Comment perdre de vue que ce "retour" s'appuie sur le fantasme d'un "âge d'or", d'un "paradis perdu",
qui constitue le noyau dur de la pensée réactionnaire ? Comment croire les tenants les plus naïfs de
cette tendance (par exemple le réalisateur et certains acteurs du film Blueberry, sorti en 2004, qui
aligne sans coup férir tous les poncifs de cette conception, jusqu'à la nausée) lorsqu'ils s'affirment "de
gauche" ? Comment oublier que les deux figures tracées ci-dessus correspondent trait pour trait à
celles de "l'homme cultivé" et de "l'ignorant" ? Comment oublier que si l'on prêche le rapprochement
avec ces "peuples traditionnels", c'est parce qu'on continue de considérer à demi-mot qu'ils sont "dans
le passé" et "plus simples" par rapport à nous ? Comment oublier qu'il s'agit du même vieil
évolutionnisme raciste coloré aux teintes du politiquement correct ?
La deuxième tendance, très prisée jusqu’en philosophie contemporaine, consiste à estimer que, dans
le fond, toutes les cultures se valent, non pas au nom d'un "égalitarisme culturel" de principe, mais
bien pour la raison théorique que la comparaison entre cultures ne peut s'opérer qu'à l'intérieur d'un
appareil de concepts et de valeurs lui-même culturel. Dans cette perspective, tenter d'évaluer (par
exemple) la culture wolof en termes "d'efficacité" serait vouée à l'échec puisque ce concept
"d'efficacité" appartient à la culture occidentale et n'a peut-être pas d'équivalent exact dans la culture
wolof. Pour évaluer une culture, il faudrait l'examiner dans ses propres termes et selon ses propres
valeurs ; mais une telle vue "de l'intérieur" ne pourrait pas prétendre à l'objectivité, ni bien sûr à
l'impartialité. Dans cette analyse, les croyances, la morale, les savoirs, la philosophie, les arts, les
langues de chaque culture se résumeraient à des phénomènes culturels, et leur étude se dissoudrait
dans l'ethnologie, science de toutes les sciences.
Cette analyse, si elle s’appuie sur des observations ethnographiques récentes, se rapproche pourtant
des conceptions sophistes. Il s'agit d'ailleurs de la même conception relativiste, à l'échelle près : la
tendance moderne raisonne au niveau des cultures des groupes humains, les sophistes antiques au
niveau des points de vue individuels. Pourtant, comme on l'a déjà vu, la philosophie ne peut pas se
résoudre dans l’ethnographie. Au contraire, elle se constitue, avec Socrate, contre la fausse tolérance
du relativisme
Comme d'habitude, le relativisme ne résiste pas à l’examen. D’abord, il existe au moins un point
commun à toutes les cultures humaines dans le monde entier : la prohibition de l’inceste. Il existe
donc au moins une vérité universelle - ou plus exactement "transculturelle" - apte à fournir,
potentiellement, un critère d'évaluation des diverses cultures. Et à y mieux regarder, en fait, il existe
une foule de points communs dans les cultures humaines, ne serait-ce qu'en raison de la morphologie
humaine. Le groupe de sémiotique animé par Umberto Eco, par exemple, affirme que toutes les
cultures humains possèdent nécessairement des couples de concepts du type droite-gauche, haut-
bas, devant-derrière, pour la seule raison que les yeux occupent une position particulière sur le
visage. De plus, doté d'un métabolisme similaire pour tous les humains (sans quoi les unions seraient
évidemment infécondes), l'humain doit, pour survivre, résoudre plusieurs problèmes comme se
nourrir, se protéger des intempéries, accoucher, partager des biens, apaiser les querelles de
pouvoir… Définies comme le résultat d'une dialectique entre besoins humains et caractéristiques