Martha Nussbaum - Raison publique

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RAISON PUBLIQUE
Arts, Politique et Société
n° 13, octobre 2010
Martha Nussbaum
Émotions privées,
espace public
La littérature pour la jeunesse :
une école de vie ?
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RAISON PUBLIQUE
1. Délibération et gouvernance : l’illusion démocratique ?
2. Vers une e-démocratie ?
3. Un nouvel impérialisme ?
4. Le socialisme a-t-il un avenir ?
5. Les métamorphoses de la souveraineté
6. Les valeurs morales en politique
7. Démocratie : la voie européenne
8. La justice environnementale
9. Femmes et multiculturalisme :
quelle reconnaissance pour quelle justice ?
10. Excuses d’État
11. La chose publique
12. La sagesse collective
Ouvrage publié avec le concours de l’École doctorale V « Concepts et langages »
de l’université Paris-Sorbonne et l’EA « Rationalités contemporaines »
Les PUPS sont un service général de l’université Paris-Sorbonne
© Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010
isbn : 978-2-84050-714-7
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RAISON PUBLIQUE
Directeur de la rédaction : Patrick Savidan (Université de Poitiers).
Rédacteurs en chef : Jean-Cassien Billier (Université Paris-Sorbonne), Solange
Chavel (Université de Picardie), Speranta Dumitru (Université Paris V), Marie Gaille
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3
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Comité de rédaction : Serge Audier (Université Paris-Sorbonne) ; Philippe Descamps
(Cerses) ; Cécile Fabre (University of Edinburg) ; Marc Fleurbaey (CNRS) ; Bernard
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(Université Paris-Sorbonne) ; Nicholas Southwood (Australian National University).
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TABLE DES MATIÈRES
martha nussbaum – émotions privées, espace public
4
introduction
Solange Chavel .................................................................................................................. 7
Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro : constituer les émotions
démocratiques
Martha Nussbaum ............................................................................................................ 15
Qui a besoin d’une « éthique à visage humain » ?
Ruwen Ogien ..................................................................................................................... 49
Des valeurs contextuelles ou universelles ?
Marc Pavlopoulos ............................................................................................................ 63
Martha Nussbaum, l’éthique et la forme de vie
Piergiorgio Donatelli ........................................................................................................ 83
Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
Michela Marzano ............................................................................................................ 105
Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
Estelle Ferrarese ............................................................................................................. 123
Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
Alice Crary........................................................................................................................ 139
La jalousie est-elle une passion privée ?
Gabrielle Radica.............................................................................................................. 157
Fiertés et dégoûts dans l’éthique de première personne
Patrick Pharo ................................................................................................................... 175
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questions présentes
Michel Foucault et la question du droit
Philippe Chevallier.......................................................................................................... 193
Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
Sophie Guérard de Latour ............................................................................................. 215
Division du social et auto-institution : le projet démocratique selon
Castoriadis et Lefort
Nicolas Poirier ................................................................................................................. 243
Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétation téléologique
de l’intégration européenne
littérature, arts et culture
la littérature pour la jeunesse : une école de vie ?
introduction
Sylvie Servoise................................................................................................................ 283
L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature
de jeunesse contemporaine
Laurent Bazin .................................................................................................................. 293
La célébration de la lecture dans le roman français contemporain pour la jeunesse
Gilles Béhotéguy ............................................................................................................ 307
5
raison publique n° 13 Table des matières
Sigfrido Ramírez Pérez ................................................................................................... 261
Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages dans la relation
entre adultes et enfants : des évolutions significatives des modalités éducatives
Stéphane Bonnery .......................................................................................................... 323
Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures. Conflits genrés,
culturels et sociaux dans deux romans pour la jeunesse de Jeanne Benameur
Isabelle Charpentier ....................................................................................................... 337
Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
Michèle Bacholle-Bošković .......................................................................................... 351
Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight…
Isabelle Casta.................................................................................................................. 367
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Poudlard : une école contre la mort ?
Éric Auriacombe .............................................................................................................. 379
Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les
tabous…
Maud Gaultier ................................................................................................................. 397
À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants grâce à la
lecture de récits
Edwige Chirouter ............................................................................................................ 415
6
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MARTHA NUSSBAUM
ÉMOTIONS PRIVÉES, ESPACE PUBLIC
7
Professeur à l’Université de Chicago, Martha Nussbaum est l’une des
philosophes américaines les plus importantes de sa génération. Elle est
l’auteur d’une œuvre de philosophie politique et morale dont l’ampleur et
la portée sont tout à fait impressionnantes. Philosophie morale grecque,
lien entre littérature et philosophie morale, rôle des émotions dans nos
vies morales, formation de l’espace publique démocratique et discussion
de la philosophie politique libérale : ce ne sont là que quelques-uns des
domaines dans lesquels Martha Nussbaum a apporté une contribution
à chaque fois décisive.
Ce travail, si abondamment discuté et commenté dans le monde, reste
pourtant fort peu connu en France : à ce jour, d’une œuvre foisonnante,
ne sont encore traduits en Français que deux articles 1 et deux livres :
Femmes et développement humain 2 et, plus récemment, La Connaissance
de l’amour 3. Ces deux ouvrages touchent assurément des points
centraux de sa philosophie : Femmes et développement humain présente
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INTRODUCTION
1 « Les émotions comme jugement de valeur », dans Patricia Paperman & Ruwen Ogien
(dir.), La Couleur des pensées, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995 et « La littérature
comme philosophie morale », dans Sandra Laugier (dir.), Littérature éthique vie
humaine, Paris, PUF, 2006. Ce dernier article figure également dans La Connaissance
de l’amour.
2 Trad. Camille Chaplain, Paris, Éditions des femmes, 2008.
3 Trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010.
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la théorie des « capabilités » par laquelle Martha Nussbaum propose
une interprétation originale de la théorie politique libérale et montre
sa fécondité sur la question des droits des femmes. La Connaissance de
l’amour réunit un ensemble d’articles qui explorent la contribution de la
littérature à la philosophie morale à travers des lectures de Proust, James,
Beckett... À ce titre, il est heureux que le lecteur français puisse enfin y
accéder. Pour autant, il importe de ne pas en rester là. Les thèmes qui
méritent discussion sont en effet plus larges encore : la lecture croisée
de la philosophie et de la tragédie grecques pour souligner la place du
conflit et de la vulnérabilité dans les vies morales d’êtres humains soumis
à la « fragilité de la bonté », selon la jolie expression qui fait le titre
du recueil The Fragility of Goodness 4 ; l’apport cognitif et évaluatif des
émotions discuté dans Upheavals of Thought 5 ; les zones inexplorées
de la philosophie politique rawlsienne dans Frontiers of Justice 6 ; ou
encore le rôle joué par les humanités pour former nos espaces publics
démocratiques (Poetic Justice 7, Cultivating Humanity 8).
Le dossier que nous présentons ici, issu d’un colloque organisé
conjointement par l’Université de Picardie Jules Verne et l’École
normale supérieure en juin 2009, entend ainsi prolonger les récents
efforts de traduction et contribuer à faire mieux connaître cette œuvre
remarquable.
Choisir d’aborder le travail de Martha Nussbaum par la question
de l’articulation du public, du privé et des émotions est d’abord une
manière de mettre en lumière l’originalité d’une œuvre qui s’inscrit à
l’articulation de la philosophie politique et de la philosophie morale.
4 The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy (1986),
Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
5 Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University
Press, 2001.
6 Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge & London,
The Belknap Press, 2006.
7 Poetic Justice. Literary Imagination and the Public Life, Boston, Beacon Press, 1995.
8 Cultivating Humanity. A Classical Defense of Reform in Liberal Education, Cambridge,
Harvard University Press, 1998.
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Comment mettre en place, par exemple, une critique sociale et un
examen attentif des conditions de vie permises par une société, si l’on ne
dispose pas d’une conception minimale de la vie bonne : autrement dit,
si on ne laisse pas une place à une discussion de type moral ? Pour que
les exigences politiques de justice aient du sens et une portée, il faut bien
permettre que s’engage une discussion ayant pour objet de déterminer
ce que sont l’aliénation ou l’épanouissement humains, une vie bonne
et les conditions de sa possibilité. Le travail de Martha Nussbaum,
notamment à travers la mise en place du concept de « capabilité »,
travaille précisément à comprendre quelle conception de l’homme et de
la vie bonne doit appuyer la réflexion politique sur la justice.
Il faut également souligner que le privé et le public, qu’on a pu avoir
tendance à considérer comme des catégories bien définies, sont au
contraire sujets à discussion. Une grande partie du travail de Martha
Nussbaum a précisément consisté à montrer que le « privé » n’est pas
donné et qu’il est toujours constitué. Son travail sur les émotions est,
dans cette perspective, tout à fait exemplaire. Il présente deux facettes :
d’une part, il souligne que les émotions que nous manifestons ou que
nous attribuons aux hommes ont des implications importantes sur la
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9
solange chavel Introduction
Les deux champs sont souvent abordés de manière distincte. Et il y a à
cela une justification à la fois historique et philosophique : la philosophie
politique s’est constituée, à partir des guerres de religion et de la naissance
de la philosophie politique libérale, en réaction au fait du pluralisme des
conceptions du bien. Pour maintenir un espace commun pacifié, l’effort
s’est porté sur la constitution d’un consensus sur les principes politiques
en dépit de la diversité des conceptions morales. D’un côté, on aurait
donc le citoyen et une raison publique et politique, de l’autre, l’individu
dont les convictions relèveraient du domaine privé et dépendraient de
conceptions morales substantielles. Or, s’il y a effectivement de bonnes
raisons de penser cette distinction entre l’homme et le citoyen, il est
également problématique de considérer la distinction entre philosophie
politique et philosophie morale de manière trop rigide. Si elle est conçue
de manière trop stricte, cette distinction a pour effet de mettre hors
champ des problèmes pourtant cruciaux.
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conception de la justice politique – dans Frontiers of Justice, Martha
Nussbaum montre ainsi comment l’insistance sur l’égoïsme, ou au
contraire sur la capacité à la compassion, modifie considérablement
l’image produite de la société politique. D’autre part, il établit que
les émotions elles-mêmes sont constituées et socialement produites.
Les émotions et l’espace politique se donnent forme réciproquement.
Par conséquent, la question des émotions qui sont le plus à même
d’accompagner un espace politique démocratique est une question
pertinente, qui traverse les frontières entre le public et le privé.
On peut citer sur ce point précis l’ouvrage de 2006, Frontiers of
Justice :
La psychologie nous a appris que bien des aspects de notre vie
émotionnelle sont mis en forme socialement, et pourraient être
différents. Même des sentiments apparemment aussi profondément
ancrés que le dégoût dépendent largement de l’éducation parentale et
culturelle. La colère, la peine, la peur : tous ces sentiments dépendent
d’une mise en forme sociale de leurs objets, leurs modes d’expressions,
les normes qu’ils expriment, les croyances sur le monde qu’ils incarnent,
et même leurs variantes précises qu’une société donnée va accueillir 9.
Si nous voulons promouvoir les attitudes qui favorisent le bon
fonctionnement d’une société juste, un travail d’examen et d’éducation
des sentiments est de mise, qui va mettre l’accent sur le développement de
sentiments comme la compassion, par exemple, ou encore des attitudes
particulières à l’égard de la vulnérabilité du corps humain. Hiding from
Humanity est particulièrement clair sur ce point :
Créer une société libérale ne demande pas seulement de prendre un
engagement au respect mutuel et de le mettre en pratique. Les choses
9 Op. cit., p. 411 (« By now, psychology has told us clearly that many aspects of our
emotional life are socially shaped, and can be otherwise. Even sentiments as
apparently “hard-wired” as disgust have strong components of parental and cultural
teaching. Anger, grief, fear – all these are socially shaped with respect to their choice
of objects, their modes of expression, the norms they express, the beliefs about the
world they embody, and even the concrete varieties of them that a given society will
contain »).
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seraient aussi simples si la psychologie humaine l’était, s’il n’existait pas
des forces internes qui font continuellement obstacle au respect mutuel
[…]. Si l’on veut que les idéaux de respect et de réciprocité aient une
chance de prévaloir, ils doivent affronter les forces du narcissisme et de la
misanthropie que ces émotions [telles que le dégoût et la honte] mettent
si souvent en œuvre 10.
11
solange chavel Introduction
La question de l’articulation du privé et de l’espace public concerne
enfin le type de discours et de rationalité qui nous permet d’aborder
les questions morales et politiques. Un des traits importants du travail
de Martha Nussbaum a en effet été de faire-valoir, à côté d’une image
de la raison comme une procédure de déduction pensée sur le modèle
des sciences exactes, le modèle d’une rationalité pratique pensée sur un
modèle plutôt aristotélicien : une rationalité qui passe par un usage de
la narration, de l’image, des qualités d’imagination, telles qu’elles sont
notamment mises en œuvre par la littérature.
L’idée est que ces qualités d’imagination et de perception – et c’est
une thèse qui traverse aussi bien le recueil La Connaissance de l’amour
que l’ouvrage Poetic Justice – sont transversales à la question du public
et du privé. La narration et l’imagination littéraire cultivent des qualités
de perception et de jugement moral qui n’ont pas seulement une
pertinence pour le privé ou les relations proches. C’est le même travail
d’imagination que nous devons mettre en œuvre si nous voulons réfléchir
sur les questions de justice. Le récit littéraire est un des moyens les plus
puissants pour nous faire participer à des vies différentes, et nous faire
ressentir véritablement les exigences de justice telles qu’elles s’y forment.
Loin d’être un élément seulement privé, il s’agit donc d’une manière de
cultiver la perception et le jugement qui est de la plus haute importance
10 Martha Nusbaum, Hiding from Humanity, Princeton & Oxford, Princeton University
Press, 2004, p. 322 (« Creating a liberal society is not simply a matter of making
a commitment to mutual respect and then going out and acting upon it. Things
would be this simple if human psychology was simple, if there were no forces
within it militating continually against mutual respect […]. If ideals of respect and
reciprocity are to have a chance of prevailing, they must contend against the forces
of narcissism and misanthropy that these emotions [emotions such as disgust and
shame] so frequently involve »).
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pour la rationalité publique et pour le citoyen. Comme le note Poetic
Justice : « Je défends l’imagination littéraire précisément parce qu’elle
me semble être un ingrédient essentiel de l’attitude éthique qui nous
demande de nous préoccuper du bien de personnes différentes dont la
vie est éloignée de la nôtre » 11. Raconter des histoires est une manière
de donner forme à notre rationalité publique. Nous ne pouvons pas
mettre en place les principes de justice si nous ne sommes pas capables
d’observer comment ils doivent prendre leur place concrète dans des vies
particulières : « une éthique du respect impartial pour la dignité humaine
aura du mal à s’adresser aux êtres humains réels s’ils sont incapables
d’entrer en imagination dans la vie de personnes lointaines et d’éprouver
des émotions en vertu de cette participation » 12.
La manière dont s’articulent les problèmes de la formation de la
personne et de la formation du citoyen, la manière dont le privé s’articule
à l’exercice d’une rationalité publique est donc un thème qui traverse tant
le contenu des principes de justice que les modalités de leur application.
Comme le résume Cultivating from Humanity : « pour devenir citoyens
du monde, nous ne devons pas seulement accumuler des connaissances ;
nous devons aussi cultiver en nous-mêmes une capacité d’imagination
sympathique qui nous permettra de comprendre les motivations et les
choix de personnes différentes de nous-mêmes » 13.
L’article de Martha Nussbaum qui ouvre ce dossier porte précisément
sur l’articulation des émotions, de la sphère privée et de la politique
11 Martha Nussbaum, Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 2004, p. xvi (« I defend
the literary imagination precisely because it seems to me an essential ingredient of
an ethical stance that asks us to concern ourselves with the good of other people
whose lives are distant from our own »).
12 Ibid., p. xvi (« an ethics of impartial respect for human dignity will fail to engage real
human beings unless they are made capable of entering imaginatively into the lives
of distant others and to have emotions related to that participation »).
13 Op. cit., p. 85 (« to become world citizens we must not simply amass knowledge;
we must also cultivate in ourselves a capacity for sympathetic imagination that
will enable us to comprehend the motives and choices of people different from
ourselves »).
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13
solange chavel Introduction
démocratique, à partir d’une analyse des Noces de Figaro de Mozart. Mais
ces questions parcourent l’ensemble des contributions qui explorent les
frontières de la philosophie politique et de l’éthique : articulation de la
vie privée et de la vie publique ; manières d’être humain et de définir une
vie humaine dans un contexte pluraliste ; les passions et les émotions, et
leur constitution et manifestation dans l’espace public.
Ruwen Ogien souligne ainsi la position originale qu’occupe Martha
Nussbaum dans le champ de la philosophie morale contemporaine : si en
effet elle reconnaît le rôle des émotions, de la littérature et d’une morale
inspirée d’une lecture aristotélicienne, elle se range pourtant résolument
dans le camp des avocats de la théorie morale, adeptes d’une méthode
analytique et critique de nos raisonnements moraux.
Poursuivant l’analyse de la théorie du raisonnement moral de Martha
Nussbaum, Marc Pavlopoulos revient sur la question des capabilités et
se demande dans quelle mesure l’approche de la philosophe américaine
ne devrait pas trouver son prolongement logique dans une forme de
perfectionnisme moral.
Piergiorgio Donatelli propose alors une interprétation du projet
philosophique de Nussbaum comme articulation de trois éléments
théoriques : le réalisme, le libéralisme et la référence à Aristote. Revenant
sur le travail que Nussbaum a mené sur la notion de qualité de la vie et
sur son approche par les capabilités, Piergiorgio Donatelli montre la
particularité d’une pensée morale qui se déploie comme une attention
aux formes de vie.
Après ces trois articles qui discutent les caractéristiques de la réflexion
morale de Nussbaum en la situant par rapport à différentes positions
méta-éthiques, l’article de Michela Marzano introduit le thème du public
et du privé en montrant comment les espaces politiques démocratiques
en brouillent parfois la frontière – pour le meilleur ou pour le pire.
Revenant sur les acquis de la philosophie des émotions de Nussbaum,
Estelle Ferrarese analyse alors la place de l’individu privé et vulnérable
dans l’espace public. Elle demande comment la vulnérabilité de l’individu
moral, soulignée par Martha Nussbaum, peut et doit apparaître dans
l’espace politique et public.
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Comme on l’a souligné, Nussbaum s’est très souvent servie de la
littérature comme une source de réflexion sur l’articulation du privé et
du public : la littérature fournit à la fois une occasion de raisonnement
moral et une formation de l’individu à la citoyenneté démocratique.
C’est sur ce thème du rôle de la littérature pour la réflexion morale de
Nussbaum que revient Alice Crary, en précisant la position de cette
dernière par rapport à d’autres auteurs majeurs de ce débat.
Ce fil littéraire est repris par Gabrielle Radica pour se demander si la
jalousie n’a de place que comme passion privée. Discutant les analyses
développées par Martha Nussbaum dans Hiding from Humanity, lorsque
l’auteur se demandait quelles émotions pouvaient légitimement pénétrer
nos espaces publics, Gabrielle Radica explore à son tour l’exemple
du théâtre et du roman pour s’interroger sur la pertinence morale de
l’expression de la jalousie et de ses formes.
Enfin, Patrick Pharo, s’appuyant sur ses travaux de sociologie morale
sur l’usage des drogues et la prostitution, montre comment l’approche de
Martha Nussbaum, soucieuse à la fois de respect libéral des conceptions
du bien et de garantie juste des capabilités permet d’inventer un espace
public capable de reconnaître ces manifestations de « courage en situation
de faible pouvoir ».
Solange Chavel
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ÉGALITÉ ET AMOUR À LA FIN
DU MARIAGE DE FIGARO :
CONSTITUER LES ÉMOTIONS DÉMOCRATIQUES
Martha Nussbaum* 1
15
Morgan Freeman (« Red »), dans The Shawshank Redemption,
à propos de la « Canzonetta sull’aria » de l’acte III du Mariage de Figaro.
Ma grande dame de la paix a un seul nom : elle s’appelle justice
universelle, humanité, raison active… Sa fonction, conforme à son
nom et à sa nature, est d’inculquer des dispositions pacifiques.
raison publique n° 13 • pups • 2010
Je n’ai aucune idée de ce que chantaient ces deux Italiennes. Et je ne
veux pas le savoir. Il vaut mieux laisser certaines choses au silence.
Je me plais à croire qu’elles chantaient quelque chose de si beau que
les mots ne peuvent pas l’exprimer, et que le cœur en saigne… et,
pendant une fraction de seconde, chacun des hommes de Shawshank,
jusqu’au plus humble, se sentit libre.
Johann Gottfried Herder, Lettres pour servir à l’avancement
de l’humanité (1793-1797).
« [A]INSI NOUS SERONS TOUS HEUREUX »
L’ancien régime chante d’une voix pesante et autoritaire : « Non, non,
non, non, non, non ». Voici comment, peu avant la fin de l’opéra de
* Martha Nussbaum est actuellement Ernst Freund Distinguished Service Professor
of Law and Ethics, Law, Philosophy and Divinity à l’université de Chicago. Pour leurs
commentaires sur une version antérieure, je remercie Douglas Baird, Daniel Brudney,
Jeffrey Israel, Charles Nussbaum et Cass Sunstein.
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16
Mozart, le Comte, encore sûr de son rang, rejette les appels à la pitié
et à la compassion que les autres personnages lui adressent à genoux.
Pour Almaviva, il est de première importance de venger un honneur
bafoué (« l’espérance de ma vengeance console déjà mon âme et me
réjouit » 1). Faire preuve de bonté à l’égard de ceux qui implorent,
humblement agenouillés, est une prérogative de la noblesse, mais pas une
vertu humaine générale. Almaviva peut être bon ou pas. Et s’il choisit
de ne pas l’être, s’il choisit de placer l’honneur bafoué au-dessus d’une
générosité condescendante, nul ne pourra l’en blâmer. Ainsi fonctionne
l’ancien régime et sa moralité organisée par les idées de rang, de honte,
de prérogative souveraine.
Mais voici que la Comtesse ôte son déguisement de Suzanne et se
dévoile – dévoilant du même coup le stratagème qui convainc son mari
de son erreur et de son hypocrisie. (Tout en se vantant d’avoir mis fin au
droit du seigneur, il avait bien l’intention d’en jouir.) Tous les assistants
de s’exclamer à voix basse qu’ils n’ont aucune idée de ce qui va advenir :
« Ciel ! Que vois-je ? Folie ! Hallucination ! Je ne sais plus que croire ! ».
Les cordes, tout en modulations rapides, montantes et descendantes,
expriment agitation et incertitude. Rétrospectivement, elles reflètent
l’incertitude de la transition entre deux régimes politiques.
À présent le Comte, agenouillé devant la Comtesse, d’une voix que la
confusion vient à l’instant même d’adoucir, chante une phrase d’un type
que nous ne lui connaissions pas : lyrique et legato, à mi-voix, presque
doux. « Pardonnez-moi, Comtesse, pardonnez-moi, pardonnez-moi ».
Suit une longue pause 2.
La Comtesse rompt alors doucement le silence en chantant : « Je suis
plus douce, et je dis oui » (più docile io sono, e dico di sì) 3. La phrase
1 « Già la speranza sola / Delle vendette mie / Quest’anima consola / E giubilar mi fa »,
fin de son air du troisième acte.
2 Les différents chefs d’orchestre interprètent différemment la longueur de la pause,
mais Solti et Karajan la tiennent pendant quatre secondes, ce qui paraît très long à
l’écoute. Sur la partition, la pause est marquée par une demi-pause et un soupir (Voir
partition, http://dme.mozarteum.at/DME/nma/nmapub_srch.php?l=1, p. 574).
3 Docile n’est pas facile à traduire : on pourrait aussi dire plus gentille ou plus tendre.
J’ai choisi « plus douce », parce qu’il s’agit d’un mot tout à fait courant, sans rien de
hautement moral ou philosophique.
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4 Pour des observations similaires sur l’usage que Mahler fait de Bach dans la Deuxième
Symphonie, voir Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions (New York,
Cambridge University Press, 2001), chapitre 15. Je fais ici allusion à un thème central
dans le travail de Michael P. Steinberg qui, aussi bien dans Listening to Reason:
Culture, Subjectivity, and Nineteenth-Century Music (Princeton, Princeton University
Press, 2004) que dans Judaism: Musical and Unmusical (Chicago, University of
Chicago Press, 2007), souligne les multiples façons dont les tensions religieuses de
l’époque sont traitées dans sa culture musicale – si bien que Protestants et Juifs se
retrouvent souvent dans un même rejet de la culture catholique de la représentation,
de l’« idolâtrie », et de la hiérarchie. Ici, ce n’est pas à Bach en particulier qu’il faut
penser, puisque sa musique n’a été redécouverte que plus tard ; l’allusion est à la
culture générale du choral protestant.
5 La tonalité passe au même moment de sol majeur à ré majeur avec un tempo allegro
assai.
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17
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
musicale se courbe avec douceur, comme si elle se penchait pour toucher
le mari agenouillé. Alors, à mi-voix et solennellement, toute l’assemblée
répète la phrase de la Comtesse, pour finir sur : « ainsi nous serons tous
heureux » (tutti contenti saremo così). La version chorale de cette phrase
rappelle la simplicité solennelle d’un choral de Bach (qui, dans cet univers
musical catholique, dénote une soudaine absence de hiérarchie) 4. Suit
un intermède orchestral hésitant.
Le groupe exulte à présent, dans un soudain accès d’exaltation 5 : « À ce
jour tourmenté, fou et insensé, seul l’amour peut mettre une fin heureuse
et joyeuse ». L’amour, semble-t-il, est la clé non seulement du bonheur
individuel des personnages principaux, mais du bonheur de « tous », de
la communauté entière, qui chante : « Courons tous à la fête ! » (corriam
tutti a festeggiar).
L’interprétation courante des Noces de Figaro (1786) de Mozart est qu’il
s’agit d’une dérobade. S’inspirant de la pièce radicale de Beaumarchais
de 1778, dont le but et l’accent sont essentiellement politiques, et qui
dénonce l’ancien régime et ses hiérarchies, Mozart et son librettiste
Lorenzo Da Ponte auraient fabriqué un drame inoffensif, qui parle
d’amour personnel. Ils auraient affaibli le texte en omettant par exemple
le long monologue de Figaro du cinquième acte, qui dénonce la hiérarchie
féodale, et en lui substituant un traitement plus fouillé des femmes et de
leurs désirs privés. La pièce de Beaumarchais, qu’on considère souvent
comme un signe avant-coureur de la Révolution Française, a été interdite
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18
pendant de nombreuses années : même en 1784, alors qu’elle était
autorisée en France et rencontrait un grand succès, la controverse restait
vive. L’opinion courante est que Mozart et Da Ponte ont au contraire
décidé de fuir cette controverse. Joseph II, progressiste modéré, avait
interdit la pièce de Beaumarchais dans les théâtres de son royaume. Da
Ponte réussit à convaincre l’Empereur qu’un opéra acceptable pourrait en
être tiré. Ce faisant – ainsi va l’interprétation reçue 6 – lui et Mozart, tout
en produisant un merveilleux drame amoureux, ont trahi l’original.
Ma thèse est que l’opéra est en réalité plus politique et radical que la
pièce de théâtre, car il examine les sentiments humains qui permettent
de fonder une culture politique de liberté, d’égalité et de fraternité.
Cette construction du sentiment s’accomplit plus clairement à travers
la musique de Mozart que dans le livret : je dois donc établir mon
argument en rentrant dans les détails musicaux. Je veux montrer que
Mozart s’accorde (de fait 7) avec Rousseau parce qu’il comprend qu’on
ne peut fonder une culture politique sans donner une forme nouvelle
aux attitudes amoureuses. Mais il est en désaccord avec lui quant à la
forme précise de ces nouvelles attitudes. Alors que Rousseau souligne
le besoin d’homogénéité et de solidarité civiles, d’amour patriotique
fondé sur l’honneur viril et la détermination à mourir pour la nation,
Mozart envisage le nouvel amour public sous une forme plus paisible,
plus réciproque, plus féminine – « plus douce », pour reprendre le
mot familier de la Comtesse – plus proche de l’horreur que Chérubin
professe pour les exploits guerriers que des valeurs idéales rousseauistes.
Ce faisant, Mozart évite aussi l’homogénéité rousseauiste, et souligne
que la nouvelle fraternité doit garantir des espaces pour le libre jeu de
l’espièglerie, de la folie, de l’humour, et de l’individualité – qui sont tous
liés, dans le monde de l’opéra, au monde des femmes.
6 Cette interprétation trouve quelque fondement dans les mémoires de Da Ponte, qui
nous rapportent au moins ce qu’il dit pour tenter de persuader Joseph II. Ce qui ne
signifie nullement que la véritable intention du livret ait été apolitique ; et même si
l’intention de Da Ponte avait été absolument apolitique, cela ne permettrait pas d’en
conclure qu’il en va de même pour la musique qui anime le livret.
7 Je ne vois aucune raison de supposer que Mozart a lu Rousseau, mais ces idées sur le
sentiment civique étaient dans l’air dans les années 1780.
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martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
Je soutiens que la culture des Lumières exige une nouvelle forme de
subjectivité que la musique de cette période contribue à découvrir et à
créer. Sur ce point, je rejoins la thèse principale de Michael P. Steinberg
dans son important ouvrage Listening to Reason, ainsi que son
interprétation générale de l’opéra. Mais Steinberg néglige à peu près
complètement la politique du genre dans Figaro : à mon avis, cela lui
interdit de présenter une description suffisamment profonde et précise
de ce qui est requis pour rendre la révolution humainement possible.
Un des symptômes de ce problème dans la lecture de Steinberg (qui
néglige également la Comtesse et son « oui ») est le fait qu’il laisse
totalement de côté le personnage masculin/féminin de Chérubin
(adolescent interprété par une femme adulte). Mais à mon avis,
Chérubin est un personnage essentiel de l’opéra : un homme qui peut
être à la fois charmant et aimant, capable d’empathie et de réciprocité,
pour la simple raison qu’il a été éduqué par les femmes et la musique,
et qu’il appris à aimer les plaisanteries plutôt que les remarques
cinglantes, le chant plutôt que la parade militaire, l’espièglerie plutôt
que la vengeance.
Étudier ces articulations entre la musique et l’émotion, et entre
ces deux éléments et la pensée politique me semble une manière
appropriée de rendre hommage à la carrière de Robert Solomon,
dont la défense courageuse d’une conception alors impopulaire du
contenu cognitif des émotions a montré la voie pour tous ceux d’entre
nous qui voient dans les émotions des objets riches et complexes
plutôt que de simples impulsions. De fait, le travail de Solomon a été
essentiel pour autoriser et légitimer une étude comme celle-ci – qui
relie les émotions à la pensée politique en y voyant non seulement
des motivations pour l’action mais aussi, et plus particulièrement, en
montrant comment elles apportent à la pensée politique une partie de
son contenu. Le travail que j’ai déjà fait sur les émotions en musique,
développé dans les chapitres 5 et 15 de Upheavals of Thought (qui
fournit ici un socle pour mes arguments) n’aurait jamais été entrepris
sans l’exemple courageux de la pensée de Bob. J’espère que cet essai
rend justice à une carrière merveilleuse interrompue si prématurément
et tragiquement. J’espère aussi rendre hommage au travail d’équipe
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de Bob et Kathy, qui a si souvent souligné l’articulation entre l’amour
et la musique 8.
Ce projet est également l’occasion d’étudier en détail deux travaux
récents que j’admire beaucoup : The Musical Representation 9 de Charles
Nussbaum, qui a tant fait pour améliorer notre compréhension de l’écoute
musicale comme phénomène mental, et Listening to Reason de Michael
Steinberg, qui a entrepris de manière impressionnante la tâche de situer
la pensée politique dans la musique de l’époque des Lumières. Lorsque
j’affirme que Charles Nussbaum assigne à la musique un ensemble trop
simple de buts et d’intentions humaines, et que Steinberg a négligé le
rôle du genre dans la politique de Mozart, ces désaccords ou ces critiques
présupposent ma profonde admiration.
L’ANCIEN RÉGIME ET LA VOIX MASCULINE : HONNEUR, HONTE, DÉGOÛT
La lecture officielle est que Beaumarchais met en scène l’opposition
entre un ancien régime, fondé sur la hiérarchie et la subordination, et
incarné par le Comte, et une nouvelle politique démocratique, fondée
sur l’égalité et la liberté, et incarnée par Figaro. Le moment clé de la pièce
de Beaumarchais se situe alors dans le monologue de Figaro de l’acte V,
dans lequel il dénonce le privilège héréditaire du Comte. Mozart, en
omettant ce discours politique, aurait dépolitisé l’opéra, et fait du conflit
entre le Comte et Figaro une simple affaire de rivalité amoureuse.
Cette conception a une prémisse tacite : l’opposition qui doit retenir
l’attention des penseurs politiques est celle du Comte et de Figaro. C’est
parce que Mozart ne situe pas le centre du conflit politique à cet endroit
que sa version paraît apolitique et purement domestique. Mais soyons plus
ouverts. Ne présupposons pas d’emblée que Figaro représente la nouvelle
citoyenneté (de même que le Comte représente si clairement l’ancienne).
8 Je discuterai plus tard le livre de Kathleen M. Higgins, The Music of Our Lives
(Philadelphia, Temple University Press, 1991) ; pour leur collaboration, voir en
particulier Robert Solomon & Kathleen Higgins, The Philosophy of (Erotic) Love
(Lawrence, University of Kansas Press, 1991).
9 Charles O. Nussbaum, The Musical Representation: Meaning, Ontology, and Emotion,
Cambridge, MIT Press, 2007.
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martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
Avec un peu d’attention, nous remarquons bien vite que Figaro
et le Comte se ressemblent beaucoup, à la fois musicalement et
thématiquement. Que chantent-ils quand ils sont seuls ? L’honneur
outragé, le désir de vengeance, le plaisir de la domination. Les énergies
qui conduisent ces deux hommes, bien loin d’être étrangères, sont
voisines. (De fait, les deux rôles sont construits de telle sorte qu’un seul et
même chanteur pourrait, en principe, interpréter l’un ou l’autre rôle, et
leurs idiomes musicaux sont si proches qu’il est facile de les confondre. 10)
Le premier air de Figaro (Se vuol ballare) suit la découverte que le Comte
projette de coucher avec Suzanne. Mais si nous ne regardions que ce que
dit Figaro dans cet air, nous ne pourrions pas soupçonner l’existence
d’une créature telle que Suzanne. Toutes ses pensées vont à sa rivalité
avec le Comte, et ses négations insistantes (non sarà, non sarà) anticipent
les refus péremptoires du Comte à la fin de l’opéra (comme ceux de l’air
du Comte à l’acte III). Qu’est-ce qui motive Figaro ? L’idée de rendre
au Comte la monnaie de sa pièce, en le faisant danser à l’école de danse
de Figaro.
De même, deux actes plus loin, le Comte imagine Suzanne, sa future
propriété personnelle, possédée par Figaro (ei posseder dovrà), lui que
le Comte tient pour un « vil objet » (un vil oggetto), un simple objet 11.
Cette pensée le tourmente – non pas qu’il soit plein d’amour ni même
d’un désir particulièrement intense pour Suzanne, mais parce que l’idée
de ne pas avoir le dessus sur une simple « chose » est intolérable. À l’idée
de cette défaite, comme Figaro, il doit dire « non » : « Ah non, je ne vais
pas vous permettre de jouir de ce bonheur en paix. Impudent, tu n’es pas
né pour me donner du tourment, et peut-être même pour rire de mon
malheur ». C’est à Figaro, et non à Suzanne, qu’il s’adresse à la deuxième
personne. Comme Figaro, il est plein de l’image d’un autre homme, qui
rit de lui, insulte son honneur, l’humilie. Et pour répondre à l’image qui
le tourmente, à laquelle (comme Figaro) il dit « non », il propose (comme
10 Bryn Terfel, par exemple, célèbre pour son interprétation de Figaro, a aussi
enregistré le Comte.
11 La Comtesse comprend qu’elle aussi est un objet à ses yeux : plus tard, alors qu’il
s’adresse à elle comme « Rosine », elle répond « je ne suis plus Rosine, mais le
misérable oggetto de votre abandon ».
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Figaro) de lui substituer l’image d’un ennemi vaincu dansant à sa mesure :
en l’occurrence l’image de Figaro contraint d’épouser Marceline et
séparé pour toujours de Suzanne, dont le Comte pourra alors jouir : « À
présent, seul l’espoir de vengeance console mon cœur et me réjouit » 12.
Le Se vuol ballare de Figaro suit de près le texte de Beaumarchais ; l’air du
Comte, en revanche, est une innovation complète de Da Ponte, puisque
Beaumarchais ne donne que le récitatif qui précède l’air, mais pas le
développement des sentiments d’humiliation et de rage.
Musicalement autant que textuellement, l’air du Comte est un cousin
de celui de Figaro : plein d’une colère incontrôlée qui explose sur les
mots felice un servo mio, et de nouveau ah non lasciarti in pace ; la
colère s’accompagne musicalement d’une ironie mordante (la phrase
descendante qui accompagne un vil oggetto). Le livret nous donne
quelques indications sur la parenté entre les deux hommes, mais la
portée expressive de la musique va bien plus loin en soulignant leur
ressemblance rythmique et accentuelle, tandis que tous deux expriment
des attitudes qui vont du mépris sournois à la furie 13. Quelles émotions
sont absentes ? L’amour, l’émerveillement, la joie – la peine et le désir
également.
D’après la lecture politique traditionnelle de Beaumarchais, Figaro
devient, à l’Acte V, l’apôtre d’un nouveau type de citoyenneté, libérée de
toute hiérarchie. Le Figaro de Mozart ne fait pas de semblable progrès.
Comme Michael Steinberg le note justement, tout au long de l’opéra
(ou au moins jusqu’à la fin de l’acte IV), Figaro danse, musicalement, au
ton imposé par le Comte : « Il n’a pas trouvé d’idiome musical propre ;
son vocabulaire politique et émotionnel suggère une duplication et une
imitation malheureuse de celui du Comte » 14. C’est le cas à la fois dans
12 Littéralement, le Comte parle de « vengeances » au pluriel – pensant sans doute à la
fois à la manière dont il va forcer Figaro à épouser Marceline et l’humilier davantage
en couchant lui-même avec Suzanne.
13 Pour une description générale de l’expression des émotions en musique, je
m’appuie ici sur le chapitre 5 de mon livre Upheavals of Thought, dont je résume
les thèses principales dans l’Annexe ; sur la capacité de la musique à aller plus loin
que le texte, ou à préciser la signification émotionnelle d’un texte indéterminé, voir
la lecture des Kindertotenlieder de Mahler dans ce chapitre.
14 Steinberg, Listening to Reason, op. cit., p. 43.
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martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
Non più andrai, à la fin de l’acte I (où il réaffirme « l’autorité par laquelle
[le Comte] a envoyé Chérubin servir dans un de ses régiments, en tirant
ses phrases musicales de la marche militaire » 15) et même au début de
l’acte IV, alors qu’il s’apprête à surprendre l’infidélité de Suzanne et
chante de nouveau l’honneur bafoué, demandant à tous les hommes
d’« ouvrir les yeux » sur les humiliations imposées par les femmes. De
nouveau c’est aux hommes, pas aux femmes, et encore moins à une
femme en particulier, qu’il s’adresse à la deuxième personne.
Peut-être Mozart n’a-t-il pas compris l’opposition entre Figaro et le
Comte décrite par Beaumarchais. Mais n’allons pas si vite. Car peutêtre, au contraire, Mozart a-t-il vu quelque chose qui avait échappé
à Beaumarchais : l’ancien régime a formé un certain type d’hommes,
obsédés par le rang, le statut, la honte – et les humbles aussi bien que les
grands participent de cet état d’esprit. Ce qu’on ne veut pas perdre, un
autre veut en jouir. Pour aucun des deux, l’obsession ne laisse de place à
la réciprocité ou même à l’amour.
C’est donc délibérément que Mozart critique la moralité masculine du
statut. Cette hypothèse trouve confirmation dans les mots que Mozart
met dans la bouche de deux hommes qui ne sont que lointainement liés
à l’intrigue. Car on pourrait peut-être dire que les sentiments de Figaro
et du Comte ne peuvent pas être lus comme une expression sérieuse de
pensée politique : après tout, c’est l’intrigue qui exige qu’ils s’affrontent de
la sorte. Mais nous avons vu que Da Ponte construit un parallèle qui n’est
pas si net dans le texte original, et que Mozart accentue cette ressemblance
en donnant aux deux hommes un même type d’expression musicale. On
pourrait toutefois continuer à soutenir que Mozart et Da Ponte ne font
qu’amplifier les suggestions de l’intrigue de Beaumarchais. Il n’en va pas
de même pour les personnages de Bartholo et Bazile, dont le rôle dans
l’histoire est minime. Chacun chante un air – Bartholo à l’acte I, Bazile
à l’acte IV (même s’il est fréquemment coupé en représentation) – qui
apporte un commentaire essentiel sur la moralité masculine. Aucun de
ces deux airs n’est fondé sur un élément du texte de Beaumarchais.
15 Ibid.
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Émotionnellement, Bartholo est cousin de Figaro et du Comte. S’il s’en
distingue vocalement, puisque c’est une basse, il chante néanmoins avec
la même palette expressive : mêmes explosions de rage, tempérée par une
forme de raillerie que nous avons déjà rencontrée dans le Se vuol ballare
de Figaro. Textuellement, il a pour rôle d’offrir une théorie générale
de ce dont Figaro et le Comte offrent des exemples : « Vengeance, oh,
vengeance ! C’est le plaisir réservé aux sages. Oublier honte et outrages est
vil, c’est une bassesse sans nom » 16. La vie est plus ou moins totalement
occupée par la compétition pour le rang et l’évitement de la honte entre
hommes, et la chose intelligente à faire est de jouer ce jeu jusqu’au bout.
Non seulement l’outrage et l’humiliation éclipsent l’amour et le désir
(Bartholo, comme Figaro et le Comte, n’a nulle pensée pour Rosine,
qu’il a perdue au profit du Comte, à cause de l’intrigue de Figaro), mais il
n’existe nulle possibilité de pitié ou de réconciliation. C’est cette attitude
qui conduit le Comte à ses six « non » consécutifs à la fin de l’opéra.
Par son grand intérêt pour la raison et le droit, Bartholo nous révèle
un autre élément important pour la citoyenneté. Son attitude consiste à
dire que le droit est un instrument pour la vengeance masculine : celui
qui connaît le droit aura l’avantage sur celui qui l’ignore, parce qu’il peut
trouver les petites faiblesses et failles qui lui permettront de défaire son
ennemi. L’air devient alors rapide, joyeux, avec une sorte d’enjouement
railleur ; c’est une chanson qui crépite au son de la surenchère légale :
« Si je dois chercher dans tous le code pénal, si je dois lire tous les
statuts, une équivoque, un synonyme me permettra de trouver quelque
empêchement. Tout Séville connaît Bartholo ! Cette fripouille de Figaro
sera défaite ! » 17. (Et là aussi la musique va bien plus loin que le texte
et exprime la joie sournoise de l’intelligence juridique embrigadée au
service de l’humiliation.) L’air se termine solide et martial comme il
a commencé (quoiqu’une petite raillerie accompagne les mots il birbo
Figaro). Bartholo annonce qu’« il » est connu de tous : « Tout Séville
16 La vendetta, oh la vendetta è un piacer serbato ai saggi. L’obliar l’onte, gli oltraggi,
è bassezza, è ognor viltà.
17 Se tutto il codice dovessi volgere, se tutto l’indice dovessi leggere, Con un equivoco,
con un sinonimo, qualche garbuglio si troverà. Tutta Seviglia conosce Bartolo : il
birbo Figaro vinto sarà.
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martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
connaît Bartholo » – nous montrant par là que pour lui, son identité se
confond en pratique avec son projet de vengeance. À cette pensée, sa joie
est sans mélange – et même si la vengeance projetée ne peut lui rendre
Rosine. Il ne pense tout simplement pas à elle.
Au début de l’acte IV, un autre personnage mineur propose son couplet,
qui vient à la fois renverser et renforcer la moralité de Bartholo. Bazile,
le maître de musique, est un caractère moins fort que Bartholo ; c’est
lui qui, dans Le Barbier de Séville, a discouru avec enthousiasme sur
l’humiliation cuisante que les commérages et la calomnie offrent à qui
veut défaire un ennemi. Tout au long de l’opéra, Da Ponte le dépeint
comme un être rancunier et faible, dépourvu des ressources nécessaires
pour être sur un pied d’égalité avec les nobles, et de l’intelligence requise
pour affronter Figaro. Son air de l’acte IV offre conseil aux hommes
qui se trouvent dans sa position de faiblesse 18. Il commence par avertir
son auditoire qu’il est toujours dangereux d’entrer en compétition avec
les grandi ; ils gagnent presque toujours. Que faut-il donc faire ? Un
souvenir de jeunesse vient à son secours. Il était alors impulsif, sourd à
la raison ; cependant Dame Prudence lui apparut et lui tendit une peau
d’âne. Il n’avait aucune idée de son utilité, mais lorsque peu après une
tempête éclata, il se couvrit de cette peau d’âne. La tempête passée, il
releva la tête – pour se trouver face à face avec une bête horrible, qui le
touchait presque de sa gueule. Il n’aurait jamais pu échapper à une mort
atroce. Mais l’odeur repoussante de la peau d’âne mit la bête en fuite.
« Ainsi le destin m’enseigna que la honte, le danger, la disgrâce, et la mort
peuvent être évités sous une peau d’âne » 19.
Cet air offre des conseils radicalement opposés à ceux de Bartholo, qui
nous pressait d’employer la raison et le droit pour perdre la personne qui
nous a humiliés. Mais il est évident que la différence est en fait minime.
Les deux hommes voient le monde de la même manière : comme un
jeu à somme nulle pour l’honneur et le rang. La seule différence est
18 Cet air si souvent coupé ne se trouve pas dans l’édition Dover, et je m’appuie
donc sur le texte du livret qui accompagne l’enregistrement de l’opéra par Solti en
1983.
19 Così conoscere me fe’ la sorte ch’onte, pericoli, vergogna e morte col cuoio d’asino
fuggir si può.
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que Bazile est conscient du fait que certains sont destinés à perdre, et
il veut donner aux perdants des conseils pour contrôler les dommages.
Si on vous considère comme malodorant et bas, utilisez cette identité
corrompue pour vous protéger d’un outrage supplémentaire. Chanté par
un ténor nasillard et railleur, l’air, comme celui de Bartholo, complète
symétriquement Figaro et le Comte. Il partage avec eux une conception
du monde. Lorsque les femmes apparaissent dans cet air, c’est seulement
parce que Bazile confesse dans sa jeunesse une « flamme » ou une
« folie » – fausse piste rapidement corrigée par les conseils de Dame
Prudence. L’ancien régime n’aime pas les personnes de basse condition
qui laissent libre cours à leur flamme.
FEMMES : FRATERNITÉ, ÉGALITÉ, LIBERTÉ
Les femmes, dans l’opéra, habitent un monde musical et textuel qui,
dès le début, est radicalement différent de celui des hommes. Pour
commencer, ce monde laisse place à l’amitié. Suzanne et la Comtesse
auraient pu se voir comme des rivales : après tout, le Comte essaie de
séduire Suzanne. Mais l’idée ne leur vient pas à l’esprit : elles comprennent
qu’elles ont des projets communs, et que le résultat qu’elles désirent
toutes deux est que les deux hommes, Figaro et le Comte, deviennent
des époux aimants et fidèles, préoccupés d’affection et de plaisir, plutôt
que de vengeance et de jalousie. (Le Comte est aussi jaloux que Figaro,
malgré son manque d’amour apparent pour sa femme.) Comme les
deux hommes, les deux femmes partagent un même idiome musical –
si bien que même les hommes qui les aiment apparemment peuvent
les confondre (jusqu’à ce que, significativement, Figaro finisse par
reconnaître Suzanne à sa voix, « la voix que j’aime »).
À la différence des hommes, les deux femmes usent de leur ressemblance
non pas pour se combattre mais pour s’entraider, en particulier au
cours de la mascarade compliquée qui révèle finalement l’hypocrisie du
Comte. Lorsqu’on remarque leur travail commun, on voit qu’il n’y a
absolument rien de tel du côté des hommes. Le partenariat des femmes,
en outre, et malgré la différence de classe, semble dépourvu de hiérarchie
et chacune profite de leur amitié authentique et réciproque. (Suzanne,
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martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
par exemple, est surprise qu’elle – qui n’est sans doute pas très éduquée –
doive écrire la lettre au Comte qui suggère le rendez-vous : « Je dois
écrire ? Mais Madame… ». Mais la Comtesse ne veut rien savoir de
sa déférence : « Écris, te dis-je, et j’assumerai les conséquences ».) La
nature de leurs plaisanteries témoigne de la réciprocité de l’amitié : nulle
raillerie méprisante, nulle rancune sournoise, simplement une solidarité
mutuelle et le même amour pour un bon stratagème.
Là encore, tout ceci est dans le livret : mais la musique prolonge cette
suggestion de réciprocité et d’égalité. Quand Suzanne écrit la lettre sous
la dictée de la Comtesse, les deux femmes s’inspirent mutuellement de
leurs phrases musicales, échangent leurs idées avec souplesse et sensibilité,
avec une conscience fine du ton, du rythme, du timbre de l’autre. Elles
commencent par échanger des phrases, comme dans une conversation.
Mais à mesure que le duo se prolonge, leur réciprocité devient plus
intime et plus complexe : les phrases s’enroulent l’une autour de l’autre,
jusqu’à atteindre une étroite harmonie. Leur partenariat musical exprime
une sorte d’accord amical qui est une image de respect mutuel, mais
aussi d’affection réciproque plus profonde que le respect. Aucune
n’écrase maladroitement la parole de l’autre, mais chacune apporte une
contribution singulière, qui est reconnue et prolongée par l’autre 20.
Ce duo est maintenant célèbre dans la culture populaire américaine
parce qu’il apparaît dans la version cinématographique du livre de Stephen
King The Shawshank Redemption, quand Tim Robbins, le détenu qui est
devenu le bibliothécaire de la prison, trouve un moyen pour le faire
entendre à tous les prisonniers par le système de sonorisation, et bloque
la porte de manière à empêcher la hiérarchie de la prison d’intervenir
avant la fin du duo. Les hommes de Shawshank ne sont assurément pas
des amateurs de musique classique, mais ils entendent quelque chose
20 Pour une discussion d’un moment semblable dans le dernier mouvement de
la Deuxième Symphonie de Mahler, avec les voix de contralto et de soprano
qui s’enveloppement mutuellement, voir le chapitre 15 de Upheavals. Je crois
maintenant que Mahler, avec sa longue carrière de chef d’orchestre, a peut-être
trouvé l’inspiration pour cette description musicale de la réciprocité dans Figaro.
C’est aussi, à l’évidence, une image de liberté.
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dans cette musique et s’arrêtent, fascinés par cette promesse de bonheur.
Comme Morgan Freeman l’exprime rétrospectivement :
Je n’ai aucune idée de ce que chantaient ces deux Italiennes. Et je ne
veux pas le savoir. Il vaut mieux laisser certaines choses au silence. Je me
plais à croire qu’elles chantaient quelque chose de si beau que les mots
ne peuvent pas l’exprimer, et que le cœur en saigne… et, pendant une
fraction de seconde, chacun des hommes de Shawshank, jusqu’au plus
humble, se sentit libre.
28
Qu’est-ce que les prisonniers entendent dans le duo ? La liberté, disentils. Mais pourquoi, et comment ? D’abord, ils ne peuvent pas ne pas
remarquer l’absence de hiérarchie de ces voix égales, une coopération
fondée sur l’attention à l’autre plutôt qu’un pouvoir dictatorial. Et cela,
dans le contexte de Shawshank, c’est déjà la liberté. Mais, tandis que les
voix s’élèvent sur la misère de la cour de la prison, je crois qu’il y a plus
encore à entendre : l’idée d’une sorte de liberté intérieure, une liberté de
l’esprit qui consiste précisément à ne pas se préoccuper de la hiérarchie,
sans chercher à éviter le contrôle d’autrui, ni à le contrôler. Supposons que
Tim Robbins ait passé le Vedrò mentr’io sospiro du Comte ou La vendetta
de Bartholo. De fait, ces deux hommes puissants expriment chacun à
leur façon une idée de la liberté : la liberté comme pouvoir de dominer,
de fuir la honte qu’il y a à être dominé. Mais nous savons que les hommes
de Shawshank n’auraient pas été fascinés par cette image de la liberté :
après tout, c’est ce qu’ils vivent quotidiennement. La promesse du duo
n’est pas simplement une promesse de liberté dans le renversement et
la possibilité d’humilier à votre tour celui qui vous a humilié. C’est
une liberté qui nous porte au-delà de cette image anxieuse et toujours
tourmentée de ce que peut être la liberté pour les hommes. C’est la
liberté comme bonheur d’avoir un égal à vos côtés, la liberté de ne pas se
préoccuper de savoir qui est au-dessus et qui est en dessous. Et c’est une
liberté qui emmène bien loin de Shawshank, et de la société américaine
dont cette institution est le fidèle miroir.
Autrement dit, cette musique a inventé la réciprocité démocratique.
Quels que soient les défauts du film – sentimental à bien des égards –
ce passage transmet une vision juste de la politique de Mozart et de
raison13.indb Sec1:28
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21 Où, dans un opéra, les hommes chantent-ils de cette façon (avec des harmonies
étroitement entrelacées, chacune s’inspirant de l’autre) ? On peut penser au duo
dans Les Pêcheurs de perles de Bizet, mais il est loin d’être aussi complexe : les
hommes chantent simplement ensemble en harmonie. De même pour le merveilleux
duo de la liberté (Dio, che nell’alma infondere) chanté par Carlos et Roderigo
dans le Don Carlo de Verdi – étroite harmonie, et, peut-être, solidarité, mais sans
l’attention à chacun des mouvements de l’autre. Il semble que les hommes, dans
l’opéra, peuvent atteindre à l’occasion solidarité et unanimité, mais peut-être ni
attention ni accord. On pourrait aussi s’intéresser au duo Otello-Iago dans Otello
de Verdi, où ils jurent vengeance ensemble. Il y a ici une apparence d’accord mais
qui reste superficielle, puisqu’à un niveau plus profond ils sont farouchement
opposés ; l’accord qu’on constate est profondément malsain. D’autres exemples et
contre-exemples sont bienvenus.
Pour ce qui est des hommes et des femmes chantant ensemble avec l’attention
réciproque de la Comtesse et de Suzanne, le meilleur exemple qui vient à l’esprit
est particulier : c’est le duo d’amour final Pur ti miro pur ti godo, pur ti stringo, pur
t’annodo que chantent Néron et Poppée, seuls sur scène, à la fin de l’Incoronazione
di Poppea de Monteverdi. Dans ce cas, le but expressif des phrases sinueuses et
entrelacées (chantées d’habitude, mais pas systématiquement, par deux voix
de femme) est d’exprimer et de représenter la réciprocité d’un amour véritable –
une idée qui n’est pas sans pertinence à ce moment de Figaro, alors que nous
remarquons que les capacités d’attention des femmes, tristement, ne trouvent pas
d’écho chez les hommes qu’elles aiment. Cependant, chez Monteverdi, l’intention
politique est clairement de montrer que les gens ne sont pas d’un seul morceau :
le tyran brutal qu’est Néron, qui vient de tuer Sénèque et bien d’autres personnes
de valeur, est capable de la passion sexuelle la plus respectueuse et égalitaire
qui soit. Figaro est plus sceptique : la brutalité dans le domaine publique trouve
vraisemblablement son répondant privé, et vice versa.
raison13.indb Sec1:29
29
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
la politique de l’égalité plus généralement. Vous ne pouvez atteindre
le bon type de liberté si vous n’avez pas aussi ce type de fraternité et
d’égalité. Chercher la liberté sans la fraternité, comme fait le Figaro de
Beaumarchais, revient simplement à renverser la hiérarchie, pas à la
remplacer par quelque chose de fondamentalement différent. S’il doit
y avoir un nouveau régime, s’il doit y avoir quelque chose comme une
politique d’égal respect dans ce monde, alors la suggestion est qu’il doit
commencer par chanter comme ces deux femmes, par former un type
d’homme radicalement différent 21.
Autrement dit : le monde masculin de Figaro est sa propre prison, car
chaque homme traverse la vie avec l’obsession de son rang. Ce que les
prisonniers entendent dans le duo, c’est la promesse d’un monde sans
24/09/10 19:17:15
cette tension, d’un monde dans lequel on pourrait être vraiment libre
de poursuivre le bonheur. Le nouveau régime, tel qu’aucune nation au
monde ne l’a encore réalisé 22.
CRÉER UN HOMME : « REGARDS ESPIÈGLES », UN « BIEN HORS DE MOI-MÊME »
30
Les titres des deux dernières sections se rapportaient aux personnes
« féminines » mais pas à la voix masculine, et c’est bien la voix masculine,
pas la virilité elle-même, que l’opéra associe avec le combat éternel et
épuisant contre la « bassesse » de la honte. Il y a pourtant un homme
dans l’opéra qui ne chante pas avec une voix masculine : l’adolescent
Chérubin, chanté par une mezzo-soprano. Voilà qui est déjà révélateur :
et l’éducation de Chérubin, comme il apparaît rapidement, est le pivot
de la description de la nouvelle citoyenneté égalitaire.
Chérubin est souvent traité superficiellement, comme une sorte de
plaisanterie récurrente qui court tout au long de l’opéra, et c’est plus ou
moins ainsi que le traite Beaumarchais. Son intérêt pour les femmes et le
sexe fait en effet beaucoup pour l’intrigue, car Chérubin se trouve souvent
là où il ne devrait pas être, pour la consternation des hommes possessifs
qui l’entourent. De nombreuses mises en scène en font quelqu’un qui
n’aurait pas de sentiments mais seulement de vifs désirs corporels. Mais
intéressons-nous de plus près à ce qu’il dit et fait.
Chérubin est clairement, sous des aspects cruciaux, un homme. Il
est grand (Suzanne doit lui demander de s’agenouiller pour lui mettre
son bonnet), beau (Figaro et le Comte en sont tous les deux jaloux), et
sexuellement actif (avec sa petite amie Barberine) – c’est vraisemblablement
le seul personnage masculin qui a vraiment des rapports sexuels avec
22 Ce nouveau monde exige sans nul doute également des transformations de la part
des femmes : même si le monde masculin a ses pathologies particulières, il serait
absurde de prétendre que le monde réel des femmes est étranger à la jalousie et
à la rivalité. (N’oublions pas les piques que Suzanne adresse à Marceline, et vice
versa, dans le duo de l’Acte I, même si cette rivalité est bientôt harmonieusement
résolue.) En ce sens, il faut regarder les hommes et les femmes de Mozart comme
les représentants symboliques de types d’êtres humains que nous pouvons être ou
devenir.
raison13.indb Sec1:30
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23 La Comtesse parle clairement de la négligence et de l’indifférence de son mari. Et
l’idée de la virginité de Suzanne au moment du mariage est si fortement soulignée
qu’il est plausible de penser qu’elle et Figaro n’ont pas encore occupé le lit dont il
mesure si anxieusement les dimensions au début de l’opéra.
24 Ici, Da Ponte a transformé Beaumarchais d’une manière intéressante : chez
Beaumarchais, le passage est : « Enfin le besoin de dire à quelqu’un je vous aime,
est devenu pour moi si pressant que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta
maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles
perdues ». Cette déclaration confuse et comique – il peut à peine dire la différence
entre une femme et une autre, entre une femme et un arbre – est subtilement
transformée par Da Ponte en quelque chose de plus délicat, un état d’esprit que la
musique exprime encore plus vivement.
raison13.indb Sec1:31
31
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
quiconque pendant tout l’opéra 23. Mais d’un autre côté, le fait qu’il soit
chanté par une voix féminine nous oblige à remarquer à quel point cette
voix, et les sentiments qu’elle exprime, diffère des autres voix masculines
de l’opéra. De quoi parle donc Chérubin ?
Il parle d’amour. C’est le seul homme de l’opéra à montrer un intérêt
pour cette émotion. Assurément, l’agitation du Non so più exprime la
légèreté et la confusion de l’amour adolescent : « Chaque femme me fait
rougir, chaque femme fait battre mon cœur ». Pourtant, même lorsqu’il
décrit son obsession sexuelle, il parle d’amour : « Je parle d’amour
quand je suis éveillé, je parle d’amour dans mes rêves, j’en parle à l’eau,
à l’ombre, aux montagnes, aux fleurs, à l’herbe, aux fontaines, à l’écho,
à l’air, aux vents » 24. Il révèle ici une conception romantique et poétique
de ce qu’il poursuit, qui est très différente des idées des autres hommes
de l’opéra, qui voient tous dans le sexe une manière d’établir leur
domination sur une propriété du monde masculin. L’idiome musical,
agité et pourtant tendre, est radicalement différent des accents tendus
des hommes mûrs. Et c’est l’idiome musical, plus encore que le texte
inspiré de Beaumarchais, qui nous fait sentir la sensibilité poétique et
romantique de Chérubin, non sa seule énergie.
Et lorsque nous atteignons la chambre de la Comtesse, la différence
de Chérubin devient encore plus nette. Très épris de la Comtesse, il a
décidé de lui faire un présent. Quelle sorte de présent ? Ce qui lui vient
naturellement à l’esprit est d’écrire un poème, de le mettre en musique,
et de le chanter. S’accompagnant à la guitare, Chérubin devient le seul
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32
personnage principal de l’opéra qui chante un solo, ou plutôt dont le solo
représente le chant 25. Élevé dans un monde de sentiment et de musicalité,
c’est naturellement qu’il donne à sa passion une forme musicale 26.
Le contenu de cette passion (dans le bel air Voi che sapete) tranche
radicalement avec les airs des autres personnages masculins. D’abord,
Chérubin parle simplement de son sentiment d’amour, et de la beauté
de celle qui en est l’objet. Il n’a rien à dire des autres hommes, et il
semble tout à fait étranger à toute question d’honneur, de honte,
de compétition. Ensuite, il a hâte d’apprendre, et d’apprendre des
femmes : « Vous qui savez ce que c’est que l’amour, femmes, dites-moi
si c’est ce qui occupe mon cœur ». Tous les autres hommes ont hâte
d’enseigner plutôt que d’apprendre ; et ce qu’ils ont hâte d’enseigner
est une leçon de domination, qu’ils veulent infliger aux autres hommes.
(Figaro s’imagine lui-même en maître à danser dirigeant une école où
il apprendrait au Comte à danser à sa mesure ; Bartholo veut montrer
à « tout Séville » qu’il peut vaincre Figaro ; le Comte brûle de montrer
à Figaro que sa « cause » n’est pas, comme le croit Figaro, « gagnée »,
mais plutôt perdue.) Chérubin, à la différence des autres hommes, est
profondément vulnérable, et ne cherche pas à cacher cette vulnérabilité,
qui est plus émotionnelle que physique : « Je sens mon âme en feu, et
la voilà qui se glace en un instant. » Il décrit un désir intense qui ne lui
laisse pas de répit. Enfin, et c’est le plus remarquable, il situe ce qu’il
recherche ailleurs que dans son propre ego : « Je cherche un bien qui
se trouve hors de moi » (ricerco un bene fuori di me). En entendant
ces mots, nous réalisons qu’aucun autre homme de l’opéra ne cherche
25 Je parle de « personnage principal » parce que les différents chœurs qui saluent le
Comte pour sa sagesse et sa vertu – « Giovani liete », « Ricevete, o padroncina », et
« Amanti costanti » doivent sans doute être imaginés comme des chants véritables
à l’intérieur de l’intrigue : Figaro dit à un moment « les musiciens sont déjà là ».
Je parle de « solo » à cause du duo entre Suzanne et la Comtesse, la « canzonetta
sull’aria » déjà évoquée.
26 Chez Beaumarchais, il prend simplement une mélodie populaire en en changeant
les paroles. Les mots eux-mêmes expriment l’amour pour la Comtesse, bien qu’ils
soient bien moins intéressants que ceux de Da Ponte ; la musique, cependant,
est tout à fait banale, sur l’air de « Malbrough s’en va-t-en guerre », une chanson
militaire bondissante et quelque peu agressive.
raison13.indb Sec1:32
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33
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
effectivement de bien hors de lui-même : tous sont préoccupés par l’idée
de remporter une victoire dans la compétition, ou de protéger leur ego
de la honte.
La musique de l’air nous dirait tout cela sans les mots, et communique
de fait, au-delà des mots, la délicatesse, la vulnérabilité, la véritable
gentillesse du jeune homme. De fait, ce n’est pas un hasard si ceux
qui n’ont aucune idée de ce que dit Chérubin trouvent dans cet air
(comme dans le duo entre Suzanne et la Comtesse) une image d’intégrité
émotionnelle.
Comment Chérubin est-il devenu ce qu’il est, promesse de réciprocité
et de passion vraies ? Réponse : il a été élevé par les femmes, et il est
demeuré étranger au monde des hommes. De fait, nous avons déjà vu
que l’idée du service militaire le rebute et le trouble complètement.
Dans la scène de la fin de l’acte I, où Figaro lui dit ce à quoi il doit
s’attendre à l’armée (Non più andrai), toute la plaisanterie de Figaro à
l’égard de Chérubin repose sur le fait qu’il a vécu dans le monde féminin
du sentiment, de la musique, de la tendresse, de la délicatesse – et que
maintenant, tout à trac, il devra entrer dans un monde d’hommes ivres
(ils jurent par Bacchus), aux nuques inflexibles (collo dritto), aux visages
durs (muso franco), aux longues moustaches (gran mustacchi) et qui ont
« beaucoup d’honneur » (molto onor). À l’acte II, nous voyons maintenant
plus complètement combien le jeune homme devra désapprendre pour
pénétrer dans ce monde masculin : en particulier la musique charmante
et sensuelle. « Quelle belle voix », dit la Comtesse quand Chérubin a fini
de chanter – attirant de nouveau notre attention sur le fait qu’il chante
l’acte de chanter. Figaro a cependant déjà dit à Chérubin que le monde
de l’honneur masculin ne sait rien des beautés de la musique : sa seule
musique est « le concert des trompettes, des bombardes et des canons
dont les coups, à chaque fois, font siffler les oreilles » 27. L’air lui-même,
avec son rythme militaire ennuyeux et solide, fait rétrospectivement un
bien triste contraste avec la grâce et l’élégance de la composition de
Chérubin.
27 […] al concerto di tromboni, Di bombarde, di cannoni, che le palle in tutti in tuoni
All’orecchino fan fischiar.
raison13.indb Sec1:33
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34
La beauté de son chant montre que Chérubin est candidat pour le type
de liberté fraternel et égalitaire des femmes. Mais une dernière chose est
requise avant de le déclarer aimable « pour de bonnes raisons » : il doit
endosser des habits féminins. L’intrigue exige le travestissement, mais
Mozart articule ce passage à des sentiments plus profonds.
On a souvent remarqué que le tendre air de Suzanne, « Venez,
agenouillez-vous » (Venite, inginocchiattevi), est un tournant de l’opéra,
que quelque chose d’important se passe lorsque Suzanne, après avoir ajusté
le déguisement de Chérubin, le regarde et chante : « Si les femmes s’en
éprennent, elles ont certainement leurs raisons » (se l’amano le femmine,
han certo il lor perchè). La musique est peut-être la plus sensuelle et la plus
tendre de l’opéra, alors que Suzanne, lui demandant de se tourner, ajuste
son col et ses poignets, lui montre comment marcher comme une femme –
et remarque comment l’allure complète les yeux espiègles et la grâce du
jeune homme : che furba guardatura, che vezzo, che figura ! Ce que Mozart
suggère à mi-voix, en donnant tant d’importance à cet air qui est en même
temps si enjoué, c’est que c’est précisément ici, dans un moment intime et
tendre, que sont plantés les germes du renversement de l’ancien régime.
Tout d’abord, cet air parle d’agenouillement. On se met beaucoup
à genoux dans cet opéra, et partout (sauf aux tout derniers moments)
l’agenouillement est un symbole de hiérarchie féodale : statut exalté
d’un côté, obéissance de l’autre. Dans le monde démocratique des
femmes, l’agenouillement est juste un agenouillement. Vous vous
agenouillez devant la couturière qui ajuste votre bonnet et votre col.
L’agenouillement n’est pas un symbole, c’est juste une action utile. La
hiérarchie est tout à fait hors champ, sans pertinence, hors de question.
La musique même exprime cette pensée : au lieu des accents impétueux
de la quête d’honneur, nous entendons les trilles des violons, les sauts
enjoués, comme des éclats de rire étouffés, qui non seulement trahissent
la hiérarchie, mais en subvertissent l’idée même 28. Peu à peu, l’habit
28 Peut-être y a-t-il une allusion au cantique de Noël Venite adoremus, qui est souvent
le prélude à un agenouillement. Ici, Susanna dit « Venez, agenouillez-vous » – mais
sans qu’il soit question d’adorer une transcendance, il s’agit simplement de jeu et
d’amusement.
raison13.indb Sec1:34
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29 Ici Da Ponte a substantiellement transformé Beaumarchais. Les indications
scéniques disent que Chérubin s’agenouille, mais Suzanne ne le demande pas,
donc on n’insiste pas sur l’inversion de l’agenouillement féodal. Plus important,
lorsque Chérubin devient une femme, Suzanne déclare qu’elle, en tant que femme,
en est jalouse. Ce qui non seulement introduit la jalousie et la rivalité dans le
monde des femmes, alors que Mozart et Da Ponte représentent ce monde comme
un espace de réciprocité, mais encore manque le fait qu’un homme est encore plus
séduisant en tant qu’homme lorsqu’il adopte les manières auparavant réservées à
ce monde.
raison13.indb Sec1:35
35
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
féminin est assemblé, la démarche féminine enseignée – jusqu’à ce que
Suzanne admire avec étonnement le résultat qu’elle a produit. « Admirez
(mirate) le petit diable, voyez comme il est beau. Quels regards espiègles,
quel charme, quelle allure. Si les femmes s’en éprennent, elles ont
certainement leurs raisons ». Chérubin est séduisant justement parce
que, tout en étant viril et attiré par les femmes, il ne cherche pas à les
contrôler ou à les utiliser comme des pions dans un jeu contre les autres
hommes : en fait de domination, charme et grâce ; au lieu des intrigues
pour cacher la honte ou venger une insulte, « des regards espiègles » tandis
qu’il rejoint les femmes dans leurs plaisanteries et commérages 29.
Tout cela se trouve dans le livret – plus ou moins. On peut pourtant
imaginer une mise en musique qui aurait indiqué ironie, scepticisme
ou amertume (une émotion qu’on pourrait certainement attribuer à
Suzanne à ce moment). Au lieu de cela, la musique exprime à la fois
une tendre sensualité et, comme nous l’avons dit, avec les mouvements
enjoués des cordes, le rire, suggérant que ces deux attitudes s’accordent
bien, qu’elles sont toutes deux des parties essentielles du monde des
femmes. Ce qui nous conduit à rappeler un aspect de l’Ouverture dont
la signification a pu nous échapper jusqu’à présent : le même type de rire
étouffé des violons s’y retrouve, suggérant que la subversion ludique est
un thème essentiel de l’ensemble de l’opéra.
Cette lecture de l’air est rapidement confirmée par le duo Aprite, presto,
aprite, tandis que Suzanne et Chérubin intriguent pour le faire sortir
sain et sauf de cette cachette compromettante. Tous deux chantent,
extrêmement rapidement, avec des chuchotements de conspirateurs
qui révèlent une harmonie rare – préfigurant le duo plus développé
entre Suzanne et la Comtesse à l’acte III. Chérubin montre qu’il est
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36
effectivement devenu une femme : un complice, une voix de fraternité
et d’égalité, une personne intérieurement libre de tous liens de statut, si
nous ne le savions pas déjà.
En regardant Chérubin, on voit mieux combien peu radical est
le radicalisme apparent de Figaro. D’abord, il reprend l’attitude de
propriétaire à l’égard des femmes, qui est caractéristique de l’ancien
régime ; mais il s’agit de quelque chose de plus général encore. Figaro
voit tout simplement le monde à la manière du Comte : en termes de
quête d’honneur et d’évitement de la honte. Il ne comprend pas la
réciprocité, il ne comprend pas vraiment l’humour. (L’idée qu’il se fait
de la plaisanterie est la raillerie méchante.) Si tels sont les citoyens du
nouveau monde, son engagement pour l’égalité et la fraternité risque
bien d’être problématique. De nouvelles hiérarchies seront érigées à la
place de l’ancienne, comme des remparts pour défendre l’ego masculin.
Pourrait-il pourtant y avoir des citoyens qui aimeraient simplement rire
et chanter ?
Dans ses réflexions fascinantes sur la pornographie du xviiie siècle,
Lynn Hunt a soutenu que l’idée pornographique de l’interchangeabilité
des corps est étroitement liée à l’appel révolutionnaire pour l’égalité
démocratique 30. Le théoricien du droit Lior Barshack soutient que la
nouvelle subjectivité créée dans les opéras de Mozart est simplement
l’idée hédoniste de liberté sexuelle 31. Indubitablement, ces idées étaient
30 Lynn Hunt (dir.), The Invention of Pornography: Obscenity and the Origins of
Modernity, 1500-1800, Cambridge, Zone Books, 1993, p. 44. L’étude préalable
de Robert Darnton sur la pornographie du dix-huitième siècle (et en particulier
du roman anonyme Thérèse philosophe) arrive à une conclusion légèrement
différente : la nouvelle idée n’est pas celle de l’interchangeabilité des corps mais
plutôt l’idée du contrôle et de l’autonomie des femmes : ainsi les relations qui
sont appréciés sont personnelles et durables, mais avec contraception. Voir son
ouvrage The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, New York, Harper
& Collins, 1997.
31 Lior Barshack, « The Sovereignty of Pleasure: Sexual and Political Freedom in
the Operas of Mozart and Da Ponte », Law and Literature, no 20, 2008, p. 47-67.
Plus loin, Barshack semble parvenir à une vue plus nuancée : « comme l’a vu
Mozart, la description libertine de l’humanité est aussi limitée que la description
sentimentale » (p. 63) ; mais je ne suis pas sûre d’avoir complètement compris son
argument sur ce point, ou la manière dont il s’articule avec sa thèse précédente.
raison13.indb Sec1:36
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CHÉRUBIN, ROUSSEAU, HERDER : DES ESPACES POUR LA FOLIE, DES « DISPOSITIONS
DE PAIX »
37
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
très en vue au xviiie siècle, tandis que les gens (c’est-à-dire les hommes)
essayaient de donner un sens au nouveau monde qu’ils occupaient.
Cependant, si j’ai raison, Mozart voit le monde d’une manière
différente, et plus radicale. L’objectification de corps interchangeables est
déjà, comme le suggère l’opéra, un aspect de l’ancien régime. Elle dépend
de l’idée que certaines classes, et au premier chef les femmes, étaient
simplement des oggetti, dont on pouvait user à volonté pour sa gratification
personnelle. Considérer que les corps sont interchangeables est un
moyen intelligent pour atteindre précisément ce que recherchait l’ancien
régime : le contrôle et l’invulnérabilité masculins. Ce qui s’opposerait
véritablement à l’ancien régime serait, non pas la démocratisation de
corps qui seraient comme des machines interchangeables, mais l’amour.
Ce qui, comme Chérubin le comprend, revient à chercher un but qui se
trouve hors de soi – une idée plutôt effrayante.
La réciprocité démocratique aurait donc besoin d’amour. Pourquoi ?
Pourquoi le respect ne suffirait-il pas ? D’abord et avant tout, parce que
le respect ne peut être stable que si l’amour est réinventé pour que les
gens ne soient plus obsédés par la hiérarchie et le statut. Cette obsession
privée, laissée à elle-même, menace d’ébranler la culture publique
d’égalité. Mais, plus profondément, la culture publique a besoin d’être
nourrie et soutenue par quelque chose qui s’enracine plus profondément
dans le cœur humain et trouve sa source dans ses sentiments les plus
puissants, passion et humour y compris. Sans cela, la culture publique,
pâle et atone, est incapable d’inviter au sacrifice de l’intérêt personnel au
profit du bien commun 32.
Maintenant que nous avons une idée générale du projet de Mozart,
nous pouvons préciser nos hypothèses et comparer les conceptions
32 Voir Martha Nussbaum, « Can There Be a “Purified Patriotism”?: An Argument From
Global Justice », dans Matthias Lutz-Bachmann (dir.), volume sur le cosmopolitisme,
à paraître, Suhrkamp.
raison13.indb Sec1:37
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de la citoyenneté nouvelle dans l’opéra à celles de deux philosophes
contemporains de Mozart : Jean-Jacques Rousseau et Johann Gottfried
Herder. Tous deux partagent avec Mozart l’idée qu’une culture politique
nouvelle doit être soutenue par des sentiments nouveaux, et tous deux
reconnaissent que ces sentiments ne peuvent pas être seulement les
sentiments calmes du respect et de l’amitié civile, mais doivent inclure
et être soutenus par une forme d’amour, qui a pour objet la nation et ses
buts moraux. Mais la ressemblance s’arrête là.
38
Dans l’importante section finale du Contrat Social intitulée « De la
religion civile », Rousseau affirme clairement qu’il faut les liens intenses
et quasi-amoureux du sentiment patriotique pour unir les citoyens
et stabiliser les institutions égalitaires sur le long terme. Au début de
l’histoire humaine, remarque-t-il, les hommes « n’eurent point d’abord
d’autres rois que les dieux » et devaient croire que leurs dirigeants étaient
de fait des dieux. Le paganisme et le féodalisme se nourrissent de cette
fiction. « Il faut une longue altération de sentiments et d’idées pour
qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître, et se
flatter qu’on s’en trouvera bien ». Ces nouveaux sentiments doivent avoir
l’intensité des sentiments religieux qu’ils remplacent, faute de quoi ils ne
pourront maintenir le nouvel ordre politique.
Il peut d’abord sembler que le christianisme soit un bon candidat pour
cette « religion civile », puisqu’il enseigne la fraternité de tous les êtres
humains. Après plus ample examen, il révèle pourtant plusieurs défauts
rédhibitoires pour l’ordre politique. Tout d’abord, il prêche un salut
qui est extra-mondain et spirituel plutôt que politique ; de ce fait, il
« laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en
ajouter aucune autre ». Ensuite, le christianisme tourne les pensées vers
l’intérieur, puisque chacun est invité à examiner son propre cœur ; cet
enseignement conduit à l’indifférence pour les événements politiques.
