Raymond Boudon
RENOUVELER LA MOCRATIE, Paris, Odile Jacob, 2006
Extrait de la conclusion
Science et sens commun
Les certitudes de la connaissance ordinaire sont, comme celles de la connaissance scientifique, le produit de
systèmes de raisons visant à être acceptés par tout être de bon sens. « La science n’est que le prolongement
du sens commun », a écrit l’historien des sciences James Conant (1951). Seul à vrai dire Gaston Bachelard
tranche sur ce consensus et a prétendu voir dans la science une rupture avec le sens commun. Mais c’est
surtout par la version instrumentalisée de ses thèses que les sociologues français appartenant à la « pensée
68 » ont mise sur le marché qu’il a connu quelque influence. C’est qu’il leur fallait discréditer le sens
commun, de façon à fonder, dans le meilleur style léniniste de l’intellectuel guide et éclaireur des masses
aveugles, leur vision selon laquelle la sociologie aurait pour fonction de restituer le sens de leurs croyances
et de leurs actes à des êtres humains supposés aveugles sur eux-mêmes et sur le monde. Ils avaient compris
qu’il était habile de rechercher un garant du côté de la philosophie des sciences plutôt que du marxisme.
Par un mystère de l’histoire des idées qui n’a pas encore à mon sens donné lieu à une analyse sérieuse, la
dénégation du bon sens et de son corrélat, le sens commun, l’idée que la connaissance ordinaire
s’opposerait à la connaissance scientifique, que la pensée ordinaire serait irrationnelle tandis que la pensée
scientifique serait rationnelle, que l’être humain serait fondamentalement soumis à des forces
psychologiques, culturelles, sociales ou biologiques sont apparues pour la première fois dans l’histoire sous
l’influence des « maîtres du soupçon ».
Pour Marx, Nietzsche ou Freud, l’homme est aveugle sur le monde et sur lui-même. Cette idée a été
radicalisée au XXe siècle au point de prendre le statut d’une idée reçue. Elle a profondément affecté les
sciences humaines. En rupture avec une tradition séculaire, plusieurs des grands mouvements d’idées qui
les caractérisent, le positivisme, le béhaviorisme, la psychanalyse, le marxisme, le culturalisme ou le
structuralisme partagent par delà leurs différences une même dénégation du sens commun. Il est inutile de
s’étendre longuement sur l’influence qu’ont exercée ces mouvements d’idées sur de nombreux enseignants,
politiques et journalistes. Consommateurs d’idées, ces derniers doivent faire leur marché les idées
sont proposées, à savoir en premier lieu dans les sciences humaines, lesquelles jouent à partir du XIXe et
plus encore au XXe siècle le rôle qu’avaient antérieurement joué la philosophie et la religion.
Relativisme
S’il est vrai qu’il n’y a pas de vérité, que le sens commun est un leurre, comment la politique pourrait-elle
viser autre chose face à des conflits de ce genre qu’une recherche de compromis ? Si le citoyen est par
principe incapable de juger et ne juge que sous l’effet de forces culturelles et sociales, le politique
pourrait-il trouver le trébuchet de son action et le journaliste les raisons d’être de ses prises de position ? Il
se contentera plutôt de régler son jugement sur le curseur de la densité des manifestations de rue, telle du
moins qu’on peut l’apprécier au journal télévisé du soir. La démocratie implique l’accord du spectateur
impartial, et un accord fondé sur des raisons. Le relativisme ne connaît que des acteurs partiaux mus par
leurs intérêts, leurs passions ou leurs préjugés. Il ne voit dans la vie politique qu’une lutte entre des intérêts
ou des idées entre lesquelles il serait par principe impossible de trancher. Car pour le relativiste idée et
idéologie se confondent.
Redisons-le : les principes fondateurs de la démocratie ne sont pas compatibles avec le relativisme pour des
raisons évidentes. Le relativisme suppose que le bien ou le mieux soient déterminés par le lieu d’où l’on
parle, que ces notions dissimulent des rapports de force. Il se donne une image naturaliste de l’être
humain. Il le voit comme par des forces sociales, culturelles, psychologiques ou biologiques qui le
déportent en dehors de lui-même. Or la démocratie repose sur le principe qu’il y a des principes bons en
soi et des conclusions bonnes en soi qui ont vocation à être approuvés individuellement par le bon sens,
collectivement par le sens commun
Extrait de la conclusion de, RENOUVELER LA DÉMOCRATIE, Paris, Odile Jacob, 2006.
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