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Pascal David
Les Cahiers du CEIMA, 3
pour la tournure que va prendre la question du sublime, dans la succession
de Burke à Kant, mais aussi dans le dialogue qui va se nouer entre Burke
et Kant, l’Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful
de celui-là ayant été traduite en allemand en 1773. Philosophiquement ou
esthétiquement, mais aussi politiquement, c’est durant cette période que
le sublime a connu son apogée. On peut dire en effet qu’en l’espace d’une
trentaine d’années la problématique du sublime a été entièrement reprise
et renouvelée, s’accompagnant, à titre de composante atmosphérique, d’un
sentiment d’époque (pré-révolutionnaire et révolutionnaire) pour lequel la
destitution du beau s’accompagne d’une promotion du sublime.
Rappelons pour commencer que le sublime n’est pas (contrairement à
un usage courant du terme) le superlatif de beau, il n’est pas très beau mais
trop beau pour rester beau, ou trop beau pour être vrai, à telle enseigne qu’il
peut même voisiner avec la laideur, il est donc, tout simplement, « trop », lié
constitutivement à un excès, à une démesure. Le sublime est formidable au
vrai sens du terme : il fait peur, il suscite l’effroi, comme « le silence éternel de
ces espaces innis »6. Entre le beau et le sublime, la différence n’est donc pas
de degré mais de nature. L’un apaise et réconforte, l’autre inquiète et dérange.
Si plaisir il y a dans la confrontation à un spectacle sublime (car au sublime
toujours nous sommes confrontés), ce plaisir est un « plaisir négatif », negative
Lust, selon l’audacieuse expression risquée par Kant, à la limite de l’oxymore.
C’est pourquoi les mystiques et les poètes, avides de sublime, recourent si
volontiers aux oxymores : ténèbre lumineuse, sobre ivresse, « eurs du mal »
ou « lait noir de l’aube » (Paul Celan).
Ce « plaisir négatif », Burke avait proposé de l’appeler delight, pour le
distinguer de pleasure. C’est dans le chapitre VII de la Première partie de
son Enquiry que Burke traite du sublime, après avoir traité, au chapitre VI,
« des passions qui relèvent de la conservation de soi » (Of the passions
which belong to SELF-PRESERVATION). Burke se rattache par là à toute une
tradition de la philosophie anglaise depuis Hobbes et Locke, avec la question
de la self-preservation, dont naîtra la problématique des droits de l’homme,
promise à un brillant avenir, la self-preservation par laquelle tout homme
persévère dans son être se dédoublant alors en sécurité (Hobbes) et garantie
de moyens de subsistance (Locke : men have a right to meat and drink and
such other things 7 ). Le fondement de la société civile selon Hobbes, c’est
en effet cette peur continuelle (continual fear) dans laquelle vit l’homme,
pauvre hère sans foi ni loi8, au sein de ce royaume de ténèbres (kingdom of
darkness) qu’est l’état de nature – la peur continuelle de mourir d’une mort
violente, qui l’amène à vivre constamment sur le qui-vive. C’est précisément