Enfin, le christianisme enseigne la non-violence et même le martyre,
il apprend à être esclave. « Son esprit est trop favorable à la tyrannie
pour qu’elle n’en profite pas toujours ». Ce sont les empereurs chrétiens,
soutient Rousseau, qui ont causé la ruine de l’empire romain : « quand
la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur romaine disparut ».
raison13.indb Sec1:38
24/09/10 19:17:15
39
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
La religion civile dont nous avons besoin doit inculquer des « sentiments de
sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle ».
Ces sentiments sont fondés sur quelques dogmes quasi-religieux, parmi
lesquels « la sainteté du contrat social et des lois ». Mais quelle figure prennent
les sentiments eux-mêmes ? Il est clair qu’ils comprennent un amour intense
pour la nation et ses lois. Ils comprennent aussi un type de fraternité fondé
sur l’unanimité et l’homogénéité : la personne qui s’écarte de la « religion
civile » doit être bannie « comme insociable, comme incapable d’aimer
sincèrement les lois, la justice ». L’amour civique est donc incompatible avec
une critique active de l’ordre politique, avec la conscience de l’indépendance
de l’individu par rapport au groupe. La preuve de la sincérité est l’unanimité.
De plus, les citoyens doivent s’accorder dans leur volonté de mourir pour la
nation – et sans doute sans examiner avec un œil critique le projet de guerre,
mais simplement en acquiesçant quand le corps souverain des citoyens le
décide. Le sentiment d’amour civique tend profondément à la suspension
tant de l’individualité que du raisonnement. Car c’est plus généralement
la dimension de relation face-à-face qui fait défaut : les sentiments de lien
collectif ne conduisent pas à ni ne reposent sur des sentiments orientés vers
des individus, pas même le souci et le respect 33.
Il faut donc remarquer qu’en dépit de l’intense haine que professe
Rousseau à l’égard de l’ordre féodal, sa pensée sur les émotions en est
restée largement tributaire. L’amour civique, comme l’amour féodal, est
obéissant, hiérarchique. (Même si la souveraineté réside dans la « volonté
générale » et non dans un individu, elle impose néanmoins à l’individu
rétif une relation fortement hiérarchique.) Il n’y a pas de place pour la
réciprocité dont les femmes de Mozart donnent l’exemple, une réciprocité
fondée sur l’intrigue, la plaisanterie, le sens d’un espace libre où les gens
puissent vivre et être eux-mêmes. En outre, malgré la tentative de Rousseau,
dans le livre IV de l’Émile, pour substituer un sentiment égalitariste de pitié
aux sentiments fondés sur l’inégalité féodale, cette expérience demeure
lettre morte dans son idée de religion civile, puisque celle-ci s’oppose à la
33 Je dois ce point à Daniel Brudney, qui souligne également que la Lettre à d’Alembert
propose une description assez substantiellement différente des modes privilégiés
d’interaction sociale.
raison13.indb Sec1:39
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docilité supposée du christianisme en s’appuyant apparemment sur ces
idées de courage viril, d’affirmation de soi, et d’honneur, qui soutenaient
l’ancien régime. Il y a bien un changement, puisque l’objet de la honte
civique, de la colère civique, et de l’affirmation de soi est désormais la
nation, incarnation de la volonté générale. Les sentiments eux-mêmes,
cependant, restent pour l’essentiel inchangés, tandis que la nation cherche
à s’établir dans la hiérarchie mondiale des nations. Il reste vrai, dans ce
nouveau monde comme dans l’ancien, qu’« [o]ublier honte et outrages
est vil, c’est une bassesse sans nom ».
40
Mozart, en revanche, propose une modification radicale du contenu
même de l’amour civique. Il n’est plus du tout question que l’amour tourne
autour d’idées de hiérarchie et de rang. Au contraire, il est une aspiration :
comme Chérubin, il doit « chercher un bien hors de [lui]-même ».
Mais pour soutenir des institutions véritablement égalitaires, l’amouraspiration doit rester ouvert à la critique et, finalement, au fait que chaque
individu a un esprit excentrique irréductible aux autres. Plutôt que
l’homogénéité de Rousseau, c’est une hétérogénéité véritable que recherche
le régime mozartien ; il lui donne un espace pour se déployer, il se réjouit de
son originalité. Le monde des femmes adore l’intrigue, la plaisanterie, toute
subversion de la tradition et de l’obéissance. Et c’est le signe de quelque
chose qui deviendra crucial pour les Lumières, dans leur forme kantienne
et surtout millienne : l’idée que l’esprit de l’individu contient un espace
libre et intact, une bizarrerie qui est à la fois érotique et précieuse. Ce que le
monde des femmes sait, c’est que ces « regards espiègles » sont précisément
ce qui rend Chérubin si aimable (si bien que, si les femmes l’aiment, « elles
ont leurs raisons »). Elles savent aussi que la nature aspirationnelle de son
amour est profondément articulée à sa capacité de subversion. L’amour
civique a donc aussi un mouvement descendant : l’aspiration ne peut être
saine que si elle est aussi capable d’autodérision, en remarquant le désordre
et l’hétérogénéité quotidiens des personnes réelles 34.
34 Cette idée des deux aspects du patriotisme acceptable est un thème central du livre
de Martha Nussbaum et Jeffrey Israel, Loving the Nation: Toward a New Patriotism,
travail en cours pour Basic Books.
raison13.indb Sec1:40
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Comment pouvons-nous imaginer les formes d’expression de
cet amour civique ? Nous associons l’amour de Rousseau avec des
cérémonies publiques solennelles, des hymnes, le roulement de tambour
de l’appel aux armes. L’amour mozartien, en revanche, s’exprime par
différentes réalisations artistiques et musicales, mais essentiellement par
la comédie, y compris celle qui se moque de l’appel aux armes (comme
dans Non più andrai) et souligne certaines des réalités déplaisantes
de certains aspects de la gloire militaire : « au lieu du fandango, une
marche dans la boue (il fango) » 35.
41
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
Il faut remarquer ici que Mozart a un allié au xviiie siècle : Johann
Gottfried Herder, dont les Lettres pour servir à l’avancement de
l’humanité (1793-1797) développent une conception similaire du
patriotisme réformé qui pourrait pacifier le monde. Herder remarque
pour commencer que si le patriotisme s’adresse à une entité appelée
« mère-patrie » (fatherland), il devrait souligner les qualités de la
relation parent-enfant. Si nous prenons cette question au sérieux,
souligne-t-il, nous verrons que cet amour doit comprendre une
aspiration au mérite véritable, mais aussi un amour de la paix, puisque
nous nous souvenons tous avec nostalgie et amour des temps paisibles
de l’enfance. En outre, ce qui nous plaisait tant pendant ces temps
paisibles, c’était les « jeux de la jeunesse » : le nouveau patriotisme
doit donc en même temps être enjoué. Mais surtout, il ne devra
jamais être assoiffé de sang et de vengeance : « patrie contre patrie
dans un combat sanglant (Blutkampf) : c’est le pire barbarisme du
langage humain ».
Plus loin dans les lettres, Herder revient sur ce thème, en précisant
qu’à ses yeux, l’esprit qui anime le nouveau patriotisme est moins
parental que féminin, et exige une profonde transformation sexuelle
de la part des hommes. Il fait ici allusion à ce qu’il a pu apprendre des
pratiques des Indiens Iroquois : donner à une des tribus potentiellement
35 Je reprends ici des idées développées par Israel dans le projet cité ci-dessus,
lorsqu’il évoque les bandes dessinées de guerre de Bill Mauldin.
raison13.indb Sec1:41
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belliqueuses le rôle de « la femme » et exiger de tous les autres qu’ils
écoutent ce qu’« elle » dit 36 :
Alors, si les hommes qui l’entourent sont dressés les uns contre les autres
et que la guerre menace d’être sévère, la femme devrait être capable de
s’adresser à eux pour leur dire : « Vous autres hommes, que faites-vous
donc dressés ainsi les uns contre les autres ? Rappelez-vous que vos
femmes et vos enfants vont mourir à coup sûr, si vous n’arrêtez pas.
Voulez-vous donc causer l’anéantissement de vos familles de la surface
de la terre ? ». Alors les hommes doivent prêter attention à la femme et
lui obéir.
42
En revêtant les membres de la nation choisie d’habits et de bijoux
féminins, ils expriment l’idée que « désormais ils ne doivent plus se
préoccuper d’armes ». Herder remarque ensuite que les membres de
la nation iroquoise s’adressent l’un à l’autre comme des « sœurs », des
« compagnes de jeux ».
Qu’en est-il à présent de l’Europe ? Herder remarque qu’il fut un temps
où la hiérarchie féodale a plus ou moins joué le rôle de cette « femme »,
en maintenant la paix. Le féodalisme une fois mis à bas, nous devons
maintenant tous revêtir les habits féminins, ce qui signifie inculquer à
tous les citoyens des « dispositions pacifiques ». Sa « grande dame de
la paix » (qu’il assimile à « la justice universelle, l’humanité, la raison
active ») doit chercher à produire sept « dispositions » (émotionnelles)
pour les citoyens de l’avenir. Premièrement, « l’horreur de la guerre » :
les citoyens doivent apprendre que toute guerre qui n’est pas strictement
défensive est folle et ignoble, qu’elle cause des souffrances infinies et
une profonde dégénération morale. Deuxièmement, ils doivent
apprendre « un respect limité pour la gloire héroïque ». Ils devraient
« s’unir pour éventer la fausse auréole qui brille autour de Marius, Sylla,
Attila, Gengis Khan, Tamerlan » – jusqu’à ce que les citoyens ne soient
pas plus impressionnés par ces « héros » mythiques que par les voyous
36 Herder paraphrase vraisemblablement l’écrivain G.H. Loskiel (1740-1814), prêtre de
la congrégation des Frères-Unis, qui a publié une description détaillée des mœurs
iroquoises en 1794.
raison13.indb Sec1:42
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Herder et Mozart s’accordent. Chacun ressent le besoin de féminiser la
culture de surenchère masculine, pour que l’amour civique produise un
bonheur véritable. On pourrait dire que la Comtesse est la grande dame
de la paix, la Raison de Herder, dont la douceur et le refus de s’arrêter
sur la fierté blessée indiquent la voie pour que « tous » soient heureux. Et
Chérubin, son pupille, a appris d’elle l’horreur de la guerre, l’horreur du
mauvais gouvernement, et l’art de subvertir avec espièglerie les mille façons
raison13.indb Sec1:43
43
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
ordinaires. Herder ne nous dit pas comment y parvenir, mais la comédie
est clairement une technique utile. Troisièmement, la dame de la paix
doit enseigner une « horreur du mauvais gouvernement de l’état ». Il ne
suffit pas de démasquer la grandiloquence guerrière : nous devons aussi
enseigner désobéissance et irrespect pour l’autorité politique qui se plaît
à susciter la guerre pour promouvoir ses propres intérêts. Nous devons
donc enseigner une citoyenneté de critique active : « La voix des urnes
universelle doit primer sur la valeur ou le pur statut et ses emblèmes, sur
les ruses les plus séduisantes de l’orgueil, sur les préjugés tôt ancrés ». Cet
esprit critique doit aller de pair avec l’admiration et l’aspiration pour ce
qui est réellement bon.
Quatrièmement, la paix doit enseigner le patriotisme, mais un amour
patriotique « purifié » de ses « scories », et avant tout du besoin de définir
les qualités de sa nation en la mettant en concurrence, voire en guerre,
contre les autres. « Chaque nation doit apprendre qu’elle devient grande,
belle, noble, riche, bien ordonnée, active et heureuse, non pas aux yeux
des autres, non pas par la bouche de la postérité, mais seulement en et
pour elle-même ». La cinquième disposition, très proche, est celle de
« sentiments de justice envers les autres nations ». La sixième est une
disposition pour des principes équitables dans les relations commerciales,
incluant une interdiction du monopole maritime et l’engagement de ne
pas sacrifier les nations les plus pauvres aux intérêts avides des plus riches.
Enfin, les citoyens doivent apprendre à prendre plaisir à une activité
utile : « l’épi de maïs dans la main de la femme indienne est déjà une arme
contre l’épée ». Tout cela, conclut Herder, forme les principes « de la
grande déesse de la paix, la Raison – et personne ne peut échapper à son
langage ».
24/09/10 19:17:16
masculines de faire de ce monde un monde guerrier. Les hommes adultes
sont conduits, à la fin, à endosser ces longues jupes et à penser à la vie
quotidienne de manière raisonnable, plutôt qu’en pensant uniquement à
l’avidité insatiable d’un honneur incontrôlé. La fin de l’opéra scandaliserait
Rousseau, c’est un monde de folie, de légèreté, de plaisanterie, d’individualité
singulière – et, corrélativement, un monde de paix. C’est le monde que
Kant et Mill auraient décrit, si l’un ou l’autre avait eu le sens de l’humour.
TRANSCENDER LE QUOTIDIEN ? NUSSBAUM VS NUSSBAUM
44
Que se passe-t-il donc à la fin de l’opéra ? Pour un moment au moins,
le monde masculin cède au monde féminin et demande pardon. Suit une
pause. Comme Steinberg le dit joliment, « de Mozart à Mahler, le soupir,
la pause musicale, le moment de silence indique qu’une voix musicale
à la première personne fait le point sur elle-même. La musique s’arrête
pour penser » 37. Que peut donc bien penser la Comtesse pendant ce
silence, avant de dire « oui » ?
Si elle a quelque bon sens – et nous savons que c’est le cas – elle se
demande sans doute ce que signifie réellement cette promesse d’amour
renouvelé. Cet homme, qui s’est mal conduit pendant des années, est-il
vraiment devenu une personne nouvelle simplement parce que notre
stratagème a fonctionné et qu’il est mis publiquement dans l’embarras ?
Et, en femme intelligente qu’elle est, lorsqu’elle se répond « Certainement
pas », elle doit pourtant s’interroger : « Mais alors, dois-je l’accepter
comme il est, avec son arrogance, la conscience de son rang, les infidélités
qui révèlent son inquiétude ? Dois-je accepter de vivre sur l’espoir, la
promesse, et la réalité occasionnelle, de l’amour réciproque, plutôt que
sur l’assurance de sa stabilité ? ».
Lorsque, après une pause, elle répond « je suis plus douce, et je dis oui »,
avec cette phrase qui se courbe tendrement, elle dit oui à l’imperfection
de leurs vies à tous, elle accepte le fait que l’amour entre ces hommes
et ces femmes, s’il est souvent réel, sera toujours irrégulier et loin de la
37 Listening to Reason, op. cit., p. 45. Il parle ici d’une pause dans l’air de Suzanne, Deh
vieni, non tardar, qu’il discute si joliment que je me retiens d’ajouter quoi que ce soit.
raison13.indb Sec1:44
24/09/10 19:17:16
Ainsi, en répondant « oui », elle accepte d’aimer, et même de faire
confiance, à un monde d’inconstance et d’imperfection – et cela demande
plus de courage que tous les exploits militaires énumérés par Figaro dans
Non più andrai.
Et c’est bien ce que tout le groupe accepte à son tour. Le nouveau monde
public est un monde de bonheur à cette image. C’est-à-dire que tous les
assistants disent oui à un monde qui aspire et recherche la réciprocité, le
respect, l’harmonie, sans être obnubilé par la perfection, un monde où
chacun s’engage pour la liberté, la fraternité et l’égalité, tout en comprenant
que ces idéaux transcendants ne seront pas atteints par une fuite hors de
la réalité vers un monde immaculé, mais plutôt en les poursuivant dans
ce monde-ci, dans des épisodes d’amour et de folie. Le nouveau régime
échouera s’il recherche la perfection. Il ne réussira qu’en se fondant sur
une conception réaliste des hommes et des femmes, et de leurs capacités.
Soutenir l’espoir de fraternité sans naïveté (ni donc plus tard désillusion
45
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
béatitude ; que personne n’obtiendra jamais l’intégralité de ce à quoi il
aspire ; que même si les hommes peuvent apprendre à aimer les femmes –
et Steinberg a joliment montré comment Figaro apprend de Suzanne
un idiome musical nouveau et tendre 38 – nous n’avons pourtant aucune
raison de penser que ces succès seront stables, étant donné les pressions
que la culture et l’éducation exercent sur le développement humain. De
fait, il semble beaucoup plus probable que Chérubin se fasse corrompre
par le monde masculin qui l’entoure plutôt que les autres hommes
abandonnent leur quête d’honneur et de rang pour apprendre à chanter
comme Chérubin. Même dans les meilleures cultures, l’aversion pour la
honte et le désir narcissique de contrôle sont des désirs humains profonds ;
ils ne disparaîtront vraisemblablement pas pour laisser place à un monde
où tous les amants obtiennent tout ce qu’ils veulent. (Et l’image d’un tel
monde ne serait-elle pas à son tour un rêve narcissique qui pourrait faire
obstacle à la perception réelle d’une autre réalité individuelle ?)
38 Ibid., p. 45-46 : « Dans sa maturité émotionnelle, Figaro se voit accorder par Mozart
une sensualité musicale qui contraste avec ses comptines précédentes au rythme
simpliste ».
raison13.indb Sec1:45
24/09/10 19:17:16
et cynisme) exige quelque chose comme une confiance paisible dans la
possibilité de l’amour (au moins à certains moments et pour un temps) et,
peut-être surtout, un sens de l’humour sur ce que le monde est 39.
46
Dans son merveilleux nouveau livre, The Musical Representation:
Meaning, Ontology, and Emotion, Charles O. Nussbaum nous offre la
meilleure description philosophique à ce jour de l’expérience de l’écoute
musicale, de la nature de l’espace virtuel qu’elle crée et des représentations
mentales qu’elle suscite. À la fin du livre, il ajoute un chapitre qui
dépasse l’argument général du livre, et soutient que l’intérêt que nous
prenons à la musique (occidentale, tonale) vient de notre horreur de la
pure contingence, de notre désir d’une expérience de transcendance et
d’unité qui est voisine de l’expérience religieuse. Ce chapitre contient un
matériau fascinant sur certains philosophes, parmi lesquels Kant, Hegel,
Schopenhauer, Nietzsche et Sartre – qui offrent tous des arguments pour
étayer diversement les idées de Nussbaum. Il contient aussi un matériau
sur l’expérience mystique qui convainc de la réalité du parallèle musique/
religion qu’il établit, et éclaire certaines musiques au moins 40.
Et pourtant. Pourquoi devrions-nous supposer que la musique offre
un type particulier de vie humaine bonne, plutôt que différents types de
bien ? Charles Nussbaum est bien trop subtil pour soutenir simplement
une telle thèse 41 ; mais en insistant sur cette fonction particulière de la
39 Je crois que sur ce point Barshack est perspicace : « L’intensité affective » (chez
Mozart) « ne conduit pas à se retirer du jeu de variations et d’ambiguïtés qui fait
l’existence quotidienne […]. Au sommet de la passion, Mozart invoque souvent le
frivole et le banal ».
40 Considérons cependant l’argument éclairant de Higgins (voir note 10), selon lequel
la musique promeut une attitude de réceptivité, et cultive nos capacités à approcher
les autres et le monde d’une « manière non compétitive, non défensive » (p. 156). Je
ne suis pas certaine que les dispositions non compétitives soient toujours promues,
mais sa thèse sur la réceptivité est puissante, et si nous l’acceptons, nous aurons des
raisons de douter des thèses de C. Nussbaum sur la transcendance du mondain.
41 En effet, p. 286, il affirme que son intention est « de soutenir que l’apaisement
de l’horreur de la contingence est […] une fonction particulière et directe (mais
absolument pas la seule) des représentations musicales qui appartiennent au style
musical envisagé dans ce livre ». P. 295, il dit que l’analyse du chapitre se rapporte
à « certains cas majeurs » de l’émotion musicale.
raison13.indb Sec1:46
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musique, il suggère au moins la primauté et l’importance de ce type de
bien. Tout comme la philosophie, la musique assume pourtant différentes
positions argumentatives, et observe le monde depuis des points de vue
différents et contrastés, si bien que la métaphore choisie par Steinberg
d’« écouter la raison » semble plus pertinente que l’idée de Charles
Nussbaum, qui insiste sur un type unique d’expérience. (En effet, la
religion elle-même embrasse bien des types d’expérience – l’impression
mystique de transcendance mais aussi la passion pour la justice terrestre
et l’acception de l’imperfection des efforts de ce monde 42.)
42 J’aurais tendance à dire en effet que la caractérisation que Charles Nussbaum donne
de l’expérience religieuse correspond mieux au christianisme qu’au judaïsme, qui
insiste sur la nature terrestre de nos devoirs moraux.
43 Si l’allusion à venite adoremus est correcte (voir plus haut), l’air est clairement une
manière de se moquer de cette quête de transcendance.
44 Un commentaire de Mollie Stone, chef d’orchestre assistant du Chicago Children’s
Choir, est très éclairant. Décrivant la contribution que fait le chœur au développement
politique et social d’enfants issus de contextes ethniques et raciaux très variés, elle
souligne que les enfants deviennent proches parce qu’ils partagent concrètement le
souffle, une sorte de réciprocité physique bien plus intime que dans n’importe quelle
représentation d’orchestre (interview, 5 juin 2008). Ce commentaire s’accorde avec
la fine analyse de notre engagement physique dans la musique que propose le livre
de Higgins, The Music of Our Lives (voir note 10), p. 150-156 notamment.
raison13.indb Sec1:47
47
martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro
J’ai essayé de proposer une lecture de l’opéra de Mozart qui
souligne qu’il offre une autre sorte de bonheur, un bonheur comique,
irrégulier, incertain, méfiant à l’égard des revendications grandioses
de transcendance. En effet, la musique elle-même rit sous cape de ces
prétentions (comme ces éclats de rire étouffés de l’Ouverture et du Venite,
inginocchiatevi 43). Charles Nussbaum pourrait répondre que l’opéra,
forme d’art mixte et impure, qui s’appuie sur des corps et des visions
réelles, n’est pas le medium musical dont parle son argument (fondé
sur la nature désincarnée et invisible de la musique). La voix humaine
elle-même est une anomalie dans la conception de Nussbaum d’un art
musical dépourvu de liens avec l’existence spatio-temporelle. Tous les
instruments de musique font référence au corps humain, mais la voix,
seule, est une partie du corps, et exprime toujours la fragilité du corps
autant que ses capacités 44.
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48
Il y a un amour qui cherche la transcendance, et un amour qui refuse
cette aspiration immature, mère de la désillusion. De même, je crois qu’il
existe deux sortes de musique. Ce n’est pas par hasard que Beethoven se
trouve sur la couverture du livre de Charles Nussbaum 45, et lui fournit
nombre d’exemples. Mais le désir de transcendance que représente la
version beethovenienne des Lumières est proche cousine du cynisme :
lorsqu’on s’aperçoit que le monde incarné dans la Neuvième Symphonie
et Fidelio n’existe pas, comment regarder le monde sans amertume 46 ?
Si on suit en revanche la version mozartienne de la politique des
Lumières, on continuera à penser que le monde tel qu’il est exige
beaucoup d’efforts, et on ne cessera pas d’y aspirer, en rapprochant le
monde de la voix masculine du monde de la voix féminine, avec son
engagement pour la fraternité, l’égalité et la liberté. On ne cessera pas de
chercher à éduquer les jeunes hommes dans l’amour de la musique plutôt
que celui des bombardes et des canons. Mais, dans le même temps, on
acceptera les personnes réelles – les hommes même ! – telles qu’elles sont,
et on ne cessera pas de les aimer sous prétexte que (tout comme nousmêmes, sans aucun doute) ils sont plein d’imperfections. Voici, suggère
la pause musicale, une direction prometteuse parmi d’autres pour une
conception réaliste de l’amour politique d’une démocratie.
Traduit de l’anglais par Solange Chavel
45 Couverture choisie par l’auteur.
46 Ce qui était le cas dans une remarquable version de concert de Fidelio présentée
par Daniel Barenboïm à Chicago il y a plusieurs années, en étroite articulation avec
son activisme politique au Moyen Orient et en partenariat avec feu Edward Said.
Le texte ajouté par Said soulignait que Fidelio est irréel (aussi irréel, suggérait
Said, que l’idée d’un Israël décent) et que nous devrions tous être en colère et
pessimistes à l’égard du monde tel qu’il va.
raison13.indb Sec1:48
24/09/10 19:17:16
QUI A BESOIN D’UNE « ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN » ?
Ruwen Ogien*
1. Leur caractère abstrait complètement détaché des réalités
psychologiques, sociales, historiques.
2. Leur façon obsessionnelle de penser toute l’éthique en termes
impératifs : obligations ou interdictions.
3. Leur tendance à ramener toute l’éthique à un principe unique :
la raison chez Kant, le bonheur du plus grand nombre chez les
utilitaristes.
4. Leur incapacité à faire une place aux projets personnels, au souci de
soi et de ses proches, à l’amour et à l’amitié, à la sollicitude pour les plus
vulnérables.
5. Leurs prétentions universelles.
6. Leurs exigences démesurées.
49
raison publique n° 13 • pups • 2010
Un certain nombre de philosophes estiment, aujourd’hui, que la
réflexion éthique contemporaine fait fausse route en continuant de
suivre les chemins tracés par Kant ou par les utilitaristes 1.
D’après eux, ce que les conceptions morales inspirées par ces grands
penseurs ont en commun est plus important que ce qui les sépare, et leur
bilan est « globalement négatif », si on peut dire, pour tout un ensemble
de raisons.
* Ruwen Ogien est directeur de recherche au CNRS.
1 Bernard Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, trad. M.-A. Lescourret,
Paris, Gallimard, 1990 ; André Duhamel, Une Éthique sans point de vue moral.
La pensée éthique de Bernard Williams, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003.
raison13.indb 49
24/09/10 19:17:16
Au total, les grandes théories morales, kantiennes ou utilitaristes, seraient des
exercices scolaires, sans pertinence pour nos vies, inutiles au mieux, dangereuses
au pire. Ce que les critiques des grandes théories morales proposent, en
échange, découle naturellement de cet ensemble de reproches.
RETOUR AUX GRECS ?
L’éthique qu’il nous faut, disent-ils, pourrait s’inspirer de celle qu’on a
pris l’habitude d’attribuer, à tort ou à raison, aux anciens Grecs 2. Quels
seraient ses principes ?
50
1. Elle nous demanderait de faire preuve de sagesse et non d’appliquer
aveuglément des principes généraux.
2. Elle serait concrète, en ce sens qu’elle formulerait des exigences limitées
qui ne vont pas trop au-delà de ce que nous sommes psychologiquement
et socialement.
3. Elle serait sensible aux grandes questions existentielles (naissance,
bonheur, finitude).
4. Elle saurait tenir compte des contingences de la vie humaine
(fragilité, ambiguïté, fortune morale).
5. Elle donnerait plus de place aux émotions dans la reconnaissance de
ce qu’il faut faire et dans la motivation à agir.
6. Elle ne ferait pas de l’impartialité ou de l’universalité le seul critère
d’identification du jugement moral.
7. Elle donnerait une valeur morale à l’amour, au souci des proches et
à l’amitié.
8. Elle prendrait comme modèle de toute relation éthique la
responsabilité envers les personnes les plus vulnérables et non la relation
contractuelle entre personnes libres et informées.
On pourrait dire qu’une éthique répondant à tous ces critères serait une
« éthique à visage humain ». Mais on peut être moins exigeant et appeler
« éthique à visage humain » toute éthique qui satisfait à quelques-unes,
au moins, de ces critères. C’est ce que je vais faire.
2 Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, op. cit.
raison13.indb 50
24/09/10 19:17:16
À côté de cette éthique à visage humain, il existe une philosophie
politique construite selon les mêmes principes, dont la cible principale
est le libéralisme politique à la John Rawls 3.
Si on ajoute que la critique des morales universalistes et du
libéralisme politique s’accompagne souvent d’une remise en cause
de la méthode ou du style analytique en philosophie, on aura une
image assez complète du mouvement de pensée qui s’exprime dans
l’éthique à visage humain. Il aboutit au rejet conjoint de l’éthique
des principes universalistes, du libéralisme politique et du style
analytique, comme si c’était un « paquet philosophique » à prendre
ou à laisser en entier.
Mon but, dans cet article, est de montrer ce qui ne va pas dans ce
mouvement de pensée, et la contribution de Martha Nussbaum à la mise
en évidence de ses faiblesses.
51
ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ?
1. Le libéralisme politique défendrait une conception trop pauvre de
l’être humain, présenté comme un individu abstrait, désincarné, coupé
de tout ce qui fait sa spécificité en tant qu’humain : son enracinement
dans une communauté, ses attachements et ses projets personnels, ses
caractéristiques de classe, de genre et ainsi de suite.
2. Le libéralisme politique placerait le contrat entre personnes libres
et informées (ou volontairement ignorantes de certaines de leurs
caractéristiques sociales) à l’origine de tout projet politique légitime.
3. Le libéralisme politique ignorerait les structures d’inégalité de
ressources, de prestige et de pouvoir dans lesquelles les contrats sont
passés concrètement.
CE QUI NE VA PAS DANS L’ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN
Même si, dans certaines de ses versions, l’éthique à visage humain
recommande un retour à la pensée antique, elle semble bien adaptée à
3 Susan Moller Okin, Justice, genre et famille (1989), trad. Ludivine Thiaw Po-Une, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 2008.
raison13.indb 51
24/09/10 19:17:16
la sensibilité moderne et plutôt sympathique. Contre la vieille morale
dite « impérative », elle propose une éthique sans obligation ni sanction,
privilégiant le soin, l’éducation, le conseil, l’attention aux autres,
respectant notre « intégrité personnelle », nos limites psychologiques
et nos appartenances sociales. Contre la morale intellectualiste, elle
défend une éthique perceptuelle, émotionnelle, intuitive. Contre la
morale abstraite, elle veut construire une éthique concrète à dimension
humaine.
Il y a pourtant plusieurs raisons, plus ou moins importantes, de ne pas
l’endosser. En fait, j’ai six reproches à lui formuler.
52
1. Elle propose des hypothèses psychologiques obscures ou invérifiables
sur la possibilité d’une compréhension immédiate de ce qu’il convient de
faire moralement dans une situation.
2. En faisant du rapport aux personnes les plus vulnérables
(enfants, handicapés, malades, mourants, etc.) le modèle de toute
relation éthique, elle s’expose à développer une conception morale
paternaliste.
3. En raison de sa critique de l’universalisme, elle ne permet pas de
distinguer jugements moraux et jugements sociaux conventionnels.
4. En affirmant qu’on perd le sens de ce qui est éthique quand on prend
une position désengagée, impartiale ou réflexive, elle risque de faire
perdre à l’éthique sa dimension essentiellement critique et de conforter
ses tendances les plus conservatrices.
5. Par sa remise en cause radicale du libéralisme politique, elle pourrait
finir par menacer les libertés individuelles et justifier la régression dans
les droits des minorités sexuelles et autres.
6. En associant la critique de l’éthique impartialiste ou universaliste
et du libéralisme politique avec celle de la philosophie analytique, elle
s’engage sur la voie d’un abandon du débat normatif rationnel.
Je n’examinerai pas systématiquement ces six objections, mais
seulement celles qui pourraient entrer en résonance avec la philosophie
de Martha Nussbaum.
raison13.indb 52
24/09/10 19:17:16
LA PLACE DE MARTHA NUSSBAUM
4 Martha C. Nussbaum, The Fragilty of Goodness. Luck Ethics in Greek Tragedy and
Philosophy (1986), Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Hiding from
Humanity. Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004 ;
Cultivating Humanity. A Classical Defense of Reform in Liberal Education, Cambridge,
Harvard University Press, 1998.
5 Martha C. Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999 ;
« The Professor of Parody », The New Republic Online, février 1999.
6 C’est l’expression qu’utilise Larmore pour caractériser les conceptions de John
McDowell. Cf. Charles Larmore « La connaissance morale », dans Ruwen Ogien (dir.),
Le Réalisme moral, Paris, PUF, 1999, p. 408-411.
7 Brad Hooket & Margaret Little (dir.), Moral Particularism, Oxford, Clarendon Press,
2000.
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53
ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ?
Si on se fie aux titres évocateurs de ses grands livres, The Fragility of
Goodness, Hiding from Humanity, Cultivating Humanity 4, si on considère
son insistance sur la place des émotions dans la vie morale et de la
littérature dans l’éducation morale, on pourrait être tenté de croire que
Martha Nussbaum est complètement engagée du côté de l’éthique à
visage humain.
Mais il existe beaucoup plus de raisons de penser qu’elle n’appartient
pas à ce mouvement et qu’elle pourrait parfaitement reprendre à son
compte la plupart des six objections que j’ai évoquées.
Du point de vue méta-éthique, elle est du côté théorique et rationaliste.
Du point de vue de la philosophie politique, elle exprime son penchant
pour le libéralisme politique. Enfin, son agacement devant les formes
hermétiques que prennent certaines théories défendues dans le champ
du féminisme montre son attachement à la méthode analytique 5. En
tout, elle est à l’opposé des engagements des avocats de l’éthique à visage
humain.
Avant d’en dire plus sur ses positions, je vais essayer d’élargir les bases
de ma critique de cette éthique, en référence à deux de ses expressions les
mieux construites : le modèle perceptuel 6 et le particularisme moral 7.
Bien qu’ils soient souvent confondus, il faut, me semble-t-il, distinguer
le premier qui concerne nos réactions morales immédiates, non
conceptuelles, et le second qui s’intéresse aussi aux jugements moraux
réfléchis. À mon avis, il y a des raisons de rejeter l’un et l’autre. Le modèle
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perceptuel est purement métaphorique, conceptuellement vague et
empiriquement irréfutable. De son côté, le particularisme ne permet pas
de distinguer les jugements moraux et les jugements sociaux.
Puis, j’exprimerai mes doutes à l’égard de la possibilité de développer
une critique de nos normes et de nos préjugés sur la base des principes de
l’éthique à visage humain, en insistant sur ses tendances conservatrices
et ses aspects paternalistes.
LE MODÈLE PERCEPTUEL EST CONCEPTUELLEMENT VAGUE ET EMPIRIQUEMENT
54
IRRÉFUTABLE
Pour les philosophes qui font confiance aux théories abstraites, le
bon jugement moral et l’action juste qui en découle dépendent de la
clarification de nos intuitions morales ordinaires, de leur révision
constante dans le sens de l’impartialité, de la rationalité et de la
cohérence, et aussi de leur adéquation avec ce que nous savons du monde
par ailleurs 8.
Pour d’autres, qui se disent inspirés par Aristote ou Wittgenstein,
aussitôt que nous essayons d’adopter ce point de vue général, impartial,
abstrait, nous perdons le sens de ce qu’il convient de faire moralement.
D’après eux, c’est seulement dans une certaine perspective, de l’intérieur
d’une certaine « forme de vie » commune à tous, du fait de l’appartenance
à la même espèce, et grâce à certaines capacités typiquement humaines,
émotionnelles entre autres, que nous pouvons percevoir les propriétés
morales des actions. Nous les percevons de la même façon que nous
percevons les couleurs et les autres propriétés phénoménales des choses :
directement et sans avoir besoin de passer par des théories 9.
Parmi les philosophes qui défendent ces idées, aucun ne suppose,
bien sûr, que les propriétés de valeur morale comme « être cruel » ou
« être généreux » pourraient être littéralement « reniflées », « touchées »,
8 C’est la démarche suivie, entre autres, par John Rawls, Théorie de la justice (1971),
trad. Catherine Audard, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1997.
9 John McDowell, « Valeurs et qualités secondes », trad. Albert Ogien, dans Ruwen Ogien
(dir.), Le Réalisme moral, op. cit., p. 247-271.
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LE MODÈLE PARTICULARISTE NE PERMET PAS DE DISTINGUER LES JUGEMENTS
MORAUX ET LES JUGEMENTS SOCIAUX
De l’avis des « particularistes », il serait absurde de penser qu’on pourrait
faire une liste de propriétés morales (fidélité, gratitude, générosité,
55
ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ?
« goûtées », « entendues », « vues », c’est-à-dire perçues par les cinq sens
ordinaires.
Aucun, non plus, ne soutient que l’existence de ces propriétés de
valeur morale pourrait être garantie exactement de la même manière
que celle des sons, des couleurs, des textures, des saveurs ou des odeurs,
par certaines propriétés physiques clairement identifiables.
Mais, en réalité, ils ne nous disent rien de précis sur le mode d’existence
de ces propriétés de valeur morale et sur le dispositif psychologique qui
nous permettrait de les saisir, pour la bonne raison qu’il n’y a peut-être
pas moyen de le faire.
On peut expliquer l’absence de certaines réactions visuelles par l’absence
de stimulations de l’environnement appropriées et par l’altération de
certaines de nos capacités physiques. Mais on ne peut pas en faire autant
en ce qui concerne l’absence de réactions dites « morales ». Il n’y a pas
d’accord sur ce qui devrait provoquer une réaction morale, sur ce que
serait une réaction proprement morale (par rapport à sociale, disons),
et sur le dispositif physique à défaut duquel on ne pourrait pas avoir de
réactions supposées « morales » 10.
C’est pourquoi je me permets de dire que le modèle perceptuel est, au
mieux, métaphorique. Dans son état présent, il est conceptuellement
vague et empiriquement irréfutable, ce qu’on ne peut pas mettre à son
crédit 11.
10 Walter Sinnott-Armstrong (dir.), Moral Psychology. The Cognitivie Science of
Morality: Intuition and Diversity, Cambridge, The MIT Press, 2008.
11 Le modèle perceptuel a été critiqué pour de nombreuses autres raisons. Ainsi,
Charles Larmore concède qu’on peut voir qu’une action est cruelle. Mais il
estime, très justement, qu’on ne peut pas voir qu’on ne devrait pas l’accomplir.
La perception ne nous donne pas accès aux normes d’obligation ou d’interdiction
(cf. « La connaissance morale », art. cit.).
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56
courage, etc.) qui seraient pertinentes dans tous les cas et auraient le
même sens et la même valeur quel que soit le contexte 12. Ce n’est pas
parce que, à une certaine occasion, nous avons admiré une action du fait
que son auteur s’était montré incroyablement fidèle, qu’il nous faut juger
que la fidélité doit être appréciée dans tous les cas et quels que soient les
autres caractères de la situation. Il suffit peut-être de penser à la fidélité
entre membres d’associations mafieuses pour en être persuadé.
Mais le problème principal que posent ces théories particularistes, je
crois, c’est qu’elles ne permettent pas de séparer réactions morales et
réactions sociales conventionnelles. Qu’est-ce que cela veut dire plus
précisément ? D’après Elliot Turiel et Larry Nucci, nous faisons très tôt,
dès la prime enfance, une distinction entre le domaine moral, le domaine
conventionnel et le domaine personnel 13.
1. Dans le domaine moral, nous excluons certaines actions absolument
et universellement.
2. Dans le domaine conventionnel, l’exclusion de certaines actions est
justifiée par l’appel à des autorités religieuses, familiales ou autres.
3. Dans le domaine personnel, l’exclusion de certaines actions est
laissée à l’appréciation de chacun (on peut penser à la pratique de la
musique ou du masticage de chewing-gum) 14.
Quelles sont les actions par rapport auxquelles nous avons tendance,
très tôt, à juger qu’elles devraient être exclues universellement, par tout
un chacun indépendamment de ses coutumes ou de sa religion, c’est-àdire, selon les critères des auteurs de ces recherches, d’un point de vue
moral, par opposition à conventionnel ou personnel ?
12 Jonathan Dancy, Moral Reasons, Oxford, Basil Blackwell, 1993.
13 Elliot Turiel, The Development of Social Knowledge. Morality and Convention,
Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Elliot Turiel, « Nature et fondements
du raisonnement social dans l’enfance », dans Jean-Pierre Changeux (dir.),
Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 301-317 ; Larry P. Nucci,
Education in the Moral Domain, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
14 Elliot Turiel, The Culture of Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 2002,
p. 115-118.
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LES TENDANCES CONSERVATRICES DE L’« ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN »
Dans ses manifestations les plus inoffensives, l’éthique à visage
humain se résume à un ensemble de lieux communs philosophiques
sur la finitude ou la fragilité humaines, de notions ronflantes dont
le contenu n’est guère déterminé (« intégrité », « dignité », etc.) et
d’hypothèses obscures ou invérifiables sur l’existence d’un dispositif
de perception morale.
Mais le plus inquiétant, pour les « progressistes » ou les « libertaires »
en matière de mœurs, c’est que cette éthique à visage humain pourrait
servir à justifier des positions conservatrices sur des sujets comme la
liberté sexuelle, la liberté d’expression artistique, la liberté de procréer
raison13.indb 57
57
ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ?
Pour Elliot Turiel et Larry Nucci, seules les actions qui causent des
dommages injustes à autrui (atteintes aux droits des autres, souffrances
physiques ou psychologiques, etc.) semblent faire partie de cette catégorie.
Ils s’appuient sur un ensemble d’études à caractère expérimental pour
soutenir cette hypothèse. Celles-ci consistent à demander à des enfants,
ayant reçu une éducation religieuse (juive ou chrétienne), s’il serait
permis de voler au cas où cela ne serait pas interdit par les préceptes ou
par les autorités de leur foi. Ces enfants tendent à répondre que même
dans ce cas, il ne faudrait pas le faire. Pour eux, ce qui ne va pas dans le
vol, ce n’est pas qu’il est exclu par des autorités religieuses ou sociales
déterminées, mais qu’il cause un dommage qui mérite d’être sanctionné
universellement parce qu’il est injuste. C’est en ce sens qu’on peut dire
du vol qu’il est, à leurs yeux, non seulement contraire à la religion ou aux
conventions sociales mais aussi à la morale.
Ce que nous apprennent ces études, d’après Turiel et Nucci, c’est que
le meilleur critère de distinction entre ce qui est moral, conventionnel et
personnel, c’est précisément le caractère universel, impartial, indépendant
de toute référence locale de la réaction morale. Et tout ce que ce que j’ai
voulu montrer par cet exemple empirique, c’est qu’il est difficile de faire
la distinction entre le domaine éthique, le domaine des conventions
sociales et celui qui est laissé à l’appréciation de chacun si on renonce au
critère de l’universalisation.
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ou de ne pas procréer, la recherche de nouvelles formes d’organisation
de la filiation, etc. 15. Pourquoi ?
La tradition philosophique généraliste nous dit que nous ne pouvons
penser et agir de façon éthique que si nous parvenons à abandonner
notre perspective particulière, que si nous adoptons un point de vue
abstrait, désengagé, impersonnel ou impartial.
Perceptualistes et particularistes de tout poil pensent, au contraire, que
nous ne pouvons penser et agir de façon éthique qui si nous parvenons
à conserver un point de vue personnel, concret, engagé.
Entre les deux, comment trancher ?
Pour ce qui concerne les implications politiques éventuelles, la principale
difficulté, dans la position des perceptualistes et des particularistes, c’est qu’ils
ne nous disent pas comment nous pourrions adopter, à partir de ce point de
vue interne, une attitude critique à l’égard de nos propres préjugés.
Personnellement, je suis plutôt en faveur du désengagement. Je vois l’éthique
comme une certaine façon de nous tenir à distance de nous-mêmes, d’observer
nos incohérences avec une certaine ironie et de réfléchir à nos normes, nos
lois, nos préjugés de façon essentiellement critique. C’est seulement en
adoptant une attitude de ce genre que, me semble-t-il, nous pouvons être en
mesure de voir ce qui ne va pas dans certaines convictions morales existantes
et de justifier nos actions aux yeux de tous. C’est cet ensemble d’attitudes que
j’ai du mal à retrouver chez les perceptualistes et les particularistes et, plus
généralement, dans ce que j’ai appelé l’« éthique à visage humain ».
LES ASPECTS PATERNALISTES DE L’« ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN »
La tradition philosophique généraliste nous demande de concevoir
nos relations aux autres en respectant un principe de charité. Il faut
traiter autrui, quel qu’il soit, comme si c’était un être cohérent, rationnel,
raisonnable, capable d’agir par lui-même.
15 Ronald Dworkin, « Existe-t-il un droit à la pornographie ? », dans Une Question
de principe (1985), trad. Aurélie Guillain, Paris, PUF, 1996, p. 417-465 ; Stanley
G. Clarke & Evans Simpson (dir.), Anti-Theory in Ethics and Moral Conservatism,
Chicago, University of Chicago Press, 1989.
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UNE MARTHA NUSSBAUM POSSIBLE
Je disais au début qu’en dépit des titres évocateurs de ses grands livres,
de son insistance sur la place des émotions dans la vie morale et de la
littérature dans l’éducation morale, il existait des raisons de penser que
Martha Nussbaum n’appartenait pas au mouvement de l’éthique à visage
humain. Voici pourquoi, plus précisément.
1. Dans sa préface à l’édition révisée de son fameux livre The Fragility
of Goodness, Martha Nussbaum insiste sur le fait que, contre Bernard
Williams et pas mal d’autres, elle accorde une grande importance aux
théories morales et à leur confrontation rationnelle.
2. Tout le monde sait que pour Martha Nussbaum les émotions ont
un rôle important à jouer dans la vie morale. Mais on sait peut-être un
peu moins que c’est parce que pour elle, les composantes intentionnelles,
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ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ?
Elle instaure cette façon de traiter autrui en modèle de toute relation
éthique, et cherche à l’appliquer aussi largement que possible, même à
ceux qui n’ont manifestement pas toutes les qualités requises : enfants,
handicapés mentaux, personnes gravement malades, etc.
Comment ? En essayant d’étendre la gamme de leurs droits, en
affirmant que leur consentement direct ou indirect (présumé ou via des
représentants) est un critère décisif de ce qu’il est légitime de leur faire,
en limitant les interventions moralement acceptables aux tentatives de
restaurer leurs capacités d’agir par eux-mêmes.
Tout ce que la tradition philosophique généraliste propose semble
donc destiné à contrer les tendances paternalistes les plus communes,
celles qui poussent à vouloir protéger certaines personnes d’elles-mêmes,
ou à faire leur bien sans tenir compte de leur opinion.
Dans la mesure où l’éthique à visage humain propose, comme modèle
de toute relation éthique, la relation de soutien et de soin aux êtres les
plus faibles, les plus vulnérables, les plus incapables de délibérer et d’agir
par eux-mêmes, elle va dans une direction opposée. Il est difficile de
voir comment elle pourrait éviter de développer une conception morale
paternaliste en avançant dans cette direction.
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cognitives et rationnelles des émotions sont indissociables de leurs
contenus purement affectifs 16. Elle reconnaît la contribution du
courant non conceptualiste dans l’analyse des émotions. Selon les non
conceptualistes, il ne serait pas nécessaire d’avoir des compétences
intellectuelles complexes et un langage articulé pour ressentir des
émotions, comme le montre l’exemple des tout petits enfants et des
animaux. Mais on peut admettre cette thèse non conceptualiste tout
en restant cognitiviste, c’est-à-dire en estimant que les émotions sont
intentionnelles et qu’elles peuvent être évaluées rationnellement.
C’est la position de Martha Nussbaum. Elle est cognitiviste sans être
conceptualiste. Pour elle, les émotions sont des jugements de valeur. En
fait, elle refuse de détacher les éléments cognitifs et affectifs, ce qui lui
permet de soutenir de façon très originale que susciter des émotions, par
le moyen de la littérature par exemple, c’est aussi susciter de la pensée. Ce
qui compte pour elle, c’est de montrer à quel point la pensée est présente
dans le sentir.
3. Martha Nussbaum rejette toute forme de politique perfectionniste
qui reviendrait à promouvoir une conception du bien au détriment des
autres, sous prétexte qu’elle serait la meilleure parce qu’elle exprimerait
le mieux la « nature » de l’homme ou sa « fonction » dans l’univers.
Pour elle, ce que les institutions publiques doivent garantir, c’est la plus
grande autonomie de l’individu, la possibilité que toutes les conceptions
du bien puissent s’exprimer librement, que toutes les potentialités
humaines puissent se réaliser concrètement et pas seulement celles
qui correspondent à un idéal de perfection unique, aristotélicien ou
autre 17.
4. Martha Nussbaum a toujours revendiqué son appartenance au
courant libéral. Elle voit dans Kant et Mill des penseurs qui ont apporté
une contribution importante à ce courant de pensée, en insistant sur la
valeur de l’autonomie personnelle et l’expression des potentialités de
chacun. Ce qu’elle retient d’Aristote finalement, c’est seulement ce qui
16 Martha Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge,
Cambridge University Press, 2001.
17 Nussbaum, Sex and Social Justice, op. cit.
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Bref, elle rejette toutes les critiques livrées dans le « paquet »
philosophique au nom d’une éthique à visage humain : critique de
l’éthique impartialiste ou universaliste, du libéralisme politique et du
style analytique en philosophie.
N’étant pas un exégète de l’œuvre de Martha Nussbaum, et n’ayant pas
l’esprit exégétique en général, il se peut, bien sûr, qu’elle ne reconnaisse
pas du tout dans mon interprétation.
J’aurais alors la possibilité de me replier vers une position plus
confortable en disant qu’il existe une Martha Nussbaum possible, peutêtre un peu éloignée de la Martha Nussbaum réelle, qui reste du côté
de la théorisation en morale, de l’universalisme éthique, du libéralisme
politique, et du style analytique.
Cette Martha Nussbaum possible aurait peu de sympathie pour cette
éthique à visage humain comme je l’ai caractérisée. C’est évidemment
celle qui aurait mes préférences.
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ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ?
peut être intégré dans une approche politique libérale : sa théorie de la
délibération pratique et son insistance sur les potentialités humaines.
Dans ses écrits sur la situation des femmes, Martha Nussbaum critique
Aristote pour ses vues absurdes sur la question. Elle se présente comme
une libérale inspirée par les idées progressistes et égalitaristes de
John Stuart Mill. Elle se déclare opposée au communautarisme ou à
l’antilibéralisme de certaines féministes 18.
5. Martha Nussbaum rejette la philosophie délibérément hermétique,
celle qui aligne les thèses sans les justifier, celle qui préfère la recherche
des formules brillantes à l’argumentation rigoureuse et c’est pourquoi
elle n’a aucune sympathie pour les raisonnements de Judith Butler. Elle
reste attachée au style analytique 19.
18 Ibid.
19 Nussbaum, « The Professor of Parody », art. cit.
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DES VALEURS CONTEXTUELLES
OU UNIVERSELLES ?
Marc Pavlopoulos* 1
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raison publique n° 13 • pups • 2010
La philosophie pratique de Martha Nussbaum est une forme aboutie
de particularisme. Elle a le mérite, assez rare dans ce courant de pensée,
de s’affronter résolument et avec rigueur à la question politique et plus
généralement au problème de l’efficacité pratique des règles générales :
quelle théorie politique est compatible avec l’idée que l’appel aux
principes et aux règles générales ne permet jamais, à lui seul, de résoudre
un quelconque problème pratique concret ?
De prime abord, on penserait qu’une approche particulariste en
éthique débouche nécessairement sur un minimalisme de type libéral
en politique : si les principes généraux sont pratiquement inefficaces,
les lois et les droits génériques ne sont justifiés que s’ils sont nécessaires
à la coexistence pacifique des individus tout en laissant à chacun le
soin d’aborder comme il l’entend les situations particulières auxquelles
il pourra être confronté. Ce n’est pourtant pas la voie retenue par
Nussbaum, qui, par l’approche des capabilités, défend un libéralisme
robuste et l’existence de droits substantiels attachés à tout être humain.
Il peut sembler qu’il y ait là une tension ; en réalité, l’approche des
capabilités prend à bras-le-corps la difficulté de définir une politique du
particularisme, en conjuguant des traces de perfectionnisme moral et
un libéralisme non contractarien. Néanmoins l’approche des capabilités
demeure théoriquement ambiguë. La thèse principale de cet article est
qu’un particularisme qui récuse subjectivisme et relativisme, comme
* Docteur en philosophie, auteur d’une thèse sur l’intentionnalité pratique, Marc
Pavlopoulos est chercheur au CEA-LARSIM.
raison13.indb 63
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c’est le cas de celui de Nussbaum, ne peut affronter la question des règles
générales qu’en épousant un essentialisme qui ne se résume pas à des
évaluations éthiques, mais s’appuie sur une anthropologie et renoue, par
là, avec le perfectionnisme moral 1.
La première section résume l’argumentation en faveur de la perception
du particulier en éthique, fondée sur la nécessaire inclusion du désir dans la
rationalité pratique. La deuxième section montre comment le particulier
n’exclut pas le général mais au contraire permet de l’articuler au cas par
cas, dès lors qu’on suppose une affinité et une harmonie empirique entre
les perceptions éthiques individuelles. La troisième section énonce le
dilemme du particularisme ainsi concilié avec la généralité de la règle :
la règle doit à la fois être minimale et robuste ; en d’autres termes, le
domaine public doit en même temps être ouvert à une multitude de
conceptions possibles de la vie bonne, et étroitement articulé au domaine
privé des émotions, des expériences et de la recherche du bonheur. Dans
la quatrième et dernière section, l’approche des capabilités apparaît
comme une tentative pour résoudre ce dilemme ; mais ceci suppose de
la fonder sur un essentialisme anthropologique et une variété ou une
autre de perfectionnisme moral.
LA RAISON PRATIQUE ET LE DISCERNEMENT DU PARTICULIER
Martha Nussbaum est connue pour son insistance sur l’intégration
des émotions, du désir et de la raison dans notre vie pratique. Elle suit
en cela l’enseignement d’Aristote qui, le premier peut-être, a insisté sur
le caractère inséparable de la raison pratique et du désir. On ne peut
raisonner de manière pratique si l’on n’est pas motivé par un désir 2 ;
dans un contexte pratique concret, raisonner en vue d’une fin revient
1 L’approche des capabilités n’en demeure pas moins un excellent outil de discussion
et de persuasion des individus et sociétés qui refusent les capabilités fondamentales
ou les allouent de manière inégalitaire ; le point avancé ici est que l’essentialisme
éthique défendu par Nussbaum ne suffit pas à fonder ni à motiver théoriquement cette
approche.
2 « La pensée à elle seule ne meut pas ; ce qui meut est la pensée en vue d’une fin et
telle qu’elle permet de réaliser cette fin », Éthique à Nicomaque, VI, 1, 1138a 40.
raison13.indb Sec1:64
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3 L’internalisme se définit de deux façons, selon qu’il concerne la relation entre le
jugement moral et la motivation, ou les raisons et les désirs. L’internalisme à propos
du jugement moral a été formulé dès les années 1950 par Falk et Frankena ; la thèse
est qu’on ne peut adopter un jugement moral sans être motivé à agir dans le sens
recommandé par ce jugement, sous peine d’irrationalité. Si par exemple on croit que
la peine de mort est une barbarie sans nom, on ne peut laisser passer sans broncher
une occasion de signer une pétition abolitionniste. L’internalisme des raisons d’agir
a été mis en avant par Bernard Williams, dans « Internal and external reasons »
(La Fortune morale [1990], trad. Jean Lelaidier, Paris, PUF, 1994). Jonathan Dancy le
définit ainsi : « l’internalisme […] soutient qu’un agent A n’a une bonne raison de ϕ-er
que si, à supposer que A ait connaissance de tous les faits pertinents et qu’il délibère
rationnellement, A serait motivé à ϕ-er » (Practical Reality, New York, Oxford University
Press, 2000, p. 15). Une considération n’est une raison d’agir que si elle suscite ou
s’accompagne d’une motivation à l’issue de la délibération rationnelle.
4 Cf. Aristote Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1139 b 31-35 : « la prudence n’est ni une science
ni un art ».
5 Voir The Fragility of Goodness, Cambridge & New York, Cambridge University Press,
1986, chapitre 4 « The Protagoras: a Science of Practical Reasoning » ; La Connaissance
de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010, chapitre 2 « Une conception
aristotélicienne de la rationalité publique et privée » ; et déjà De Motu Animalium,
Princeton, Princeton University Press, 1978, essay 4, « Practical Syllogism and Practical
Science ».
6 Il y a lieu ici de distinguer l’universel du général. La démarcation qu’en propose
Nussbaum rejoint la distinction classique : l’universel est suffisamment concret pour
s’appliquer à tous les cas semblables, alors que le général porte sur une propriété
raison13.indb Sec1:65
65
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
à désirer cette fin. En termes plus contemporains, l’aristotélisme est un
internalisme : une raison (ou un jugement) n’est pratique que si elle va
de pair avec une motivation, si elle est liée à une inclination à agir 3.
Nussbaum retrouve cette conclusion par le refus, d’origine
aristotélicienne là encore, que la délibération puisse être objet de science 4.
Les biens humains les plus génériques (par exemple la santé, la justice,
l’amitié, la richesse, etc.) sont incommensurables : ils ne se ramènent pas
à une métrique unitaire qui permettrait de les mesurer tous à la même
aune 5. Il n’existe donc pas de principe unique, qu’il s’agisse d’une loi, d’un
ensemble de règles ou d’un algorithme de calcul, qui puisse déterminer la
décision dans chaque cas particulier. Nussbaum rejette ainsi tout autant
le rigorisme moral de type kantien que les calculs des coûts et avantages
d’inspiration utilitariste. Chaque situation, chaque cas particulier, doit
recevoir sa propre norme et sa propre méthode de décision, sans qu’il soit
possible de la déduire par simple inférence d’un principe universel 6. Il ne
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66
suffit jamais de remarquer un trait A, qui en général justifie une action de
type C, pour emporter une décision pratique ; car il est toujours possible
que ce même trait se trouve accompagné d’un autre trait B qui annule
l’application de la règle 7.
La délibération est donc un « discernement du particulier » 8 : c’est
toujours dans la particularité d’une situation donnée que réside la
réponse à la question la plus générale, « comment bien vivre ? ». Les
émotions jouent un rôle central dans la formulation d’une réponse
à cette question, tant parce qu’elles forgent la perception morale et
évaluative de la situation pratique particulière, que parce qu’elles se
présentent d’emblée comme des réponses particulières. Néanmoins le
particularisme ne signifie pas que toute décision soit aussi bonne qu’une
autre, ni que la raison soit impuissante à comparer, évaluer et pondérer
les options possibles. Le particularisme de Nussbaum récuse fermement
le relativisme et le scepticisme sur la raison pratique, pour deux raisons
principales.
D’une part, l’émotion n’est pas un appétit irrationnel. D’après le
cognitivisme de Nussbaum, l’émotion implique un jugement ou un
contenu de croyance propositionnel qui peut être vrai ou faux. Par
exemple, la colère implique l’opinion que la personne qui fait l’objet du
ressentiment a causé un tort important au sujet ; cette opinion peut être
vraie ou fausse. D’autre part et surtout, loin de nier la dimension pratique
de la rationalité, cette rencontre du cognitif et du conatif dans l’émotion
en est la condition. La raison ne peut être pratiquement efficace que
si elle ne reste pas purement théorique ou cognitive, autrement dit si
elle s’ancre dans une dimension active. C’est précisément ce que réalise
suffisamment abstraite pour que son application demeure relativement indéterminée
et soumise au jugement pratique. Ainsi, l’impératif kantien de toujours traiter autrui
comme une fin est une règle générale et non universelle, car son application peut
grandement varier selon les situations considérées ; en revanche la règle de regarder
à gauche et à droite en traversant une rue est universelle, car elle peut s’appliquer de
manière indistincte à tous les cas de traverser une rue.
7 D’autres auteurs retrouvent cette même thèse par la défaisabilité du raisonnement
pratique (Antony Kenny, Vincent Descombes), ou par le holisme de la délibération
(Jonathan Dancy).
8 Voir de nouveau le chapitre 2 de La Connaissance de l’amour, op. cit.
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9
Cette vue montre bien que la défense du rôle des émotions dans la perception morale
et la délibération s’accompagne chez Nussbaum d’un très fort intellectualisme.
Néanmoins Nussbaum admet que cette « révision » motivée uniquement par le
contenu cognitif des émotions n’est pas automatique, elle peut prendre du temps.
10 Cette idée est résumée de façon frappante dans la formule d’Anscombe, commentée
par Taylor : « wanting is trying to get » (cf. G.E.M. Anscombe, Intention, Harvard,
Harvard University Press, 2000, p. 68-69 ; et Charles Taylor, « Action as Expression »,
dans Cora Diamond [dir.], Intention and Intentionality, Ithaca, Cornell University
Press, 1979, p. 73-90). Le désir se porte avant tout sur des objets particuliers,
même s’ils peuvent être individués par une description définie. Dans l’exemple
d’Anscombe, un homme peut vouloir une vache, sans savoir précisément laquelle
(si par exemple il n’en a aucune sous les yeux) ; mais il faut bien sûr se garder
d’interpréter ce fait comme le désir d’un universel. L’objet du désir en ce cas est
donné par une description définie : c’est un particulier non-identifié, mais non un
universel.
Ceci laisse néanmoins ouverte la question de savoir si le désir peut porter sur
du général, qui n’est ni particulier ni universel. Les biens suprêmes de l’éthique
aristotélicienne, ceux qui commandent les vertus, sont précisément de cet ordre
(la justice, la tempérance, le courage, etc.) : ils correspondent à des injonctions
générales mais non universelles. On peut considérer que ce qui est voulu en ce
cas, ce n’est pas la justice en tant qu’universel, mais des actions ou des situations
justes indéterminées, individuées seulement par des descriptions indéfinies.
raison13.indb Sec1:67
67
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
l’émotion : elle implique à la fois un jugement sur la situation et une
orientation de l’agir. En outre, l’aspect évaluatif et motivationnel de
l’émotion est intimement lié à sa dimension cognitive. En témoigne
le fait que la prise de conscience de la fausseté du jugement impliqué
par l’émotion annule l’évaluation qui l’accompagne ; par exemple, en
prenant conscience que la personne contre qui il est en colère ne lui a en
réalité pas fait de tort, l’agent cessera d’en vouloir à cette personne ou
de chercher à se venger d’elle 9. Non seulement la raison n’est pas abolie
dans le particulier ; mais elle ne peut être vraiment pratique que si elle
prend un objet particulier, car c’est alors qu’elle se confond avec le désir.
Or le désir ne peut prendre pour objet l’universel 10.
La rencontre du cognitif et de l’évaluatif dans le particulier est le
propre de l’émotion. Le particularisme et la réhabilitation du rôle des
émotions en éthique sont donc largement motivés par la prise en compte
de la dimension proprement pratique de la rationalité. La raison n’est
vraiment pratique que si elle est non simplement l’accompagnement,
mais l’expression rationnelle d’un désir : l’agent qui délibère ou agit en
24/09/10 19:17:17
68
vue d’un but n’est pas divisé entre une raison délibérative et des appétits
irrationnels, ni même entre une raison et un désir qui viendrait se porter
après la délibération sur la conclusion du raisonnement pratique, et
pourrait tout aussi bien l’élire que l’écarter. L’article classique de Lewis
Caroll nous le rappelle : aucune raison qui ne serait pas déjà engagée
dans la pratique, et donc nourrie de désir ou de volonté, ne fait droit à
l’exigence de tirer la conclusion d’un simple modus ponens 11. Il faut plutôt
penser l’intégration complète de la raison et du désir à chaque étape du
raisonnement pratique, des premières prémisses jusqu’à sa conclusion : le
désir est rendu précis et articulé par la raison, qui « calcule », en ayant en
vue des fins très générales, les moyens précis de leur mise en œuvre étant
donné la situation concrète, et éventuellement arbitre entre ces fins si
elles viennent à entrer en conflit ; d’un autre côté, la raison se fait pratique
en délibérant sur des objets de désir tels que ceux des émotions. Raison
et désir affirment et recherchent la même chose dans le raisonnement
pratique 12, sans quoi il n’y a pas délibération, mais impulsion, ou prise
de parti théorique que l’on doit encore mettre en pratique 13. L’agent
11 Lewis Caroll, « What the Tortoise said to Achilles » (1895), reproduit dans Mind,
1995, vol. 104, n° 416, p. 691-693 ; voir aussi la magistrale reprise de ce problème
par Simon Blackburn, « Practical Tortoise Raising », Mind, 1995, vol. 104, n° 416,
p. 695-711. La conclusion sceptique de Blackburn est néanmoins motivée par le
présupposé que la raison est une faculté purement théorique ou cognitive.
12 « Ce qui est déclaré par la raison et ce qui est poursuivi par le désir ne sont qu’un »,
Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139a 20-26.
13 Les approches théoricistes de la rationalité pratique se heurtent sans cesse
au problème de la faiblesse de la volonté. En témoigne par exemple l’article de
Davidson sur la question, qui explique la faiblesse de la volonté par le fait que l’agent
se décide in fine d’après un jugement élaboré eu égard à certaines circonstances,
mais non pour son meilleur jugement « tout bien considéré » (Donald Davidson,
« How is weakness of the will possible ? », Essays on Actions and Events, New York,
Oxford University Press, 2001, p. 21-42). Le problème de départ (agir contre son
meilleur jugement) est simplement reporté et non résolu : pourquoi l’agent retientil un jugement qu’il sait être moins vrai, moins pertinent qu’un autre ? À l’inverse,
comme on le sait, la conclusion du raisonnement pratique pour Aristote n’est pas un
jugement, mais une action ; on ne saurait mieux dire, puisque seul le désir fait agir,
qu’il est immédiatement présent dans la conclusion du raisonnement. Mais si le
désir est présent dans la conclusion, c’est qu’il l’était dès les premières prémisses.
L’akratès est tout simplement quelqu’un qui ne désire pas vraiment ce que son
jugement lui présente comme le meilleur ; selon cette approche, le raisonnement
raison13.indb Sec1:68
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pratique de l’akratès est d’emblée fautif, et non simplement dans sa conclusion,
comme le présente Davidson. L’akratès ne veut tout simplement pas agir selon son
meilleur jugement ; ce jugement demeure entièrement théorique, il n’a pas de part
au raisonnement pratique.
14 La Connaissance de l’amour, op. cit. : « la perception n’est pas simplement aidée
par l’émotion, mais est également en partie constituée par la réaction appropriée.
[…] l’agent qui comprend intellectuellement qu’un ami est dans le besoin ou qu’un
être cher est mort, mais qui ne répond pas à ces faits avec la sympathie ou la peine
appropriées […] ne voit pas vraiment ou complètement ce qui s’est passé, elle n’a
pas conscience de la réalité si concrète de l’événement », p. 124.
raison13.indb Sec1:69
69
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
qui réfléchit et délibère est tout autant un agent qui veut et ne veut pas,
choisit certains cours d’action et en écarte d’autres. Or, cette identité de
la raison et du désir, ou de ce qui est voulu et de ce qui est pensé dans un
choix ou dans un acte, ne se réalise vraiment que par la prise en compte
du détail particulier de la situation pratique : pour se faire pratique et se
fondre avec le désir, la raison doit opérer dans le particulier.
D’un point de vue aristotélicien, l’analyse du rôle des émotions dans
la perception morale et dans la délibération proposée par Martha
Nussbaum présente un apport majeur : c’est par les émotions que
s’opère la fusion entre raison et désir, perception et motivation, et
que le discernement proprement moral a lieu. La position d’une
spécificité de l’usage pratique de la raison, par distinction de son usage
théorique, aboutit à un internalisme très fort qui va jusqu’à identifier
l’appréhension de la raison d’agir et la motivation : dans le domaine
pratique, percevoir, c’est aussitôt répondre, réagir à la situation
perçue ; « les émotions sont par elles-mêmes des modes de vision ou de
reconnaissance » 14. Une prise de conscience qui n’est pas accompagnée
d’une telle réponse affective est pratiquement inadéquate, mutilée,
même si, du point de vue purement cognitif ou théorique, rien ne lui
fait défaut. L’émotion n’est pas simplement une réaction évaluative à
un particulier, elle est le mode proprement pratique de perception des
propriétés morales. En même temps, par son contenu cognitif, soumis
à la norme du vrai, l’émotion se prête à une critique et une évaluation
rationnelle. En investissant le champ des émotions, la rationalité se fait
pleinement pratique.
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70
Comme on le voit, le particularisme de Nussbaum n’est nullement
anti-théorique, à la différence de celui de McDowell par exemple 15.
L’incapacité des règles à anticiper la « bonne » réponse à une situation
donnée ne signifie ni absence de théorie, ni absence de raisonnement. Elle
signifie qu’il doit être possible de former et d’évaluer un raisonnement
qui se meut entièrement dans le particulier, sans qu’on puisse le
construire à partir de règles générales, aussi complexes soient-elles.
Néanmoins, ainsi énoncé, ce particularisme cognitiviste et rationaliste
constitue plutôt la position d’un problème qu’une thèse : à quoi
s’apparente le raisonnement pratique, s’il n’est ni déductif, ni inductif
(puisque chaque cas est particulier) ? En quoi y a-t-il encore évaluation
rationnelle si le raisonnement ne peut être ramené à un type régi par des
règles d’inférences identifiées ? Tout jugement, tout choix est-il bon et
soustrait à la critique rationnelle dès lors qu’il est formé dans le contexte
du particulier ? Sinon, quelle norme de rationalité peut donc s’appliquer
au particulier ?
Le particularisme de Nussbaum n’est pas seulement rationaliste ; il
écarte en outre subjectivisme et relativisme. La perception morale, si elle
a toujours lieu dans le particulier et à l’aide de l’émotion, n’est pas une
projection ; elle a une prétention à la vérité, et elle est par conséquent
normée. Les évaluations portées par le biais de réactions émotives
peuvent être vraies ou fausses 16 ; certaines émotions évaluent bien,
d’autre mal. En outre, la norme des émotions n’est pas locale ; la vérité
des émotions ne s’arrête pas aux limites d’une histoire individuelle ni
15 Voir notamment John McDowell, « Might there be external reasons? », Mind, Value
and Reality, Cambridge, Harvard University Press, 1998, en particulier p. 107. Parlant
de « conversion » pour qualifier l’acceptation de raisons internes, McDowell émet
de forts doutes sur l’idée même que l’on puisse qualifier un agent de rationnel
ou d’irrationnel lorsqu’il refuse des raisons, mettant ainsi en cause la dimension
normative de la rationalité pratique.
16 Cf. entre autres Hiding from Humanity, Princeton, Princeton University Press, 2004,
p. 33 : « In appraising the evaluative component of a person’s emotion, we need,
ultimately, to distinguish truth from reasonableness ». Une évaluation peut être
raisonnable, si par exemple elle est conforme aux normes en vigueur dans une
société donnée, mais n’être pas vraie pour autant ; témoin la défense aristotélicienne
de l’esclavage, raisonnable dans le contexte de la Grèce hellénistique, mais fausse
si l’on considère l’égale dignité des êtres humains.
raison13.indb Sec1:70
24/09/10 19:17:17
même aux frontières conceptuelles d’une culture 17. Ceci suppose bien
qu’il puisse y avoir une norme rationnelle d’évaluation du particulier qui,
d’une façon ou d’une autre, transcende le contexte pratique, personnel
et social de ce particulier.
LA VÉRITÉ DU PARTICULIER
Une fois toute forme d’inférence écartée, la description vraie de la
situation pratique s’apparente à un récit, une histoire :
La rationalité pratique se rencontre paradoxalement moins dans la
figure d’un raisonnement, de quelque type qu’il soit, que dans celle
d’une narration ou d’une intrigue où se noue une diversité d’épisodes,
d’actions, de pensées et d’émotions, et d’où émerge finalement et comme
naturellement un jugement ou une décision qui prend en compte toute
l’histoire comme une singularité unique et non répétable. Imagination
et émotion sont ici convoquées comme des moments déterminants de
la délibération, car elles seules permettent de prendre en compte tous ses
traits pertinents d’un contexte.
La rationalité pratique ne se laisse donc pas enfermer dans une
structure figée ; elle doit avoir une ouverture maximale sur l’imprévu
et l’inattendu. Comme Bernard Williams, Martha Nussbaum admet
une « indétermination essentielle » dans la procédure de délibération
rationnelle, et y inclut l’imagination et la découverte de nouveaux désirs.
71
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
le contenu du choix rationnel doit être fourni par quelque chose d’aussi
peu ordonné que l’expérience vécue et les récits d’expérience. Parmi
les récits de conduite, les plus vrais et les plus informatifs seront issus
d’ouvrages de littérature, de biographies, de récits historiques ; plus
l’histoire sera abstraite, moins il sera rationnel de l’utiliser comme son
seul guide 18.
17 Sur ce point, voir Upheavals of Thought, New York, Cambridge University Press,
2001, chapitre 3, « Emotions and human societies » : tout en reconnaissant que
les normes qui régissent les émotions et leurs objets sont largement le fruit d’une
« construction sociale », Nussbaum maintient leur prétention à la vérité.
18 La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 117.
raison13.indb Sec1:71
24/09/10 19:17:17
72
Williams, enclin au relativisme, en infère qu’il n’y a pas de « frontière
fixe sur le continuum qui va de la pensée rationnelle à l’inspiration et
à la conversion » 19. Mais Nussbaum veut maintenir la rationalité de
la pensée du particulier, et la distinguer soigneusement d’une simple
« conversion » arbitraire du regard. Néanmoins, il reste à expliquer
comment la rationalité peut être maintenue là où le raisonnement n’a
plus de structure indentifiable et où il ne règne plus en maître.
Comme la rationalité est une activité normée par le vrai, la nature de la
rationalité pratique dépendra largement de la norme de vérité que permet
le « discernement du particulier ». Or, le critère de la bonne délibération
est approprié à la forme défendue : dans une perspective kantienne ou
classiquement utilitariste, ce critère est fourni par un principe général
ou une règle d’inférence ; pour le particularisme, l’ouverture aux cas
imprévus, le caractère « compréhensif » du récit et les critères des bons
jugements s’apparentent aux critères esthétiques de l’œuvre singulière
réussie 20. Le propre de ces critères est qu’ils ne sont pas transférables tels
quels à une situation différente. Il y a bien un critère plus général, celui
du spoudaios ou du sage aristotélicien sur le jugement singulier duquel on
peut se régler, et qui fait office de règle vivante du choix. Néanmoins ce
critère se ramène, lui aussi, au cas de l’œuvre réussie, la seule différence
résidant entre fiction et réalité : ce que l’auteur du roman accomplit
dans le récit d’une vie ou d’un épisode imaginaire, le sage aristotélicien
l’accomplit dans sa vie et son expérience propre, et même le juge dans
son évaluation du cas particulier qui lui est soumis. La norme du bon
jugement particulier est elle-même un particulier ; chaque situation,
chaque récit et chaque vie humaine reçoivent une norme propre.
L’équilibre perceptif défendu par Nussbaum répond néanmoins à
quelques règles générales, procédurales à défaut d’être substantielles.
L’équilibre perceptif n’est atteint qu’au terme d’une dialectique des
19 Williams, « Internal and External Reasons », art. cit.
20 Voir La Connaissance de l’amour, op. cit. : l’équilibre perceptif « réussi » est celui
où les perceptions concrètes « se tiennent magnifiquement ensemble » et forment
un tout cohérent qui d’un même mouvement donne une image complète de la
situation pratique, le sentiment que « rien ne manque », et permet à celui qui
perçoit de s’accorder avec lui-même et avec son caractère (p. 276).
raison13.indb Sec1:72
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73
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
perceptions, qui consiste à envisager une situation sous tous les angles et
détails avant de statuer sur son ensemble. La règle générale est donc de
tenir compte du contexte de la façon la plus complète. Les perceptions
qui parviennent à donner une vue cohérente d’un contexte plus large
sont rationnellement plus défendables que celles qui ne s’attachent qu’à
un ensemble circonscrit et univoque de ses aspects. L’équilibre perceptif
n’est vraiment atteint que lorsque la perception est complète, achevée,
tout en portant des tensions entre ses éléments constitutifs 21.
Mais il y a plus. L’imagination, dans la lecture de romans par exemple,
permet certes d’envisager des histoires et des destins insoupçonnés, et
donc des vérités pratiques qui dépassent l’expérience propre du lecteur.
Mais elle permet aussi de lier ces histoires fictives à la sienne propre,
comme lorsqu’on tire de sa lecture des enseignements pour sa vie à soi.
L’imagination a ainsi la capacité de lier entre eux les particuliers, de les
faire communiquer. À la base de l’activité cognitive du lecteur, il y a la
capacité à être touché par le récit de l’expérience d’autrui. Ainsi les vérités
particulières, si elles tiennent à un contexte et à une histoire personnelle,
demeurent tout à fait communicables : le particulier vaut pour autrui,
d’une part comme cas pouvant être universalisé (la même personne dans
les mêmes circonstances referait le même choix), mais aussi en lui-même
par exercice de l’imagination, comme augmentation de l’expérience
de chacun. Qu’une expérience provenant d’une autre personne, voire
d’une toute autre société, puisse non seulement être compréhensible
mais encore enrichir et étendre la perception morale, puis se fondre
avec son expérience propre pour élargir l’expérience morale dans son
ensemble montre que les particuliers perçus ne sont pas simplement
le fruit d’une imagination individuelle : on peut discuter, analyser et
critiquer la perception qui s’en propose.
À une échelle plus large, cette sympathie du particulier peut offrir un
modèle de communication, voire de cohésion sociale. « Une enquête
21 Des approches plus formelles de la rationalité pratique parleraient ici de défaisabilité
du raisonnement : le raisonnement n’est complet que s’il intègre un maximum de
prémisses, alors même que certaines de ces prémisses s’opposent ou s’annulent
mutuellement.
raison13.indb Sec1:73
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74
peut acquérir une valeur pratique de deux manières : en alimentant la
clarification individuelle et le rapport réflexif à soi, et en conduisant
les individus à une harmonie commune » 22. Sans niveler les points de
vue et les perceptions individuelles, toujours tributaires d’un caractère,
d’une éducation et d’un contexte social, le discernement du particulier
ouvre la voie à une « société d’agents qui perçoivent », une « société
poétique » fondée sur la tolérance, la sympathie et la compassion. La
compréhension de la situation de chacun permet à la fois d’éclairer la
sienne propre, et de faire converger les expériences. On pourrait parler
ici d’une contamination du particulier, chaque expérience individuelle
venant enrichir et augmenter les autres, tout en étant nourrie par elles
en retour. Cette contamination des particuliers remplace la claire image
de la règle ou du principe universel comme ciment fédérateur des cas et
des individus concrets.
Le général est-il alors perdu de vue ? Au contraire, il s’articule à
cette contamination du particulier, qui elle-même suppose une unité
non pas conceptuelle, mais pour ainsi dire constellaire des différentes
réponses à la question de la vie bonne selon les contextes pratiques,
les histoires individuelles et les conditions sociales. Derrière cette unité
constellaire se dessine bien sûr le visage commun et pourtant toujours
nouveau de l’humanité : la capacité, fondamentale selon Nussbaum, à
reconnaître l’humain sous toutes les latitudes, dans toutes les cultures et
toutes les situations, par-delà leur diversité ou leur étrangeté 23. L’unité
non réglée du phénomène humain garantit que le général n’est pas nié
par le particulier ; il est au contraire précisé et appliqué grâce à lui 24.
