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DEFINITIONS et DOMAINES PRIVILEGIES
Qu’est-ce donc qu’une manipulation ?
Le 9 avril 2003, le déboulonnage de la statue du
dictateur Saddam Hussein a fait le tour des télé-
visions du monde entier. En réalité les Irakiens
étaient à peine une vingtaine autour de la statue.
Il y avait davantage de journalistes des médias
internationaux, leur hôtel étant tout proche. Evé-
nement spontané ? Ou mise en scène par
l’armée américaine ? Sur le moment on a pu hé-
siter. Or des témoignages récents et convergents
nous apprennent qu’effectivement une centaine
d’Irakiens ont été rameutés par haut-
parleurs, « juste assez pour des images de télé-
vision »5. Voilà qui arrangeait bien le gouverne-
ment des U.S.A. Il fallait un message fort : don-
ner la « preuve » de l’enthousiasme des Irakiens
libérés. Sa diffusion mondiale l’a transformé en
un événement capital et en a fait un symbole.
La manipulation consiste en une tentative
pour imposer un message généralement par-
tial et partiel, de façon masquée. Or on voit,
par ce premier exemple, qu’une manipulation
étant un geste intentionnel mais dissimulé, il
n’est pas toujours facile, sans preuve formelle,
de porter une accusation de manipulation.
Si elle est prouvée, c’est une tromperie condam-
nable d’un point de vue moral.
Dans une argumentation, nous sommes libres
d’accepter ou de refuser l’opinion proposée.
Dans la manipulation, cette liberté n’existe plus,
puisque nous ne sommes pas conscients de la
manœuvre. C’est une démarche qui ne laisse
pas la liberté de refuser. Elle cherche d’abord à
identifier la résistance, puis à masquer la dé-
marche : « On ne cherche pas, lorsque l’on ma-
nipule, à argumenter, c’est-à-dire à échanger une
pensée, mais à l’imposer » 6. Mais tout son art,
c’est de nous influencer, nous faire prendre des
décisions, acheter tel produit, adhérer à tel sys-
tème philosophique ou politique, tout en nous
faisant croire que nous avons agi en toute liberté,
et sans avoir pris conscience qu’on nous menait
par le bout du nez.
5 Florence Amalou, Le Monde, 21 mai 2003
6 Philippe Breton, La Parole manipulée, La Découverte, p. 26
Les manipulations se rencontrent en tout do-
maine, à des degrés divers d’intensité et de
gravité, au service d’intérêts variés, avec des
objectifs différents. Elles ne sont pas réservées
aux sectes ou à la propagande politique. Les
médias modernes en font grand usage.
C’est une pratique aussi vieille que le men-
songe, la ruse… ce qui nous fait remonter aux
origines de l’humanité ! Le mensonge n’est peut-
être même pas le propre de l’homme : certains
animaux sont capables de ruses, selon les re-
cherches récentes des éthologistes7. Mais
l’expression « manipulation mentale » est
relativement récente.
Plusieurs expressions explicitent l’idée de
« manipulation mentale » : conditionnement,
endoctrinement, remodelage de la pensée,
persuasion coercitive, lavage de cerveau (tra-
duction de brain washing).
Le concept de «lavage de cerveau» date de la
guerre de Corée (1950-1953) et des observa-
tions faites sur les soldats américains restés
longtemps prisonniers dans les camps de la Co-
rée du Nord (communiste). Selon le journaliste
Edward Hunter, il s’agissait de « modifier radica-
lement un esprit, de telle manière que l’individu
devînt une marionnette vivante, un robot hu-
main… le but étant de créer un mécanisme fait
de chair et de sang, équipé de nouvelles croyan-
ces et de nouveaux processus de pensée insé-
rés dans un corps captif. » 8 L’expression imagée
« lavage de cerveau » frappa les esprits. En fait
aucune recette sûre n’a pu être mise au point
pour conditionner, puis déconditionner et condi-
tionner à nouveau quiconque, et c’est heureux !
Le phénomène est infiniment plus complexe que
ne le laisserait supposer cette expression sim-
pliste. Elle fait penser à la purge administrée à
Gargantua par son nouveau maître Ponocratès,
pour lui « nettoyer toute l’altération et perverse
habitude du cerveau » et balayer les pratiques
rétrogrades de ses maîtres théologiens, avant de
reprendre une éducation selon des principes plus
modernes (Gargantua, chap. 23) Il s’agit pour
Rabelais d’une purge toute symbolique, et nous
sommes sur un registre burlesque.
7 L’éthologie étudie le comportement des animaux
8 Cité par Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, Payot,
2002, p. 29