LE SUBLIME CHEZ NIETZSCHE @ L'Harmattan, 2000 ISBN: 2-7384-8918-4 Achim GEISENHANSLÜKE LE SUBLIME CHEZ NIETZSCHE L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Pour Marja et David Introduction Tout ce qu'un poète compose avec enthousiasme et sous ['inspiration sacrée est certainement beau. Démocrite L'histoire du sublime fut celle de ses refoulements et de ses redécouvertes successives. Celle de ses refoulements, puisque la présence du sublime implique une irruption de la violence dans le domaine apaisé du beau qui n'est maîtrisable que par un geste de la raison qui essaie de neutraliser la puissance du sublime dans les limites de l'apparence et de la forme. Celle de ses redécouvertes, puisque le résultat de la neutralisation du sublime dans la forme du beau reste toujours précaire, permettant ainsi au sublime de fragiliser la maîtrise de la raison même. L'histoire de l'esthétique des Grecs à nos jours est marquée par ce double jeu du sublime qui disparaît dans la modernité sous le masque du beau pour réapparaître chez Nietzsche et d'autres auteurs en réaffirmant sa puissance indomptable. L'ambiguïté incontrôlable du sublime est aussi la raison pour laquelle son histoire se dessine en un mouvement contourné de haut en bas, de bas en haut, sans qu'il y ait une ligne droite à repérer. L'histoire du sublime qui ne semble consister que dans les détours qu'il a choisi pour mieux exprimer sa puissance commence chez les Grecs, avec Homère, Platon et Longin, pour lesquels l'enthousiasme représentent une inspiration divine qui s'empare de l'homme pour le transporter vers le haut, vers un domaine où il se trouve en dehors de soi et paradoxalement en harmonie avec ses ultimes buts et espérances. Et même si le sublime tombe après la théorie 9 de Longin pour une première fois dans l'oubli, il resurgit au cœur du classicisme français, chez Boileau qui publia parallèlement son Art Poétique et une traduction du Traité du Sublime de Longin. À cette première redécouverte du sublime répond une deuxième, encore plus importante, parce qu'elle transforme la définition rhétorique du sublime en soulignant son caractère sensuel (Burke) et subjectif (Kant). Et si le sublime tombe après Kant pour une deuxième fois dans un oubli qui semble être presque total, il resurgit pour une deuxième fois chez Nietzsche et d'autres auteurs comme Benjamin, Adorno et Lyotard. Nietzsche tient sans doute une place privilégiée dans l'histoire du sublime. Une place unique, car il élabora une théorie du sublime dans La naissance de la tragédie dont il revendiqua plus tard les erreurs et les aberrations dans les écrits sur Wagner. De la théorie du sublime, il passe à sa critique en répétant le geste qui a contribué à faire effacer les traces de l'enthousiasme depuis la naissance du sublime dans la pensée grecque. Ce double aspect du sublime chez Nietzsche se révèle finalement dans le Zarathoustra sous la forme d'une double écriture: une écriture du sublime qui s'avise en même temps de critiquer le sublime et qui montre ainsi que l'ambiguïté de la pensée nietzschéenne du sublime correspond à l'antinomie qui caractérise le sublime depuis son émergence chez Homère. L'ambiguïté du sublime chez Nietzsche se manifeste aussi dans l'absence d'une théorie du sublime au sens propre du terme. En effet, il n'y a que des traces dispersées du sublime dans l'œuvre de Nietzsche, des fragments disloqués qui s'opposent à toute tentative d'homogénéisation. Il n'y a pas une théorie du sublime chez Nietzsche, mais une pensée esthétique qui s'inspire de la tradition du sublime sans le nommer explicitement. 