinoise, elles restent un partenariat méfiant, une convergence pragmatique et non une véritable alliance comme l’a rappelé la Chine lors de la signature de 49 accords commerciaux en 2014, dont celui sur le gaz négocié depuis plus d’une décennie. La Russie n’est que le 10ème partenaire commercial de la Chine. Par ailleurs, contrairement à notre tendance à les assimiler fréquemment, ce sont des alliés non naturels : ils partagent une frontière et des intérêts communs mais sont très différents culturellement. Ils sont et demeureront de sérieux compétiteurs particulièrement en Asie centrale, pré-carré de Moscou que Pékin est en train de racheter, et demain en Afrique (Moscou s’intéresse notamment au secteur minier dans la Corne). En outre, à mesure que la puissance chinoise s’accroît tandis que la puissance russe connaît le phénomène inverse, la différence d’échelle entre les deux sera plus évidente. La Russie sera toujours un partenaire junior pour la Chine – et même un risque. Une bipolarité fluide Ce nouvel ordre bipolaire sera différent du précédent – la principale difficulté étant précisément de penser la bipolarité hors du référentiel de la Guerre froide. D’une part, la bipolarisation se développe au sein d’un ordre international occidental, largement dominé par les Etats-Unis, et interdépendant, ce qui fait dire à Anne-Marie Slaughter que cette bipolarité ne renvoie pas à « un déplacement à somme nulle de la puissance d’ouest en est, mais plutôt une intégration négociée à somme positive »20. Contrairement à l’URSS de l’époque, la Chine d’aujourd’hui ne vise qu’un rééquilibrage des puissances, non la refondation de l’ordre international dont elle bénéficie grandement. L’interdépendance des deux pôles contribuera assurément à réduire le risque de conflit grave, mais aussi à diminuer la capacité des EtatsUnis à résister efficacement à l’affirmation de la puissance chinoise, pour peu que la Chine demeure sous le seuil de provocations majeures. D’autre part, le fait que le socle de l’expansion chinoise sera sa puissance économique, secondée par sa puissance militaire (alors que le socle de l’affirmation soviétique était sa puissance militaire, secondée par son idéologie universaliste), rendra beaucoup plus difficile 18 Y. Xuetong, « From a Unipolar to a Bipolar Superpower System: The Future of the Global Power Dynamic », Global Times, 30 décembre 2011. 19 E. N Lutwak, The Rise of China vs. the Logic of Strategy, Harvard University Press, 2012. Mersheimer estime également que la Russie rejoindra une coalition dirigée par les Etats-Unis pour « contenir » la Chine (« China’s Unpeaceful Rise », Current History, 105:690, 2006, p. 160 et 162). 20 A.-M. Slaughter, « Be wary of Asian triumphalism », New Perspectives Quarterly, 25:3, 2008, p. 23. 5 une politique de containment. La Chine aura les moyens d’utiliser les relations commerciales et financières (prêts), et un soft power minimal (Instituts Confucius, universités, Recherche et Développement, cinéma, etc.), pour rendre dépendants un nombre croissant d’États de manière apparemment « naturelle » et légitime, sans avoir à recourir à la force. L’interdépendance et le pragmatisme chinois changent la donne. Le « pôle » chinois ne fonctionnera pas par attractivité mais par pressions sur son environnement, dans des cercles concentriques, du régional au global. La pertinence du mot « pôle » peut d’ailleurs être questionnée, dans la mesure où il ne s’agira plus d’un bloc d’alliances comme lors de la Guerre froide. Le pôle Asie-Pacifique restera régional, il ne va pas s’étendre, les Etats tiers n’auront pas tous à choisir un camp, et les acteurs non-étatiques – dont nous disions au début que leur multiplication était l’un des symptômes des mutations du système international – non plus. Ces derniers contribuent d’ailleurs à l’autonomisation croissante des conflits armés. En outre, de nombreux enjeux dont des plus importants resteront multilatéraux, comme le terrorisme ou les négociations climatiques, par exemple, qui ne peuvent être réduits aux interactions entre deux Etats. Si par « bipolarité » on entend la cristallisation de deux blocs d’alliance autour d’un clivage idéologique – comme durant la Guerre froide –, ce n’est effectivement pas le phénomène auquel nous assistons. Mais comment nommer les logiques structurantes autour de deux hégémonies concurrentes qui ont bel et bien lieu ? Poser la question en terme de polarisation n’est sans doute plus adapté à la complexité du monde du 21e siècle, qui se caractérisera plutôt par sa fluidité : fluidité des alliances (les relations seront moins prévisibles : il sera plus difficile de classer les acteurs en alliés ou adversaires puisqu’ils peuvent coopérer sur certains sujets et se trouver en confrontation sur d’autres) ; fluidité des déplacements (de personnes, de biens et de capitaux). Faute de mieux, nous pourrions donc parler de bipolarité fluide. Conséquences sur l’ordre international La bipolarisation rendra le système international moins efficace : comme en temps de Guerre froide, le Conseil de sécurité pourrait être paralysé par un veto utilisé comme instrument d’obstruction – tendance déjà manifeste concernant la Syrie (quatre veto russes et chinois depuis 2011). La légitimité de certaines organisations internationales sera davantage contestées : dans un monde bipolaire, il deviendra impossible que seul un Américain puisse présider la Banque mondiale et un Européen le FMI. La remise en cause du système international, ajoutée au développement d’institutions concurrentes, rendra plus délicates les négociations et moins efficaces les grands efforts multilatéraux. La bipolarisation rendra la politique étrangère française plus difficile. Parce que nous avons besoin de la Chine et qu’il est impossible de l’isoler, cette nouvelle guerre froide aura ceci de particulier que les États auront intérêt à ne pas choisir entre les deux grands, et les ménager le plus longtemps possible, comme l’ont d’ailleurs compris les États de la région. Il faudra être très fort pour se permettre de ne pas choisir. Le dilemme frappera d’abord les pays de la région, mais se posera, à terme, au sein de l’Union européenne, dont la Chine sait d’ores et déjà parfaitement exploiter les divisions. Le prochain défi de la politique étrangère française consiste à des servir des années à venir pour éviter que l’Europe ne finisse par se retrouver aussi divisée dans cette nouvelle bipolarité que dans la précédente. 6