Reprenant l’image aristotélicienne de la règle de plomb, la règle souple
22 « L’équilibre perceptif », La Connaissance de l’amour, op. cit.
23 C’est « l’essentialisme éthique » défendu dans « Human Functioning and Social
Justice » (Political Theory, 1992, vol. 20, n° 2, p. 202-246). Il repose sur deux
propositions : nous reconnaissons toujours l’être humain sous toutes ses
manifestations et déterminations particulières ; et par-delà nos différences de
conceptions et de cultures, les hommes s’accordent largement sur les traits
nécessaires que doit posséder une vie pour compter comme humaine.
24 « La perception est comme une conversation aimante entre règles et réactions
concrètes, conceptions générales et cas uniques, où le général s’articule au
particulier et réciproquement », La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 146.
raison13.indb Sec1:74
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25 Éthique à Nicomaque, V, 15, 1137b 27-33.
26 La position aristotélicienne de Nussbaum rejoint ici les analyses wittgensteiniennes
de Cavell et McDowell sur le rapport de la règle à ses applications. Cf. McDowell,
« Non-cognitivism and Rule-Following », Mind, Value and Reality, op. cit., p. 198218. Comme Nussbaum, McDowell conclut à l’autonomie des concepts évaluatifs :
ils ne s’appuient pas sur des régularités qui pourraient être décrites en termes
purement factuels, dépourvus d’évaluation.
27 Cf. « Constitutions and Capabilities: “Perception” Againt Lofty Formalism », Foreword
to the Supreme Court Issue, Harvard Law Review, 2007, p. 21-24. Nussbaum se
sent néanmoins plus proche des libertariens que des utilitaristes classiques, et va
jusqu’à admettre que le libéralisme minimal est un « composant fin » (sliver) mais
non un ennemi de l’approche des capabilités.
raison13.indb Sec1:75
75
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
utilisée par les architectes de Lesbos qui s’adapte aux contours de la
pierre 25, Nussbaum fait droit à une généralité qui ne peut être spécifiée
que par ses applications non anticipables. Le rapport du cas à la règle
existe, même s’il n’est découvert qu’a posteriori ; il n’y a pas là matière
à scepticisme, contrairement à ce que pourraient laisser penser les
analyses de Kripke sur la règle par exemple 26. Simplement, c’est dans
le particulier uniquement que se réalise l’articulation du cas à la règle.
Le général, à la différence de l’universel, ne permet pas par lui-même
d’anticiper ses applications possibles ; mais cela ne signifie pas qu’il n’en
ait pas. Enfin, l’unité constellaire de l’humanité, à travers la diversité des
situations qu’elle rencontre et des valeurs qu’elle adopte, est la condition
de possibilité fondamentale de l’application du général au particulier.
Néanmoins, pour être aussi ouvert que possible au particulier, le
général doit être aussi abstrait et minimal que possible. En effet, si seule
l’application au particulier donne contenu au général, il est inutile et
même dangereux de chercher à spécifier par anticipation ces applications.
Le cognitivisme de Nussbaum entre ici en tension avec son refus du
relativisme, et semble incliner vers un libéralisme minimal (pourtant
explicitement refusé à plusieurs reprises mais pour d’autres raisons,
notamment parce qu’il fait abstraction des conditions réelles de l’exercice
des droits 27). À lire La Connaissance de l’amour, il semble que la recherche
de la vie bonne ne puisse être qu’une affaire purement individuelle,
propre tout au plus à une vie humaine, mais non une demande collective.
Il n’est donc pas étrange que cette morale du particulier aboutisse à un
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pluralisme et à un libéralisme politique, envisagé comme le plus petit
dénominateur commun possible de la vie en société : la loi n’est justifiée
qu’en tant qu’elle permet à chacun de rechercher le bonheur comme
il l’entend, d’articuler les principes généraux aux cas particuliers sans
anticipation du contenu, et dans la seule mesure où l’application à un
particulier n’en obère pas d’autres.
LE PRIVÉ ET LE PUBLIC, OU LA TENSION ENTRE LE PARTICULIER ET LE GÉNÉRAL
76
Il y a ici une tension majeure au sein de l’édifice particulariste. N’étant
ni sceptique sur la raison pratique ni relativiste ou conceptualiste, le
particularisme de Nussbaum admet des principes généraux minimaux. La
recherche de la vie bonne reçoit des réponses multiples, incommensurables
et en outre aussi peu anticipables que les situations pratiques qu’elles
permettent d’aborder ; et même lorsqu’elles sont commensurables,
plusieurs réponses particulières mutuellement incompatibles existent.
Les principes généraux ont une portée pratique, mais ils doivent demeurer
aussi abstraits que possible pour permettre à chacun de leur donner un
contenu propre à sa conception de la vie bonne, dans la limite où elle
ne nuit pas aux autres. Il y a là une motivation classiquement libérale
en philosophie politique, fondée sur la distinction nette d’un domaine
public minimal et d’un domaine privé qui constitue le seul terrain de la
recherche du bonheur.
D’un autre côté, justement parce qu’elle doit demeurer aussi minimale
et abstraite que possible, la règle générale ne s’applique et ne vaut jamais
par elle-même : elle suppose un « discernement du particulier » qui ne
peut jamais être anticipé. Ce discernement est une affaire d’expérience et
d’éducation morale : les « sages » sont ceux qui ont les bonnes émotions,
les bonnes perceptions ; une riche expérience de la vie doit être demandée
aux juges, mais aussi, autant que possible, aux citoyens ordinaires.
Martha Nussbaum est persuadée de la liaison intime entre les lois et les
mœurs : les mœurs ne sont pas seulement nécessaires pour appliquer
effectivement les lois en respectant leur esprit, elles sont avant tout
requises pour leur donner un contenu concret – sans quoi la meilleure
loi peut rester un pieux vœu général. En mettant en jeu les émotions, les
raison13.indb Sec1:76
24/09/10 19:17:18
77
marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
mœurs permettent en effet de discerner le particulier qui correspond à la
loi ; à l’inverse, certaines passions comme le mépris du corps, le sens de
l’honneur ou l’instinct de domination sont contraires aux principes les
plus généraux d’une société libérale, car ils sont contraires aux principes
de respect de la personne 28.
En demandant au citoyen des vertus de perception et d’intelligence
des émotions, mais aussi de sympathie, de tolérance et de compassion, le
particularisme brouille les frontières du privé et du public 29. D’un côté,
la richesse du particulier et l’incommensurabilité des valeurs demandent
des principes généraux minimaux ; mais de l’autre, ces principes même
minimaux requièrent une riche expérience morale et un ensemble de
vertus qui, sans définir la vie bonne, la circonscrivent déjà amplement.
Le libéralisme de Nussbaum est à la fois minimal dans son contenu et
robuste par sa mise en œuvre concrète.
Ce paradoxe serait aisément résolu dans la perspective d’un
perfectionnisme moral : si, à travers la particularité, les perceptions et
pratiques morales convergeaient toutes vers une unique réponse générale
à la question de la vie bonne, l’inscription des propriétés générales de la
loi dans le particulier serait tout à fait compatible avec la transmission
de l’expérience morale, son partage par autrui et l’effacement de la
frontière entre une sphère privée, du ressort de chacun et occupée par la
recherche de la vie bonne, et une sphère publique, celle de la loi occupée
par la question du vivre ensemble. Mais Martha Nussbaum refuse ce
perfectionnisme au nom du pluralisme : plusieurs conceptions du bien
sont possibles et défendables, plusieurs façons de s’épanouir sont ouvertes
à l’homme, selon la société où il vit, son histoire, ses choix personnels, et
la situation où il se trouve.
28 Cf. Hiding from Humanity, op. cit.
29 Dans Frontiers of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 2006, p. 105 sq.,
Nussbaum reconnaît elle-même que les vertus d’attachement et de respect
mutuels, voire d’amour, sont reléguées par la tradition contractualiste dans la
sphère privée, alors que la famille, par exemple, est une institution politique comme
une autre ; mais la considération de la valeur publique et politique du respect et de
la sympathie vaut aussi bien sûr pour sa propre théorie.
raison13.indb Sec1:77
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LES CAPABILITÉS ENTRE LIBÉRALISME ET PERFECTIONNISME
78
L’approche des capabilités se veut une réponse à cette difficulté. Les
dix capabilités de base énoncées à plusieurs reprises par Nussbaum 30
forment une vision minimale des conditions matérielles, culturelles et
affectives de la « vie bonne », quelle que soit la forme qu’on lui donne.
Elles se veulent à la fois réalistes concernant ces conditions, et ouvertes
sur de nombreuses conceptions différentes et incompatibles de la vie
bonne. L’approche des capabilités est un libéralisme robuste, défendant
une vision riche des « titres » (entitlements) qui doivent être reconnus
au citoyen, tout en laissant à la morale et à la recherche individuelle du
bonheur un domaine autonome.
Il est aisé de voir ce que l’approche des capabilités dans la version
qu’en propose Nussbaum doit à Aristote : elles constituent une liste,
certes actualisée, des principales facultés que le Stagirite reconnaît à
l’homme. Il n’est pas non plus surprenant de constater qu’au premier
chef des capabilités figure la rationalité pratique 31 ; précisément la
capacité qui constitue la fonction par excellence de l’homme selon
Aristote, d’après le célèbre argument de l’ergon 32. Mais l’aristotélisme
se fonde sur un perfectionnisme et une vision relativement unitaire de
l’épanouissement humain ou eudaimonia que l’approche des capabilités
refuse.
30 L’énoncé canonique est donné dans l’introduction de Women and Human
Development: The Capabilities Approach, New York, Cambridge University Press,
2000 ; mais on trouve la liste des capabilités dès 1993 dans « Human Functioning
and Social Justice », art cit., note 20.
31 Au premier rang des capabilités, le « Foreword to the Supreme Court » cite la « faculté
de sélection et de choix » (p. 10) ; dans d’autres écrits de ton plus aristotélicien,
Nussbaum qualifie cette capabilité d’architectonique (cf. par exemple « Human
Functionning and Social Justice », art. cit., p. 225). Mais Nussbaum se distingue
lorsqu’il s’agit de justifier la primauté du choix et de la raison pratique : pour le
Stagirite, le choix est requis parce qu’il n’y a pas de vertu sans décision, l’action
même bonne accomplie par automatisme, obéissance ou ignorance n’étant jamais
vertueuse ; pour Nussbaum, le choix repose sur la capacité bien plus robuste de
façonner sa propre réponse à la question de la vie bonne, à partir d’une variétés de
réponses existantes.
32 Voir Éthique à Nicomaque, I, 6.
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marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
Il est aisé de voir combien une approche substantielle de la régulation
politique telle que l’approche des capabilités devient fragile dès lors
qu’elle n’est plus sous-tendue par un perfectionnisme : comment penser
que l’approche des capabilités puisse être admise par tous ? Sur quoi
s’appuie la conviction que tous les individus et toutes les cultures, ou du
moins leur écrasante majorité, par-delà leur diversité et leurs conceptions
incompatibles de la vie bonne, s’accorderont finalement sur une liste des
capabilités fondamentales, même si celle-ci n’engage pas une conception
unique du bonheur ? Suffit-il de remplacer le perfectionnisme par un
« essentialisme empirique historiquement fondé » 33 ? Qu’est-ce qui peut
garantir un tel pari, si ce n’est une vision unitaire de la nature humaine,
à défaut de sa perfection plurielle forcément ouverte ? En quoi cette
vision n’est-elle pas encore empreinte d’une conception aristotélicienne
de l’épanouissement humain qui peut-être lui donne sa seule validité ?
N’est-ce pas parce que toutes les cultures humaines partagent ces
linéaments de nature humaine et parce qu’elles s’accordent à en concevoir
le plein développement comme partie prenante de la vie bonne qu’elles
vont finalement accorder la liste des capabilités ?
Martha Nussbaum elle-même se refuse à ce type d’approche ;
sa méthode se veut purement dialectique et heuristique, elle vise
à produire du consensus, non à partir de la prémisse d’une nature
humaine hypothétique, et encore moins à convaincre chacun que nous
avons bien là le concept d’une nature humaine. La liste des capabilités
est vague, ouverte et révisable à dessein, dans le but de permettre
le consensus maximal. Dans son principe, la liste repose seulement
sur la conviction que nous partageons tous et toutes quelques idées
fondamentales sur ce qui fait un être humain ou une personne
humaine et sa dignité ; la liste des capabilités reflète cet accord, qui
doit aussi émerger de la discussion et de la persuasion. Il y a là, parfois,
une confiance étonnante dans les pouvoirs et les assises de la raison
pratique, par exemple lorsque Nussbaum va jusqu’à accorder la liberté
d’expression à ses ennemis, comme ceux qui préfèrent vivre sous
l’autorité d’une religion sourcilleuse et rigoriste, voire asservissante,
33 « Human Functioning and Social Justice », art. cit., p. 208.
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dès lors qu’ils acceptent les autres capabilités et que des portes de sortie
sont réellement offertes, par exemple par l’éducation 34. Mais sur quoi
fonder une telle confiance, sinon sur une vision essentialiste et robuste
de la nature humaine et de son épanouissement ? Car l’idée est bien
qu’en fortifiant par l’éducation morale et l’autonomie matérielle les
possibilités de choix, le fondamentaliste religieux finira par s’affranchir
lui-même de l’autorité rigoureuse de sa religion. Cependant à s’en tenir
strictement à la capacité architectonique mais vide du choix, rien ne
permet d’anticiper une telle issue.
Ailleurs 35, à propos de la cause des femmes en Inde, Nussbaum
oppose deux courants féministes : l’un met l’accent sur la domination
économique des femmes, alors que pour le second prime la domination
sexuelle et domestique. Nussbaum souligne que l’approche des
capabilités permet de comprendre en quoi ces deux positions forment
un « ensemble emboîté » : au vu des conditions concrètes de la vie des
femmes indiennes, les deux mots d’ordre vont de pair. Mais n’est-ce pas
parce que la liste des capabilités a été conçue comme une matrice de
fonctionnement humain accompli que ces conditions sont emboîtées
les unes aux autres, de manière à former un tout unitaire : à savoir,
un être humain épanoui ? Est-ce un hasard si une femme a besoin
tout autant d’autonomie sexuelle que financière, ou bien est-ce que
la société indienne, comme toute société, n’accorde la première qu’en
accordant la seconde ? Les personnes qui sont en position d’avoir une
indépendance économique l’utilisent en général, entre autres, pour
se mettre en position d’autonomie affective et érotique ; inversement
la capacité de choisir son partenaire et de rechercher le plaisir dans la
relation sexuelle ne va en général pas sans un minimum d’indépendance
matérielle. Mais ceci est tout à fait attendu si l’on se situe dans une
perspective plus classiquement aristotélicienne où les fins génériques
d’un être humain sont relativement constantes et articulées les unes
34 Cf. « Capabilities as Fundamental Human Entitlements », dans Alexander Kaufman
(dir.), Capabilities Equality: Basic Issues and Problems, London, Routledge, 2006,
p. 60.
35 « Aristotle, Politics and Human Capabilities », Ethics, 2000, vol. 111, n° 1, p. 136139.
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marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles
aux autres. Or l’approche des capabilités refuse précisément un
essentialisme trop univoque et substantialiste, afin de favoriser la
capacité de choix et la pluralité des genres de vie.
Un autre exemple éloquent est celui des analyses extrêmement fines
et éclairantes du contenu cognitif de la honte et du dégoût que propose
Nussbaum dans Hiding from Humanity. Nussbaum soutient que ces
deux émotions doivent être écartées des considérations de droit dans
une société libérale, car elles reposent sur un dénigrement du corps
animal et de la vulnérabilité constitutive de l’être humain. Il est aisé de
voir que ce refus de motiver des énoncés à valeur légale et juridique par
la honte (du moins la honte « primaire ») et le dégoût s’appuie sur une
anthropologie. D’une part, la condamnation de la honte et du dégoût
s’appuie sur une anthropologie de ces passions elles-mêmes, étudiées
sous l’angle de la psychologie, de la psychanalyse et de la sociologie.
D’autre part et surtout, ces émotions sont écartées au nom d’une vision
de la nature humaine qui conjugue la vulnérabilité et le désir de toutepuissance, de pureté ou d’intangibilité. Par là, l’approche des capabilités
nous appelle à accepter notre imperfection, notre dépendance et
notre vulnérabilité 36. C’est un appel à une certaine conception de
la vie bonne basée sur un fondement certes non métaphysique, mais
du moins anthropologique. Le propos n’est pas ici d’argumenter
pour ou contre cette conception, mais simplement de lui faire droit.
Martha Nussbaum remarque elle-même que le contenu évaluatif des
émotions est fortement lié à leur contenu cognitif. Dans le cas de
la honte et du dégoût, ce contenu cognitif est réfuté à l’aide d’une
étude anthropologique ; si ces passions sont finalement à la fois non
raisonnables et fausses, c’est parce qu’elles se nourrissent d’une fausse
image de l’homme, de l’idée qu’un être humain est un être affranchi des
contraintes, imperfections et dépendances de son corps animal. Il y a là
une erreur, non simplement éthique, mais bien anthropologique 37.
36 C’est un point encore développé dans Frontiers of Justice, op. cit.
37 Pour défendre son essentialisme empirique sans verser dans le perfectionnisme,
Nussbaum soutient qu’il repose uniquement sur des jugements éthiques ou
éthiquement évaluatifs (cf. par exemple Frontiers of Justice, op. cit., p. 181), et ne
reposent sur aucune conception substantielle de la nature humaine. Mais il y a là un
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Le particularisme ne peut faire place à la généralité de la loi et du droit
qu’à la condition d’épouser une anthropologie et une conception de
la nature humaine qui déborde les seules évaluations éthiques. Si cette
nature laisse ouvertes plusieurs façons de concevoir et rechercher la vie
bonne, elle ne les contraint et ne les limite pas moins. Le principe de
nuisance défendu par Mill et repris par Nussbaum dans Hiding from
Humanity n’est pas la seule limite aux conceptions acceptables du bien. Le
libéralisme minimal peut s’en tenir là, puisqu’il sépare hermétiquement
la recherche particulière du bonheur privé, et les principes généraux
publics. Le particularisme au contraire aboutit à un continuum entre
privé et public, les lois par elles-mêmes demeurant indéterminées si
elles ne s’appuient pas sur les vertus de discernement, de tolérance, de
sympathie et de respect mutuel des individus-citoyens. Or, ces vertus et
l’expérience morale sont cruciales pour la constitution et la recherche
du bien même personnel. Elles impliquent une conception de l’homme
bien plus étroite et déterminée que l’ouverture abstraite du libéralisme
classique ne le permet. La continuité entre les domaines du public et du
privé ne peut concerner seulement le rapport de la loi à son application ;
elle s’étend au contenu même de la loi, du général ; car l’accord dans
l’application de la loi, s’il ne peut être anticipé, n’est pas pour autant
fortuit. Il repose sur le partage d’une nature commune, qui peut sans
doute parvenir à sa perfection par diverses voies, mais qui ne saurait se
réduire à un accord inexpliqué et sans fondement dans les jugements
éthiques.
curieux postulat : l’idée que l’on puisse isoler l’ensemble des jugements éthiques,
ou même plus largement évaluatifs, des autres jugements quels qu’ils soient. Les
analyses même de Hiding from Humanity offrent un mixte constant de jugements
éthiques et de jugements plus classiquement cognitifs sur certains êtres humains
individuels, des groupes humains voire la nature humaine dans son ensemble ;
à défaut d’une métaphysique, ils présentent bel et bien une anthropologie qui
n’est pas faite que de jugements évaluatifs. Au contraire, comme dans le contenu
des émotions, les jugements évaluatifs s’appuient aussi sur des contenus plus
nettement cognitifs.
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MARTHA NUSSBAUM,
L’ÉTHIQUE ET LA FORME DE VIE
Piergiorgio Donatelli *
83
raison publique n° 13 • pups • 2010
Je voudrais mettre en lumière dans cet article les motivations qui
guident le travail de Martha Nussbaum. Son programme ambitieux
rassemble des traditions de pensée indépendantes et qui expriment
différents besoins philosophiques : on trouve notamment d’un côté
le besoin de reconstruire une culture morale qui soit le produit de
choix et d’intérêts particuliers pour des fractions de l’humanité dans
l’histoire ; et, d’un autre côté, le besoin de fournir des critères objectifs
d’évaluation pertinents pour les êtres humains comme tels. Pour
répondre à ces exigences, Nussbaum articule trois traditions : la tradition
aristotélicienne, la pensée libérale telle que la développe John Rawls, et
une certaine compréhension de la philosophie proche de ce que Hilary
Putnam a appelé le réalisme interne (mais qui revêt différentes formes
à différents moments de sa pensée). On peut observer comment elle
procède en se penchant sur une élaboration précoce de ces idées dans
son travail sur la qualité de la vie. La pensée de Nussbaum a connu
un développement et une transformation nets depuis son travail sur la
notion de capabilités 1 jusqu’à son récent réexamen du contrat social dans
* Piergiorgio Donatelli est Professeur de bioéthique et d’histoire de la philosophie
morale à l’université de Roma La Sapienza.
1 Voir notamment : « Nature, Function and Capability: Aristotle on Political Distribution »,
Oxford Studies in Ancient Philosophy, 1988, suppl. vol. 1, p. 145-184 ; « Aristotelian
Social Democracy », dans R. B. Douglass & al. (dir.), Liberalism and the Good, New York,
Routledge, 1990 , p. 203-252 ; « Human Functioning and Social Justice: In Defense of
Aristotelian Essentialism », Political Theory, 1992, vol. xx, p. 202-246 ; « Non-Relative
Virtues: An Aristotelian Approach », dans Martha Nussbaum & Amartya Sen, The
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Frontiers of Justice 2, mais j’essaierai de mettre en lumière une constante
de sa pensée au fil des ans 3. Je m’intéresserai d’abord au fondement
théorique de son travail, puis à deux questions distinctes : premièrement,
le recours à la notion de dignité qui a pris de l’importance dans le travail
récent de Nussbaum ; deuxièmement, la forme anti-métaphysique que
prend l’argument aristotélicien dans sa pensée.
84
Je vais montrer comment Nussbaum articule le réalisme, le libéralisme
et la référence à Aristote dans son travail sur la notion de qualité de la vie
et dans son approche par les capabilités 4. Mais il me faut d’abord dire
quelques mots de sa propre version du réalisme en éthique.
Quiconque rejette les théories subjectivistes du bien soutient que
les éléments qui donnent de la valeur à la vie des individus ne sont
pas identifiables par leurs effets sur les individus, mais par le type de
conditions qu’ils permettent de réaliser, indépendamment de ce que
pensent et éprouvent les personnes impliquées. La théorie de la valeur
que John Rawls a présentée dans sa Théorie de la justice propose de
considérer une liste de biens premiers nécessaires à la réalisation de
quelque projet de vie que ce soit (liberté, opportunités, revenu, richesse,
Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 242-269 ; « Aristotle on Human Nature
and the Foundations of Ethics », dans J.E.J. Altham & R. Harrison (dir.), World, Mind and
Ethics: Essays on the Ethical Philosophy of Bernard Williams, Cambridge, Cambridge
University Press, 1995, p. 86-131 ; « Human Capabilities, Female Human Beings »,
dans Martha Nussbaum & J. Glover (dir.), Women, Culture and Development, Oxford,
Clarendon Press, 1995, p. 61-104 ; « The Good as Discipline, the Good as Freedom »,
dans D. Crocker & T. Linden (dir.), The Ethics of Consumption and Global Stewardship,
Lanham, Rowman and Littlefield, 1998, p. 312-341 ; « Capabilities and Human Rights »,
Forham Law Review, 1997, vol. LXVI, p. 273-300 ; « Women and Cultural Universals »,
Sex and Social Justice, New York, Oxford University Press, 1999, p. 29-54.
2 Martha Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership,
Cambridge, Harvard University Press, 2006.
3 Nussbaum discute certaines des principales évolutions de ses idées dans « Aristotle,
Politics, and Human Capabilities », Ethics, 2000, vol. 111, p. 102-140 ; voir aussi
l’introduction dans Frontiers of Justice, op. cit., p. 5-8 en particulier.
4 Dans cette section et la suivante, je m’appuie sur mon article « Valore e possibilità di
vita: Martha Nussbaum », Rivista di filosofia, 2001, vol. 91, p. 97-119.
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5 John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad . Catherine Audard, Paris, Le Seuil,
coll. « Points », 1997, § 15, 66, 67.
6 Voir notamment Amartya Sen, Resources, Values and Development, Oxford, Blackwell,
1984 ; Commodities and Capabilities, Oxford, Oxford University Press, 1987 ;
« Capability and Well-Being » dans Nussbaum & Sen, The Quality of Life, op. cit. et
G. Hawthorn (dir.), The Standard of Living, Cambridge, Cambridge University Press,
1987.
raison13.indb 85
85
piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
respect de soi-même) 5. La liste de ces biens traduit donc l’exigence
d’attacher de la valeur aux choses même si celles-ci n’ont pas d’effet
direct sur nos expériences ou sur ce que nous désirons. Un courant
influent du travail sur la théorie de la valeur et la qualité de la vie a
emprunté cette ligne rawlsienne. Un auteur comme Amartya Sen a
présenté une conception qui se distingue de celle de Rawls tout en
obéissant à la même exigence d’objectivité 6. Sen retient en effet que
la motivation qui a poussé Rawls à abandonner le critère de l’utilité
doit nous rendre conscients de la nature seulement instrumentale et
contingente des biens premiers rawlsiens.
Sen soutient que les biens comme ceux qui sont énumérés dans la liste
rawlsienne ne sont pas toujours des indicateurs fiables de ce qui vaut
le mieux pour une personne. Ils ne sont pas véritablement les critères
ultimes de la bonté d’une situation. Dans la perspective qu’adopte
Sen, ce qui fait la bonté d’une situation est le fait qu’elle permet
d’exercer pleinement les fonctionnements qui sont propres aux êtres
humains. Si une personne est handicapée physiquement, par exemple,
son bien dépend de ce qui lui est nécessaire pour réussir à exercer ces
fonctionnements : et il se pourrait qu’elle se masque à elle-même ce
besoin, ou n’en soit pas consciente.
Nussbaum se rattache à cette lignée objectiviste mais en a offert une
interprétation qu’il est utile de rapprocher de la famille des conceptions
du « réalisme interne ». La lignée objectiviste, représentée de manière
éminente par John Rawls, est en effet anti-réaliste. D’après une théorie
réaliste de la valeur, nous trouvons une condition de vie bonne (ou une
conduite juste) parce qu’elle a des propriétés qui, indépendamment
des opinions que nous en avons, rendent cette situation bonne (ou
juste) ; alors qu’une position anti-réaliste soutient au contraire que
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86
c’est seulement parce que nous trouvons les choses bonnes (ou justes)
que nous disons qu’elles ont les caractéristiques correspondantes 7. La
ligne de pensée réaliste s’emploie à soutenir une thèse sur l’ordre de
l’explication : c’est la réalité de la bonté qui explique les opinions que
nous nous faisons relativement à ce qui est bon, et non l’inverse. La
réflexion morale consiste donc à identifier les notions morales dont on
peut rendre compte en termes naturalistes. On imagine qu’il est possible
de faire quelque chose d’analogue à l’explication des termes qui désignent
des genres naturels (comme l’eau). Le langage ordinaire offre différents
types de discours à propos d’une notion comme celle de l’eau. Ils nous
permettent d’identifier la notion « eau ». Mais ce en quoi consiste l’eau
n’est assurément pas fonction de nos croyances à propos de l’eau : c’est
le travail des scientifiques que de voir en quelles propriétés naturelles
consiste une telle notion (c’est-à-dire de découvrir son référent). On
suggère alors que la théorie éthique peut procéder de manière analogue, à
partir de l’identification des notions morales centrales, comme la bonté,
la justice sociale, et ainsi de suite. Ce qui fait l’injustice d’une situation
n’est pas fonction de nos croyances mais de caractéristiques objectives
auxquelles nous pouvons recourir pour expliquer nos croyances. C’est le
travail des chercheurs en sciences sociales que de découvrir quelles sont
les propriétés naturelles en quoi consistent des notions morales comme
celle d’injustice.
La position rawlsienne n’est pas réaliste puisqu’elle soutient que les
réponses aux questions morales ne concernent pas une réalité morale,
mais sont le résultat d’une procédure réflexive particulière. Pourtant
Rawls lui-même suggère une direction différente lorsqu’il introduit
la liste des biens premiers. Il soutient que ces biens sont conçus
comme nécessaires étant donné « les faits généraux qui concernent les
désirs et les capacités des êtres humains, leurs phases caractéristiques
et leurs conditions de développement, le Principe Aristotélicien
7 Pour une conception réaliste en éthique voir Peter Railton, « Moral Realism », The
Philosophical Review, 1986, vol. XCV, p. 163-207 ; « Moral Realism: Prospects and
Problems » dans W. Sinnott-Armstrong & M. Timmons (dir.), Moral Knowledge? New
Readings in Moral Epistemology, New York, Oxford University Press, 1996, p. 49-81.
raison13.indb 86
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[d’après lequel les êtres humains trouvent le bonheur dans l’exercice
de leurs capacités et que le bonheur croît avec l’accroissement de
l’activité et de sa complexité 8], et les nécessités de l’interdépendance
sociale » 9. Nussbaum s’intéresse au développement de cette idée.
Rawls n’explique pas comment il arrive à la formulation de la liste
des biens premiers et ne propose pas de justification de cette sélection
de biens 10. Nussbaum élabore un argument pour montrer qu’il existe
des nécessités humaines inscrites dans notre pensée morale et dans les
réponses à nos questions morales. Elle élabore ainsi sa propre forme
de réalisme qu’elle désigne comme un essentialisme ou universalisme
aristotélicien 11.
8 Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 65.
9 Ibid., § 66.
10 Voir Philip Pettit, Judging Justice. An Introduction to Contemporary Political
Philosophy, London, Routledge, 1980, p. 170-171.
11 Elle emploie le terme « essentialisme » par exemple dans « Human Functioning »,
art. cit., tandis qu’elle emploie la notion d’« universalisme » dans « Women and
Cultural Universals », art. cit.
raison13.indb 87
piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
Si nous gardons à l’esprit le type de questions qui sont au cœur des
préoccupations de Nussbaum, comme par exemple les injustices relatives
au genre et à la sexualité, on comprend la nécessité de formuler un
critère d’évaluation plus solide que celui qui opère sur le fondement
des préférences et des opinions morales des gens. Ces raisons, même
idéalisées, peuvent trahir un ethnocentrisme marqué ou être déformées
par des phénomènes comme celui des préférences adaptatives.
En élaborant sa propre version du réalisme, Nussbaum écarte une
conception réaliste traditionnelle, comme celle qui, justement à partir
de la lecture d’Aristote, a cherché à offrir une image métaphysique de la
nature humaine à laquelle reconduire les critères normatifs en éthique.
Nussbaum s’apparente au contraire à une version plus plausible du
réalisme, qui, comme nous l’avons vu, confère aux sciences sociales
et non à l’enquête métaphysique le travail de découvrir les propriétés
dont les notions morales sont composées. Mais Nussbaum rejette la
conception réaliste qu’elle désigne, avec Hilary Putnam, comme un
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réalisme métaphysique 12 (il s’agit comme on le voit de la métaphysique
naturaliste, qui soutient que la réalité plus solide qui permet de rendre
compte des notions que nous trouvons problématiques est celle que
fournit la science). On peut ici constater les raisons qui motivent son
travail. Nussbaum veut développer une conception qui soit universaliste
et essentialiste, mais les contenus qu’elle veut défendre, qui concernent
les différentes formes prises par l’injustice et la discrimination, sont
clairement le résultat d’un développement particulier de l’histoire
humaine. Pour Nussbaum, c’est seulement au sein de conditions
sociales et historiques précises que nous pouvons en venir à considérer
que certains traits humains sont significatifs et moralement importants.
Certains développements de l’histoire de l’humanité ont montré qu’il
existe des possibilités de vie que nous trouvons bonnes, mais elles ne
le sont que parce que nous avons appris à y attacher de l’importance.
Nussbaum écrit :
Cette conception n’est absolument pas métaphysique ; elle ne prétend
pas dériver d’une source extérieure aux interprétations et évaluations
que les êtres humains donnent réellement d’eux-mêmes au cours
l’histoire 13.
Nussbaum ne dit pas qu’il existe des possibilités de vie qui expliquent
de l’extérieur pourquoi les gens peuvent être malheureux dans certaines
conditions de vie, par exemple dans des conditions de privation. Elle dit
qu’il existe des conditions de développement de certaines possibilités
de vie et que c’est depuis ces conditions que les gens en viennent à
comprendre et apprécier certains aspects de ces circonstances. Cela leur
permet alors de voir quel bien leur fait défaut dans les situations où ces
possibilités leur sont refusées, et de sentir le poids humain et moral de
cette privation : par exemple, ce qui est refusé aux femmes dans certaines
12 Hilary Putnam, Meaning and the Moral Sciences, Boston & London, Routledge,
1978, partie IV.
13 « This conception is emphatically not metaphysical; that is, it does not claim
to derive from any source external to the actual self-interpretations and selfevaluations of human beings in history », « Human Functioning and Social Justice »,
art. cit., p. 215.
raison13.indb 88
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conditions, les possibilités qui leur échappent, les horizons de vie hors
d’atteinte. Ce qui fonde l’éthique en dernière instance, ce sont des modes
de vie : les croyances morales doivent être conçues comme une manière
d’habiter le monde plutôt que comme une description de celui-ci, pour
reprendre les termes de Bernard Williams dans L’Éthique et les limites de
la philosophie 14. C’est depuis le point de vue de nos habitudes morales
et affectives que nous en venons à apprécier quels biens sont refusés aux
gens et la valeur qu’ils ont indépendamment de leur propre capacité à
les reconnaître pour tels.
Intéressons-nous un instant à cette question. Les réalistes naturalistes
s’appuient d’ordinaire sur une distinction entre signification et référence.
La signification des notions ordinaires est nécessaire aux chercheurs
en sciences sociales afin de distinguer leur objet d’étude, mais elle ne
détermine pas le résultat de leur étude qui a pour but de préciser les
caractéristiques essentielles d’une certaine notion. Les lois qui expliquent la
nature d’une notion (la justice par exemple) sont vraies indépendamment
14 Bernard Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie (1985), trad.
M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1990. Il faudrait pouvoir nuancer ici cette citation
en relation avec Nussbaum.
15 Elle mentionne Putnam et Charles Taylor dans « Human Functioning and Social
Justice », art. cit., p. 243, note 12. Elle fait aussi référence à une tradition entière
qui a contribué à élaborer cette idée à l’intérieur de la sphère de l’éthique et de la
politique, et elle inclut des figures comme Quine, Goodman, Davidson et Putnam.
Voir « Constructing Love, Desire, and Care » dans Sex and Social Justice, op. cit.,
p. 253-275, en particulier les pages 263-264.
raison13.indb 89
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piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
Mais cet argument fait aussi partie de sa défense d’un point de vue
réaliste. Elle soutient que les points de vue particuliers dans lesquels nous
nous trouvons, qui sont constitués historiquement et évaluativement,
nous permettent de découvrir des traits essentiels de la nature humaine,
et par conséquent des privations ou des améliorations qui caractérisent
les êtres humains comme tels, indépendamment de leurs conceptions
évaluatives particulières et de leurs modes de vie. Nussbaum situe alors
son travail dans une tradition philosophique importante que nous
pouvons nommer généralement, d’après Putnam, le réalisme interne 15.
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des opinions morales qui influencent la signification d’une telle notion.
Les réalistes internes critiquent cette séparation de la signification et de
la référence et soutiennent qu’elles sont en relation interne. Une de ces
critiques (formulée par Pettit et McDowell 16) consiste à remarquer que la
signification d’un terme d’espèce naturelle est déterminée par l’usage de
ce terme dans une communauté, mais l’usage correct de ce terme a pour
but d’indiquer une substance spécifique, à laquelle ce terme fait référence.
Ce point vaut également en éthique. Cela suggérerait que la signification
d’une notion comme la justice, par exemple, est guidée par son usage
dans la communauté, mais que son emploi est correct s’il se rapporte à
la propriété de justice. Même si la justice fait référence à un ensemble de
propriétés objectives qui servent à expliquer nos besoins moraux, nous
ne pouvons indiquer ces caractéristiques autrement que par l’usage de
telles notions dans la communauté, c’est-à-dire au moyen de l’ensemble
des attitudes, compréhensions et opinions morales qui gouvernent cet
usage. Putnam écrit de ce type d’enquête qu’il ne consiste pas à découvrir
des faits indépendants de notre culture, mais doit être conçu comme une
reconstruction rationnelle de notre culture 17. En éthique, c’est seulement
parce que nous pensons et réagissons depuis l’espace conceptuel délimité
par les notions que nous avons, caractéristiques de certaines manières de
vivre et d’accorder de l’importance aux choses, que nous pouvons nous
demander en quoi ces notions consistent.
Nussbaum prolonge cette ligne réaliste, et la retravaille de manière
à l’articuler au libéralisme exprimé par Rawls, ainsi qu’à sa propre
interprétation d’Aristote. Nussbaum soutient que l’expérience humaine
ordinaire nous permet d’identifier ces sphères de l’expérience que nous
pouvons reconnaître comme communes aux différentes formes de vie,
entre lesquelles il est possible de choisir 18. Une fois que nous avons identifié
ces sphères de l’expérience, nous pouvons continuer en individuant dans
16 Philip Pettit & John McDowell, « Introduction » dans Philip Pettit & John McDowell
(dir.), Subject, Thought, and Context, Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 1-15.
17 Hilary Putnam, « L’eau est-elle nécessairement H2O ? », Le Réalisme à visage
humain (1990), trad. Claudine Tiercelin, Paris, Le Seuil, 1994.
18 Voir Nussbaum, « Non-Relative Virtues », art. cit., p. 244-247.
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chaque sphère le type de choix qui est bon ou mauvais. Nous appelons
vertu « tout ce en quoi consiste le fait d’être durablement disposé à agir de
manière appropriée dans cette sphère » 19. Telle est pour Nussbaum la notion
fine ou nominale de la vertu. La tâche de l’éthique est d’aller plus loin et de
donner une description complète ou épaisse de chaque vertu en précisant
ce qui vaut comme un bon choix dans chaque sphère de l’expérience.
Cette description des vertus appartient au projet de réalisme interne.
Dans le travail de caractérisation des zones fondamentales de l’expérience
humaine nous utilisons les instruments intellectuels et affectifs que nous
offrent l’expérience, le langage et l’ensemble des ressources ordinaires qui
constituent nos manières de réagir à la vie. Comme l’écrit Nussbaum :
Les expériences, le langage et les évaluations qui donnent forme à
notre vie nous permettent d’identifier les expériences fondamentales de
la vie humaine et cela fournit le point de départ pour enquêter sur ses
caractéristiques essentielles. Vient alors la part substantielle de la théorie,
où nous expliquons ce qui fait qu’un choix dans une sphère déterminée
est bon ou non.
Cette manière de présenter la théorie morale rend également compte
de l’interprétation que Nussbaum donne d’Aristote 21. Elle soutient que
19 « whatever being stably disposed to act appropriately in that sphere consists in »,
ibid., p. 245.
20 « We begin with some experiences – not necessarily our own, but those of members
of our linguistic community, broadly construed. On the basis of these experiences,
a word enters the language of the group, indicating (referring to) whatever it is that
is the content of those experiences », ibid., p. 247.
21 Sur sa lecture d’Aristote, voir entre autres The Fragility of Goodness: Luck and Ethics
in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ;
« Le discernement de la perception : une conception aristotélicienne de la rationalité
privée et publique », La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris,
Cerf, 2010 ; « Aristotle on Human Nature and the Foundations of Ethics », art. cit.
raison13.indb 91
piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
Nous partons de certaines expériences, pas nécessairement les nôtres,
mais celles de membres de notre communauté linguistique au sens
large. Sur le fondement de ces expériences, un mot est introduit dans
le langage du groupe, indiquant (se référant à) ce qui se trouve être le
contenu de ces expériences 20.
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c’est ainsi que procède Aristote, en sélectionnant les expériences humaines
fondamentales et en employant l’ensemble des ressources disponibles
dans une communauté d’intérêts, de valeurs et de culture. Il élabore ainsi
une liste de vertus dont il donne également une description substantielle.
Ce qui intéresse ici Nussbaum, c’est de distinguer les deux étapes, même
si ce n’est pas toujours une tâche facile. De fait, le nom même qui permet
d’identifier une vertu paraît comporter non seulement la reconnaissance
d’une sphère fondamentale d’expérience humaine, mais aussi une thèse
normative sur le type de choix qui est juste en l’occurrence 22. Nussbaum
soutient pourtant qu’on peut toujours faire cette distinction et que l’éthique
aristotélicienne nous permet d’identifier les expériences fondamentales
indépendamment de la conception aristotélicienne particulière de ce qui
compte comme une bonne action dans ces sphères.
Cette description de la théorie éthique établit également un lien
important avec la théorie rawlsienne. Rawls introduit une liste de biens
premiers : ce sont les conditions nécessaires pour formuler et mettre
en œuvre un choix. Nussbaum emploie la stratégie rawlsienne et la
distinction libérale générale entre les biens premiers et l’espace de choix
autonome qu’ils rendent possible. C’est tout à fait clair dans la manière
dont Nussbaum formule la liste des expériences humaines fondamentales.
Nussbaum soutient que l’objectif de la politique publique doit être les
capacités qui permettent aux citoyens d’accomplir différents types de
fonctionnements. Ce n’est donc pas l’accomplissement même de ces
fonctionnements, ni la manière dont ils sont mis en œuvre. Si nous
considérons par exemple la sexualité, Nussbaum soutient que le choix
autonome dans ce domaine concerne à la fois la délibération personnelle
sur ce que signifie pour nous que de bien agir et la décision de mettre en
œuvre ce fonctionnement ou pas. Nussbaum soutient ainsi contre Rawls
que la liste des expériences fondamentales est une liste de fins qui donne
« la forme et le contenu généraux de la forme de vie humaine » 23. Dans
ce contexte, elle ne parle pas de finesse, mais d’une « théorie épaisse et
22 Nussbaum, « Non-Relative Virtues », art. cit., p. 250.
23 « the overall shape and content of the human form of life », « Human Functioning
and Social Justice », art. cit., p. 215.
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24 « thick vague theory of the good », ibid., p. 214.
25 Elle explicite cette idée à plusieurs reprises. J’ai trouvé particulièrement éclairante
la manière dont elle la présente en discutant des conceptions de la sexualité de
Richard Posner : voir « Sex, Liberty, and Economics », dans Sex and Social Justice,
op. cit., p. 341-354.
26 Pour l’importance de l’histoire et de l’histoire de la philosophie pour l’œuvre de la
philosophe, voir « Aristotle, Politics, and Human Capabilities », art. cit., p. 103-104.
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piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
vague du bien » 24 : la notion d’épaisseur rend compte de la manière dont
la bonne action est susceptible d’une variété de « conceptions locales
et personnelles ». L’adjectif « vague » décrit l’idée libérale de finesse,
tandis que l’épaisseur donne l’idée que nous assemblons une liste de
biens capables (contre Rawls) de donner forme à la vie humaine.
Je veux souligner ce geste de Nussbaum. Elle veut défendre l’idée
libérale d’autonomie de la délibération et du comportement, tout en
l’articulant à une conception téléologique. La protection des libertés de
base n’a de sens que parce que nous y voyons la protection des libertés
dans les domaines cruciaux de la vie humaine, dans des domaines liés de
manière essentielle à la capacité d’être un individu humain 25. La forme
téléologique de sa théorie est également liée à ce que j’ai appelé la ligne
de réalisme interne. De fait, pour pouvoir désigner certaines sphères
d’expérience comme cruciales, nous devons être membres de certaines
communautés et avoir élargi nos vies personnelles et notre imagination
de différentes manières. Il est très important pour Nussbaum de donner
une réponse positive à ces différents besoins philosophiques : le sens
libéral de l’importance de la liberté de mener une vie individuelle sans
l’oppression d’autrui ; le sens téléologique que la valeur de la liberté
tient à ce qu’elle est liberté d’exercer des zones particulières de la vie
humaine ; le besoin anti-rationaliste de fonder une telle connaissance
de la vie humaine dans l’expérience ordinaire et particulière (affective,
intellectuelle, imaginative, historique). Comme j’ai essayé de le montrer,
Nussbaum atteint sa position en retravaillant de manière originale ces
différentes traditions philosophiques.
Nous pourrions aussi utiliser sa propre théorie pour retourner
aux auteurs classiques et lire leurs œuvres à la lumière du projet de
Nussbaum 26. Elle-même mentionne un certain nombre d’auteurs dont
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elle dit avoir tiré des arguments solides : Aristote, les stoïciens, Kant
et Mill 27. Aristote constitue à l’évidence une de ses sources essentielles
d’inspiration et d’interprétation, mais je crois que Mill tient également
une place de choix dans cette liste 28. Il me semble particulièrement
fécond de revenir à Mill après Nussbaum et de l’affranchir des différentes
incompatibilités et tensions qu’on a trop facilement voulu lire dans
son œuvre. Travaillant à une époque où il pouvait se permettre de
conjuguer des lignes importantes de la culture morale moderne, comme
les traditions des Lumières et du romantisme, il pensait que l’éthique
se fondait sur une notion riche et renouvelée de l’expérience. Nous
apprenons par l’expérience, soutient Mill, mais il s’agit d’une expérience
qui doit tenir compte de la variété et des différences de nos perceptions et
de nos émotions dues à l’histoire, la communauté, l’éducation. Il pensait
que cette conception épaisse de l’expérience peut nous montrer ce qui
est crucial dans l’individualité. Chez Mill, comme chez Nussbaum, la
liberté est à la fois fine et épaisse : elle permet la délibération personnelle
et le choix, mais une telle liberté a un but et une forme qui s’appuient sur
une compréhension riche du domaine dans lequel elle opère. La liberté
de sa propre vie sexuelle, par exemple, est cruciale parce qu’elle est liberté
de faire quelque chose d’une dimension cruciale de son existence. Mill
parlait des « intérêts vitaux » afin de faire cette distinction entre les fins.
Mill élabore ainsi une défense téléologique de l’idée libérale des droits
fondamentaux, fondés dans les expériences ordinaires et amendables au
fil des expériences vécues 29.
Je voudrais m’arrêter de nouveau sur le caractère épais et vague de
la liste des vertus chez Nussbaum. Ce point rejoint des travaux plus
récents, et en particulier l’usage central qu’elle fait de la notion de
27 Nussbaum, Sex and Social Justice, op. cit., p. 23.
28 Martha Nussbaum, « Mill on Happiness: The Enduring Value of a Complex Critique »,
dans B. Schultz & G. Varouxakis (dir.), Utilitarianism and Empire, Lanham, Rowman
and Littlefield, 2005, p. 107-124.
29 Voir Piergiorgio Donatelli, Introduzione a Mill, Roma & Bari, Laterza, 2007.
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30 Elle emploie la notion à différents endroits de son travail antérieur, par exemple
dans Women and Human Development. The Capability Approach, Cambridge,
Cambridge University Press, 2000, chapitre 4. Mais elle souligne une évolution
dans sa compréhension de la notion à la page 7 de Frontiers of Justice.
31 « [W]e can argue, by imagining a life without the capability in question, that such
a life is not a life worthy of human dignity. The argument in each case is based on
imagining a form of life […] », Nussbaum, Frontiers of Justice, op. cit., p. 78.
32 Une histoire qui trouve une expression significative dans la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme de 1948, qui établit dans le premier article : « Tous les
êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », et dans le premier
article de la Loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne de 1949 : « La
dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation
de la respecter et de la protéger ». La Constitution italienne de 1948 accorde un
rôle similaire mais moins important à la notion de dignité, en affirmant dans son
troisième article : « Tous les citoyens disposent d’une identique dignité sociale et
sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion,
d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales ». Nous trouvons
également une référence à la notion de dignité dans différentes déclarations
internationales : parmi lesquelles celle contre les discriminations raciales (1965),
en défense des droits des handicapés mentaux (1971), la Convention des Nations
Unies pour l’élimination des discriminations contre les femmes (1981), la Convention
des Nations Unies contre la torture (1984).
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piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
dignité dans Frontiers of Justice 30. Elle écrit que l’idée fondamentale
qu’elle entend défendre à propos de la notion de capabilité est que, pour
chaque domaine de la vie, « nous pouvons soutenir, en imaginant une vie
dépourvue de la capabilité en question, qu’une telle vie est dépourvue de
dignité humaine. L’argument dans chaque cas se fonde sur l’imagination
d’une forme de vie […] » 31. Je pense que la dignité ressaisit les deux idées
que Nussbaum veut défendre. Elle exprime d’une part le respect pour
l’autonomie et d’autre part le respect pour ce qui est spécifique à la forme
de vie humaine.
La notion de dignité a une longue histoire et Nussbaum en reprend
certains épisodes significatifs dans Frontiers of Justice 32. Mais je voudrais
suggérer que la notion de dignité exerce un attrait qui s’est accru au cours
des dernières décennies, en particulier à l’occasion des débats éthiques
et juridiques sur la bioéthique, et qui indique un concept qu’on devrait
distinguer du concept traditionnel. Une place significative est peut-être
la Convention du Conseil de l’Europe de 1997 pour la Protection des
Droits de l’Homme et la Dignité de l’Être Humain (Oviedo) : on y trouve
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une notion de dignité humaine qui reprend à la fois l’idée d’autonomie
personnelle et l’idée d’un respect de la forme humaine de vie, tel que
l’exprime par exemple le préambule qui affirme « la nécessité de respecter
l’être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l’espèce
humaine et reconnaissant l’importance d’assurer sa dignité ». Dans le
récent débat éthique et dans des déclarations comme celles d’Oviedo,
le recours à la notion de dignité sert à indiquer le poids moral que nous
conférons aux situations et processus naturels, tels que le développement
de l’embryon et la recherche sur les cellules souches, alors qu’il n’existe
clairement pas de sujet autonome à respecter dans ce cas. La notion de
dignité humaine fait ici appel à la forme humaine de ces processus et à
leurs liens avec le concept même d’humanité.
Je ne peux pas vraiment entrer dans cette question difficile à présent,
mais j’ai tendance à voir dans l’usage du terme « dignité » deux
notions distinctes mais liées 33. Une notion fait référence au respect
de l’autonomie, qui est le respect de la liberté de choisir, ce que saisit
par exemple la défense millienne de la liberté ; tandis que l’autre fait
référence au respect de la forme de la vie humaine. Cette dernière notion
montre notre reconnaissance de l’humanité et elle s’applique aussi
aux circonstances où il n’est pas question de respecter une autonomie
individuelle ou de montrer du souci pour le bien de quelqu’un, mais où
ce qui est en jeu est une forme de respect qui montre notre possession
du concept d’être humain. Je crois qu’une ligne philosophique, par
exemple depuis G.E.M. Anscombe jusqu’à Jürgen Habermas, a montré
la différence entre ces deux notions de dignité (même si ces auteurs
méritent d’être corrigés sur plusieurs points). Habermas montre que la
source de la pertinence morale des commencements de la vie humaine
(qu’il assimile à tort avec son inviolabilité) n’est pas le respect dû à la
33 J’ai développé ces idées dans « L’etica, l’immaginazione e il concetto di natura
umana », Rivista di filosofia, 2008, vol. 99, n° 2, p. 229-261 ; « Tre concetti di
dignità », dans E. Furlan (dir.), Bioetica e dignità umana, Milano, Franco Angeli,
2009, p. 333-354. Voir également « Manières d’être humain », Cités, 2009, vol. 38,
n° 2, p. 47-60. Pour des analyses similaires, voir R. Norman, « Interfering with
Nature », Journal of Applied Philosophy, 1996, vol. 13, p. 1-11, S. Holland, Bioethics.
A Philosophical Introduction, Cambridge, Polity Press, 2003.
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piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
personne (l’embryon/fœtus), le type de respect montré dans la défense
des droits de l’homme et de la liberté personnelle, mais un autre type de
respect, voisin du respect montré par exemple pour le corps mort d’une
personne 34. Nous trouvons des remarques semblables chez Anscombe,
en particulier dans un essai tardif comme « The Dignity of the Human
Being » 35, où elle relie cette forme de respect pour l’être humain à la
reconnaissance de ce qui est caractéristique de la forme de vie humaine.
Ainsi le respect pour la grossesse, d’après elle, ne devrait pas être compris
comme un respect pour les droits de l’embryon mais pour la procréation,
en tant qu’aspect constitutif de l’humanité. J’aimerais formuler plusieurs
critiques contre Anscombe, à la fois contre sa compréhension de ce qui
est constitutif du concept d’être humain comme quelque chose qui est
soustrait à la réflexion et au changement, et contre sa caractérisation plus
substantielle des traits qui constituent le concept d’être humain. Mais je
veux souligner ici le point qu’elle établit, d’après lequel il existe une forme
de respect pour la dignité humaine qui n’est pas dirigé vers la protection
des droits individuels, mais vers ce qui fait de certaines activités, de
certaines sphères de la nature et manières de vivre l’environnement
approprié pour la notion d’être humain, et dont l’absence remet ce
concept en question.
J’ai évoqué une ligne de pensée à propos de la notion de dignité que
je veux relier à ce que fait Nussbaum avec la notion de dignité dans
Frontiers of Justice. Comme elle le dit clairement, elle veut défendre une
notion aristotélicienne et non kantienne de la dignité, une notion qui
ressaisit la beauté et la valeur des différentes formes de vie. Comme elle
le soutient à un moment donné, à propos d’une critique de la manière
dont Kant trace la frontière entre personne et animal, et en défendant
son propre usage de la notion de dignité pour les animaux non-humains,
Kant nie un fait qui devrait être évident :
34 Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine (2001), trad. Ch. Boudhindhomme,
Paris, Gallimard, 2002.
35 G.E.M. Anscombe, « The Dignity of the Human Being », dans M. Geach & L. Gormally
(dir.), Human Life, Action and Ethics. Essays by G.E.M. Anscombe, Exeter, Imprint
Academic, 2005, p. 67-73.
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le fait que notre dignité est seulement la dignité d’un certain type
d’animal. C’est le type de dignité animale, et cette dignité particulière
ne pourrait pas être possédée par un être qui ne serait pas mortel et
vulnérable, tout comme la beauté du cerisier en fleurs ne peut pas être
possédée par un diamant 36.
98
Le point qu’établit ce beau passage est également lié au type de
perception de la valeur des choses et des êtres vivants qui exige de nous
que nous nous concentrions sur chaque type d’existence individuelle,
sans avoir besoin de placer cette existence dans quelque ordre idéal que
ce soit (une idée cruciale pour le point de vue de Kant). Cela me rappelle
une remarque de Murdoch, qui écrit dans La Souveraineté du bien que
« le mode d’existence indépendant, gratuit, foncièrement étranger, des
mammifères, des oiseaux, des pierres et des arbres éveille naturellement
et normalement en nous un plaisir où le moi est oublié ». Et elle ajoute :
« Ce n’est pas comment est le monde qui est mystique, mais qu’il soit » 37,
rapprochant cette forme de contemplation active à un trait significatif
de la pensée de Wittgenstein.
Je veux lier cette sorte de dignité, qui dépend d’une certaine forme de
vie, à l’autre notion de dignité. Lorsque Nussbaum présente la liste des
capabilités comme une manière de donner forme et contenu à notre
notion de dignité humaine, elle écrit : « Si les capabilités sont conçues
simplement comme des moyens pour une vie dotée de dignité humaine,
et pas comme valables en soi, alors ma théorie n’est pas très différente
d’une théorie contractualiste ». Il y a des points de convergence entre
les deux approches fondées sur des intuitions semblables sur les êtres
humains comme égaux moralement. Mais elle écrit :
Je crois qu’il demeure des différences subtiles et importantes entre les
deux approches. Les capabilités ne sont pas des instruments pour une
36 « [T]he fact that our dignity just is the dignity of a certain sort of animal. It is the
animal sort of dignity, and that very sort of dignity could not be possessed by a
being who was not mortal and vulnerable, just as the beauty of a cherry tree in
bloom could not be possessed by a diamond », Frontiers of Justice, op. cit., p. 132.
37 Iris Murdoch, La Souveraineté du bien, trad. Claude Pichevin, Combas, Éditions de
l’Éclat, 1994, p. 104.
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vie dotée de dignité humaine : elles sont au contraire des manières de
réaliser une vie dotée de dignité humaine, dans les différents domaines
de la vie où les êtres humains s’investissent de manière typique 38.
38 « If the capabilities are viewed as simply means to a life with human dignity, not
valuable in their own right, then my theory is not after all very different from a
contractarian theory ». « I believe that there remain important and subtle differences
between the two approaches. The capabilities are not understood as instrumental
to a life with human dignity: they are understood, instead, as ways of realizing a life
with human dignity, in the different areas of life with which human beings typically
engage », Frontiers of Justice, op. cit., p. 161.
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99
piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
Il me semble que l’idée de dignité que Nussbaum utilise ici est liée aux
deux notions que j’ai distinguées. La notion de capacité est clairement liée
à la notion d’autonomie qui est au cœur des théories contractualistes et
qui appartient à la défense libérale d’un domaine de choix discrétionnaire.
Mais elle tient également à ce que nous accordons de la valeur au fait d’être
capable de réfléchir, de choisir et d’agir dans ces domaines essentiels de
nos vies. Notre appréciation s’attache à la valeur de la sphère elle-même,
par exemple la sexualité, comme matière d’un choix. Nous accordons de
la valeur à la liberté et à ce que nous pouvons faire, et la forme que peut
prendre cette liberté, dans cette sphère particulière de la vie. L’appréciation
de ce qui est précieux pour le type de nature que nous sommes est liée à
notre capacité de faire quelque chose de nous-mêmes dans ces différentes
sphères. Notre humanité se révèle dans ces capabilités. Pour Anscombe,
nous sommes humains parce que nous faisons quelque chose de très
particulier du sexe dans nos vies (les vertus chrétiennes associées à la
sexualité) c’est-à-dire parce que nous exerçons ces fonctionnements
de manière particulière. Au contraire, Nussbaum soutient que nous
sommes humains parce que nous sommes capables de choisir quoi faire
et comment donner expression à notre nature sexuelle. Nussbaum voit
la liberté d’exercer un certain fonctionnement comme constitutive de la
notion d’être humain. Elle s’appuie sur les deux notions de dignité. Traiter
quelqu’un d’une manière qui ne montre pas de respect pour ses capabilités
témoigne d’une incapacité à reconnaître sa pleine humanité : notre réaction
s’appuie ici sur notre sens de la forme d’une vie tout entière ; et pourtant,
l’absence de reconnaissance est également liée au respect de la liberté.
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Comme j’ai essayé de le montrer, Nussbaum articule trois traditions
différentes, la tradition libérale-rawlsienne, la tradition du réalisme
interne et la compréhension aristotélicienne de l’éthique. La ligne
aristotélicienne est très importante parce qu’elle offre la théorie de la
justification en morale, mais nous avons déjà vu comment Nussbaum la
reprend à nouvaux frais au sein de la perspective du réalisme interne. Je
veux revenir sur cette question pour finir.
Comme nous l’avons vu, Nussbaum soutient que nous avons raison de
défendre et de promouvoir la liste des capabilités parce qu’elles donnent
contenu et forme à notre notion d’humanité. Nous accordons de la valeur
au fait d’être capable d’exercer des fonctionnements fondamentaux parce
que ces capabilités sont constitutives du sens de l’humanité. Nous avons
vu également comme l’argument du réalisme interne place la notion
d’une humanité commune au sein de nos schémas conceptuels et
évaluatifs. C’est une notion moralisée dès le départ, comme Nussbaum
le soutient très clairement, et en ce sens elle n’est pas métaphysique. Je
reviens rapidement sur ce point.
Il s’agit d’un élément particulièrement important, puisque différents
usages de la tradition aristotélicienne ont cherché à fonder la pensée
éthique dans une métaphysique supposée fournir un sol plus ferme,
une sphère délivrée de la forme personnelle et historique de l’éthique,
de la forme de caractère réactif et créatif de la rencontre morale avec la
vie que souligne Nussbaum 39. C’est un trait significatif de la tradition
catholique de la loi naturelle, même si elle peut être reformulée avec
une subtilité qui tend à masquer cet aspect (comme chez John Finnis).
C’est également visible dans l’intérêt récent pour la pensée d’Anscombe
considérée comme une œuvre de philosophie de l’esprit et de l’action
qui sert de prolégomène à l’éthique : un travail qui peut être poursuivi
indépendamment de, et avant de, s’employer au travail de la pensée
éthique 40. Je ne peux pas entrer dans ce débat, mais étant donné ces
39 Nussbaum parcourt un certain nombre de ces usages dans « Aristotle, Politics and
Human Capabilities », art. cit., p. 104-105.
40 C’était l’attitude d’Anscombe elle-même, au moins à certains moments. Voir par
exemple « Modern Moral Philosophy » (Ethics, Religion, and Politics. Collected
Philosophical Papers III, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 26-42, voir p. 26) où elle
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écrit que « it is not profitable for us at present to do moral philosophy, that should
be laid aside at any rate until we have an adequate philosophy of psychology » et
Intention (1957), trad. C. Michon et M Maurice, Paris, Gallimard, 2002, § 41, où elle
écrit qu’une « psychologie philosophique correcte est nécessaire pour un système
philosophique d’éthique ». Pour une critique de cette conception, voir P. Winch, « Who
Is My Neighbour? », Trying To Make Sense, Oxford, Blackwell, 1987, p. 154-166.
41 Pour ma propre lecture de Murdoch, voir Piergiorgio Donatelli, « Iris Murdoch:
concetti e perfezionismo morale », dans Piergiorgio Donatelli & E. Spinelli (dir.),
Il senso della virtù, Roma, Carocci, 2009, p. 101-121. Nussbaum discute les
conceptions de Murdoch dans « Love and Vision: Iris Murdoch on Eros and the
Individual », M. Antonaccio & W. Schwieker (dir.), Iris Murdoch and the Search for
Human Goodness, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 29-53.
42 Iris Murdoch, « Metaphysics and Ethics », Existentialists and Mystics, London,
Penguin, 1998, p. 59-75 .
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101
piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
traitements de l’idée aristotélicienne d’une fondation de l’éthique dans
le concept de nature humaine, ce que Nussbaum en fait me paraît
particulièrement significatif.
Je voudrais commenter ce qu’elle fait en le comparant à l’usage original que
Murdoch fait de l’image de la fondation de l’éthique dans la métaphysique.
Le traitement que Murdoch donne de cette question peut également être
opposé à celui d’Anscombe. Je ne peux pas entrer ici dans les détails et
me contente d’esquisser la question que j’ai à l’esprit 41. Dans son essai
« Métaphysique et éthique » 42, Murdoch s’emploie à réhabiliter la notion
de métaphysique et elle assemble pour ce faire un ensemble de conceptions
hétérogènes (thomistes, hégéliennes et marxistes, qu’elle rassemble sous
l’intitulé de moralistes de la loi naturelle). Son premier argument est que
les différentes critiques qui ont été adressées à la métaphysique comme
fondement de l’éthique ne donnent pas une compréhension adéquate de
la notion de métaphysique : elle discute en particulier l’histoire moderne
qui va de la distinction humienne entre « être » et « devoir-être » à l’erreur
naturaliste de Moore. Ces différentes compréhensions de la notion de
métaphysique sont étroites et trahissent elles-mêmes une orientation
métaphysique particulière (libérale et protestante, écrit-elle). Mais il est
possible de construire une notion de métaphysique qui ne dépende pas du
type de considérations logiques offertes lorsqu’un philosophe remarque
par exemple une prémisse évaluative manquante dans un argument qui
semble tirer des conclusions évaluatives de prémisses purement factuelles
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ou métaphysiques. Il peut exister une notion différente de métaphysique,
conçue comme un modèle général de réalité et d’humanité, qui offre
l’arrière-plan en vertu duquel il est possible de donner sens à une certaine
conception de l’éthique ; un cadre conceptuel général qui a à la fois un
caractère socio-historique et un caractère personnel. Dans cette perspective,
la pensée éthique est une activité que nous pouvons comprendre depuis
l’intérieur de ce cadre conceptuel général, s’appuyant sur les ressources
conceptuelles de notre monde social et les ressources internes de nos usages
personnels des concepts, de ce que l’on a fait personnellement de ce qui a
du sens (un sens partagé) pour nous tous.
Murdoch poursuit pour montrer, en particulier dans les essais recueillis
dans La Souveraineté du bien, que la réflexion éthique a pour forme
ce processus dans lequel nous nous engageons pour approfondir notre
monde conceptuel, et la liberté est cet effort pour comprendre la réalité
plus adéquatement, plutôt que pour s’en détacher. La réflexion morale
est une forme d’approfondissement de notre monde conceptuel, c’est
un exercice personnel par lequel nous gagnons pour nous-mêmes une
meilleure compréhension des choses. Comme elle l’écrit : « nous avons
une image différente du courage à quarante ans qu’à vingt. Un processus
d’approfondissement, processus d’altération et de complexification,
prend place. […] La connaissance d’un concept de valeur doit être
comprise en profondeur, et pas comme si l’on se branchait sur un
réseau impersonnel déjà constitué » 43. Pour résumer ces différentes
considérations, nous trouvons chez Murdoch une certaine image réaliste,
l’idée que dans la pensée morale nous essayons de mieux voir et percevoir,
de manière plus appropriée, la réalité des autres, les existences distinctes
des êtres humains et des animaux. Pourtant cette réalité est constituée
par le monde partagé d’attitudes, d’émotions, d’opinions et de concepts
qui donnent forme à ce que nous voyons et à la manière dont nous
réagissons, et qui est transformée par notre effort personnel, qui devient
43 « [W]e have a different image of courage at forty from that which we had a twenty.
A deepening process, at any rate an altering and complicating process, takes place.
[…] Knowledge of a value concept is something to be understood, as it were, in
depth, and not in terms of switching on to some given impersonal network », « The
Idea of Perfection », Existentialists and Mystics, op. cit., p. 322.
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Cette enquête demande donc ce que c’est que de vivre bien pour un être
humain. Telle que je l’imagine, c’est une question à la fois empirique et
pratique. Empirique, parce qu’elle est fondée sur un rapport sensible à
l’expérience humaine ; elle cherche à tirer une « description intelligente »,
comme le dit James, de cette expérience – c’est-à-dire de « ce que nous
103
piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie
quelque chose de personnel et d’unique sous l’effort de notre énergie
interne. Comme l’écrit Murdoch, il est issu de notre entourage et est
repris, dans un processus progressif, dans notre espace privé 44.
Revenons maintenant à l’idée de fonder l’éthique dans une
compréhension métaphysique de l’humanité, et voyons ce qu’il en advient
dans le traitement original de Murdoch. Dans sa conception, la notion
d’être humain qui constitue le cadre général où nous voulons placer
l’éthique, c’est-à-dire l’arrière-plan des réactions, attitudes et concepts
qui constituent notre possession de ce concept, n’est absolument pas
donnée avant ou indépendamment de ce travail personnel par lequel nous
conquérons pour nous-mêmes une certaine articulation conceptuelle.
Être capable d’articuler notre pensée à propos des êtres humains et l’idée
de liberté dans leur sexualité, par exemple ; être capable de penser leur
sexualité de cette manière n’est pas donné par avance, et ne fonde pas
la pensée éthique de l’extérieur, mais c’est en soi le résultat de notre
effort moral et imaginatif. Une connexion conceptuelle (qui permet de
construire le cadre constitutif de la notion d’humanité) est un succès
personnel ; elle ne saurait être donnée à l’avance ni exposée comme un
test externe de ce travail personnel.
Il me semble que c’est ce qui est puissamment argumenté et élaboré
par Nussbaum tout au long de son œuvre, et qui trouve une expression
significative dans les essais recueillis dans La Connaissance de l’amour 45.
Elle résume cette position en commentant la méthode adéquate en
éthique, qu’elle articule à sa lecture (entre autres) d’Aristote. Elle écrit :
44 Ibid., p. 319.
45 Sandra Laugier relie la réflexion de Nussbaum aux thèmes que j’ai évoqués ici et
développe de manière riche et suggestive cette ligne de pensée dans son article
« Concepts moraux, connaissance morale », dans Sandra Laugier (dir.), Éthique,
littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006, p. 147-191.
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percevons et grâce à quoi nous prenons la mesure de ce qui nous arrive
en tant qu’êtres sociaux ». (Il ne s’agit pas, comme Kant le pensait, d’une
enquête a priori.) Pratique, parce que menée par des gens qui sont euxmêmes engagés dans des actions et des choix et qui considèrent qu’elle
a des conséquences sur leurs propres fins pratiques. Ils ne mènent pas
l’enquête de manière « pure » ou détachée, en demandant ce que peut
être la vérité pour les valeurs éthiques comme s’ils recherchaient la
description de quelque entité platonicienne séparée 46.
104
La recherche de ce qui est véritablement humain n’est pas la recherche
de caractéristiques qui appartiennent à la notion de nature humaine que
nous pourrions exposer indépendamment de la pensée morale elle-même.
Il n’y a rien de tel qu’une justification de nos réactions morales par le
recours à des faits nous concernant, disponibles dans d’autres termes que
ceux qu’exemplifient nos réactions morales elles-mêmes. Ce qui justifie,
la nature humaine, est au même niveau que ce qui est justifié, la moralité.
Comme l’écrit Nussbaum, la recherche des caractéristiques constitutives
de l’humanité est quelque chose que nous pouvons poursuivre depuis
une expérience partagée et un engagement qui est ce qui caractérise dès
le départ notre intérêt éthique. Nous participons à la recherche de ce qui
est essentiel à l’humanité, non pas en tant qu’observateurs détachés du
phénomène de l’humanité, mais en tant que participants.
On pourrait montrer, je crois, comment, en de nombreux moments
de sa pensée, Anscombe est attirée par une notion différente et plus
traditionnelle de justification, où les niveaux respectifs de ce qui justifie
et de ce qui est justifié sont soigneusement distingués, mais je ne peux
m’arrêter sur ce point. J’ai simplement voulu indiquer l’importance
que revêt ce moment du travail de Nussbaum pour nous libérer d’une
certaine fascination pour le solide fondement métaphysique sous ses
différentes conceptions possibles. Le travail de Nussbaum est un bon
remède contre les sources de cette fascination.
Traduit de l’italien par Solange Chavel
46 Nussbaum, La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 47-48.
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PUBLICISATION DE L’ESPACE PRIVÉ
ET PRIVATISATION DE L’ESPACE PUBLIC
Michela Marzano*
Milan Kundera, Les Testaments trahis (1993)
Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la dimension totalitaire
du fascisme apparaît au grand jour. Même si la notion de totalitarisme
est encore un objet de controverses 1, tout le monde s’accorde sur le fait
que le fascisme cherchait explicitement à prendre le contrôle de la société
tout entière, jusqu’à faire disparaître cette dernière à l’intérieur d’un
État « total ». Lorsque la Déclaration universelle des droits de l’homme
est adoptée le 10 décembre 1948, les Nations Unies insistent, parmi les
droits à protéger, sur le droit au respect de la vie privée des individus :
« Nul ne fera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille,
son domicile ou sa correspondance » (art. 12). Cette protection contre
toute intervention arbitraire vise à éviter que les citoyens soient démunis
face à la puissance de l’État. C’est pourquoi la police n’a pas le droit de
pénétrer chez quelqu’un sans que des raisons très graves le justifient ou
sans l’accord préalable d’un magistrat ; c’est pourquoi est institué le secret
105
raison publique n° 13 • pups • 2010
Le privé et le public sont deux mondes différents par essence et le
respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un
homme puisse vivre en homme libre. Le rideau qui sépare ces
deux mondes est intouchable et les arracheurs de rideaux sont des
criminels... Il en va de la survie ou de la disparition de l’individu.
* Michela Marzano est Directeur de recherche au CNRS et membre du CERSES.
1 Voir à ce propos : E. Traverso (dir.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris,
Le Seuil, 2001.
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médical, un médecin ne pouvant révéler les éléments du dossier médical
d’une personne sans son consentement ; c’est pourquoi on invoque la
protection de l’image ou de l’intimité des individus, etc.
Dans ce contexte, le législateur a pris tout au long des années d’aprèsguerre un certain nombre de mesures destinées à protéger l’intimité des
citoyens 2. Ainsi, en France, la loi du 17 juillet 1970 sur le respect de la
vie privée interdit-elle, entre autres, les écoutes téléphoniques et les prises
de photographie à l’insu des individus. Quant à la loi du 6 janvier 1978,
elle crée la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL) afin
d’éviter que la police ou certaines compagnies d’assurances ne se servent
des nouveaux moyens informatiques ou des nouvelles technologies de
l’information pour pénétrer dans la vie privée des citoyens. Dans les deux
cas, il s’agit de mesures de protection qui relèvent d’une philosophie
politique libérale : faire du « secret » un droit de l’individu semble en
effet aller de pair avec la reconnaissance du pouvoir émancipateur de ce
que Locke appelait le droit des particuliers à « l’indifférence » de leurs
concitoyens.
La pensée libérale, depuis les guerres de religion du xvie siècle, avait
par ailleurs souligné l’importance de cette relative « indifférence »
pour l’épanouissement humain. Ce vaste mouvement d’émancipation
de l’individu, consacré par la philosophie des Lumières, puis par
les politiques libérales du xixe siècle – et interrompu avec l’ère des
totalitarismes –, reprend de plus belle après 1945, en y associant en
outre une dimension sociale. Ce n’est pas un hasard si, dans les années
1970, on assiste à un véritable « changement de paradigme social ». Du
modèle « paternaliste », selon lequel l’autorité religieuse, morale ou
politique pouvait constamment interférer avec la liberté des individus
au nom du Bien ou de la prévention du Mal, on passe à un modèle
2 Par « intimité » nous entendons ici l’ensemble des liens qu’un individu décide de
retrancher de l’espace social des échanges afin d’élaborer, comme le dit Michaël
Foessel, « son expérience à l’abri des regards » (La Privation de l’intime, Paris, Le Seuil,
2008, p. 13). De ce point de vue, nous utiliserons, dans ce texte, les termes « intime »
et « privé » de façon interchangeable, car par « privé » nous ne nous référons pas, ici,
à un espace régi par le « droit privé » ou par les « lois économiques du marché », mais
à l’espace que l’individu cherche à soustraire du regard et du contrôle étatiques.
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3 Pour une critique du paternalisme, voir notamment : Gerard Dworkin, « Paternalism »,
The Monist, 1972, vol. 56, p. 64-84 ; Joel Feinberg, « Legal Paternalism », Canadian
Journal of Philosophy, 1971, vol. 1. Pour Dworkin, on peut qualifier de paternaliste
toute intervention sur la liberté d’action d’une personne, « se justifiant par des
raisons exclusivement relatives au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux
intérêts ou aux valeurs de cette personne ». Pour Feinberg, on peut distinguer entre
une forme légère de paternalisme qui serait légitime, lorsque l’intervention d’un tiers
est liée à l’incompétence d’une personne, et une forme plus lourde et illégitime, qui
revendique une action directive sur une personne, indépendamment de son degré de
compétence.
4 « Je souhaite que ma vie et mes décisions dépendent de moi et non de forces
extérieures quelles qu’elles soient… je désire être un sujet et non un objet […]. Par
dessus tout, je désire me concevoir comme un être pensant, voulant, agissant,
assumant la responsabilité de ses choix et capable de les justifier en s’appuyant sur
sa propre vision des choses », Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », dans
Éloge de la liberté (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 179.
5 « Ces dernières années, la société a changé et les individus aussi ; ils sont de plus
en plus divers, différents et indépendants. Il y a de plus en plus de catégories de
gens qui ne sont pas astreints à la discipline, si bien que nous sommes obligés de
penser le développement d’une société sans discipline » (Michel Foucault, « La société
disciplinaire en crise » [1978], Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, p. 532-533).
raison13.indb 107
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michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
« individualiste » qui valorise l’autonomie et la liberté individuelles,
modèle selon lequel personne ne peut mieux que l’individu lui-même
déterminer sa conception du Bien, et donc ce qu’il veut ou ne veut pas
faire 3. C’est un moment d’euphorie. Pendant quelques années, on a le
sentiment que le rêve du philosophe libéral Isaiah Berlin (évoquant le
désir intrinsèque de tout homme de devenir sujet de sa propre vie) est
sur le point de se réaliser 4. Progressivement, la société disciplinaire, si
bien décrite par Michel Foucault, semble laisser la place à une société
post-disciplinaire 5.
Pourtant, l’histoire récente de la fin du xxe et du début du xxie siècle ne
tient pas ces promesses d’émancipation. Le développement des nouvelles
technologies (Internet, biométrie, tests génétiques, etc.) semble rendre
possible un nouveau contrôle des individus, jusque dans leur intimité et
leurs secrets. Dès le début des années 1990, le philosophe Charles Taylor
et le sociologue Anthony Giddens avaient pointé l’existence d’un certain
nombre de dangers pour les libertés individuelles. Dans la droite ligne des
réflexions de Tocqueville sur le despotisme doux qui menace les sociétés
égalitaires et individualistes, Taylor estime que la puissance apportée
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par l’utilisation des technologies ne peut qu’augmenter les risques d’un
« pouvoir tutélaire » de la part de l’État 6. Giddens, lui, dénonce l’émergence
d’une nouvelle forme de surveillance de la part de l’État, un contrôle subtil
mais de plus en plus puissant grâce à l’informatique et à la télématique 7.
Étrangement, les pouvoirs néolibéraux qui avaient fait de
l’émancipation de l’individu contre l’oppression d’État leur cheval de
bataille restent indifférents à ces questions. Quand ils n’encouragent
pas, au contraire, ce mouvement de contrôle, car leur propos n’est
finalement pas de libérer l’individu comme l’avaient proclamé au début
des années 1980 les « révolutions » de Ronald Reagan et de Margaret
Thatcher, mais de libérer les puissances privées (entreprises, fondations,
grandes fortunes) des régulations étatiques 8. Le simple individu n’est pas
leur préoccupation. En fait, ils veulent mieux le contrôler afin qu’il ne
proteste pas contre un système qui apparaît de plus en plus inégalitaire
et oppressant. L’évolution la plus récente de nos sociétés semble donner
raison aux analyses de Taylor et de Giddens… Comment interpréter en
effet l’utilisation de plus en plus répandue des caméras de surveillance ou
le recours à des fichiers contenant des renseignements d’ordre privé des
citoyens, sinon comme un retour du contrôle étatique ?
