Les sources du relativisme postmoderne D’après SOKAL (Alan), BRICMONT (Jean), Impostures intellectuelles, Paris, Le Livre de Poche, 1999, 413 p. Alan Sokal est professeur de physique à l’université de New-York. Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’université de Louvain. Au printemps 1996, la revue américaine Social Text publiait un article d’Alan Sokal intitulé : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique. » Peu après, Sokal révélait qu’il s’agissait d’un canular : son article, étayé par des citations d’intellectuels célèbres, français et américains, n’était qu’une parodie destinée à attaquer l’usage irraisonné et abusif de la terminologie des sciences « dures » dans les sciences humaines. Plus généralement, il s’agissait pour lui de dénoncer le relativisme postmoderne qui ne voit dans l’objectivité qu’une convention sociale. Les auteurs mis en cause dans ce livre sont tous des intellectuels français très connus aux Etats-Unis : Jacques Lacan, Julia Kristeva, Luce Irigaray, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Paul Virilio. Sokal et Bricmont estiment que leur jargon scientifique masquent au mieux un manque de rigueur dans leurs théories, au pire un véritable charlatanisme. Au-delà de cette partie du livre, qui a suscité, comme on peut s’en douter, une vaste polémique, un chapitre (« Le relativisme cognitif en philosophie des sciences ») traite plus particulièrement d’épistémologie et aborde la question de la vérité en sciences. C’est uniquement à ce chapitre que nous nous intéresserons ici. Le problème de la connaissance et de l’objectivité a occupé les philosophes depuis des siècles. Ce qui intéresse les auteurs est cet ensemble d’idées que l’on peut nommer « relativisme », « qui sont actuellement assez influentes dans certains secteurs des sciences humaines et de la philosophie. » Ce relativisme est en partie issu d’une lecture de certains ouvrages contemporains de philosophie de sciences tels que La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn (1970) ou Contre la méthode de Paul Feyerabend (1975). Sokal et Bricmont définissent « grosso modo » le « relativisme » comme « toute philosophie qui prétend que la véracité ou la fausseté d’une affirmation est relative à un individu et/ou à un groupe social ». 1. Le solipsisme La question de départ est la suivante : Comment pouvons-nous espérer atteindre une connaissance objective du monde, alors que nous n’avons accès à celui-ci qu’à travers nos sensations. « Comment savons-nous qu’il existe quelque chose en dehors de celles-ci » ? Nous n’en avons aucune preuve que le solipsisme (le fait de considérer que rien n’existe en dehors de la pensée individuelle) est une théorie fausse, mais l’hypothèse de l’existence d’un monde extérieur à notre conscience est la plus raisonnable (notamment du fait que c’est la manière la plus simple d’expliquer la permanence de nos sensations). Ce n’est pas parce qu’une opinion ne peut pas être réfutée qu’elle est forcément vraie. 2. Le scepticisme radical Les adeptes du scepticisme radical, eux, admettent l’existence d’un monde extérieur à notre conscience, mais nient la possibilité d’en acquérir une connaissance fiable, puisqu’il est impossible d’être certain que nos sensations reflètent fidèlement la réalité. C’est, par exemple, la position de David Hume dans son Enquête sur l’entendement humain (1748). Cependant, nous rejetons le scepticisme systématique dans la vie quotidienne parce que la meilleure façon d’expliquer la cohérence de notre expérience reste de supposer que le monde extérieur correspond au moins approximativement à l’image que nous en donnent nos sens. 3. La démarche scientifique Une fois le solipsisme et le scepticisme radical mis de côté, la question est de savoir dans quelle mesure nos sens nous trompent ou, au contraire, sont fiables. La seule façon d’y répondre est de comparer les impressions entre elles et de varier certains paramètres de notre expérience quotidienne. C’est la base de la démarche scientifique, qui systématise les méthodes d’induction, de déduction et d’évaluation des données, et qui permet de découvrir des phénomènes jusqu’alors inconnus et qui entrent en contradiction avec le sens commun (par exemple : l’eau nous apparaît comme un fluide continu, alors qu’elle est faite d’atomes). La principale raison qui pousse Sokal et Bricmont à croire à la véracité des résultats scientifiques tient au fait qu’ils expliquent la cohérence de notre expérience, de la simple observation aux expériences faites en laboratoire. Arrivé à ce point de la discussion, la question de la particularité de la science par rapport à d’autres types de discours sur la réalité (comme les religions, les mythes ou les pseudosciences comme l’astrologie). Tout d’abord, il existe certains principes généraux qui remontent au moins au XVIIe siècle : le scientifique se méfie des arguments a priori, de la révélation, des textes sacrés et de l’argument d’autorité. De plus, la pratique scientifique depuis trois siècles a permis de dégager une série de principes méthodologiques qu’on peut justifier par des arguments rationnels (comme la répétition des expériences, l’utilisation de « témoins », le test de médicaments en « double aveugle », etc.). Cependant, il n’existe pas (du moins à présent) de codification complète de ces principes et de l’ensemble de la rationalité scientifique. La démarche scientifique est comparable à une enquête policière : ce n’est pas parce qu’il n’existe pas de traité définitif codifiant toutes les enquêtes policières et leur garantissant le succès à 100% qu’il faut considérer que toues les enquêteurs se trompent systématiquement. Il existe en effet un certain nombre de règles acquises par l’expérience (comparer les témoignages, croiser les sources, chercher des preuves physiques, etc.) qui permettent d’aboutir à des conclusions raisonnables. Le rappel de ces arguments élémentaires se justifie dans la mesure où la dérive relativiste trouve son origine dans l’échec partiel de la tentative de certains épistémologues (comme Popper) de formaliser la démarche scientifique. 