Tracés 12 - Tracés. Revue de Sciences humaines

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Des menaces postmodernistes
au défi relativiste.
À propos de Fear of Knowledge
de Paul Boghossian
O P H ÉL I A D ERO Y
Si les convictions anti-relativistes de Paul Boghossian ne font aucun doute,
il a du moins la sagesse de constater que les polémiques de l’affaire Sokal,
tout autant que les succès durables du relativisme, jettent aussi la pierre
dans le jardin analytique. Dans un article consacré à l’affaire Sokal (Boghossian, 1996), le professeur de New York University s’étonnait à juste titre
que les développements donnés en philosophie contemporaine aux notions
de vérité, de connaissance ou de justification, et auxquelles lui-même peut
se prévaloir d’avoir contribué¹, n’aient pas su, sinon ravir l’opinion, du
moins entrer en débat avec les tendances postmodernistes et relativistes qui
règnent sur les humanités et certains cénacles philosophiques.
Le climat de l’affaire Sokal² n’était certes pas le plus favorable à un débat
apaisé et objectif : celle-ci est née, rappelons-le, en 1996, de la publication
dans le journal Social Text d’un article signé par le physicien Alan Sokal et
conçu comme un cheval de Troie dans la forteresse postmoderniste. Sous
couvert d’avancer des conclusions politiques et idéologiques d’obédience
relativiste ou postmoderniste, l’article de Sokal alignait les contresens et
solécismes scientifiques, de son cru ou d’emprunt, ce qui ne fit pas obstacle
à son acceptation par la revue. La révélation par Sokal de la supercherie dans
un autre journal, Lingua franca, se chargea alors de transformer la farce en
scandale.
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Paul Boghossian travaille sur des problèmes de philosophie du langage et de l’esprit, et d’épistémologie. Il s’intéresse à la justification, à la part qu’y joue la notion de vérité ainsi qu’à l’importance de la normativité dans la signification et le raisonnement. Il est l’auteur de nombreux
articles sur ces sujets ainsi que l’éditeur, avec Peacoke, des New Essays on the a priori. Son essai,
Fear of Knowledge : Against Relativism and Constructivism, a été publié en 2006.
Voir Sokal et Bricmont, 1999 ; Sokal, 2005. Voir aussi les échanges entre les deux camps et autres
réactions suscitées par l’affaire sur le site d’Alan Sokal : www.physics.nyu.edu/faculty/sokal/
index.html
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On a beaucoup parlé de cette affaire, mais bien plutôt avec cette fureur
polémique qui a rendu fameuse la caricature du « Ils en ont parlé » de l’affaire Dreyfus. La comparaison des deux affaires s’arrête là, sinon que, dans
les deux cas, c’est la morale d’une institution qui a paru attaquée. Mais qui,
au juste, mettait en péril l’institution et le savoir académiques ? Le scandale
fut habilement retourné, par des manœuvres souvent plus rhétoriques qu’argumentées, contre ceux qui avaient lancé ou supporté l’offensive : là où l’on
avait tout lieu de voir une démonstration du laxisme intellectuel des postmodernistes, ceux-ci crièrent à la traîtrise et à la manipulation. Et l’affaire
de s’envenimer, de part et d’autre de l’Atlantique. Des tirs croisés et répétés
entre les deux camps, que ressort-il, en bout de course ? Est-on parvenu à un
terrain d’accord ou à un simple cessez-le-feu ? D’accord, il n’en est guère sur
le fond, ce qui paraît normal si l’on y voit la consécration d’une incompatibilité entre les conceptions postmodernistes et, disons, les autres. Il faut savoir
s’il s’agit d’une incompatibilité réelle et sur quel point elle se joue. Mais
d’accord il n’y en a pas même eu en surface quant à l’interprétation à donner
aux remous de l’affaire Sokal. Qu’y a-t-il là de si complexe ? D’un point de
vue pratique, cette affaire a effectivement révélé certaines menaces contre
les règles de bon fonctionnement du monde académique. Mais lesquelles ?
