LE LIEU DE L'ÉTONNEMENT
John SALLIS
Traduction : Robert SASSO
(a)
...Un singulier retour aux commencements,
un tournant vers ce qui
déjà le détermine.
Phenomenology and the Return to Beginnings
Comment rappeler un chemin disparu ? Comment
convoquer à nouveau ce penser, ces temps, que seul le
temps lui-même cette menace à l'égard de toute
ipséité, y compris celle du penser lui-même a pu
* « The Place of Wonder », chapitre 11 de Double Truth, Albany, (NY), State
University of New York Press, 1995. Dans ce chapitre, John Sallis joue de
toutes les acceptions du mot anglais « wonder », qui peut être verbe ou
substantif:
étonnement, émerveillement, prodige, miracle...; s'étonner,
s'émerveiller, trouver prodigieux, miraculeux... On
s'est
résolu à rendre ce
terme uniquement par « étonnement » ou « s'étonner » chaque fois que
l'auteur l'utilise pour « traduire » ce dont parlent Platon et Aristote quand ils
se servent de thauma ou de thaumazein. En revanche, dans les contextes où
John Sallis fait manifestement jouer des connotations particulières de
« wonder », ou de formes apparentées, on
s'est
efforcé d'employer des
termes diversifiés, de manière à restituer en français ces variations sur le
thème général de l'étonnement : du sens « simple », en quelque sorte (« Cela
m'étonnerait ») au sens emphatique (« C'est prodigieux ! fantastique !
renversant
!
»). L'original comporte quantité de termes, en caractères droits
ou italiques, mis entre parenthèses ou entre des crochets : on a conservé cette
typographie et renvoyé en bas de page les remarques de la traduction
signalées par un astérisque. Les notes appelées par des chiffres sont celles de
John Sallis. Les citations qu'il donne en tête de chaque section sont extraites
de ses propres ouvrages (N.D.T.).
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Noésis
n°
6 «
Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
mettre en retrait ? Comment, à partir de simples traces,
redonner vie à toute la détresse de la perplexité, à la
passion du questionnement, à l'attention de la lecture, à
l'extase prudente de l'écriture, à la patience d'attendre la
venue de la chose espérée, d'attendre les mots
susceptibles d'ouvrir et, tout à la fois, de sceller un certain
chemin ?
Y
a-t-il
un temps verbal peut-on à défaut en
inventer un qui permette de parler d'un autre temps
sans le priver de son intensité ni le réduire à n'être qu'une
ombre floue du présent ?
Comment donc reprendre un chemin qui provient d'un
autre temps ? Cela n'est possible que par la remémoration
en remontant ce chemin par la pensée jusqu'à son
commencement. Une telle pensée remémorante n'a rien à
voir avec la représentation : elle ne cherche pas à
reproduire ce chemin, à en donner une réplique, le double
actuel d'un original passé (qu'on ne pourrait jamais
simplement préserver en tant que tel et protéger de la
duplicité engendrée par la reproduction). Il
s'agit
plutôt,
dans la remémoration, d'entreprendre de penser ce qui a
déterminé le chemin et prolongé son cours. Par la
remémoration, on fait retour vers le commencement qui
aura toujours soutenu la pensée dans son cours, jusqu'à la
pensée remémorante elle-même.
On voudra, avant tout peut-être, se rappeler de manière
méditative ce qui
s'est
annoncé dans le mot par lequel le
commencement de la philosophie a été nommé au
commencement de la philosophie ; ce mot par lequel,
même si cela implique toujours un renvoi particulier au
commencement grec, on n'a jamais cessé de le désigner
depuis. Platon et Aristote désignent l'un et l'autre le
commencement de la philosophie par θαυμάζειν. Hegel
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
et Heidegger répètent l'un et l'autre ce nom, ne serait-ce
que pour marquer une certaine distance par rapport au
commencement grec.
La remémoration esquisse plus ouvertement un
dépassement de la philosophie que celle-ci, elle-même,
avait déjà tenté à son commencement : le retour au
commencement, le recul, à partir de la philosophie, vers
l'α ρχή qui la précède et la rend initialement possible, la
régression en deçà de la limite de la philosophie vers
l'α ρχή qui l'a initialement délimitée. La remémoration ne
peut se déployer que comme penser archaïque : et en
celui-ci, elle a toujours déjà commencé. Se tourner vers
l'α
ρχή,
c'est toujours, pour la remémoration, être aussi
déterminée par lui. Dès lors que l'on pose la question du
commencement, le commencement est toujours déjà en
jeu, et depuis longtemps, privant la question de toute
prérogative. Être en mesure de commencer, c'est être déjà
impliqué dans et par le commencement, et lorsqu'on en
vient à mettre celui-ci en question, on ne fait que
retourner vers lui, d'une manière différente, d'une
manière questionnante, en se tournant vers ce qui, déjà,
détermine la mise en question.
