3) L`ethnocentrisme à l`envers et le relativisme absolu

3) L’ethnocentrisme à l’envers et le relativisme absolu
Ces questions capitales, soulevées dans le public au cours du premier tiers du XXè siècle, a
occasionné deux grandes tendances intellectuelles différentes mais (en partie) compatibles. En raison
des sentiments ambigus et profonds auxquels elles répondent, elles sont en passe de devenir des
préjugés modernes.
La première tendance, inspirée en partie par les mouvements écologistes, en partie par la culpabilité
que peuvent ressentir certains Occidentaux à l'égard des horreurs coloniales commises par leurs
ancêtres dans le monde entier, consiste à rejeter par principe les grilles de lectures occidentales
(jugées inadéquates et viciées), tout en revalorisant les pratiques des cultures "traditionnelles". Cette
inversion des connotations amène à accréditer l'idée que les peuples supposés "proches de la nature"
(souvent au seul motif qu'ils vivent plutôt en forêt qu'en banlieue) auraient su préserver une "sagesse"
(entendue ici au sens de "préceptes de vie quotidienne") fondée sur "l'harmonie" avec "la nature"
(identifiée, ou peu s'en faut, à la faune et la flore) par laquelle l'humain "respecterait" son
environnement, c'est-à-dire ne chercherait pas à le dominer à son profit, ni à y usurper une place
"excessive" (excessive par rapport à quoi ? c'est ce qu'on se garde bien d'examiner). En négatif, nous
autres Occidentaux urbanisés aurions "oublié" cette sagesse, que nous aurions remplacée par des
connaissances efficaces, peut-être, mais désolantes parce qu'elles désenchantent le monde et nous
conduisent à un rapport de violence avec l'environnement. A substituer l'outil à la formule magique, et
l'antibiotique au chamane, nous aurions signé notre malheur. Signalons tout de suite la très grande
fréquence de cette double image dans l'esprit occidental contemporain. Il figure par exemple dans le
Seigneur des anneaux de Tolkien, où Gandalf "le sage" (gentil et loyal) affronte et vainc Saroumane
"le savant" (méchant et traître), mais on en trouvera des décalques dans nombre d'autres oeuvres.
Il convient de rapprocher cette conception de celle de Rousseau. Il convient aussi de l'en distinguer :
car si Rousseau admet que la technique accrut nos besoins, et par là nous rendit plus dépendants,
donc moins heureux, il nie par ailleurs que "l'homme naturel" ait disposé d'une "sagesse pratique" ou
d'une "morale" quelconque puisque cet "l'homme naturel" (si tant est qu'il ait jamais existé) ne dispose
pas des concepts de "bien", de "mal", de "bonheur" ni de "malheur". Non seulement il n'est peut-être
pas plus heureux que "l'homme civil" (car après tout, lui aussi est soumis aux impératifs du besoin),
mais à supposer même qu'il le soit, cet "animal stupide et borné" (dixit Rousseau) n'en sait rien. Il n'y
a donc aucune raison d'hésiter : même s'il est porteur de vice et de malheur, l'état civil est préférable à
l'état de nature. Le "bon sauvage" n'est "bon" que dans la seule mesure où il s'avère "adapté" à son
environnement - "bon" ne s'entend pas du tout dans un sens moral. C'est justement le choix contraire
que voudraient nous inspirer les tenants de cette première tendance : il faudrait "renoncer" à la
technologie aliénante "tant qu'il en est encore temps" pour "revenir" à cette "sagesse" originelle -
laquelle demeure "enfouie" en nous, du reste, "au plus profond" (sous-entendu : donc au plus "vrai" de
nous : il s'agirait de notre réalité authentique, de notre "nature").
