Des menaces postmodernistes
au défi relativiste.
À propos de Fear of Knowledge
de Paul Boghossian
OPHÉLIA DEROY
Si les convictions anti-relativistes de Paul Boghossian ne font aucun doute,
il a du moins la sagesse de constater que les polémiques de l’aff aire Sokal,
tout autant que les succès durables du relativisme, jettent aussi la pierre
dans le jardin analytique. Dans un article consacré à l’aff aire Sokal (Boghos-
sian, ), le professeur de New York University s’étonnait à juste titre
que les développements donnés en philosophie contemporaine aux notions
de vérité, de connaissance ou de justifi cation, et auxquelles lui-même peut
se prévaloir d’avoir contribué¹, n’aient pas su, sinon ravir l’opinion, du
moins entrer en débat avec les tendances postmodernistes et relativistes qui
règnent sur les humanités et certains cénacles philosophiques.
Le climat de l’aff aire Sokal² n’était certes pas le plus favorable à un débat
apaisé et objectif : celle-ci est née, rappelons-le, en , de la publication
dans le journal Social Text d’un article signé par le physicien Alan Sokal et
conçu comme un cheval de Troie dans la forteresse postmoderniste. Sous
couvert d’avancer des conclusions politiques et idéologiques d’obédience
relativiste ou postmoderniste, l’article de Sokal alignait les contresens et
solécismes scientifi ques, de son cru ou d’emprunt, ce qui ne fi t pas obstacle
à son acceptation par la revue. La révélation par Sokal de la supercherie dans
un autre journal, Lingua franca, se chargea alors de transformer la farce en
scandale.
Paul Boghossian travaille sur des problèmes de philosophie du langage et de l’esprit, et d’épis-
témologie. Il s’intéresse à la justifi cation, à la part qu’y joue la notion de vérité ainsi qu’à l’im-
portance de la normativité dans la signifi cation et le raisonnement. Il est l’auteur de nombreux
articles sur ces sujets ainsi que l’éditeur, avec Peacoke, des New Essays on the a priori. Son essai,
Fear of Knowledge : Against Relativism and Constructivism, a été publié en .
Voir Sokal et Bricmont,  ; Sokal, . Voir aussi les échanges entre les deux camps et autres
réactions suscitées par l’aff aire sur le site d’Alan Sokal : www.physics.nyu.edu/faculty/sokal/
index.html
TRACÉS 12 2007/1 PAGES 183-192
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On a beaucoup parlé de cette aff aire, mais bien plutôt avec cette fureur
polémique qui a rendu fameuse la caricature du « Ils en ont parlé » de l’af-
faire Dreyfus. La comparaison des deux aff aires s’arrête là, sinon que, dans
les deux cas, c’est la morale d’une institution qui a paru attaquée. Mais qui,
au juste, mettait en péril l’institution et le savoir académiques ? Le scandale
fut habilement retourné, par des manœuvres souvent plus rhétoriques qu’ar-
gumentées, contre ceux qui avaient lancé ou supporté l’off ensive : là où l’on
avait tout lieu de voir une démonstration du laxisme intellectuel des post-
modernistes, ceux-ci crièrent à la traîtrise et à la manipulation. Et l’aff aire
de s’envenimer, de part et d’autre de l’Atlantique. Des tirs croisés et répétés
entre les deux camps, que ressort-il, en bout de course ? Est-on parvenu à un
terrain d’accord ou à un simple cessez-le-feu ? D’accord, il n’en est guère sur
le fond, ce qui paraît normal si l’on y voit la consécration d’une incompatibi-
lité entre les conceptions postmodernistes et, disons, les autres. Il faut savoir
s’il s’agit d’une incompatibilité réelle et sur quel point elle se joue. Mais
d’accord il n’y en a pas même eu en surface quant à l’interprétation à donner
aux remous de l’aff aire Sokal. Qu’y a-t-il là de si complexe ? D’un point de
vue pratique, cette aff aire a eff ectivement révélé certaines menaces contre
les règles de bon fonctionnement du monde académique. Mais lesquelles ?
De l’absence de critères rigoureux de publication ou bien du non-respect
cy nique de la déontologie de la coopération scientifi que, qu’est-ce qui semble
le plus à craindre ? D’un point de vue théorique, l’aff aire Sokal révèle une
forme de décadence intellectuelle, mais il faut, là encore, savoir laquelle : la
primauté donnée à l’idéologie sur les arguments scientifi ques ou la fi n d’une
certaine idée des humanités et le renouveau du scientisme ? Voilà le type de
dilemmes dans lesquels les discussions se sont laissées enfermer, s’éloignant
parfois de ce qui, philosophiquement, semblait leur premier objet : pouvait-
on hiérarchiser les connaissances et déjà simplement les comparer entre elles,
la science n’était-elle qu’un discours parmi d’autres, sans privilège particulier,
et, si le postmodernisme se laissait défi nir comme un relativisme, de quelle
sorte de relativisme s’agissait-il au juste ?