10 L'absence d'une théorie du sublime au sens propre du terme qui caractérise l'œuvre de Nietzsche n'est pas seulement due au fait qu'il emploie le mot sublime (erhaben) comme la plupart de ses contemporains sans lui attribuer une signification particulière pour désigner tout simplement la grandeur d'un livre ou d'un écrivain. Dans ce sens, Nietzsche participe au déclin du sublime après Kant où le mot "sublime" devient l'équivalant insignifiant de la grandeur, perdant ainsi toute sa signification théorique. Mais l'absence d'une théorie du sublime chez Nietzsche se manifeste aussi dans la terminologie de l'esthétique nietzschéenne qui ne se réclame pas du sublime, mais de l'antinomie de l'apollinien et du dionysiaque pour exprimer l'ambiguïté du sublime sous d'autres noms. De ces formes déguisées du sublime chez Nietzsche, il y en a trois à retenir. La première se trouve dans le Zarathoustra. Elle met en rapport le laid et le sublime: "Vous êtes hideux? Et bien, mes frères! Du sublime vous ceignez donc, de ce manteau du hideux.,,1 (6,60). Nietzsche qui définit le sublime métaphoriquement en tant que manteau du hideux a donc plutôt tendance à opposer le beau et le laid que le beau et le sublime. En effet, il met en opposition le beau et le laid dans la mesure où le beau et le sublime relèvent de l'intérieur de l'esthétique, tandis que le laid en marque l'extériorité. Chez Nietzsche, le laid et le dégoût tombent en dehors de l' esthétique2, tandis que le sublime s'empare du laid pour le faire entrer dans l'esthétique. 1 Je cite J'édition Colli-Montinari: F. NIETZSCHE,Œuvres philosophiques complètes, Paris: Gallimard 1967 (tome, page). 2 Cf W. MENNINGHAus,E/œl. Theorie und Geschichte einer star/œn Empfindung, Frankfurt am Main 1999. 11 La deuxième allusion au sublime se trouve dans Humain, trop humain où Nietzsche se réfère à la tradition rhétorique du grand style. Dans la rhétorique, le terme grand style désigne le sublime ou grande dicendi genus, celui des trois genres qui est attaché au pathos de la tragédie et l'art du movere. Mais au-delà de la tradition de la rhétorique, Nietzsche se sert du terme grand style pour établir un rapport entre le sublime et le monstrueux: "Le grand style naît quand le beau remporte la victoire sur le monstrueux [das Ungeheure]" (3,225). La définition du sublime en tant que victoire sur le monstrueux s'inscrit dans la même ligne que la troisième référence au sublime qui se trouve dans La naissance de la tragédie où Nietzsche se réfère à la tragédie grecque en parlant du "sublime où l'art dompte et maîtrise l'horreur" (1.1,70). Si la tâche du sublime chez Nietzsche consiste dans l'effort de faire rentrer le laid dans l'esthétique, il y réussit par une maîtrise de I'horreur dans le grande dicendi genus de la tragédie grecque. Il en résulte que, pour Nietzsche, la tragédie est le lieu rituel d'un passage de l'horreur au sublime: dans la tragédie, il s'agit de la sublimation de l'horreur de la nature dans l'art. Dans ce sens, il semble tout à fait logique de se référer en premier lieu à La naissance de la tragédie pour trouver accès à la pensée nietzschéenne du sublime. En second lieu, il s'agira de démontrer comment la théorie du sublime dans La naissance de la tragédie se transforme en critique du sublime dans les écrits sur Wagner, et comment la théorie et la critique du sublime chez Nietzsche s'exprime dans la double écriture du Zarathoustra. Mais avant de passer à Nietzsche, il est indispensable de fournir les grandes étapes de l'histoire du sublime d'Homère à Nietzsche. 12 I. L'histoire du sublime 1. L'enthousiasme chez Homère "Le sublime est à la mode"l. C'est ainsi que JeanLuc Nancy résume la renaissance du sublime dans l'esthétique postmoderne. Le critique allemand Karl-Heinz Bohrer par contre ne peut pas s'empêcher d'exprimer son étonnement par rapport à "l'étrange renaissance de cette notion,,2. Dans le contexte de la renaissance du sublime dans l'esthétique de la modernité et de la postmodernité se pose la question de la tradition du sublime de Longin à Kant. L'histoire du sublime (to hypsos, sublimitas) commence avec les Grecs. Après la théorie de l'enthousiasme chez Homère et Platon, "le PseudoLongin"3 introduit