4. Le falsificationnisme poppérien Karl Popper, dans La Logique de la découverte scientifique (1959), cherche un critère de démarcation entre théories scientifiques et non scientifiques. Il pense le trouver dans la falsifiabilité : pour être scientifique, une théorie doit faire des prédictions qui peuvent, en principe, être contredites par des faits. L’astrologie ou la psychanalyse, qui se contentent de prédiction imprécises ou accommodent les résultats empiriques lorsque ceux-ci les contredisent, ne peuvent pas être considérées comme des sciences. La conséquence de principe est qu’on peut prouver qu’une théorie est fausse (il suffit d’une seule observation fiable la contredisant), mais on ne peut jamais prouver qu’une théorie est totalement vraie (car il faudrait pouvoir tester toutes les prédictions de la théorie, ce qui est généralement impossible). Sokal et Bricmont critiquent le falsificationnisme poppérien en prenant, entre autres, l’exemple de la mécanique newtonienne : le fait que des astronomes aient observé, au milieu du XIXe siècle, que l’orbite de Mercure était légèrement différente de celle prédite par la mécanique newtonienne suffit-il à conclure que cette dernière, qui a pourtant abouti à d’immenses succès (par exemple : prédiction du retour de la comète de Halley en 1759, découverte de Neptune en 1846, etc.) est fausse ? 5. L’incommensurabilité des paradigmes de Thomas Kuhn Selon Kuhn, dans la Structure des révolutions scientifiques (1970), le gros de l’activité scientifique, ce qu’il appelle la « science normale », se déroule à l’intérieur de « paradigmes », qui définissent le genre de problèmes à étudier, les critères à utiliser pour évaluer un résultat et les procédures expérimentales considérées comme acceptables. De temps en temps, la science normale entre en crise et on assiste à un changement de paradigme. Par exemple, la naissance de la physique moderne, avec Galilée et Newton, suppose une rupture avec Aristote, et, au vingtième siècle, la théorie de la relativité et la mécanique quantique renversent le paradigme de la mécanique classique. Cette théorie, jusque-là banale, va plus loin. Pour Kuhn, l’expérience que nous avons du monde est tellement conditionnée par la théorie (qui dépend elle-même du paradigme) qu’il est impossible de comparer des théories concurrentes, et de les départager de rationnellement (par exemple : Newton et Einstein). Après une révolution scientifique, les scientifiques travaillent voient le monde d’une manière tellement différente qu’il leur est impossible de comparer leurs théories avec les théories précédentes. Pour Kuhn, les paradigmes sont incommensurables (on ne peut pas les comparer entre eux). De plus, les changements de paradigmes ne se font pas forcément de manière rationnelle, et les preuves dont on disposait à l’époque de telle ou telle révolution scientifique sont souvent moins fortes qu’on ne le pense généralement ; à chaque changement de paradigme, des considérations non scientifiques interviennent (comme par exemple, des facteurs religieux dans le cas de l’astronome allemand Kepler, qui confirme que la Terre tourne autour du soleil à la fin du XVIe siècle). L’ambiguïté de l’ouvrage de Kuhn est qu’à certains moments l’auteur semble penser que les révolutions scientifiques sont dues principalement à des facteurs non empiriques, et qu’une fois adoptés, ils conditionnent tellement notre perception du monde qu’ils ne peuvent qu’être confirmés par nos expériences ultérieures ; la force des théories est tellement grande que chaque expérience finit par s’accorder avec elles. 6. L’« anarchisme » méthodologique de Feyerabend Paul Feyerabend, quant à lui, critique radicalement les règles que certains philosophes croyaient pouvoir utiliser pour définir la démarche scientifique. Il ne se contente pas de montrer, au moyen d’exemples historiques, les limites de toute codification générale et universelle de la méthode scientifique. Il va beaucoup plus loi, en affirmant que « la seule règle qui survit, c’est : « Tout est bon » » (Contre la méthode, 1975). Etant donné qu’il n’existe pas de règles connues, indépendantes de tout contexte, qui permettent de vérifier ou de falsifier une théorie, Feyerabend en conclut que la science ne s’élabore pas en suivant une méthode bien définie et qu’il n’y a pas de « rationalité » globale, ce qui lui vaut d’être qualifié d’ « anarchiste » méthodologique. 7. Le « programme fort » en sociologie des sciences Durant les années 70, s’est développé un nouveau courant en sociologie des sciences. Alors qu’auparavant, la sociologie des sciences se contentait de cerner le contexte social dans lequel l’activité scientifique se déroule, les chercheurs qui se sont regroupés sous l’enseigne du « programme fort » entendent expliquer en termes sociologiques le contenu des théories. David Bloor et Barry Barnes, deux des fondateurs du programme fort, redéfinissent radicalement le concept de vérité en considérant que ce qui est qualifié de vrai est généralement ce que l’on préfère croire vrai et que cette croyance est avant tout déterminée socialement, sans que la nature ou la réalité du monde extérieur intervienne forcément. Pourtant, comme le soulignent Bricmont et Sokal, le succès de la mécanique newtonienne entre 1700 et 1750 est certes dû à un grand nombre de facteurs historiques, sociologiques, idéologiques et politiques (qui expliquent notamment pourquoi cette théorie fut acceptée plus vite en Angleterre qu’en France), mais il ne faut pas oublier que ce succès est aussi en partie lié au fait que les planètes et les comètes se déplacent à peu près comme le prédit la théorie de Newton. De plus, comme le reconnaissent parfois Barnes et Bloor eux-mêmes, « dire que toutes les croyances sont également vraies se heurte au problème des croyances qui se contredisent l’une l’autre », et « dire que toutes les croyances sont également fausses pose le problème du statut des assertions du relativiste lui-même ».