De l’absence de critères rigoureux de publication ou bien du non-respect
cynique de la déontologie de la coopération scientifique, qu’est-ce qui semble
le plus à craindre ? D’un point de vue théorique, l’affaire Sokal révèle une
forme de décadence intellectuelle, mais il faut, là encore, savoir laquelle : la
primauté donnée à l’idéologie sur les arguments scientifiques ou la fin d’une
certaine idée des humanités et le renouveau du scientisme ? Voilà le type de
dilemmes dans lesquels les discussions se sont laissées enfermer, s’éloignant
parfois de ce qui, philosophiquement, semblait leur premier objet : pouvaiton hiérarchiser les connaissances et déjà simplement les comparer entre elles,
la science n’était-elle qu’un discours parmi d’autres, sans privilège particulier,
et, si le postmodernisme se laissait définir comme un relativisme, de quelle
sorte de relativisme s’agissait-il au juste ?
Dix ans plus tard – et les polémiques apaisées –, les conditions d’une
discussion philosophique du relativisme entre ses défenseurs et bénéficiaires
postmodernistes et les philosophes analytiques³ sont-elles réunies ?
Force est de constater qu’elles ne le sont guère. À défaut, le débat sur
le relativisme s’est développé dans le champ de la philosophie analytique
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Ou, comme Boghossian les appelle prudemment, la « majorité de philosophes dans les départements anglophones ». On voudrait ajouter « et sympathisants ».
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elle-même, tant et si bien qu’on n’en saurait faire rapidement le tour. Il
suffit de souligner que le relativisme n’y fait pas l’objet des attaques que
les polémiques précédentes pouvaient laisser attendre, mais de développements nuancés et divers. C’est par exemple le cas en sémantique, avec les
théories relativistes développées par John MacFarlane ou Peter Lasersohn,
ou ailleurs, avec les réflexions menées par Crispin Wright sur les cas de
désaccords légitimes⁴. C’est aussi le cas en philosophie morale, où Gilbert
Harman donne de solides arguments en faveur du relativisme (Harman et
Thomson éd., 1996).
Ces développements spéciaux soulignent par contraste, par leur fertilité et leurs réussites, la difficulté qui demeure de formuler une définition
générale du relativisme qui ne mène pas, comme le voulait déjà Platon, à
une auto-réfutation. Quelle est au juste la thèse centrale du relativisme ?
Comment la soutenir ?
Qu’est-ce que le relativisme ?
Face à la prolifération des discours relativistes, permise par l’idée même
qui leur sert de fondement – à savoir que « tout se vaut –, la philosophie
analytique est-elle en mesure d’offrir une formulation précise de la position
relativiste en général ⁵ ? Face à diverses stratégies d’évitement de l’argumentation et de la confrontation rationnelles, y a-t-il espoir de procéder à la
discussion détaillée de véritables arguments relativistes ? Que le relativisme
contemporain doive être constitué en objet de discussion et d’argumentation, voilà ce dont nous sommes tous convaincus. Qu’il puisse l’être, tel est
le défi que le livre de Paul Boghossian a le mérite de relever.
La peur de savoir se distingue par la clarté de sa dialectique, et c’est déjà
un tour de force de faire rentrer la nébuleuse relativiste dans une structure
précise. Tout en engageant le lecteur à un tour d’horizon des conceptions
et menaces relativistes orchestrées par Richard Rorty, Bruno Latour, David
Bloor, Michel Foucault et autres, Boghossian tente d’isoler un « credo »
relativiste susceptible d’être discuté. Soucieux de trouver une formule qui
accommode l’ensemble des raffinements postmodernistes sans s’éloigner
des formules de sens commun qui manifestent au jour le jour le relativisme
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Je renvoie ici à McFarlane, 2005 et 2007 ; Lasersohn, 2006 ; Wright, 2006.
Par différence avec un relativisme local, le relativisme global ne porte pas sur un champ particulier (la morale, les jugements de goût) ni sur un argument de fait (une différence actuellement
constatée). C’est ce qui en fait une thèse « métaphysique ».
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latent de l’opinion, Boghossian suggère que le slogan relativiste le plus fédérateur est celui du « tout se vaut ». En termes philosophiques, il s’agit de la
croyance en une égale validité de tous les discours.
