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On a beaucoup parlé de cette aff aire, mais bien plutôt avec cette fureur
polémique qui a rendu fameuse la caricature du « Ils en ont parlé » de l’af-
faire Dreyfus. La comparaison des deux aff aires s’arrête là, sinon que, dans
les deux cas, c’est la morale d’une institution qui a paru attaquée. Mais qui,
au juste, mettait en péril l’institution et le savoir académiques ? Le scandale
fut habilement retourné, par des manœuvres souvent plus rhétoriques qu’ar-
gumentées, contre ceux qui avaient lancé ou supporté l’off ensive : là où l’on
avait tout lieu de voir une démonstration du laxisme intellectuel des post-
modernistes, ceux-ci crièrent à la traîtrise et à la manipulation. Et l’aff aire
de s’envenimer, de part et d’autre de l’Atlantique. Des tirs croisés et répétés
entre les deux camps, que ressort-il, en bout de course ? Est-on parvenu à un
terrain d’accord ou à un simple cessez-le-feu ? D’accord, il n’en est guère sur
le fond, ce qui paraît normal si l’on y voit la consécration d’une incompatibi-
lité entre les conceptions postmodernistes et, disons, les autres. Il faut savoir
s’il s’agit d’une incompatibilité réelle et sur quel point elle se joue. Mais
d’accord il n’y en a pas même eu en surface quant à l’interprétation à donner
aux remous de l’aff aire Sokal. Qu’y a-t-il là de si complexe ? D’un point de
vue pratique, cette aff aire a eff ectivement révélé certaines menaces contre
les règles de bon fonctionnement du monde académique. Mais lesquelles ?
De l’absence de critères rigoureux de publication ou bien du non-respect
cy nique de la déontologie de la coopération scientifi que, qu’est-ce qui semble
le plus à craindre ? D’un point de vue théorique, l’aff aire Sokal révèle une
forme de décadence intellectuelle, mais il faut, là encore, savoir laquelle : la
primauté donnée à l’idéologie sur les arguments scientifi ques ou la fi n d’une
certaine idée des humanités et le renouveau du scientisme ? Voilà le type de
dilemmes dans lesquels les discussions se sont laissées enfermer, s’éloignant
parfois de ce qui, philosophiquement, semblait leur premier objet : pouvait-
on hiérarchiser les connaissances et déjà simplement les comparer entre elles,
la science n’était-elle qu’un discours parmi d’autres, sans privilège particulier,
et, si le postmodernisme se laissait défi nir comme un relativisme, de quelle
sorte de relativisme s’agissait-il au juste ?
Dix ans plus tard – et les polémiques apaisées –, les conditions d’une
discussion philosophique du relativisme entre ses défenseurs et bénéfi ciaires
postmodernistes et les philosophes analytiques³ sont-elles réunies ?
Force est de constater qu’elles ne le sont guère. À défaut, le débat sur
le relativisme s’est développé dans le champ de la philosophie analytique
Ou, comme Boghossian les appelle prudemment, la « majorité de philosophes dans les dépar-
tements anglophones ». On voudrait ajouter « et sympathisants ».
OPHÉLIA DEROY