Dix ans plus tard – et les polémiques apaisées –, les conditions d’une
discussion philosophique du relativisme entre ses défenseurs et bénéfi ciaires
postmodernistes et les philosophes analytiques³ sont-elles réunies ?
Force est de constater qu’elles ne le sont guère. À défaut, le débat sur
le relativisme s’est développé dans le champ de la philosophie analytique
Ou, comme Boghossian les appelle prudemment, la « majorité de philosophes dans les dépar-
tements anglophones ». On voudrait ajouter « et sympathisants ».
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elle-même, tant et si bien qu’on n’en saurait faire rapidement le tour. Il
suffi t de souligner que le relativisme n’y fait pas l’objet des attaques que
les polémiques précédentes pouvaient laisser attendre, mais de développe-
ments nuancés et divers. C’est par exemple le cas en sémantique, avec les
théories relativistes développées par John MacFarlane ou Peter Lasersohn,
ou ailleurs, avec les réfl exions menées par Crispin Wright sur les cas de
désaccords légitimes⁴. C’est aussi le cas en philosophie morale, où Gilbert
Harman donne de solides arguments en faveur du relativisme (Harman et
omson éd., ).
Ces développements spéciaux soulignent par contraste, par leur ferti-
lité et leurs réussites, la diffi culté qui demeure de formuler une défi nition
générale du relativisme qui ne mène pas, comme le voulait déjà Platon, à
une auto-réfutation. Quelle est au juste la thèse centrale du relativisme ?
Comment la soutenir ?
Qu’est-ce que le relativisme ?
Face à la prolifération des discours relativistes, permise par l’idée même
qui leur sert de fondement – à savoir que « tout se vaut –, la philosophie
analy tique est-elle en mesure d’off rir une formulation précise de la position
relativiste en général ⁵ ? Face à diverses stratégies d’évitement de l’argumen-
tation et de la confrontation rationnelles, y a-t-il espoir de procéder à la
discussion détaillée de véritables arguments relativistes ? Que le relativisme
contemporain doive être constitué en objet de discussion et d’argumenta-
tion, voilà ce dont nous sommes tous convaincus. Qu’il puisse l’être, tel est
le défi que le livre de Paul Boghossian a le mérite de relever.
La peur de savoir se distingue par la clarté de sa dialectique, et c’est déjà
un tour de force de faire rentrer la nébuleuse relativiste dans une structure
précise. Tout en engageant le lecteur à un tour d’horizon des conceptions
et menaces relativistes orchestrées par Richard Rorty, Bruno Latour, David
Bloor, Michel Foucault et autres, Boghossian tente d’isoler un « credo »
relativiste susceptible d’être discuté. Soucieux de trouver une formule qui
accommode l’ensemble des raffi nements postmodernistes sans s’éloigner
des formules de sens commun qui manifestent au jour le jour le relativisme
Je renvoie ici à McFarlane,  et  ; Lasersohn,  ; Wright, .
 Par diff érence avec un relativisme local, le relativisme global ne porte pas sur un champ particu-
lier (la morale, les jugements de goût) ni sur un argument de fait (une diff érence actuellement
constatée). C’est ce qui en fait une thèse « métaphysique ».
À PROPOS DE FEAR OF KNOWLEDGE DE PAUL BOGHOSSIAN
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latent de l’opinion, Boghossian suggère que le slogan relativiste le plus fédé-
rateur est celui du « tout se vaut ». En termes philosophiques, il s’agit de la
croyance en une égale validité de tous les discours.
Il s’agit là encore d’une conviction, dont on peut expliquer la genèse his-
torique ou le rôle social (notamment dans le climat de l’après-décolonisa-
tion), et non d’une thèse. Pour qu’elle mérite ce statut, il faut lui trouver des
arguments, ce qui s’avère diffi cile. À défaut de les trouver exprimés chez les
auteurs en question, Boghossian entreprend de reconstruire des arguments
relativistes et ce, en partant des éléments que le relativisme semble menacer.
Il s’agit en quelque sorte d’une inférence stratégique à la meilleure explica-
tion : de la menace ressentie à l’égard du relativisme, on infère les meilleures
armes dont il est susceptible de disposer.