Il s’agit là encore d’une conviction, dont on peut expliquer la genèse historique ou le rôle social (notamment dans le climat de l’après-décolonisation), et non d’une thèse. Pour qu’elle mérite ce statut, il faut lui trouver des
arguments, ce qui s’avère difficile. À défaut de les trouver exprimés chez les
auteurs en question, Boghossian entreprend de reconstruire des arguments
relativistes et ce, en partant des éléments que le relativisme semble menacer.
Il s’agit en quelque sorte d’une inférence stratégique à la meilleure explication : de la menace ressentie à l’égard du relativisme, on infère les meilleures
armes dont il est susceptible de disposer.
Ceci appelle deux remarques. Boghossian peut être accusé de ne pas
coller suffisamment aux propos des auteurs qu’il condamne, mais il prend
du moins date de l’absence d’un énoncé clair des thèses relativistes, et plus
encore, de l’absence d’un argumentaire précis en leur faveur. à qui souhaite
discuter philosophiquement du relativisme incombe la responsabilité de
suppléer à son absence d’unité et d’arguments. Il y a effectivement plus à
dire pour savoir ce qu’est le relativisme de Rorty, si Thomas Kuhn ou David
Bloor défendent des thèses proches, et à quel titre Hilary Putnam peut être
placé sur le banc des accusés. Mais Boghossian ne prétend pas s’engager ici
dans cette argutie ni dans un Who’s who du relativisme. Il semble justifié
à poser en préalable à ces études monographiques la question de savoir ce
qu’est le relativisme en général⁶.
D’où le second point : le relativisme présente une différence de taille
avec, par exemple, le scepticisme, autre adversaire traditionnel de la philosophie et de la conception classique de la connaissance. Le scepticisme
n’est cependant pas tant une menace qu’un défi pour la philosophie, en
ce qu’il se présente sous forme d’arguments. Il trouve ainsi à s’intégrer au
champ même de la discussion philosophique⁷, où, au lieu d’engendrer des
peurs et des réactions, comme le font les menaces, il appelle la réponse. Le
scepticisme est ainsi depuis longtemps l’objet de discussions fertiles dans la
philosophie analytique contemporaine⁸, là où le relativisme n’a commencé
à être débattu que plus récemment.
L’essai de Boghossian ne se contente pas de formuler le défi relativiste, il
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Voir aussi son article « What is relativism ? », Truth and Realism, 2006, p. 13-37.
Voir les tropes antiques ou les arguments cartésiens.
Pour la bibliographie des débats contemporains consacrés au scepticisme, et une réponse pragmatiste, voir Tiercelin, 2005.
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adresse aussi aux autres un premier défi : au lieu de leur laisser expliquer ce
qu’ils ont à dire, ils auraient beau jeu de parler en leur voix propre, et distinctement. À défaut, quels sont les arguments qu’on peut leur attribuer ?
Si l’on conçoit que la notion « classique » de connaissance⁹ repose sur
trois piliers, on peut estimer que le relativisme a les moyens de les fragiliser
tous trois. Classiquement, en effet, quand nous parlons de connaissance ou
de science, nous pensons qu’il y a un monde indépendant, que certaines
méthodes nous permettent de le connaître objectivement et que certaines
croyances se laissent ainsi expliquer rationnellement. À cela le relativiste
objecte que notre connaissance ne saurait porter sur des faits réels, indépendants de nous : de l’idée que l’existence même de tels faits nous serait inaccessible, il en conclut que les faits sont bien plutôt constitués de l’intérieur
par nos croyances et nos pratiques de justification. Nos connaissances se
donnent leur objet, elles ne le trouvent pas déjà constitué : privées ainsi de
garde-fou factuel, elles échoueraient alors à garantir qu’il existe de bonnes
et de mauvaises façons de connaître. Il est faux de croire que certaines formes
de justifications valent mieux que d’autres : toutes ne valent que dans et
pour un cadre épistémologique donné, pour une culture ou une époque.