le sublime dans le système de la rhétorique en affirmant que "le Sublime est en effet ce qui forme l'excellence et la souveraine perfection du Discours: que c'est par lui que les grands Poètes et les Écrivains les plus fameux ont remporté le prix, et rempli toute la postérité du bruit de leur gloire,,4. Gloire et immortalité, telle est la promesse du sublime aux écrivains et aux philosophes. Dans ce contexte, l'histoire du sublime remonte encore plus loin encore que le Traité du sublime de Longin. Dans leur théorie de l'enthousiasme, Homère et Platon fondèrent les bases du sublime. I J.-L. NANCY,L'offrande sublime. Du sublime, Paris: Belin 1988, p. 37. 2 K.-H. BOHRER, Das Erhabene. Merkur, Heft 9/10 (1989), p. 735. J On sait aujourd'hui que LoNGIN n'est pas l'auteur du Traité du sublime, mais, comme le vrai auteur reste inconnu, on cite le Traité du sublime en se référant à Longin. 4 LONGIN, "Traité du sublime". BOILEAU, Œuvres Complètes 4, Paris: Éditions Les Belles Lettres 1966, p. 49-50. 15 La première trace du sublime se trouve chez Homère. Dans le premier chant de l'Odyssée, Antinoos, un des prétendants de Pénélope, reproche à Télémaque, le fils d'Ulysse, de parler d'une manière audacieuse qui ne convient guère à son âge. Antinoos se réfère à deux discours de Télémaque dont l'un s'adresse à sa mère, l'autre aux prétendants. Dans les deux discours, Télémaque vise le même but: il veut récupérer la maîtrise sur Ithaque qui lui est transmise par son père. Dans le but de reprendre la maîtrise paternelle, Télémaque s'adresse d'abord à sa mère: "va! rentre à la maison et reprends tes travaux, ta toile, ta quenouille; ordonne à tes servants de se remettre à l'œuvre; le discours, c'est à nous, les hommes, qu'il revient, mais à moi tout d'abord, qui suis maître céans"!. Il parle de la même façon aux prétendants de sa mère: "Mais dès l'aube, demain, je veux qu'à l'agora nous allions tous siéger; je vous signifierai tout franchement un mot: c'est de vider ma salle; arrangezvous ensemble pour banqueter ailleurs et, tour à tour, chez vous ne manger que vos biens"z. Dans ses deux discours, Télémaque, remplaçant son père absent, réclame la maîtrise sur l'île d'Ithaque. Dans une réplique ironique qu'il donne à Télémaque, Antinoos lui reproche de dépasser ses limites: Ah! Ces dieux, Télémaque! ils t'enseignent déjà les prêches d'agora et l'audace (hypsag6resJ) en paroles! Mais toi, régner sur cette Ithaque entre deux mers! ... que le fils de Chronos t'épargne ce pouvoir que s'est transmis ta race !4 \ Hm,1ÈRE, Odyssée, Paris: Éditions de la Pléiade 1955, p. 570. 2 Ibid., p. 570f. 3 L'affinité entre le sublime et l'audace se révèle aussi par l'affinité mots grecs hypsagores (parler noblement) et hypselologouménas hautainement). 4 HOMÈRE, Odyssée, p. 571 16 entre les (parler À l'audace de Télémaque, qui pour la première et unique fois dans l'Odyssée ose parler courageusement devant les prétendants de sa mère, Antinoos réplique par l'ironie. C'est aussi l'ordre de l'ironie qui donne raison à celui dont le nom désigne la déraison (anti-noDs), puisque c'est Athéna qui inspira Télémaque et qui le poussa à tenir un discours au-delà de son pouvoir réel: S'éloignant à ces mots, l'Athéna aux yeux pers, comme un oiseau de mer, disparut dans l'espace. Au cœur de Télémaque, elle avait éveillé l'énergie et l'audace, en revivant encore la pensée de son père ...1 Si Antinoos reproche à Télémaque de parler d'une manière trop audacieuse qui ne convient pas à son âge, il a tout à fait raison: ce n'est pas Télémaque qui parle devant les prétendants de sa mère, mais la déesse qui parle par l'âme du fils d'Ulysse. Dans l'Odyssée, l'enthousiasme représente une inspiration divine qui s'exerce sur l'homme, une influence pneumatique qui élargit l'âme de Télémaque: en vérité, c'est le souffle de la déesse qui lui inspire son discours audacieux. Dans l'enthousiasme, l'homme cède sa place au dieu: Télémaque, inspiré par Athéna, n'est plus l'auteur de ses paroles, comme Antinoos l'a indiqué sans savoir à quel point il avait raison, ce sont les dieux qui lui "enseignent déjà les prêches d'agora et l'audace en paroles". . Cette scène initiale invite à faire plusieurs constatations. En premier lieu, l'enthousiasme représente une inspiration divine qui s'exerce sur l'homme, mais ce n'est pas Télémaque lui-même qui se qualifie d'enthousiasmé, c'est ironiquement Antinoos qui lui reproche de parler trop haut pour son âge, évoquant ainsi 1 Ibid., 569. 