Ceci appelle deux remarques. Boghossian peut être accusé de ne pas
coller suffi samment aux propos des auteurs qu’il condamne, mais il prend
du moins date de l’absence d’un énoncé clair des thèses relativistes, et plus
encore, de l’absence d’un argumentaire précis en leur faveur. à qui souhaite
discuter philosophiquement du relativisme incombe la responsabilité de
suppléer à son absence d’unité et d’arguments. Il y a eff ectivement plus à
dire pour savoir ce qu’est le relativisme de Rorty, si  omas Kuhn ou David
Bloor défendent des thèses proches, et à quel titre Hilary Putnam peut être
placé sur le banc des accusés. Mais Boghossian ne prétend pas s’engager ici
dans cette argutie ni dans un Whos who du relativisme. Il semble justifi é
à poser en préalable à ces études monographiques la question de savoir ce
qu’est le relativisme en général⁶.
D’où le second point : le relativisme présente une diff érence de taille
avec, par exemple, le scepticisme, autre adversaire traditionnel de la phi-
losophie et de la conception classique de la connaissance. Le scepticisme
n’est cependant pas tant une menace qu’un défi pour la philosophie, en
ce qu’il se présente sous forme d’arguments. Il trouve ainsi à s’intégrer au
champ même de la discussion philosophique⁷, où, au lieu d’engendrer des
peurs et des réactions, comme le font les menaces, il appelle la réponse. Le
scepticisme est ainsi depuis longtemps l’objet de discussions fertiles dans la
philosophie analytique contemporaine⁸, là où le relativisme n’a commencé
à être débattu que plus récemment.
L’essai de Boghossian ne se contente pas de formuler le défi relativiste, il
Voir aussi son article « What is relativism ? », Truth and Realism, , p. -.
Voir les tropes antiques ou les arguments cartésiens.
Pour la bibliographie des débats contemporains consacrés au scepticisme, et une réponse prag-
matiste, voir Tiercelin, .
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adresse aussi aux autres un premier défi : au lieu de leur laisser expliquer ce
qu’ils ont à dire, ils auraient beau jeu de parler en leur voix propre, et dis-
tinctement. À défaut, quels sont les arguments qu’on peut leur attribuer ?
Si l’on conçoit que la notion « classique » de connaissance⁹ repose sur
trois piliers, on peut estimer que le relativisme a les moyens de les fragiliser
tous trois. Classiquement, en eff et, quand nous parlons de connaissance ou
de science, nous pensons qu’il y a un monde indépendant, que certaines
méthodes nous permettent de le connaître objectivement et que certaines
croyances se laissent ainsi expliquer rationnellement. À cela le relativiste
objecte que notre connaissance ne saurait porter sur des faits réels, indépen-
dants de nous : de l’idée que l’existence même de tels faits nous serait inac-
cessible, il en conclut que les faits sont bien plutôt constitués de l’intérieur
par nos croyances et nos pratiques de justifi cation. Nos connaissances se
donnent leur objet, elles ne le trouvent pas déjà constitué : privées ainsi de
garde-fou factuel, elles échoueraient alors à garantir qu’il existe de bonnes
et de mauvaises façons de connaître. Il est faux de croire que certaines formes
de justifi cations valent mieux que d’autres : toutes ne valent que dans et
pour un cadre épistémologique donné, pour une culture ou une époque.
Une fois tombé le privilège de la justifi cation scientifi que, c’est l’idée que
nos croyances sont formées par la raison qui vacille alors : comment nos
croyances pourraient-elles prétendre s’aff ranchir de l’infl uence des intérêts
contingents qui président à leur formation ? Ne doivent-elles pas fi nalement
plus à des éléments irrationnels (nos désirs, des choix extrinsèques) qu’à la
considération détachée de « raisons de croire »¹⁰ ?
Trois séries de thèses sont donc inféodées au relativisme : le constructi-
visme à propos des faits (chapitres  et ), le constructivisme à propos de la
justifi cation (chapitres  à ) et le constructivisme à propos de l’explication
rationnelle (chapitre ).
Avant de les considérer plus avant, un avertissement : en lieu et place de
l’habituel lyrisme postmoderniste, il faut s’attendre à trouver dans ce livre
une suite d’arguments ici développés, là condensés sous forme de « prémisses-
conclusions ». Plus généralement, Boghossian sacrifi e la motivation des
arguments relativistes à la clarté et à la rigueur de leur reformulation. Mais
loin d’y voir la trace d’une déformation « analytique », il semble que cela
ne montre que mieux comment, de part et d’autre, les arguments doivent
échapper au cadre d’une motivation « analytique » ou « postmoderniste » et
C’est-à-dire à la fois la notion de sens commun et celle du rationalisme moderne.
 À ce propos, voir notamment les travaux de Pascal Engel.
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