Le petit livre blanc de Georges Roditi

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Le petit livre blanc de Georges Roditi
LE MONDE | 08.08.1975 | MICHEL TOURNIER.
Au terme d'une carrière d'éditeur consacrée comme telle aux écrits des autres, Georges Roditi
publie à son tour. Il s'agit d'un petit livre soigneusement médité et peaufiné qui mérite à plus
d'un titre d'être qualifié d'ambigu, étant à la fois timide et provocant, réactionnaire et
hautement subversif, modeste et d'une grande portée. Cela se présente comme une réflexion
sur une certaine attitude devant la vie, l'esprit de perfection qui se satisfait d'un progrès
immobile, d'une morale close, d'une esthétique de la finitude, d'une métaphysique de
l'accomplissement.
On a tout dit sur la fureur d'entreprendre, l'ambition sociale, l'appétit de conquête, la voracité
d'une certaine race humaine prédatrice. Ce qui est nouveau, c'est d'opposer à cette engeance
non forcément des hommes de pauvreté, de contemplation, de renoncement ou d'inaction,
mais des esprits également actifs, pourtant capables d'œuvrer en circuit fermé. L'idée neuve,
c'est que l'alternative n'est pas fatalement entre l'agitation et la démission, comme le croyait
par exemple Schopenhauer, qui ne voyait un remède à la poussée aveugle de la volonté que
dans le repos du Nirvana. L'auteur, en effet, définit un autre usage, un bon usage de la
volonté. L'histoire et la géographie ont donné des exemples mémorables de sociétés vouées à
l'accomplissement : l'étroite vallée du Nil aux pharaons incestueux, les anciens royaumes
chinois, l'archipel nippon, l'île anglaise, les petites cours allemandes, Versailles (où l'on
estimait plus l'homme ayant hérité sa fortune que celui qui l'avait gagnée à la sueur de son
front ou grâce à ses "mérites"), etc. En revanche, l'Empire vit triompher des hommes
d'avancement et de conquête, marchant d'un pas qui ne va nulle part (Nietzsche a écrit que
Napoléon " marchait en chef de colonne et qu'il n'a jamais eu le pas légitime ". Mais c'est lui
encore qui définissait une façon française de rester en deçà lorsqu'il écrivait : "Les Français,
comme les Grecs, superficiels par profondeur.").
Rester en deçà, le fameux understatement anglais, ce traité nous l'apprend par l'exemple.
D'entrée de jeu, Roditi se cache derrière le fade et faible Joubert placé en exergue. En vérité,
il s'agit de tout autre chose. Lorsque Bergson opposait la morale close et la religion close,
génératrice de persécution et de sectarisme, à la morale et à la religion ouvertes, débouchant
sur le mysticisme et la brûlante charité, il allait de soi qu'il mettait tout le mal dans le clos et
tout le bien dans l'ouvert. Il faut une certaine audace pour renverser tout cela et réhabiliter le
clos.
Mais, par-delà Bergson, c'est à Kant que nous sommes renvoyés, car le premier, dans son
esthétique, a opposé le beau - fini, parfait, clos - au sublime - infini, ébauché, ouvert, inaugurant ainsi le culte du sublime qui fait tout l'essentiel du romantisme. À peine arrivé là,
on se sent aspiré plus loin encore, car les anciens Grecs opposaient à l'ivresse dionysiaque et
à ses débordements l'équilibre parfait de la lumière apollinienne. Et à l'opposé de ces
sommets on trouve des préoccupations actuelles, journalistiques - l'écologie, la démographie,
la croissance zéro, - qui se trouvent ainsi éclairées par une haute tradition spirituelle souvent
oubliée, méprisée, sacrifiée à son contraire, mais dont l'heure est peut-être venue. Il ne serait
pas surprenant que le petit livre blanc de Roditi se retrouve sur la table du chef d'entreprise et
dans la poche du hippie.
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