Une fois tombé le privilège de la justification scientifique, c’est l’idée que
nos croyances sont formées par la raison qui vacille alors : comment nos
croyances pourraient-elles prétendre s’affranchir de l’influence des intérêts
contingents qui président à leur formation ? Ne doivent-elles pas finalement
plus à des éléments irrationnels (nos désirs, des choix extrinsèques) qu’à la
considération détachée de « raisons de croire »¹⁰ ?
Trois séries de thèses sont donc inféodées au relativisme : le constructivisme à propos des faits (chapitres 3 et 4), le constructivisme à propos de la
justification (chapitres 5 à 7) et le constructivisme à propos de l’explication
rationnelle (chapitre 8).
Avant de les considérer plus avant, un avertissement : en lieu et place de
l’habituel lyrisme postmoderniste, il faut s’attendre à trouver dans ce livre
une suite d’arguments ici développés, là condensés sous forme de « prémissesconclusions ». Plus généralement, Boghossian sacrifie la motivation des
arguments relativistes à la clarté et à la rigueur de leur reformulation. Mais
loin d’y voir la trace d’une déformation « analytique », il semble que cela
ne montre que mieux comment, de part et d’autre, les arguments doivent
échapper au cadre d’une motivation « analytique » ou « postmoderniste » et
9 C’est-à-dire à la fois la notion de sens commun et celle du rationalisme moderne.
10 À ce propos, voir notamment les travaux de Pascal Engel.
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être confrontés sur un pied d’égalité. À ceux qui trouveraient cette lecture
austère, on rappellera la sagesse d’une écriture qui tâche d’éviter de réveiller
les passions de l’affaire Sokal.
Les arguments relativistes
On a donc l’occasion de lire une série d’arguments en faveur du relativisme.
La dialectique est claire : il s’agit de prendre la mesure des arguments relativistes, de montrer que les inférences sur lesquelles ils reposent sont souvent incorrectes ou hâtives et de suggérer alors des voies pour défendre la
conception classique initialement attaquée.
Prenons la première thèse. Le relativiste soutient que les faits ne sauraient exister indépendamment des théories qui les établissent¹¹ : ainsi,
que les Indiens soient arrivés sur le continent américain en traversant le
détroit de Béring n’est pas absolument un fait que les archéologues occidentaux pourraient alors se prévaloir de décrire objectivement. Ce n’est un
fait que dans leur théorie ; pour les tribus indiennes, c’est un fait qu’elles
sont autochtones, nées de la terre même sur laquelle elles vivent. Les deux
discours donnent plus qu’une version des faits : elles amènent avec elle leur
définition des faits et leur prétention à la vérité. L’exemple est bien choisi :
on comprend que, de part et d’autre, les discours servent les prétentions à
la possession des terres. Mais le relativiste va plus loin : ce qu’il comprend,
c’est que s’il n’y a pas moyen de mettre les théories en concurrence, alors
on n’est jamais confronté qu’à des théories et il n’y a simplement pas de fait
indépendant qui leur sert de pierre d’achoppement.
On pourrait, en réponse à cet argument, s’engager dans l’ample querelle
du réalisme et de l’anti-réalisme¹², mais au risque de laisser pour compte les
arguments de sens commun et la spécificité du constructivisme relativiste.
Paul Boghossian suggère un contre-argument plus direct : lorsqu’il remet en
cause l’existence d’un fait concernant l’origine des populations indiennes,
le relativiste admet des faits de niveau supérieur : c’est un fait qu’il y a une
théorie indienne, pour qui les migrations ne sont pas un fait. Comme il n’y
a pas de fait absolu, l’existence d’une vision indienne des choses est aussi
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Une autre objection, présente chez Nelson Goodman ou Hilary Putnam, avance que les faits
sont dépendants des descriptions qu’on en donne (p. 38-41), mais elle ne se confond pas exactement avec le relativisme.
Sur la question du réalisme métaphysique et sa place dans le débat sur l’anti-réalisme sémantique, voir par exemple Miller, 2006.