17 une disproportion entre son être et sa façon d'apparaître. Cette disproportion entre être et apparaître est due à la différence entre les dieux et les hommes, même si cette différence semble se volatiliser dans le souffle d'Athéna qui élargit l'âme de Télémaque. En second lieu, il faut constater que l'inspiration de l'enthousiasme concerne le langage, puisqu'il transforme la façon de parler: dans son discours, Télémaque ne parle plus comme un adolescent, mais comme un homme. Mais même cette transformation du langage ne résout pas le problème de Télémaque, le fils malheureux d'Ulysse. Si son but consiste dans la récupération de la maîtrise paternelle, il n'y arrive point: ce n'est finalement pas Télémaque qui chasse les prétendants de l'île, c'est son père qui reconquit Ithaque et Pénélope. Si Télémaque, par son discours audacieux, envisage, tout comme les prétendants de sa mère, de prendre la place du maître, c'est-à-dire la place de son père, il y échoue. Même l'extase de l'enthousiasme ne réussit pas à cacher l'impuissance de Télémaque. Dès son origine chez Homère, le sublime est le signe d'une certaine ambivalence: en élevant Télémaque au niveau de son père, l'enthousiasme marque aussi l'échec de Télémaque qui ne réalise pas le projet de son père et qui doit attendre le retour d'Ulysse pour voir la libération d'Ithaque. La même ambivalence du sublime se trouve chez Platon. 2. L'enthousiasme chez Platon La référence à l'enthousiasme dans l'Odyssée est une allusion au sublime qui ne prétend aucunement au statut d'une théorie philosophique. Platon, par contre, donne une théorie philosophique de l'enthousiasme. En 18 insérant l'enthousiasme dans le différend entre rhétorique et philosophie, il en dégage surtout l'ambiguïté. Pour Platon, l'enthousiasme se révèle à la fois comme une folie de la rhétorique (Ion) et comme l'élan de la philosophie (Phèdre). Dans l'Ion, Platon met en reliefle fait que la faculté de création poétique chez l'homme est conditionnée par un délire qui provoque une annihilation de l'esprit humain: "Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n'est pas encore capable de créer jusqu'à ce qu'il soit devenu l'homme qu'habite un dieu, qu'il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui! Tant que cela au contraire sera sa possession, aucun être humain ne sera capable, ni de créer, ni de vaticiner"l. Comme Homère, Platon décrit l'enthousiasme comme une possession de I'homme par l'esprit des dieux. Mais il en dégage plutôt les effets négatifs: pour Platon, l'enthousiasme relève d'une annihilation de la raison qui ne convient pas à la philosophie, mais à la rhétorique. Pour expliquer les effets négatifs que provoque l'enthousiasme, Platon se sert de l'exemple du rhapsode Ion en comparant l'art de la rhétorique avec une pierre magnétique: En fait, il y a cette faculté, chez toi, de bien parler d'Homère qui n'est point un art, [...] mais une puissance divine qui te met en branle, comme dans le cas de la pierre qui a été appelée 'magnétique' par Euripide et qu'on appelle le plus souvent pierre d'Héraclée. Cette pierre en effet ne se borne pas à attirer simplement les anneaux quand ils sont en fer, mais encore elle fait passer dans ces anneaux une puissance qui les rend capables de produire ce même effet que produit la pierre et d'attirer d'autres anneaux; si bien