Utilisées d’abord en Angleterre, les caméras de surveillance sont
désormais présentes dans de nombreuses villes européennes : des gares
aux aéroports en passant par les grandes surfaces et les centres-villes.
De plus en plus performantes, elles peuvent surveiller un champ de
6 Charles Taylor, The Malaise of Modernity, Toronto, Anansi, 1991.
7 Antony Giddens, La Constitution de la société (1984), Paris, PUF, 2005.
8 « La mondialisation et l’idéologie néolibérale entraînent une redéfinition de la place
et des missions de l’État. […] Le néolibéralisme exigeant toujours moins d’intervention
étatique dans la sphère économique ainsi qu’une réduction continue ou privatisation
des dépenses sociales, le pouvoir étatique se voit contraint de se replier sur sa
fonction policière de gestion du territoire et des populations » (Mathieu Bietlot, « Du
disciplinaire au sécuritaire : de la prison au centre fermé », Multitudes, 11, 2003.
Article en ligne, consultable sur le site : <multitudes.samizdat.net/article.php3?id_
article=103#nb1>).
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La loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 vise le développement d’une meilleure utilisation
de la vidéosurveillance pour en faire un outil de lutte contre le terrorisme.
10 « La gare du Nord ne doit pas faire la Une toutes les semaines », déclare le Premier
ministre François Fillon en octobre 2007, au lendemain d’une série d’accidents
survenus dans la gare parisienne. « On va être extrêmement sévère » et « mettre
des moyens supplémentaires », promet alors F. Fillon. « On va mettre des caméras
partout », dit-il, en insistant notamment sur le renforcement de la vidéosurveillance
dans la galerie commerciale (Le Figaro, 10 octobre 2007).
11 Jeremy Bentham, Le Panoptique (1780), Paris, Mille et Une nuits, 2002.
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michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
vision sur 360 degrés ; certaines sont munies de zooms capables de lire
les prix frappés par une employée de caisse ou une plaque minéralogique
à 300 mètres de distance ; d’autres, dites intelligentes, comportent des
détecteurs qui donnent l’alerte en cas d’incident. Leur emploi est justifié
au nom de la sécurité des citoyens, comme un moyen efficace pour lutter
contre le terrorisme 9 et contre la délinquance 10. Elles n’ont jamais permis
d’éviter les délits, mais il est vrai qu’elles ont permis, dans certains cas,
de retrouver plus facilement les auteurs de ces forfaits. Le jeu en vaut-il
cependant la chandelle ? Ne s’agit-il pas d’une intrusion intolérable dans
la vie privée des individus qui permet à certains de « voir » les autres, sans
qu’ils puissent à leur tour « voir » ceux qui les observent ?
Voici venu le rêve terrifiant de Bentham. Pour ce philosophe anglais
du xviiie siècle, l’âge moderne devait se donner les moyens de dissuader
l’individu des actions « anormales », tout en le persuadant constamment
de se comporter « normalement ». Les panoptiques, ces maisons de
« certitude » avec un œil central capable de tout voir sans être vu, étaient
au départ conçus pour remplacer les anciennes prisons afin de rendre
les détenus totalement et constamment visibles 11. La prison devait être
de forme circulaire, chaque détenu occupant une cellule individuelle
qui donnait, à l’intérieur, vers un cylindre dans lequel était censé se
placer le surveillant. Le détenu ne pouvait jamais savoir si le cylindre
central était occupé, et donc si le surveillant était présent pour l’observer.
Ainsi devait-il être conduit à intégrer le système de surveillance dans son
propre comportement. Le système se régulait sans l’emploi de la force,
par la propre logique contraignante du panoptique. Bentham imaginait
que cette logique était généralisable : « Toutes les fois que l’on traite
une multiplicité d’individus à qui une tâche ou une forme particulière
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de comportement doit être imposée, le schéma panoptique peut être
employé ». Le panoptique devait en effet permettre au surveillant de
juger d’un coup d’œil comment fonctionnent non seulement les prisons,
mais aussi une armée, un hôpital, une école ou une usine. Cela devait
être une façon simple de réformer les mœurs, de préserver la santé, de
fortifier l’industrie et d’alléger les charges publiques.
À l’époque, le panoptique resta le rêve d’un intellectuel qui voulait
« maximiser le bien du plus grand nombre ». Aucun bâtiment public
ne fut construit selon les instructions de Bentham. Mais aujourd’hui, le
« principe » du panoptique semble avoir fait son chemin et conquis non
seulement les autorités, mais aussi un certain nombre de « marchands de la
peur » qui surfent sur la vague sécuritaire pour accroître leurs profits. Qu’il
s’agisse des groupes immobiliers ou des banques, nombreux sont les acteurs
économiques qui s’engouffrent dans le marché de la télésurveillance. En
1998, par exemple, la BNP crée BNP Protection Habitat, qui offre à
ses clients, contre le règlement d’un abonnement mensuel, un système
d’alarme et un service de télésurveillance protégeant en permanence
leur domicile. Comme l’explique Jacques Guinault, directeur de BNP
Protection Habitat : « Il y a en France un marché de la sécurité qui se
développe, mais qui est encore mal organisé. Sachant que notre métier est
de sécuriser des biens, nous pensons que nous avons toute légitimité pour
proposer à notre clientèle notre savoir-faire en ce domaine » 12.
C’est la peur qui pousse les gens à utiliser toutes sortes de moyens pour
surveiller les autres ; mais la surveillance généralisée ne fait que renforcer
cette peur, puisqu’elle consacre la méfiance vis-à-vis des autres. Les caméras
de surveillance deviennent ainsi un moyen de contrôle qui, au lieu de
dissiper la peur, dresse les individus les uns contre les autres. C’est ce que
montre le succès en Angleterre de la chaîne privée Shoreditch TV. Son
programme propose aux abonnés de visionner sur leur moniteur les images
fournies par les caméras de surveillance installées à Shoreditch, un quartier
« populaire » de l’est de Londres. Au moindre élément qu’ils jugent suspect,
les téléspectateurs sont invités à appeler la police qui, si elle l’estime nécessaire,
12 Cité par Hacène Belmessous, « Voyage à travers les forteresses des riches », Le
Monde diplomatique, novembre 2002.
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Dans les années 1990, un autre tournant s’observe dans la vie politique
démocratique, avec l’irruption de la vie privée sur la scène publique. On
commence à parler de « transparence » : il faut que les électeurs puissent
être au courant de ce qui se passe au sommet de l’État. Et pas seulement
au sommet. C’est la période, en France, des scandales liés au financement
de partis et, en Italie, des enquêtes des juges contre la corruption. Les
hommes politiques ont mauvaise presse. Les gens se méfient d’eux. Le
discours politique, affaibli, choisit la voie de la proximité. Mais c’est une
proximité ambiguë qui conduit peu à peu à la privatisation de l’espace
public. Avec, comme conséquence, un effacement ultérieur des barrières
entre vie privée et vie publique. Les affiches de campagne montrent les
candidats entourés de leurs proches. Les journalistes et les animateurs de
télévision cherchent à faire apparaître l’homme ou la femme qui se cache
derrière le politicien. Les hommes politiques endossent l’habit du people,
ce qui les amène à intervenir non seulement dans des débats de société,
mais aussi dans diverses émissions de variété et de divertissement. Ce n’est
plus leur programme qu’ils proposent aux citoyens, mais leur image : une
image qu’ils cherchent à vendre comme n’importe quel autre produit de
consommation.
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michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
interviendra dans les meilleurs délais. L’initiative vient d’une association de
rénovation urbaine, Shoreditch Trust, qui se propose d’améliorer la sécurité
et de redorer l’image du secteur, un des plus pauvres de Londres, à deux
pas de la City. À terme, Shoreditch Trust projette d’étendre son offre à
tout le pays. Le slogan de la chaîne se veut rassurant : « Combattez le crime
depuis votre canapé ». Mais, sans même parler des conséquences pénibles
auxquelles ce type de pratique peut conduire (comme le fameux « délit de
faciès »), elle renvoie à la tentation toujours présente chez l’être humain
d’exercer un contrôle sur les autres. Comment ne pas songer aux techniques
de contrôle dont parle Orwell dans 1984, lorsque celui-ci imagine un monde
pacifié par la peur, un monde où la « police de la pensée » traque jusqu’aux
expressions des visages, où les caméras sont partout, prêtes à repérer chaque
geste et à interpréter chaque pensée ?
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Progressivement, le système politique classique semble laisser la place
au gouvernement de l’opinion. C’est au moins ce qui est arrivé en Italie
à partir des années 1990, avec l’entrée en scène politique de Berlusconi.
Silvio Berlusconi, en effet, n’est pas tant un industriel très puissant, le
propriétaire de trois chaînes de télévision, qui a décidé d’entreprendre
une carrière politique ; il est celui qui a pu entrer dans le jeu politique
justement parce qu’il est devenu le puissant patron de trois chaînes de
télévision et d’un club de foot, et qu’il a compris que cette position
exceptionnelle pouvait facilement lui donner accès au pouvoir 13. Le
Cavaliere, comme on l’appelle en Italie, saisit très vite l’importance que
peut avoir la politique de « séduction » sur les électeurs : pour conquérir
les gens, il faut parler leur langage, qui est désormais le langage de la
télévision et des people ; pour devenir un modèle, il faut valoriser son
apparence, exhiber ses succès en affaires et sa richesse matérielle. C’est
pourquoi il ne faut pas sous-estimer Silvio Berlusconi. En dépit de ses
gaffes, de ses ignorances historiques et de ses déclarations maladroites – ne
pas oublier la fois où, au Parlement européen, il lance au député allemand
Martin Schulz qui le critique : « Je sais qu’en Italie il y a un producteur
qui est en train de monter un film sur les camps de concentration nazis.
Je vous proposerai pour le rôle de kapo. Vous êtes parfait » –, Berlusconi
possède un don indéniable pour transformer en spectacles ses moindres
gestes et se retrouver la plupart du temps au centre de l’attention.
C’est dans ce contexte que s’inscrit notamment sa mise en scène
physique. À une époque où le paraître est roi, le Cavaliere a su faire de
son propre corps une icône de sa réussite. En rupture avec les hommes
politiques italiens traditionnels, il s’est toujours montré bronzé, souriant,
riche, élégant… En phase avec la société du spectacle, il a fabriqué le
spectacle d’un sourire inoxydable et d’un bronzage permanent. En
phase avec le mythe contemporain du contrôle du corps, il a surfé sur
la vague d’un corps sportif et toujours jeune qui semble vaincre tous
les obstacles matériels et renvoyer à la toute-puissance de la volonté. Le
corps doit être « toujours en forme », objet permanent d’un recyclage
pour rester « jeune » et « efficace ». Dans une société du paraître, le
13 Norberto Bobbio, Contro i nuovi dispotismi, Bari, Dedalo, 2004, p. 76.
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michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
corps de l’homme politique change de statut. Il ne renvoie plus au
corps immatériel de l’État, mais au corps bien maîtrisé d’un homme
qui incarne parfaitement le triptyque sport, télévision et entreprise 14. Et
lorsqu’on l’interroge sur ses liftings, ses transplantations de cheveux et
ses régimes drastiques, non seulement Berlusconi assume – « Qui peut
se le permettre, avec les progrès de la chirurgie et de la science, doit
effectuer ce genre d’intervention » –, mais il revendique ses opérations,
en évoquant ses obligations de « représentation internationale du pays ».
Il en va de même pour ses prouesses au lit : au lieu de « préserver » sa
vie privée, il la met en scène et la transforme en un puissant argument
électoral. C’est ainsi qu’en pleine campagne, lorsqu’une dame lui dit son
émotion de le rencontrer, il répond : « Mais que diriez-vous quand vous
aurez passé une nuit d’amour avec moi » !
C’est bien délibérément que Berlusconi inaugure une nouvelle forme
de « transparence » en matière de communication sur sa vie privée. C’est
pour lui une façon de se rapprocher des électeurs, de les séduire, de les
enchanter avec des récits dignes d’un people. Comme si le but de sa
politique était désormais de transformer chaque Italien en personnage
d’une série télévisuelle… Ce qui permet en même temps au Cavaliere de
faire diversion et d’occulter son impuissance politique face aux problèmes
réels des gens. Au fond, Berlusconi semble avoir appris par cœur la
leçon de Guy Debord, lorsque celui-ci expliquait que « le spectacle est le
mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement
que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil » 15.
Nicolas Sarkozy semble avoir à son tour bien compris l’importance
de la « transparence » et de la mise en scène de sa vie privée. C’est ce
qu’il a fait tout au long de sa campagne présidentielle. Et c’est ce qu’il
continue à faire aujourd’hui, en tant que Président de la République.
Preuve en est le grand spectacle du 8 janvier 2008, huit mois après son
accession à la présidence de la République, lors de sa première grande
conférence de presse. Alors que sa cote de confiance fléchit dans les
sondages, il parvient à brouiller les repères en mélangeant allégrement
14 Pierre Musso, Berlusconi, le nouveau Prince, Paris, Édition de l’Aube, 2003.
15 Guy Debord, La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992, p. 25.
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vie publique et vie privée, déclarations de principe et révélations
personnelles. Son discours s’ouvre de façon solennelle : son but est de
défendre une « politique de civilisation » censée pouvoir « remettre
l’homme au cœur de la politique » et « réhumaniser la société » : « J’ai
été élu en proposant une véritable rupture avec les habitudes de pensée,
les comportements, les idées du passé qui ont conduit notre pays dans
la situation où il se trouve. J’ai été élu au terme d’une campagne dans
laquelle les valeurs ont tenu une place centrale alors que, depuis des
décennies, il n’était quasiment plus possible d’évoquer les valeurs dans le
débat politique ». Cependant, après avoir terminé son discours, face aux
questions insistantes des journalistes sur le pouvoir d’achat, le président
choisit la voie de la diversion : « Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Que je vide des caisses qui sont déjà vides ? Réduire le débat politique
français à la seule question du pouvoir d’achat, c’est absurde ». Ce qui
est sans doute vrai. C’est pourtant lui qui, lors de sa campagne, s’était
présenté comme « le président de l’augmentation du pouvoir d’achat ».
Et c’est toujours lui qui, au lieu de prendre au sérieux les difficultés des
Français, annonce ses intentions vis-à-vis de Carla Bruni. Comme si ses
histoires d’amour pouvaient suffire à détourner l’attention de l’opinion
publique des problèmes du moment. En quelques mois, qu’il s’agisse de
grèves ou de négociations sur les salaires, n’a-t-il pas utilisé la carte du
détournement, en exploitant des événements intimes – et qui aurait dû le
rester ? On a ainsi eu droit successivement à une habile communication
médiatique sur son divorce, puis sur sa relation avec l’ancien mannequin
italien, le tout avec la complicité d’une certaine presse, jadis plus discrète
sur ces questions privées. Coups médiatiques ou nouvelle façon de gérer
la « chose publique » ?
Sarkozy s’inscrit certes dans la tradition royale et les habitudes de
la cour comme déjà ses prédécesseurs. Mais lui, il le fait de manière
spectaculaire 16. Comme l’explique bien le sociologue allemand Norbert
Elias, qui a fait de la cour du Roi Soleil le paradigme de la société de cour,
celle-ci obéit à trois grands principes : le paradoxe de la distance et de la
proximité (en un lieu clos, si possible, comme Versailles, en dehors du
16 Pierre Musso, Le Sarkoberlusconisme, Paris, Édition de l’Aube, 2008.
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monde), la réduction de l’identité à l’apparence (donnant ainsi au corps et
au langage toute son importance), la force de l’illusion – la mise en scène
d’une représentation du pouvoir absolu, comme le montre bien le fameux
carrousel des 5 et 6 juin 1662, donné aux Tuileries, où chacun occupe
une fonction particulière autour de l’astre solaire 17. La mise en scène de
la vie privée du roi et de la reine se faisait au service de la monarchie et de
son pouvoir absolu. Que dire alors de ce nouvel étalage de la vie privée
de la part de certains hommes politiques contemporains ?
17 Norbert Elias, Société de cour (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1974.
18 Jürgen Habermas, Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise (1962), Paris, Payot, 1997.
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michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
Dans son livre paru en 1962, Espace Public : archéologie de la publicité
comme dimension constitutive de la société bourgeoise, le philosophe
allemand Jürgen Habermas analyse la constitution historique de ce qu’il
appelle « l’espace public » 18. Caractérisé par la présence de « personnes
privées faisant un usage public de leur raison », l’espace public permettrait
aux citoyens de contrecarrer l’arbitraire du pouvoir d’État. Que reste-t-il
de cet « espace public » dès lors que « privé » et « public » interfèrent sans
cesse et que l’argumentation politique laisse la place à une politique
« spectaculaire » et « sensationnelle » ? L’espace public n’a-t-il pas tout
simplement disparu en tant que tel ?
Convictions personnelles, émotions et sentiments remplacent
progressivement les programmes politiques : les questions sociales sont
traitées comme des questions personnelles ; les questions politiques
deviennent des affaires d’image. Le principal instrument de l’action
politique est l’émotion. Voilà pourquoi les politiques manifestent tant
d’indignation, feignent d’être émus et parlent plus de leurs convictions
que de leurs décisions.
La posture de l’homme politique n’est plus seulement celle de la
rationalité, mais celle de l’émotion. C’est ce que disait d’ailleurs sans
détour Nicolas Sarkozy au compositeur Didier Barbelivien : « On fait
le même métier, qui est de susciter des émotions chez les gens ». Ce
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genre d’aveu mérite qu’on s’y arrête un instant, car il est lourd de sens.
Quelle est la place des sentiments en politique ? Son usage est-il neutre ?
La passion la plus mobilisée est sans aucun doute la compassion : une
compassion niaise vis-à-vis des misères du monde qui se pare des plus
beaux discours sans cependant jamais se transformer en action politique,
car elle vise à culpabiliser. On cherche à toucher la « fragilité affective »
des gens, comme le souligne la philosophe Myriam Revault d’Allonnes,
en installant ceux qu’on présente comme l’objet de la compassion dans
une posture d’assistés. Et, par là même, on ne les reconnaît pas réellement
dans leur souffrance, car on attend d’eux qu’ils se prennent en charge.
« C’est l’appel à l’initiative, à l’autonomie, à la nécessité de se prendre en
main, explique Mme Revault d’Allonnes. Le “bon” pauvre doit prouver
qu’il veut s’en sortir pour obtenir de l’aide » 19. C’est au fond le conte de
fée d’un homme comme Berlusconi ou Sarkozy : il suffit de vouloir pour
pouvoir ; nous avons réussi, maintenant c’est à vous de le faire… Et la
boucle est bouclée, car la politique-spectacle n’est au fond que la mise
en scène continue d’une compassion qui se regarde dans le miroir de la
réussite personnelle et qui se laisse contempler dans toute sa splendeur.
Ce que Guy Debord avait déjà très bien vu :
Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur
lui-même, son monologue élogieux. C’est l’autoportrait du pouvoir à
l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. […] Si le
spectacle, pris sous l’aspect restreint des moyens de communication de
masse, qui sont sa manifestation superficielle la plus écrasante, peut
paraître envahir la société comme une simple instrumentation, celle-ci
n’est en fait rien de neutre, mais l’instrumentation même qui convient
à son auto-mouvement total 20.
Qu’il s’agisse de Berlusconi ou de Sarkozy, les deux hommes politiques
mettent en scène leur existence et leur réussite pour toucher les électeurs
de façon intime, pour susciter leurs émotions et mobiliser leurs
passions. Ils font appel à la compassion en s’apitoyant sur le sort des
19 Myriam Revault d’Allonnes, L’Homme compassionnel, Paris, Le Seuil, 2008, p. 25.
20 Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p. 26.
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michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
plus malheureux. Mais dans le même temps ils organisent le spectacle
d’un pouvoir qui s’impose grâce à leur prétendu charisme personnel. Le
succès privé, notamment avec les femmes, est utilisé comme la preuve
irréfutable que nous sommes bien en présence d’un leader, gage de la
réussite nationale… Ainsi la vie politique, la vie mondaine et la vie
privée sont-elles systématiquement mélangées. On assiste à un brouillage
volontaire des frontières et des genres. Ce qui fait qu’on ne comprend
plus ce qui relève de la fonction, et donc du symbolique, ce qui relève de
l’image, et donc de l’opinion, et ce qui relève de l’être, et qui délimite la
sphère d’action privée.
Peut-on réduire la fonction symbolique de l’homme politique à sa
visibilité et à sa popularité, et donc plus généralement au « paraître » du
spectacle ? N’y a-t-il pas un épuisement du politique lorsque l’espace
public est envahi par la dimension privée ? La distinction entre sphère
publique et sphère privée est certes ambiguë. Il n’y a pas une frontière
tracée une fois pour toutes entre les deux. Croire le contraire signifie avoir
une conception bien peu réaliste des comportements humains et des
rôles sociaux. Il suffit d’observer les êtres humains pour se rendre compte
que chacun cherche à s’orienter sur la scène du monde et à composer
avec les différentes dimensions de son être. Parfois, un individu joue
des rôles qu’il a appris par cœur. D’autres fois, il invente un nouveau
scénario et n’occupe plus la place attendue. Au fond, personne ne suit
de façon cohérente un certain nombre de principes établis une fois pour
toutes. Chaque individu cherche à identifier ses objectifs, ses aspirations,
ses désirs, mais chacun évolue au fil du temps et peut toujours modifier
ses préférences au cours de son existence. D’autant que, le plus souvent,
l’individu est déchiré entre l’envie de se projeter en avant, de construire
son rôle public et de jouer son personnage, et le besoin de se mettre à
nu, de donner à voir une partie intime de son être. Tout au long de son
existence, l’individu cherche à s’adapter au monde qui l’entoure, mais il
a aussi besoin d’échapper au contrôle et d’être « authentique ».
Dans cette société de spectacle où l’expérience individuelle devient vite
une sorte de vérité collective, on assiste tout à la fois à la publicisation de
l’espace privé et à la privatisation de l’espace public : on étale sa vie privée
pour promouvoir son image publique, tandis que l’image publique est
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utilisée comme une preuve de réussite et de bonheur privés par le biais
d’un langage truffé de références pseudo-thérapeutiques (de l’« estime de
soi » jusqu’aux « sentiments partagés », en passant par la « confiance »).
Mais est-il encore possible « d’être soi » dans un monde où il n’y a plus
aucun espace « d’indifférence négociée » ou d’« inattention courtoise »,
pour employer les formules du sociologue Erving Goffman 21 ? Comment
faire encore la différence entre ce qui relève du privé, de l’affectif ou
encore de l’émotionnel, lorsqu’on a le sentiment que tout « doit » être dit
dans l’espace public ? La possibilité d’être « différent » et « non conforme »
n’est-elle pas la base même du vivre-ensemble démocratique ?
118
Le nouveau pouvoir s’expose en se posant comme « transparent ». Cette
exigence postmoderne de transparence est politiquement dramatique
pour le pouvoir ; elle est en outre contestable d’un point de vue éthique.
La « demande de vérité », en effet, ne cesse de questionner le corps social
et de se poser dans plusieurs domaines de la vie. Qu’est-ce cependant que
la vérité ? Y a-t-il toujours « une » vérité à découvrir, dévoiler, connaître ?
Le secret s’oppose-t-il, en tant que tel, à la vérité ? Étymologiquement, le
terme « secret » renvoie aux notions de distinction et de séparation et, de
façon plus générale, à tout ce qui est mis à distance : une mise à distance qui
peut concerner un seul individu, ou plusieurs personnes ; qui peut avoir
comme contenu quelque chose d’éphémère ou de fondamental. Dans
le cas du secret intime, par exemple, c’est la mise à distance des autres
qui permet à quelqu’un de garder une sphère privée et de se protéger de
l’indiscrétion d’autrui. Le secret devient ainsi ce que chaque individu
possède en propre ; ce qu’il a de plus personnel et de plus intime ; ce qui
lui permet d’empêcher les autres de pénétrer dans son monde intérieur
et ne pas être à la merci de l’indiscrétion généralisée. C’est pourquoi
même un philosophe comme Kant – qui fait de la véracité un devoir
de chaque être humain – reconnaît, dans la Métaphysique des mœurs,
que « tout homme a ses secrets et il ne doit pas les confier aveuglément
à autrui, en partie à cause de la manière de penser dénuée de noblesse
21 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne (1959), Paris, Minuit, 1973.
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22 E. Kant, Métaphysique des mœurs (1796), trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 1994,
I, IIe partie, sec. II, § 47.
23 Ibid., I, Ire partie, sec. II, § 9.
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de la plupart, qui en feront un usage qui lui sera nuisible, et en partie à
cause du manque d’intelligence de beaucoup dans l’appréciation et dans
la distinction de ce qui peut ou non se répéter, ou de l’indiscrétion » 22.
Entre « tout dire » et « ne rien dire » il y a des degrés qui dépendent de
chaque individu. La véracité ne coïncide pas avec la franchise, de même
que la réserve ne coïncide pas avec le mensonge : « Entre la véracité et le
mensonge, écrit encore Kant, il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe
un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à
ne pas dire en exprimant toute la vérité, bien que l’on ne dise rien qui ne
soit pas vrai » 23. De ce point de vue, être capable de garder des secrets
représente, pour chacun, une forme de protection qui permet, d’une
part, de ne pas devenir « transparent » au regard des autres et, d’autre
part, de construire des relations de confiance avec ses proches. Confier
un secret à un autre est d’ailleurs un gage d’amitié, un signe de confiance
qu’on réserve à quelqu’un de « spécial », à quelqu’un qu’on choisit.
Comment comprendre alors l’apologie contemporaine de la
transparence ? Si l’on s’en tient au sens commun, est transparent ce qui
« laisse passer la lumière et paraître les objets placés derrière lui ». Ce qui
veut dire qu’un objet, pour être transparent, doit permettre de voir ce
qui est au-delà de lui. La transparence s’oppose ainsi non seulement à
l’opacité, c’est-à-dire à ce qui se tient dans l’ombre et qui ne laisse pas
filtrer la lumière en dissimulant les formes des objets qu’elle éclaire, mais
aussi à l’« être » de l’objet, à sa présence solide. En fait, la transparence met
en œuvre une relation complexe entre le sujet et l’objet. En prétendant
donner une connaissance immédiate de l’objet, elle empêche quelqu’un
de s’en faire une idée précise. Un objet transparent se laisse traverser par
le regard et devient, pour ainsi dire, un « lieu de passage ». Apparemment,
la transparence rend possible une vision panoptique de l’objet ; en réalité,
elle l’efface en tant qu’objet. Lorsqu’un objet devient transparent, il peut
être transpercé par le regard.
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C’est l’expérience du cinéaste russe Sergueï Eisenstein, lorsque celui-ci,
en 1926, envisage de tourner un film intitulé La maison de verre. Il décide
alors d’aller à Berlin pour les repérages et il visite l’Hôtel Hessler. Mais,
comme il le raconte lui-même, au bout de quelques jours, il renonce
à son projet. Il comprend l’impossibilité de tourner sans le « briser »
dans un tel lieu tout en verre : la transparence de la construction est, en
fait, un obstacle insurmontable. La limpidité du cristal supprime toute
ombre et toute opacité et l’absence d’ombre et d’opacité empêche les
objets d’avoir de la consistance. La transparence gomme ainsi le réel et ses
limites, créant une véritable confusion entre l’espace du dehors et celui
du dedans. C’est ce même paradoxe qui se réalise dans le passage d’une
architecture en pierre à une architecture en verre et en fer, au début du
xxe siècle 24. Le but du projet était de donner aux espaces internes des
édifices une plus grande visibilité, afin d’en finir avec le « contraste »
comme moyen essentiel d’organisation de l’espace. Mais « le verre et
son modèle ultime, le cristal, actualisent toute l’ambivalence de la
transparence, explique la philosophe Christine Buci-Glucksmann. Nu
et multiple, intérieur et extérieur, vivant et figé, fragile et beau, il laisse
passer le temps, le contracte et le diffracte, au profit d’un espace-temps
qui déstabilise la vision et engendre la folie du voir d’un “stade du miroir”
permanent » 25. La visibilité absolue et l’exposition sans aucun filtre sont
vouées à l’échec. Car, vouloir nier l’opacité du réel signifie non seulement
neutraliser toute barrière entre les choses, mais aussi effacer les choses
elles-mêmes : l’inflation du visible, par la substitution de l’espace du
24 Le premier bâtiment emblématique de cette transformation est le Crystal Palace
édifié à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres, en 1851. Il s’agit d’une
construction en kit (châssis en bois pour des vitres de 1,25 mètre de largeur et
poutres métalliques) avec des éléments préfabriqués boulonnés sur place, et qui
recouvre 74 000 m2. Voir, à ce propos, C. Berret, « En voie de disparition », dans
La Transparence dans l’art du XXe siècle, Le Havre, Musée des Beaux-Arts, 1995.
25 C. Buci-Gluckmann, La Folie du voir. Une esthétique du virtuel, Paris, Galilée,
2002, p. 235. Voir aussi M. Perelman, « D’avantage de lumière ! », dans P. Dubus,
Transparences, Paris, Éditions de la Passion, 1999, p. 125 : « Toutes les utopies
de l’architecture de verre, et concomitamment de la société transparente, ont été
gonflées par les rêves majeurs de l’illumination, de la perception totale des choses,
de la profondeur sans fin ».
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Qu’entend-on par « réalité » ? Cela semble être quelque chose de très
changeant sur quoi on ne peut compter […]. La vérité projette sa lumière
sur un groupe dans une pièce ou marque quelques propos passagers.
Elle se précipite sur vous tandis que sous un ciel étoilé vous rentrez à la
maison, et transforme le monde du silence en quelque chose de plus réel
que le monde des paroles […]. Mais tout ce qu’elle touche, elle le rend
stable et permanent. C’est là ce qui demeure quand la peau du jour a été
jetée dans la haie ; c’est là ce qui reste du passé, et de nos amours, et de
nos haines […]. Lorsque je vous demande d’avoir une chambre à vous,
je vous demande de vivre en présence de la réalité, une vie vivifiante,
semble-t-il, que vous puissiez la communiquer ou non 26.
Ce n’est qu’en protégeant cette chambre à soi qu’on peut espérer vivre
en présence de la « réalité ». Ce n’est qu’en protégeant les barrières qui
séparent, bien que de façon fragile et parfois ambiguë, la vie privée de
la vie publique, qu’on peut permettre aux êtres humains de vivre en
individus libres.
121
michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public
dehors à l’espace interne, supprime paradoxalement l’espace. Si tout est
« à voir », rien ne peut subsister à la « prise » du regard.
C’est ce qui arrive lorsqu’on cherche à faire de la transparence la nouvelle
modalité de l’être au monde : progressivement on efface l’individu, car on
le prive de son intimité. L’intimité, en effet, constitue le noyau dur de la
sphère privée ; ce à quoi personne d’autre n’a accès ; ce qui est, au moins
en partie, invisible et incommunicable. Pour accéder effectivement au
statut de sujet, il faut avoir commencé à se rendre compte qu’il y a des
choses qui nous concernent et que les autres ne savent pas et ne peuvent
pas savoir. C’est seulement lorsqu’il comprend que les autres ne sont pas
tout-puissants qu’un individu peut affirmer sa propre différence et sa
propre autonomie. Pour ne pas risquer de se « disperser » dans le monde
et devenir « transparent » au regard des autres, il faut qu’il puisse garder
une « chambre à soi ». Comme l’explique Virginia Woolf :
26 Virginia Woolf, Une Chambre à soi, Paris, Denoël, 1992, p. 164-165.
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ÉMOTIONS ET POLITIQUE CHEZ MARTHA NUSSBAUM :
LA QUESTION DU RAPPORT À SOI
Estelle Ferrarese*
123
raison publique n° 13 • pups • 2010
Illustrant la récente résurgence du thème de la vulnérabilité au sein
de la théorie politique contemporaine, la philosophie de Martha
Nussbaum rompt avec les affirmations qui composent une figure du
sujet auto-engendrée et auto-référentielle, sujet qui tirerait de luimême la force de se manifester. Elle maintient de fait l’autonomie du
sujet au sein de son projet moral et politique : en effet, son approche
de la justice, sous la forme d’une théorie des capabilités, se veut une
conception de capacités et d’opportunités conférant une prééminence
au choix et à l’activité, tandis que la raison pratique est dotée d’une
importance particulière, en ceci qu’elle imprègne toutes les autres « en
rendant leur recherche véritablement humaine » 1. Martha Nussbaum
prend néanmoins au sérieux le fait que les autres me constituent autant
que j’empiète sur leur puissance d’agir, et ce sur des modes qui ne sont
ni entièrement en mon/leur pouvoir ni vraiment prévisibles.
En se fondant sur cet arrière-plan, elle défend un point de vue
qu’elle partage notamment avec les théoriciens des sentiments
moraux : les émotions nous informent sur ce qui est important
d’un point de vue éthique. Elle en tire une théorie des émotions
profondément originale, qui tient ensemble les composantes
anthropologiques, morales et politiques de sa réflexion. Ce nœud
vulnérabilité-émotions-politique ainsi composé, je voudrais
* Estelle Ferrarese est maître de conférences à l’Université de Strasbourg.
1 Martha Nussbaum, Femmes et développement humain, Paris, Éditions des femmes,
2008, p. 125.
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l’interroger en examinant l’expression de la vulnérabilité dans
l’espace public et la manière dont elle intervient dans le politique.
Autrement dit, j’aimerais dégager les implications de la théorie
des émotions de Martha Nussbaum pour une sphère publique qui,
depuis les Lumières, revêt une double nature : elle est à la fois la
sphère d’où émane le politique, et l’objet du politique.
124
Je commencerai par esquisser les contours de la théorie de la
vulnérabilité chez Martha Nussbaum, qui me semble renvoyer à une
forme d’impropriété de soi ; j’examinerai ensuite la manière dont sa
conception des émotions fait de celles-ci les vecteurs de la visibilité
publique du motif de la vulnérabilité et lui donne sa pertinence politique ;
enfin, j’essaierai de dégager les éléments nécessaires pour fonder une
conception problématique des émotions comme objets d’intervention
du politique.
UNE VULNÉRABILITÉ CONÇUE COMME IMPROPRIÉTÉ DE SOI
Dans The Fragility of Goodness, paru en 1986, Martha Nussbaum
développe l’idée d’une exposition aux « circonstances », qui brosse la
perspective d’une dépendance aveugle (et potentiellement douloureuse)
à ce qui peut survenir. Cheminant dans la tragédie et la philosophie
grecques, entre sentiment exacerbé du poids du sort dans l’existence, et
aspiration (qui lui est complémentaire) à une autosuffisance rationnelle,
elle dépeint une vie humaine à la merci de la Fortune, ce qui pèse sur
l’accès à la vie bonne, et son maintien. La seule forme de maîtrise qui
revient à l’être humain réside dans la possibilité de redoubler cette
vulnérabilité. Elle emprunte ainsi à Aristote une conception de l’amitié
comme bien relationnel, dont la poursuite nous expose à d’autres vécus
tragiques :
En assignant une valeur à la philia dans notre conception de la vie bonne,
nous nous rendons plus vulnérables à la perte. Et l’on peut même aller
plus loin : nous nous rendons également sensibles à des pertes qui, à
proprement parler, ne sont pas les nôtres. Une personne dépourvue
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d’attachements forts n’a qu’à se soucier de sa propre santé, de sa propre
vertu, de sa propre réussite 2.
2 Martha Nussbaum, The Fragility of Goodness, Oxford, Cambridge University Press,
1986, p. 361.
3 Ibid., p. 3.
4 Ibid., p. 413.
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125
estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
Toutes les théories fondées sur l’idée d’une vulnérabilité constitutive
postulent d’une manière ou d’une autre l’impossibilité de l’autosuffisance,
ou l’absence de maîtrise. Dans le cas des théories de la reconnaissance,
par exemple, le maintien de soi dépend de fait de la non-infliction de
certains torts. Dans le cas des théories du care, l’assomption fondatrice est
que la survie d’un être humain, ou le maintien d’une vie bonne, dépend
de la réalisation, par d’autres, d’obligations positives, de l’effectuation
de certains actes, bref, de l’idée qu’il existe une dépendance à l’égard de
fournisseurs de « soins ».
Ici, en revanche, la vulnérabilité est appréhendée d’abord comme limite
constitutive à des pouvoirs : nous sommes exposés à ce qui arrive, à ce
qui nous arrive simplement 3, qui efface ou menace ce que nous faisons
advenir par l’exercice de notre puissance d’agir. Il s’agit de rendre compte
du fait que la vie n’est jamais retenue dans les contours d’un « je » qui
la maîtrise. C’est pourquoi il me semble possible de caractériser cette
vulnérabilité comme impropriété de soi.
Elle trouve des manifestations aussi bien psychiques (celles qui sont
liées aux attachements que nous nouons), que morales (au sens où les
événements, en particulier les événements extrêmes, sont susceptibles de
corrompre le caractère, et donc la possibilité de mener une vie bonne)
ou encore physiques. Ainsi Martha Nussbaum perçoit-elle chez Euripide
la conscience d’une vulnérabilité exacerbée des femmes au sort. Cette
vulnérabilité s’exprime dans une exposition toute particulière aux
atteintes corporelles : « Ce sont les femmes qui sont violées et capturées
pour être transformées en esclaves en temps de guerre, alors que les
hommes ont une chance de mourir bravement. Ce sont les femmes
dont le corps est considéré comme un trophée de guerre, à posséder » 4.
La vulnérabilité corporelle, comme les autres, est ainsi subsumée sous la
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catégorie d’impuissance, impuissance liée ici aux affronts de la guerre, de
la vengeance, de la démonstration de la puissance d’un autre.
126
À l’époque où elle écrit The Fragility of Goodness, le raisonnement
de Martha Nussbaum n’est pas exempt d’une forme d’apologie de la
vulnérabilité : comme dans la tragédie grecque qu’elle lit, la vulnérabilité
ne constitue pas un fait, mais un bien. « La beauté particulière de
l’excellence humaine tient pour partie à sa vulnérabilité » 5, affirme-t-elle
dans les premières pages du livre.
La fragilité qui affecte la capacité humaine d’agir apparaît problématique
au même titre que la contingence ; elle ne renvoie pas d’abord à une
subordination ou à une domination. C’est notamment ce qui émerge de
la présentation qui est faite du projet grec de la technê 6 : ce qui est perçu
comme devant être maîtrisé, c’est l’inconnaissance et l’incalculabilité,
afin de permettre une vie plus sûre, plus prévisible. On ne retrouve
pas chez Philip Pettit 7, par exemple, ce souci qui accompagne l’idée de
vulnérabilité. S’il défend tout autant une approche de la vulnérabilité
comme impropriété de soi, ce dernier concentre sa réflexion sur le fait
d’être exposé à des maux qu’autrui pourrait nous infliger arbitrairement.
Il nomme « domination » la situation d’une personne soumise au pouvoir
d’interférence arbitraire d’une autre, que cette dernière en fasse usage ou
non. Dans cette perspective, parer à la vulnérabilité signifie également
retrouver une forme de maîtrise face à la fragilité de mes actions et de
mes énoncés dans un monde qui n’est pas de mon fait. Cela implique
néanmoins de penser les conditions sociales d’une non-domination,
d’un pouvoir de résister à l’assujettissement.
Par opposition, dans The Fragility of Goodness, le problème capital
(ce qui prévient la vie bonne) est une vulnérabilité entendue comme
ouverture à tous les possibles, contingence qui signifie nécessairement
passivité 8.
5 Ibid., p. 2.
6 Ibid., p. 95.
7 Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1999),
trad. Patrick Savidan & Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004.
8 Nussbaum, The Fragility of Goodness, op. cit., p. 91-95.
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9 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 29.
10 Martha Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership,
Cambridge, Belknap Press, 2006, p. 116-117.
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127
estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
Dans ses écrits postérieurs, Martha Nussbaum cesse de célébrer la
vulnérabilité comme ce qui confère sa beauté à l’existence humaine.
L’invulnérabilité n’est pourtant pas devenue une alternative ; il s’agit
désormais de définir le point à partir duquel la vulnérabilité devient
moralement problématique, d’où un recours au vocabulaire du seuil.
C’est plus généralement le sens que l’on peut attribuer à la mise en
place de sa théorie des capabilités ; la liste qu’elle établit permet de
différencier les « circonstances » auxquelles sont confrontés les êtres
humains, en fonction de la nature de leur effet vulnérant et de leur
malignité.
La vulnérabilité reste conçue comme une insécurité qui pèse sur des
capacités à agir : en se concentrant sur ce que les gens sont réellement
capables de faire et d’être, l’approche des capabilités rappelle que
ceux-ci sont susceptibles d’être empêchés par un environnement, ou
pour reprendre la terminologie précédente, des « circonstances », qu’il
échoit au politique de corriger. Les capabilités, explicitement associées
à l’idée de « niveau seuil », constituent « une base pour les principes
constitutionnels fondamentaux que les citoyens sont en droit d’exiger
de leur gouvernement » 9. Conséquemment, c’est une vulnérabilité
toujours-déjà en situation qui est posée désormais, en ce sens que les
institutions humaines déterminent les circonstances en vertu desquelles
certains individus sont protégés quand d’autres sont exposés à différents
torts. Ainsi la privation de certaines capabilités des handicapés moteurs
par exemple, n’est rien d’autre que le résultat d’un appareillage (des corps,
des espaces publics ou des lieux de travail) que la société n’a simplement
pas cherché à développer 10.
Par ailleurs, l’organisation politique de la société telle qu’elle est
pensée par Martha Nussbaum repose sur une conception de la personne
qui dépend directement d’une anthropologie de la vulnérabilité.
Par opposition aux théories du contrat social, qui supposent un
individu indépendant et égal en pouvoir et en capacité à ses partenaires,
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elle défend une vision de l’être humain comme animal politique,
c’est-à-dire comme pourvu d’« un corps animal, et dont la dignité
humaine, plutôt que d’être opposée à sa nature animale, est inhérente
à cette nature et à sa course temporelle » 11. Martha Nussbaum intègre
à son raisonnement sur la justice le fait qu’en naissant et surtout en
vieillissant, les êtres humains réclament des soins constants. Par là, elle
n’entend pas saper l’idéal politique d’autosuffisance, mais plutôt signifier
que ces besoins corporels sont un aspect de notre dignité et qu’ils sont
aussi constitutifs de notre sociabilité et de notre rationalité.
C’est ainsi un double niveau de vulnérabilité que Martha Nussbaum
impute au sujet, et donc, si l’on se concentre sur ce qui est l’objet plus
particulier de cet article, au sujet politique.
VULNÉRABILITÉ ET ÉMOTIONS
La théorie des émotions de Martha Nussbaum est liée à son travail
sur les stoïciens ; postérieure à The Fragility of Goodness, elle en est
le réceptacle de bien des intuitions. Les émotions figurent déjà dans
cet essai, mais elles sont traitées principalement à ce moment-là, en
même temps que les appétits, expressions d’une sorte de contingence
« interne ». Elle envisage en effet d’autres obstacles à la maîtrise de soi et
du monde que les phénomènes extérieurs susceptibles d’affecter l’agent
dans sa poursuite de la vie bonne : situées dans des parties relativement
ingouvernables de l’être humain 12, les émotions peuvent engendrer des
distorsions dans le jugement, de l’inconsistance ou de la faiblesse dans
l’action, et donc compromettre la vie bonne.
Néanmoins, à l’issue de ce livre, se profile une autre idée, selon laquelle
les émotions suscitées par la tragédie sont des fragments de reconnaissance
des conditions mondaines et donc fragiles de nos aspirations au bien 13.
Les « émotions tragiques » telles que la peur ou la pitié éclairent qui nous
sommes, et notre vulnérabilité devant les caprices du sort.
11 Ibid., p. 85-86. Voir aussi p. 160.
12 Nussbaum, The Fragility of Goodness, op. cit., p. 7.
13 Ibid., p. 389-391.
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Les émotions sont donc pour elle un phénomène déclenché par l’épreuve
de l’absence de maîtrise, de l’impossibilité de l’autosuffisance, par l’effet
vulnérant de certaines « circonstances ».
14 Martha Nussbaum, « Emotions as Judgements of Value and Importance », dans
Robert C. Solomon (dir.), Thinking about Feeling, Oxford, Oxford University Press,
2004, p. 184. Je souligne.
15 Martha Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge,
Cambridge University Press, p. 31.
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129
estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
En explorant cette voie, à partir de The Therapy of Desire: Theory and
Practice in Hellenistic Ethics (1994) et tout particulièrement dans Upheavals
of Thought: The Intelligence of Emotions (2001), Martha Nussbaum
développe une théorie des émotions dont quatre caractéristiques au
moins sont importantes pour notre analyse :
(a) Les émotions comportent un élément cognitif important : elles
incarnent des façons d’interpréter le monde.
(b) Elles sont culturellement constituées, ce qui est un corrélat de la
proposition précédente.
(c) Elles trahissent, et expriment, éventuellement publiquement, notre
vulnérabilité aux circonstances : « L’histoire d’une émotion […] est
l’histoire de jugements sur des choses importantes, jugements par lesquels
nous reconnaissons notre état de besoin (neediness), et notre incomplétude
devant ces éléments que nous ne contrôlons pas complètement » 14.
(d) Elles nous aident à distinguer ce qui est important pour nous. Leurs
objets ont pour particularité d’être revêtus d’une valeur, valeur qui ne
doit pas être interprétée de manière instrumentale ou utilitariste. Au
contraire, « les émotions se révèlent eudémonistes, c’est-à-dire qu’elles
concernent l’épanouissement de l’individu » 15.
En d’autres termes, Martha Nussbaum reprend en partie à son compte
la conception stoïcienne des émotions, selon laquelle les émotions sont des
formes de jugements évaluatifs qui attribuent une grande importance aux
choses et aux personnes hors de notre contrôle. Mais, selon les stoïciens,
les émotions, comme les passions, doivent être extirpées ; le sage est
complètement indemne de passions, ce qui signifie qu’il est auto-suffisant.
On ne retrouve évidemment pas cette injonction chez Martha Nussbaum.
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130
C’est aussi un phénomène qui révèle quelque chose de la personne en
proie à cette émotion : il révèle que cette personne se laisse elle-même et
laisse son bien dépendre de choses et de circonstances qui sont hors de
son contrôle ; par là même, il rend évident une certaine passivité devant
le monde.
Enfin, cette révélation est aussi une acceptation ; Martha Nussbaum
parle d’un « consentement à une apparition » 16. Il s’agit d’admettre
(acknowledge) une proposition (qui touche à des choses externes
vulnérables, c’est-à-dire susceptibles d’être absentes, ou bien de se
produire par surprise), mais au sens fort de réaliser dans son être sa
pleine signification, de l’absorber et d’être changé par elle 17. L’émotion
est d’ailleurs la condition nécessaire de cette acceptation ; l’absence
d’émotion est le signe que l’acceptation réelle de la proposition n’a pas
(encore eu) lieu.
Comment peut-on concevoir les modalités et les fonctions de la
manifestation de la vulnérabilité dans l’espace public d’après une telle
approche des émotions ?
Pour tenter de répondre à cette question, je voudrais procéder à une
comparaison entre la théorie de Martha Nussbaum et celle d’Axel
Honneth où l’on retrouve l’idée que les émotions sont liées à l’épreuve
de la vulnérabilité, qu’elles comportent un aspect cognitif et suscitent
un mouvement réflexif, au sens où elles engagent celui qui les ressent à
clarifier son rapport au monde qu’il ne maîtrise pas et dont il a besoin.
Chez Honneth, l’expérience du mépris (à laquelle l’intégrité psychique
est vulnérable) s’accompagne toujours d’émotions, telles que la honte
ou la colère, susceptibles de révéler à l’individu que certaines formes de
reconnaissance sociale lui sont refusées.
La démonstration de Honneth 18 s’appuie sur John Dewey, pour qui
les émotions sont les réactions affectives au succès ou à l’insuccès de nos
16 Nussbaum, « Emotions as Judgements of Value and Importance », art. cit. p. 191.
17 Martha Nussbaum, The Therapy of Desire. Theory and Practice in Hellenistic Ethics,
Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 381
18 Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2001, p. 167-168.
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En d’autres termes, chez Honneth, l’expression publique de la
vulnérabilité est initiée par des émotions, qui catalysent une subjectivité
politique 21.
Chez Martha Nussbaum, on pourrait sans doute identifier quelque
chose comme des attentes, par exemple en termes de non-effraction
d’une intégrité et d’une puissance d’agir. Toutefois, la déception des
19 Axel Honneth, Das Andere der Gerechtigkeit, Frankfurt, Suhrkamp, 2001, p. 110.
20 Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 58.
21 Elles en constituent plus exactement une condition nécessaire, mais non suffisante,
dans la mesure où Honneth est bien conscient que le potentiel cognitif inhérent
aux blessures sociales peut ou non donner naissance à une revendication politicomorale, selon le contexte politique et culturel des sujets concernés. Ce n’est
le cas que si le sujet est en mesure de formuler ses émotions « dans un cadre
d’interprétation intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout
entier » ; en d’autres termes, l’effectivité de la lutte dépend de l’existence d’une
sémantique collective (La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 195).
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131
estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
intentions. Dans les cas où l’on n’attend qu’un succès de type instrumental,
les résistances inopinées auxquelles se heurte l’action engendrent des
perturbations « techniques ». Dans le cas d’attentes comportementales
d’ordre normatif en revanche, l’attention du sujet déçu se reporte sur
ses propres attentes, lui faisant simultanément prendre conscience des
éléments cognitifs – en l’occurrence le savoir moral – qui gouvernaient
l’action 19. L’attente de reconnaissance est intégrée dans la structure des
interactions, dans la mesure où l’individu s’attend implicitement à être
pris en compte de manière positive dans les projets d’autrui 20, et c’est à
l’occasion de leur échec, et par l’intermédiaire des émotions qu’il suscite,
que le sujet se découvre porteur d’attentes normatives, lesquelles sont
relatives à sa vulnérabilité.
Simultanément la déception de l’attente, c’est-à-dire le déni de
reconnaissance, est interprétée par celui qui en fait l’expérience comme
une injustice ; il y a donc articulation, aussi fragmentaire soit-elle, de
l’attente à un horizon normatif plus ou moins clair, suggéré par ce
sentiment d’injustice qui renvoie en creux à un ce-qui-devrait-être. Ce
qui ouvre à son tour la possibilité d’un passage à la revendication, et à la
lutte politique.
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132
attentes débouche sur une invitation à les réviser. Les émotions obligent,
dans le mouvement d’acceptation de l’apparition, à se changer soi-même,
on l’a dit. Les émotions redoublent donc, renforcent, la passivité qui est
imputée à la vie humaine.
Ainsi chez Martha Nussbaum la vulnérabilité surgit-elle dans l’espace
public sous la forme de l’aveu, à soi-même et aux autres, et non pas comme
une revendication en devenir, immédiatement arrimée à un sentiment
d’injustice. Les émotions trahissent ou manifestent (publiquement)
l’impropriété de soi plus qu’elles ne l’expriment, au sens actif de faire
connaître par le langage, au sens donc où elles seraient les catalyseurs
d’une expression politique.
D’un point de vue normatif, cette position, qui proscrit la possibilité
d’une continuité entre expérience vécue de la vulnérabilité à l’intérieur de
la réalité sociale et justification par le philosophe de certains agencements
politiques, est sans doute cohérente avec la méfiance dont Martha
Nussbaum fait preuve à l’égard de la perception que les individus ont de
leurs préférences ou de leurs désirs 22. S’appuyant sur la faculté d’adaptation
des individus, qu’illustre notamment leur capacité à accepter de mauvais
traitements, elle refuse de faire de la conscience de la vulnérabilité le critère
d’une vulnérabilité problématique d’un point de vue moral et politique.
Cependant, cette position implique aussi que les émotions, loin d’être
constituées en vecteurs de l’auto-assertion d’un sujet politique, ont
pour fonction de susciter la prise de conscience d’une réalité – celle de
« circonstances » hors de son contrôle, mais aussi celle d’un sujet doté de
certaines caractéristiques, dont la première est la vulnérabilité – qui préexiste à ce moment-là. La vulnérabilité surgit dans l’espace public comme
une révélation ; elle n’en est pas le moteur, le contexte, ni la raison d’être.
De l’impuissance ontologique ou sociale ne naît pas la puissance politique,
elle invite simplement à une certaine forme de modestie, singulière et
collective, ce qui n’est pas sans miner la propre affirmation 23 de Martha
Nussbaum selon laquelle la vulnérabilité n’est pas une contrainte, mais l’un
des traits constitutifs de la dignité et de la rationalité humaines.
22 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 166.
23 Cf. supra.
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Par ailleurs, la question des émotions réapparaît dans son œuvre toujours
liée à la production du sujet politique, ce qui me paraît discutable. Cela
pose en particulier la question de l’inscription de la philosophie de
Martha Nussbaum dans le courant du libéralisme politique.
ÉMOTIONS ET POLITIQUE
24 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 121.
25 Nussbaum, « Preface to the revised version », The Fragility of Goodness, op. cit.,
p. XVIII.
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133
estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
Les émotions figurent dans la liste des capabilités établie par Martha
Nussbaum, comme la recommandation « d’avoir les moyens d’éprouver
de l’attachement pour des objets et des personnes extérieurs à nousmêmes » 24. À ce titre, elles doivent être garanties par l’organisation
collective.
Néanmoins, il ne s’agit pas que de permettre leur épanouissement, il
s’agit aussi de les orienter. Dans cette perspective, Martha Nussbaum
affirme que le but adéquat d’une société juste n’est pas simplement
la suppression de la haine raciale, mais la complète absence d’une
telle émotion, tâche qui incombe aux discours publics et surtout à
l’éducation 25.
Partant du fait que les émotions sont aussi peu fiables (du point de vue
moral) que ne l’est le matériau culturel dont elles sont faites, elle déduit
qu’il faut et qu’il suffit de modifier ce matériau culturel pour produire
des émotions qui confortent ou soutiennent la vertu.
Ici encore se manifeste l’influence des stoïciens, dont elle arpente le
raisonnement pour en tirer une conclusion différente. Ces derniers
posaient que les émotions ne sont pas des bouleversements violents de
l’âme, ni des états d’excitations explicables par notre nature animale, mais
des modifications de notre faculté rationnelle, qui peuvent être modérées
et éventuellement guéries par une méthode thérapeutique faisant appel
aux arts de la raison : dans une telle perspective où le jugement est le lieu
où s’efface la ligne de partage entre rationnel et émotionnel, il est possible
de concevoir « un art rationnel qui modifie suffisamment les jugements,
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134
recherchant ceux qui sont corrects et les installant à la place des faux » 26.
Mais la foi aristotélicienne dans la capacité des passions à motiver une
action vertueuse qui est celle de Martha Nussbaum, l’amène à remplacer
l’idée d’une extirpation par celle d’un gouvernement des émotions.
Aussi prône-t-elle l’utilisation des émotions dans une perspective
didactique par les arts (il nous faut, dit-elle souvent, apprendre à devenir
des « spectateurs tragiques », afin de comprendre la fragilité de la vie
bonne et de la vie tout court), ou encore par la philosophie ; c’est la
fonction que revêt le « travail de terrain » qu’elle présente dans Femmes
et développement humain, et la méthode narrative qu’elle emploie pour le
restituer. La manière dont elle parle des vies de Vasanti et Jayamma vise à
susciter chez le lecteur des émotions, à créer un sentiment de compassion
pour des situations de grande vulnérabilité. C’est aussi la fonction du
récit poignant de la mort de sa mère, et des émotions qui traversent
Martha Nussbaum lors du long voyage transatlantique qui la ramène
vers elle, alors qu’elle vient d’apprendre la dégradation de son état de
santé, émotions avec lesquelles elle s’adresse à celles du lecteur 27.
C’est aussi de système scolaire et d’éducation publique que se préoccupe
Martha Nussbaum, d’une orientation politique des émotions qui serve
une finalité morale et politique.
Cette position sous-tend For Love of Country 28, par exemple, recueil dans
lequel elle s’emploie à ressusciter le cosmopolitisme stoïcien. Afin d’ancrer
le principe selon lequel la véritable communauté source des obligations
morales est l’ensemble des êtres humains à la fois rationnels et mutuellement
dépendants, il est nécessaire, selon elle, de prodiguer à tous les enfants une
éducation cosmopolite qui passerait par l’éducation des émotions.
Plus généralement, elle affirme régulièrement qu’une éducation à la
faiblesse et à la vulnérabilité humaine partagée devrait faire partie de
toute instruction 29.
26 Nussbaum, The Therapy of Desire, op. cit., p. 367.
27 Nussbaum, Upheavals of Thought, op. cit., p. 19.
28 Nussbaum (dir.), For Love of Country? Debating the Limits of Patriotism, Boston,
Beacon Press, 1996.
29 Nussbaum, Upheavals of Thought, op. cit., p. 425-432 ; Martha Nussbaum,
« Compassion and Terror », Daedalus, 2003, vol. 132, n° 1, p. 23 sq.
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30 Nussbaum, Frontiers of Justice, op. cit., p. 9.
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estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
Dans Frontiers of Justice, elle affirme nettement que l’approche des
capabilités doit incorporer dès le départ, dans la conception que les
individus ont de leur bien, des sentiments de bienveillance. De tels
sentiments sont en effet nécessaires au type de société politique qu’elle
projette : « Le problème est que nous ne les amplifions pas de manière
cohérente ou sage. Mais un système adéquat d’éducation morale publique
peut aider à leur développement approprié » 30 et à leur stabilité. Elle
analyse en particulier la compassion et l’ensemble des émotions (envie,
honte, répulsion) qui lui font obstacle et qu’il appartient au système
de museler. Bien sûr, cette éducation n’est pas décrite sous la forme
d’un endoctrinement coercitif, dans la mesure où elle est pourvue d’un
mouvement réflexif : concernant la compassion, il s’agit d’apprendre aux
enfants non seulement à percevoir la souffrance des autres, à imaginer
leurs émotions, mais aussi à se confronter aux risques du mouvement
compassionnel, notamment au danger d’une assimilation de l’autre à
soi. Néanmoins, ce gouvernement des émotions a bien pour but de créer
les dispositions motivationnelles nécessaires à l’obéissance à un certain
ordre.
Par là, je n’entends pas opposer à la proposition de Martha Nussbaum
la perspective d’émotions « pures » à partir desquelles toute action
constituerait une forme d’assujettissement. Il est bien évident que,
comme l’a montré Foucault pour les besoins, les émotions, loin d’être
une réalité nue, et destinées à n’être qu’exprimées ou bien réprimées, sont
mises en forme, objets d’interprétation ou d’imposition, accessibles à des
réinterprétations et à des transformations. En tant que telles, et parce
qu’une part du processus de constitution de soi s’opère autour de leur
définition, elles sont toujours objets de pouvoir.
La question est plutôt de savoir si un tel parti pris n’invalide pas la
prétention de Martha Nussbaum à inscrire sa théorie dans le cadre du
libéralisme politique.
Celui-ci s’est toujours caractérisé par le souci de minorer la demande
éthique qui pèse sur le citoyen, à l’image de Kant, pour qui la représentation
d’un « peuple de démons », d’« une foule d’êtres raisonnables qui tous
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exigent des lois universelles et tous inclinent secrètement à s’en excepter »
est ce qui doit servir de point de départ à l’élaboration d’une constitution,
la solution se trouvant dans la possibilité d’« agencer leur constitution
pour que leurs intentions privées s’entravent entre elles » 31.
Depuis lors, des théories du contrat social à Habermas, chez qui,
parce que la raison pratique s’est retirée des esprits vers les procédures,
« l’orientation vers le bien public n’est plus requise qu’à petite dose » 32,
le parti pris fondamental du libéralisme a toujours été de chercher
à contraindre l’homme à être un bon citoyen même s’il n’est pas
moralement bon.
On objectera alors qu’il existe le précédent de John Rawls, auquel
Martha Nussbaum fait d’ailleurs fréquemment référence 33 ; il défend
l’exigence qu’en matière d’éducation, l’État se préoccupe d’« éléments
aussi essentiels que l’acquisition d’une faculté de comprendre la
culture politique et de participer à ses institutions, la capacité à être des
membres de la société économiquement indépendants leur vie durant,
à développer des vertus politiques, tout cela à partir d’un point de
vue lui-même politique » 34. Or, contrairement à Martha Nussbaum,
Rawls entend d’abord développer la faculté à participer politiquement,
et cette conception de l’éducation laisse explicitement de côté des
valeurs fondamentales du libéralisme, comme l’individualité ; le souci
de l’État pour l’éducation des enfants est limité à leur rôle de futur
citoyen.
Chez Martha Nussbaum, en effet, c’est moins la haine ou l’acte suscité
par une haine qu’il faut éliminer 35, (parce que cela menacerait l’êtreensemble de la société politique) que l’émotion elle-même ; d’où la
question plus large du statut du politique dans sa théorie.
31 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris,
Flammarion, 1991, p. 105.
32 Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 292.
33 Nussbaum, Femmes et dévoppement humain, op. cit., p. 333
34 John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995,
p. 245.
35 Cf. Nussbaum, Upheavals of Thought, op. cit., p. 173, 233-234.
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36 Nussbaum, « Preface to the revised version », The Fragility of Goodness, op. cit.,
p. XIX.
37 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 19.
38 Nussbaum, « Preface to the revised version », The Fragility of Goodness, op. cit.,
p. XXX.
raison13.indb 137
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estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi
Dans la nouvelle préface de The Fragility of Goodness, écrite en 2001,
Martha Nussbaum déplore l’absence de dimension politique dans les
préoccupations qui animaient ce livre.
En correction, elle assigne au politique 36 la fonction de parer à l’absence
de protection de cet être humain, objet toujours possible d’effraction.
De même, dans Femmes et développement humain, elle affirme que les
capabilités sont des « objectifs spécifiquement politiques » 37. À titre de
justification, elle fait le constat que beaucoup des éléments vulnérables
de la vie humaine ne résultent pas de sa structure ou d’une mystérieuse
nécessité naturelle. Mais c’est pour ajouter qu’ils sont le produit de
l’ignorance, de l’appât du gain, de l’endurcissement, de différentes
formes de comportements malveillants. Elle fait ainsi reposer sur le
politique l’exposition de la vie bonne à certains désastres, mais en ce
sens que les agencements politiques existants n’ont pu parer à ce type
d’actions ou inactions malveillantes 38.
C’est une association qu’il me semble falloir interroger, le long de deux
arguments.
a) D’une part une telle proposition semble rabattre le tort subi par
l’être vulnérable sur des violations de l’ordre moral. C’est ignorer le
poids propre des structures, par exemple économiques, des formes
d’exploitation et de domination fonctionnant sans intention, mais tout
autant à même d’entraver un « fonctionnement véritablement humain »,
pour reprendre une expression à partir de laquelle elle définit l’horizon
normatif de sa liste de capabilités.
b) D’autre part, il est permis de douter de l’idée selon laquelle éradiquer
la malveillance, l’appât du gain, l’indifférence, etc. serait du ressort du
politique, et pas de celui de la morale, par exemple.
En d’autres termes, le problème me semble être que Martha Nussbaum
n’introduit pas véritablement le politique (il est d’ailleurs curieux que
l’adjectif politique semble fréquemment servir de simple synonyme
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d’absence d’élément métaphysique) dans sa théorie de la vulnérabilité,
mais qu’elle n’y a recours que pour l’identifier à la morale, ou la déduire
strictement, de celle-ci.
138
raison13.indb 138
En conclusion, il apparaît qu’en revisitant les conceptions grecques
de la vertu à partir d’une conception cognitive des émotions, Martha
Nussbaum fait des émotions l’instrument d’un écrasement du politique
sur la morale. S’il est difficile d’admettre, à l’intérieur d’une conception
politique libérale, qu’il appartient à la démocratie de produire les vertus
nécessaires à son propre maintien, il me semble encore plus délicat
de soutenir que c’est à la politique qu’il échoit de produire des êtres
humains bons. C’est pourtant vers ce but que semble tendre l’idée d’un
gouvernement des émotions au travers et au nom d’une vulnérabilité
conçue comme impropriété de soi. Corrélativement, la sphère publique
se voit limitée à sa définition d’objet du politique, perdant celui de lieu
d’où émane le politique.
Dans ces conditions, la finalité octroyée par Martha Nussbaum aux
émotions est, comme chez Axel Honneth, la production d’un sujet
politique, mais cette production n’a rien de l’auto-assertion d’une
subjectivité ; elle dessine un processus de subjectivation dans toute
l’ambiguïté du concept.
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ÉTHIQUE ET LITTÉRATURE :
NUSSBAUM CONTRE NUSSBAUM 1
Alice Crary*
139
raison publique n° 13 • pups • 2010
1. La version contemporaine de l’« ancienne querelle » entre philosophie
et littérature, est parfois présentée comme un débat sur la possibilité de
la « critique éthique ». La question est de savoir si les qualités esthétiques
ou littéraires d’une œuvre peuvent apporter une contribution importante
aux conceptions éthiques qu’elle développe, et si le développement de ces
conceptions fait partie de la réception proprement littéraire d’une œuvre.
Dans ce texte, je prends position dans le débat entre les différentes réponses
possibles. Martha Nussbaum a essayé de montrer que la littérature, en tant
que littérature, peut directement influencer la compréhension morale ; sa
défense de la critique éthique me servira ici de modèle. Je montrerai alors
que plusieurs des attaques récentes qui lui ont été adressées manquent leur
cible. Ce faisant, je mettrai en lumière certaines considérations morales et
politiques obscurcies par les critiques les plus véhéments de Nussbaum et
chercherai à expliciter l’enjeu de la formulation même de la question. Je
conclurai en soulignant comment Nussbaum a parfois rendu plus difficile
la réception de son propre travail.
1 Cet article est issu d’une communication présentée durant la conférence « Le privé et
l’espace public. Colloque autour de Martha Nussbaum », organisée par l’Université
de Picardie Jules Verne et l’École normale supérieure, à Paris, les 5 et 6 juin 2009. Je
remercie Solange Chavel et Sandra Laugier pour leur invitation et Martha Nussbaum
ainsi que les autres participants pour des discussions éclairantes et sympathiques.
Je n’ai apporté que des changements mineurs à la communication initiale. La seule
modification substantielle est l’addition de la section 6. Je remercie Cora Diamond, Elijah
Millgram et Nathaniel Huper pour leurs commentaires sur une première version.
* Alice Cracy est Associate Professor of Philosophy and Political Science à la New School,
New York.
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140
2. Les avocats de l’idée que les œuvres littéraires peuvent, comme telles,
proposer une éducation morale rationnelle se présentent parfois comme
les défenseurs d’une thèse sur l’articulation entre forme et contenu
et plus particulièrement d’une thèse sur la manière dont une œuvre
peut présenter un contenu éthique en vertu de sa forme littéraire. Les
avocats de cette sorte d’articulation nécessaire entre forme et contenu se
présentent à leur tour comme les participants d’un débat philosophique
sur la notion de rationalité.
Pour mieux comprendre la structure de ce débat, il est utile de
distinguer entre le concept de rationalité (notre concept des inférences qui
préservent la vérité ainsi que des capacités nécessaires pour faire de telles
inférences) et les différentes conceptions de la rationalité (les différentes
spécifications de ces notions étroitement liées). Les philosophes moraux
contemporains, en général, adoptent la conception de la rationalité
suivante : pour contribuer à une compréhension rationnelle, une chaîne
de pensées doit être identifiable indépendamment des sentiments d’une
personne ; la capacité de saisir un ensemble de discours rationnels est
en principe indépendante de capacités affectives particulières. Cette
conception de la rationalité en fait la prérogative des arguments, si l’on
comprend par argument un jugement ou un ensemble de jugements
qui permettent d’inférer une conclusion indépendamment de la
manière dont les jugements initiaux impliquaient nos sensibilités. Il
est possible de parler d’argument dans un sens plus large (à la manière
dont, par exemple, Nussbaum décrit La Coupe d’or de James comme un
« argument persuasif » 2 pour une conception particulière de la vie) mais
la notion plus étroite est celle qui a cours dans la philosophie morale
contemporaine. Par souci de clarté, je retiens ici cette acception étroite
et je décris la conception de la rationalité dominante dans les travaux
récents en éthique comme une conception qui fait coïncider le domaine
de l’argument avec le domaine du rationnel.
Les théoriciens et les philosophes convaincus qu’il existe un lien
essentiel entre la forme littéraire et le contenu éthique doivent prendre
2 Martha Nussbaum, La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris,
Cerf, 2010.
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141
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leurs distances avec cette conception de la rationalité centrée sur les
arguments. En effet, si on l’articule à l’observation que l’engagement
émotionnel est l’une des caractéristiques de la littérature, une telle
conception semble impliquer que les caractéristiques littéraires des textes
ne sauraient posséder d’intérêt rationnel ni contribuer directement aux
efforts de la philosophie morale pour promouvoir une compréhension
morale rationnelle. Certes, les limites que cette conception impose à
l’intérêt philosophique de la littérature n’empêchent pas que la littérature
puisse apporter d’autres contributions significatives à la philosophie
morale. En outre, certains penseurs qui acceptent la logique de cette
conception s’emploient à montrer que les œuvres littéraires peuvent
contenir des arguments du type qu’emploie la philosophie morale (ou des
fragments d’arguments) et que ces œuvres peuvent illustrer les arguments
de la philosophie morale de manière riche et vibrante. Cependant, ils
continuent d’affirmer qu’il est possible de distinguer strictement les
caractéristiques rationnelles d’une œuvre littéraire et ses caractéristiques
spécifiquement littéraires. Puisqu’ils admettent les limites définies par
la conception de la rationalité dominante en philosophie, ils doivent
reconnaître qu’il est possible de séparer forme littéraire et contenu
éthique. C’est pourquoi les théoriciens et les philosophes qui défendent
l’existence d’un lien inséparable entre forme et contenu sont tenus de
prendre leurs distances avec la conception centrée sur les arguments.
Certains de ces penseurs se présentent comme les champions d’une
conception alternative de la rationalité : un courant de pensées capable
de donner forme à notre sensibilité peut tirer sa force rationnelle de
cette capacité précisément. Dans cet article, je désigne cette conception
de la rationalité (d’après laquelle le champ du rationnel est plus large
que le champ de l’argument) comme la conception plus large de la
rationalité. De même, je désigne la conception philosophique plus
traditionnelle qu’elle remet en cause comme la conception plus étroite.
L’intérêt de la conception plus large est de lever les contraintes que son
analogue plus étroit fait peser sur les contributions de la littérature
à la philosophie morale. Elle reconnaît la possibilité qu’un fragment
de discours qui, de par sa forme littéraire, mobilise notre sensibilité,
puisse apporter le type d’éducation morale rationnelle qui intéresse
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la philosophie morale 3. Il est notoirement difficile de discuter la
possibilité d’une conception plus large de la rationalité. Même les
propositions les plus soigneuses de reformulation de la conception
de la rationalité le long de lignes plus larges sont fréquemment reçues
comme de simples manifestations d’impatience devant le concept
même de rationalité. Les difficultés que nous affrontons lorsque nous
demandons simplement quelle est la meilleure manière de construire
le concept de rationalité sont une préoccupation constante de cet
article.
142
3. Tout au long de son œuvre, et plus particulièrement dans une
série d’articles rassemblés dans le recueil La Connaissance de l’amour en
1990, Nussbaum nous invite à prendre au sérieux la possibilité d’une
coopération nécessaire entre formes littéraires et contenus éthiques.
Dans l’introduction à La Connaissance de l’amour, elle déclare que
« le style formule lui-même ses propres exigences » et que nous avons
de bonnes raisons de parler d’une « articulation organique » entre
forme et contenu 4. En qualifiant cette articulation d’« organique »,
elle montre qu’elle ne veut pas seulement reconnaître que différentes
techniques littéraires (comme le recours à un récit animé et émouvant)
3 Je décris une conception de la rationalité suffisamment « large » pour admettre la
possibilité que, à la lumière de ses qualités littéraires, une œuvre puisse nous offrir
des formes rationnelles d’éducation. Je n’ai rien dit d’une éducation rationnelle éthique
en particulier, et en tant qu’entreprise pratique l’éthique soulève des questions
particulières. Sans entrer en détail dans ces questions, je veux simplement en dire un
mot. Dire que la littérature comme telle peut directement informer une compréhension
rationnelle signifie qu’elle peut directement informer la compréhension rationnelle
parce qu’elle instille chez les lecteurs certaines réactions ou certaines tendances ;
la compréhension rationnelle en cause peut être une compréhension éthique et
pratique si ces tendances peuvent également être motivantes. Je tends à croire qu’il
est possible d’expliquer, le long de ces lignes générales, comment la conception plus
large de la rationalité peut faire place à la possibilité que la littérature, en tant que
telle, entraîne le type d’instruction morale rationnelle qui intéresse la philosophie
morale. C’est un point important, parce que de nombreux opposants de l’idée que la
littérature comme telle peut nous instruire sur la vie morale (y compris les trois que je
discute ici) pensent que les avocats de cette idée n’ont pas les ressources nécessaires
pour rendre compte de l’aspect pratique de l’éthique.
4 La citation est tirée de La Connaissance de l’amour, op. cit., Introduction, p. 15.
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143
alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
peuvent faciliter la réception d’idées, qui sont par ailleurs, en principe,
accessibles indépendamment 5. La thèse plus audacieuse de Nussbaum
est que les qualités littéraires d’une œuvre peuvent apporter une
contribution essentielle et offrir des formes spécifiques d’éducation. À
plusieurs reprises dans son œuvre, elle essaie de montrer que certaines
traditions littéraires particulières réalisent cette possibilité. Elle étudie
dans La Connaissance de l’amour une tradition des xixe et xxe siècles
qui comprend des romans de Dickens, James et Proust. Les différentes
œuvres qui, d’après elle, composent cette tradition s’intéressent toutes
aux conceptions éthiques qui font d’une sensibilité développée ou du
cœur une condition nécessaire d’une bonne compréhension morale.
L’intrigue de ces romans étudie ces conceptions morales, mais là n’est
pas, d’après Nussbaum, leur caractéristique distinctive. Ce qui distingue
ces romans, c’est la manière dont leur structure narrative présente des
conceptions éthiques. Ils s’adressent aux lecteurs de telle manière que
ceux-ci puissent faire des articulations de pensées particulières, qui ne
seraient pas accessibles indépendamment des réactions provoquées par
la lecture. C’est cela, d’après Nussbaum, qui nous permet de considérer
ces romans comme des moyens d’éducation morale en vertu de leur style
ou de leur forme narrative 6.
Nussbaum affirme explicitement que cette conclusion suppose
de dépasser les limites internes aux constructions familières et plus
étroites de la rationalité. Une de ses ambitions, dans La Connaissance
de l’amour et ailleurs, est de proposer une conception alternative.
Elle s’inspire d’une interprétation des remarques d’Aristote sur la
sagesse pratique ou phronèsis 7, et affirme que pour Aristote, la sagesse
pratique suppose une sensibilité perceptive au monde et que les actes
5 Ibid.
6 Nussbaum souligne souvent le fait que, loin d’avancer une thèse sur « la littérature
dans son entier », ses thèses se limitent aux stratégies narratives d’œuvres littéraires
particulières. À ceux qui prétendent que son approche des œuvres littéraires est
réductrice, elle peut répondre à bon droit que, loin d’imposer des préoccupations
morales réductrices aux romans qu’elle discute, elle s’attache simplement
soigneusement à la manière dont leurs ressources littéraires sont mobilisées.
7 Voir La Connaissance de l’amour, op. cit., chapitre 3.
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144
de perception qui la composent sont partiellement « constitués par la
réaction appropriée » 8. Aristote, tel que l’interprète Nussbaum, ne pense
pas que, pour parvenir à une perception non biaisée d’une situation,
il suffise de placer des données perceptives passivement reçues sous
des concepts ou des catégories générales. Il considère au contraire que
cela implique essentiellement d’exercer, au sein de la perception, une
tendance à réagir aux caractéristiques d’une situation comme pertinentes
ou importantes. Pareille description philosophique de la perception
est évidemment controversée, mais je ne vais pas m’engager dans ces
questions ici. Je veux simplement souligner que Nussbaum passe de cette
présentation à la description d’une conception de la rationalité d’après
laquelle tout exercice de la rationalité s’appuie nécessairement sur des
capacités affectives. Cette conception est une version de ce que j’appelle
la conception plus large. Les capacités affectives sont nécessairement
internes à nos capacités rationnelles : la possibilité (plus large) est ouverte
que les formes de discours qui cultivent ces capacités affectives puissent
directement contribuer à la compréhension rationnelle. De ce fait, la
littérature en tant que telle est en mesure de contribuer directement à la
pensée morale rationnelle.
J’ai noté que le projet de Nussbaum sur l’éthique et la littérature
considère que le développement de nos capacités rationnelles est
inséparable du développement des sentiments. Cela pourrait certainement
faire penser que, lorsqu’elle discute des leçons pratiques qu’elle pense
pouvoir tirer d’œuvres littéraires spécifiques, son but est, comme elle
le dit elle-même à un certain moment, « un modèle du choix personnel
sans grande utilité dans la sphère publique » 9. La compréhension de la
rationalité sur laquelle elle s’appuie lorsqu’elle développe ces conceptions
a pour but de décrire notre concept des inférences qui préservent la
vérité. Et ce concept a des implications directes sur tous les champs
d’exercice de la raison, privés et publics. Nussbaum a elle-même discuté
la pertinence de son intérêt pour la littérature pour le raisonnement
moral, en montrant une des conséquences de cette thèse : les juges ont
8
9
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Ibid.
Ibid., p. 150.
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besoin de certaines ressources émotionnelles pour satisfaire les idéaux
d’« impartialité et universalité que nous associons avec le droit et les
jugements publics » 10. On pourrait exprimer la même idée en d’autres
termes. Une conséquence des thèses de Nussbaum est, par exemple,
que la juge de la Cour Suprême Sonia Sotomayor a besoin de certaines
capacités affectives pour appliquer la loi impartialement. Il serait donc
erroné de souligner, comme l’ont fait certains critiques de droite après
la nomination de Sotomayor, que son recours avoué à l’empathie soit
l’indice d’un manque de professionnalisme.
10 Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 1997, p. 4. Voir aussi chapitre 4, passim.
11 Voir Richard Posner, « Against Ethical Criticism », Philosophy and Literature, 1997,
vol. 21, n° 1, p. 1-27 ; « Against Ethical Criticism: Part Two », Philosophy and Literature,
1998, vol. 22, n° 2, p. 394-412. Joshua Landy, « A Nation of Madame Bovarys: On
the Possibility and Desiderability of Moral Improvement Through Fiction » dans
Gary L. Hagberg (dir.), Art and Ethical Criticism, London, Blackwell, 2008, p. 63-94.