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un pseudo-fait, posé par une théorie. En l’occurrence, ici, par la théorie de
l’anthropologue européen qui rapporte le mythe indien. Mais alors il doit
y avoir un fait qu’il y a une théorie anthropologique pour laquelle il y a un
fait, et ainsi de suite. Paul Boghossian troque ici l’argument traditionnel
d’une auto-réfutation du relativisme pour le diagnostic d’une régression
perverse. On a là une première instance du mode d’argumentation principal de Boghossian contre le relativisme : de façon récurrente, il montre que
ce dernier a des difficultés insurmontables à situer son cadre de référence
et à définir les « paramètres » selon lesquels il est censé s’articuler. Ici, il doit
reconnaître au moins un fait, un point de départ, et renoncer ainsi à un
constructivisme radical à propos des faits.
Admettons donc qu’il y a des faits indépendants (ou peut-être simplement un monde indépendant, Boghossian ne rentrant pas dans le débat de
savoir si l’on peut remettre en cause la notion de fait et continuer à être réaliste) : le relativiste peut toujours soutenir qu’il n’y a aucune façon de savoir
quel discours est plus objectif qu’un autre. Passant ainsi au plan épistémologique, il suggère que les termes objectif ou justifié ne sont jamais valables
que dans le giron d’un système de normes donné, fixant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Pour Galilée, une théorie se justifie par l’expérience : que le cardinal Bellarmin regarde dans le télescope, et il verra bien
de lui-même. Mais ce qui vaut comme norme de la connaissance pour lui
ne vaut pas pour le cardinal, qui se fie aux Écritures. L’exemple, autant que
l’argument, sont au cœur de ces formes les plus connues de relativisme, qui
sont en même temps les plus difficiles à défaire : le relativisme de sens commun, non philosophique, qui n’est pas encore une thèse métaphysique ni
un scepticisme radical à l’égard de la connaissance, et qui manifeste juste un
profond laissez-faire à l’égard de ce qui vaut pour justification.
Il faut pourtant en isoler les faiblesses et les mettre en débat : qu’estce qui permet de dire que Galilée et Bellarmin sont dans des « systèmes
de connaissance »¹³ différents ? Ne jugent-ils pas la plupart du temps de la
même façon, comme lorsqu’il s’agit de faire une addition ou de dire le temps
qu’il fait ? En écho à des arguments autrement plus amples (notamment
ceux de Donald Davidson contre Willard von Orman Quine), Boghossian
montre combien il est difficile d’admettre l’idée de systèmes de connaissance radicalement différents. Il souligne d’autre part que nul système ne
peut mettre entre parenthèses l’importance de la perception.
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La question étant alors de savoir ce qui constitue un « système épistémique » : des propositions
sur le monde, des normes et des règles à respecter ?
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Ce que Paul Boghossian concède aux relativistes, c’est qu’on ne pourrait
pas simplement comparer les normes de la justification d’un point de vue de
nulle part : on commence bien toujours par raisonner dans un système de
normes données. Mais cela ne signifie pas que l’on ne puisse pas le juger ni
le comparer à d’autres par d’autres procédures.
À supposer que l’argument porte, le relativiste a encore une ultime
cartouche. En effet, même s’il y a des critères de connaissance objectifs,
qu’est-ce qui dit que ce sont eux qui, en définitive, nous guident dans notre
enquête ? Ne sommes-nous pas poussés, avant tout ou même uniquement,
par des désirs ou des tendances irrationnelles ? On touche ici au problème
du rôle exact de la logique et de la raison dans la formation des croyances.
Soucieux surtout d’affronter les conséquences relativistes de ces doutes,
Boghossian distingue ici deux voies d’argumentation. La première souligne
une asymétrie injuste : on explique les erreurs par des facteurs extérieurs
au raisonnement (influences sociales, psychologiques, etc.), tandis que les
connaissances vraies seraient pures de ce genre d’influences et déterminées
uniquement par les nécessités internes du raisonnement. La seconde repose
sur une reprise des arguments Duhem-Quine de la sous-détermination des
théories par les données. En bref : il y a toujours plusieurs façons d’expliquer un même ensemble de données ; si les théories sont également explicatives, le choix de l’une plutôt que d’une autre est nécessairement arbitraire
ou irrationnel.