que parfois il se forme une file, tout à fait longue, d'anneaux suspendus les uns aux autres, alors que IPLATON, Œuvres Complètes 2, Paris: Éditions de la Pléiade 1950, Ion 534-b. 19 c'est de la pierre en question que dépend la puissance qui réside en tous ceux-ci. Or c'est ainsi, également, que la Muse, par ellemême, fait qu'en certains hommes est la divinité, et que, par l'intermédiaire de ces êtres en qui réside un dieu, est suspendue à elle une file d'autres gens qu'habita alors la Divinité! Ce n'est pas, sache-le, par un effet de l'art, mais bien parce qu'un dieu est en eux et qu'il les possède, que les poètes épiques, les bons s'entend, composent tous ces beaux poèmes, et pareillement pour les auteurs de chants lyriques, pour les bons. I Pour Platon, la rhapsodie fait partie de la rhétorique dans la mesure où elle produit certains effets dans l'âme du spectateur par la puissance du langage. En même temps, Platon refuse le statut d'un art à la rhapsodie, puisqu'elle ne relève pas de la technè de l'homme mais de la présence des dieux. Dans la théorie de Platon, la poésie et la rhapsodie s'opposent à la philosophie, parce que toutes les deux renoncent à la légitimité de la raison humaine. Dans ce sens, Socrate demande à Ion: "alors as-tu tous tes esprits, ou bien es-tu hors de toi-même ?,,2 L'extase du rhapsode, le fait que Ion perd tous ses esprits dans son art, est pour Platon le signe que la poésie et la rhapsodie se doivent à l'annihilation de la raison par la présence d'un dieu qui est le véritable créateur de la poésie. Ainsi, la théorie platonicienne de l'enthousiasme consiste dans la mania poietiké qui semble élever l'homme au rang des dieux, mais qui signifie en même temps la perte de la raison. Dans sa théorie de l'enthousiasme, Platon oppose donc la mania poietiké de la poésie et la rhétorique et la mania erotiké de la philosophie. Dans ce contexte, la critique platonicienne de la rhapsodie se réfère à un moment de violence qui est propre à la fureur de I Ibid., 533d-e. 2 Ibid., 535b. 20 l'enthousiasme: si l'enthousiasme réside dans la force des dieux qui s'empare de I'homme, il implique un anéantissement des facultés rationnelles de I'homme (alienatio mentis) qui s'exercent sur la rhapsode comme sur ses auditeurs. Pour Platon, l'enthousiasme des poètes représente le danger d'un effondrement de la raison dont la philosophie protège I'homme. À la critique de la mania poietiké répond chez Platon l'éloge de la mania erotiké. Dans le Phèdre, Platon définit l'enthousiasme comme un délire divin dont il distingue quatre formes différentes: la mania mantiké des prophètes, la mania telestiké des prêtres, la mania poietiké des poètes et la mania erotiké des philosophes. En même temps, il essaie de légitimer le délire des philosophes: Mais voici un témoignage qui mérite l'attention, c'est que, chez les anciens, ceux qui ont créé les mots n'ont pas cru que le délire fût ni honteux ni déshonorant; car ils n'auraient pas attaché ce nom au plus beau des arts, à l'art qui interprète l'avenir, et ne l'auraient pas appelé maniké (délire); c'est parce qu'ils regardaient le délire comme un don magnifique, quand il vient du ciel qu'ils lui ont donné ce nom; mais les modernes, insérant maladroitement un t dans le mot, en ont fait manlike (divination),! Contrairement à l'Ion, il s'agit pour Platon dans le Phèdre de justifier le délire comme quelque chose qui relève de la puissance des dieux. Dans le contexte de sa distinction entre les quatre formes de l'enthousiasme, Platon décrit la poésie comme une inspiration de I'homme par les Muses: Il y a une troisième espèce de possession et de délire, celui qui vient des Muses. Quand il s'empare d'une âme tendre et pure, il l'éveille, la transporte, lui inspire des odes et des poèmes de toute sorte et, célébrant d'innombrables hauts faits des anciens, fait 1 PLATON, Phèdre, Paris: Garnier-Flammarion 21 1964, 244b-d.