Nussbaum répond à Posner dans « Exactly and Responsibly: A Defense of Ethical
Criticism », Philosophy and Literature, 1998, vol. 22, n° 2, p. 343-365.
12 « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 1. Voir aussi p. 1-3, 23, 24, et « Against
Ethical Criticism: Part Two », art. cit., p. 394.
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145
alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
4. Si l’on observe à présent un ensemble de critiques dominantes et
plutôt récentes du travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature, il
est frappant de constater qu’en dépit de leurs différences, de nombreuses
attaques présentent un point commun. Elles ne voient pas que le projet de
Nussbaum est fondé sur une conception philosophiquement hétérodoxe
de la rationalité et n’essaient pas de remettre cette conception en question.
Au contraire, elles se contentent de soumettre leurs descriptions rivales
de l’intérêt éthique de la littérature aux contraintes des conceptions « plus
étroites » de la rationalité. Avec pour résultat qu’elles ne peuvent jamais
toucher le cœur des écrits qu’elles prennent apparemment pour cible.
Observons les critiques développées dans deux articles de Richard
Posner et dans un travail récent de Joshua Landy 11. Posner est un
« esthéticiste » qui soutient que « le contenu moral [...] d’une œuvre
littéraire [est] toujours sans pertinence pour sa valeur proprement
littéraire » 12. Il soutient que les qualités spécifiquement littéraires d’une
œuvre sont toujours par principe séparables des qualités éthiques, et son
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146
but principal lorsqu’il étudie le travail de Nussbaum est de critiquer la
thèse rivale selon laquelle les qualités littéraires sont une part inséparable
de l’instruction morale d’une œuvre littéraire 13. L’objectif premier de
Landy lorsqu’il parle du travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature
est également de discuter l’idée qu’une œuvre littéraire, en tant que
littéraire, pourrait nous offrir une instruction morale.
Tandis que Posner et Landy affirment que la littérature comme telle ne
peut pas nous offrir d’assistance rationnelle en morale, ils reconnaissent
tous deux que certaines œuvres littéraires jettent une certaine lumière
sur nos vies pratiques. Posner commente fréquemment la manière
dont telle ou telle œuvre littéraire, en vertu des descriptions de certains
personnages fictifs, traits de caractère, actions ou situations sociales,
propose des éclairages sur la psychologie humaine et la vie sociale. Landy
attire également l’attention sur la richesse de différentes descriptions
littéraires et reconnaît que certains textes littéraires particuliers peuvent
nous offrir de solides idées pratiques. Et pourtant, les deux penseurs
considèrent la littérature comme une source intrinsèquement peu fiable
de conseils pratiques. Le problème supposé, dans les mots de Landy,
est que la littérature qua littérature n’offre aucune « justification de ses
thèses implicites » 14. Certes, ajoute Landy, une œuvre littéraire peut
être édifiante « en tant qu’elle est philosophique », c’est-à-dire « en tant
qu’[elle] développe » des arguments ou des « chaînes convaincantes de
raisonnement » 15. Mais si une œuvre littéraire présente des arguments
philosophiques, ou des fragments d’arguments, pour nous apporter une
13 La critique que Posner adresse à Nussbaum présente plusieurs aspects, et dans la
présente discussion je laisse de côté certains arguments pour me concentrer sur ce
qui me semble le motif principal de l’attaque contre la conception de Nussbaum de
la relation entre éthique et littérature. Selon Posner, Nussbaum devrait considérer
que toute littérature est moralement valable, et l’une des critiques que je laisse
de côté reflète cette hypothèse. Posner soutient que la position de Nussbaum
est menacée par l’observation (incontestable) selon laquelle certaines œuvres
littéraires sont corrompues et manipulatrices (« Against Ethical Criticism », art. cit.,
p. 5). Cependant, parce que Nussbaum n’avance pas une thèse valable pour toutes
les œuvres littéraires (voir la note 6 ci-dessus), cette observation ne remet pas son
projet en cause.
14 Posner, « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 68.
15 Landy, « A Nation of Madame Bovarys », art. cit., p. 77.
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16 Parce que Landy suppose que la littérature ne peut pas comme telle défendre
quelque conception morale que ce soit, il lui semble que les œuvres singulières
ne recueillent l’approbation que de ceux qui sont déjà convaincus, ou de ceux qui
sont « convertis » à ces conceptions par le pouvoir non-rationnel de leurs stratégies
littéraires. Un refrain central de cette partie de son travail est que « “moralement
édifiant” est seulement un compliment que nous accordons aux œuvres dont les
valeurs s’accordent avec les nôtres » (ibid., p. 70 ; voir aussi p. 74). Si nous voulons
considérer la littérature comme une source de sagesse pratique, nous devrions lui
demander (comme le fait Landy en empruntant une expression de Posner) d’attirer
notre attention vers ce que nous croyons déjà, et donc de nous faire devenir ce que
nous sommes (ibid., p. 80 ; voir aussi Posner, « Against Ethical Criticism », art. cit.,
p. 20).
17 Il semble également (comme le souligne Posner) que nous pouvons évaluer les
mérites littéraires d’un texte sans nous préoccuper de ses conceptions morales
et, semblablement, que nous pouvons évaluer les conceptions morales sans
regarder les mérites littéraires. À l’appui de cette double thèse, Posner présente
des exemples de textes qu’il considère comme moralement salutaires, mais sans
grande valeur esthétique, et de textes qu’il considère comme moralement pernicieux
mais remarquables esthétiquement. Il mentionne par exemple dans le premier cas
La Case de l’oncle Tom (dont il dit que « le seul intérêt qu’il présente désormais à
nos yeux est historique ») et Maurice (qu’il considère comme admirable en raison
de son attitude à l’égard de l’homosexualité tout en étant « le plus faible roman
de Forster »). Dans le deuxième cas il cite l’Illiade (selon lui caractérisée par « viol,
pillage, meurtre, sacrifice humain et animal, concubinage et esclavage »), l’Orestie
(qu’il décrit comme caractérisé par la misogynie) et différentes œuvres de Dickens
et de Shakespeare (marquées de racisme, sexisme, anti-sémitisme). (Les citations
viennent de « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 6, 15 et 5.)
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147
alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
instruction sur la vie morale, ce n’est pas en tant que littérature qu’elle
le fait 16. Le raisonnement éthique qu’une œuvre littéraire présente est
simplement, pour formuler à présent l’idée dans les termes de Posner,
le « matériau brut » que son auteur a présenté sous une forme littéraire,
et les qualités littéraires de l’œuvre sont simplement des accessoires
expressifs pour ce matériau. Prolongeant cette même ligne d’arguments,
Posner et Landy concluent tous deux qu’il ne saurait être question de
considérer les qualités littéraires d’une œuvre, à la manière de Nussbaum,
comme des contributions nécessaires à l’éducation morale qu’une œuvre
nous propose 17.
Le problème est que cette ligne d’arguments ne fonctionne que si
l’on admet l’hypothèse que toute « justification » rationnelle présentée
par une œuvre littéraire à l’appui d’une conception éthique doit être
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argumentative, et donc externe à la constitution de l’œuvre en tant
qu’œuvre littéraire. Mais, comme nous l’avons vu, l’un des objectifs
généraux de Nussbaum est de discréditer cette hypothèse. Non seulement
elle montre que l’hypothèse est remise en question par l’étude de certaines
œuvres littéraires particulières ; elle critique également la conception de
la rationalité qui la sous-tend. On peut même dire qu’aussi longtemps
que l’hypothèse reste implicite, comme dans les écrits de Posner et Landy,
la réception critique du travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature
n’a pas encore commencé.
148
5. Un article récent de Candace Vogler présente à première vue
une discussion critique plus substantielle de la pensée de Nussbaum
sur l’éthique et la littérature 18. Vogler ressemble à Posner et à Landy
parce qu’elle veut montrer que Nussbaum et d’autres auteurs ont tort
d’affirmer que la pensée morale « vit et respire » dans la littérature,
mais elle s’en écarte parce qu’elle essaie sérieusement de comprendre
pourquoi Nussbaum peut soutenir une thèse pareille. Vogler s’intéresse
en particulier à l’insistance que Nussbaum place sur l’individualité,
et au fait que Nussbaum précise la thèse particulière selon laquelle les
romans comme tels invitent à la réflexion éthique en représentant la
réflexion en question comme centrée sur des personnes authentiquement
individuelles (et imaginaires). Pour contester cette thèse, Vogler
commence par présenter les considérations qui conduisent selon elle
Nussbaum et d’autres auteurs à considérer certains romans comme des
occasions pour une pensée éthique authentique dirigée vers les individus.
Mais l’intérêt du diagnostic de Vogler reste limité parce que celle-ci ne
remarque pas que le travail de Nussbaum se fonde sur la révision d’une
conception philosophique familière de la rationalité, le long de ce que
j’ai appelé des lignes « plus larges ». Le type de pensée éthique et dirigée
vers les individus que Nussbaum voit dans certains romans n’apparaît
que si l’on reconnaît cette possibilité.
Qu’est-ce qui, d’après Vogler, donne à des théoriciens et des philosophes
tels que Nussbaum l’idée que certains romans doivent être lus comme
18 « The Moral of the Story », Critical Inquiry, 2007, vol. 34.
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149
alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
des réflexions à propos d’individus fictifs ? L’hypothèse de Vogler tourne
autour d’une observation sur la manière dont nous pensons et parlons des
êtres fictifs qu’elle appelle des personnages littéraires. Dans les termes de
Vogler, un « personnage littéraire », loin d’être le simple occupant d’une
position d’agent fictif, possède « des traits subjectifs, fictifs, essentiels
et déterminés » 19. C’est-à-dire que, lorsque nous lisons un roman
particulier et rencontrons différents personnages littéraires, nous savons
à leur propos le genre de choses que nous pourrions également savoir
sur une personne réelle 20. De plus, cela signifie que notre connaissance
des personnages fictifs nous permet d’y penser et d’en parler plus ou
moins de la même manière que des individus réels. Nous pouvons par
exemple réfléchir à ce qu’ils pourraient faire dans différentes situations
contrefactuelles, et imaginer la possibilité qu’ils fassent des choses qui
nous surprennent 21. Que nous puissions penser et parler des personnages
littéraires de la même manière que d’individus réels est, d’après Vogler, ce
qui conduit des penseurs comme Nussbaum à considérer les personnages
littéraires comme des individus.
Vogler refuse ce type d’individualisation des personnages littéraires, et
pour comprendre pourquoi, nous devons rappeler la manière dont elle
décrit la distinction entre personnages littéraires et personnes véritables.
Pour Vogler, notre connaissance des personnages littéraires se limite à
l’attribution par l’œuvre littéraire de certains traits subjectifs, fictifs,
essentiels et déterminés et, par conséquent, « tout ce qu’il y a à savoir
à leur propos est disponible de manière définitive » 22. D’après elle, la
« distinction capitale » entre personnage littéraire et personne réelle tient
au fait que les personnes réelles peuvent toujours changer ou se comporter
de manière inattendue et qu’il est par conséquent impossible de savoir
tout ce qu’il y a à savoir sur une personne réelle 23. L’idée de Vogler est
que cette résistance à la connaissance totale est ce qui distingue les gens
19 Ibid., p. 26-27.
20 Vogler s’emploie à montrer que tous les romans ne nous présentent pas de
personnages littéraires en ce sens.
21 Ibid., p. 8-9, 28 et 29.
22 Ibid., p. 29.
23 Ibid. Cette thèse rend difficile de savoir si elle considère que les morts sont réels.
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150
non seulement comme réels mais comme individus. C’est ainsi qu’elle
parvient à la conclusion que les personnages littéraires ne peuvent pas
être des individus. Parce que Vogler croit que les personnages littéraires
ne sont jamais plus que des types plus ou moins complexes, elle croit
également que les penseurs qui, comme Nussbaum, soutiennent que
les romans invitent à une pensée éthique véritable et dirigée sur les
individus, confondent en réalité les types et les individus. Pour Vogler,
ces penseurs « se fourvoient considérablement » 24.
Une hypothèse de la critique de Vogler est que la présentation
romanesque d’un personnage littéraire consiste en l’énumération d’un
ensemble fermé de faits narratifs. Il devrait être clair à présent que cette
description des personnages littéraires n’est pas celle de Nussbaum.
Un leitmotiv de l’œuvre de Nussbaum est que certains romans sont
construits pour nous instruire sur leur monde fictionnel en sollicitant
différentes réactions de la part des lecteurs et, en outre, qu’à défaut d’une
capacité à réagir de manière pertinente, nous pouvons échouer à faire
les connexions de pensée nécessaires pour comprendre, par exemple, les
personnages qui habitent ces mondes. Pour Nussbaum, la présentation
romanesque d’un personnage littéraire, loin de se limiter à l’énumération
de faits narratifs, peut ainsi inclure la formation d’une structure narrative
qui a pour but de solliciter le lecteur de manière différente. Certes, pour
prendre au sérieux ce que dit Nussbaum des manières dont les formes
narratives de romans particuliers contribuent à notre compréhension
des personnages du roman, il faut admettre la possibilité de construire la
notion de rationalité d’une manière plus large. Il est donc significatif que
Vogler rejette simplement l’idée que les romans peuvent nous pousser à
raisonner de manière exigeante. Au début de son essai, elle déclare que le
seul raisonnement exigé de nous en tant que lecteur de romans est, dans
ses termes, « de garder trace des noms fictifs et des événements, un peu à
la manière dont on garde trace de tout ce qu’on lit et qu’on entend » 25.
L’attachement non critique de Vogler à la conception familière
de la rationalité l’empêche également de décrire précisément ce
24 Ibid., p. 35.
25 Ibid., p. 6, note 6.
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26 Il ne s’agit pas simplement d’abandonner toute responsabilité à l’esprit auctorial
qui anime le texte. Le type d’ouverture sans contrainte que Nussbaum croit requise
est interne à la pensée et il est de notre responsabilité de lecteur de déterminer
si, en manifestant cette sensibilité, nous sommes conduits à voir des choses
authentiques, ou si nous sommes simplement manipulés.
27 La conception de Vogler est que ce qui singularise l’attitude que nous adoptons en
pensant à des individus est que nous laissons ouverte la possibilité que la personne
change et que nous puissions apprendre de nouveaux faits à son propos. Du point
de vue de Nussbaum, cette manière de penser à l’individualité revient à traiter les
individus supposés comme des types infiniment modifiables et complexes.
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151
alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
que Nussbaum dit des similarités entre notre attachement pour les
personnages littéraires et notre attachement pour les individus réels. Les
conceptions de Nussbaum sur la puissance cognitive de l’affect ont pour
conséquence que, pour saisir ce qu’un roman particulier lui propose, le
lecteur doit être prêt à réagir, pendant sa lecture, d’une manière qui n’est
pas contrainte par ses croyances ou sa conception éthique générale 26. Un
thème récurrent de la pensée de Nussbaum est que le type d’attitude que
les romans exigent de nous est celle que nous devons adopter dans nos
interactions avec les autres si nous voulons respecter leur individualité.
L’idée est que je traite une autre personne comme un individu lorsque,
dans les interactions, je laisse ouverte la possibilité de devoir explorer
et développer mes réactions à la personne qu’elle est, voir certaines des
caractéristiques de sa personnalité sous un jour nouveau, pour mieux
apprécier les choses qui ont de l’importance à ses yeux, pour mieux la
comprendre. Pour Nussbaum, tel est l’enjeu de la thèse selon laquelle lire
des romans nous apprend à réagir aux individus en tant qu’individus.
Il serait difficile d’exagérer la différence entre cette conception de ce
que c’est pour la pensée que de s’appliquer aux individus, et la conception
que Vogler attribue à Nussbaum 27. Vogler ne parvient pas à restituer
convenablement la conception de Nussbaum parce que, comme je l’ai
montré, elle ne voit pas que celle-ci repose sur une interprétation élargie
du concept de rationalité. Il faut pourtant bien voir que le travail de
Nussbaum sur l’éthique et la littérature pose un défi aux conceptions
philosophiques plus familières de nos capacités rationnelles, si nous
voulons non seulement l’évaluer justement, mais comprendre ce qui est
en jeu, moralement et politiquement, dans ses thèses centrales.
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152
6. J’ai donc montré qu’un grand nombre de critiques brouillent les
thèses majeures des écrits de Nussbaum sur l’éthique et la littérature.
Le travail de Nussbaum dans ce domaine dépend d’une psychologie
morale tout à fait particulière : elle inclut une conception de la rationalité
suffisamment large pour embrasser le discours littéraire comme tel. Parce
que ces critiques s’opposent à cette psychologie morale, ils échouent
souvent à remarquer la substance même de la position de Nussbaum. S’il
est vrai que le travail de Nussbaum a été mal interprété, il faut reconnaître
que Nussbaum elle-même en est partiellement responsable. Elle donne
parfois une représentation trompeuse des préoccupations qui habitent
ses propres écrits sur la littérature, et semble parfois se faire l’avocate
d’une conception du rôle de l’affect dans la pensée et dans l’action qui,
parce qu’elle s’oppose aux conceptions qu’elle développe dans ses écrits
principaux sur la philosophie et la littérature, peut justifier l’hostilité de
bon nombre de critiques. L’un de ces passages les plus évidents apparaît
dans un article où Nussbaum attaque les écrits de Cora Diamond sur
l’éthique et la littérature 28.
Il y a quelque chose d’étonnant dans le simple fait que Nussbaum
éprouve le besoin d’attaquer cette partie du travail de Diamond. Dans
ses écrits sur la littérature (qui remontent au début des années 1990),
Diamond discute différents poèmes et romans pour montrer comment
ils ouvrent nos yeux sur des aspects de nos vies en vertu de leurs stratégies
d’engagement émotionnel. Elle veut aller à l’encontre de l’idée que la
rationalité est la prérogative de l’argument et montrer qu’il y a une
pensée responsable au-delà 29. Ce projet en fait une alliée naturelle de
Nussbaum. D’ailleurs, la convergence entre les travaux de Diamond et
de Nussbaum n’est pas passée inaperçue. Diamond elle-même souligne
28 « Allies or Adversaries? The Problematic Relationship between Literature and
Ethical Theory », Frame: Tijdschrift voor Literatuurwetenschap, 2000, vol. 17, n° 1,
p. 7-26. Pour un traitement semblable du travail de Diamond, voir « Why Practice
Needs Ethical Theory: Particularism, Principle and Bad Behavior », dans Steven J.
Burton (dir.), “The Path of the Law” and its Influence: The Legacy of Oliver Wendell
Holmes, Jr., Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 50-86.
29 Cora Diamond, « Rien que des arguments ? » (1980-1981), L’Esprit réaliste (1991),
trad. Emmanuel Halais et J.-Y. Mondon, Paris, PUF, 2004.
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alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
sa sympathie pour des aspects importants du travail de Nussbaum dans
une série d’articles dans lesquels, entre autres choses, elle discute la thèse
centrale de La Connaissance de l’amour sur le lien nécessaire entre forme
et contenu 30.
La critique que Nussbaum adresse à Diamond apparaît dans un article
où elle s’intéresse au lien entre littérature et théorie éthique. Nussbaum
affirme que les philosophes moraux qui, comme elle, s’intéressent à la
littérature doivent reconnaître que « certaines œuvres littéraires sont
des alliées valables pour la théorie morale, nous aident à comprendre
[des questions controversées] qui concernent la perception morale et
les notions morales, d’une manière que nous ne pourrions pas bien
faire [autrement] » 31. Cette position est cohérente avec les aspects du
travail de Nussbaum que j’ai discutés dans ce texte. J’ai souligné ses
efforts pour montrer qu’une étude de la littérature plaide en faveur d’une
compréhension particulière de la signification rationnelle de l’affect.
Dans l’article que je commente à présent, elle observe en effet que cette
compréhension peut être acceptée par les théoriciens, décrite et discutée.
Le but principal de Nussbaum dans cet article est de prendre ses distances
avec les conceptions des philosophes qui, loin de s’accorder avec elle sur
le lien entre littérature et théorie morale, supposent que la littérature se
tient dans une relation d’opposition avec cette théorie. C’est à ce propos
qu’elle se tourne vers le travail de Diamond. La raison pour laquelle
Nussbaum mentionne ici Diamond n’est pas claire d’emblée. Diamond
ne dit jamais qu’elle considère que la littérature représente une menace
pour la théorie morale, et Nussbaum ne prétend pas qu’elle le fait. Ce
qui émerge au fil de l’article de Nussbaum est que cette dernière accuse
Diamond de représenter la littérature comme « un adversaire » de la
théorie morale parce qu’elle pense que Diamond critique injustement le
travail de certains théoriciens.
30 Voir en particulier « Martha Nussbaum and the Need for Novels », Jane Adamson
(dir.), Renegotiating Ethics in Literature, Philosophy and Theory, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 39-64. Voir aussi « Passer à côté de l’aventure »
(1985) et « Se faire une idée de la philosophie morale » (1983), reproduits dans
L’Esprit réaliste, op. cit.
31 Nussbaum, « Allies or Adversaries? », art. cit., p. 10.
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Le seul argument que Nussbaum donne à l’appui de cette thèse est un
commentaire de ce qu’elle considère comme un traitement injustement
critique de la part de Diamond du travail de Onora O’Neill. Dans ses
écrits sur des thèmes littéraires, Diamond critique deux articles dans
lesquels O’Neill discute la signification morale de la littérature 32.
Pour comprendre pourquoi Nussbaum peut dire que Diamond est
injustement critique, nous devons d’abord comprendre le propos que
Nussbaum attribue à O’Neill. Nussbaum commence par dire que O’Neill
croit que la littérature a besoin de faire équipe avec la théorie morale
parce que le type d’imagination qu’elle cultive « n’est que trop facilement
corrompu » 33. Le reste du rappel des thèses de O’Neill est consacré aux
types de considérations qui, selon Nussbaum, conduisent O’Neill à
formuler ainsi sa conception. La pensée de O’Neill, d’après Nussbaum,
est que :
Les romans [...] ne sont pas équitables dans leur attention ; nous sommes
souvent attirés par les personnages qui nous ressemblent, et pouvons
facilement être amenés à négliger les revendications de ceux qui sont
différents de nous. En outre, le roman est lui-même une forme culturelle
relativement circonscrite ; il n’est pas clair qu’il soit adapté pour cultiver
une considération équitable pour toute vie humaine. Ainsi, à tout le
moins, les romans ont besoin de s’allier les théories qui nous disent
le fondement de notre préoccupation et critiquent une attention
inégale 34.
Dans ce passage, Nussbaum attribue à O’Neill la conception selon
laquelle nos engagements avec la littérature ont besoin de se voir ajouter
la théorie d’une manière particulière. Elle nous dit que O’Neill croit
que les types d’exercices imaginatifs suscités par la littérature sont en
eux-mêmes peu fiables et qu’ils doivent être soumis à la discipline des
32 Onora O’Neill, «The Power of Example », Constructions of Reason: Explorations of
Kant’s Practical Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 165186, et critique de Stephen Clark, The Moral Status of Animals, The Journal of
Philosophy, 1980, vol. LXXVII, n° 7, p. 445.
33 Ibid., p. 22.
34 Ibid., p. 23.
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155
alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum
arguments indépendants qu’apportent les théories. De plus, Nussbaum
affirme qu’elle-même est d’accord avec les conceptions qu’elle attribue
ainsi à O’Neill. Ce point vaut la peine d’être souligné parce que les
conceptions en question vont directement à l’encontre des propres
contributions de Nussbaum sur le débat entre philosophie et littérature.
Elles dépendent d’une compréhension plus étroite de nos facultés
rationnelles que Nussbaum rejette et que des critiques comme Posner,
Landy et Vogler adoptent de façon non critique.
On pourrait peut-être dire que j’ai mal lu Nussbaum et qu’elle
n’applaudit pas O’Neill pour avoir adopté une psychologie morale que
Nussbaum critique abondamment par ailleurs. Pourtant, même dans
ce cas, cela n’aidera pas beaucoup Nussbaum. Même si elle ne loue pas
O’Neill pour avoir adopté la psychologie morale qu’elle rejette par ailleurs,
il demeure que O’Neill adopte cette psychologie morale. O’Neill croit
que les philosophes moraux tendent à s’intéresser aux œuvres littéraires
parce que ces œuvres offrent des stratégies utiles et non rationnelles pour
revivifier la communication morale rationnelle qui s’est affaiblie. Dans
l’article que Nussbaum discute, O’Neill part de cette conception de la
littérature comme une ressource non rationnelle pour déclarer ensuite que
les œuvres littéraires particulières peuvent tout aussi bien conduire à des
conceptions ignorantes et pernicieuses qu’à des conceptions éclairées 35.
En outre, elle conseille de compléter les discussions des textes littéraires
par des principes (des principes « qui indiquent ou suggèrent quels types
de correspondance entre exemples et cas réels sont importants, et lesquels
sont triviaux ») pour qu’elles puissent compter comme des contributions
pleinement rationnelles à la réflexion morale 36. Il faut souligner ici que,
en formulant cette suggestion, O’Neill tient simplement pour acquise la
conception plus étroite de la rationalité que le travail de Nussbaum sur la
philosophie et la littérature conteste. Ainsi, qu’il soit juste ou non de dire,
comme je le crois, que dans un article relativement récent Nussbaum
félicite O’Neill de défendre la psychologie morale qu’elle répudie par
ailleurs, il reste vrai que O’Neill se fait l’avocate de cette psychologie
35 « The Power of Example », art. cit., p. 173.
36 Ibid., p. 176.
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156
morale. En outre, lorsque dans son traitement de thèmes littéraires
Diamond critique O’Neill, son souci principal est bien de souligner cette
caractéristique du projet de O’Neill. Diamond décrit très clairement
comment O’Neill échoue à reconnaître la possibilité d’une conception
de la pensée rationnelle qui pourrait permettre à la littérature comme
telle de contribuer à la compréhension morale rationnelle. Il s’ensuit qu’à
certains égards, la critique que Nussbaum adresse à Diamond est tout
à fait perverse. Nussbaum critique Diamond parce que celle-ci met en
cause une compréhension de la pensée morale rationnelle qui exclurait
la conception même de l’intérêt moral de la littérature dont Nussbaum
se fait la championne. Il suit de ses réflexions (et c’est sur cela que je veux
insister) qu’on a raison de dire que Nussbaum invite à une mauvaise
compréhension de son propre travail sur la littérature. Dans la mesure
où dans des écrits récents, elle tend à applaudir des conceptions de la
puissance morale de l’émotion qui flirtent avec les vues qu’elle critique,
elle encourage les confusions que trahissent de nombreuses critiques.
Je viens d’affirmer que Nussbaum n’est pas toujours une porte-parole
fiable de ses propres conceptions sur l’éthique et la littérature. Je voudrais
terminer en transformant cette critique en compliment. Ce qui semble
conduire Nussbaum à abandonner une de ses thèses principales, dans les
articles que je viens de discuter, est le souci de représenter son travail sur
la littérature comme l’allié de certaines contributions à la théorie morale
(par exemple, celle de Onora O’Neill) à laquelle elle est substantiellement
opposée. Le compliment sur lequel je voudrais conclure est le suivant.
Il faut voir que les discussions de la littérature de Nussbaum sont plus
éloignées de certaines tendances de la théorie éthique contemporaine
qu’elle ne semble le penser : cela permet d’apprécier non seulement
pourquoi ces discussions ont été l’occasion de malentendus importants,
mais également pourquoi elles représentent, comme je le crois, des
contributions pionnières.
Traduit de l’anglais par Solange Chavel
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LA JALOUSIE EST-ELLE UNE PASSION PRIVÉE ?
Gabrielle Radica*
CONNAISSANCE DES PASSIONS, ÉVALUATION DES PASSIONS
raison publique n° 13 • pups • 2010
Depuis ses études sur la philosophie morale grecque (notamment The
Therapy of Desire) et jusqu’aux travaux de philosophie contemporaine
comme Upheavals of Thought ou, plus récemment, Hiding from
Humanity, Martha Nussbaum a entrepris de réfléchir sur les passions. Ce
travail comprend deux aspects distincts : d’une part l’effort pour définir
une méthode appropriée de connaissance des émotions 1, d’autre part
l’exhibition de la dimension possiblement publique des émotions 2. Ces
deux démarches sont liées, mais peuvent néanmoins entrer en tension.
Pour ce qui concerne l’entreprise de connaissance des passions, la
méthode de Martha Nussbaum consiste à convoquer toutes les disciplines
qui traitent des passions : sociologie, ethnologie, psychologie, histoire,
littérature. Cette pluridisciplinarité lui permet de ne pas s’enfermer dans une
définition exclusivement intérieure, subjective, ni non plus exclusivement
corporelle des émotions. Une telle ouverture disciplinaire permet également
de reconnaître que les passions subissent des déterminations collectives qui
les modèlent et doivent être prises en compte dans leur définition.
157
* Gabrielle Radica est maître de conférences à l’université de Picardie-Jules Verne,
membre du CURAPP, UMR 6054.
1 Voir Martha Nussbaum, La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel,
Paris, Cerf, 2010 ; Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge,
Cambridge University Press, 2001.
2 Voir Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 1995 ; Hiding from Humanity. Shame,
Disgust and the Law, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2004.
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158
Pour ce qui concerne la dimension publique des passions, le cadre
aristotélicien de sa réflexion morale permet à Martha Nussbaum de
comprendre que les émotions n’ont pas vocation à rester une affaire
purement privée, parce qu’elles ont toute légitimité à devenir des
arguments dans des discussions publiques, qui concernent notamment
la justice ou la politique. Publiques, les émotions peuvent l’être à divers
titres : elles le sont dans la mesure où elles ne sont pas étrangères à la
raison et ne constituent pas des processus purement individuels dénués de
sens. Au contraire, elles représentent même un instrument irremplaçable
d’évaluation de notre monde humain, et de ce fait, elles peuvent et même
doivent intervenir dans nos discours en tant qu’arguments légitimes, sous
certaines conditions d’acceptabilité : un juge, par exemple, ne devrait
pas refuser systématiquement pour élaborer ses décisions de prendre
en compte certaines émotions, qu’il s’agisse des siennes ou de celles des
différentes parties 3. Certes, cette prise en compte suppose un regard
critique, car certaines passions ont plus ou moins vocation à participer à
l’élaboration d’un jugement, et à devenir ainsi plus ou moins publiques.
Et il est certain que l’argumentation générale sur les émotions cède très
rapidement le pas à une étude précise de chaque émotion, tant il est
évident que toutes les émotions (peur, dégoût, colère, etc.) n’ont pas la
même pertinence publique.
Or, dans ces deux démarches, cognitive d’une part, et évaluativecritique de l’autre, les passions sont toujours sujets et objets : Martha
Nussbaum veut à la fois que les passions soient mieux connues et
qu’elles soient reconnues à leur tour comme moyens de connaissance
appropriés, voire indispensables, de certaines situations humaines. De
façon analogue, dans la démarche évaluative, l’auteure cherche autant à
évaluer différentes passions afin de mesurer leur possible reconnaissance
publique, qu’à montrer que celles-ci sont des instruments d’évaluation
légitimes des situations humaines.
3 Voir Poetic Justice, p. 99, ouvrage dont l’ambition est de montrer qu’une telle capacité
empathique des juges pourrait se développer par la lecture des romans. Voir aussi les
toutes premières pages de Hiding from Humanity, qui offrent des exemples frappants
de recours aux émotions lors de procès américains contemporains.
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Cette tension apparaît de manière exemplaire dans le cas de la jalousie :
si l’on reconnaît, dans une perspective culturaliste, que les formes de
cette passion varient en fonction de la société dans laquelle elle s’inscrit,
alors on devrait comprendre que, par exemple, dans la société espagnole
du xviie siècle, un homme trompé par une femme la tue, légitimement,
voire impérativement, puisque c’est ce que dicte le code de l’honneur de
cette société. Si l’on cherche plutôt à examiner si telle ou telle passion a
légitimement fait agir une personne, si cette personne peut la citer pour se
défendre, alors on renonce à donner droit de cité à une jalousie masculine
qui tient la femme au rang de chose ou de sujet soumis à l’homme auquel
elle s’est liée. Or, dans ce conflit entre la possibilité et l’impossibilité de juger
la jalousie, Martha Nussbaum opte nettement pour la solution qui consiste à
préserver son jugement, et elle préfère condamner la jalousie. C’est à ce titre
qu’elle refuse à celle-ci une place privilégiée dans l’éventail des passions 4 et
159
gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
Malgré tout, il semble qu’une tension demeure entre le fait que les passions
ont une nature qui n’est pas purement privée ni intérieure, et le fait qu’elles
ont une valeur qui peut devenir publique. Si telle émotion individuelle est
plus ou moins susceptible d’être comprise, et reprise par d’autres acteurs, puis
d’être ainsi reconnue collectivement et publiquement comme importante et
pertinente, alors ce sont ultimement des jugements élaborés par un « je », puis
repris par un « nous », qui accordent un statut public à telle ou telle passion ;
telle est la voie critique empruntée et défendue par Martha Nussbaum dans
Hiding from Humanity par exemple au sujet du dégoût et de la honte. Si l’on
considère en revanche qu’une émotion est façonnée ou déterminée par des
institutions et des cadres culturels particuliers, alors la détermination sociale
prime, et, en incitant telle ou telle passion à se développer sous certaines
formes, cette détermination impersonnelle empêche au contraire de prendre
une distance critique vis-à-vis de la pertinence publique de la passion en
question, puisque certains préjugés, certains présupposés font passer cette
passion pour allant de soi dans la société où elle apparaît.
4 La citation de Proust placée en exergue du livre (Upheavals of Thought, op. cit., p. VII),
présente simplement la jalousie comme un des aspects et un des effets de l’amour
chez Charlus.
raison13.indb 159
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160
qu’elle en fait une passion qui devient parasite lorsque nous désirons
exercer une attention morale fine 5 ; c’est à ce titre qu’elle valide les
positions de psychanalystes comme Winnicott ou Fairbairn qui font
de la jalousie en général un stade de développement des sentiments
envers les proches qu’il est souhaitable de dépasser 6, dans la mesure
où la jalousie contient un désir de maîtriser un environnement par
définition non maîtrisable, et de posséder des personnes qui n’ont pas
à être possédées. Une bonne part du travail moral consiste en effet
selon Martha Nussbaum à reconnaître les limites de notre maîtrise sur
les objets et les choses qui comptent pour nous, ainsi qu’à accepter la
possibilité du tragique et de la souffrance causée par notre dépendance
à leur égard. Parce qu’elle est fréquemment agressive, parce qu’elle
peut entraîner la violence, la jalousie se voit refuser dans Hiding from
Humanity le statut de motif légitime à prendre en compte dans les
considérations juridiques : elle ne saurait plus de nos jours justifier
l’adoucissement des peines réservées aux crimes passionnels. De
même en effet que le dégoût socialement construit promeut souvent
une revendication illégitime d’inégalité entre les êtres humains, de
même la jalousie amoureuse et violente porterait avec elle l’idée d’une
possession réifiante de l’amant(e) ou de l’époux (épouse), qui n’a plus
lieu d’être dans une société libérale et égalitaire 7.
À propos de la jalousie, Martha Nussbaum semble donc faire prévaloir
préjudiciellement l’approche critique et évaluative, au détriment de
l’explication et de la description, dans la mesure où elle croit cette
passion incapable de franchir le stade de la publicité des arguments :
la jalousie est présentée comme une corruption violente de l’amour.
D’une façon générale, l’auteure semble préférer défendre la possibilité
5 La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 80, 84, 246.
6 Upheavals of Thought, op. cit., chap. 4, « Emotions and infancy », p. 174 sq.
7 Hiding from Humanity, op. cit., p. 15: « On the other hand, one could argue that
jealousy is always suspect, always normatively problematic as a basis for public
policy (however inevitable or even at times appropriate in life) because it is likely
to be based on the idea that one is entitled to control the acts of another person,
an idea reinforced by centuries of thought that have represented women as men’s
property ».
raison13.indb 160
24/09/10 19:17:22
Dans sa brutalité et sa violence, dans sa négation de la liberté de l’autre,
la jalousie ne peut certes accéder à la sphère des émotions publiques. Mais
elle n’est pas nécessairement violente et négatrice de la liberté d’autrui.
Savoir qu’elle est un élément irréductible de la vie passionnelle, et que
sa manifestation est toujours dépendante d’un cadre social et public,
permet dans un premier temps de comprendre la différence entre des
manifestations acceptables et des manifestations inacceptables de la
jalousie.
En outre, si Martha Nussbaum enseigne que la littérature est une voie
d’approche privilégiée des passions, je voudrais montrer à travers deux
exemples (la nouvelle Chéri de Colette, et Julie ou la Nouvelle Héloïse
de Rousseau) la possibilité d’un travail à la fois éthique et romanesque
sur la jalousie, qui articule précisément sa connaissance à la recherche
critique de sa légitimité. Ces deux textes permettent de voir comment
s’entrelacent dans des histoires d’amour singulières la dimension privée, la
dimension intersubjective et la dimension morale de la jalousie, révélant
161
gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
d’évaluer les passions contre le repli relativiste qui renonce à juger une
passion du fait de la variété de ses manifestations 8.
Et pourtant, sa propre méthode de connaissance des passions, si elle
était appliquée à la jalousie, permettrait de mieux situer cette passion
par rapport à la frontière du privé et du public, et peut-être également
d’abandonner cette condamnation tranchée que l’auteure porte su
la jalousie. Notamment, le rôle que Martha Nussbaum confère à la
littérature dans notre connaissance des passions est particulièrement
important en ce qui concerne la jalousie. Mon objet ici est donc de
suspendre provisoirement le jugement critique de Martha Nussbaum sur
la jalousie, afin de montrer qu’une connaissance de la jalousie développée
selon les principes mêmes de Martha Nussbaum devrait permettre
de nuancer cette première critique, et de renoncer par exemple à sa
caractérisation systématique comme passion violente et intraitable.
8 Voir Martha Nussbaum, « Constructing love, desire and care », dans D. Estlund &
Martha Nussbaum (dir.), Sex, Preference and Family. Essays on Law and Nature,
New York, Oxford University Press, 1997, p. 17-43, p. 18.
raison13.indb 161
24/09/10 19:17:23
à cet égard que la jalousie peut être dépassée, voire rendue acceptable par
un travail littéraire sur les représentations et les points de vue, et sur les
relations entre les personnes.
JALOUSIE PRIVÉE, JALOUSIE SOCIALE
162
Le refus récurrent de Martha Nussbaum de simplifier la conception
des rapports entre privé et public s’oppose notamment à l’idée que cette
frontière coïnciderait avec une distinction elle-même trop simple entre les
passions et la raison, comme si la raison devait occuper la sphère publique
et les passions la sphère privée. Les passions informent en réalité l’activité
publique et juridique 9, parfois sans même que l’on en soit conscient, et
inversement la rationalité n’est pas absente des passions.
Or, une des représentations banales de la jalousie, relayée dans les films
ou les romans, et loin des scènes sanglantes que les tribunaux ont parfois
à traiter, est celle d’une douleur individuelle, d’une expérience solitaire,
mêlée de honte, difficile à partager parce que l’on répugne à le faire. Tel
est le cas du personnage récemment interprété par Dominique Blanc
dans le film L’Autre de Trividic (2009). Une femme, qui a voulu tenir à
distance de toute vie conjugale un amant plus jeune qu’elle, se retrouve
malgré elle victime d’une jalousie envahissante, lorsqu’elle comprend
que celui-ci est en train de s’installer dans une vie conjugale avec une
autre femme. Cette jalousie croît d’autant plus qu’elle n’a pas le droit
d’être exprimée, et que la protagoniste déploie plus d’efforts pour la
cacher et faire bonne figure ; cette jalousie est d’autant plus mordante
que, la rivale étant du même âge que la protagoniste, une équivalence
confuse et sommaire entre elles deux s’impose à elle, et rend encore
9 Dans Hiding from Humanity, Martha Nussbaum reconnaît l’existence d’une norme de
la peur raisonnable qui permet de justifier la catégorie de meurtre en légitime défense
par exemple ; elle critique en revanche le recours à l’idée d’un « dégoût normal »,
standard, sur lequel on pourrait fonder la condamnation de l’homosexualité. Par là,
elle montre les limites de l’application du principe de non-nuisance de Mill : se voir mis
en danger est incomparable avec le fait d’être « dégoûté » par les pratiques sexuelles
d’autrui.
raison13.indb 162
24/09/10 19:17:23
Privée, au sens très large de « libre de l’intrusion du politique et des
décisions collectives », ou « libre de l’intrusion du juridique et des
institutions », comme pourrait le réclamer une revendication libérale, la
jalousie ne l’est pas, puisque les relations amoureuses sont déterminées
par différentes décisions politiques, lois, structures familiales, droits des
individus, qui font varier la jalousie en fonction de ce cadre. Martha
Nussbaum montre par exemple que les décisions judiciaires étatsuniennes sur les crimes passionnels ont plus ou moins suivi l’évolution
des droits des femmes. Même quand elles protègent les femmes des
violences de la jalousie après les y avoir livrées, les lois portent encore
avec elles une norme collective déterminant le champ qu’il est acceptable
de laisser à la jalousie.
Privée au sens, libéral encore, de « libre de l’intrusion des mœurs, de
l’opinion publique, et du regard normatif de ceux avec qui nous faisons
société », la jalousie risque de ne pas l’être puisque normes sociales et
culturelles modèlent en permanence les comportements, donnant à la
jalousie et ses manifestations des limites raisonnables. Freud établit par
raison13.indb 163
163
gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
plus difficile à l’héroïne de comprendre pourquoi une autre lui a été
préférée. L’impossibilité de dire cette jalousie, aussi bien que la fixation
obsessionnelle de l’héroïne sur l’identité de sa rivale si proche et qu’elle
ne connaît pas, aura raison de sa santé mentale et de son identité. Le
spectateur comprend que « l’autre » femme qui la rend folle, celle qui est
désignée par le titre du film, est bien sa rivale, mais aussi en même temps
elle-même, elle-même qu’elle finit par croire apercevoir en face d’elle,
dans un métro, elle-même dont le reflet dans la glace commence à agir
indépendamment d’elle lors de crises hallucinatoires : elle finira par se
faire du mal dans un accès de folie, ne sachant plus très bien qui est sa
véritable ennemie, ni comment la jalousie l’a rendue aussi étrangère à
elle-même.
Mais au-delà de tels emblèmes de douleur solitaire et incommunicable,
on peut aisément donner certains arguments raisonnables pour montrer
que la jalousie n’est pas une affaire purement psychologique ou intérieure ;
un premier travail consisterait à énoncer les différentes façons dont on
peut dire que la jalousie n’est pas privée.
24/09/10 19:17:23
164
exemple une différence entre la jalousie normale de l’époux réellement
trompé et la jalousie pathologique de l’époux qui, désirant tromper sans
s’autoriser réellement à le faire par respect du mariage, projette ses désirs
sur le conjoint, et finit par le soupçonner faussement des infidélités que
lui-même voudrait en réalité commettre 10. Loin de relever d’une norme
seulement psychologique, la normalité de la première jalousie relève en
fait de normes sociales, culturelles, liées à une conception précise d’un
amour qui doit être familial et monogamique, hétérosexuel, etc.
Privée au sens de « relevant du seul for intérieur » et non de l’interaction
avec autrui, enfin, et malgré l’exemple du film L’Autre, la jalousie a très
peu de raison de l’être, même quand la douleur de la jalousie amoureuse
concerne un être esseulé. La jalousie naît en effet d’une relation à deux
personnes au moins et découle toujours partiellement de l’attitude
qu’adoptent ces deux personnes.
La démarche philosophique pourrait s’en tenir là, et se satisfaire de
cette critique du statut privé de la jalousie et du repérage des nombreuses
déterminations collectives ou interindividuelles qui pèsent sur la jalousie.
Mais par le privilège accordé à Proust aux dépens de Platon dans « La
connaissance de l’amour » 11, Martha Nussbaum indique qu’à s’en tenir
à un tel point de vue extérieur et objectivant, on rate l’épreuve singulière
que constitue une passion. Suivant cet approfondissement de l’étude
proposé par Martha Nussbaum, nous sommes invités à découvrir que,
malgré les déterminations sociales, institutionnelles, et intersubjectives
dont elle est certes l’objet, la jalousie creuse toujours, en marge de la
norme sociale et du rapport à l’autre qui la modèlent, un espace que l’on
peut qualifier à nouveau de privé, une expérience du moins particulière
et singulière. À défaut d’un sujet préconstitué de la jalousie, c’est du
moins une subjectivation opérée par la jalousie qui se donne à voir, et
certaines œuvres littéraires qui en traitent la laissent mieux voir que des
textes philosophiques.
10 Sigmund Freud, « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa
et l’homosexualité », Revue française de psychanalyse, 1932, vol. V, n° 3, p. 391-401.
11 La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 387-423.
raison13.indb 164
24/09/10 19:17:23
JALOUSIE SOCIALEMENT ACCEPTABLE, FOLIE PRIVÉE
Parmi les trois types de déterminations collectives différentes qui
pèsent sur la jalousie, je choisis d’illustrer celle qu’imposent les mœurs
et l’opinion par la pièce Médée d’Euripide, qui raconte comment Médée,
délaissée par son mari pour Créüse, concocte une vengeance qui devrait
couper à Jason toute envie de se rire d’elle et de lui faire honte : rien de
moins que la mort de leurs enfants et de la future femme de Jason.
La Médée campée par Euripide n’exprime pas sa jalousie dans la solitude.
Euripide offre à la passion de son héroïne à la fois une sorte de jauge et de
réconfort, dans la figure du chœur des femmes corinthiennes ainsi que du
coryphée – qui est la nourrice. Se faisant l’écho de la jalousie de Médée, et la
rendant par là plus accessible à une seconde compassion qui serait celle du
public, le chœur et le coryphée véhiculent l’opinion commune des femmes
de cette société, leurs instruments d’évaluation et de mesure morale de ce
qu’est une jalousie acceptable. Le chœur confirme d’abord Médée dans son
désespoir car la situation d’abandon qui la guette est affreuse ; il n’y a rien de
pire pour une femme que de se retrouver sans foyer et sans soutien :
165
gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
Outre le retravail qu’elle propose de la frontière du privé et du public, Martha
Nussbaum oppose également un refus à la tentative de réduire la connaissance
des émotions à une recherche générale et objective de causes impersonnelles.
C’est ce qu’il convient aussi d’éviter, après avoir repéré les déterminations
sociales qui pèsent sur la jalousie, pour comprendre qu’elles n’en épuisent
pas l’explication. Passer à ce point de vue subjectif permet également de
comprendre que l’épreuve de la jalousie peut être normée par une certaine
mesure, et son épreuve vécue comme un écart plus ou moins important avec
cette jalousie normale. Comment réapparaît donc la subjectivité dans cette
passion largement façonnée par des normes collectives ?
Ô patrie, ô demeure, puissé-je ne pas me voir sans cité, traversant
durement une existence de misère, de lamentables chagrins ! Vienne la
mort, la mort, auparavant me dompter ! Qu’à mes jours elle mette un
terme ! Entre les peines, nulle ne passe la privation de la patrie 12.
12 Euripide, Médée, tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1956, trad. Louis Méridier, p. 147.
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166
Toutefois, ce rôle de spectatrice impartiale avant la lettre, et d’agent
moral raisonnable tenu par le chœur féminin et le coryphée, met bien en
lumière, précisément parce qu’il s’agit d’une norme, à la fois un soutien
et les limites de ce soutien. Dès que Médée parle de vouloir s’en prendre
à ses enfants, la frontière est tracée entre elle et le coryphée qui se récrie :
« Puisque tu nous as communiqué tes desseins, je veux à la fois te servir, et
aux lois humaines prêter main-forte : loin de toi ces actions ! » 13. Médée
répond : « Impossible autrement. Mais ton langage a une excuse : tu n’es
pas, comme moi, cruellement traitée » 14. L’indication de la singularité
de la détresse de Médée révèle alors en creux, précisément comme ce que
nous ne pouvons atteindre ni comprendre par empathie, une jalousie qui
n’appartient qu’à la seule Médée, et qu’elle ne peut que subir de façon
privée et solitaire 15.
La folie de sa jalousie ne sera de ce fait pas une maladie individuelle, mais
bien cet écart avec la norme sociale de la jalousie et avec sa modération
convenable décrite par le chœur. Privée, la jalousie le redevient dans
la mesure où éprouvée dans un écart avec la norme, elle retrouve une
expérience incapable de susciter l’empathie et la compréhension.
Se contenter de décrire les déterminations causales et impersonnelles
qui pèsent sur les émotions serait tout à la fois manquer la nature
également subjective des émotions, et s’interdire de mener une réflexion
normative et évaluative à leur sujet.
Or les romans, plus propices que le théâtre à la compréhension d’une
évolution des personnages et de leurs passions, apportent à une telle
13 Ibid., p. 153.
14 Ibid.
15 Sur la Médée de Sénèque, voir Nussbaum, The Therapy of Desire, op. cit.,
chapitre 12, « Serpents in the Soul: A Reading of Seneca’s Medea », p. 439-483,
p. 441 : « What does this awful nightmare have to do with us? Seneca’s claim is
that this story of murder and violation is our story – the story of every person
who loves […]. Medea’s problem is not a problem of love per se, it is a problem
of inappropriate, immoderate love ». Et dans la note de la page 441, Martha
Nussbaum précise que le chœur adopte une position modérée et aristotélicienne
sur les passions, position qui suppose que l’on doit pouvoir éprouver les passions
en général et l’amour en particulier dans un cadre vertueux, tandis que l’histoire
de la folie de Médée représente la méfiance stoïcienne vis-à-vis de la possibilité de
modérer ses passions, notamment l’amour.
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étude des éléments absents des traités philosophiques des passions,
qui recourent à une démarche conceptuelle généralisante ou encore
purement causale.
ARRANGEMENTS AVEC LA JALOUSIE
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gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
C’est donc dans les romans que l’on acquiert une connaissance
supplémentaire de la jalousie ; je veux étudier plus particulièrement les
biais éthiques particuliers imaginés par les amants pour en éviter les pires
effets. Mes deux exemples présenteront des techniques de négociation
à la fois romanesque et morale avec les souffrances de cette passion de
jalousie.
En femme qui désire contrôler les débordements de son émotion, Léa
de Lonval s’emploie dans la nouvelle Chéri de Colette 16 à se prémunir
contre la jalousie. La jalousie est pourtant la nouvelle compagne qui doit
désormais remplacer son amant actuel car celui-ci, Chéri, le fils de sa
camarade de toujours, Charlotte, doit bientôt se marier. Chéri a cherché
auprès de Léa la bonne mère, dans une opposition à sa propre mère
Charlotte, cauchemardesque et vulgaire. En « courtisane bien rentée » 17
Léa comprend donc qu’elle vit certainement avec lui, à quarante-neuf
ans, son dernier amour et la nouvelle raconte la fin de cette histoire.
Le lecteur assiste au dressage émotionnel permanent que s’impose
cette femme de caractère. Dialoguant avec Chéri ou avec Charlotte, sa
meilleure ennemie, qui ne cherche qu’à la piquer en disant les choses qui
blessent le plus, Léa a d’abord nié son amour dans ses propos, par bravade.
Désormais elle nie sa jalousie. Mais le lecteur a tout loisir de comprendre
la latence de ces sentiments dans les dialogues, notamment dans les
échanges semi-joueurs, semi-agressifs qui ont lieu entre elle et Chéri,
et qui disent en creux tout l’attachement que les personnages refusent
d’exprimer pour garder leur contenance de personnes maîtresses d’ellesmêmes. Le sentiment est visé, rarement nommé, sauf dans les crises.
16 Colette, Chéri, Œuvres, 4 vol., Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1984-2001, t. II,
p. 717-828.
17 Ibid., p. 722.
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C’est une telle crise qui advient à Léa, une fois seule avec elle-même,
quand le monologue intérieur lénifiant qu’elle opposera obstinément à
la situation (« Ils font l’amour en Italie, à cette heure-ci, sans doute. Et
ça, ce que ça m’est égal… » 18) se fera interrompre violemment par les
manifestations incontrôlées de son corps, totalement indépendantes de sa
conversation intérieure consciente et volontaire 19 : convulsions, douleurs
à l’estomac intempestives, larmes. À cela, elle n’oppose que de nouvelles
dénégations 20, mais ces accommodements solitaires, et certainement
trop privés, ne fonctionnent pas, et les gestes quotidiens qui indiquent
l’absence de Chéri l’abattent systématiquement à nouveau 21.
C’est son amant, pourtant le falot de l’histoire, et le taciturne, qui
propose à Léa une voie pour sortir de cette jalousie par un montage
moral et narratif. Quand, lors de leur ultime rencontre, Léa se lance dans
des invectives inopportunes contre sa rivale, celui-ci proteste et invoque
l’ancienne Léa, qu’il oppose à cette mauvaise Léa actuelle. L’ancienne
Léa n’était jamais mesquine mais généreuse, et ce, jusqu’avec ses rivales,
et jusqu’avec sa propre jalousie. Lui offrant cette vision qu’il a toujours
eue d’elle, il lui donne ainsi un meilleur rôle dans une meilleure histoire,
et offre à la jalousie de Léa une place compatible avec son orgueil et son
estime de soi :
Moi, je sais comment doit parler Nounoune ! Je sais comment elle doit
penser ! J’ai eu le temps de l’apprendre. Je n’ai pas oublié le jour où tu
me disais, un peu avant que je n’épouse cette petite : « Au moins, ne sois
pas méchant… Essaie de ne pas faire souffrir… j’ai un peu l’impression
qu’on laisse une biche à un lévrier… » Voilà des paroles ! Ça, c’est toi !
18 Ibid., p. 760 sq.
19 « Soudain un malaise, si vif qu’elle le crut d’abord physique, la souleva, lui tordit
la bouche, et lui arracha, avec une respiration rauque, un sanglot et un nom :
“Chéri !”. Des larmes suivirent, qu’elle ne put maîtriser tout de suite. Dès qu’elle
reprit de l’empire sur elle-même, elle s’assit, s’essuya le visage, ralluma la lampe »,
ibid., p. 760.
20 Ainsi, prenant sa température après une crise : « Trente-sept. Donc ce n’est pas
physique. Je vois. C’est que je souffre. Il va falloir s’arranger », p. 761.
21 Ibid., p. 761 : « “Je crois que j’étais folle, tout à l’heure. Je n’ai plus rien.” Mais un
mouvement de son bras gauche, involontairement ouvert et arrondi pour recevoir
et abriter une tête endormie, lui rendit tout son mal et elle s’assit d’un saut ».
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[…] Et cette nuit encore, reprit-il, est-ce qu’un de tes premiers soucis
n’a pas été pour me demander si je n’avais pas fait trop de mal là-bas ?
Ma Nounoune, chic type je t’ai connue, chic type je t’ai aimée, quand
nous avons commencé. S’il nous faut finir, vas-tu pour cela ressembler
aux autres femmes 22 ?
Il lui fait par là gentiment, mais fermement, changer son rôle en
revenant dans le passé et Léa accepte ce retravail de leur histoire commune
en le remerciant :
Il ne s’agit donc plus de taire la jalousie, mais de la dire différemment,
de l’intégrer dans une autre histoire avec des personnages meilleurs, dont
la générosité et la jalousie peuvent être enfin combinées et débarrassées
de toute mesquinerie. Toutefois, il est trop tard quand Chéri lui révèle
qu’elle lui est apparue ainsi, et au moment où l’amant donne le remède,
il s’en va.
S’il n’est certes pas question de rendre ce récit acceptable ni propice pour
une sphère publique, il s’agit du moins de trouver une version de l’histoire
qui satisfasse deux personnes à la fois, et qui mette en outre en forme leurs
passions privées dans un récit qu’elles veuillent bien reconnaître toutes
les deux simultanément. Ce récit étant possible puisqu’il ne déforme
pas outrageusement la réalité, une fois adopté, il permet à la jalousie de
Léa de prendre un sens tout à fait différent, de recevoir une pondération
moins forte par rapport aux autres sentiments louables à côté desquels il
prend place et ainsi de devenir moins douloureux.
169
gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
Tu as dit tout cela, tu as pensé tout cela de moi ? J’étais donc si belle à tes
yeux, dis ? Si bonne ? À l’âge où tant de femmes ont fini de vivre, j’étais
pour toi la plus belle, la meilleure des femmes, et tu m’aimais ? Comme
je te remercie, mon chéri… La plus chic, tu as dit... Pauvre petit 23…
22 Ibid., p. 823.
23 Ibid., p. 825. Certes elle nuance ensuite le jugement de Chéri, mais cette nuance
est encore une façon d’accepter cette perspective morale proposée par Chéri : « Si
j’avais été la plus chic, j’aurais fait de toi un homme, au lieu de ne penser qu’au
plaisir de ton corps, et au mien. La plus chic, non, non, je ne l’étais pas, mon chéri,
puisque je te gardais ».
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170
De tels efforts rhétoriques peuvent aller plus loin qu’une légitimation
rétrospective d’un personnage, et participer à une véritable entreprise
d’amélioration ou de réformation morale. Dans la Nouvelle Héloïse 24, on
voit Julie recourir à ce genre de fiction morale pour s’épargner sa propre
jalousie, mais elle ne songe pas seulement à elle-même en faisant cela.
L’articulation de son dispositif discursif d’interprétation de la jalousie
à la morale et au reste des hommes, est encore plus frappante que dans
l’exemple de Chéri. En effet, quand Saint-Preux lui avoue qu’il s’est laissé
entraîner malgré lui dans une maison close par des amis qui voulaient
mettre sa fidélité envers Julie à l’épreuve, qu’il a pris des prostituées pour
la femme d’un colonel entourée de sa compagnie, du vin blanc pour
de l’eau, et en somme « des vessies pour des lanternes », Julie déploie
l’argumentaire suivant, destiné également à empêcher la jalousie.
Elle explique qu’elle n’est pas en colère, mais triste. Puis, elle assortit très
étonnamment cette réponse d’une leçon agacée de sociologie et d’une
leçon de stylistique à l’adresse de son amant penaud. Elle assure qu’elle en
veut moins à Saint-Preux d’avoir couché avec une prostituée, que d’avoir
mal raconté, mal analysé les mœurs parisiennes dans ses précédentes
lettres. Plus précisément, elle accuse son amant d’avoir jugé de la ville par
ses oisifs et par ses grands, d’avoir jugé du pays par sa capitale, d’avoir en
sus pris ce faisant un ton de petit-maître et de bel esprit.
Le lecteur ne sait d’abord que penser de ces méthodes d’esquive
d’une scène de jalousie. S’agit-il d’un stratagème pitoyable et désespéré
de déplacement du problème, ou d’une analyse vraiment fine de la
situation dans laquelle se trouve Saint-Preux ? Il semble bien que tous
ces griefs procèdent au contraire d’une analyse intelligente de la logique
des sentiments respectifs de Julie et de Saint-Preux, et même d’une
intelligence qui lui est donnée par ces sentiments eux-mêmes : au ton
où se trouve l’amour de Julie, elle ne peut se contenter d’une jalousie
ordinaire.
Les commentateurs de Rousseau ont pu à juste titre souligner
l’importance de ces indications de la lettre XXVII, mais peu ont noté
24 Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Partie II, lettre XXVII, Œuvres complètes, éd.
Raymond Gagnebin, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1959-1995, 5 vol., t. II.
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raison13.indb 171
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gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ?
le surprenant contexte amoureux de lutte contre la jalousie dans lequel
prennent place ces règles de la méthode sociologique et les préceptes de
ce nouvel art d’écrire à son amante.
Une explication psychologique assez rase pourrait arguer de motifs
inconscients de Julie : « Retourne dans des ateliers », lui dirait-elle à
ce prix, « va dans des foyers modestes, tu fréquenteras moins de dames
séduisantes ». Et la moralité de Saint-Preux ainsi que son habileté
sociologique, dont Julie regrette tant qu’elles lui fassent actuellement
défaut, découleraient ainsi à nouveau et comme mécaniquement des
fréquentations de Saint-Preux redevenues démocratiques.
Mais Julie s’en prend moins directement aux fréquentations de SaintPreux, qu’aux sentiments dont ces fréquentations sont le symptôme.
Sans cela, cette lettre aurait peu d’intérêt moral, et serait platement
moralisatrice et jalouse.
Si Saint-Preux a trompé Julie, c’est que le mal était déjà fait, et c’est
à ce mal qu’il faut remonter. Que s’est-il passé ? Le diagnostic de
Julie porte bien sur les sentiments de Saint Preux et leur évolution :
Saint-Preux aurait commencé à développer son amour-propre trop
fortement, et aurait voulu se distinguer à Paris. C’est donc une même
corruption de son amour de soi en amour-propre qui l’a fait tout
à la fois mal décrire Paris, tromper Julie, et devenir trop sensible à
l’attrait des apparences et du luxe, ainsi qu’à cette mauvaise honte qui
l’a empêché de se tirer franchement de ce mauvais pas. Condamner
les fréquentations aristocratiques de Saint-Preux, c’est donc surtout
condamner le développement regrettable de son amour-propre, qui
seul menace l’amour de ces amants suisses, placé initialement sous le
signe de l’amour de soi innocent.
Julie distingue donc ce qu’a fait Saint-Preux, qu’elle oublie, de ce qu’il
est en train de devenir, et qui transpire dans ses lettres. Elle préfère être
triste pour ce qu’il sent, que jalouse de ce qu’il a fait. La jalousie est
ainsi évitée avant d’avoir pu naître, et remplacée par cette tristesse moins
déchirante pour elle-même, au terme d’une réflexion sur ce que doit
rester Saint-Preux. En rappelant rhétoriquement à l’existence certains
sentiments à préserver contre d’autres qu’il faut empêcher de faire naître,
elle propose de prévenir assez philosophiquement sa jalousie.
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raison13.indb 172
On pourrait considérer ces fictions morales des amants suisses comme
des esquives du problème posé par la jalousie et destinées à l’échec, ou
ces rôles meilleurs donnés à Léa et à Saint-Preux comme des fardeaux
trop lourds à porter. Leur intérêt ne réside pas toutefois dans leur succès,
mais dans le fait qu’ils traduisent une activité et un effort créatifs propres
aux passions elles-mêmes, et dans le fait que ces stratagèmes révèlent
la lucidité ou ce que Martha Nussbaum appelle « l’intelligence » des
émotions. De telles entreprises visent à transformer la violence de la
jalousie en un effort pour tisser un lien avec l’amant et même, dans le cas
de Julie, avec le reste de la société, car les relations morales des amants
avec l’ensemble de l’humanité déterminent nécessairement la qualité de
la relation amoureuse elle-même ; ces efforts visent également à intégrer
la jalousie dans un dialogue commun aux deux amants, au lieu de la
laisser s’exercer dans la violence de la solitude. Elles proviennent des
passions elles-mêmes et de la connaissance que celles-ci nous donnent
sur nos buts, sur ce qui compte vraiment.
Certes, ces deux efforts narratifs pour modeler la jalousie et lui donner
une forme acceptable, ou bien pour l’empêcher de naître, n’ont ici de
vocation qu’interpersonnelle ou morale, et non politique. Ce sont les
caractéristiques et le contexte de chacune de ces histoires singulières (le
tempérament de Julie, les rapports de Chéri et Léa) qui ont rendu ces
issues possibles. De telles solutions ne pourraient être transposées dans
une sphère plus large, et ne sauraient être généralisées. En ce sens, ces
efforts s’intègrent davantage dans une visée morale perfectionniste, que
dans une visée politique. Il n’en reste pas moins que l’articulation avec
une morale est présente dans l’exemple de Chéri et que l’articulation avec
une société donnée est présente dans l’exemple de Julie et Saint-Preux :
ce n’est pas par hasard que les manifestations de la jalousie engagent dans
les deux cas plus qu’une relation entre deux amants, mais doivent aussi
trouver place dans le rapport à autrui.
Dans ces deux cas, on trouve autre chose que la violence et la brutalité
que Martha Nussbaum semble considérer comme indissociables de la
jalousie ; on trouve bien plutôt une réflexion sur la légitimité d’éprouver
une jalousie et d’essayer d’en éviter la brutalité. Et s’il est clair que les
réserves de Martha Nussbaum concernant la légitimité qu’il y a à citer
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la jalousie comme circonstance atténuante dans les cas de violence
passionnelle touchent la question de la légalisation d’une violence
masculine, on peut remarquer que chez Colette, c’est l’homme, Chéri,
fût-il féminisé dans le roman, qui suggère à Léa une voie pour éviter la
violence de sa jalousie.
Une double question avait été posée au départ sur la jalousie : est-elle
privée, et est-elle légitime ? Il est apparu que ces deux questions sont
liées. Comprendre dans quelle mesure elle n’est que partiellement privée
oriente le regard que l’éthique porte sur elle. Une connaissance littéraire
de la jalousie montre en outre qu’elle peut s’accorder à la morale et aux
exigences de la société dans une entreprise perfectionniste.
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FIERTÉS ET DÉGOÛTS DANS L’ÉTHIQUE
DE PREMIÈRE PERSONNE
Patrick Pharo*
175
raison publique n° 13 • pups • 2010
Je voudrais essayer d’éclairer et de prolonger à partir de ma propre
démarche, celle de la sociologie morale, deux des acquis de l’œuvre
de Martha Nussbaum : l’humanisme libéral qui, s’inspirant de Mill,
recommande à l’État de ne pas empiéter sur les choix individuels lorsqu’ils
ne nuisent pas à autrui, et l’approche par les capabilités qui s’intéresse aux
conditions internes et aux supports externes permettant aux personnes
de sélectionner certains types de fonctionnement.
Ces deux acquis peuvent susciter des tensions, car la posture libérale plaide
plutôt pour la désimplication de la société et de la puissance publique, afin
de minimiser les risques de paternalisme dans le gouvernement de soimême, tandis que l’approche par les capabilités plaide au contraire en faveur
d’une implication publique pour le bien-être de chacun, avec ici le risque
d’une hiérarchisation des bonnes vies faisant violence aux choix et aux
propensions individuelles. Le cas est particulièrement net dans l’exemple
de la prostitution où le simple fait d’envisager des conditions sociales
rendant moins probable le recours à ce type d’activité semble impliquer
une hiérarchie des meilleures formes de vie et de travail 1. Cette tension
me semble étroitement liée à l’approche du libéralisme politique qui, par
construction, ne peut aborder les conceptions du bien qu’en termes de
non-intervention sur les valeurs de vie particulières et non préjudiciables
* Patrick Pharo est sociologue et chercheur au CERSES, CNRS/Université ParisDescartes.
1 Voir M. Nussbaum, « Whether from Reason or Prejudice: Taking Money for Bodily
Services », Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999.
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à autrui, ce qui peut favoriser une posture d’abstention éthique sur les
questions du bien, incompatible en fait avec toute la tradition des vertus
et des sagesses philosophiques et religieuses, dont le caractère commun
est au contraire de viser l’amélioration de soi-même dans la réflexion et le
dialogue avec autrui.
Une alternative possible, d’inspiration sociologique, consiste à aborder
les conceptions du bien à partir des destins personnels et sociaux tels qu’ils
sont vécus et réfléchis dans l’expérience individuelle et l’interaction sociale
ordinaire. Cette démarche s’impose avec d’autant plus de force qu’une
grande partie des préoccupations des sujets ordinaires porte en fait sur la
meilleure façon d’obtenir les biens de la vie et sur l’évaluation de leur propre
conduite à cet égard, et qu’ils sont généralement soucieux non seulement
de recueillir l’avis d’autrui sur ces sujets mais d’exprimer aussi leur propre
avis à autrui, quoiqu’il en soit du dogme libéral sur la pure autonomie des
valeurs personnelles. Une telle démarche n’implique évidemment aucun
paternalisme, puisqu’elle est entièrement compatible avec une réserve de
troisième personne sur les choix individuels, mais elle autorise aussi une
posture de découverte éthique sur la formation et le développement des
valeurs de vie dans des conditions biosociales non-choisies, ainsi que sur les
« exercices spirituels » 2 des personnes ordinaires pour réussir à vivre toutes
ces situations – l’idée étant simplement de considérer l’éthique comme
un mode de conduite de sa propre vie susceptible de faire l’objet d’une
critique réflexive ou sociale. Cette façon d’aborder l’éthique personnelle
sans projet correctif et sans pudibonderie sur l’intimité morale, permet
également de justifier une politique de soutien public aux destins difficiles,
de préférence à une indifférence libérale qui abandonne les individus à
leurs « responsabilités » heureuses ou malheureuses.
2 Cette notion que j’emprunte à Pierre Hadot (Exercices spirituels et philosophie antique,
Paris, Albin-Michel, 1993-2002), ne me semble pas du tout insolite ni impropre pour
tenter de décrire le travail que les gens munis parfois d’un faible bagage philosophique
et de ressources religieuses ou psychanalytiques inégalement développées,
essaient malgré tout de faire sur eux-mêmes pour faire face aux épreuves de la vie,
retrouvant sans le savoir certaines disciplines élaborées par les grandes sagesses
philosophiques : platonisme, stoïcisme, épicurisme…
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Dans ce qui suit, je mettrai en œuvre cette démarche à partir de deux
questions un peu particulières : celle des fiertés et des dégoûts, puis celle
du courage en situation de faible pouvoir. Et pour éviter d’en rester à
des considérations abstraites, j’illustrerai mon propos à partir de deux
exemples, celui de l’addiction, sur lequel je mène depuis plusieurs années
des enquêtes de terrain 3, et celui de la prostitution, mes données provenant
ici principalement des travaux d’autres sociologues, notamment Lilian
Mathieu 4, Marie-Elisabeth Handmann et Janine Mossuz-Lavau 5.
FIERTÉS ET DÉGOÛTS DANS L’USAGE DES DROGUES ET LA PROSTITUTION
3 Voir Redevenir libre ? Philosophie pratique de la drogue, rapport de recherche MILDTINCa, avril 2009.
4 La Condition prostituée, Paris, Textuel, 2007.
5 Éditrices de La Prostitution à Paris, Paris, Éditions de la Martinière, 2005.
6 Hiding from Humanity, Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton University
Press, 2004.
7 Voir les conventions des Nations Unies sur les stupéfiants de 1961-1972, 1971 et
1988, ainsi que le Programme des Nations Unies pour le contrôle international des
drogues.
8 Protocole de Palerme, texte additionnel à la Convention des Nations Unies sur la
criminalité organisée.
raison13.indb 177
177
patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne
Martha Nussbaum a montré de façon convaincante que l’appel à la
honte et au dégoût n’est pas un bon levier de l’action politique car le
dégoût n’est pas le sentiment adéquat devant l’humiliation et l’inégalité,
et la volonté de faire honte est elle-même, la plupart du temps, une
source intolérable d’humiliation 6. L’argument de son livre Hiding from
Humanity se fonde sur une démarche de philosophie du droit qui se place
principalement sur le plan de l’éthique politique. Une façon de compléter
cette approche du point de vue cette fois de l’éthique personnelle consiste
à s’intéresser aux fiertés et aux dégoûts ou répulsions mis en avant par des
personnes dont les pratiques font l’objet d’un bannissement universel,
comme c’est le cas des drogué(e)s et des prostitué(e)s. Les conventions de
l’ONU considèrent en effet l’usage des drogues comme un fléau social,
source de dépendance et de criminalité 7, et la prostitution comme une
atteinte intolérable à la dignité humaine 8.
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Au cours des enquêtes que j’ai menées auprès de personnes ayant arrêté
un usage sévère d’héroïne, de cocaïne ou d’alcool, j’ai essayé d’obtenir
des informations sur les sources de fierté et de dégoût aux différents
moments des parcours de consommation : entrée, installation et sortie.
Comme il fallait s’y attendre 9, le dégoût organique au sens de ce qui
fait vomir ou provoque des nausées 10 est exclu par les personnes que
j’ai interrogées. D’une façon générale en effet, nul n’est dégoûté par
son propre corps, même s’il doit lui injecter des produits mélangés à
de l’eau croupie ou utiliser des seringues usagées ou s’il faut inciser soimême des abcès résultant d’une mauvaise hygiène de consommation.
On décrit parfois comme dégoûtants certains squats ou conditions dans
lesquelles on a vécu aux pires moments de la consommation, mais le
fait est que dans le contexte, on y a vécu sans répulsion. En revanche, le
dégoût moral, en tant que métaphore d’un dégoût organique appliqué à
la répulsion d’un trait moral, peut être évoqué par rapport à des pratiques
plus troubles comme le prosélytisme ou l’échange de drogue contre du
sexe et inversement, et surtout des pratiques de manipulation par les
produits à des fins de prostitution, dont on dit qu’elles existent mais
qu’on n’a pas soi-même pratiquées.
Dans l’ensemble cependant, les anciens usagers de drogue que j’ai
rencontrés disent ne pas avoir honte de leurs parcours de consommation.
En effet, contrairement à une philosophie répandue qui considère les
toxicomanes comme des sortes d’infirmes de l’autonomie, « akratiques »
invétérés ou personnes incomplètes car incapables de prendre un point
de vue de second ordre sur leurs propres désirs, l’entrée dans des parcours
de consommation a généralement été vécue comme un choix, un acte
résolu accompli de bon cœur, parfois même un rendez-vous prévu de
longue date avec le futur produit de choix. Munis d’une compétence
« déterministe » aussi bonne que celle de n’importe qui sur le rôle des
gènes, des traumatismes précoces, des conflits familiaux, des mimétismes
9
Je résume dans ce qui suit un ensemble d’observations qui figurent dans Redevenir
libre, op. cit.
10 Voir P. Rozin, J. Haidt & C.R. McCauley, « Disgust », dans M. Lewis & J. Haviland (dir.),
Handbook of Emotions, New York, Guilford Press, 2000, p. 637-653.
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sociaux ou des états dépressifs auxquels a pu être associé le début de
leur consommation, ces anciens usagers savent aussi prendre en compte
le bien-être et le plaisir qu’ils ont recherchés et que le produit leur a
effectivement apportés, au moins pendant un certain temps. Ils ont
trouvé par ce biais une source de grandissement interne qui les mettait
temporairement à l’abri de l’hypocrisie sociale ou de la grisaille du
quotidien et leur offrait cette possibilité de transcendance ou de
dépassement de soi associée respectivement aux deux paradigmes que
sont l’héroïne et la cocaïne.
Il est cependant admis, y compris par les intéressés, que l’usage
intensif de drogues pendant de longues périodes a des effets négatifs non
seulement sur les usagers, mais sur leur entourage, qui doit supporter les
conséquences plus ou moins dévastatrices de l’addiction des proches.
Ceux qui arrêtent en passant par un programme de type 12 étapes
(Alcooliques Anonymes, Narcotiques Anonymes, etc.) doivent d’ailleurs
faire un examen de leur conduite passée et une amende honorable pour
les torts qu’ils auraient commis à l’égard d’autrui, ce qui laisse entrevoir
un bilan des fiertés et des hontes un peu plus contrasté. Toutefois,
l’expérience que j’ai pu avoir de ces confessions publiques montre qu’une
grande partie des torts en question reste au niveau de ceux que les nondépendants sont eux aussi capables d’infliger à leurs proches. Et surtout,
il s’agit moins ici de se faire honte mutuellement que de chercher à
s’émanciper de certaines faiblesses avec l’aide du groupe de support. Et
même si la critique des pairs peut agir in fine sur la transformation des
valeurs de vie, elle n’est pas conçue comme moyen d’imposer des valeurs
particulières, mais seulement comme une incitation au retour réflexif sur
soi-même. Il n’existe d’ailleurs pas de pondération ou de compensation
interne entre les torts qu’on aurait pu causer et les fiertés qu’on retire
de tel ou tel acte passé ou présent : on peut donc être fier de son effort
de sortie de l’addiction sans avoir besoin de porter la culpabilité ou la
honte des épisodes passés. Et à supposer qu’il y ait eu des actes vraiment
honteux commis sous l’emprise de la drogue (prosélytisme ou autre),
ce n’est pas avec ceux-là qu’un sujet souhaite s’identifier dans son effort
de conformité à ce qu’il voudrait être lorsqu’il tente de sortir de sa
dépendance et recherche de nouvelles sources de fierté pour rester clean.
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Pour dire les choses autrement, ce n’est pas la honte qui fait changer les
valeurs de vie, et un tel changement, s’il se produit, ne touche donc pas
à l’intégrité de l’ancien parcours 11.
En ce qui concerne maintenant le dégoût organique, sinon moral,
des prostitué(e)s, il semble lui-même assez facile à imaginer, à partir
notamment de l’abondante production cinématographique sur le
sujet. Il existe pourtant dans les formes traditionnelles de la profession
des règles assez strictes d’hygiène, de protection, de délimitation des
pratiques sexuelles, qui recommandent par exemple d’éviter la sodomie
ou les parties à plusieurs. Mais, comme on le sait, les règles sont faites
pour être transgressées, suivant la capacité de résistance et le niveau de
vulnérabilité des personnes concernées, soumises en pratique à toutes
sortes de pression. De plus, à la marge de la prostitution, (et tout en
préférant ici ne pas donner d’exemple), il est facile de constater que la
pornographie présentée sur certains sites Internet se pratique avec très
peu de limites, et sans ménager en aucune façon le dégoût organique des
actrices, du moins aussi longtemps qu’elles n’ont pas réussi à s’habituer –
de la même façon qu’on arrive, suivant les enquêtes sociologiques sur le
sujet, à s’habituer à travailler dans un élevage de porcs industriels 12. Quoi
qu’il en soit, ce ne sont sûrement pas les prostitué(e)s ou les actrices du
porno qui sont dégoûtante(e)s, et on peut dire au contraire qu’elles ont
un certain mérite à ne pas être dégoûté(e)s par ce qu’on leur fait faire. Si
l’on en croit les enquêtes ou les documents filmés, ce n’est pourtant pas
de cette absence de dégoût que les prostitué(e)s retirent leurs principales
sources de fierté. L’argent facile et les dépenses somptuaires, le soutien
psychologique aux mal-aimés, la fonction sociale de déversement des
pulsions, le plaisir qu’elles savent donner et parfois recevoir, l’honnêteté et
le professionnalisme du métier, la fidélité et l’affection de certains clients,
l’intimité secrète avec des élites sociales ou politiques, les services sexuels
aux handicapés, la résistance au mépris de la société… sont quelques-
11 Comme le souligne d’ailleurs la fameuse ritournelle : « non, je ne regrette rien ! ».
12 Voir Sébastien Mouret, « Travailler en élevage industriel de porcs » : « On s’y fait, de
toute façon c’est comme ça », Travailler, Revue internationale de Psychopathologie
et de Psychodynamique du Travail, 2005, n° 14, p. 21-46.
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unes des fiertés évoquées, souvent avec ironie, s’agissant d’une activité où
les sources externes de l’estime de soi sont toujours précieuses, puisqu’il
faut constamment faire face à une société menaçante et éventuellement
violente au travers des clients, des harceleurs ou des policiers.