Le détail de ces arguments et leur articulation réclameraient certainement plus de pages, et Boghossian n’entend pas le nier. Mais il veut surtout
suggérer deux façons de résister à l’apparente conclusion relativiste : la première, par la défense de l’asymétrie entre croyances vraies ou rationnelles et
les autres, la seconde, par la définition de critères de choix rationnels entre
deux théories incompatibles. Ces deux voies sont amplement poursuivies
en philosophie analytique, mais ce que Boghossian invite ici à faire, c’est à
les reconsidérer sous l’angle de la discussion du relativisme.
Il est vrai que, à la fin de cet essai, on a l’impression que le « tout se
vaut » ne vaut pas grand-chose. Mais il faut encore aller voir ce qu’il en
est plus précisément des arguments en faveur des faits indépendants, des
croyances évidentes, des choix rationnels supposés étayer une notion forte
de connaissance. L’ouvrage invite certainement à aller enquêter du côté des
« analytiques », et on peut se demander si on y trouve une thèse unique, un
« credo » objectiviste unitaire. Certainement pas, mais du moins les désaccords sont-ils bien définis et déjà argumentés.
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Le défi et son adresse
Faute ou mérite du livre, il semble que, par sa concision et sa vivacité, il ait
en fait trouvé plus de répondant hors du camp postmoderniste. C’est aux
tenants de ce camp, bien sûr, que ses arguments s’adressent au premier chef,
en les appelant à répondre : contestent-ils la formulation de leur doctrine et
de son argumentaire ? Que peuvent-ils répondre aux contre-arguments présentés ? Mais cet essai a des effets collatéraux : en jetant le gant aux postmodernistes, il provoque aussi deux autres groupes de son propre camp. Primo,
ceux qui, pour se reconnaître dans certains des trois arguments contestés,
ne se considèrent pas comme relativistes ; secundo, ceux qui, pour être d’accord avec les objections esquissées, pensent qu’elles méritent plus de discussion, y compris dans leur ambition à répondre aux relativistes ou à défendre
l’objectivité de la connaissance. Deux exemples : on peut contester l’existence de faits indépendants sans se sentir commis au relativisme. Cela va
à l’encontre de l’équation du relativisme et de l’anti-factualisme suggérée
par Boghossian. Cela suppose, indépendamment, qu’un anti-factualiste a
droit de réponse aux objections de Boghossian. On peut, sur le versant épistémologique, concevoir que la vérité aille de pair avec l’accessibilité épistémique, mais, s’il s’agit là aussi d’une thèse relativiste, toute philosophie antiréaliste (au sens dummettien du terme¹⁴) se voit placée dans l’obligation de
se démarquer explicitement du relativisme¹⁵.
L’ouvrage de Boghossian lève aussi la question du relativisme à l’intérieur de la philosophie analytique elle-même. Il révèle des tensions au sein
de la tradition analytique, qui, de Quine à Putnam, de Davidson à Goodman, s’est progressivement affranchie du positivisme logique et a cherché à
rendre compte des problèmes posés par la relativité de la connaissance.
Il ne faut pas oublier cependant ses deux premiers buts : révéler les tensions de la désormais « tradition postmoderniste » qui, faute de présenter
un front uni et un arsenal d’arguments, risque d’être un défi manqué, car
non adressable ; prendre acte d’un certain nombre de tensions dans le sens
commun qui, bien que relativiste à ses heures, croit malgré tout en la valeur
de la science plus qu’à « la science comme valeur parmi d’autres ». Se faire
le champion, dans le domaine philosophique, de ce sens commun là, au
14 C’est-à-dire considérant qu’un énoncé n’est vrai que s’il est vérifiable et faux que s’il est réfutable.
15 Je suis redevable de ce point à Simon Blackburn et Barry C. Smith.
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lieu de le laisser à la merci des sophismes des intellectuels postmodernistes,
voilà certainement un vrai défi, que l’ouvrage de Paul Boghossian s’emploie
à relever.
Bibliographie
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consequences and internal contradictions of “postmodernist” relativism », Times
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