La remémoration traduit le commencement. Dans le
mot wonder, qui est en anglais la traduction constante et
bien établie de θαυμάζειν, elle entreprend de traduire ce
qui s'annonce dans les discours décisifs sur le θαυμάζειν
ces discours qui, à la limite de la philosophie, font
retour en arrière pour nommer l'α ρχή de la philosophie.
Cette traduction a une structure assez différente de celle
d'une simple translittération ou réinscription d'un mot
grec dans la langue anglaise. Elle diffère également de
l'activation d'un mot anglais de même racine que la
traduction latine de l'original grec. Car à titre de
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Noésis
n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
traduction, le mot wonder ne laisse pas d'offrir quelque
résistance en mettant en jeu son propre potentiel
sémantique, sorte de résistance indirecte qui gauchit la
traduction ; mais de telle façon, néanmoins, qu'il promet
une traduction qui ouvrirait ces anciens discours au-delà
d'eux-mêmes. Il
s'agit
d'utiliser le potentiel sémantique
de wonder pour donner un prolongement à ce qui résonne
dans ces discours, en offrant à ces discours un écho dans
une autre langue et en les faisant résonner dans le son de
wonder.
Quelles sortes de choses résonnent dans wonder ?
Il y résonne la stupéfaction devant des phénomènes
extraordinaires, le ravissement dans lequel on est
transporté au spectacle d'événements mystérieux ou
magiques qui semblent annoncer l'inconnu ou être les
présages de l'imminent. Ainsi en est-il dans Macbeth, où
le héros relate dans une lettre à sa femme sa fantastique
rencontre avec les trois sorcières. Salué par elles non
seulement comme « Thane de Cawdor », mais aussi
comme « celui qui sera roi », il brûle de les questionner
plus avant sur leur savoir plus que mortel. Mais alors,
sommées par lui de révéler l'origine et le sens de leur
prophétie, les sorcières disparaissent :
Comme je brûlais du désir de les questionner davantage, elles
se sont changées en air, dans lequel elles disparurent. Tandis
que je restais ravi dans l'étonnement de la chose...
Macbeth I, 5, 4-5*
Le son du mot wonder ne diffère guère de wundor, son
ancêtre anglo-saxon, qui désigne une chose étonnante, un
Traduction de Pierre-Jean Jouve, in Œuvres complètes de Shakespeare,
Club Français du Livre, volume 9, 1959, p. 359 (N.D.T.)
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Noésis
n° 6 « Les idéaux de la philosophie
»
Le lieu de l'étonnement
présage, quelque chose d'extraordinaire qui sort du cours
habituel de la nature, comme le sont, dans
Beowulf,
les
traces du dragon poursuivi, le dragon lui-même, ou bien
encore les étranges créatures (wundra) qui assaillent
Beowulf dans l'océan
(Beowulf,
840, 1509). En
employant ici le terme « monstre », translittération du
latin monstrum, on ouvre wonder à sa propre histoire.
Il y résonne aussi l'émerveillement provoqué par une
vision du monde qui permet de le voir comme si on ne le
connaissait pas, qui l'ouvre comme pour la première fois
pour révéler quelque chose de prodigieux. Comme
lorsque Miranda s'exclame :
O, merveille ! Que de superbes créatures !
Quelle insigne beauté pare le genre humain !
O fier monde nouveau que hantent pareils êtres !
La Tempête, V, 1,181-184.*
Wonder, comme sur le visage d'un jeune enfant qui
regarde soudain quelque chose pour la première fois.
* Traduction de Pierre Leyris, in Œuvres complètes de Shakespeare, op. cit.,
volume 12, 1961, p. 171. S'agissant de ce « fier monde nouveau » : brave
new world expression rendue fameuse comme titre de l'ouvrage que
Aldous Huxley fit paraître en 1932, traduit en français sous le titre Le
Meilleur des mondes —, on rappellera que Prospéro, dans la pièce de
Shakespeare, réplique à Miranda
:
« Il est nouveau pour toi... » (N.D.T.).
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n° 6
«
Les idéaux de la philosophie »
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