En définitive, beaucoup d’anciens usagers de drogue s’accorderaient
probablement sur une phrase que j’ai entendue au cours d’un atelier des
dernières assises de la prostitution tenues à Paris au théâtre de l’Odéon 13.
La discussion portait à ce moment sur la comparaison entre la fierté des
gays et celle des prostitué(e)s, puisqu’on préparait une manifestation du
même type pour le lendemain, et quelqu’un s’est soudain demandé si ellemême était fière d’être prostituée. Une autre personne a fait alors cette
remarque : « je ne sais pas si je suis fière d’être prostituée, mais en tout cas
je suis fière de ne pas avoir honte de l’être », soulevant une approbation
assez large. Accepter la honte qu’on cherche à vous infliger revient en effet,
comme dans l’autocritique communiste, à abandonner une protection
qui peut être décisive pour l’estime de soi. Dans la pratique de choix qui
sont sûrement difficiles, mais n’ont rien à voir avec des actes cyniques
ou cruels (puisqu’il s’agit même exactement du contraire !), l’absence
de honte est donc fonctionnelle, mais elle est aussi éthique. Elle assure
en effet, pour le bien de la première personne, contre un risque dont
aucune disposition innée ou acquise ne permet de se prémunir, à savoir la
propension à s’autodétruire sous l’effet du sentiment d’incomplétude ou
d’imperfection dont parle Martha Nussbaum 14 – sentiment qui, avant
d’être une source éventuelle de colère contre autrui, est d’abord une
source d’érosion et d’affaissement de soi-même.
On peut conclure de ces premières remarques que la fierté d’assumer
ce que l’on fait, quoi que l’on fasse, et la résistance à la honte qu’on
voudrait vous infliger, sont des protections fonctionnelles et éthiques de
l’estime de soi, qui ne sont cependant nullement incompatibles avec la
considération critique de ses propres choix par soi-même ou par les autres,
dans des conditions d’échange non-intrusives sur les choix en question.
On peut être fier de ce dont la société voudrait vous faire honte, sans
13 20 mars 2009.
14 Nussbaum, Hiding from Humanity, op. cit., p. 219.
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que les valeurs de vie associées à cette fierté prennent le sens d’un choix
indépassable et immunisé contre toute critique d’autrui ou de soi-même.
Ou encore, pour continuer la réflexion de M. Nussbaum dans un sens
positif, on pourrait dire que si le dégoût et la honte ne sont pas un bon
levier de l’action politique, en revanche la connaissance des fiertés, de
leurs sources et de leurs devenirs face à des destins biosociaux difficiles,
est probablement une condition de toute politique émancipatrice. C’est
ce que je voudrais essayer maintenant de préciser, à partir d’une certaine
sorte de fierté, celle qui alimente le courage.
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LE COURAGE EN SITUATION DE FAIBLE POUVOIR
Lorsqu’on aborde du point de vue de la sociologie morale des questions
comme l’addiction ou la prostitution, qui sont l’objet habituel d’un
opprobre virulent et hypocrite et, sous différentes formes, d’une répression
judiciaire régulière, il est difficile de ne pas voir tout ce qu’il y a de violent
et au fond d’insupportable dans le fait d’aller contre le point de vue des
intéressés, quoi qu’on en pense soi-même. Les conditions normatives
et pénales qui sont faites à ces personnes, ainsi que l’expérience morale
qu’elles ont accumulée de fait, s’imposent au contraire comme de bonnes
raisons de privilégier une écoute analytique de ce qu’elles disent d’ellesmêmes et de leurs conditions sociales d’existence.
En ce qui concerne les drogues, il existe au moins deux points qui
font consensus dans les commentaires que j’ai recueillis : l’impossibilité
d’éradiquer l’expérimentation et l’usage de produits addictifs dans le
contexte libéral du commerce mondial et, d’autre part, la nécessité pour
les personnes qui sont en situation de dépendance addictive de trouver un
soutien de la société pour pouvoir gérer et éventuellement sortir de cette
situation. La prohibition officielle est ainsi vécue comme une violence
inefficace et absurde, ce qui est particulièrement vrai dans le contexte
américain où 0,8 % des citoyens sont incarcérés 15, soit 18 fois plus qu’il y a
15 762 pour 100 000. Voir W. J. Sabol & al., Bureau of Justice Statistics, Prisoners in
2006, Washington, US Department of Justice, Décembre 2007, p. 3, qui, toutes
incarcérations confondues, donne environ 2 384 000 personnes incarcérées.
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16 Entre 1948 et 1965, on avait une fluctuation de 43,4 à 50,9 pour 100 000, et en 1981,
on n’était encore qu’à 69,7 pour 100 000. Sur ces données, cf. D. Jacobs, R.E. Helms,
« Toward a Political Model of Incarceration: a Time-Series Examination of Multiple
Explanations for Prison Admission Rate », American Journal of Sociology, 1996,
vol. 102, n° 2, p. 323-357.
17 ASUD en particulier, pour la France.
18 « Trading on America’s Puritanical Streak », The Atlanta Journal-Constitution,
14 mars 2008, cité par l’article « Martha Nussbaum » de Wikipedia.
19 Voir C. Deschamps & A. Souyris, Femmes publiques, Le féminisme à l’épreuve de la
prostitution, éd. Amsterdam, 2008.
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40 ans 16, sachant qu’une bonne partie des prisonniers le sont pour des faits
liés à la drogue et que l’inexorable durcissement des peines observé depuis
les années 1970 a été principalement justifié par la lutte contre la drogue.
La situation en Europe est nettement plus favorable, avec les politiques
de réduction des risques, voire de légalisation partielle qui existent dans
certains pays, mais elle est loin de répondre aux besoins des personnes en
situation de dépendance. Et même s’il paraît encore difficile, selon les
personnes que j’ai rencontrées, de mettre l’héroïne en vente libre dans des
drugstores, à côté par exemple du rayon antibiotiques ou barbituriques,
on ne voit pas d’objection décisive à la décriminalisation de l’usage et
du petit commerce de certains produits. On peut ajouter, comme le
font les associations d’usagers 17, qu’il n’y a pas de véritable objection
pharmacologique à l’héroïne médicalisée pour ceux qui ont la malchance
d’avoir besoin de ce produit pour vivre et sont trop dépendants pour
envisager de s’abstenir – l’extrait d’opium n’étant pas pire que les produits
synthétiques actuellement utilisés pour la substitution.
En ce qui concerne la prostitution, qui n’est pas une addiction mais le
plus souvent une situation à laquelle on a dû se résigner à la suite d’un
parcours aux possibilités de choix réduites, Martha Nussbaum s’est faite
elle-même la porte-parole de l’opinion des intéressé(e)s en remarquant
que : « l’idée que nous devrions pénaliser des femmes qui disposent de
peu de choix en leur retirant ceux qui leur restent est grotesque » 18. On
a d’ailleurs du mal à comprendre que des féministes qui, en France,
s’étaient mobilisées en 1975 aux côtés des prostitué(e)s en lutte aient
aussi peu réagi aux lois françaises sur la sécurité intérieure lorsque
celles-ci ont rétabli le délit de racolage passif 19 et accordé un blanc-seing
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au harcèlement policier. La mise en place d’un statut pour les travailleurs
du sexe, réclamée par une large partie de la profession, pose certainement
des problèmes de réglementation, par exemple si le statut accordé aux
praticiens volontaires est un prétexte pour reconduire à la frontière les
prostituées étrangères et supposées contraintes, comme c’est le cas aux
Pays-Bas 20. Mais, dans l’attente du monde enchanté et à vrai dire un
peu étrange où nul n’aurait jamais à faire payer quoi que ce soit pour ses
services sexuels, il n’y a aucune raison de refuser le simple droit commun :
sécurité sociale, cotisations retraites, protection policière et juridique, à
des personnes qui, de fait, exercent ce métier et sont confrontées à bien
d’autres soucis.
C’est dans ce contexte de mise en cause d’une législation qui reste
généralement aveugle et brutale que se confirme la possibilité d’une
découverte éthique que j’évoquais précédemment, en particulier par
rapport au sens des vertus théorisées par la tradition philosophique.
Les fiertés revendiquées obligent en effet, par leur caractère nonconventionnel, à réfléchir sur le rapport qu’elles peuvent avoir avec des
vertus traditionnellement mieux reconnues. C’est précisément ce je
voudrais faire maintenant en attirant l’attention sur quelques aspects
problématiques de la théorie aristotélicienne du courage.
On se souvient peut-être que, selon l’Éthique à Nicomaque (livre III),
l’homme courageux est celui qui ne craint pas des maux tels qu’une
noble mort ou des périls similaires, en raison de son sens de l’honneur.
En revanche, selon Aristote, si un homme ne craint pas la pauvreté, la
maladie ou le vice, c’est seulement par similarité que nous lui appliquons
le qualificatif « courageux 21 ». De même, si un homme fait face à un
danger par compulsion, sentiment de supériorité, passion, optimisme,
ignorance, il n’est pas courageux à proprement parler. Cette définition
semble discutable car elle peut inclure des actes aussi courageux que
les attentats suicides qui visent une mort supposée noble et incluent
un certain sens de l’honneur. Néanmoins, il paraît difficile d’adopter
une définition complètement différente du courage, car le sens usuel du
20 Voir Mathieu, La Condition prostituée, op. cit.
21 1115a 12.
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terme requiert qu’on affronte un péril, et qu’on le fasse avec une exigence
intérieure relative à quelque chose de noble ou de haut ou de grand –
faute de quoi le courage apparaît comme une forme d’inconscience. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle le courage est généralement associé par
les philosophes, par exemple chez Hume ou Kant, aux notions de fierté
et d’estime de soi qui impliquent elles-mêmes le repérage en soi-même
de quelque chose de noble ou de grand – comme par exemple, parmi
plusieurs possibilités, un sens moral, des valeurs, une foi indomptable
ou une liberté cartésienne.
Mais que se passe-t-il lorsqu’on fait face à d’ignobles périls à cause
d’une contrainte sociale ou physiologique ou d’un sens prosaïque de la
résilience, de la survie ou du meilleur fonctionnement possible dans des
conditions de faible pouvoir ? Suivant la définition d’Aristote, il ne peut
pas y avoir de courage dans ce genre de situations, ce qui, si on le suit,
reviendrait à dénier le courage de ceux qui luttent contre la maladie,
la pauvreté, le mauvais sort, la misère, l’addiction… Il est pourtant
facile de voir que le courage par nécessité et pour d’humbles motifs de
survie représente la plus commune des vertus dans les sociétés libérales
modernes où les occasions de lutte guerrière et d’affrontement physique
sont rares pour les gens ordinaires, tandis que les situations prévisibles
ou imprévisibles de grande vulnérabilité sont fréquentes. Si l’on veut
garder les prémisses de la théorie aristotélicienne du courage en tant que
noblesse des périls et honorabilité des motifs, il paraît donc indispensable
d’en rejeter les conséquences sur l’appréciation des motifs. La difficulté
est ici analytique ou descriptive plus que normative, puisqu’elle consiste
simplement à rechercher en quoi certains périls ne sont pas ignobles du
point de vue des intéressés et du crédit qu’on peut leur accorder, même
si le fait de les affronter n’apporte aucune gloire, et en quoi les motifs
prosaïques de les affronter n’en sont pas moins honorables, s’ils visent au
bien de la première personne ou de ses proches pour fonctionner dans
les meilleures ou les moins pires des conditions.
En fait, les usagers de drogues et les prostitué(e)s sont confrontés à
des périls qui ne sont pas tous extraordinaires, mais qui prennent dans
leur cas quelques traits particuliers que je voudrais résumer sous les trois
rubriques que sont la société abstraite, la société concrète et la société
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intérieure, c’est-à-dire le rapport de soi à soi. La société abstraite est celle
qui conditionne la vie de n’importe qui et que l’on a souvent envie de
transgresser lorsqu’on la considère sous certains angles : par exemple
lorsque cette société entretient les situations misérables ou hypocrites
dont on est soi-même issu ou dont on est le témoin, ou encore lorsqu’elle
organise l’opprobre et la répression de pratiques attirantes par goût,
comme dans le cas des drogues, ou requises par nécessité, comme dans
le cas très majoritaire de la prostitution. On peut du reste s’interroger sur
les raisons du sort réservé à ces pratiques par des sociétés contemporaines
qui ont adopté en 1949 un socle moral qui tourne autour des droits de
l’homme et de la dignité personnelle. Le fait dans un cas de rechercher
des sensations intenses qui peuvent affaiblir la capacité ultérieure de
choix et, dans un autre, de se soumettre de gré ou de force aux sensations
intenses d’autrui, désigne un lieu physiologique commun, bien connu
des neurosciences contemporaines, celui des circuits de la récompense et
du plaisir, que les sociétés libérales cultivent intensément, mais sous des
formes dont elles veulent conserver la maîtrise, peut-être pour des raisons
d’ordre moral, mais surtout d’ordre public. Le plaisir est en effet un bien
beaucoup trop précieux pour être abandonné à l’anarchie sociale.
Au courage de transgresser les règles d’une société hypocrite et injuste
s’ajoute évidemment celui d’aménager une vie sociale dans des conditions
concrètes que la pratique élue risque de rendre précaires, compte tenu
des risques associés aux produits et à leur obtention, ou à la violence
des protecteurs, clients et policiers. En ce qui concerne les drogues, les
recherches sociologiques actuelles soulignent l’importance des usages
dits « intégrés » de toutes sortes de produits qui accompagnent la vie
quotidienne, et l’activité professionnelle en particulier, de pas mal de
gens 22. J’ai moi-même recueilli sur ce sujet un assez grand nombre de
récits qui laissent rêveur sur les états de conscience naturels ou artificiels
qui accompagnent les actes sociaux ou politiques les plus banals ou les
plus impliquants. Il existe aussi une forme intégrée de la prostitution
22 Voir par exemple A. Fontaine, Double vie. Les drogues et le travail, Paris,
Les empêcheurs de penser en rond, 2006 ; C. Faugeron & M. Kokoreff (dir.), Société
avec drogues, enjeux et limites, Paris, Erès, 2002.
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qui, même si on n’adhère pas à l’analyse marxiste du mariage comme
prostitution non officielle, mérite d’être considérée. Le sexe pour une
rémunération monétaire présente pour le moins une ressemblance de
famille avec le sexe pour d’autres sortes de rémunérations, symboliques
ou sociales, d’autant plus que certains actes prostitutionnels eux-mêmes
ne sont pas payés en argent, mais sous forme par exemple de drogue ou
de protection. Et n’importe qui, y compris les prostitué(e)s de métier
qui subissent leur indignité, est en droit de se demander si le péril
prostitutionnel n’est pas simplement camouflé dans certains cas par la
gloire de l’abandon à des personnages d’argent, de pouvoir et de renom.
Ceci étant, pour les prostitué(e)s et surtout pour les drogués, l’intégration
de la pratique n’est jamais une bataille définitivement gagnée, dans
la mesure où les produits et les pratiques ont une dynamique propre
qui affaiblit la liberté de choix et occasionne, pour une grande part des
praticiens, des efforts pour réguler, contrôler, échapper, s’extraire et,
lorsqu’on y parvient ou qu’on a simplement atteint la limite d’âge, pour
se confronter sans l’apport du produit ou de la pratique rémunérée à
la même société environnante, qui n’a pas tellement changé durant ses
propres années transgressives.
Les périls de la société intérieure sont liés, quant à eux, à l’imprévisibilité
de ses propres réactions et comportements lorsqu’on se met à consommer
un produit dangereux ou qu’on accepte, avec une conscience plus ou
moins claire de l’issue, un voyage vers un pays lointain ou une aventure
amoureuse incertaine, ou qu’on passe simplement le cap du tabou pour
des raisons alimentaires ou d’autres sortes de découragement. En ce qui
concerne les drogues, il est difficile de connaître à l’avance ses propres
propensions individuelles à devenir dépendant, même si on sait que les
chances de ne pas le devenir sont faibles lorsqu’on consomme certains
produits avec une certaine intensité. La sémantique de la curiosité
inclut précisément cette inconnaissance non seulement du produit ou
de la situation future, mais de soi-même lorsqu’on est confronté au
produit et à son contexte. De la même façon, on sait que la prostitution
apparaît souvent au début comme une ressource occasionnelle ou
temporaire avant que les mêmes conditions qui ont favorisé les premières
expériences installent durablement la pratique, et la capacité à y faire
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face. Inversement, il faut une bonne dose de courage pour affronter
la peur de l’absence du produit ou de la ressource qui caractérise par
exemple les alcooliques qui envisagent d’arrêter ou les prostitué(e)s qui
décident de prendre leur retraite.
Ces périls du rapport de soi-même à ce qu’on risque de devenir sont en
fait indissociables des motifs de l’aventure, qui peuvent eux-mêmes être
rangés sous trois rubriques : le bien-être, la survie ou l’aménagement du
sens. La recherche du bien-être, y compris en situation de précarité ou
d’existence hachée par les contingences, est à mon avis l’un des caractères
de base de notre commune humanité, qui rapproche intimement les
expériences limites que j’évoque dans cet article des modes de vie
petit-bourgeois auxquels aspirent la plupart des membres des sociétés
contemporaines. Ce qui diffère, c’est la nature, l’intensité et la régularité
des highs ou des récompenses, mais la structure neurologique reste à peu
près la même chez tous les sujets. Ce qu’on obtient avec un produit,
comme par exemple l’héroïne, n’est pas du même ordre que ce qu’on
obtient avec l’argent gagné sur le trottoir ou avec le sexe désiré ou avec la
décoration domestique ou avec le succès social, mais les vies humaines
s’organisent habituellement sur les repères que constituent ces moments
de récompense, puisque tout le monde n’a pas la chance de réaliser l’idéal
du sage ou du bienheureux qui est de répartir également le sentiment
du bonheur sur chaque moment de son existence. C’est d’ailleurs à
cause de cette structure commune de recherche de récompense qu’il
peut exister une homologie entre les recherches de highs d’une période
de consommation de drogue et les efforts pour installer durablement
d’autres sources de bonheur lorsqu’on a cessé sa consommation 23. C’est
elle aussi qui explique le mieux ces phénomènes de « nidification » que
les sociologues ont pu observer depuis très longtemps, y compris dans
des conditions de vie terribles, qu’il s’agisse de la métallurgie, des mines
ou aujourd’hui de l’exploitation des déchets par les plus pauvres des
pays les plus pauvres. Il existe en tout cas une régularité et une normalité
23 Voir B. Badin de Montjoye, P. Pharo, P. Podevin, « Cocaine and Well-being: Entries,
Exits », poster présenté au CPDD (College on Problems of Drug Dependence ), 71st
Annual Scientific Meeting, Reno/Sparks, 20-25 juin 2009.
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patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne
de la vie des drogués et, autant que je puisse le savoir, de celle des
prostitué(e)s, qui permet d’expliquer la résistance de leur mode de vie
et la résilience des individus, et qui est, quoi qu’on en dise, une source
véritable d’honorabilité intérieure, puisqu’il faut beaucoup de ténacité
et d’abnégation pour entretenir cette durée lorsqu’on est soumis à des
conditions de vie précaires.
C’est à ce point qu’apparaît le problème de la survie dans des univers où
la contrainte sous toutes ses formes est omniprésente. En ce qui concerne
les drogues et l’alcool, c’est d’abord le contrôle qui devient un problème
pour les individus qui atteignent un certain niveau de consommation et
doivent donc faire preuve de la vertu de tempérance, l’egkrasia d’Aristote,
qui ne peut apparaître que chez ceux qui éprouvent un désir fort et qui,
malgré tout, le maîtrisent. Suivant les cas, la tempérance des drogués se
rapproche donc d’une gestion ordinaire des appétits et propensions de
n’importe quel sujet soucieux de rester en forme ou de ne pas pourrir
la vie de ses proches, ou elle s’en éloigne. L’apparition du manque est
alors le signe le plus tangible de cet éloignement qui conduira certains
sujets jusqu’au couloir de la mort, tandis que d’autres feront le choix
rationnel d’arrêter, avec dans ce cas seulement et pendant un certain
temps la décision irrationnelle de continuer, ce qu’on appelle justement
l’akrasia : incontinence ou « faiblesse de la volonté ». Quant à la décision
effective d’arrêter, elle est, comme celle de commencer, un choix du cœur
pour des personnes qui ne veulent pas mourir ou qui ne trouvent plus
dans leur consommation la stabilité et la continuité minimale qu’exige
leur bien-être. En ce qui concerne la contrainte chez les prostitué(e)s,
on trouvera chez les auteurs que j’ai cités en commençant, et d’autres,
des descriptions assez précises de la situation actuelle des réseaux
internationaux, du proxénétisme et des persécutions policières qui ne
sont pas le tout de l’histoire, mais qui permettent de se faire une idée des
qualités de résilience requises pour ne pas sombrer et pour survivre.
Enfin, pour les drogués et les prostitué(e)s comme pour n’importe
qui, la question fondamentale, en plus du souci de l’existence, reste
celle du sens, c’est-à-dire du mode de présentation à soi-même de ce
qu’on vit pour politiser la transgression ou enchanter une aventure
scabreuse, ou encore organiser le futur lorsqu’il arrive qu’on y pense.
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Les promesses sur le futur : enrichissement, mariage et autres, jouent
apparemment un rôle important dans le parcours des prostitué(e)s, ce
qui s’explique aisément puisque la récompense n’est pas immédiate, sauf
s’il arrive qu’on y prenne du plaisir ou qu’on devienne dépendant de
la pratique elle-même, comme on peut l’être d’une drogue ou du jeu
pathologique. D’un autre côté, l’usage des drogues aurait plutôt un effet
de rétrécissement du temps, avec obnubilation sur la durée immédiate
et, s’il s’agit du sens, exploration d’espaces imaginaires auxquels certains
produits donnent un accès direct et quasiment irremplaçable. Ce n’est
sans doute pas un hasard si, pour ceux qui cherchent à en sortir, le
modèle des douze étapes ou ses équivalents dans des projets personnels
forts, prennent autant d’importance. Face à certains récits concernant
l’usage des drogues aussi bien que la sortie de la consommation, on pense
facilement aux remarques de Max Weber sur les religions du salut qui
permettent de se délivrer des souffrances et des limitations inhérentes
à la nature humaine 24. Max Weber parle plus précisément de « biens
de salut » qui mettent le fidèle « dans un état permanent capable de le
rendre intérieurement invulnérable à la souffrance » 25. Cette espérance
des religions est partagée en fait par pas mal de gens qui ne croient pas
et par des personnes qui recherchent des équivalents ou des substituts
dans des expériences limites ou qui cherchent justement à échapper à
l’emprise de ces expériences.
Je voudrais faire remarquer, en guise de conclusion, le contraste
entre les exemples que j’ai pris pour illustrer ces questions d’éthique de
première personne, et la liste exhaustive de toutes les catégories sociales
stigmatisées qu’on peut extraire de l’ouvrage classique d’Erving Goffman,
Stigmate 26 : aveugles, sourds, malades mentaux, noirs, femmes, nains,
juifs, homosexuels, pauvres, boiteux, hémiplégiques, cicatrices faciales,
mutilés, polyomyélitiques, amputés, épileptiques. Comme on le voit,
24 Sociologie de la religion (1910-1920), trad. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 1996.
25 Ibid., p. 416.
26 Stigmate, les usages sociaux des handicaps (1963), trad. A. Kihm, Paris, Éditions de
Minuit, 1973.
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191
patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne
cette liste inclut des catégories de personnes victimes d’une infériorité
liée à leur genre, leur race, leur religion, leur orientation sexuelle, leur
aptitude physique, mentale ou sociale, mais elle n’inclut ni les drogués,
ni les prostitués, ni, plus généralement, les personnes victimes d’une
infériorité liée à leur destin personnel et social telles que les mendiants
et les sans-abri, les migrants illégaux, les voleurs et les prisonniers ou les
incurables par maladie ou par sénilité.
La raison est à mon avis que ces derniers sont sans doute stigmatisés
mais présentent en outre une caractéristique particulière à laquelle
Goffman ne s’intéressait pas encore et que les sociologues actuels
nomment suivant les cas : exclusion ou désaffiliation, et que pour ma
part je désignerais volontiers sous les termes de parias et de pariatisation
dans la mesure où ces personnes sont victimes d’une mise à l’écart qui
les rend invisibles en tant que telles. Par exemple, si l’on jette un regard
circulaire sur l’assistance d’une salle de conférence, il sera difficile de
remarquer un drogué, un prostitué, un sans-papiers, un ancien taulard,
un incurable, alors qu’on verra plus facilement un infirme, un noir ou
une femme. Évidemment, il y a des catégories intermédiaires, comme
la religion qui n’est pas forcément visible et, à l’inverse, la vie dans la
rue qui laisse des traces visibles. Mais il y a malgré tout une différence
entre un stigmate qu’on peut réduire en agissant sur la perception
commune et un destin personnel plus ou moins irréductible dont il
faudrait plutôt, si on se préoccupe de justice politique, réaménager la
place dans la société. C’est ici précisément que l’intégrisme libéral qui,
contrairement à l’approche par les capabilités et les fonctionnements de
Martha Nussbaum, se détourne pudiquement des destins personnels
difficiles au nom de l’irréductibilité des choix de valeur, montre toutes
ses limites ; et que la découverte éthique des fiertés et des conceptions
du bien, dont j’ai essayé d’indiquer quelques directions, apparaît requise
pour alimenter une politique publique de la liberté.
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QUESTIONS PRÉSENTES
MICHEL FOUCAULT ET LA QUESTION DU DROIT
Philippe Chevallier*
193
raison publique n° 13 • pups • 2010
Le droit serait-il le parent pauvre des analyses de Foucault ? Le reproche
est courant 1, laissant entendre que le philosophe en serait resté à une
conception étatique et étroite du droit, lue principalement dans les codes
napoléoniens, sans tenir compte des évolutions contemporaines qui
multiplient les possibilités de recours juridique des individus, y compris
contre les États. Foucault aurait oublié les vertus du jus politicum, méprisé
à la fois comme trop surplombant dans la pensée politique traditionnelle
et impropre à saisir le fonctionnement réel du pouvoir moderne dans
ses deux formes principales : « pouvoir disciplinaire » et « biopouvoir ».
Pour le philosophe français, depuis l’âge classique, la prise du politique
sur les corps individuels se ferait principalement par l’intermédiaire
d’une physis, comme science de la croissance des êtres, renvoyant les
fictions juridiques au magasin des accessoires. Dans cette perspective, la
résistance au pouvoir ne pourrait être pensée qu’en termes de rapports
de forces, non en termes de droits.
Jugement sévère, que semble contredire la pratique même du
philosophe : n’en appelle-t-il pas constamment dans ses propres
engagements de militant au droit des individus, au respect des lois contre
* Philippe Chevallier est docteur en philosophie. Il a publié Michel Foucault. Le pouvoir
et la bataille, Nantes, Pleins Feux, 2004, et dirigé avec Tim Greacen l’ouvrage collectif
Folie et justice : relire Foucault, Toulouse, Erès, 2009. Il travaille actuellement à la
Bibliothèque nationale de France.
1 Alain Renaut & Lukas Sosoe, Philosophie du droit, Paris, PUF, 1991, p. 54-55 ; YvesCharles Zarka, « Foucault et l’histoire de la subjectivité. Le moment moderne », Archives
de Philosophie, 2002, vol. 65, p. 266. Les commentaires dans le monde anglophone
sont plus nuancés sur la question. Citons la communication de Paul Patton à la London
School of Economics : « Governmentality, Power and Rights », le 16 septembre 2004.
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les violences de l’État ? Paradoxe dont Foucault semble lui-même s’amuser
dans son débat télévisé avec Noam Chomsky en 1971, où le souci de se
démarquer des utopies politiques de ce dernier le pousse à refuser toute
définition du « juste » et du « légal ». Apprenant à la fin du débat qu’il
n’a plus que deux minutes de temps de parole, Foucault lance dans un
éclat de rire : « Eh bien moi je dis que c’est injuste ». « Absolument, oui. »
renchérit Chomsky 2. Pour tenter d’éclairer cet apparent paradoxe, nous
nous attarderons sur les cours donnés au Collège de France de 19731974 (Le Pouvoir psychiatrique) à 1978-1979 (Naissance du biopouvoir),
en les confrontant aux textes de combat rédigés par le philosophe dans
ces années-là.
LE DROIT EST-IL UNE BONNE DESCRIPTION DU POUVOIR ?
Quand Foucault aborde la question du droit, il le fait à travers le
prisme d’une certaine philosophie politique qu’il nomme dans le cours
du 14 janvier 1976 « théorie de la souveraineté » 3. Ce n’est donc pas tant
le fonctionnement concret du droit qui est visé, que ses présupposés
théoriques chez des penseurs comme Hobbes ou Rousseau : là où
règne un droit raisonnablement constitué par le peuple ou les volontés
particulières, il y a à la fois une unité du pouvoir et des limites qui lui
sont posées. Dans la conception juridique du politique développée aux
xviie et xviiie siècles, en France comme en Angleterre, ces présupposés
sont devenus confiance inaltérable en la loi, comme marquage suffisant
du pouvoir. Il s’agit alors d’interroger la pertinence de ce modèle pour
analyser les mutations du pouvoir dans les sociétés post-révolutionnaires,
avec l’apparition des pouvoirs « bio » et « disciplinaire ».
2 DE I, n° 132, « De la nature humaine : justice contre pouvoir », p. 1374. Nous citons
le recueil des Dits et écrits de Michel Foucault dans sa deuxième édition : Michel
Foucault, Dits et écrits, t. 1 : 1954-1975, t. 2 : 1976-1988, éd. Daniel Defert et François
Ewald, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001. Nous faisons suivre l’abréviation « DE »,
du numéro de volume, suivi du numéro et du titre de l’article.
3 Foucault, Michel, Il faut défendre la société. Cours au collège de France, 1975-1976,
éd. Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes
études », 1997, p. 31-36.
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
La « souveraineté » n’est pas entendue par Foucault comme l’exercice
d’un pouvoir massif et répressif, c’est un pouvoir qui se pense d’abord
sur le modèle économique de l’échange, ou encore du contrat. Il s’agit
de constituer le droit de la puissance publique à partir des droits sacrés
ou naturels des sujets. L’individu est originellement détenteur de droits,
ontologiquement premiers par rapport à tout système juridique, qu’il
va céder ou déléguer pour fonder l’action de la puissance publique qui
veillera sur lui. C’est un « cycle du sujet au sujet » 4, du sujet naturel au
sujet politique. L’objet des interventions de ce pouvoir souverain est
d’abord la terre et les produits de la terre, par le biais de prélèvements
sur les biens des individus et leurs revenus 5. Il s’agit, à travers un édifice
juridique, de codifier ces interventions de l’État en légitime/illégitime,
exercice du droit/abus de pouvoir. Dans l’esprit des juristes des xviie et
xviiie siècles, en réaction aux excès de la monarchie, le droit est la limite
du pouvoir du souverain.
Précisons plus avant ces termes de « droit » et de « loi » pour éviter les
généralités. Au sein du dispositif juridique français issu de la Révolution,
il est courant de distinguer :
1) Les principes supraconstitutionnels ou droits naturels. Énoncés par
la Déclaration du 26 août 1789, ils fixent les « droits naturels inaliénables
et sacrés de l’homme ».
2) La constitution. Postérieure de fait (1791) et de droit à 1), elle est
soumise à ratification par le peuple ou son équivalent. Elle a pour rôle
premier de définir le rôle de la puissance publique : à la fois l’étendue de
son pouvoir et sa limite.
3) Les lois. Soumises au parlement, elles sont contrôlables par 2).
Quand Foucault parle de « loi » et de « droit » comme modèle repoussoir
à l’analyse du pouvoir, il englobe ces trois niveaux pour les penser
comme un tout 6. Ce qui explique qu’il dédaigne jusqu’en 1979 toute
4 Ibid., p. 37.
5 C’est pour cela que la participation à la vie politique après la Révolution française
(droit de vote selon la Constitution de 1791) dépend des revenus et de la qualité de
propriétaire.
6 À une seule reprise, dans le cours du 14 janvier 1976, Foucault emploie le terme « droit »
en un sens élargi à sa mise en œuvre concrète, jusque dans le moindre règlement
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autre approche du droit, comme celle qui contournerait son fondement
idéal pour l’ancrer d’abord dans une réalité historique concrète, faite
de luttes politiques et économiques non-violentes 7. Foucault en reste
à un droit pensé comme marquage constitutionnel de l’étendue de la
puissance publique, appuyée en amont sur les droits inaliénables de sujets
contractants et déclinés en aval jusqu’aux différents codes juridiques.
Ce sont d’ailleurs les codes napoléoniens qui sont mentionnés dans le
cours du 14 janvier 1976 comme produits directs de la théorie de la
souveraineté.
Foucault exclut effectivement ce modèle pour analyser le pouvoir. Il
le fait pour des raisons d’abord méthodologiques : le pouvoir doit être
analysé dans son exercice concret où il est d’abord relation 8. Ce n’est
pas un bien que certains individus posséderaient, tandis que d’autres
l’auraient cédé ou perdu. C’est une interaction entre individus, et
c’est l’interaction qui va qualifier la position respective des partenaires
(gouvernant/gouverné), indépendamment des rôles que leur fixe la loi.
La condition de possibilité d’une relation de pouvoir est le maintien
d’un bout à l’autre de cette relation d’un champ ouvert d’action, qui
rend interchangeables les positions respectives et instable l’équilibre des
forces en présence. La relation ne produit donc pas nécessairement de
l’affrontement ou de l’oppression, elle peut également dessiner un certain
gouvernement des libertés qui aménage l’espace des possibles sans lui
faire violence. Cette vision souple et polymorphe du pouvoir – mise en
œuvre dès les premiers cours au Collège de France – est contemporaine
de nouvelles approches dans la sociologie des organisations qui délaissent
institutionnel. Ce sens élargi déborde alors clairement les rapports de souveraineté :
« quand je dis le droit, je ne pense pas simplement à la loi, mais à l’ensemble des
appareils, institutions, règlements, qui appliquent le droit » (ibid., p. 24).
7 À l’exception de la pensée d’Emmanuel Joseph Sieyès, que croise Foucault en 1976.
Sieyès, selon Foucault, retrouve sous les conditions juridico-formelles de la nation,
des conditions historico-fonctionnelles : une loi requise non pour garantir des droits
idéaux, mais pour permettre des travaux (agriculture, artisanat, industrie) et assurer
des fonctions préexistantes (armée, justice, Église, administration) : ibid., p. 195200.
8 Ce qui suit se réfère au grand article méthodologique de 1981 : DE II, n° 306, « Le sujet
et le pouvoir », p. 1041-1062.
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
le modèle pyramidal comme schéma principal d’intelligibilité, pour faire
de chaque individu, quels que soient son titre et sa fonction, un acteur
dans un jeu de relations 9.
Foucault exclut le modèle de la souveraineté pour des raisons ensuite
historiques : la généralisation et l’étatisation au xixe siècle d’un pouvoir
disciplinaire qui ne se réfléchit plus exclusivement dans la forme de
la loi. Dans les leçons données au Collège de France, l’interprétation
des rapports entre la loi et la discipline a cependant évolué au fil des
années : en 1973, Foucault fait de l’individu discipliné la condition
historique d’émergence de l’individu juridique 10. Pour le philosophe
français, les lieux d’éducation et de formation (écoles, ateliers, casernes)
ont fait apparaître sur la scène politique le corps individuel, avec ses
gestes, ses positions, ses déplacements, sa temporalité, comme objet à
connaître et à surveiller, au nom de la science et de l’économie. Il a
fallu que le pouvoir s’enquît ainsi de contrôler non plus seulement un
territoire mais les « singularités somatiques » 11 qui le peuplent, pour que
l’individu devienne un objet juridique, appareillé de droits nouveaux
permettant de dissimuler la maîtrise originelle de sa mobilité. Le droit
révolutionnaire n’aurait fait qu’inscrire dans le marbre des codes le
produit d’une technique disciplinaire : l’« individu », comme résultat,
à partir de l’âge classique, de la prise du pouvoir politique sur les corps.
En 1976, plus sensible à l’hétérogénéité des stratégies, et abandonnant
l’hypothèse d’un pouvoir essentiellement caché, Foucault insiste sur
l’affrontement au grand jour, à partir du xixe siècle, de deux discours
incompatibles quoique souvent complices : le discours de la discipline
et le discours de la loi 12. Cette inflexion offre à notre sens une grille
d’interprétation beaucoup plus riche, comme nous allons le vérifier à
travers l’exemple de la justice pénale.
9 Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977.
10 Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974,
éd. Jacques Lagrange, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études », 2003,
p. 56-57.
11 Ibid., p. 56-57.
12 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 34.
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Relevons les deux principaux décrochages du pouvoir disciplinaire par
rapport au modèle juridique précédemment exposé.
1) Son objet n’est pas les biens mais les corps des sujets, dont on
va surveiller et corriger le développement, la santé, la sexualité, la
productivité.
2) Ce pouvoir est constamment relayé et appuyé sur un savoir. Si les
lieux disciplinaires (écoles, prison, hôpitaux) sont créés à l’initiative de
la puissance publique, ils déploient des dispositifs de surveillance et de
« véridiction » qui n’appartiennent plus au champ de la loi. Le savoir que
produit et dont se sert le psychiatre pour soigner et corriger n’est pas le
résultat d’une constitution de sa souveraineté propre, il n’est pas codé en
légitime/illégitime, mais en vrai/faux.
Du dispositif de souveraineté aux dispositifs disciplinaires, le xixe siècle
glisse ainsi de la loi à la norme, de la règle juridique à la règle naturelle,
avec une nouvelle manière de se saisir des sujets. Alors que la loi vise
à exclure certains individus pour protéger la société, la norme vise à
inclure le maximum d’individus dans un même champ de savoir. La loi
pose des distinctions qualitatives, elle marque un dedans et un dehors.
La norme, c’est au contraire la possibilité d’une gradation infinitésimale
de l’anormal au normal. Cette gradation homogénéise le corps social
en mesurant les écarts de chacun de ses membres au travers de microanomalies non pathologiques – comme celles qui apparaissent à partir
de 1850 dans le champ de la sexualité infantile. Dès lors, selon la jolie
formule de Foucault : « Le grand ogre de la fin de l’Histoire est devenu
le Petit Poucet » 13.
Faut-il en conclure que la loi est défaite, rendue inutile ou inefficiente
par ce nouveau pouvoir ? Non. Ce que pose Foucault, c’est le caractère
hétérogène mais non exclusif des deux dispositifs. La force de ses
analyses consiste à toujours avancer par différenciation, distinguant
ici fermement deux régimes distincts de pouvoir, contre l’image d’un
pouvoir univoque et massif, grand corps homogène qui aurait l’État
13 Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, éd. Valerio
Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études »,
1999, p. 151.
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
souverain à sa tête et les fonctionnaires de la médecine et des prisons
comme membres inférieurs. Mais s’il n’y a pas exclusion, cela signifie que
les deux dispositifs se croisent sans cesse, pour s’appuyer, se relayer, ou,
au contraire, s’opposer. La théorie politique révolutionnaire et le pouvoir
disciplinaire ont fait simultanément apparaître « l’individu » – alors que
le pouvoir féodal passait au-dessus ou en dessous de ce dernier 14. Mais ils
lui ont donné deux sens radicalement différents : d’un côté, « l’individu
juridique […] comme sujet abstrait, défini par des droits individuels,
qu’aucun pouvoir ne peut limiter, sauf s’[il] y consent par contrat »,
et de l’autre, « l’individu comme réalité historique, comme élément
des forces productives, comme élément aussi des forces politiques […]
pris dans un système de surveillance et soumis à des procédures de
normalisation » 15.
Les deux individus n’en feront plus qu’un, quand les juristes à la fin
du xviiie siècle demanderont à un dispositif disciplinaire (la prison) de
prendre en charge les criminels pour les rétablir sujets de droit. Ils n’en
feront plus qu’un quand la punition par la loi prendra la forme d’un
amendement et d’un redressement auxquels la psychiatrie collaborera
activement pour son propre bénéfice. Mais ils se distingueront à nouveau,
quand les avocats se plaindront de ne pas avoir droit d’assister leur client
lors de l’expertise psychiatrique pourtant décisive 16 ; ou quand la cour
française de cassation rappellera que l’autorité judiciaire n’est pas obligée
par les résultats de ladite expertise 17.
Cette rencontre, tantôt fusionnelle et tantôt conflictuelle, entres les
deux individus peut être illustrée par l’article 64 du Code pénal de
1810 (122-1 dans le nouveau Code) qui stipule qu’il n’y a pas crime
si l’individu était en état de démence au moment de l’acte. La loi a
14 L’individu ne croisait le pouvoir féodal qu’occasionnellement, en tant qu’il était
usager (passait un péage, utilisait une route), membre d’une famille, d’une ville
etc. (Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 45-46).
15 Ibid., p. 59.
16 « Nous attaquons l’expertise, puisque nous sommes complètement dépossédés »,
déclare un avocat dans une table ronde de 1974 à laquelle participait Michel
Foucault : DE I, n° 142, « Table ronde sur l’expertise psychiatrique », p. 1535.
17 Cass. Crim. 11 mars 1958.
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200
ainsi pris l’habitude 18 de donner la parole au psychiatre pour évaluer
la capacité de discernement de l’inculpé, mais sans pouvoir recoder
cette parole en termes juridiques. Quand la loi s’adjoint un dispositif
autonome de production de la vérité, assuré par des experts qui ont
leur propre règle de validation des énoncés, elle prend le risque d’être
constamment débordée et dominée par ce qui devait simplement éclairer
son jugement. Cet auto-désistement de la loi est bien conforme à la
théorie de la souveraineté qui repose sur l’union implicite des volontés
raisonnables : l’individu dément n’étant pas en état de comprendre le
caractère antisocial de son acte, ne peut être accessible à une sanction
pénale. Mais en même temps, c’est la loi elle-même qui demande à ce
qui n’est pas elle (la médecine) de statuer sur sa propre compétence. En
1958, sont définies de la sorte trois des questions que le juge est appelé
à poser au psychiatre : l’individu est-il 1) dangereux, 2) accessible à une
sanction pénale, 3) curable ou réadaptable 19 ? Trois notions qui ne sont,
commente Foucault, ni psychiatriques ni juridiques, mais un effet de ce
curieux couplage de la loi et de la vérité 20. C’est le résultat du croisement
de deux régimes hétérogènes de discours.
Aux côtés de ce pouvoir disciplinaire, ce que Foucault appelle
« biopouvoir » est l’autre exemple, apparu au xviiie siècle, d’un pouvoir
proliférant et polymorphe qui n’est le produit d’aucun processus
juridique. Effet concret de ce qui se donne comme savoir statistique
et non comme souveraineté politique, le biopouvoir s’exerce sur cette
entité nouvelle et impersonnelle qu’est la vie d’une population, et non
sur les sujets de droit. Il s’agit de développer des mécanismes de sécurité
et de régulation afin de gérer « l’intrication perpétuelle d’un milieu
géographique, climatique, physique avec l’espèce humaine » 21.
18 L’expertise psychiatrique n’était pas considérée comme une obligation par le Code
d’instruction criminelle de 1810. Le Code de procédure pénale de 1958 pose seulement
l’obligation d’une enquête de personnalité. C’est donc l’usage qui a imposé l’expertise
psychiatrique pour déterminer la capacité de discernement de l’inculpé.
19 Circulaire du garde des sceaux et article C345 de l’Instruction générale pour
l’application du Code de procédure pénale.
20 DE I, n° 142, « Table ronde sur l’expertise psychiatrique », p. 1536.
21 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978,
éd. Michel Senellart, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études », 2004, p. 24.
raison13.indb 200
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LE DROIT EST-IL UNE BONNE OBSTRUCTION AU POUVOIR ?
Reste à étudier la question de l’action politique. Le droit a été jusqu’ici
pensé du côté des institutions qui le représentent et l’utilisent ; mais
n’est-il pas également du côté des opprimés contre les abus de ces mêmes
institutions ? Ne faut-il pas faire la loi à la loi ? Ce qui était bien le propos
des juristes du xvie siècle, distinguant l’État de la personne du Roi. La
fin du cours du 14 janvier 1976 aborde de front cette question, qui n’est
plus alors de l’ordre de la seule description historique :
Contre les usurpations de la mécanique disciplinaire […] nous nous
trouvons actuellement dans une situation telle que le seul recours existant,
apparemment solide, que nous ayons, c’est précisément le recours ou le
retour à un droit organisé autour de la souveraineté. [Mais] ce n’est pas
en recourant à la souveraineté que l’on pourra limiter les effets mêmes du
201
philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
En tant que pouvoir exercé non plus sur le corps individuel mais sur la
naissance, la mort, la maladie, pris comme des phénomènes globaux dont
la science repère les régularités, le biopouvoir s’articule plus difficilement
sur le droit que le pouvoir disciplinaire. Pour la simple raison qu’il perd
ce qui constituait l’interface entre la loi et la discipline : l’individu. Mais
le biopouvoir n’a prise sur le vaste domaine de la vie qu’en tant qu’il
se couple toujours avec des contrôles au grain plus fin : c’est l’exemple
donné par Foucault de la cité ouvrière au xixe siècle comme croisement
des mécanismes de sécurité (règles d’hygiène, système d’assurance) et des
mécanismes disciplinaires (localisation des familles, contrôle policier) 22.
La grille d’analyse du pouvoir comme connexion de dispositifs
hétérogènes demeure donc pertinente. Au lieu de chercher dans les
éléments connectés la raison interne de leurs connexions, Foucault nous
invite au contraire à discerner les effets hybrides, les mixtes inédits que
produit aujourd’hui la rencontre casuelle des discours du droit, de la
norme et de la sécurité.
22 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 223-224. Il en va de même des
questions de sexualité ou d’urbanisme.
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pouvoir disciplinaire. […] ce vers quoi il faudrait aller […] ce serait dans
la direction d’un nouveau droit, qui serait anti-disciplinaire 23.
202
Pourquoi la théorie de la souveraineté, c’est-à-dire la référence à
ces droits inaliénables de l’individu, ne peut-elle faire obstruction
aux techniques disciplinaires ? Le problème, selon Foucault, est le
lien serré que l’histoire a tissé entre droit souverain et discipline, par
l’intermédiaire de sciences nouvelles. Discipliner les individus à qui
des droits absolus ont été reconnus n’a pu se faire sans la justification
d’un savoir qui permettait d’intervenir raisonnablement sur ces derniers
en fonction d’une norme dite « naturelle ». Les sciences humaines ont
ainsi permis au xixe siècle de mettre constamment en miroir l’homme à
respecter et l’homme à discipliner. Car le monstre ou le fou qui sort de
la norme naturelle n’est autre finalement que celui qui rompt le contrat
social, « tombe hors du pacte, se disqualifie comme citoyen » 24. Nous
le constatons aujourd’hui avec l’usage politique de la notion d’individu
« dangereux », objet en France d’une loi d’exception qui contourne le droit
traditionnel en s’appuyant sur une expertise prétendument médicale 25.
Inversement, pour prévenir cette disqualification du citoyen, il faut
demander à chaque corps individuel des comptes sur son histoire et sa
psyché ; il faut faire d’un corps un sujet. Le corps individuel s’est ainsi
vu marquer, administrativement et juridiquement, par des indicateurs
psychologiques, biologiques ou sexuels 26.
23 Ibid., p. 35.
24 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 120.
25 Loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté. Pour une analyse précise
de cette loi et une histoire du concept de dangerosité à la lumière des travaux
de Foucault, voir Philippe Chevallier & Tim Greacen (dir.), Folie et justice : relire
Foucault, Toulouse, Erès, 2009.
26 L’un de ces marqueurs est le sexe, qui ne peut être ambivalent pour la loi. En 1980,
Michel Foucault préfaça l’édition américaine d’Herculine Barbin, dite Alexina B.,
mémoire d’un hermaphrodite du XIXe siècle tiré des Annales d’hygiène publique.
Dans sa préface, Foucault écrit : « À partir du XVIIIe siècle, les théories biologiques
de la sexualité, les conditions juridiques de l’individu, les formes de contrôle
administratif dans les États modernes ont conduit peu à peu à refuser l’idée d’un
mélange des deux sexes et à restreindre par conséquent le libre choix des individus
incertains. Désormais, à chacun, un sexe, un seul » (DE II, n° 287, « Le vrai sexe »,
p. 935-936).
raison13.indb 202
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203
philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
Qu’elle le veuille ou non, la lutte contre la domination au nom
de ces droits de l’individu porte ainsi avec elle « toute une référence
psychologique empruntée aux sciences humaines, c’est-à-dire aux
discours et aux pratiques qui relèvent du domaine disciplinaire » 27.
Foucault traque dans une certaine pensée humaniste, celle-là même qui
revient toujours à l’individu et à sa subjectivité profonde, absolument
digne de respect, les traces cachées de ce discours disciplinant qui fait
d’un corps une âme. La plaidoirie de Robert Badinter en 1977 pour
éviter à Patrick Henry la peine de mort en est un bon exemple : le jeune
avocat a reproché aux jurés de ne pas suffisamment connaître le sujet
inculpé. Mais, fait aussitôt remarquer Foucault, un tel reproche s’accorde
parfaitement avec la logique nouvelle de la justice pénale qui, depuis
le xixe siècle, vise moins à punir un geste en fonction d’un code qu’à
corriger un individu en fonction de sa personnalité 28. Dans ce glissement
inquiétant, il s’agit de placer le condamné, avec ses affects, ses désirs,
ses pulsions, sous une surveillance médico-légale qui tend à devenir
illimitée 29.
Rien n’empêche cependant le philosophe, conscient des présupposés
anthropologiques des droits existants, d’en faire un usage circonstanciel,
quitte à les détourner de leur fonction première. Pour Foucault,
revendiquer aujourd’hui des droits, ce n’est pas réactiver l’ancienne
souveraineté, c’est prendre acte du fait que les garanties offertes par la loi
naissent toujours dans un rapport historique et stratégique. Il est donc
possible de se glisser à l’intérieur de cette stratégie plutôt que d’espérer
inventer un nouveau code absolument transparent à lui-même. Nombre
de droits inscrits dans la loi ne deviennent effectifs pour un individu
que dans la mesure où celui-ci cherche concrètement à se défendre et y
engage son existence. C’est l’acte de se pourvoir, au sens le plus large du
27 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit, p. 36. C’est la reprise d’un thème
développé dans Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 59.
28 DE II, n° 205, « L’angoisse de juger », p. 287.
29 Citons parmi les mesures récentes : le suivi socio-judiciaire avec ou sans injonction
de soin (loi du 17 juin 1998), la création du fichier judiciaire automatisé des infractions
sexuelles (loi du 9 mars 2004), le placement sous surveillance électronique mobile
(loi du 12 décembre 2005), la rétention de sûreté (loi du 25 février 2008).
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terme, qui donne au droit son amplitude et son universalité effective.
Dans un texte non signé de 1980, Foucault développe cette conception
pragmatique, mais non moins exigeante, du bon usage des lois :
Ce n’est pas parce qu’il y a des lois, ce n’est pas parce que j’ai des droits
que je suis habilité à me défendre ; c’est dans la mesure où je me défends
que mes droits existent et que la loi me respecte. C’est donc avant tout
la dynamique de la défense qui peut donner aux lois et aux droits une
valeur pour nous indispensable. Le droit n’est rien s’il ne prend vie dans
la défense qui le provoque 30.
204
Liberté effective et droit positif ne coïncident jamais immédiatement
pour tous. Ils se développent le long de deux lignes dont il faut guetter
les rencontres possibles. En ce point de rencontre, le droit devient un
instrument dont on se saisit pour un résultat auquel le législateur n’avait
pas forcément pensé au départ. L’argumentation strictement juridique
dont use Foucault en 1977 pour s’opposer à l’extradition vers l’Allemagne
de l’avocat de la Fraction Armée rouge Klaus Croissant en fournirait un
bon exemple : le droit des réfugiés politiques, en particulier leur protection
contre l’extradition inscrite dans la Convention européenne de 1957,
s’est développé à la faveur tactique de la Guerre froide ; mais ce contexte
politique particulier n’empêche pas de le revendiquer « pour tous », pour
Klaus Croissant comme pour les dissidents de l’Est : « les libertés et les
sauvegardes […] ne sont pas toujours conquises de haute lutte, un matin
triomphal. Elles se font jour souvent par occasion, surprise ou détour. C’est
alors qu’il faut les saisir et les faire-valoir pour tous » 31.
Un tel usage stratégique n’est pourtant pas le dernier mot de Foucault en
matière juridique. En mettant en série un certain nombre d’articles et de
cours situés entre 1977 et 1982, il est également possible de retrouver chez lui
les prémices d’une approche à la fois positive et non-disciplinaire du droit.
30 DE I, p. 79-80 (Chronologie). Foucault est l’auteur, à la demande de l’avocat Christian
Revon, de ce texte non signé, préparant les assises « Pour la défense libre » de La
Sainte-Baume (1980). Christian Revon nous indique que ce mouvement n’a guère
prospéré au-delà des assises, de profondes divergences entre les participants
s’étant manifestées (entretien avec C. Revon, mai 2006).
31 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 364, nous soulignons.
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UNE ÉBAUCHE DE SOLUTION : L’APPROCHE LIBÉRALE DU DROIT
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
La théorie de la souveraineté postule trois unités principielles que
Foucault expose au début du cours du 21 janvier 1976, et dont il se
méfie au plus haut point : 1) l’unité de la loi (derrière les lois particulières,
il y a une légitimité fondamentale), 2) l’unité du pouvoir (l’État), 3)
l’unité du sujet (qualifié comme « individu doté, naturellement (ou par
nature), de droits, de capacités, etc. » 32). Quel serait dès lors un « nouveau
droit anti-disciplinaire », et peut-on en trouver trace chez Foucault ? La
présentation de la théorie de la souveraineté fournit, en creux, ce que
serait le cahier des charges de ce nouveau droit : il devrait se développer
sans postuler une unité du sujet, du pouvoir et de la loi. Comment, à
partir de ce cahier des charges, limiter la pratique gouvernementale sans
inscrire à nouveau de l’imprescriptible, anthropologiquement qualifié,
dans le marbre des lois ?
Écoutons le cours Naissance de la biopolitique (1978-1979). Dans la
leçon du 17 janvier 1979, Foucault oppose à la voie juridico-déductive
(ou française, en référence à Rousseau), la voie inductive et utilitariste
(ou anglaise, en référence à Bentham). La première part de droits
naturels appartenant à chaque individu et dont le transfert partiel va
constituer un gouvernement légitime, qui restera toujours limité de
l’extérieur par ces droits fondamentaux. La seconde part de la pratique
gouvernementale elle-même, pour la limiter de l’intérieur, non pas en
fonction de critères de légitimité, mais en fonction de critères d’utilité.
Sa règle propre n’est pas un droit originel mais une économie politique,
comme calcul du coût et de l’efficacité de l’action gouvernementale.
Cette autolimitation rationnelle doit bien sûr trouver son expression
juridique, mais cette expression a d’abord pour fonction d’enregistrer et
de vérifier subséquemment le principe du moindre gouvernement. Est
donc problématique la place que pourrait avoir au sein de cet ordre un
droit fondamental, comme celui à la subsistance ou au travail 33.
32 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 37.
33 Ces droits à la subsistance ou au travail peuvent exister dans la perspective
utilitariste, mais ils sont négociés au gré des circonstances, au lieu de valoir
immédiatement pour tous et d’un seul coup.
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Cette deuxième voie est celle du libéralisme, pensé d’abord comme
technologie de gouvernement, art de bien gouverner en gouvernant à
l’économie. Foucault en définit la rationalité singulière, des physiocrates
du xviiie siècle aux écoles néolibérales allemandes et américaines du
xxe siècle. Mais si cette voie est clairement posée en face de celle, tant
honnie, de la souveraineté, faut-il y voir une alternative possible ?
L’édition en 2004 du cours Naissance de la biopolitique a surpris une
partie du lectorat traditionnel de Foucault et certains Jacobins pour qui
« libéralisme » est un mot à honnir absolument. L’article préalablement
cité de 1977 pourrait cependant appuyer cette hypothèse : en novembre
de cette année, à l’occasion de la demande d’extradition de l’avocat Klaus
Croissant, Foucault signe une tribune dans le Nouvel Observateur où il en
appelle au « droit des gouvernés », droit « plus précis, plus historiquement
déterminé que les droits de l’homme » 34. À peine plus d’un an plus tard,
au Collège de France, pour qualifier la conception nouvelle de la liberté
qui naît au sein de la gouvernementalité libérale et s’oppose point par
point à la philosophie révolutionnaire des droits de l’homme, Foucault
use d’un syntagme sensiblement proche : celui d’« indépendance des
gouvernés » 35. Peut-on alors mettre en série : l’appel de 1976 à un
« nouveau droit anti-disciplinaire », la référence militante à un « droit
des gouvernés » en 1977, et la notion libérale de « l’indépendance des
gouvernés » exposée en 1979 ?
Avançons prudemment. Dans un premier temps, si l’on suit les leçons
des 14 et 21 mars 1979 consacrées à l’école de Chicago, il faut reconnaître
que le type de gouvernementalité défendu par les économistes libéraux
de l’après-guerre comme Theodore Schultz (1902-1998) ou Gary Becker
(1930-) remplit en partie le cahier des charges d’un droit qui ne serait
pas disciplinaire :
1) Il n’y a plus d’unité de la loi, car n’est plus postulée une
légitimité fondamentale de l’appareil législatif ou constitutionnel ;
celui-ci est sans cesse produit par le seul exercice de la liberté des
34 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 362.
35 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 43
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36 C’est déjà l’idéal, chez l’Allemand Ludwig Erhard (1897-1977), ministre de
l’économie puis chancelier fédéral, d’une « Genèse, généalogie permanente de
l’État à partir de l’institution économique », ibid., p. 86. Ce serait aussi le projet
de Constitution européenne, se voulant au départ simple régulation utile d’une
pratique gouvernementale préexistante. À l’opposé, les partisans du Non lui ont
objecté la volonté souveraine des citoyens (voir Jacques Donzelot, « Michel Foucault
et l’intelligence du libéralisme », Esprit, novembre 2005, p. 74-75).
37 DE II, n° 355, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », p. 1527.
38 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 365.
39 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 264, note***. On trouvera une
présentation de cette approche libérale du crime à travers l’exemple britannique
dans David Garland, « Les contradictions de la société punitive : le cas britannique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1998, n° 124, p. 49-67.
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207
philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
acteurs économiques 36 et sans cesse discuté dans tous ses champs
d’application, y compris le domaine interétatique. Quand Foucault
en appelle en 1981 au droit des gouvernés à s’inviter dans les questions
de politique internationale auparavant réservées aux États, il s’inscrit
bien dans cette lignée 37.
2) Il n’y a plus d’unité du pouvoir, car son exercice est renvoyé autant
que possible à des instances locales, à la fois collectives (associations,
entreprises, comités de quartier) et individuelles (l’individu « entrepreneur
de lui-même », agent actif d’une régulation gouvernementale quand il
consomme, choisit ses produits, fait attention à ses biens, etc.). Entre
ces entités autonomes, qui ne sont plus de simples ramifications de
l’État, il y a perpétuelle transaction. D’où le déplacement de la loi vers
la jurisprudence, pour arbitrer les différends entre les partenaires du jeu
économique. On ne sera donc pas étonné que dans l’article de 1977,
Foucault pose comme droit « essentiel » des gouvernés, celui d’être
défendu en justice 38.
3) Il n’y a plus d’unité du sujet, car la gouvernementalité libérale n’a pas
pour objet l’individu, mais uniquement son environnement. Le crime ou
la santé sont renvoyés à des phénomènes globaux dont les lois statistiques
dictent la gestion suffisante. Dans cette conception, le criminel n’est
plus anthropologiquement qualifié mais devient un sujet économique
comme un autre, qui « cherche en tout état de cause à maximiser son
profit, à optimiser le rapport gain/perte » 39. La puissance publique doit
simplement calculer au plus juste l’efficacité de ses interventions sur ce
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sujet économique, en fonction du dommage qu’il cause au libre jeu des
intérêts, et sans recourir à un coûteux dispositif disciplinaire. Ce qui veut
dire que la loi peut tolérer sans difficulté un certain taux d’illégalisme au
sein de la société.
Le résultat tiendrait dans cette formule : moins d’État et plus de
gouvernement à distance. L’État n’est plus qu’un partenaire dans une
négociation perpétuelle entre gouvernants et gouvernés. Sans cesse, il
avance ou recule, cède des routes nationales aux départements mais
réinvestit la lutte contre le cancer, etc. C’est dans ce nouveau cadre libéral
que l’on peut tenter de donner un contenu à la notion de « droit des
gouvernés », dont Foucault annonce dans l’article cité de 1977 que la
théorie reste encore à faire 40.
L’emploi du participe « gouverné » pour qualifier le nouveau sujet de
droit signifie qu’il n’y a plus de référence à une origine abstraite, mais
qu’il y a une situation de fait et un individu concret : l’homme dont il est
question est saisi comme toujours déjà pris dans un rapport de pouvoir.
Comme l’explique Foucault, la liberté que j’exerce quand j’en appelle à ce
droit, « n’est jamais rien d’autre qu’un rapport actuel entre gouvernants
et gouvernés, un rapport où la mesure du “trop peu” de liberté qui
existe est donnée par l’“encore plus” de liberté qui est demandé » 41.
Cette requête échappe ainsi à la boucle des droits fondamentaux qui
va de la revendication légitime à la légitimation du pouvoir : le droit
fondamental que j’objecte au pouvoir est celui qui va limiter son excès,
mais en même temps celui qui va fonder son exercice essentiel. Le « droit
des gouvernés », au contraire, ne cède rien, ne fonde rien, car il est une
protestation quantitative et circonstancielle devant un simple « trop »
gouverner, qui ne signifie pas que l’État se serait dévoyé par rapport à
son essence ou à sa légitimité première. Rien ne lui est donc plus étranger
que le droit naturel au sens que Grotius et la tradition jusnaturaliste ont
donné à ce terme : à la fois description d’un état naturel antérieur à l’état
civil et prescription d’une règle de conduite dictée par la droite raison.
Ni descriptif ni prescriptif, le « droit des gouvernés », comme simple
40 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 362.
41 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 64.
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42 Dans un article consacré à l’Iran en 1979, Foucault pose comme « irréductible »,
« Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple
entier dit : “Je n’obéis plus”, et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le
risque de sa vie » (DE II, n° 269, « Inutile de se soulever ? », p. 791).
43 Ce nouveau « droit des gouvernés », précise Foucault, « notre histoire récente en
a fait une réalité encore fragile mais précieuse » (DE II, n° 210, « Va-t-on extrader
Klaus Croissant ? », p. 362). C’est en tant que phénomène historique nouveau qu’il
faut considérer les appels contemporains au respect des droits de l’homme, et non
comme la réactivation d’un droit traditionnel (Naissance de la biopolitique, op. cit.,
p. 43).
44 Certes, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 cite la
« résistance à l’oppression » parmi les droits naturels et imprescriptibles (article II).
Mais l’article VII place aussitôt face à la résistance les notions de Loi et de Société :
« tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend
coupable par la résistance ». Il y a un présupposé de légitimité concernant la Loi,
« expression de la volonté générale » (article VI) qui interdit « les actions nuisibles
à la Société » (article V). Ce face-à-face délicat se retrouve dans la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950, celleci reconnaissant la légitime restriction de certains droits : ainsi, l’ingérence de
l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale
est possible si elle est « prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui,
dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, au bien-être économique, à la défense de l’ordre et à la prévention des
infractions pénales, à la protection de la santé et de la morale, ou à la protection
des droits et libertés d’autrui » (article VIII).
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
possibilité de dire « Je n’obéis plus » 42, est d’abord une donnée objective
dont témoigne notre histoire récente – pour Foucault : la France de
1971 (révolte des prisons), l’Iran de 1978, la Pologne de 1982. C’est
en historien du présent, et non en philosophe du sujet, que Foucault le
réfléchit 43.
Parce qu’il est historiquement constaté et non juridiquement construit,
ce droit échappe de fait à l’étau dans lequel les textes législatifs modernes
tentent de placer le droit de résistance. Que ce soit dans la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950, la résistance à l’oppression
vient toujours se heurter au droit positif qui la fonde et la limite en
même temps, dans une double contrainte infrangible. En amont de son
exercice, la résistance doit en effet se justifier par la violation de droits
reconnus comme élémentaires, pour ensuite se heurter, en aval, à la
légitime ingérence de l’État démocratique dans certains de ces droits 44.
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À l’opposé, le « droit des gouvernés » vit de sa propre affirmation, sans
présager de sa limite ou de son fondement. Mais nul gouvernement ne
peut prétendre longtemps l’ignorer ; surtout quand notre actualité ne
cesse de lui donner consistance et visibilité.
Foucault évoque cependant la possibilité de donner à ce droit une
forme juridique explicite : ainsi du droit d’être défendu en justice par un
avocat, qu’il mentionne à l’occasion de l’affaire Croissant 45. Mais il est
intéressant de noter que cet unique exemple concerne précisément une
situation de contentieux – au sens large du terme – entre le gouverné et
la puissance publique. La forme juridique escomptée ne viserait donc pas
à qualifier l’individu, en lui reconnaissant certaines capacités ou dignités
naturelles, mais à garantir et optimiser ses possibilités de négociation
avec les pouvoirs qui s’exercent sur lui.
LIMITES DE L’APPROCHE LIBÉRALE DU DROIT
Par certains aspects, la voie inductive et utilitariste d’une certaine
tradition libérale rejoint bien le droit sans anthropologie qu’appelait
de ses vœux le cours Il faut défendre la société. Cette voie permet de
penser un ajustement perpétuel de la loi, sans point de butée ultime, en
fonction des revendications et des intérêts individuels, comme dans les
mécanismes concurrentiels du marché. Mais il n’est pas sûr que la notion
d’« indépendance des gouvernés » exposée en 1979 dans Naissance de la
biopolitique suffise jusqu’au bout à combler les attentes du « droit des
gouvernés » revendiqué dans l’article du Nouvel Observateur en 1977. Il
convient de pointer ce que la deuxième expression ajoute ou corrige à la
première, la démarquant par rapport au seul dispositif libéral.
Relevons d’abord la grande vigilance de Foucault par rapport à ce
nouveau dispositif, en particulier dans ses mutations contemporaines
comme le néolibéralisme. La doctrine du libéralisme classique
(Emmanuel Kant, Adam Smith) s’apparente à un naturalisme. Le droit y
naît des échanges entre individus et entre groupes, par nécessité interne.
Aux mécanismes spontanés de l’économie correspondent chez Kant
45 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 365.
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
des mécanismes spontanés de juridiction appartenant au dessein de la
Nature : sont ainsi successivement apparus des droits individuels au sein
de petits groupes, puis des États, un droit international et commercial,
etc. 46 Au xxe siècle, l’école de Fribourg, puis celle de Chicago, oppose
au « laisser faire » des libéraux classiques, un impératif d’intervention
permanente. Il faut non seulement contrôler que rien ne vient entraver
le marché, mais il faut activer et produire sans cesse ce marché. Et cela
à deux niveaux : non seulement le gouvernement doit intervenir sur
les conditions fonctionnelles du marché (stabilité des prix, contrôle
de l’inflation), mais il doit surtout intervenir sur ses conditions
structurelles (le « cadre » 47 social de ce marché, incluant l’éducation, la
santé, la répartition de la population sur le territoire etc.), afin que des
événements aléatoires ne viennent pas perturber le libre jeu des intérêts.
Il s’agit ici d’interventions sécuritaires qui constituent « l’envers et la
condition même du libéralisme » 48. Leur champ est par définition
indéfini, puisqu’elles peuvent aussi bien concerner l’air que l’on respire,
la sécurité du quartier que l’on habite, l’équilibre mental des tout-petits,
etc. Elles se situent ainsi dans le prolongement direct du biopouvoir
préalablement défini. D’où le paradoxe de la gouvernementalité libérale
souligné par Foucault : « la liberté dans le régime du libéralisme n’est pas
une donnée, la liberté n’est pas une région toute faite à respecter […]. La
liberté, c’est quelque chose qui se fabrique à chaque instant » 49.
Dans ces conditions, ce qui ne réagit pas de manière prévisible aux
modifications de son environnement ou ce qui n’obéit pas à la rationalité
de l’homo œconomicus, défini comme l’homme qui cherche à faire fructifier
son capital humain, social et culturel, menace les dispositifs de sécurité
inhérents aux politiques libérales. L’un des fondateurs de la première école
de Chicago, Frank H. Knight, avait à ce titre soigneusement distingué
« le risque » – mathématiquement mesurable donc maîtrisable – de
46 Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) et
Projet de paix perpétuelle (1795).
47 Cette notion de « cadre » est fondamentale chez les ordolibéraux allemands :
Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 145.
48 Ibid., p. 67.
49 Ibid., p. 66.
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« l’incertitude », qui met en échec toute modélisation probabiliste 50.
Il est donc cohérent que ce soit une question liée au terrorisme qui
amène Foucault à dénoncer en 1977 l’emballement de ces dispositifs
devant ce que l’État définit comme « accident dangereux » 51. L’effort
de certains économistes contemporains pour réintégrer le kamikaze
dans la théorie du choix rationnel guidé par le self-interest montre bien
leur désarroi face aux conduites n’obéissant plus à la rationalité de
l’échange 52. Si le terrorisme est l’ennemi principal du libéralisme, ce
n’est pas essentiellement parce qu’il représenterait un mal absolu – dire
cela serait à nouveau qualifier le crime et le criminel – mais parce qu’il est
la forme la plus manifeste de ce qui, échappant aux lois de l’économie,
impose l’aléatoire de l’événement :
L’État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d’intervenir dans
tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement
singulier, exceptionnel. Du coup, la loi n’est plus adaptée ; du coup, il faut
bien ces espèces d’interventions, dont le caractère exceptionnel, extralégal, ne devra pas apparaître du tout comme signe de l’arbitraire ni d’un
excès de pouvoir, mais au contraire d’une sollicitude […]. Ce côté de
sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’État se présente 53.
Le libéralisme ne réduit pas le rôle de l’État, il redistribue ses rôles : il lui
demande d’accepter un pluralisme toujours plus grand de comportements
à l’intérieur de la société (comme par exemple la consommation de
drogues 54), tout en conjurant l’incertain. Ainsi, le caractère ouvert et
50 Frank H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston, Hart, Schaffner & Marx,
Houghton Mifflin Co., 1921.
51 DE II, n° 213, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », p. 386.
52 Mark Harrison, « The Logic of Suicide Terrorism », Royal United Services Institute,
Security Monitor, 2003, n° 2, p. 11-13.
53 DE II, n° 213, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », p. 385. Cet article de Foucault
porte sur l’État sécuritaire, non sur l’État libéral ; le premier ne se réduisant bien
entendu pas au second. Rappelons cependant que la France de 1977 est sous
la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, contexte politique qui marque pour
Foucault l’introduction du néolibéralisme en France : Naissance de la biopolitique,
op. cit., p. 199-213.
54 Ibid., p. 262-264.
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philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit
négocié de la gestion du risque ne va pas sans mesures d’exception,
contournant les lois pour annihiler ce qui n’est pas quantifiable.
Or, face à ce prix exorbitant de la sécurité, si l’indépendance des
gouvernés ne produit que des protestations solitaires, limitées au
seul ressenti subjectif d’un intolérable, elle ne peut réussir à remettre
en question le nouveau pacte de tranquillité qui lie l’État libéral aux
citoyens. L’expression d’« indépendance des gouvernés » est en effet des
plus ambiguës, car elle peut aussi bien signifier l’autonomie de chaque
gouverné (génitif subjectif ) que l’indépendance entre eux des gouvernés
(génitif objectif ), au sein d’une société qui ne serait qu’un arbitrage entre
les intérêts égoïstes des individus. La protestation individuelle achoppera
alors toujours aux mesures d’exception fondées sur le calcul, par l’État,
du rapport entre l’intérêt collectif et l’intérêt individuel.
Notre hypothèse serait alors la suivante : la notion de « droit des
gouvernés », telle que Foucault l’utilise dans ses écrits de combats, de
l’affaire Klaus Croissant en 1977 à l’aventure de Solidarnosc en 1982 55,
est l’intrusion dans la seule indépendance des gouvernés d’une dimension
collective. « Nous sommes tous des gouvernés et, à ce titre, solidaires » 56,
déclare Foucault en 1981, alors même que cette proposition ne va
nullement de soi. Mais si cette solidarité n’est pas naturelle, elle n’est pas
impensable. Parce que toute protestation subjective n’a de sens qu’en
tant qu’elle peut rejoindre la concrétion d’un « nous », sous quelque
forme que ce soit. Un « nous » qui ne lui préexiste cependant pas de
toute éternité, qui ne s’inscrit dans aucune nature humaine particulière,
aucun contrat ou bonne entente préalable entre gouvernés, mais qui
explique que Foucault s’intéresse à Klaus Croissant en 1977, aux Iraniens
en 1978 et à l’entrée des ONG sur la scène internationale 57 : « Nous ne
55 À son retour de Pologne en 1982, s’il n’emploie pas l’expression « droit des
gouvernés », c’est bien dans cette direction que Foucault propose d’interpréter
la notion de droits de l’homme : « Mais les droits de l’homme, c’est surtout ce
qu’on oppose aux gouvernements. Ce sont des limites que l’on pose à tous les
gouvernements possibles » (DE II, n° 321, « Michel Foucault : “L’expérience morale
et sociale des Polonais ne peut plus être effacée” », p. 1168).
56 DE II, n° 355, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », p. 1526.
57 L’Île-de-lumière en 1979, Médecins du monde en 1980, le Comité international
contre la piraterie en 1981.
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sommes ici que des hommes privés qui n’ont d’autre titre à parler, et à
parler ensemble, qu’une certaine difficulté commune à supporter ce qui
se passe » 58. Ce « nous », jamais définitivement gagné ni institué, qui
peut être au départ un groupe, une minorité ou un peuple tout entier,
permet de déjouer la gestion par l’État du rapport entre intérêt individuel
et intérêt collectif, car il n’est jamais complètement l’un ou l’autre.
Quelle serait alors la condition pour qu’une protestation solitaire
puisse rejoindre un collectif ? À lire les articles des années 1978-1979
consacrés à l’Iran, semble ici s’annoncer l’idée que l’homme qui se lève et
dit « non », au-delà de la seule réaction épidermique et circonstancielle,
doit manifester en même temps une forme réfléchie de subjectivité,
c’est-à-dire de rapport à soi. Ce n’est pas seulement la vision d’une cité
plus juste qui rassemble les gouvernés dans une même protestation,
mais également, et peut-être surtout, une certaine manière de s’engager
dans l’histoire, à la croisée d’une transformation du monde et d’une
transformation de soi 59.
58 Ibid., p. 1526. Dans un entretien en 1984 avec Paul Rabinow, Foucault revient sur ce
« nous » qui se constitue seulement « à partir du travail fait » et espère former « une
communauté d’action » (DE II, n° 342, « Polémique, politique et problématisations »,
p. 1413).
59 Sur le soulèvement comme impératif de se changer soi-même : DE II, n° 259,
« L’esprit d’un monde sans esprit », p. 749. Voir aussi DE II, n o 269, « Inutile de se
soulever ? », p. 793 : c’est par le soulèvement « que la subjectivité (pas celle des
grands hommes, mais celle de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire ».
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PLURALISME ET RELATIONS INTERETHNIQUES :
LE CAS DU RACISME RÉPUBLICAIN
Sophie Guérard de Latour*
215
raison publique n° 13 • pups • 2010
Dans le libéralisme politique contemporain, le pluralisme ne se limite
pas au simple constat de la pluralité. Il exprime plus fondamentalement la
valeur positive que les démocraties libérales accordent à la diversité sociale,
celle produite en particulier par la variété des conceptions du bien 1. Pour
John Rawls, « le libéralisme politique part de l’hypothèse que, d’un point
de vue politique, l’existence d’une pluralité de doctrines raisonnables, mais
incompatibles entre elles, est le résultat normal de l’existence de la raison
humaine dans le cadre des institutions libres d’un régime démocratique
constitutionnel » 2. La volonté du libéralisme politique d’évaluer
positivement la pluralité normative du monde social explique en partie
la capacité des démocraties influencées par cette philosophie à accueillir
favorablement la politisation des identités collectives. S’il est « normal »
que les citoyens soient en désaccord quant à leurs conceptions du bien,
la variété des solidarités identitaires et des perspectives culturelles semble
l’être aussi. Il n’est donc pas surprenant que le libéralisme politique soit
parvenu à intégrer dans son cadre d’analyse l’émergence de revendications
identitaires. C’est ce qu’indiquent entre autres les travaux de Will
* Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, agrégée de philosophie et
maître de conférences à l’université Paris 1, Sophie Guérard de Latour est spécialiste
de philosophie politique contemporaine. Ses recherches portent sur les rapports entre
citoyenneté moderne et diversité culturelle.
1 Justine Lacroix, « Communautarisme et pluralisme dans le débat français. Essai
d’élucidation », Éthique publique, printemps 2007, vol. 9, n° 1. Voir la section
« Le pluralisme n’est pas la pluralité ».
2 John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. Paris, PUF, p. 4.
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Kymlicka 3, de Joseph Raz 4, de Joseph Carens 5 qui s’efforcent de dépasser
les limites de « l’universalisme abstrait » 6 et d’élaborer une conception de
la citoyenneté capable de respecter les individus non seulement en dépit de
mais aussi en vertu de leurs différences.
À l’inverse, les difficultés des républicains français à admettre cette
évolution politique suggèrent le caractère peu pluraliste de l’espace
public hexagonal. Elles se sont clairement manifestées au cours de
l’année 2005, dans l’hostilité ouvertement affichée à l’égard des nouveaux
groupes contestataires tels que les Indigènes de la République 7 et le
Comité Représentatif des Associations Noires de France. Elles attestent
de l’impossibilité pour une République qui se dit « une et indivisible »
d’accorder la moindre reconnaissance publique aux minorités ethniques.
Le « modèle d’intégration républicain » établit en effet une distinction
radicale entre l’individu socialisé et le sujet de droit ; il postule qu’il ne
peut pas exister de « communauté de citoyens » sans que les individus ne
transcendent leurs particularismes sociaux et culturels afin de se percevoir
comme les membres d’un même corps politique. Tel est l’idéal que les
républicains français ne cessent d’opposer depuis des années au « modèle
multiculturaliste » défendu dans d’autres démocraties et aux prétendus
« replis communautaires » que ce modèle est censé favoriser.