Comment perdre de vue que ce "retour" s'appuie sur le fantasme d'un "âge d'or", d'un "paradis perdu",
qui constitue le noyau dur de la pensée réactionnaire ? Comment croire les tenants les plus naïfs de
cette tendance (par exemple le réalisateur et certains acteurs du film Blueberry, sorti en 2004, qui
aligne sans coup férir tous les poncifs de cette conception, jusqu'à la nausée) lorsqu'ils s'affirment "de
gauche" ? Comment oublier que les deux figures tracées ci-dessus correspondent trait pour trait à
celles de "l'homme cultivé" et de "l'ignorant" ? Comment oublier que si l'on prêche le rapprochement
avec ces "peuples traditionnels", c'est parce qu'on continue de considérer à demi-mot qu'ils sont "dans
le passé" et "plus simples" par rapport à nous ? Comment oublier qu'il s'agit du même vieil
évolutionnisme raciste coloré aux teintes du politiquement correct ?
La deuxième tendance, très prisée jusqu’en philosophie contemporaine, consiste à estimer que, dans
le fond, toutes les cultures se valent, non pas au nom d'un "égalitarisme culturel" de principe, mais
bien pour la raison théorique que la comparaison entre cultures ne peut s'opérer qu'à l'intérieur d'un
appareil de concepts et de valeurs lui-même culturel. Dans cette perspective, tenter d'évaluer (par
exemple) la culture wolof en termes "d'efficacité" serait vouée à l'échec puisque ce concept
"d'efficacité" appartient à la culture occidentale et n'a peut-être pas d'équivalent exact dans la culture
wolof. Pour évaluer une culture, il faudrait l'examiner dans ses propres termes et selon ses propres
valeurs ; mais une telle vue "de l'intérieur" ne pourrait pas prétendre à l'objectivité, ni bien sûr à
l'impartialité. Dans cette analyse, les croyances, la morale, les savoirs, la philosophie, les arts, les
langues de chaque culture se résumeraient à des phénomènes culturels, et leur étude se dissoudrait
dans l'ethnologie, science de toutes les sciences.
Cette analyse, si elle s’appuie sur des observations ethnographiques récentes, se rapproche pourtant
des conceptions sophistes. Il s'agit d'ailleurs de la même conception relativiste, à l'échelle près : la
tendance moderne raisonne au niveau des cultures des groupes humains, les sophistes antiques au
niveau des points de vue individuels. Pourtant, comme on l'a déjà vu, la philosophie ne peut pas se
soudre dans l’ethnographie. Au contraire, elle se constitue, avec Socrate, contre la fausse tolérance
du relativisme
Comme d'habitude, le relativisme ne résiste pas à l’examen. D’abord, il existe au moins un point
commun à toutes les cultures humaines dans le monde entier : la prohibition de l’inceste. Il existe
donc au moins une vérité universelle - ou plus exactement "transculturelle" - apte à fournir,
potentiellement, un critère d'évaluation des diverses cultures. Et à y mieux regarder, en fait, il existe
une foule de points communs dans les cultures humaines, ne serait-ce qu'en raison de la morphologie
humaine. Le groupe de sémiotique animé par Umberto Eco, par exemple, affirme que toutes les
cultures humains possèdent nécessairement des couples de concepts du type droite-gauche, haut-
bas, devant-derrière, pour la seule raison que les yeux occupent une position particulière sur le
visage. De plus, doté d'un métabolisme similaire pour tous les humains (sans quoi les unions seraient
évidemment infécondes), l'humain doit, pour survivre, résoudre plusieurs problèmes comme se
nourrir, se protéger des intempéries, accoucher, partager des biens, apaiser les querelles de
pouvoir… Définies comme le résultat d'une dialectique entre besoins humains et caractéristiques
locales du milieu (flore, faune, climat etc.), les cultures humaines présentent potentiellement des
points de convergence ; les déterminer revient, tout simplement, à décrire nature humaine.
Comment découvrir ces points de convergence ? La méthode qui semble s’imposer serait de
comparer toutes les cultures humaines entre elles, et de voir sur quels points essentiels elles
s’accordent (c'est-à-dire la recherche d’une "norme"). De la sorte, nous sommes amenés, d’une part,
à rejeter le relativisme béat pour entrer dans un exercice de compréhension et d’analyse actif où
dominera une tolérance pour les cultures étudiées, et d’autre part à dépasser l’échelle des seuls
peuples pour atteindre, enfin, l’échelle de l’humanité entière.
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