Or, il suffit de penser à l’influence politique croissante du Front
National dans la vie politique française depuis la fin des années 1980 et
aux événements qui ont suivi la seconde affaire du foulard – la loi de 2004
sur les signes religieux ostensibles, les émeutes urbaines de l’automne
2005 – pour douter des vertus intégratrices du modèle républicain.
Manifestement, la société française est traversée de frontières ethniques et
3 Will Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des
minorités (1996), trad. Patrick Savidan, Paris, La Découverte, 2001.
4 Joseph Raz, « Multiculturalism », Ratio Juris, septembre 1998, vol. 11, n° 3.
5 Joseph Carens, Culture, Citizenship and Community. A Contextual Exploration of Justice
as Evenhandedness, Oxford & New York, Oxford University Press, 2000.
6 Iris Marion Young, The Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press,
1990.
7 J. Lindgaard, « L’appel des Indigènes de la République : Contestation ou consécration du
dogme républicain. Etude de cas », dans V. Bourdeau & R. Merrill (dir.), La République
et ses démons, Paris, Ere, 2007.
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LE RACISME DU MODÈLE RÉPUBLICAIN
Dans son article « La République française dévoilée » 10, Max Silverman
expose clairement la critique extrême que certains adressent à la
République française. Revenant sur le cas de la loi de 2004 interdisant
8 E. Fassin & D. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la
société française, Paris, La Découverte, 2006.
9 Alain Touraine, « Égalité et différence », dans M. Wieviorka & J. Ohana (dir.),
La Différence culturelle : une reformulation des débats, Paris, Balland, 2001, p. 89-90 ;
Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Theory,
Oxford, Oxford University Press, 2008.
10 Max Silverman, « The French Republic unveiled », Ethnic and Racial Studies, juillet
2007, vol. 30, n° 4, p. 628-642. Nous traduisons le titre et les passages cités.
raison13.indb 217
217
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
de barrières raciales que l’invocation rituelle de « l’indivisibilité du peuple
français » n’est pas parvenue à abattre. De ce fait, il devient de plus en plus
difficile de cantonner les différences identitaires à la seule sphère privée,
à partir du moment où elles inspirent la contestation sociale, influencent
le contenu des débats publics et investissent le discours des hommes
politiques 8. Aux yeux de nombreux théoriciens, la rigueur de la position
républicaine sur ces questions prend désormais la forme d’une rhétorique
conservatrice, incapable d’affronter les problèmes sociaux et de combattre
efficacement les dérives xénophobes de l’opinion publique 9.
Dans ce qui suit, nous aimerions examiner la nature du conservatisme
républicain. Parce que ce conservatisme semble s’affirmer sous la pression
du multiculturalisme, il nous paraît pertinent de concentrer l’analyse
sur les arguments qui articulent l’universalisme républicain aux relations
interethniques. Nous commencerons par exposer la critique la plus sévère
adressée au régime républicain, accusé par certains d’être fondamentalement
raciste. Nous tâcherons ensuite de montrer le caractère réducteur de cette
critique. Nous proposerons d’y substituer une approche socio-historique
du racisme républicain qui nous paraît mieux correspondre à la complexité
du phénomène. Nous essaierons enfin d’indiquer quelle voie cette autre
perspective ouvre pour rendre le républicanisme français plus ouvert au
pluralisme culturel des démocraties modernes.
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le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, il se
demande comment la classe politique et une grande partie de l’opinion
françaises en sont venues à élever de symboles religieux au rang d’armes
politiques. Une telle réaction paraît excessive dans la mesure où ces
symboles sont en tant que tels inoffensifs. Surtout, la peur qu’ils suscitent
procède manifestement d’un biais culturel que Silverman critique en
commentant avec ironie les déclarations du Ministre de l’Éducation
Nationale, Luc Ferry, sur la barbe islamique :
218
Portée par un Musulman et interprétée par l’État comme un signe
d’obédience religieuse […], la barbe défierait les principes mêmes de
la République, en dépit du fait que Jules Ferry, Clémenceau et d’autres
géants de la Troisième République française arboraient manifestement
sans aucune gêne une pilosité faciale abondante. Comme David Macey le
remarque ironiquement, la barbe de Jules Ferry était vraisemblablement
une barbe républicaine 11.
Même si le port d’un foulard ou d’une barbe peut exprimer une
provocation politique, ils restent des symboles, c’est-à-dire des signes qui
prennent sens en fonction d’un contexte donné. À l’évidence, ce processus
d’interprétation n’est pas neutre, car il s’appuie inévitablement sur
certaines références culturelles. Le jugement contradictoire qui conduit
à percevoir la barbe tantôt comme un défi politique tantôt comme un
détail physique illustre bien le caractère asymétrique de tout décodage
symbolique. Il s’agit donc de comprendre d’où vient cette asymétrie
et pourquoi elle conduit l’opinion publique française à considérer le
voile et la barbe islamiques comme des dangers politiques suffisamment
sérieux pour justifier le durcissement de la loi sur laïcité.
S’inspirant des travaux de Shmuel Trigano sur la « régénération des
Juifs » 12, Silverman voit dans ces réactions excessives « le retour du refoulé »
qui exprime la diabolisation de la différence originellement inscrite
dans le projet républicain. Dès les débuts de la République, la volonté
politique d’« accorder tout aux Juifs en tant qu’individus et rien en tant
11 Ibid., p. 628-629.
12 S. Trigano, La République et les Juifs, Paris, Gallimard, 1982.
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13 Silverman, « The French Republic unveiled », art. cit., p. 631.
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219
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
que nation » était lourde d’ambiguïtés. La fameuse formule du député
Clermont-Tonnerre ne réclamait pas seulement le même statut civique
pour les Juifs que pour les autres Français ; elle signifiait aussi que, dans
leur cas, l’intégration politique exigeait de rompre avec la communauté
d’origine. Or, en établissant dès l’origine une frontière entre ceux qui
devaient renoncer à leur différence et les autres, la République fonda son
projet politique sur une ambivalence profonde à l’égard de l’altérité qui,
loin de l’effacer, l’érigeait en préoccupation obsessionnelle.
D’après Silverman, « l’usage que Trigano fait du “retour du refoulé”
met en lumière la façon dont le désaveu de la différence à un niveau
conscient est conditionné par le fétichisme de la différence à un niveau
inconscient » 13. Les polémiques récentes à propos des signes religieux
« ostensibles » suggèrent qu’une telle grille d’analyse reste valable.
Elles indiquent que les membres des minorités ethniques subissent
aujourd’hui la même situation de « double contrainte » (double bind) que
les Juifs d’autrefois : être assignés à leur différence d’origine par l’exigence
même qui leur demande d’y renoncer. On constate aisément, dans le
cas de la minorité musulmane, que leurs symboles religieux effraient
plus que d’autres parce qu’ils sont associés à l’image d’une culture jugée
« exotique », au sens où elle serait encore trop éloignée de la modernité
politique. Cette différence culturelle, à la fois rejetée et fantasmée, serait
la cause des réactions paranoïaques de la population française observées
lors de l’Affaire du voile.
Fort de cette analyse, Silverman attaque le modèle républicain sur
deux fronts. D’abord, il avance un argument pragmatique qui insiste
sur le caractère contre-productif de ce type d’intégration politique. Le
modèle républicain repose sur un profond paradoxe, dans la mesure
où il politise les différences culturelles qu’il prétend dépolitiser. Il
produit l’inverse de l’effet recherché puisque son refus de les reconnaître
publiquement procède d’une diabolisation inconsciente qui contribue
à leur construction. Ensuite, il développe cette objection politique
avec un argument moral. L’exigence de privatisation de la différence
est contre-productive parce qu’elle est injuste : elle trace implicitement
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220
une frontière entre les identités perçues comme une menace politique
et les identités jugées inoffensives. Cette partialité inavouée politise
les identités minoritaires tout en dépolitisant l’identité majoritaire, et
incite indirectement les minorités à se mobiliser autour de l’identité
discriminée. Une telle partialité est injuste, non seulement parce qu’elle
contredit le principe de l’égalité de traitement mais surtout parce qu’elle
néglige le « besoin d’identité » qui anime les sociétés post-modernes et le
rôle que les références culturelles jouent dans le processus de construction
identitaire : « en attachant des motivations politiques univoques à
ce qui relève sans doute d’une approche post-moderne et enjouée de
l’identité et de l’ethnicité (même d’une mode), l’État français se méprend
sérieusement sur le sens de la culture urbaine des jeunes et contribue à
sa racialisation » 14.
Dans cette perspective critique, la politisation identitaire devient
un effet positif et non pas négatif du modèle d’intégration républicain.
Elle n’est pas le résidu d’une privatisation insuffisante des différences
culturelles mais le résultat même de cette stratégie politique. Silverman
renverse ainsi le diagnostic des républicains français : le communautarisme
ne serait pas le fait de groupes minoritaires, comme ils le répètent à
l’envi, mais celui de l’État qui impose implicitement les normes de la
culture majoritaire à l’ensemble des citoyens. Symétriquement, un tel
renversement oblige à réévaluer le modèle multiculturaliste tant décrié
par les républicains français.
Bien qu’il paraisse logique que le pluralisme reconnaisse les différences,
tandis que l’insistance sur l’uniformité les supprime, il se peut bien que
les différences soient rendues plus et non pas moins visibles par les États
homogénéisants. En d’autres termes, de façon paradoxale, plus l’État
insiste sur l’uniformité et sur la neutralité de la sphère publique, plus il
rend visible les différences mêmes qu’il espère effacer ; plus il insiste sur
l’invisibilité, plus il construit la visibilité des différences particulières 15.
14 Ibid., p. 636.
15 Ibid.
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16 Une conception réifiée de la culture d’origine peut jouer le même rôle que l’hérédité
biologique dans la constitution d’une pensée raciste. Elle n’en est alors que la
version euphémisée. Voir V. de Rudder, C. Poiret & F. Vourc’h, L’Inégalité raciste :
l’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000.
17 P. Blanchard, N. Bancel & S. Lemaire (dir.), La Fracture coloniale : la société française
au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
raison13.indb 221
221
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
Autrement dit, si le modèle universaliste politise les identités qu’il
prétend dépolitiser, le modèle multiculturaliste dépolitise celles qu’il
semble politiser. Le deuxième, parce qu’il admet que la neutralité
culturelle de l’espace public est un leurre, accepte d’y remédier en
accordant une forme de reconnaissance publique aux identités
minoritaires et échappe de la sorte au paradoxe de l’assimilationnisme
français.
Cette critique du modèle républicain est singulièrement radicale. Elle
ne reproche pas à la République de reposer sur un idéal universaliste
qui, faute d’être parfaitement réalisé, laisserait perdurer des injustices
telles que le racisme. Elle accuse le racisme d’être à proprement parler
« républicain », c’est-à-dire d’être l’effet structurel du modèle politique
français. Précisons que le concept de « race » ne renvoie pas ici à une
définition étroitement biologique mais à tout processus qui tend
à enfermer autrui dans une altérité irréductible 16. En fondant son
universalisme sur le rejet de la différence culturelle, la République est
vouée, d’après Silverman, à réactiver des barrières raciales dans différents
contextes et à différentes époques. C’est ce que suggère selon lui le
soutien enthousiaste que les républicains apportèrent au projet colonial
sous la IIIe République, ainsi que le traitement sécuritaire et paternaliste
qu’ils appliquent d’aujourd’hui au problème des banlieues. Sur ce point,
les tenants actuels de la « fracture coloniale » 17 les rejoignent. Eux aussi
considèrent que la situation des immigrés post-coloniaux en France ne
se réduit pas à un problème d’exclusion économique mais qu’il procède
plus profondément du racisme inhérent au républicanisme français,
c’est-à-dire de la logique politique qui, en fondant la communauté
civique sur le rejet de la différence, ne cesse d’ériger des barrières
insurmontables entre ses citoyens.
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UNE CRITIQUE CONTRE-PRODUCTIVE
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La critique du racisme républicain présente l’avantage de mettre en
évidence des problèmes généralement négligés par les républicains
français. Elle dénonce à juste titre le manque de neutralité de l’espace
public, en montrant à quel point tout jugement portant sur la différence
qui est « trop visible » ou « trop ostensible » est culturellement biaisé.
Toutefois, du fait même de sa radicalité, on peut retourner une telle
critique contre elle-même. En effet, tout comme Silverman accuse la
République de construire les différences qu’elle prétend neutraliser,
on peut lui reprocher de créer le monstre qu’il veut combattre. Ceci se
manifeste principalement de deux façons : d’un côté, parce que sa critique
repose sur la dénonciation d’un « modèle » politique dont une grille
de lecture psycho-analytique est censée dévoiler l’essence ; de l’autre,
parce qu’en expliquant le processus de racialisation à partir du rejet de
l’exotisme, elle réduit la différence culturelle à sa dimension religieuse,
reproduisant ainsi l’obsession identitaire qu’elle cherche à dépasser.
Racisme républicain et remise en cause de l’universalisme
Il y a quelque chose d’insatisfaisant à concentrer la critique du
communautarisme républicain sur la notion de « modèle politique »
originel. D’abord, certains faits invitent à douter de l’opposition
entre le « succès » du modèle multiculturaliste et « l’échec » du modèle
assimilationniste en matière de gestion des conflits ethniques. Les
émeutes urbaines qui ont secoué la Grande-Bretagne 18, démocratie
engagée de longue date dans la cause multiculturaliste, suggèrent qu’il
ne suffit pas d’accorder une reconnaissance institutionnelle aux groupes
minoritaires pour empêcher l’ethnicisation des conflits sociaux. Ensuite,
l’idée qu’il faudrait remonter aux origines du projet républicain pour
18 En 1981 à Brixton et Birmingham, et plus récemment en 2001 à Bradford. Pour une
analyse critique reliant les émeutes de 1981 au modèle multiculturaliste, voir Lord
Scarman, « Toleration and the Law », dans Susan Mendus & David Edwards (dir.),
On Toleration, Oxford, Clarendon Press, 1987. Voir aussi D. Lapeyronnie, L’Individu
et les minorités : la France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, Paris, PUF,
1993.
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19 Will Kymlicka, Politics in the Vernacular. Nationalism, Multiculturalism, and
Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 2001. Voir le chapitre « Human rights
and ethnocultural justice », p. 69-90.
raison13.indb 223
223
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
en dévoiler la vérité essentielle et comprendre ses dysfonctionnements
actuels paraît simpliste. Elle accorde, en effet, un poids excessif au facteur
politique dans la radicalisation identitaire, ce qui tend à minorer de
façon contestable le rôle des causes sociales. Le fait que les démocraties
multiculturalistes ne soient pas épargnées par ce phénomène de
radicalisation invite au contraire à se demander s’il ne dépend pas autant
des processus de discrimination à l’œuvre au sein de la société que de
l’homogénéisation culturelle orchestrée par l’État.
À l’évidence, la dénonciation d’un « modèle politique » spécifique a un
intérêt stratégique pour l’argumentation, car en identifiant un coupable,
elle rend l’accusation plus parlante : en effet, si l’universalisme à la
française procède d’un projet politique injuste, il est légitime de l’attaquer
et de l’abandonner pour un autre modèle, véritablement pluraliste. Or,
ce que ce type de critique gagne en puissance de persuasion, il le perd en
précision conceptuelle et donc en force de conviction. En concentrant
son accusation sur le racisme inhérent à l’universalisme républicain, il
tend implicitement à discréditer le projet démocratique et obscurcit
de ce fait la nature du projet multiculturaliste, qu’il présente pourtant
comme la voie politique à suivre.
Pour éviter de telles imprécisions, il convient, dans un premier temps,
de rappeler que l’assimilationnisme n’est pas une exception française. Les
analyses de Kymlicka sur les rapports entre citoyenneté démocratique
et minorités culturelles montrent clairement que toutes les démocraties
libérales ont commencé par adopter ce type de politique. Bien
qu’officiellement attachées au respect des droits de l’homme, elles ont su
mettre à profit l’indétermination relative de ces principes pour promouvoir
la culture majoritaire et marginaliser soit les nations qu’elles avaient intérêt
à annexer soit les immigrés qu’elles voulaient assimiler 19.
Ensuite, il faut insister sur le fait que, même tempérées par une forme
de multiculturalisme, les démocraties libérales restent fondées sur la
promotion d’une culture commune. Nombre de penseurs libéraux, plus
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224
respectueux du pluralisme des sociétés modernes que les républicains
français, n’en reconnaissent pas moins la légitimité du nationalisme,
c’est-à-dire de la promotion par l’État d’une culture commune 20. Le
multiculturalisme, en effet, n’est qu’une face du phénomène. Reconnaître
publiquement les identités minoritaires n’exclut pas l’affirmation de la
culture majoritaire, dans la mesure où celle-ci favorise la mise en œuvre
des principes de justice. Le multiculturalisme est un projet libéral, réalisé
dans le cadre d’institutions libérales 21, et comme ces institutions ne sont
jamais neutres d’un point de vue culturel, l’institutionnalisation du
multiculturalisme ne peut pas l’être non plus.
Il en résulte que la demande d’intégration nationale reste légitime
dans le cas des minorités issues de l’immigration. Même si cette
intégration ne doit pas être assimilationniste, elle requiert tout de même
l’adoption d’une culture commune, par l’apprentissage en particulier
de la langue majoritaire et de l’histoire nationale. Or, si les démocraties
multiculturalistes ne peuvent pas supprimer la part minimale
d’homogénéisation culturelle que requiert le projet universaliste, ne sontelles pas condamnées, elles aussi, à produire de l’exclusion identitaire ?
La perspective adoptée par Silverman pose donc le problème suivant :
si le projet universaliste est raciste en lui-même, parce qu’il ne peut pas
transcender parfaitement les différences culturelles et parce qu’il est voué
à institutionnaliser les normes culturelles de la majorité, qu’est-ce qui
distingue essentiellement l’universalisme républicain de l’universalisme
libéral ? Qu’est-ce qui garantit que le second ne sera pas aussi raciste
que le premier et qu’il ne contribuera pas lui aussi à ériger des barrières
identitaires au nom de l’idéal démocratique ?
Critique de l’exotisme et préjugé raciste
On peut ensuite reprocher à cette critique de rester elle-même enfermée
dans les cadres de la pensée raciste qu’elle prétend déconstruire. Silverman
20 Y. Tamir, Liberal Nationalism, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; D. Miller,
On Nationality, New York, Clarendon Press, 1995.
21 W. Kymlicka, « Tester les limites du multiculturalisme libéral ? Le cas des tribunaux
religieux en droit familial », Éthique publique, printemps 2007, vol. 9, n° 1.
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22 E. Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914, Paris,
Fayard, 1971.
23 Le Creuset français publié en 1988 est considéré comme le texte fondateur de
l’histoire contemporaine de l’immigration française, dans la mesure où il contribua
à donner une crédibilité scientifique à un domaine de la recherche jusqu’alors
négligé par les historiens (Le Creuset français. Histoire de l’immigration XIXeXXe siècles, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1988).
raison13.indb 225
225
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
part du constat fait par Trigano que, dès l’origine, les républicains ont
établi une frontière entre la culture nationale et les cultures « étrangères »,
en supposant que certains individus appartenaient « naturellement » à
la nation française et en imposant uniquement aux Juifs qu’ils rompent
avec leur culture d’origine. Il estime que l’injonction d’invisibilité
imposée aux Français musulmans de nos jours reproduit celle exigée des
Juifs dans le passé. Dans les deux cas, la différence religieuse est perçue
comme un signe d’« exotisme », c’est-à-dire de distance culturelle entre les
groupes minoritaires (les personnes de culture juive ou musulmane) et le
groupe majoritaire (les personnes de culture chrétienne) qui compromet
l’intégration politique. Or, s’il est légitime de dénoncer le concept de
« distance culturelle », qui dénature le sens de l’universalisme et le
transforme en communautarisme, il est réducteur en revanche de limiter
l’analyse de ce concept au cas des différences religieuses. C’est pourtant ce
que fait Silverman en négligeant la situation des minorités régionales en
France, alors que, pour les républicains de la iiie République, les Bretons,
Basques, les Corses ou les Occitans n’étaient pas moins « exotiques »
que les Juifs et qu’ils furent assimilés à la culture française avec la même
violence que ces derniers 22.
Le monopole de l’exotisme que Silverman accorde implicitement aux
minorités religieuses se retrouve chez les théoriciens français de la « fracture
coloniale », dans leur rejet commun du « dogme du creuset français ».
Ils contestent, en effet, la position défendue par l’historien Gérard
Noiriel 23 qui affirme que les différentes vagues massives d’immigration
se sont progressivement intégrées à la population, malgré la diversité des
origines culturelles et en dépit des réactions chroniques de xénophobie
de la population française à leur égard. Ce dogme constitue, d’après eux,
un obstacle épistémologique empêchant de voir la « fracture coloniale »
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qui traverse désormais la société française et qui révèle les limites de
sa capacité d’intégration. À cause d’un imaginaire colonial toujours
vivace, les immigrés post-coloniaux subiraient une forme de racisme
que les immigrés précédents 24 et les minorités régionales 25 n’auraient pas
connue et seraient, de ce fait, condamnés à rester des citoyens de seconde
classe. Or, d’après Noiriel, la thèse de la « fracture coloniale » est une
« imposture scientifique » 26 qui accorde un poids excessif au contexte
colonial dans l’explication de la xénophobie française. Noiriel rappelle
ainsi que, jusque dans les années 1950, les Algériens qui travaillaient en
France subissaient moins le racisme que les immigrés russes, arméniens et
polonais et que les doutes sur leur capacité d’intégration ne s’imposèrent
à l’opinion publique qu’à partir de la Guerre d’Algérie. Surtout, la thèse
de la fracture coloniale pose problème dans la mesure où, en maintenant
une distinction entre les différents types d’immigrés, elle reproduit
malgré elle l’opposition normative forgée par ceux qui font dépendre
(à tort) le succès ou l’échec de l’intégration de la plus ou moins grande
« distance culturelle » entre les immigrés et les nationaux 27.
Le caractère sélectif de la mémoire des partisans de cette thèse, et plus
généralement des tenants de la critique raciale, invite à se demander
si la perspective qu’ils adoptent n’est pas redevable du préjugé même
qu’ils dénoncent. Affirmer que les immigrés post-coloniaux restent
24 P. Blanchard, « La France, entre deux immigrations », dans Blanchard, Bancel &
Lemaire (dir.), La Fracture coloniale, op. cit., p. 173-182.
25 « [I]l existe en effet une différence de nature entre la métropole et les colonies.
Dans le premier cas, les réformes républicaines, même si elles ne débouchent pas
sur une modification radicale des structures sociales – ce n’est d’ailleurs pas le
but – permettent une certaine mobilité sociale et, au prix de la méfiance envers
les langues et les cultures régionales, la formation d’un État-nation dans lequel
les Français vont se reconnaître. Il existe donc une adéquation possible entre
le discours républicain universel et une réalisation concrète, en France, de la
République », P. Blanchard, « La France, entre deux immigrations », ibid., p. 42.
26 « Ce type de raisonnement illustre la confusion qui règne dans ce milieu entre
l’analyse d’un processus historique et des jugements de valeur politique. Le
discours sur l’intégration “réussie” est un discours d’experts, à caractère normatif,
ce n’est pas un constat scientifique. », G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et
racisme en France (XIXe-XXe siècles). Discours publics, humiliations privées, Paris,
Fayard, 2007, p. 680.
27 Ibid., p. 674.
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des victimes « à part », parce qu’ils subissent une forme de racisme
irréductible aux autres formes de xénophobie, n’est-ce pas une autre
façon de conforter les fantasmes à propos de leur « différence » ? Réduire
l’exotisme de l’étranger à son identité religieuse, n’est-ce pas encore une
manière de construire de la « distance culturelle » entre les différentes
minorités ? Ces doutes suggèrent que la critique du racisme républicain,
pour séduisante qu’elle soit, risque en définitive d’être prise au piège de
sa propre radicalité et de s’enfermer dans les catégories essentialisantes
qu’elle affirme déconstruire.
LA CRITIQUE SOCIO-HISTORIQUE DE L’ESPACE PUBLIC RÉPUBLICAIN
La stigmatisation des Musulmans dans la France actuelle ne s’explique
[…] pas par « l’imaginaire colonial », mais par les discours d’actualité sur
le terrorisme islamiste. C’est la raison pour laquelle elle sévit au même
degré dans des pays comme le Danemark ou les États-Unis qui n’ont pas
colonisé de pays musulmans 28.
De prime abord, on ne voit pas pourquoi les deux explications
s’excluent, à partir du moment où le stéréotype de l’islamiste terroriste
peut être considéré comme la déclinaison actuelle du préjugé colonial.
Toutefois, le fait que l’islamophobie déborde le cadre des anciennes
métropoles coloniales invite à nuancer l’analyse des conditions de
racialisation de la différence culturelle. C’est ce que Noiriel cherche
à faire en adoptant une approche socio-historique des rapports entre
immigration et nation, afin de comprendre comment l’intériorisation
de l’identité française a pesé sur la formation du racisme républicain. Il
s’agit pour l’historien de saisir, derrière le principe politique qu’exprime
la nation en tant que peuple, la réalité culturelle et sociologique à laquelle
elle correspond. Car si la souveraineté populaire fut affirmée dès 1789,
les citoyens ne s’identifièrent à la nation qu’au cours du long processus
28 Ibid., p. 686.
raison13.indb 227
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
Si l’on renonce à la thèse de la fracture coloniale, on peut appréhender
autrement le racisme républicain et suivre Noiriel lorsqu’il affirme :
227
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de francisation que les Républicains mirent en place par la suite. La
démarche socio-historique évite ainsi de s’enfermer dans le fantasme
réducteur d’un projet politique originellement raciste, afin de relier
l’émergence du communautarisme français à l’institutionnalisation
progressive de l’espace public républicain. Pour clarifier la position de
Noiriel, nous proposons de l’analyser en distinguant les trois principaux
arguments qui la structurent.
L’argument fonctionnel : la nation est le type d’identité collective qui correspond aux
besoins de la société moderne
228
Dans Le Creuset français, l’historien examine le prétendu « problème » de
l’immigration, placé au cœur des débats politiques par le Front National
à partir des années 1980, en le replaçant dans son contexte, c’est-à-dire
en le reliant au problème général de l’intégration des individus dans les
sociétés modernes. En France, l’immigration massive est provoquée dès
la fin du xixe siècle par l’industrialisation de l’économie. Le parcours
des immigrés est en ce sens emblématique des bouleversements vécus
par tous les Français à cette époque et s’inscrit dans le processus général
de la nationalisation du lien social 29. Les immigrés sont, comme les
paysans français, des déracinés venus grossir le prolétariat des bassins
industriels : les uns comme les autres font l’expérience du passage d’un
mode de vie traditionnel à un mode de vie moderne qu’Émile Durkheim
a théorisé dans sa célèbre opposition entre la « solidarité mécanique » et
la « solidarité organique » 30 :
La famille, l’« ethnie », le milieu local, le culte des ancêtres, l’hérédité [...]
appartiennent à une époque dépassée, celle de la solidarité mécanique,
où l’individu est dépourvu d’une réelle liberté car soumis à son groupe
d’appartenance. Par contre le monde moderne voit le triomphe de
la solidarité organique. […] Totalement coupé de ses anciennes
appartenances, l’individu est de plus en plus un point à l’intersection
de multiples fils qui le rattachent à la nouvelle structure sociale. Ce qui
29 Voir le texte d’E. Weber déjà cité.
30 E. Durkheim, De la division du travail social (1897), Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
1998.
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le définit ce n’est plus à présent les éléments « consanguins » mais la
fonction qu’il remplit dans la nation à laquelle il appartient 31.
31 Noiriel, Le Creuset français, op. cit., p. 33.
32 E. Durkheim, Leçons de sociologie (1922), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003,
p. 89.
raison13.indb 229
229
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
Alors que, dans les sociétés traditionnelles, les individus sont unis par
leurs « similitudes », c’est-à-dire par leur ascendance commune et par la
reproduction comportementale (traditions, coutumes), dans les sociétés
modernes, ils sont liés par leurs « différences » : à la manière des organes
d’un corps, ils remplissent des fonctions de plus en plus spécialisées, ce
qui augmente la diversité de leurs comportements tout en renforçant leur
interdépendance. Dans les sociétés complexes, la solidarité cesse donc
de reposer sur les communautés locales et sur les réseaux de proximité
pour dépendre désormais de l’action de l’État, « cerveau » de l’organisme
social 32. Noiriel considère que cette nouvelle forme de lien social s’affirme
en France vers la fin des années 1880, quand, face aux ravages de la Grande
Dépression, la Troisième République met en place les premières lois
sociales, afin de protéger les ouvriers et promouvoir leur attachement au
nouveau régime.
Les rapports entre cette approche fonctionnaliste et l’identité nationale
ont été mis en évidence par Ernest Gellner. Dans Nations et nationalismes,
ce dernier soutient que la promotion par l’État de la culture nationale a
permis de satisfaire les besoins créés par l’industrialisation de l’économie.
Afin de pouvoir mobiliser une main-d’œuvre importante, suffisamment
mobile et qualifiée pour s’adapter aux nouvelles conditions de production,
les États modernes ont dû mettre en place un système d’enseignement
unifié et centralisateur, capable de diffuser une culture commune. Pour
créer un bassin d’emploi à la mesure des bouleversements structurels, ils
ont dû faire en sorte que les membres d’un même territoire soient capables
de travailler ensemble, malgré la diversité des langues et des mœurs, et
qu’ils disposent de suffisamment d’instruction pour s’adapter aux tâches
demandées. Ces contraintes structurelles expliquent pourquoi, dans les
sociétés modernes, « le monopole de l’éducation légitime est maintenant
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230
plus important et plus décisif que le monopole de la violence légitime » 33.
Ce monopole permet à la fois de former la main-d’œuvre requise par la
modernisation de l’économie et de justifier la forme étatisée de l’aide
sociale. La possession d’une culture commune est en définitive le vecteur
d’un sens de la solidarité qui dépasse les cadres étroits des communautés
locales.
L’argument fonctionnaliste invite à ne pas surévaluer le rôle joué par
les « modèles politiques » dans les processus d’assimilation culturelle. En
effet, l’impératif d’intégration nationale n’est pas un projet s’adressant
spécifiquement aux étrangers et propre à la seule République française.
Il est indissociable de l’émergence d’un type de lien social inédit qui
répond aux besoins de l’évolution économique et qui, de ce fait, concerne
non seulement tous les individus d’une société mais aussi l’ensemble
des sociétés modernes. Toutefois, ce changement de perspective soulève
d’autres difficultés. Si, dans les sociétés modernes, l’intégration nationale
ne repose plus sur l’origine mais sur la participation économique et
sociale, comment expliquer que les nationalismes se soient enfermés
dans les limites de l’ethnicité 34 ? Pourquoi se sont-ils construits sur
des mythes fondateurs qui entretiennent les individus dans l’illusion
d’une ascendance commune et qui les incitent à valoriser des normes
identitaires nécessairement exclusives ? En d’autres termes, comment
comprendre le décalage, voire l’opposition, entre les représentations
collectives associées au nationalisme et la nature objective des liens
sociaux qui ont présidé à son émergence ? C’est pour tenter de résoudre
cette difficulté que l’argument fonctionnel doit être complété par une
réflexion sur l’émergence des représentations collectives liées à l’identité
nationale.
L’argument de la communauté imaginée : les nations sont des communautés
d’anonymes fondées sur l’intériorisation de représentations collectives
L’argument fonctionnaliste suggère que, dans les sociétés modernes, les
rapports de solidarité ne sont plus directs mais indirects ; ils ne reposent
33 E. Gellner, Nations et nationalismes (1983), trad. B. Pineau, Paris, Éditions Payot &
Rivages, 1989, p. 56.
34 A. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Oxford, Cambridge, Blackwell, 1986.
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35 Comme l’illustre l’existence en France de la tombe du Soldat inconnu. B. Anderson,
L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (1983),
trad. P.-E. Dauzat, Paris, La Découverte & Syros, 2002, p. 47.
36 Ibid., p. 37.
37 Ibid.
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231
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
plus sur la reproduction d’un mode de vie concret et familier mais sur
l’insertion dans une division du travail complexe, que l’individu ne peut
pas appréhender dans son ensemble ; ils ne dépendent plus du soutien
des proches mais de la protection lointaine de l’État. Il faut admettre
que cette nouvelle forme de solidarité sociale a un aspect mystérieux.
Comment comprendre, en effet, que des individus se sentent liés les
uns aux autres et acceptent de s’entraider, alors qu’ils ne se connaissent
pas ? Sur ce point, les explications de Noiriel prolongent les analyses
anthropologiques de Benedict Anderson sur le nationalisme. Pour
Anderson, les nations sont des « communautés imaginées » dont
l’anonymat est la marque distinctive 35. D’après lui, l’émergence d’un
sens communautaire élargi découle essentiellement de l’apparition de
nouveaux modes de communication, notamment du « capitalisme de
l’imprimé ». Le livre et le journal qui constituent les deux premiers biens
culturels produits en masse ont non seulement contribué à imposer une
langue officielle au détriment d’autres langues, mais ont aussi favorisé
l’émergence d’un nouvel imaginaire fondé sur une conception du
« temps vide et homogène » 36. Un roman décrit, en effet, les parcours
simultanés de personnages qui généralement ne se connaissent pas et
qui vivent des histoires parallèles avant de se rencontrer : ce mode de
narration suggère qu’ils sont liés par le même espace-temps, même s’ils
sont initialement des étrangers l’un pour l’autre. De même, le journal
n’est d’après Anderson qu’une « forme extrême du livre », un « bestseller d’un jour » 37 dont la lecture prend la forme d’une cérémonie de
masse quotidienne, reliant dans le même espace-temps les membres de
la communauté nationale.
Dans ses travaux sur la nationalisation du lien social en France,
Noiriel constate le rôle crucial joué par l’apparition des médias de
masse. C’est grâce à la presse nationale que l’espace public républicain
a pu se mettre en place et que les partis politiques ont pu délocaliser le
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232
sentiment d’appartenance des individus pour les amener à s’identifier
comme Français. Notons toutefois que l’argument de la communauté
imaginée porte plus sur la forme que sur le fond. Il met en évidence les
conditions requises pour l’émergence d’un imaginaire collectif, mais ne
précise pas les raisons pour lesquels l’imaginaire national s’est forgé sur
des symboles identitaires exclusifs. Or, la concomitance dans l’histoire
de France de l’immigration massive et de la nationalisation du lien social
oblige à en tenir compte ; l’histoire montre en effet que la diabolisation
médiatique des immigrés a joué un rôle important dans la formation de
la « communauté imaginée » française.
Faut-il en conclure que la critique du racisme républicain reste
pertinente ? Si la République s’est appuyée sur les médias de masse pour
imposer une conception exclusive de l’identité nationale, alors le rejet
de l’autre a bien, en France, une origine politique et le racisme peut être
qualifié de républicain. Ici, l’argument de la « communauté imaginée »
permet de réinvestir aisément le thème de « l’imaginaire colonial ».
Ce n’est pourtant pas la voie suivie par Noiriel qui sollicite une autre
perspective pour éclairer la nature de ce problème.
L’argument de l’espace public marchand : soumis aux contraintes de la communication
de masse, l’espace public républicain a instrumentalisé l’immigration pour
promouvoir la solidarité française
Les deux arguments précédents visent à expliquer un processus, celui
de la diffusion d’une culture nationale et du sentiment d’appartenance
qui en découle. Le dernier argument est à la fois explicatif et normatif
et s’inspire de la théorie de habermassienne sur l’espace public. D’après
Habermas, la véritable signification de l’universalisme démocratique ne
réside pas tant dans le schéma de droits également reconnus à tous que
dans l’usage public de la raison visant à domestiquer le pouvoir politique.
Dans L’Espace public, il décrit ainsi l’émergence de l’idéal démocratique à
travers la mise en place, en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne,
d’une « sphère publique bourgeoise », c’est-à-dire de groupes de personnes
privées faisant un usage public de leur raison afin de soumettre les actions
de l’État à la critique. La multiplication des Salons et des journaux, puis
la mise en place des partis politiques, contribuèrent ainsi à populariser
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38 Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., voir le chapitre 2,
« La mise en place de l’espace public républicain ».
raison13.indb 233
233
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
la pratique de la délibération collective, fondée sur l’argumentation
rationnelle et sur l’universalisation des points de vue particuliers.
La deuxième partie de L’Espace public, fortement influencée par les
analyses de Adorno et Horkheimer, décrit les déformations subies par
la sphère publique bourgeoise, sous l’effet de l’intégration politique des
classes populaires et met clairement en évidence les effets corrosifs de
la communication de masse sur le processus de délibération collective.
Les journaux politiques, dont l’indépendance était garantie par le
financement de propriétaires bourgeois, soucieux de créer leur propre
tribune de discussion, furent progressivement soumis à la logique
capitaliste ; devenues des entreprises comme les autres, les agences
de presse multiplièrent les techniques pour vendre, en privilégiant le
sensationnel sur l’analyse, l’actualité sur la mise en perspective, etc.,
sacrifiant ainsi la qualité de la délibération aux impératifs de rentabilité.
Une évolution similaire peut être observée du côté des partis politiques
qui, afin de susciter l’adhésion du plus grand nombre, se détournèrent de
l’argumentation pour favoriser les slogans et les techniques d’identification
simples. En d’autres termes, l’analyse de Habermas souligne la tension
qui existe entre l’idéal démocratique et ses conditions de réalisation
socio-économique : en exigeant la massification de la communication,
l’universalisation des points de vue se trouve soumise à des contraintes
systémiques qui en dénaturent le sens et qui, en élargissant le cercle de la
délibération, tendent à ruiner ses chances de succès.
Les analyses de Noiriel s’inscrivent dans ce schéma et présentent
l’avantage d’éclairer la portée identitaire de la thèse habermassienne.
Dans Immigration, antisémitisme et racisme en France, il concentre ses
analyses sur « la mise en place de l’espace public républicain » 38. Sa
thèse est d’affirmer que l’intégration politique des citoyens français a
été étroitement liée à une intégration culturelle rendue possible par les
instances d’universalisation que sont, dans les démocraties modernes,
la presse et les partis politiques. Or, il s’avère que ces instances ont
instrumentalisé la question de l’immigration pour promouvoir la
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solidarité nationale. Mais, d’après l’historien, cette instrumentalisation
découle moins d’un projet politique que des contraintes liées à la
communication de masse. C’est ce que suggère son insistance sur le rôle
crucial de la « fait-diversification » dans le traitement médiatique de
l’information :
234
Il n’existe qu’un seul grand moyen de motiver à distance les individus
auxquels on s’adresse, c’est de faire en sorte qu’ils s’identifient au récit
qu’on leur présente. L’identification comble en effet magiquement la
distance entre celui qui écrit et celui qui lit, car elle suscite chez le lecteur
une participation fictive à l’histoire racontée. C’est l’émotion et non le
raisonnement qui constitue ici la ressource déterminante. La solution
qui s’est imposée dans les dernières décennies du xixe siècle, et dont
l’efficacité ne s’est jamais démentie par la suite, consistait à transformer
l’actualité en récit de fait divers 39.
La récupération médiatique du « problème immigré » procède donc
moins d’un racisme fondateur que la recherche du profit. Les faits-divers
sur les crimes, agressions, viols impliquant des immigrés, fournirent aux
journaux des moyens efficaces pour élargir le sentiment d’identification
et susciter l’intérêt du public national. En abusant de cette technique
de « fait-diversification », ils confortèrent dans l’esprit des nationaux
l’identification binaire entre le « eux » et le « nous », motivée par la
répétition du schéma « victimes »/« agresseurs ». Une telle évolution
médiatique pesa lourdement sur le contenu des discours politiques,
dans la mesure où la stigmatisation des étrangers permit aussi aux élus
de renforcer l’adhésion des classes populaires au nouveau régime 40.
Parallèlement, Noiriel montre comment le thème de l’immigration a
été récupéré par les partis politiques conservateurs, d’abord par ceux
qui étaient hostiles à la République puis par ceux qui rejetèrent les lois
39 Ibid., p 98.
40 L’importance de l’anarcho-syndicalisme dans les milieux ouvriers français et
l’épisode de la Commune rappellent que la légitimité du régime républicain et sa
capacité à résoudre la question sociale étaient loin de faire l’unanimité au sein des
classes populaires à la fin du XIXe siècle.
raison13.indb 234
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41 Cette récupération s’affirme nettement après le choc créé par la création du Front
Populaire en 1936 auprès des classes moyennes qui, après avoir soutenu le suffrage
universel au début de la IIIe République pour écarter du pouvoir l’aristocratie et
les notables, vécurent ensuite la démocratisation politique comme une véritable
menace : « si le ressentiment à l’égard des ouvriers était extrêmement répandu
en 1936, il était impossible de l’énoncer officiellement en ces termes, car dans
l’espace public républicain il n’est pas légitime de justifier sa cause en plaidant
pour le maintien d’une inégalité sociale. Les porte-parole des milieux bourgeois
et petits-bourgeois ne pouvaient donc pas affirmer que l’action collective des
travailleurs était anormale ou injuste. […] le discours, national-sécuritaire élaboré
au cours des décennies suivantes, allait fournir à ses porte-parole les arguments
permettant de traduire le sentiment d’ « inégalité retournée » (i.e. le sentiment de
déclassement des classes moyennes face aux classes ouvrières provoqué par les
mesures sociales) dans un langage acceptable pour un régime démocratique »
(ibid., p. 436).
42 Noiriel, « Petite histoire de l’intégration à la française », Manières de voir, marsavril 2002, p. 32.
43 Voir l’étude des premières lois sociales qui d’abord n’établissaient pas de
discrimination entre ouvriers français et étrangers et qui furent ensuite
progressivement traversées par la frontière nationale : Le Creuset français, op. cit.,
p. 112.
raison13.indb 235
235
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
sociales, afin de s’opposer aux progressistes en investissant une valeur,
l’identité nationale, acceptable aux yeux du nouveau régime 41.
L’étude historique de l’espace public républicain confirme ainsi le
diagnostic de l’historien dans ses analyses précédentes selon lequel
« l’intégration des classes populaires et l’exclusion des immigrants sont
les deux facettes d’une même pièce » 42. On comprend dès lors comment
les trois arguments s’articulent les uns aux autres. On constate qu’en
France les immigrés sont identifiés et officiellement considérés comme
un « problème », une « menace », au moment même où le lien social
se nationalise. À partir du moment où la solidarité devient organique,
i.e. dépend de l’action sociale de l’État, le fait d’être un national est
désormais perçu comme un privilège. Cette évolution incite les acteurs
de l’espace public à instrumentaliser le thème de l’immigration pour
tracer dans l’imaginaire des Français les frontières de leur communauté 43.
Dans les moments de crise, cette frontière nationale devient un puissant
ressort psychologique pour maintenir la cohésion sociale aux dépens des
populations immigrées.
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236
Au terme de cette analyse, on constate que les charges retenues contre
le régime républicain restent lourdes. Si ce dernier n’est plus accusé
d’être originellement raciste, au sens où son projet politique serait en
lui-même exclusif, il reste structurellement raciste. Ce sont en effet
les contraintes structurelles liées à la communication de masse et à la
logique de l’État social qui dénaturent l’universalisme civique, l’amenant
à s’institutionnaliser sous la forme du rejet de l’autre. Ce type d’analyse
qui ne dissocie pas le « modèle politique » de son contexte économique
et social nous paraît toutefois plus nuancé que la critique du racisme
républicain. En s’intéressant aux contraintes qui pèsent sur la formation
de l’espace public démocratique, l’analyse socio-historique met en
évidence des processus d’exclusion identitaire susceptibles de toucher
aussi les démocraties multiculturalistes. Dans des sociétés modernes,
dominées par l’économie de marché, la délibération démocratique tend
à être vidée de son sens par l’influence d’une « publicité marchande »
qui exploite les thèmes efficaces, tels que la peur de l’étranger, et qui
fonctionne comme une puissante machine à produire du stigmate social.
Ce type d’analyse ne nie pas la spécificité du cas français, mais il suggère
que le racisme politique caractéristique du processus de construction
nationale en France n’est pas tant une « exception républicaine » qu’un
risque démocratique.
VERS UN MULTICULTURALISME RÉPUBLICAIN
La critique socio-historique du racisme républicain a une dimension
principalement explicative, puisque son but est de comprendre les ressorts
du processus d’exclusion identitaire. En refusant d’interpréter le racisme
républicain à la lumière d’un « modèle politique », elle en atténue en
quelque sorte la gravité et réintroduit une part de contingence dans la
lecture du phénomène. Le rejet de l’autre ne serait pas l’effet du projet
universel en tant que tel ; il procéderait plutôt des dérives historiques
de l’institutionnalisation de l’espace public. Ainsi, différents aspects de
cette perspective laissent entrevoir la possibilité d’un républicanisme
plus respectueux des différences culturelles. D’abord, le fonctionnalisme
durkheimien, qui est au cœur du premier argument, discrédite radicalement
raison13.indb 236
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Il faut centrer l’action civique sur la stigmatisation plutôt que sur la
discrimination. […] Combattre la stigmatisation, ce n’est […] pas la
même chose que lutter contre les discriminations, même si les objectifs
visés peuvent être communs. Dans la deuxième perspective, le but
affiché s’inscrit dans une logique de « compensation » pour corriger des
inégalités, en isolant une caractéristique identitaire (l’origine ethnique,
la couleur de peau, etc.). […] il faut souligner que ce type de mesure
renforce souvent les stéréotypes 45.
Le traitement juridique du racisme sous la forme de « discrimination
positive » ne permet pas de combattre le racisme et risque même de le
renforcer, parce qu’il ne s’attaque pas aux causes réelles de la discrimination.
Celle-ci procède avant tout du pouvoir de stigmatisation que possèdent les
moyens modernes de communication ; elle ne peut être éradiquée qu’en
donnant aux individus concernés la capacité de contester l’assignation
identitaire qu’ils subissent dans ce qu’on peut appeler les « démocraties
publicitaires ». En termes habermassiens, l’enjeu consiste donc à combattre
« la colonisation du monde vécu » qui résulte, pour ces individus, des effets
de la publicité marchande sur la délibération politique.
44 G. Noiriel & S. Beaud, « Penser l’intégration des immigrés », Hommes et Migrations,
juin 1990, p. 43-53.
45 Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., p. 689.
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237
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
tout discours conservateur sur la « distance culturelle » et défend avec
force la viabilité sociologique du projet républicain 44 : dans une société
unie par ses « différences », les « similitudes » liées à l’origine ethnique
ne sont plus les principaux facteurs d’intégration ; elles ne représentent
donc pas des menaces pour la cohésion nationale. Ensuite, la référence
à Habermas aide à actualiser l’intuition durkheimienne. Dominée par la
raison instrumentale, la communication de masse pervertit la perception
que les nationaux ont d’eux-mêmes, en les amenant à se méfier des
immigrés et à forger leur identité collective aux dépens de ces derniers.
Lorsque Noiriel envisage les moyens de contrer un tel processus, il opère
une distinction entre stigmatisation et discrimination qui converge avec la
position normative de Habermas. D’après lui :
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238
De façon plus générale, on peut interpréter la distinction entre
stigmatisation et discrimination à la lumière du débat contemporain entre
libéraux et républicains 46. La lutte contre la discrimination s’inscrit en effet
dans une conception contractualiste de la légitimité politique, étroitement
liée à une définition de la liberté comme non-interférence. La promotion
de l’égalité entre groupes raciaux y est pensée comme une forme de
compensation rendue légitime par le caractère moralement arbitraire
de la discrimination raciale : dans la position originelle de John Rawls,
les sociétaires accepteraient que soient mises en place des protections
juridiques leur garantissant que leur identité raciale ne compromettra pas la
réalisation de leurs projets de vie. Les républicains actuels, tels que P. Pettit,
J. Maynor ou C. Laborde s’écartent d’un tel schéma qui repose à leurs yeux
sur une conception réductrice de la liberté, fondée sur la protection d’un
espace d’action individuel. Ils considèrent la liberté au contraire comme un
« bien commun » qui se caractérise par le fait de ne pas être dominé, c’està-dire par le fait d’être protégé contre les inférences arbitraires d’autrui.
Cette liberté est un bien commun, car la domination n’est pas un risque
individuel mais un danger qui crée des « classes de vulnérabilité » 47, c’està-dire un danger que l’on subit souvent collectivement. Les travaux de
Noiriel sur les effets de la stigmatisation des immigrés en France illustrent
clairement la portée collective de la domination raciste. Dans leur cas,
l’expérience de l’injustice ne se caractérise pas seulement par un accès inégal
aux ressources mais aussi, et avant tout, par l’insécurité psychologique
que suscite l’intériorisation d’un stéréotype négatif 48. Ces individus sont
46 A. Boyer & S. Chauvier (dir.), « Libéraux et républicains », Cahiers de philosophie de
Caen, 2000, n° 34.
47 P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad.
P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004, p. 162.
48 Voir à ce propos les réactions de panique des immigrés français d’origine russe
lors de l’assassinat du président Doumer par Gorguloff décrites par Noiriel
(Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., p. 475) ainsi que son
analyse : « Lorsque Gorguloff a assassiné le président Doumer, même les membres
de la “deuxième génération” russe se sont sentis impliqués. À l’inverse, quand
Auguste Vaillant a lancé une bombe à la Chambre des députés en 1894, les Français
ne se sont nullement sentis responsables de cet acte terroriste parce que Vaillant
était Français. Lorsque vous appartenez au groupe dominant votre religion ou votre
nationalité ne sont pas des facteurs discriminants » (ibid., p. 687).
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49 Pettit, Républicanisme, op. cit., p. 100.
50 « Cela veut dire que l’identification d’une certaine forme d’action étatique comme
étant arbitraire et source de domination correspond essentiellement à une
question politique ; ce n’est pas un problème que les théoriciens peuvent résoudre
calmement dans leurs bureaux » (ibid., p. 82-83).
51 Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine. Essais de théorie politique (1996),
trad. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1997, p. 265-266.
raison13.indb 239
239
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
« dominés » parce que l’assignation identitaire qu’ils subissent les empêche
de « faire face à l’autre » et de profiter du « sentiment d’immunité et
d’indépendance » 49 qui caractérise la liberté républicaine.
En ce sens, la position de Noiriel conforte l’idée républicaine selon
laquelle la lutte contre le racisme est plus un enjeu politique que juridique.
La question de la discrimination ne peut pas être réglée a priori, de façon
procédurale. Étant liée aux conditions de communication des conditions
modernes, elle peut prendre mille visages et ne saurait être identifiée
qu’au terme du processus de contestation politique qui amène certains
groupes à contester la racialisation dont ils sont victimes 50. De même,
en France, la lutte contre le racisme républicain requiert moins un
combat pour les droits culturels que l’amélioration des conditions de la
délibération politique.
Sur ce point, les problèmes soulevés par la stigmatisation des
immigrés nous invitent à aller plus loin que Habermas et à réintroduire
la dimension de l’identité nationale que ce dernier préfère écarter.
Habermas reproche en effet aux républicains contemporains de lier
trop fortement la délibération politique à l’identité nationale. À ses
yeux, si l’autonomie politique a été généralement institutionnalisée
dans le cadre de l’État-nation, le lien entre nationalité et citoyenneté
reste un fait historique contingent. La portée universelle du langage
ouvre la délibération démocratique sur un horizon qui déborde le cadre
de toute communauté culturelle et qui interdit que l’on réduise les
débats politiques à un processus d’interprétation éthique, engageant la
compréhension de l’identité collective 51.
Or, sans vouloir nier la portée universelle du principe de discussion
théorisé par Habermas, il nous semble réducteur de fonder la
compréhension de la légitimité politique sur ce seul principe. En
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240
effet, le pouvoir légitimant de la délibération politique ne repose pas
seulement sur le contenu mais aussi sur la forme ; elle n’implique pas
uniquement les arguments échangés mais aussi le substrat culturel qui
matérialise l’argumentation. Comme l’a souligné Kymlicka, les citoyens
des démocraties modernes ne veulent pas seulement participer à la
délibération politique ; ils veulent aussi le faire dans leur langue ordinaire
(vernacular 52), avec tout le « rituel » (façons de débattre, habitudes,
symboles) que cette langue institue et dans lequel ils se reconnaissent. De
façon similaire, l’insistance de Noiriel sur l’exploitation médiatique des
affects et des images pour ancrer le sens de l’identité nationale dans la vie
ordinaire des citoyens invite à ne pas négliger la dimension symbolique
du lien politique. Il en déduit que la lutte contre la stigmatisation passe en
grande partie par la refonte de l’imaginaire national, afin de transformer
en profondeur les représentations collectives de l’« être-Français ». Elle
exige notamment que les Français cessent d’imaginer leur pays comme
une vieille nation, dont l’identité culturelle n’a pas été affectée par plus
de deux siècles d’immigration massive et qu’ils admettent enfin que
« leur histoire est aussi notre histoire » 53.
Ici encore, on peut considérer que les analyses de l’historien
prolongent les intuitions durkheimiennes. Pour Durkheim, en effet,
la nation démocratique est le lieu d’institutionnalisation du « culte de
l’individu » 54. Rompant avec l’approche transcendantale de Kant, le
sociologue considère l’individualisme moral comme un produit social et
non comme une valeur universelle tirée de la raison pratique. Le respect
de la dignité humaine constitue le reste de conscience collective, le
dernier type de « similitude » que les hommes modernes partagent. Il est
52 Kymlicka, Politics in the Vernacular, op. cit., p. 213.
53 Slogan de la Cité nationale de l’Immigration, musée dont Noiriel a activement
soutenu la création depuis la fin des années 1980, bien qu’il en ait quitté le bureau
scientifique en 2007, année d’inauguration du Musée, pour contester la création
du Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale par le Président Nicolas
Sarkozy.
54 E. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels » (1898), La Science sociale
et l’action, Paris, PUF, 1987. Voir l’interprétation de M. Cladis, A Communitarian
Defense of Liberalism. Emile Durkheim and Contemporary Social Theory, Stanford,
Stanford University Press, 1992, chapitre 2.
raison13.indb 240
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Ce dernier point nous invite à conclure en nuançant la portée de
l’opposition initialement tracée entre discrimination et stigmatisation.
55 Cette théorie, qui fonde la morale sur l’anthropologie, affirme d’une part que tout
groupe humain est uni par des représentations dotées d’une certaine autorité et
qu’en ce sens, toute société est une communauté morale de type religieux – la
religion de l’individu étant celle des sociétés modernes ; d’autre part que ces
représentations se confondent avec les symboles qui matérialisent l’identité du
groupe – les animaux totémiques dans le cas des autochtones australiens, les
symboles nationaux dans le cas des sociétés modernes.
56 Nous empruntons cette expression à J.-P. Warnier pour insister sur la fonction
du contexte matériel dans les processus de formation de la subjectivité. Voir
J.-P. Warnier, Construire la culture matérielle : l’homme qui pensait avec ses
doigts, Paris, PUF, 1999.
57 On notera au passage qu’Erving Goffman, un des principaux théoriciens du
« stigmate », s’est largement inspiré du symbolisme durkheimien et que sa
théorie de l’interactionnisme social cherche à montrer la façon dont les rites de
la vie quotidienne institutionnalisent le « culte de l’individu » dans les sociétés
modernes. Voir Chris Shilling, « Embodiment, emotions, and the foundations of
social order: Durkheim’s enduring contribution », J.-C. Alexander & P. Smith (dir.),
The Cambridge Companion to Durkheim, Cambridge, Cambridge University Press,
2005, p. 211- 238.
raison13.indb 241
241
sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain
le dernier idéal suffisamment abstrait pour relier des individus de plus en
plus différents et pour assurer l’unité morale des sociétés modernes. Dans
Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim développe ainsi son
modèle religieux, en le rattachant à la théorie du « symbolisme social »
que l’étude du totémisme australien lui a permis d’élaborer 55. Même si
Noiriel ne se réfère pas au symbolisme durkheimien, les suggestions qu’il
donne en matière de lutte contre la stigmatisation vont dans ce sens. Elles
indiquent que le pouvoir d’exclusion identitaire des médias de masse
a une dimension symbolique que la perspective habermassienne ne
permet pas d’intégrer. En se focalisant sur le destin tragique de la raison
communicationnelle à l’ère des médias de masse, Habermas se concentre
pour sa part sur la dégradation des conditions de la délibération mais
il n’examine pas suffisamment les formes inédites prises par la culture
matérielle 56. Or, c’est aussi au niveau de la matérialisation des rapports
culturels que les processus de stigmatisation 57 se mettent en place et que
la lutte contre le rejet de la différence doit opérer.
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raison13.indb 242
Pour combattre les stéréotypes racistes et susciter l’émergence d’un
nouvel imaginaire national, sans doute est-il nécessaire de recourir à des
mesures volontaristes de « discrimination positive ». On voit mal, en effet,
comment le travail sur les représentations communes peut s’enclencher si
la visibilité des minorités stigmatisées n’est pas activement promue et si le
paysage symbolique de la nation n’est pas bousculé. Le rapport qui unit
alors anti-discrimination et anti-stigmatisation est, comme l’a montré
Cécile Laborde, celui de moyen à fin : si le but est la « banalisation »
(mainstreaming) des identités minoritaires, il faut paradoxalement
commencer par accentuer leur visibilité, afin que les préjugés réducteurs
qui leur sont associés soient battus en brèche.
En définitive, l’analyse socio-historique du racisme républicain offre
une voie intéressante pour dépasser les limites de la critique proposée par
Silverman. Elle indique que le racisme républicain n’est pas strictement
« politique » au sens où il n’est pas le produit d’un modèle institutionnel
spécifique. Elle s’avère ainsi fort utile pour en finir avec l’idée d’exception
culturelle française. Plutôt que d’enfermer la République française dans
le mythe de sa singularité, son héritage républicain devrait l’inciter à
s’ouvrir aux analyses progressistes que cette tradition de pensée continue
d’inspirer. Mais pour progresser dans cette direction, il faut commencer
par se départir du radicalisme critique qui, sous couvert d’attaquer ce
mythe, contribue malgré lui à le perpétuer.
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DIVISION DU SOCIAL ET AUTO-INSTITUTION : LE PROJET
DÉMOCRATIQUE SELON CASTORIADIS ET LEFORT
Nicolas Poirier* 1
243
raison publique n° 13 • pups • 2010
Penser de façon conjointe les itinéraires de Castoriadis et de Lefort
n’est pas quelque chose qui va de soi. Car si les parcours de Castoriadis
et de Lefort ont pu effectivement se rejoindre dans le cadre du travail
d’analyse critique mené à Socialisme ou Barbarie ou même dans les
années 1970, au sein de revues comme Textures ou Libre, leurs tracés ne
se confondront pour ainsi dire jamais et, s’il faut bien parler dans leur
cas de convergences, celles-ci doivent plutôt être appréhendées comme
des points de rencontre autour de problématiques et d’oppositions
communes que comme l’aboutissement d’une réflexion menée de concert
à partir d’une même sensibilité philosophique et politique. En fait, à
étudier l’évolution conjointe des pensées de Castoriadis et de Lefort,
il est surprenant de constater leur proximité sur un certain nombre
de problèmes (l’analyse du phénomène bureaucratique, la volonté de
ne jamais céder sur l’exigence démocratique notamment), en même
temps que leurs différences importantes sur ces mêmes questions, les
croisements de leurs itinéraires étant inséparables des points de rupture,
les rencontres entre leurs pensées ne se métamorphosant jamais en
recoupements purs et simples. Ainsi, aussi bien chez Castoriadis que chez
Lefort, la critique de la domination bureaucratique est-elle inséparable
d’un même souci accordé à l’exigence démocratique, et sur un plan plus
théorique, d’une commune volonté de repenser la politique à rebours des
diverses formes de réductionnisme qui dominaient le monde intellectuel
* Professeur de philosophie et docteur en sciences politiques, Nicolas Poirier est
l’auteur de Castoriadis. L’imaginaire radical (Paris, PUF, 2004).
raison13.indb 243
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244
au sortir des années 1960, qu’il s’agisse de la sociologie de la domination
d’inspiration wébérienne, avec Bourdieu notamment, ou du marxisme de
tendance structuraliste et fonctionnaliste 1. Mais encore faut-il se garder
d’interpréter cette convergence en omettant de signaler les nombreux
points de divergence qui interdisent de rabattre une exigence commune
sur un même substrat, aussi bien politique que théorique : que l’on
cherche à redonner sa place à une pensée de la politique, irréductible
à une simple euphémisation d’intérêts matériels et de rapports de
domination, ne signifie pas que l’on reconnaisse nécessairement dans
la politique une seule et même essence. Ainsi la volonté de repenser
la « chair » du social au-delà de la stricte fonctionnalité sur laquelle
s’organisent les sociétés, et la consistance propre aux « choses » politiques
irréductibles à des travestissements idéologiques dont il s’agirait de faire
la généalogie, débouchera sur des analyses foncièrement différentes chez
les deux penseurs, pour ne pas dire antagonistes : Castoriadis n’acceptera
ainsi jamais l’idée d’une division originaire du social, et il objectera à
Lefort que la caractérisation du pouvoir démocratique comme lieu vide
fait l’impasse sur l’effectivité des politiques déterminées dans un sens
oligarchique. Inversement, Lefort marquera toujours ses distances avec
l’idée de la démocratie conçue comme une forme de régime qui pourrait
s’incarner dans des institutions bien définies, l’institutionnalisation
de l’agir démocratique sous forme de démocratie directe risquant de
conduire au rêve mortifère d’une société cherchant à s’incarner en passant
outre la distinction du réel et du symbolique, et en éliminant de la sorte
la condition sans laquelle il n’y a pas de liberté politique.
Il semble qu’un des points notables du désaccord entre Castoriadis et
Lefort, au-delà du problème de l’organisation politique, qui a été l’un des
motifs centraux de la rupture entre les deux penseurs à la fin des années
1950, moment où Lefort quitte définitivement le groupe Socialisme
ou Barbarie, tient à la conception qu’ils se font de la démocratie et du
1 Voir l’article de Lefort, « Maintenant », Libre, 1976, n° 1, repris dans Le Temps présent.
Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 275-299, plus particulièrement p. 277-283,
ainsi que celui de Castoriadis sur Althusser, « De la langue de bois à la langue de
caoutchouc », Libre, 1978, n° 4, repris dans La Société française, Paris, U.G.E.,
coll. « 10-18 », p. 295-314.
raison13.indb Sec1:244
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L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE
Si la question des rapports entre autonomie et hétéronomie s’avère
primordiale pour comprendre les termes de l’opposition entre Lefort
et Castoriadis, c’est qu’elle implique non seulement une différence
dans l’évaluation des visées qui doivent être celles d’un projet politique
d’émancipation, mais également une divergence dans la compréhension
du phénomène démocratique et de son émergence historique ; d’où
la nécessité de pointer une opposition flagrante dans ce qui, de prime
abord, pourrait sembler constituer une convergence de vues. Tous deux
reconnaissent en effet que la naissance de la démocratie introduit une
rupture exceptionnelle dans l’ordre d’un monde strictement hiérarchisé,
fondé sur la reconnaissance d’une autorité indiscutable, rupture à partir
de laquelle s’édifie une société dont les places, symboliquement marquées,
sont établies une bonne fois pour toutes, n’autorisant nulle remise en
question qui puisse porter atteinte à la structure profonde d’un ordre dont
la légitimité ne saurait être interrogée.
raison13.indb Sec1:245
245
nicolas poirier Division du social et auto-institution
statut qu’ils accordent au pouvoir politique. Il y a chez eux une façon très
différente de poser la question de la loi, qui implique de concevoir d’une
manière fort divergente le rapport qu’entretient la société à elle-même : si,
pour Castoriadis, la réflexivité inhérente à l’institution démocratique doit
être pensée dans la perspective de l’autonomie, un peuple ne pouvant être
libre que s’il obéit à la loi qu’il s’est lui-même donnée, la réflexivité politique
doit au contraire se penser d’après Lefort comme avènement de la liberté à
partir d’un nouage entre dehors et dedans, où puisse s’articuler la mise en
question de la loi dans l’horizon d’une hétéronomie indépassable.
Le présent article cherche précisément à faire ressortir, à partir de la
question du lien qui noue autonomie et hétéronomie, les différences
d’approche entre une pensée de la démocratie comme auto-institution
explicite de la société et une conception de l’agir démocratique soucieuse
de mettre avant tout l’accent sur le fait du conflit et de la division sociale,
l’objet de l’agir démocratique consistant davantage pour Lefort à
contester le pouvoir, en revendiquant contre lui des droits, qu’à chercher
à en démocratiser l’exercice effectif, comme le soutient Castoriadis.
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246
Or, si le constat peut sembler à première vue similaire, la compréhension
de ce qui est impliqué par la rupture démocratique est en réalité fort
différente chez les deux auteurs. Influencé par la lecture de Tocqueville,
qui avait montré que la démocratie moderne, en brisant les réseaux
de dépendance qui formaient le corps unitaire des sociétés d’ancien
régime, avait conduit à l’avènement d’un individu reconnu comme
tel, Lefort s’était efforcé de repenser la question de la démocratie à
partir de la prise en compte de cette mutation fondamentale – l’idée
centrale que l’on peut tirer de Tocqueville étant selon Lefort qu’il n’y
a pas d’ordre social légitime qui vaut en soi : l’effervescence créatrice
qui travaille au cœur du social ferait signe vers cette double dimension
d’incertitude et d’indétermination qui ouvre la société à son historicité
et rend possible une dynamique de l’émancipation sans terme défini 2.
Si la lecture de Castoriadis tranche nettement avec celle de Lefort, c’est
d’une part parce que celui-ci, en accord avec les thèses des hellénistes
contemporains (Vidal-Naquet, Vernant, Loraux, Meier), voit dans la
polis grecque, et non à l’époque moderne, les signes de cette rupture avec
l’ordre sacré des temps anciens, mais également parce qu’il interprète
cette césure en y voyant l’émergence du projet d’autonomie. La double
naissance de la politique et de la philosophie dans le monde grec ancien
atteste à ce titre selon Castoriadis d’une remise en cause fondamentale
de l’ordre hérité des choses : à partir du moment où est remise en
question l’origine de la loi, qui ne peut plus être imputée à une source
extra-sociale, naturelle ou divine, les hommes doivent reconnaître qu’ils
sont les auteurs de leurs institutions, et qu’ils peuvent ainsi se réserver
le droit de les transformer, l’ordre des lois ne pouvant valoir comme
absolument juste. L’avènement de l’institution démocratique implique
donc d’après Castoriadis la reconnaissance de l’autonomie et la remise
en cause de l’hétéronomie 3.
2 Voir sur ce point « Réflexions sur le projet politique du MAUSS », 1993, dans Le Temps
présent, op. cit., p. 727-730 ; « Réversibilité : liberté politique et liberté de l’individu »,
dans Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles (1986), Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais »,
2001, p. 232-235.
3 Voir notamment « Imaginaire politique grec et moderne », dans La Montée de
l’insignifiance, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1996, p. 160-164.
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247
nicolas poirier Division du social et auto-institution
C’est précisément dans ce lien entre autonomie et hétéronomie que se
nouent les termes de la divergence philosophique qui interdit d’interpréter
certaines convergences entre Castoriadis et Lefort comme le signe d’un
accord de fond. Lefort va en effet développer l’idée d’une division
constitutive de la société, en interprétant l’avènement du social comme
lieu d’une hétéronomie indépassable bâtie sur des pôles asymétriques. Si
le social est divisé dès qu’il se manifeste, c’est non seulement au sens où le
moment de son apparition contient également la menace de sa disparition,
suivant l’idée kantienne d’une « insociable sociabilité » réinterprétée sur
un plan ontologique 4, mais c’est également au sens où il est ouvert à un
dehors en référence auquel son articulation devient pensable. Castoriadis
va à l’inverse montrer qu’un tel clivage n’est pas une condition structurelle
de la société, lui permettant de s’articuler au plan symbolique, mais qu’il
constitue l’effet conjoncturel d’une division asymétrique et antagoniste du
social 5, qui peut être surmontée moyennant une intervention politique
orientée dans ce sens. Tout se passe comme si Lefort appelait division ce
que Castoriadis caractérise comme domination – l’un voyant précisément
dans l’hétéronomie la condition d’avènement de la liberté politique, l’autre
conditionnant l’émergence de la liberté, définie comme autonomie, à la
contestation de l’hétéronomie.
L’interprétation par Lefort du sens de la révolution démocratique
nous semble particulièrement révélatrice de son désaccord de fond
avec Castoriadis. Dans son texte de 1981, « Permanence du théologicopolitique », Lefort affirme que l’un des défauts majeurs de la science
politique est de voir dans la désintrication du religieux et du politique
ayant accompagné l’avènement des Lumières un phénomène objectif 6,
la tâche du sociologue revenant à mettre en perspective cet événement
dans le cadre d’une histoire plus longue, où sera de la sorte interprétée la
sécularisation des sociétés occidentales comme le signe de la naissance de
4 Voir Miguel Abensour, « Les deux interprétations du totalitarisme chez Lefort », dans
C. Habib & C. Mouchard (dir.), La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris,
Éditions Esprit, 1993, p. 101.
5 Voir « Pouvoir, politique, autonomie », dans Le Monde morcelé, Paris, Le Seuil,
coll. « La couleur des idées », 1990, p. 118.
6 Essais sur le politique, op. cit., p. 285-286.
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248
la modernité et de la rationalisation des activités humaines. Le problème
d’une telle conception est, d’après Lefort, qu’elle revient à se donner le
« religieux » et le « politique » comme deux entités aux contours bien
délimités, dont le sens véritable ne ferait au fond pas problème, et dont il
conviendrait d’étudier l’articulation à l’aune de l’histoire empirique 7. À
penser au contraire le politique, non comme une dimension particulière
du champ social et localisable à l’intérieur de celui-ci, mais comme régime,
ou pour employer une formule plus précise, comme « mise en forme de la
coexistence humaine » 8, on parvient à saisir le sens du phénomène religieux
comme l’expression d’un mode singulier d’institution de la société 9,
sans partir d’éléments préalablement donnés puisque ceux-ci ne sont
concevables qu’à partir d’une expérience toujours déjà sociale 10. Du coup,
appréhender philosophiquement le politique, c’est comprendre le sens
profond des structures d’une société, où le « politique » et le « religieux »
sont inextricablement reliés, puisque c’est à partir de leur articulation
symbolique que la société peut former un tout cohérent 11. Lefort ne nie
nullement, dans le sillage de Tocqueville, le fait de la sécularisation comme
une dimension constitutive de la modernité, mais il s’interdit d’y lire le
témoignage d’un effacement complet du religieux 12.
LA DÉMOCRATIE COMME MISE AU JOUR DE LA DIVISION SOCIALE (LEFORT)
C’est précisément à partir de la mise en question de la transcendance que
la société peut finalement s’ouvrir au vide qui la traverse. Par le soupçon
7
8
9
10
11
Voir ibid., p. 285.
Ibid., p. 281.
Voir ibid., p. 282.
Voir ibid., p. 281.
Lefort accorde au religieux un statut primordial dans la mise en forme du fait
social ; voir sur ce point « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique »,
dans Le Temps présent, op. cit., p. 567-568 : « C’est, à mon sens, l’erreur de
nombreuses sociologies de la religion que d’avoir considéré le phénomène religieux
comme le produit de l’imagination des hommes ou comme le résultat du rapport
que les hommes entretiennent avec la nature et un certain état de la technique
[…]. En réalité, c’est de façon inaugurale que les hommes ont une religion ou font
l’expérience d’un rapport avec ce qui les dépasse » (je souligne).
12 Voir « Permanence du théologico-politique ? », op. cit., p. 286-287.
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249
nicolas poirier Division du social et auto-institution
qu’elle porte envers la conception d’une origine divine du social, la pensée
des Lumières ne fait au fond que porter au jour l’idée selon laquelle la
société est incapable de coïncider avec elle-même, car prise à travers une
ouverture dont elle n’est pas l’auteur, celle-ci ne peut coïncider avec sa propre
essence et prétendre se clore sur elle-même dans le fantasme d’abolition
de l’altérité 13. Mettre en question l’origine prétendument sacrée du social
revient dès lors pour une société à reconnaître l’absence même d’origine
comme sa dimension constitutive, et à se frayer un chemin dans l’histoire
qui fasse droit à l’incertitude et soit en mesure d’accueillir l’événement du
nouveau. Au fond, la possibilité pour une société d’instaurer un rapport
réflexif à son historicité implique pour celle-ci la capacité à s’ouvrir à son
absence d’origine, c’est-à-dire à la division qui la traverse, et fait signe en
direction d’un dehors : le surgissement de l’historicité selon Lefort va ainsi
de pair avec la reconnaissance du fait indépassable de l’hétéronomie. L’idée
d’un avènement de la modernité comme mouvement de désincorporation
du pouvoir atteste de la même tendance : dans le cadre du régime
monarchique, le roi incarnait en sa personne le pouvoir qu’il avait comme
incorporé. Médiateur entre le ciel et la terre, le corps du roi, à la fois
mortel et immortel, fournissait à la société une assise et une légitimité
absolues. Souverain de droit divin, la personne du roi était donc la garante
de l’unité du royaume à qui elle donnait corps : c’est justement parce
qu’elle reposait sur le principe d’une hiérarchie et d’une unité sacrée que la
société se rapportait à elle-même sans jamais faire l’épreuve du doute et de
l’incertitude 14. La principale conséquence de la révolution démocratique
consiste précisément selon Lefort dans la désincorporation du corps du
roi, dont le symbole reste la décapitation de Louis XVI, ayant rendu
possible l’émergence d’une figure du pouvoir désacralisé, parallèlement
au mouvement de remise en question de la société par elle-même qui ouvre
l’espace-temps d’une interrogation indéfinie sur les critères ultimes de la
vérité et de la justice 15.
13 Voir ibid., p. 287-290.
14 Voir « La question de la démocratie » (1983), dans Essais sur le politique, op. cit.,
p. 27-28.
15 Voir ibid., p. 30-31.
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250
Le sens de la révolution démocratique doit donc se comprendre comme
l’avènement d’une forme de société, où le pouvoir est reconnu comme cette
instance symbolique inappropriable qui ne relève d’aucune transcendance,
mais constitue en quelque sorte ce « lieu vide » à partir duquel peut se
développer une vie politique à laquelle le conflit est consubstantiel, et qu’il
faut justement aménager par sa mise en scène institutionnelle 16. C’est
en effet à partir de ce lieu vide que s’articulent les différentes sphères qui
composent le tout d’une société, mais ne peuvent être unifiées à partir
d’une transcendance, qui fournirait la mesure de ce qui est et de ce qui
vaut, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime 17. De ce point de vue, la
modernité démocratique se caractériserait par la désintrication de l’ordre
du pouvoir, de l’ordre de la loi et de l’ordre du savoir, soit ce que Lefort
nomme « la dissolution des repères de la certitude 18 » ; ainsi, en l’absence
d’une garantie transcendante de l’ordre social, qui unifierait la société et lui
dicterait ses fins, va pouvoir s’ouvrir un espace démocratique de libre débat,
où le principe de la loi est indéfiniment mis en question dans le cadre d’une
interrogation ne tenant pour légitime aucun savoir établi 19 :
Toute société est prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas. Cette
indétermination libère la société de l’attrait de l’Un, si caractéristique
des totalitarismes où tout dépend d’une volonté une, celle du parti ou
du Chef. De ce fait, les fondements de la loi comme de la société ne
sont jamais assurés. Il y aura toujours mise en discussion possible de ce
que devraient être la loi, le pouvoir et la société pour être vraiment ce
qu’ils doivent être. Pour le dire autrement : la démocratie moderne affirme
de façon irréversible la légitimité du débat portant sur la distinction du
légitime et de l’illégitime 20.
16 Voir ibid., p. 28.
17 Voir C. Lefort & M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du
social », Textures, 1971, n° 2-3, p. 13.
18 Voir « La question de la démocratie », art. cit., p. 30.
19 Voir « L’impensé de l’Union de la gauche », dans L’Invention démocratique (1981),
Paris, Fayard, 1998, p. 152-153. Voir sur ce point S. Audier, Tocqueville retrouvé.
Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, Vrin/EHESS, coll.
« Contextes », 2004, p. 204-207.
20 « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », art. cit., p. 563.
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Du coup, le principe de la division qui était masqué au sein des
régimes traditionnels, puisque le dehors se matérialisait dans un pouvoir
faisant office de médiateur avec l’Autre 21, peut apparaître dans toute sa
profondeur sans faire l’objet d’une dénégation :
Le pouvoir démocratique, par l’écart qu’il maintient entre le symbolique
et le réel, ne remplit sa fonction qu’en laissant concevoir la division de
l’espace politique et de l’espace social, la division au sein de l’espace
politique et, enfin, sous l’effet de cette dernière, la division sociale
interne 22.
On se tromperait à juger que le pouvoir se loge désormais dans la
société, pour cette raison qu’il émane du suffrage populaire ; il demeure
l’instance par la vertu de laquelle celle-ci s’appréhende en son unité, se
rapporte à elle-même dans l’espace et le temps. Mais cette instance n’est
plus référée à un pôle inconditionné ; en ce sens, elle marque un clivage
entre le dedans et le dehors du social, qui institue leur mise en rapport ;
elle se fait tacitement reconnaître comme purement symbolique 24.
251
nicolas poirier Division du social et auto-institution
Le paradoxe du régime démocratique, c’est que si son institution
fait signe vers un dehors inappropriable, ce n’est nullement au sens
où cette extériorité renverrait à une origine extra-sociale, mais au sens
où aucune instance particulière (individu, groupe, parti, institution)
ne peut précisément confisquer le pouvoir et l’exercer en son nom
propre 23. L’institution démocratique n’entend marquer le dehors que
pour empêcher le dedans de se clore sur lui-même dans le mouvement
de résorption de sa propre division. Ni dedans, ni dehors, le pouvoir est
cette dimension qui permet à la société de se réfléchir et de s’ouvrir à son
historicité hors de tout fantasme de clôture du sens :
L’originalité des analyses de Lefort est donc de montrer, à rebours
des thématiques qui font coïncider l’émergence de la modernité avec
21 Voir « Permanence du théologico-politique ? », art. cit., p. 292.
22 « L’impensé de l’Union de la gauche », art. cit., p. 152.
23 Voir « L’image du corps et le totalitarisme », dans L’Invention démocratique, op. cit.,
p. 172-173.
24 « La question de la démocratie », art. cit., p. 28.
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252
l’effacement de la religion, que si la démocratie se déploie bel et bien au
travers d’une mise en question des fondements religieux de l’autorité,
cela n’implique nullement qu’on la conçoive sous l’angle de l’autonomie,
dans la mesure où c’est précisément parce qu’elle se rapporte à son défaut
d’origine que la démocratie ouvre sur la figure d’un pouvoir vide qui
assure la mise en scène de la liberté humaine. Refuser d’admettre que
l’hétéronomie est une dimension constitutive de la liberté humaine
revient d’ailleurs, selon Lefort, à verser dans le fantasme mortifère du
totalitarisme, celui-ci se situant paradoxalement dans le prolongement
et le renversement de la révolution démocratique. En dessinant la double
figure d’un pouvoir vide et d’une société en défaut d’identité substantielle,
la démocratie implique en effet la représentation d’un pouvoir et d’une
unité purement humains, qui puissent autrement dit se suffire à euxmêmes 25. Or, le totalitarisme se situe dans le prolongement de ce « désir »
d’autonomie, qu’il renverse au sens où viendrait s’accomplir dans la plus
parfaite immanence une société incapable de maintenir une ouverture
sur son propre vide 26. Vu sous cet angle, le totalitarisme apparaît en effet
comme une tentative désespérée de réincorporation du social, au-delà
de sa fragmentation en atomes qui constitue le trait central des sociétés
démocratiques modernes. Contre cette dissolution du tout organique, le
totalitarisme va ainsi édifier un dispositif dont la finalité est de ressouder
le pouvoir et la société, en conjurant d’après le modèle d’une société
homogène et transparente le principe de la division sociale 27.
L’INSTITUTION DÉMOCRATIQUE COMME EXPOSITION LUCIDE AU CHAOS (CASTORIADIS)
Comme Lefort, Castoriadis voit dans la démocratie le régime qui, par
la remise en question des fondements institués de la loi, rend possible
l’émergence d’un espace public où la légitimité des lois est susceptible
25 Voir « Repenser la démocratie », dans Le Temps présent, op. cit., p. 351.
26 Voir « L’image du corps et le totalitarisme », art. cit., p. 174-175 ; voir également
« La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », art. cit., p. 562-563.
27 Voir « L’image du corps et le totalitarisme », art. cit., p. 174-175, ainsi que « La
question de la démocratie », art. cit., p. 22-23.
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nicolas poirier Division du social et auto-institution
d’une interrogation et d’une critique permanentes 28. De ce point de
vue, les deux auteurs s’accordent pour reconnaître dans la démocratie
la forme de régime politique la plus exigeante 29, puisqu’ouverte à son
absence de fondement, elle inscrit son action dans un mouvement de
réflexivité qui la pousse à instaurer des lois justes sans jamais pouvoir
fournir le fondement ultime de leur légitimité. Castoriadis montre ainsi
qu’en inventant la démocratie, les Grecs ont dans le même mouvement
fait surgir le vide sur lequel repose toute institution, l’être devant se
concevoir comme chaos. Non que la démocratie soit la seule forme de
société à être travaillée par le désordre, car en réalité toute institution
sociale, quelle qu’en soit la forme, repose sur un abîme ; ce que veut
signifier Castoriadis, c’est que la démocratie est la seule forme de société
capable de s’affronter avec lucidité à son propre chaos : contrairement
d’une part à l’institution religieuse qui fait signe vers le chaos tout en le
recouvrant, d’autre part au totalitarisme qui forclôt le chaos en cherchant
à l’épuiser et mettre ainsi un terme à l’histoire, la démocratie constitue
cette forme exceptionnelle d’institution au travers de laquelle la société
arrive à reconnaître le désordre d’où elle provient et s’affirme comme
l’auteur de ses lois.
L’institution religieuse est selon Castoriadis la forme la plus ancienne
et la plus répandue par laquelle la société essaie de donner sens à
l’absence d’ordre. Le propre de l’institution religieuse de la société,
à la différence du totalitarisme, est de faire signe vers le chaos, même
si elle tend finalement à le recouvrir 30. La religion, au contraire du
totalitarisme, ne nie pas que l’institution première de la société se fasse
sur du désordre, c’est d’ailleurs là sa justification : il lui faut produire le
mode d’institution qui protège la société du danger d’anéantissement
dont elle pressent en permanence l’ombre menaçante. En termes
politiques, la mise en sens religieuse du chaos implique nécessairement
28 Voir « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme,
Paris, Le Seuil, coll. « Empreintes », 1986, p. 292-296.
29 Voir par exemple C. Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique »,
art. cit., p. 563.
30 Voir « Institution de la société et religion », dans Domaines de l’homme, op. cit.,
p. 378.
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la négation de l’auto-création de la société par elle-même, le refus
d’admettre que la société est auto-institution, le mode d’institution
religieux posant comme vérité ultime qu’il n’y a qu’un ordre politique
possible, un ab-solu, une instance de pouvoir séparée, sacrée, qui ne
peut être mise en question :
L’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de
son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son
institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. Autant
dire : elle lui permet de s’instaurer comme société hétéronome, dans le
clivage désormais lui-même institué entre société instituante et société
instituée, dans le recouvrement du fait que l’institution de la société est
auto-institution, soit auto-création 31.
254
En sacralisant son origine, la religion permet ainsi de circonscrire
le chaos et de s’en protéger, le désordre étant en définitive ordonné
par Dieu : c’est ce qui protège la société contre la menace de la
désintégration, et cette protection passe par l’institution du sacré
comme formation de compromis qui réifie le chaos, en lui donnant
un nom et une figure 32.
De ce point de vue, si elle met l’individu en face de l’abîme, la religion
cherche aussi à en masquer le vide abyssal. C’est pourquoi Castoriadis
dit de l’institution religieuse de la société qu’elle est présentation en même
temps qu’occultation du chaos 33. La religion aliène en effet la société à
une représentation de l’origine extra-sociale de la loi qui rend celle-ci
non questionnable, et fabrique un type d’individu devant travailler à
la perpétuation de cette institution posée comme soustraite à l’activité
instituante des hommes. Il est dans ces conditions tout à fait logique que
l’imaginaire de l’individu soit formaté de telle sorte que son expression
ne menace pas le principe de l’hétéronomie par où la société s’aliène
31 Ibid., p. 381.
32 Voir ibid., p. 378.
33 Voir Devant la guerre, Paris, Fayard, 1981, p. 241 : « La religion instituée, formation
de compromis, est toujours présentification/occultation de l’abîme. Le sacré est le
simulacre institué de l’Abîme ».
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nicolas poirier Division du social et auto-institution
à ses institutions posées comme indiscutables 34. En définitive, d’après
Castoriadis, dans une société religieuse, le type anthropologique qui
est institué ne permet aucune altération véritable qui rende possible
la création véritable, dans la mesure où le principe du vivre-ensemble
religieux est donné et légitimé une fois pour toutes en tant qu’ordre
unique 35.
Or, à la différence de la religion, qui cherche à ménager malgré tout
une place au désordre créateur, ne serait-ce que par la volonté de le tenir
à distance, le projet totalitaire se déploie selon une stricte logique de
dénégation du chaos, ou parce que la dénégation ne peut supprimer
réellement l’objet de son déni, par la volonté de l’épuiser – le totalitarisme
ne laissant aucune multiplicité libre hors de la tutelle de l’Un. Le
totalitarisme est volonté d’occultation sans reste du désordre : il est la
négation du double principe de l’individualité et du vivre-ensemble.
Le totalitarisme perçoit dans chaque individu une menace de chaos,
et afin de conjurer cette menace, il cherche à les transformer en des
atomes désindividués qui agissent mécaniquement au service de l’Un :
de ce point de vue, il faut voir dans le totalitarisme la destruction de la
politique, qui est selon Arendt fondée sur la condition primordiale de la
pluralité, plus que son exacerbation, ainsi que le laisse supposer la vulgate
anti-totalitaire 36.
Le mode d’institution démocratique de la société passe, d’après
Castoriadis, à l’inverse des deux types d’institution évoqués
précédemment, par la reconnaissance que la société est auto-création,
qu’il n’y a donc pas de source extra-sociale de la loi. La démocratie
34 Voir « Politique, pouvoir, autonomie », art. cit., p. 130 : « La dénégation de la
dimension instituante de la société, le recouvrement de l’imaginaire instituant par
l’imaginaire institué, va de pair avec la création d’individus absolument conformes,
qui se vivent et se pensent dans la répétition (quoiqu’ils puissent faire par ailleurs –
et ils font très peu), et dont l’imagination radicale est bridée autant que faire se
peut et qui ne sont guère vraiment individués ».
35 Voir ibid., p. 130.
36 Voir à ce propos les remarques de Miguel Abensour, « D’une mésinterprétation
du totalitarisme et de ses effets », dans Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat,
anthologie de textes choisis et présentés par Enzo Traverso, Paris, Le Seuil,
coll. « Points Essais », 2001, p. 759.
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implique ainsi la reconnaissance du fait que les lois, n’ayant pas d’origine
autre que sociale, peuvent être mises en question, et fabrique un type
d’individu investissant de sens la participation à l’activité politique autoinstituante. Le sujet démocratique, qui se soucie du chaos autant pour le
tenir à distance que pour l’affronter avec lucidité, reconnaît que la seule
source de la loi est l’activité instituante de la société, la démocratie posant
par principe qu’il existe une pluralité d’ordres possibles.
LA DÉMOCRATIE : LIEU DE L’INDÉTERMINATION OU RÉGIME DE L’AUTO-INSTITUTION
256
IMPLICITE ?
De la reconnaissance commune du fait de l’absence de transcendance,
Castoriadis et Lefort ne tirent donc pas les mêmes conclusions. Alors
que chez Lefort la dissolution des repères de la certitude constitue
une invitation pour la société à affronter la question de sa propre
division, par où celle-ci se met en mesure d’accueillir l’indéterminé 37,
chez Castoriadis la nécessité pour la société de faire sa place au chaos
créateur implique certes la reconnaissance de son indétermination, mais
aussi la perspective de son auto-détermination, la société autonome
devant de la sorte travailler à produire les déterminations objectives (ses
institutions, ses lois…) dont elle est et se sait l’origine explicite. En fait,
si les deux penseurs s’accordent pour estimer que toute société repose
sur une absence de garantie ultime, ils divergent sur le problème de
l’origine de la loi : dire comme Lefort que la société est traversée par du
vide implique de reconnaître qu’elle est sans origine, et par conséquent
qu’il est impossible de rapporter la loi à une instance originaire, nul
n’étant à proprement parler l’auteur des lois 38. Or, si pour Castoriadis
37 Voir « La question de la démocratie », art. cit., p. 26.
38 Voir sur ce point « La dissolution des repères et les enjeux de la démocratie », art.
cit., p. 568 : « La pensée contemporaine souffre d’un artificialisme qui habite la
plupart des ouvrages de sociologie, lorsqu’elle laisse entendre que les institutionsmères sont des créations humaines. Dire que ces institutions ne sont pas le produit
de décisions humaines ne revient pas pour autant à dire qu’elles sont d’origine
divine. » ; voir également « Machiavel et la verità effetuale », dans Écrire. À l’épreuve
du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 169.
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nicolas poirier Division du social et auto-institution
l’institution ne se fonde sur aucune garantie ultime, ce n’est pas au sens
où la société serait sans origine, mais au sens où il n’y a pas d’origine
extra-sociale de la loi, celle-ci ne faisant que reposer sur l’activité des
hommes. Défendre donc comme Castoriadis le caractère autonome de
l’institution revient à faire du demos le sujet de la loi, au sens où c’est
en vertu de son autonomie créatrice qu’il s’institue comme l’instance
originaire de la loi ; que par ailleurs l’activité de la société instituante
ne puisse se fonder sur aucune garantie transcendante n’implique pas
que la loi soit sans origine. En fait, Lefort pointe dans l’indétermination
constitutive du régime démocratique le signe de son défaut d’origine,
qui interdit de concevoir la démocratie comme le pouvoir du peuple,
au sens où celui-ci s’auto-institue en tant que sujet autonome créateur
de ses lois ; à l’inverse, Castoriadis perçoit dans l’absence de fondation
ultime de la loi la reconnaissance de l’activité instituante du demos, qui
se sait, en l’absence de source transcendante de l’institution, le législateur
des lois dont il est l’origine explicite. Là où Lefort pense la condition de
l’émancipation à partir d’un nouage symbolique où s’articule le fait de
la division, Castoriadis cherche à concevoir la liberté politique en tant
qu’elle se déploie sur le principe d’un mouvement d’auto-institution.
Que les deux penseurs se soient toujours efforcés de percevoir dans
l’événement ou dans l’historicité la dimension incontournable du
politique ne doit donc pas conduire à minimiser leurs divergences.
C’est une chose de dire avec Lefort que l’accident et la discorde sont
les conditions d’une politique de la liberté, qui ne se déploierait pas en
référence à un modèle de la cité juste établi une fois pour toutes 39, une
autre de considérer la démocratie comme régime de l’indétermination.
C’est en tout cas là une différence essentielle entre Castoriadis et Lefort :
alors que le second voit dans la démocratie une forme de régime qui
puisse faire droit à l’indéterminé sans lequel il n’y a pas d’histoire possible,
39 Voir Le Travail de l’œuvre Machiavel (1972), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 426 :
« Tant qu’on imagine la société comme le lieu où toutes choses tendent à reposer dans
la plénitude de la forme naturelle, l’instable, le mouvant, le discordant sont les signes
d’une dégradation de l’Être. Mais l’Être, devons-nous entendre, ne se laisse appréhender
qu’en regard de ce qui advient, dans l’articulation des apparences, dans le mouvement
qui leur interdit de se fixer et dans la remise en jeu incessante de l’acquis ».
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258
le premier perçoit la démocratie comme le lieu de l’auto-détermination
explicite. Ainsi, dans la perspective qui est celle de Castoriadis, affirmer
d’une part que la loi repose sur une indétermination primordiale, d’autre
part que toute société est immergée dans une historicité qui la met aux
prises avec sa mortalité, ce n’est pas simplement faire ressortir le caractère
finalement indéterminé du social, sa contingence ultime au sens ou son
être-ainsi n’a aucune nécessité véritable et qu’il pourrait tout aussi bien
se manifester sous une forme différente, mais c’est surtout concevoir
l’indétermination comme impliquant le pouvoir d’auto-détermination.
L’idée d’indétermination du social doit donc se comprendre d’après
Castoriadis en un sens bien précis : si l’être du social est tel qu’il n’est
pas intégralement déterminé – qu’il est donc en son fond chaos – cette
indétermination n’implique pas qu’il faille comprendre, à la manière de
Lefort, l’essence de la démocratie en tant que régime de la pure ouverture ;
en faisant ressortir le caractère d’indétermination inhérente à l’être du
social, Castoriadis entend avant tout souligner que le social en son fond
déterminable, c’est-à-dire qu’il constitue le lieu de l’auto-détermination
à partir duquel les hommes peuvent poser librement leurs lois. Que
l’être du social soit donc indéterminé ne signifie pas seulement qu’il
est impossible d’épuiser sa richesse – l’un des fantasmes du marxisme
ayant été de chercher à établir un système scientifique qui rendrait
compte de son essence – mais qu’il est également nécessaire de produire
des déterminations objectives qui viennent lui donner forme : c’est
précisément parce qu’il n’y a pas de société structurellement organisée
conformément à un ordre naturel de la justice que l’action politique
d’auto-institution s’avère nécessaire. De ce point de vue, une société
démocratique n’est pas une société de l’indétermination, c’est une société
qui se détermine de manière à rendre possible la mise en question de sa
propre institution 40 – « la démocratie, pourra affirmer Castoriadis, n’est
pas l’indétermination, c’est l’auto-institution explicite » 41. Ainsi, selon
40 Voir « La relativité du relativisme. Débat de Castoriadis avec le M.A.U.S.S. », Revue
du MAUSS, 1999, n° 13, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., p. 29.
41 « La démocratie. Débat de Castoriadis avec le M.A.U.S.S. », Revue du MAUSS, 1999,
n° 14, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., p. 194.
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Castoriadis, dire comme Lefort de la démocratie qu’elle est le régime
de l’indétermination, c’est faire l’impasse sur le contenu déterminé de
toute politique démocratique effective, même celle qui se prétend
la plus soucieuse de préserver l’indéterminé 42 : affirmer dans cette
logique que les sociétés démocratiques sont régies par le principe de
l’« indétermination » et de l’« ouverture » revient à occulter le fait que la
politique des sociétés occidentales est effectivement déterminée selon une
orientation particulière, les « démocraties » fonctionnant dans la réalité
comme des oligarchies libérales aux fondements bien déterminés 43.
259
nicolas poirier Division du social et auto-institution
Ce qui semble finalement central dans cette divergence de vues, c’est
qu’elle révèle, au-delà des oppositions circonstancielles, un antagonisme
de fond qui touche à des orientations philosophiques contradictoires,
au-delà de la rupture des deux penseurs avec Marx : alors que Castoriadis
continuera à penser la société et l’histoire dans l’optique d’une vision
globale, tout en critiquant la dimension spéculative et déterministe de la
pensée héritée, Lefort développera sa réflexion dans une fidélité marquée
à la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui le conduira à remettre
totalement en cause le sens même du projet d’autonomie. C’est au fond
dans la perspective d’une critique radicale de l’idée d’autonomie, qui
tiendrait plus du fantasme métaphysique que d’une conception politique
défendable, que Lefort s’emploiera à repenser l’agir démocratique à partir
notamment d’une relecture de Machiavel, là où Castoriadis cherchera
au contraire à tisser ensemble les fils de la praxis démocratique et ceux
de l’autonomie.
42 Voir sur ce point « Quelle démocratie ? », Figures du pensable, Paris, Le Seuil, 1999,
p. 154.
43 Voir ibid. : « Pour autant [...] qu’il puisse être déterminé, ce régime de la prétendue
indétermination est parfaitement “déterminé” par des mécanismes informels,
réels, essentiellement distincts des règles formelles (juridiques) mais permis et
couverts par celles-ci, et qui assurent, tant que faire se peut [...] la reproduction du
même ».
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EUROPE NÉO-LIBÉRALE ?
LES LIMITES D’UNE INTERPRÉTATION TÉLÉOLOGIQUE
DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE
Sigfrido Ramírez Pérez* 1
261
N’AURA PAS LIEU, PARIS, RAISONS D’AGIR, 2010.
Voici un pamphlet réussi sur l’intégration européenne. Réussi en tant
que pamphlet car il arrive à condenser dans un format accessible et
bon marché (7 euros), plus d’un demi-siècle d’intégration européenne.
L’ambition est celle que le maître Pierre Bourdieu donnait à cette
collection qu’il avait fondée :
Offrir des instruments de compréhension, donc de liberté que produit
la recherche internationale sous toutes ses formes, littéraire, scientifique,
rassembler, sans autre considération que la qualité des œuvres, leur
nouveauté, leur rigueur, leur originalité, des travaux, français et étrangers,
sur les problèmes les plus difficiles et les plus brûlants de la pensée et de
l’action, tel est le but de cette collection qui voudrait réunir les exigences
d’un rigoureux classicisme et les audaces de l’avant-garde 2.
raison publique n° 13 • pups • 2010
À PROPOS DE : FRANÇOIS DENORD ET ANTOINE SCHWARTZ, L’EUROPE SOCIALE
Des ambitions qui sont sans doute à la hauteur de l’époque turbulente
et confuse que traversent nos sociétés du xxie siècle. Malheureusement, ce
livre est loin de constituer le volume « Intégration européenne » que l’on
* Sigrido Ramírez Pérez est chercheur, poctorant FECYT, Institut d’histoire économique,
Università Bocconi, Milan.
2 Site Raisons d’agir (<www.homme-moderne.org/raisonsdagir-editions/index.html>),
consulté le 22 mai 2010.
raison13.indb 261
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262
pourrait espérer pour une encyclopédie populaire : dans ses contenus, il
n’est ni nouveau, ni rigoureux, ni original, et il ne prend pas en compte
les conclusions des principaux travaux internationaux consacrés à
l’histoire de l’intégration européenne. Sans doute ces limites tiennentelles au fait que le livre est animé par une volonté militante forte : ses
auteurs, tous deux jeunes chercheurs brillants, ont pour intention
affichée de fournir des outils pour la réflexion et pour l’action politique.
Ainsi, on peut lire un article signé par eux dans le numéro de juin 2009
du Monde Diplomatique 3. Leur texte est encadré par un autre article de
Frédéric Lordon, chercheur en économie, qui a lui aussi publié plusieurs
livres dans la même collection, sous le titre « Fin de la mondialisation,
commencement de l’Europe ? » ; et il est introduit, en première page, par
un article du directeur du journal, Serge Halimi, sous le titre : « Simulacre
européen ». L’ensemble est paru quelques jours avant les élections au
Parlement Européen, le 9 mai 2009. Tout indique, par conséquent, que
le livre de Denord et de Schwartz s’inscrit ouvertement dans une stratégie
intellectuelle qui dépasse de très loin l’exigence académique d’exposer
le résultat de recherches menées pendant de longues années dans les
bibliothèques et les archives sur l’intégration européenne. Ce pamphlet
participe bien d’une opération plus large : montrer comment la gauche
française devrait conceptualiser l’intégration européenne actuelle à partir
d’un retour sur son histoire.
Pour remplir cet objectif, les auteurs sollicités par Raisons d’agir ne
sont en rien des historiens et spécialistes universitaires de l’intégration
européenne, mais des auteurs consacrant leurs recherches au libéralisme
et au néo-libéralisme dans l’histoire de la France des xixe et xxe siècles. En
effet, François Denord, diplômé de Science Po Paris, est un sociologue du
Centre de Sociologie Européenne – le centre fondé par Pierre Bourdieu
à l’EHESS – où il a obtenu un doctorat publié en 2007 sous le titre :
Néo-libéralisme version française : histoire d’une idéologie politique. De son
côté, Antoine Schwartz finit une thèse en sciences politiques à Paris X
Nanterre, dans le laboratoire Groupe d’analyse politique, sur la formule
3 François Denord & Antoine Schwartz, « Dès les années 1950, un parfum d’oligarchie »,
Le Monde Diplomatique, juin 2009, p. 6-7.
raison13.indb 262
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raison13.indb 263
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
de gouvernement des libéraux du Second Empire (1857-1875). Avec
de tels précédents, le résultat de leur livre semblait écrit d’avance : la
construction européenne est forcément néo-libérale, non seulement
aujourd’hui – thèse qui pourrait se discuter – mais dès ses origines –
affirmation dont on cherchera à montrer qu’elle est fausse.
La conclusion politique de nos auteurs coïncide, ce qui n’est guère
étonnant, avec celle de leurs compagnons du Monde diplomatique :
l’intégration européenne est illégitime, malgré les élections européennes.
« C’est en effet, le fond du problème. Comment donc une Europe
intrinsèquement néo-libérale pourrait-elle se muer en Europe sociale ?
Même les alchimistes peinent à changer le plomb en or… » (p. 120).
Les alchimistes en question ne sont autres que les socialistes français, et
européens, contraints « de nier ou de minimiser la réalité néo-libérale de
l’Union européenne » (ibid.). Ainsi, pour les auteurs, « derrière le fanion
de l’utopie européenne qui hante depuis Victor Hugo les consciences
progressistes, ronronne le moteur de l’adaptation à l’économie
mondialisée et de la normalisation politique qu’incarne l’alternance
centriste » (p. 122). C’est pourquoi « un gouvernement qui parviendrait
au pouvoir pour mener une politique de rupture avec le néo-libéralisme
n’aurait guère de marge de manœuvre » (p. 124). La conclusion politique
de ces recherches est non moins claire et sans appel : il faut pilonner « les
trois piliers de l’ordre économique européen (le monétarisme, la libre
concurrence et le libre-échange) » (p. 123). Le moyen d’y parvenir, pour
une gauche politique au pouvoir, est également dépourvu de nuances :
« provoquer une crise salvatrice – par exemple le blocage des institutions
qu’avaient osé en leur temps le général de Gaulle ou Margaret Thatcher ».
Celle-ci « permettrait d’engager une renégociation d’ensemble des traités
et de proposer la mise en place de coopérations renforcées avec des
partenaires prêts à promouvoir des politiques différentes » (p. 124).
Dans le reste du livre, les auteurs mobilisent l’histoire de l’intégration
européenne pour conclure qu’elle fut, dès ses origines, l’expérience aboutie
d’une cabale néo-libérale qui est parvenue à ligoter à la fois la démocratie et
la gauche en Europe occidentale. Cependant, hélas pour les auteurs, ainsi
que pour le projet intellectuel et politique qui les a conduits dans une telle
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aventure, leur façon de procéder est très éloignée du haut niveau d’exigence
intellectuelle que revendique la collection Raisons d’agir.
Venons-en, maintenant, aux questions de fond. Les auteurs
commencent leur pamphlet en agitant un épouvantail : ils prétendent
que l’histoire de la construction européenne est fondée sur un mythe,
celui des « quasi-saints » que sont les « pères fondateurs ». Après quoi,
ils avancent leurs trois thèses visant à démonter ce mythe, qui seront
développées au cours de l’ouvrage :
Thèse 1 : la construction européenne a été guidée, dès ses origines, par
l’objectif du rétablissement du libre-échange sous la pression des ÉtatsUnis, dans le cadre de la Guerre froide et de la lutte anti-communiste.
Thèse 2 : l’intégration européenne s’est faite exclusivement par la voie
du marché, depuis la Communauté européenne du charbon et de l’acier
(CECA), initiée en mai 1950 par le Plan Schuman, jusqu’à l’Union
Européenne, initiée par le Traité de Maastricht, en 1992. Ce processus,
loin d’être fortuit, serait le résultat de l’action des néo-libéraux dont
l’objectif, couronné de succès, aurait été d’extirper le socialisme, et ce
sous toutes ses formes.
Thèse 3 : la dynamique entre les différentes institutions européennes
a été pilotée par des instances supranationales technocratiques (Cour de
Justice, Banque centrale européenne) qui ont miné l’indépendance des
États-nations, tout en créant une Union européenne érigée en apôtre du
libéralisme commercial dans le monde et non pas en instrument visant à
gouverner la mondialisation, comme le prétendraient ses thuriféraires.
Conclusion : le modèle social européen est devenu la victime, ou plutôt
la proie, de l’intégration européenne, dont les avancées en matière de
politique sociale ont été subordonnées aux politiques néo-libérales,
guidées par des oligarchies – y compris syndicales – et ce dans le but de
satisfaire les « intérêts des patrons des grandes entreprises » (p. 11).
Passons leurs arguments au crible de ce qui est l’état de la recherche
en historiographie de l’intégration européenne – puisque tel est l’un
des objectifs méthodologiques de la collection Raisons d’agir – pour
se pencher ensuite sur les conséquences intellectuelles, et si l’on veut
politiques, d’une autre interprétation de l’histoire européenne, en grande
partie opposée à celle présentée ici par les auteurs.
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4 A.S. Milward, The European Rescue of the Nation-State, London & New York, Routledge,
1992, chapitre 6. La traduction est faite par mes soins car ce livre n’est pas traduit en
français. Et cela, malgré le succès qu’il a rencontré et qui lui a valu une deuxième
édition en 2000, avec une invitation à sa lecture faite par Perry Anderson, éditeur
historique de la New Left Review. Anderson, de son côté, a dédié à Milward son livre
récent sur l’histoire de l’intégration européenne (P. Anderson, The New Old World,
London & New York, Verso, 2009).
5 A.S. Milward, The Reconstruction of Western Europe, 1945-1951 (1984), London,
Methuen, 1987 ; The Rise and Fall of a National Strategy, 1945-1963, London & Portland,
Frank Cass. Whitehall History Publishing, 2002 ; Politics and Economics in the History of
the European Union, London, Routledge, 2005. On ne mentionnera pas ici les différents
articles en anglais, mais aussi en français, italien, portugais, espagnol et allemand que
Milward a publiés sur la question. On retiendra simplement : « Le changement dans la
continuité », Le Débat, septembre-octobre 1996, n° 91, p. 134-142.
6 Pour un panorama récent de l’historiographie de l’intégration européenne, on peut
consulter, W. Kaiser, B. Leucht & M. Rasmussen (dir.), The History of the European
Union: Origins of a Trans- and Supranational Polity: 1950-1972, London & New York,
Routledge, 2009.
7 A.S. Milward, F.M.B. Lynch, R. Ranieri, F. Romero & V. Sørensen, The Frontier of National
Sovereignty. History and Theory. 1945-1992, London, Routledge, 1993. La liste des
thèses dirigées ou co-supervisées sur l’histoire de l’intégration européenne est trop
longue pour les énumérer ici. L’année prochaine sera publié un livre de Mélanges
assez complet : F. Guirao, F.B. Lynch, S.M. Ramírez Pérez, Alan S. Milward and a Century
of European Change, London & New York, Routledge, à paraître en 2011.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
La question du mythe des « pères fondateurs » est bien connue
des historiens. Il revient, en particulier, à l’une de ses plus brillantes
figures, le professeur britannique Alan S. Milward, d’avoir exposé et
démonté ce mythe, et ce au moins depuis 1992, dans un chapitre de
son livre The European Rescue of the Nation-State, intitulé : « Les vies et
les enseignements des Saints-Pères de l’Europe » 4. Denord et Schwartz
ne citent aucun de ses nombreux travaux 5, et paraissent ignorer que,
s’il a bien existé une historiographie « fédéraliste », son influence et ses
arguments ont bel et bien été mis à mal non seulement par le travail
de Milward 6, mais également par l’école historiographique qu’il a
formée dans le cadre de sa chaire d’histoire de l’intégration européenne
à l’Institut universitaire européen de Florence 7. On peut conjecturer que
le fait de mentionner ces travaux aurait mis Denord et Schwartz dans
l’embarras en les contraignant à composer avec les conclusions produites
par ces recherches.
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Commençons par la première thèse, développée dans le chapitre I,
« L’Europe à l’heure américaine ». Les auteurs partent d’emblée dans
un idéalisme de type hégélien en expliquant aux lecteurs que les réseaux
fédéralistes ont effectivement guidé les décisions politiques qui ont
permis les débuts de l’intégration européenne et son développement. Tel
serait le cas, en particulier, du Mouvement européen qui, avec le Congrès
de La Haye de 1948, avait été le point de départ d’une action conjointe
d’hommes politiques venant des différents partis politiques de droite
(Winston Churchill, Robert Schuman, Alcide de Gasperi) et de gauche
(Léon Blum, Paul-Henri Spaak). Selon cette analyse, si cette cabale
fédéraliste a eu de l’influence, c’était en partie parce que ceux qui s'y
associaient avaient en partage leur anticommunisme et étaient en partie
financés par les services secrets américains dans le cadre de la Guerre
Froide 8. Avec leur appui, les États-Unis ont lancé les deux organisations
internationales, l’OTAN et l’OECE, qui seraient les piliers militaires et
économiques dans lesquels s’inséreraient les premiers essais d’intégration
européenne : le Plan Schuman, la Communauté européenne de défense
et, enfin, la Communauté économique européenne et l’Euratom. La
caricature arrive à son comble quand les auteurs prétendent que le seul à
vouloir sauver l’Europe de sa destinée libre-échangiste et atlantiste était
Charles de Gaulle. Son Plan Fouchet de coopération politique, qui a
échoué par manque d’appui chez les autres pays membres, aurait été la
seule vraie Europe européenne en face de l’Europe américaine crée par la
CECA de Jean Monnet et par les Traités de Rome de Paul-Henri Spaak
et Robert Marjolin.
On a rarement vu une liquidation aussi sommaire et simplificatrice,
dépourvue de rigueur et de respect pour les travaux des historiens des
différentes générations, écoles et nationalités qui ont tant écrit sur cette
période fondatrice de l’intégration européenne. Il aurait pourtant suffi
8 Compte tenu de l’ambition d’introduction encyclopédique du livre de Denord et
Schwartz, ceux-ci auraient pu utiliser, et citer, les actes du colloque sur le Congrès
de la Haye, organisée par le Centre Virtuel pour la Recherche de l’Europe, plutôt que
d’improviser des commentaires sur des contemporains de l’époque dont la valeur, en
tant que preuve historique, est nulle. Voir J.-M. Guieu & J.-C. Le Dréau, Le « Congrès
de l’Europe » à la Haye (1948-2008), Bruxelles, Euroclio, P.I.E.-Peter Lang, 2008.
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9 Pour une bibliographie excellente et complète sur les travaux des historiens par
thématiques, voir J. Raflik & J.-M. Guieu, « Penser et construire l’Europe, bibliographie »,
Historiens & Géographes, juillet-août 2007, n° 399, p. 145-183.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
d’utiliser une bibliographie facilement accessible à tout enseignant du
secondaire en France en 2007, grâce au travail effectué par les spécialistes
français, quand l’histoire de l’intégration européenne a été le sujet
du CAPES et de l’agrégation 9. Il est en outre proprement stupéfiant
que des sociologues et politistes, qui se disent véritablement soucieux
d’adopter une démarche historique, puissent se contenter de puiser
superficiellement dans ces débats, sans se poser la question que tout
chercheur en sciences sociales doit se poser pour expliquer un phénomène
social : quels sont les agents et/ou les structures qui ont joué un rôle
déterminant dans ce processus de construction politique.
Pour un historien, les agents principaux de ce processus inédit de cession
volontaire de souveraineté nationale multilatéral comme l’intégration
européenne, ne sont pas, contrairement à ce que soutiennent les auteurs,
les technocrates ou les intellectuels, mais les hommes d’État. Socialistes,
libéraux ou chrétiens-démocrates, comme Robert Schuman, Alcide de
Gasperi, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak, Jean Monnet ou Paul
Van Zeeland, ce sont eux qui ont pris la décision consciente de partager
leur souveraineté nationale, sous la vigilance des structures politiques,
économiques et sociales qui caractérisent les sociétés de masses des
démocraties libérales occidentales. Comme Milward l’a démontré, la
mise en commun de la souveraineté politique dans six pays de l’Europe
occidentale, durant cette phase précise de l’histoire, a répondu à une
demande interne des États-nations européens, alors en pleine chute
impériale, après l’abîme de la crise économique du 1929, l’ascension
du fascisme et du communisme, et la défaite pendant la guerre : leur
re-légitimation à travers la construction de l’État-providence (welfare
state) dont la viabilité internationale aura été sauvegardée (rescue) par
l’intégration européenne. Donc, on ne peut parler d’Europe américaine,
car les États-Unis avaient bel et bien essayé d’imposer un modèle libreéchangiste et de sécurité qui, s’il avait triomphé, aurait donné raison à nos
auteurs : l’OECE et l’OTAN, et non pas les communautés européennes
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(CECA-CEE-Euratom) ou la Communauté européenne de Défense
(CED). On pourrait certes argumenter que l’OTAN a gagné sur la CED,
en ajoutant toutefois que cela n’a pas été seulement le fait des Américains
mais du Parlement français, le seul des États membres à ne pas avoir
ratifié le traité CED.
En conclusion sur ce premier point, l’interprétation dominante dans
l’historiographie de l’intégration de l’Europe, depuis plus d’une décennie,
est bel et bien que les origines de l’intégration européenne sont européennes,
et non pas américaines, et qu’elles ont servi à construire le modèle social
européen, pas à le démolir. Voilà une analyse qui devait gêner nos auteurs
dans leur interprétation et qu’ils auraient dû, en tout cas, discuter ou au
moins tenter de réfuter.
Concernant maintenant la critique « oligarchique » qu’ils formulent
quant aux origines du processus, les auteurs semblent ne pas saisir
comment fonctionnent les systèmes sociaux, politiques et économiques
dans les sociétés du capitalisme avancé, en particulier le rôle de la
démocratie représentative et les contraintes des structures économiques,
sociales, militaires et politiques des relations internationales. La meilleure
preuve que les structures démocratiques pouvaient bloquer le projet
d’intégration politique, ou au contraire l’accepter volontairement, n’est
autre que le rejet de la CED par le Parlement français. Par ailleurs, la
preuve la plus évidente que la CEE n’était pas, dès ses origines, une
restauration du libre-échange atlantiste est le refus du général de Gaulle
d’en sortir quand il est arrivé au pouvoir. Enfin, la preuve définitive que
la France, ou tout autre pays de la CEE, ne pouvait pas progresser dans la
voie de l’intégration en ne jouant que sur le rapport des forces nationales,
est l’échec du Plan Fouchet. Bref, l’histoire des origines de l’intégration
européenne nous montre des choses utiles pour comprendre le présent –
du moins, à condition de savoir le déchiffrer dans sa complexité au lieu
d’élaborer hâtivement une philosophie de l’histoire idéaliste qui réduit
le processus de l’intégration européenne à la constante progression
téléologique de l’idée fédérale ou… néo-libérale. Mais passons,
justement, du poids des idées de la cabale fédéraliste à celle de la cabale
néo-libérale, qui est l’objet du deuxième chapitre du livre.
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10 S.M. Ramírez Pérez, Public Policies, European Integration and Multinational
Corporations in the Automobile sector: the French and Italian cases in a comparative
perspective 1945-1973, Ph.D. European University Institute Florence, 2007, p. 354365.
11 J. Gillingham, European Integration 1950-2003. Superstate or New Market Economy?,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003. Sur la CECA, voir J. Gillingham, Coal,
Steel and the Rebirth of Europe 1945-1955, Cambridge, Cambridge University Press,
1991.
12 R. Ranieri & L. Tosi (dir.), La Comunità europea del carbone e dell’acciaio 19522002: gli esiti del trattato in Europa e in Italia, Padova, Cedam, 2004.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
Le chapitre 2 commence par une erreur qui s’explique par le projet des
auteurs, celui de prouver que l’intégration européenne est une expérience
purement et simplement néo-libérale lancée par les membres de la Société
Mont Pèlerin, et en particulier par les ordo-libéraux allemands et les
hommes d’affaires de la Ligue européenne de coopération économique.
Les travaux des historiens montrent pourtant que la première expérience
d’intégration, la CECA, avait pour objectif de contrôler le puissant cartel
de l’acier. Elle s’est d’ailleurs attiré l’opposition de presque tous les milieux
des affaires conservateurs qui voyaient dans ses pouvoirs d’intervention
sur les structures des marchés – le fameux dirigisme – ainsi que dans sa
supranationalité des précédents très dangereux pour les autres secteurs
de l’économie. Je me permets ici de renvoyer à mon propre travail de
doctorat, dans lequel j’ai pu montrer que le PDG de Renault, Pierre
Lefaucheux, 9e Sage de la Résistance, membre du Comité général d’étude
et protagoniste de la nationalisation de cette entreprise multinationale
de la mécanique, a bel et bien aidé Jean Monnet à contrer les influences
des sidérurgistes sur le monde politique et l’opinion publique française 10.
Si Denord et Schwartz avaient tenu compte des travaux pionniers sur la
CECA de l’historien américain, John Gillingham 11, et des recherches sur
l’histoire de la CECA éditées par Ruggero Ranieri 12, sans doute auraientils convenu de la nature interventionniste de la CECA – un exemple de
« monnetisme » non repris dans les Traités de Rome. Peut-être auraientils dû aussi mieux utiliser le dernier livre de Gillingham qui, avec la foi du
converti à la confession néo-libérale, est l’historien le plus proche de leur
point de vue dans l’interprétation générale de l’histoire de l’intégration
européenne. Si l’on peut comprendre que des historiens néo-libéraux
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soutiennent le mythe de l’influence de leurs idées dans ce processus
politique, il est en revanche pour le moins paradoxal que cela devienne
aussi le cheval de bataille des intellectuels de gauche en France.
Sur le Traité de Rome, les erreurs d’interprétation et l’utilisation non
rigoureuse des travaux des historiens, de la part de Denord et Schwartz,
sont tout aussi évidentes. La question ne concerne pas seulement la
nature du Traité – chose qui se discute dans la mesure où, comme tout
document d’ordre quasi constitutionnel, il est le résultat d’un compromis
entre intérêts nationaux, principes idéologiques et rapports de forces.
Mais elle vise aussi le développement des politiques qui se sont définies
au travers du jeu inter-institutionnel d’une communauté politique en
construction, dominée dès ses origines par ses États membres, et non par
des cliques européistes ou intellectuelles.
Sur la nature du traité et sa supposée matrice néo-libérale, les preuves
sont claires et sans appel contre la thèse de Denord et Schwartz. D’abord,
il faut rappeler la distance entre le Rapport Spaak, qui était un document
en effet très libéral, et le Traité de Rome. Cette distance est même abyssale.
Les États membres ont changé ce projet. Au premier chef, les premiers
ministres de gauche, comme le socialiste français Guy Mollet, le Belge
Achille Van Acker et les sociaux-démocrates hollandais Willem Drees et
Sicco Mansholt, ont œuvré pour trouver un compromis avec les chrétiensdémocrates allemands et italiens, en particulier le chancelier allemand
Konrad Adenauer. À l’époque, les ordo-libéraux, représentés politiquement
par le ministre des finances d’Adenauer qu’était Ludwig Erhard, n’ont pas
été tous satisfaits par le Traité de Rome, contrairement à ce que disent
les auteurs. Erhard, en effet, souhaitait le développement d’une zone de
libre-échange paneuropéenne que les gouvernements conservateurs anglais
avaient lancée dans l’OEEC, pour faire capoter la CEE. Ce plan devait
échouer, avant de se prolonger par la création de l’AELE, qui aurait été le
véritable projet libre-échangiste souhaité par Erhard pour créer par la suite,
avec les États-Unis dans le cadre du GATT, un marché transatlantique. Le
lien entre Erhard et le monde des affaires qui était le plus proche des néolibéraux n’était pas la Ligue Européenne de Coopération Économique –
elle comprenait des travaillistes et syndicalistes britanniques – mais la
section allemande du Comité pour le Progrès Économique et Social, que
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13 S.M. Ramírez Pérez, « The European Committee for Economic and Social Progress:
Business Networks between European and Atlantic Communities », dans W. Kaiser,
B. Leucht & M. Gehler (dir.), Transnational Networks in Regional Integration:
Governing Europe 1945-83, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2010, p. 61-84.
14 S.M. Ramírez Pérez, « The French automobile industry and the Treaty of Rome:
Between Welfare State and Multinational Corporations », dans M. Gehler (dir.),
From Common Market to European Union Building: 50 Years of the Rome Treaties,
1957-2007, Wien, Köln & Weimar, Böhlau Verlag, 2009, p. 169-197.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
les auteurs ne citent pas. Cette section a défendu, en solitaire à l’intérieur
du Comité, et en accord avec le Committee for Economic Development
(CED) – l’association de l’establishment des multinationales américaines –
l’élimination de la brèche économique qu’inaugurait, à leurs yeux, la création
de la Communauté économique européenne, tant à l’intérieur de l’Europe
que vis-à-vis des États-Unis 13. Pour ce qui est de l’harmonisation sociale
manquée au Traité de Rome, il faudrait préciser, en outre, que si la France
avait toujours proposé une « harmonisation des conditions de production »
comme préalable à un des objectifs de l’intégration européenne qu’était la
création d’un marché supranational, ce n’était pas tant par idéologie que
pour des raisons pragmatiques, en particulier par crainte de ne pas disposer
d’une industrie capable de rester compétitive vis-à-vis de l’industrie
allemande ou italienne. En effet, l’industrie française était dépendante,
tel le toxicomane à sa drogue, des marchés coloniaux qui étaient pourtant
en train de s’évanouir les uns après les autres consécutivement aux luttes
pour l’indépendance. De surcroît, les mesures fiscales et sociales du Front
Républicain, dans le contexte précis de la guerre d’Algérie, mettaient les
Français dans une situation de faiblesse qui les ont poussés à chercher des
garanties, qu’ils ont obtenues avec une clause de sauvegarde. Enfin, si ce fut
bien la création du marché commun, et non pas d’un simple libre-échange
commercial, qui constitua le centre du Traité de Rome, celle-ci était incluse
dans une construction politique plus large, la France ayant obtenu que les
nouvelles institutions politiques ainsi que la libéralisation commerciale se
développent en parallèle des politiques communes européennes, qui ne
furent néo-libérales ni dans leur conception ni dans leur développement
postérieur, mais bien plutôt le résultat d’un compromis politique 14. Ce
compromis s’est noué entre intérêts nationaux et conceptions politiques,
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principalement socialistes et démocrates-chrétiennes, pour soutenir,
renforcer et compléter les politiques nationales tendant à consolider le
modèle social européen : l’État-providence. Bref, on ne peut pas du tout
attribuer la création de l’Europe à des hommes politiques néo-libéraux.
Les acteurs que les auteurs definissent comme néo-libéraux ont été, en
vérité, des hommes d’État sociaux-libéraux, comme le Belge Jean Rey,
ou des socialistes libéraux comme Robert Marjolin, influencés par les
idées du New Deal et par le travaillisme britannique – et non par le néolibéralisme 15. La seule vraie exception serait Alfred Müller-Armack. Encore
faut-il préciser que, côté allemand, on ne peut définir un acteur politique
aussi important que Walter Hallstein comme un « néo-libéral ».
Schwartz et Denord semblent néanmoins conscients de la faiblesse de leur
thèse sur tous ces points. On s'en aperçoit lorsqu’ils évoquent les politiques
communes importantes – politique commerciale, politique agricole
commune (PAC) et politique de la concurrence – qu’ils cherchent à décrire,
de manière erronée, comme néo-libérales, tranchant, de la sorte, des débats
dont certains restent encore ouverts. Aux pages 70-71, les auteurs paraissent
ignorer les conclusions de certains de ces travaux qu’ils mentionnent. Tel
est le cas, sur ce dossier, des études d’Ann-Christina Knudsen, qui nous
montrent que la PAC a été guidée par le souci de garantir les revenus des
agriculteurs européens et non de créer un marché. Sans parler du contrôle
des prix et des quantités à produire, qui font de ce secteur, fondamental
pour beaucoup d’économies, un secteur strictement planifié et objet d’un
interventionnisme politique 16. Concernant la politique de la concurrence,
les auteurs éludent l’existence d’un débat, qui reste encore ouvert entre
spécialistes de l’intégration européenne, sur la prétendue origine néolibérale de cette politique. J'ai eu l’occasion d’étudier ce problème et j’ai
tiré des conclusions qui ont été récemment corroborées par un juriste,
s’appuyant sur les mêmes sources essentielles que sont les archives des
15 M. Dumoulin (dir.), La Commission Européenne, 1958-1972. Histoire et mémoires
d’une institution, Luxembourg, Office des Publications des communautés
européennes, 2007.
16 A.-C. Knudsen, Farmers on Welfare. The Making of Europe’s Common Agricultural
Policy, Ithaca & New York, Cornell University Press, 2009.
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Enfin, Denord et Schwartz disent peu de chose de la politique
commerciale, sûrement parce que ce qui différencie une zone de libreéchange, comme l’AELE, d’une union douanière installée par la CEE
n’est autre que l’existence d’une politique commerciale commune,
dans le cadre de laquelle la CEE a refusé, avec succès, la création d’une
zone de libre-échange transatlantique proposée par les États-Unis lors
du Kennedy Round 18. Il est surtout étonnant que les auteurs centrent
leur propos sur les échecs de l’Europe communautaire en invoquant
des politiques qui n’ont fait leur entrée dans l’intégration européenne
de façon indiscutable que lors du Traité de Maastricht, comme par
exemple la coordination des politiques macroéconomiques, la politique
industrielle ou la politique sociale. Ils oublient que ces politiques
avaient peu des chances d’être vraiment développées par les institutions
17 S.M. Ramírez Pérez, « Anti-trust ou anti-US ? L’industrie automobile européenne et les
origines de la politique de la concurrence de la CEE », dans E. Bussière, M. Dumoulin &
S. Schirmann (dir.), Europe organisée, Europe du libre marché, Bruxelles, P.I.E.-Peter
Lang, 2006. p. 203-229 ; P. Akman, « Searching the Long-Lost Soul of Article 82 EC »,
Oxford Journal of Legal Studies, 2009, vol. 29, n° 2, p. 267-303.
18 S.M. Ramírez Pérez, « The role of multinational corporations in the Foreign Trade
Policy of the European Economic Community: the automobile policy between 1959
and 1967 », Actes du Gerpisa, Variety of Capitalism and Diversity of Productive
Models, Paris, CCFA, 2005, p. 87-105.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
négociations du Traité de Rome 17. Pour preuve, je cite les positions prises
en faveur du Traité de Rome, et en particulier en faveur des articles sur la
concurrence, par le PDG de Renault, Pierre Dreyfus. Cet ancien Président
des Houillères de Lorraine, ancien camarade de Claude Levi-Strauss et de
Robert Marjolin dans l’aile planiste de la SFIO pendant les années 30,
deviendra le ministre de l’industrie qui négociera les nationalisations de
1981, avant de devenir conseiller du Président Mitterrand. J’ai exhumé
ainsi la conférence que Marjolin a prononcée devant les cadres de Renault,
vitrine de l’État-providence à la française, qui explicite les raisons d’adopter
le Traité de Rome, en insistant sur la nécessité de trouver une base arrière
pour affronter les multinationales nord-américaines, dans une économie
qui se mondialisait et dans le contexte précis de la perte des marchés des
colonies de cette République Impériale qu’avait été la France.
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européennes, même si les commissaires chargés de cette question ont
cherché à convaincre les États de céder une part de leur souveraineté
également dans ces domaines. Même si cela risquait de mettre à mal
leur hypothèse de fond, les auteurs auraient dû plutôt évaluer les
politiques d’aide au développement, la politique régionale, la Banque
européenne d’Investissement ou le Fonds social européen. Plutôt
que de se pencher sur les accomplissements, les auteurs ont préféré
présenter, dans ce deuxième chapitre, une intégration guidée par une
Commission européenne considérée comme un nid de bureaucrates
illégitimes et néo-libéraux. En réalité, comme les travaux de Milward,
parmi d’autres, l’ont démontré, ce sont les gouvernements des Six qui
ont délimité et modulé les rythmes de l’intégration européenne à partir
du Conseil des Ministres, véritable locus des décisions de Bruxelles, où
siègent les représentants démocratiques des peuples de l’Europe jusqu’à
la montée en puissance d’un Parlement européen directement élu à
partir de 1979. En conclusion, il n’y a pas eu de cabale néo-libérale
comme moteur de l’intégration européenne.
Le troisième chapitre évoque enfin la période qui s’étend de 1979
à nos jours. Entrent alors en scène les nouveaux « Méchants » de
service : « l’Angleterre Thatchérienne, la France mitterrandienne et le
patronat européen organisé ». Le fruit de tout cela n’est autre que l’Acte
Unique européen et le Traité de Maastricht, avec son Union monétaire
résultant de l’idéologie monétariste et du lobby du monde des affaires
européen, à travers l’European Round Table of industrialists (ERT)
et l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. Il faut dire que,
sur cette période commençant en 2009, les travaux des historiens sont
assez limités car les archives publiques – base première, même si elle
n’est pas la seule, de leurs recherches – ne sont pas encore ouvertes, en
raison de la limite générale de 30 ans pour accéder à ces archives. On se
retrouve donc sur un terrain plutôt étudié en détail par des chercheurs
d’autres disciplines, en particulier les politistes. Dans leur grande
majorité, ceux-ci considèrent que la meilleure façon de concevoir
l’intégration européenne sur cette période est de l’étudier sous l’angle
d’une construction politique transnationale, dans la mesure où s’est
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19 Pour un ouvrage collectif récent en français, voir R. Dehousse (dir.), Politiques
Européennes, Paris, Presses de Science Po, 2009. Pour une vision complète et originale,
avec une réédition récente, A. Smith, Le Gouvernement de l’Union européenne. Une
sociologie politique (2004), Paris, LGDJ, 2010. Pour une étude de la période qui contredit
la vision de Denord et Schwartz, voir N. Jabko, L’Europe par la marché : histoire d’une
stratégie improbable (2006), Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
20 B. van Apeldoorn, Transnational Capitalism and the Struggle over European
Integration, London, Routledge, 2002.
21 S.M. Ramírez Pérez, « Transnational business networks propragating EC industrial
policy: The role of the Common Market Automobile Constructors », dans Kaiser,
Leucht & Rasmussen (dir.), The History of the European Union, op. cit., p. 74-93.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
créé un processus d’institutionnalisation politique forte qui devait
s’accélérer après 1979, et non pas un simple marché tendant à créer un
ordre économique ordo-libéral 19. On verra pourquoi ne pas adopter
ce tournant politique pour analyser l’intégration européenne est une
erreur d’analyse majeure, aux conséquences fâcheuses pour les louables
intentions des auteurs et de la collection qui les édite.
Sur l’Acte Unique Européen, les auteurs soutiennent que les institutions
européennes se sont mises au service de la pensée unique néo-libérale
bien avant l’arrivée de Jacques Delors à la Commission européenne,
par le biais de l’ERT. N’ayant hélas pas utilisé le travail le plus détaillé –
dans une perspective gramscienne 20 – sur cette institution, Denord
et Schwartz oublient que l’ERT, lors de sa fondation, n’était ni néolibérale ni libre-échangiste. Son fondateur, Pehr Gyllenhammar, PDG
de l’entreprise suédoise Volvo, était plutôt partisan d’une politique
industrielle européenne et il a collaboré avec la France de Mitterrand
pendant ses premières années. Comme la Suède ne faisait pas encore partie
de la CEE, c’est Pierre Dreyfus qui avait œuvré pour que Gyllenhammar
participe aux discussions communautaires avec les autres multinationales
européennes de l’automobile, afin d’encourager d’abord le Commissaire
chargé de l’industrie, Altiero Spinelli, et ensuite son successeur Étienne
Davignon, à développer une politique néo-corporatiste – et non pas néolibérale – au niveau européen dans des secteurs industriels 21.
Mais le plus important, dans cette partie, est sans doute le choix de
Denord et Schwartz de s’en prendre au « tournant européen » du Parti
Socialiste, et à Jacques Delors en particulier, dont la faute serait d’avoir
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accepté la subordination de l’Europe Sociale à ce pilier néo-libéral qu’était
le marché unique. La réalité est que l’Acte Unique Européen n’était
que la réalisation du marché unique. Le marché commun accompli en
1968 n’avait éliminé que les restrictions quantitatives et les barrières
douanières internes, tandis que le marché unique s’attaquait aux barrières
non douanières, comme les normes techniques, et promouvait les quatre
libertés (libre circulation des marchandises, des capitaux, des hommes et
des services). Toutefois, là encore, si le contenu du marché unique était
libéral, et non pas interventionniste suivant le modèle de la CECA ou
de la PAC, il est excessif de parler de victoire néo-libérale, dans la mesure
notamment où il y avait aussi des avancées importantes pour l’intégration
européenne, avec l’augmentation des décisions à la majorité qualifiée. La
Dame de Fer, en personne, le dit dans ses mémoires : « Looking back, it
is now possible to see my second term (1983-1987) as Prime Minister as that
in which the European Community subtly but surely shifted its direction
away from being a Community of open trade, light regulation and freely
co-operating sovereign nation-states towards statism and centralism » 22. Sans
doute le néo-libéralisme, comme idéologie, a-t-il joué après 1979 un
rôle plus important dans l’intégration européenne, en s’appuyant sur les
conséquences sociales et politiques de la crise économique des années 70
sur chacune des économies européennes. Mais il ne faudrait pas renverser
l’analyse causale du processus : ce n’est pas l’intégration européenne qui
a renforcé un néo-libéralisme qui était déjà triomphant avant le marché
unique. Je propose de parler plutôt de compromis « social-libéral » : la
formule semble plus adaptée au rapport des forces politiques en Europe,
avec des pays du Sud de la nouvelle Europe élargie, comprenant des
gouvernements dirigés la plupart du temps par des socialistes, et des
conservateurs et libéraux du Nord de l’Europe 23.
La plus grande erreur de Denord et Schwartz, dans cette partie, est
d’oublier que l’intégration européenne a été d’abord un projet politique
22 M. Thatcher, The Downing Street Years, London, HarperCollins, 1993, p. 536.
23 S.M. Ramírez Pérez, « The European Search for a New Industrial Policy (19701992) », dans S. Baroncelli, C. Spagnolo & L.S. Talani (dir.), Back to Maastricht:
Obstacles to Constitutional Reform within the EU Treaty (1991-2007), Newcastle,
Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. 303-325.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
des États et de forces politiques différentes, et non la construction d’un
marché, qui fut un moyen et non pas l’objectif final des actions de la
plupart des acteurs politiques européens – sauf sans doute Thatcher. Il
est certes bien évident que les questions économiques ont été prioritaires
jusqu’en 1992, mais déjà lors de l’Acte Unique Européen, puis surtout avec
Maastricht, de nouvelles dimensions plus strictement politiques – comme
la politique étrangère et de sécurité commune, ou la Justice et les Affaires
intérieures – ont peu à peu émergé, en moins de deux décennies, avec
la création de l’Union européenne. Cette Union européenne a coexisté
avec les Communautés européennes jusqu’au Traité de Lisbonne de 2009,
quand elle s’y est substituée définitivement, achevant un processus qui
est qualitativement très différent de la période de l’avant 1992. La fin de
la Guerre Froide, avec la dissolution du bloc communiste en Europe, la
montée de l’unilatéralisme américain et l’accentuation de la globalisation
en ont été les raisons de fond. Mais les auteurs n’évaluent pas cette période
à l’aune de ces bouleversements du cadre mondial, alors qu’ils ont passé
tout le premier chapitre à présenter l’intégration européenne comme un
rejeton de la politique des blocs.
Au reste, s’y arrêter rendrait plus malaisée l’entreprise de démolition
intellectuelle de la construction européenne « réellement existante » car il
serait difficile pour les auteurs d’expliquer comment cette entreprise néolibérale et technocratique, représentée au premier chef par des socialistes,
a pu attirer, malgré Maastricht qui est supposé constituer un hymne à la
joie néo-libéral, d’abord des pays incarnant des modèles avancés d’Étatprovidence social-démocrate – comme la Suède, l’Autriche, et la Finlande
en 1995 – pour ensuite avaler successivement des pays de l’Europe de
l’ancien bloc soviétique qui n’avaient, si l’on suit la logique des auteurs,
aucun besoin de l’Europe pour garder leur autonomie regagnée avec
grand effort et assurer la prospérité de leurs citoyens. Mais il semblerait
que si la vie était dure en Europe après 1992, elle l’était encore plus en
dehors d’elle, pour les pays plus ou moins riches d’Europe.
Pour revenir au sujet et au titre du livre, « l’Europe sociale » ne doit pas
être recherchée, durant cette période, là où les États membres n’ont pas
voulu la développer, c’est-à-dire dans la réalisation manquée d’un État
social européen, mais plutôt du côté du renforcement des fonds sociaux
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et des fonds régionaux qui ont servi à gérer les reconversions industrielles
des pays de la CEE. Reprocher à l’intégration européenne de ne pas avoir
un seul modèle européen est vain du point de vue de la recherche, car il
n’a jamais été question d’uniformiser les différents modèles d’État social
existant en Europe. Au demeurant, aucun peuple ne souhaite renoncer
au sien, étant donné que chacun est indissolublement lié aux conceptions
nationales de la citoyenneté, qui ne sont pas les mêmes pour les six,
encore moins pour les neuf, douze, quinze ou vingt-sept membres.
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À l’heure actuelle, l’exemple de l’Europe monétaire mérite un
commentaire spécial non seulement parce que, pour les auteurs, elle
représente le meilleur exemple du néo-libéralisme – convergence de
l’ordo-libéralisme et du monétarisme – mais aussi parce que ce livre
s’inscrit dans une perspective politique assez précise dans le panorama
politique franco-français : celle adoptée, entre autres, par le Nouveau
Parti anticapitaliste (NPA).
Malgré tous les problèmes, et ils ne sont pas minces, qu’on peut trouver
dans l’intégration monétaire depuis son instauration, l’Euro a bien
fonctionné pour les buts d’intégration et de protection des pays de la
zone. Et cela, contre toutes les prévisions des économistes, orthodoxes ou
hétérodoxes, qui pour des raisons diverses ne croient guère à sa pérennité.
Mais les faits sont là : l’Euro tient depuis plus d’une décennie, et il reste
aujourd’hui le levier principal pour la défense d’un projet européen qui se
trouve dans une situation de crise structurelle grave depuis la démission
de la Commission Santer en 1999. Cette crise a culminé avec l’échec du
référendum constitutionnel de 2005 et dans les circonstances médiocres
qui ont débouché sur l’approbation finale du Traité de Lisbonne, à la fin
2009. On pourrait alors discuter en effet de l’existence d’un tournant
néo-libéral de l’intégration économique européenne depuis l’approbation
en 1997 du pacte de stabilité et de croissance ainsi qu’à l’heure actuelle,
en 2010. On pourrait considérer aussi le rôle de la « troisième voie » du
New Labour dans ces évolutions.
Mais la solution que nous proposent Denord et Schwartz, à savoir
procéder comme De Gaulle et Thatcher, en bloquant le fonctionnement
de l’Union à partir du refus d’une seule nation, afin de tout changer,
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24 H. Golemis, « Can PIGS fly? », Transform: European Journal for Alternative Thinking
and Political Dialogue, 2010, n° 6, p. 129-115. Voir dans le meme journal E. Gauthier,
« Crisis, Europe, Alternatives and Strategic Challenges for the European Left »,
p. 115-129.
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sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique…
équivaut ni plus ni moins aujourd’hui, à ce que le NPA et d’autres ont
proposé : rompre avec une intégration européenne néo-libérale qu’ils ne
s’estiment pas capables de transformer de l’intérieur. Cela voudrait dire
recommander à la France de sortir de l’Euro unilatéralement pour gagner
des « marges de manœuvre » en dévaluant le franc, puis éventuellement
en sortant pacifiquement de l’Union européenne. Mais la France serait
alors bien seule, car aucun autre pays membre ne souhaite sortir de la
zone Euro. Bien au contraire : des membres de l’Union veulent entrer
dans la zone Euro, et des voisins demandent à être dans l’UE. Dans le
cas grec, où ce débat est très vif à l’heure actuelle (en mai 2010), des
intellectuels de gauche, autour de la revue Transform!, nous expliquent
pourquoi sortir de l’Euro ne serait aujourd’hui ni progressiste ni efficace,
mais très dangereux à la fois pour le pays et l’action unitaire des partis de
gauche, en Grèce et en Europe. Outre le fait d’accentuer la crise, une telle
sortie contribuerait à ce que la crise ne soit plus qu’un problème national,
et non pas une question européenne, mettant ainsi le pays dans les mains
du Fonds Monétaire International 24.
Bien entendu, on quitte là le terrain de la discussion historique et
scientifique, pour aller vers le débat politique. Il ne s’agit pas de mêler
les deux registres de discours, comme le font allègrement nos deux
auteurs, mais il n’est pas interdit non plus de réfléchir, en citoyen, à
l’avenir. Le processus politique d’intégration est si fortement enclenché
que les intellectuels progressistes devraient plutôt, me semble-t-il,
penser à saisir toutes les opportunités pour faire avancer les choses
de l’intérieur de l’intégration existante. Paradoxalement, il semblerait
qu’une certaine gauche manifeste une attitude vis-à-vis de l’intégration
européenne qui rappelle celle de la gauche communiste concernant
la « démocratie bourgeoise ». Évitons à une nouvelle génération de
refaire encore un long chemin d’erreurs et mettons les choses au clair :
si l’Europe sociale doit être l’objectif politique d’un mouvement social
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européen, comme le demandait Pierre Bourdieu, la solution ne passe
pas par un retour à des voies nationales d’action politique, mais par
une action politique transnationale pour la définir et l’atteindre par
étapes et alliances intellectuelles et politiques. L’histoire de l’intégration
européenne peut y aider en montrant les chemins parcourus, ou non,
et non pas en accordant crédit à une téléologie néo-libérale. Partir d’un
débat autour du livre de Perry Anderson déjà cité 25 pourrait être un
bon début.
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25 Anderson, The New Old World, op. cit.
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Littérature, arts et culture
La littérature pour la jeunesse :
une école de vie ?
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INTRODUCTION
Sylvie Servoise*
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raison publique n° 13 • pups • 2010
On a souvent reproché à la littérature pour la jeunesse du passé son
caractère édifiant. De fait, elle fut d’abord consciemment morale et
éducative. On trouve déjà dans Les Aventures de Télémaque, écrites par
Fénelon en 1694 à destination du petit-fils de Louis XIV et considérées
comme le premier texte pour la jeunesse, cette alliance de l’instruction et
du plaisir qui sera pour longtemps au cœur de la littérature destinée aux
plus jeunes. Mais Fénelon, contant les aventures maritimes du fils d’Ulysse
dans le but de faire connaître au futur souverain la culture antique et de
lui dispenser une formation morale et politique, faisait-il autre chose que
suivre les préceptes de l’époque classique qui avait repris à son compte
la célèbre formule d’Horace : « il obtient tous les suffrages celui qui unit
l’utile à l’agréable, et plaît et instruit en même temps » 1 ? La littérature
pour la jeunesse, en ce sens, ne saurait se distinguer radicalement de
la littérature tout court, ou du moins d’une certaine conception, en
l’occurrence d’inspiration classique, de la littérature ; mais le fait est
que, tout au long de son histoire, relativement récente – l’initiative de
Fénelon figurant longtemps comme un cas isolé, ce n’est qu’à partir de la
seconde moitié du xviiie siècle qu’une littérature spécifiquement conçue
à destination des enfants émergea – elle a tenu, peut-être plus que toute
autre, cette double exigence : instruire et plaire.
* Sylvie Servoise est maître de conférences en littérature générale et comparée à
l’université du Maine et rédactrice en chef de la rubrique « Littérature, arts et culture »
de Raison publique.
1 Horace, Art poétique, III, 342-343.
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Contre cette tendance moralisatrice de la littérature pour la jeunesse,
plusieurs voix se sont insurgées, et non des moindres. Ainsi, Baudelaire
s’en prit-il violemment à Arnaud Berquin, écrivain et pédagogue
prolifique, auteur notamment de L’Ami des enfans (1782-1783), dont il
considérait les œuvres comme profondément pernicieuses : sous couvert
de prétentions morales et éducatives et d’incitations à la vertu, elles
répandaient, selon le poète, des images contraires à la réalité, propres à
abuser le jeune lecteur :
284
Un jour que j’avais le cerveau embarbouillé de ce problème à la mode :
la morale dans l’art, la providence des écrivains me mit sous la main
un volume de Berquin. Tout d’abord je vis que les enfants y parlaient
comme de grandes personnes, comme des livres, et qu’ils moralisaient
leurs parents. Voilà un art faux, me dis-je. Mais voilà qu’en poursuivant
je m’aperçus que la sagesse y est incessamment abreuvée de sucrerie, la
méchanceté invariablement ridiculisée par le châtiment. Si vous êtes
sage, vous aurez du nanan, telle est la base de cette morale. La vertu est
la condition SINE QUA NON du succès. C’est à douter si Berquin était
chrétien. Voilà, pour le coup, me dis-je, un art pernicieux. Car l’élève de
Berquin, entrant dans le monde, fera bien vite la réciproque : le succès
est la condition SINE QUA NON de la vertu. D’ailleurs l’étiquette
du crime heureux le trompera et, les préceptes du maître aidant, il ira
s’installer à l’auberge du vice, croyant loger à l’enseigne de la morale.
Eh bien ! Berquin, M. de Montyon, M. Émile Augier et tant d’autres
personnes honorables, c’est tout un. Ils assassinent la vertu 2…
Sans doute, les jeunes lecteurs d’aujourd’hui se voient proposer des
œuvres qui n’ont plus grand-chose en commun avec les traités éducatifs
du xviiie siècle. Mais il n’en demeure pas moins que l’on retrouve sous la
plume d’observateurs de la production actuelle des dénonciations aussi
virulentes que celles prononcées par Baudelaire. L’accent est alors moins
mis sur les impostures d’une littérature pour la jeunesse qui s’afficherait
2 Ch. Baudelaire, « Les drames et les romans honnêtes », Œuvres complètes, Paris, Gallimard
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 621-622, cité dans D. Thaler & A. Jean-Bart, Les
Enjeux du roman pour adolescents, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 296-297.
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comme morale que sur le conformisme d’une littérature de « bons
sentiments » qui sacrifierait la qualité esthétique et littéraire sur l’autel
de la « bien-pensance », comme l’illustrent ces propos d’Isabelle Jan,
ancienne éditrice de livres pour enfants et écrivain :
On relève un infléchissement notable de la critique, le débat portant
désormais sur le plan esthétique : la littérature pour la jeunesse mettrait
en péril sa dimension littéraire en versant dans le « militantisme » – un
militantisme qui passerait d’autant mieux qu’il coïnciderait avec certains
impératifs moraux de notre époque, consensuels et « politiquement
corrects » 4. Se dessine alors l’idée d’une production qui, épousant les
valeurs et respectant les tabous de son temps, ne ferait jamais que donner
des modèles, ou contre-modèles, exemplaires, au risque d’oublier ce
285
sylvie servoise Introduction
Au cours des deux dernières décennies, nous avons été envahis par
une littérature bien pensante. Surtout la littérature pour adolescents.
On raconte des histoires de famille avec un infirme, un drogué et
des petits amis du tiers-monde. Je n’ai rien contre… à condition
que tout cela entre dans la littérature de manière vivante. Pour être
sûr de son affaire, l’auteur ajoute des parents divorcés, on adopte un
petit kurde et tout cela se passe dans un tremblement de terre. Une
véritable débauche de bons sentiments à l’envers. […] Les grands
auteurs ont toujours vécu dans leur temps mais ici, on transforme
la littérature de jeunesse en militantisme. Avant, il ne fallait pas
dire zut à sa grand-mère, se mouiller les cheveux ou être coquette ;
maintenant il faut appartenir à une organisation humanitaire : c’est
pareil ! La cause est peut-être plus intéressante, mais la littérature est
tout aussi ennuyeuse 3.
3 I. Jan, propos recueillis par D. Demers, « Faut-il censurer les contes de fées ? »,
Châtelaine, août 1990, p. 92-93, cité dans Thaler & Jean-Bart, Les Enjeux du roman
pour adolescents, op. cit., p. 298.
4 C’est notamment ce qu’avancent P. Bruno et P. Geneste dans « Le roman pour la
jeunesse », dans D. Escarpit (dir.), La Littérature de jeunesse : itinéraires d’hier à
aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008, quand ils évoquent le glissement du « roman
social » des années 1970 au « roman des droits de l’homme », à l’œuvre depuis le
milieu des années 1990.
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qu’elle est – de la littérature – pour se concentrer sur son destinataire :
un individu en formation, appelé à s’intégrer à la société d’aujourd’hui
et à construire celle de demain.
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Dès lors, plusieurs questions peuvent se poser, et qui sont à l’origine
du choix du thème du présent dossier : doit-on souscrire à la conception
d’une littérature pour la jeunesse qui serait, aujourd’hui encore, en priorité
éducative et morale ? L’évolution de celle-ci ne consisterait-elle qu’en un
adoucissement des moyens – la parole de l’adulte, et de l’écrivain, ne se
fait plus autoritaire mais invitante, les temps ayant changé – pour une
fin qui, elle, demeure inchangée ? Si la littérature pour la jeunesse est
bien une « école de vie », quelles matières y sont enseignées, quels sont
les enjeux de cet apprentissage ? Et si visée éducative il y a, on peut se
demander quels sont véritablement les « risques » qu’elle fait courir à la
littérature : est-il vraiment impensable de faire de la littérature avec de
bons sentiments ?
Un premier ensemble d’articles s’intéresse à l’aspect spéculaire de
la littérature pour la jeunesse qui met en abyme, dans certains textes,
sa fonction éducative pour mieux la renforcer ou, au contraire, la
questionner. Laurent Bazin s’intéresse ainsi plus particulièrement à la
représentation de l’institution scolaire dans les récits de Fantasy, où le
parcours de formation des héros s’inscrit dans un monde parallèle qui
renvoie obliquement à notre réalité. J. K. Rowling, P. Pullman, ou encore
K. Takami, pour ne citer que quelques-uns des auteurs sollicités, font
davantage que prendre l’école comme cadre attendu d’une action dont
les héros sont des adolescents et comme lieu d’identification possible
avec le jeune lecteur : ils en font l’élément problématique qui lance
l’action elle-même, le déclencheur de l’intrigue. Car problématique,
l’école l’est bien dans ces romans, qui la représentent comme une prison
dont les personnages doivent paradoxalement « apprendre » à s’évader
pour pouvoir se construire en tant que personne, individu autonome et
maître de ses choix. Représentant une institution viciée qui appellerait,
en réponse, une « école de la désobéissance », la littérature pour la
jeunesse exprimerait dès lors un « diagnostic désenchanté sur la capacité
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de l’institution éducative à répondre aux attentes et aux besoins des
jeunes générations » et dénoncerait, pour mieux inviter à chercher de
nouvelles voies, la fin du « grand récit laïque » qui fait de l’école le garant
des valeurs républicaines d’égalité et de justice sociales.
Mais s’il est enterré par certains, ce grand récit résiste, selon Gilles
Béhotéguy, dans d’autres œuvres à destination de la jeunesse, et
notamment dans les romans contemporains qui mettent en scène le
livre et la lecture. En réponse aux discours sur l’illettrisme et l’abandon
de la lecture qui ont marqué les dernières décennies, nombreux sont les
auteurs qui ont voulu célébrer dans leurs œuvres l’envie, le goût et le
« plaisir » de lire. G. Béhotéguy décèle dans ces textes l’expression, de la
part des auteurs, d’une « nostalgie d’un Moi-jeune-lecteur-passionné »
et dénonce un regard rétrospectif, autobiographique et modélisant qui
correspond mal aux pratiques de la jeunesse d’aujourd’hui. Il souligne
également le lien qui unit ce type de récits aux contes édifiants du passé
et à l’exemplum qui illustrait l’ancienne instruction civique et la leçon
de morale dispensées dans l’école de la iiie République, sur le fond – « la
vraie richesse de l’homme, c’est la connaissance » – et sur la forme –
chaque parcours de lecture devenant le lieu d’« une démonstration
des circonstances, des événements et des rencontres qui donnent au
personnage le goût de lire ». Engagés avant tout à « montrer la lecture
dans une fonction d’intégration sociale, ces romans puisent dans la
légende d’une France dynamique où peut toujours advenir le miracle
républicain et démocratique de la réussite par le travail et le mérite », ces
romans manquent, selon l’auteur de l’article, d’évoquer ce qui est sans
doute le plus important : le rapport intime du lecteur au texte, ce que
R. Barthes nommait le « plaisir du texte ».
L’article de Stéphane Bonnery reprend l’idée selon laquelle la
production actuelle poursuit sa mission éducative et morale mais insiste
sur l’évolution de ses modes d’expression. S’intéressant à la mise en
scène, dans les albums enfantins, des modalités d’apprentissage et de
transmission d’adultes à enfants, il constate que celles-ci ont évolué vers
une configuration à la fois plus libérale, c’est-à-dire apparemment moins
autoritaire et hiérarchique, et plus contrôlée dans les faits, les parents
accompagnant davantage les jeunes enfants dans la lecture et intervenant
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sur des sujets de plus en plus nombreux. S’appuyant notamment sur la
série Babar, de sa naissance avant-guerre jusqu’à aujourd’hui, S. Bonnery
souligne que l’intention de transmettre un contenu culturel a connu une
double évolution : d’une part elle est devenue l’objet même de l’album et
d’autre part elle s’exprime de manière « semi-implicite », le lecteur étant
tenu, s’il veut comprendre l’histoire racontée, de connaître les références
sollicitées. Ainsi, l’un des principaux usages possibles des albums
considérés consiste en une transmission patrimoniale et, en même temps,
à une appropriation « ouverte » de ce patrimoine, personnelle, inventive,
« qui fait du lecteur un enquêteur lancé sur la piste de sens cachés ». Une
telle posture de la découverte et de la participation est sollicitée dans les
« récits de visite » (au musée, dans un pays étranger…) mis en scène dans
les albums et correspond, conclut l’auteur de l’article, à une conception
nouvelle des rapports adultes-enfants et de l’enjeu de ce rapport : la
constitution, de la part de l’enfant, d’un point de vue personnel par
identification et confrontation des discours transmis. Ainsi, même si
la conclusion, ou « morale » de l’histoire est bien moins imposée que
laissée ouverte à l’interprétation du lecteur, même si elle peut s’avérer
non univoque ou difficile à identifier, elle n’a pas disparu.
Un second ensemble d’article s’intéresse précisément à la façon dont
la littérature pour la jeunesse se confronte aux questions d’inégalités,
sociales, culturelles et sexuelles : comment elle les met en scène, quelle
représentation elle en donne, comment elle tente d’informer les jeunes
lecteurs sans pour autant les décourager. Dans cette double exigence – dire
le monde et ses parts d’ombre sans désespérer le lecteur – se tient toute
la difficulté, mais aussi toute l’ambiguïté, de la notion d’engagement
appliquée à la littérature pour la jeunesse.
Consacrant son article à deux romans de Jeanne Benameur traitant de la
déchirure expérimentée par des adolescentes d’origine maghrébine entre
la culture familiale traditionnelle héritée et la culture de l’école transmise,
Isabelle Charpentier montre comment la littérature pour la jeunesse invite
les jeunes lecteurs à s’interroger sur l’altérité et les rapports de force (issus
du triptyque cher aux Cultural Studies : « race, class, gender »), qui clivent
le monde social. Analysant la trajectoire de deux personnages féminins
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sylvie servoise Introduction
opposés, « Samira la réfléchie », protagoniste de Samira des Quatre-routes
et « Yasmina la guerrière » (Pourquoi pas moi ?), I. Charpentier conclut à
l’ambivalence de ce type de romans : d’un côté, ils sont « vecteurs de valeurs
citoyennes et éthiques telles que la tolérance, l’égalité mais aussi supports
de critique sociale, dénonçant indéniablement l’ordre patriarcal qui pèse
encore fortement sur les filles issues de l’immigration maghrébine » ;
d’un autre, ils « n’évitent pas toujours la reproduction de stéréotypes
de genre » : ainsi Samira sort de ses épreuves confortée dans ses choix
« intégrationnistes » et assume la « richesse » de sa position « d’entredeux » ; Yasmina, elle, renonce finalement à être l’égale des garçons et voit
s’ouvrir « un nouveau champ de possibles, interdit jusqu’alors mais aussi
objectivement plus compatible avec les représentations communes : les
qualités artistiques habituellement reconnues aux femmes et la distribution
genrée des rôles sociaux… ».
Jeanne Benameur est du reste convoquée, parmi d’autres auteurs, dans
l’article de Michèle Bacholle-Bošković dédié aux auteurs pour la jeunesse
qui se sont intéressés aux minorités visibles et se sont « engagés » dans la
bataille pour l’égalité et contre le racisme. Une analyse de la réception
du monde de l’édition à l’égard de ces thématiques révèle la persistance
d’une certaine « frilosité » des éditeurs, mais aussi d’une volonté accrue
des auteurs, auxquels M. Bacholle-Bošković laisse amplement la parole,
de mettre en scène le multiculturalisme de nos sociétés contemporaines,
sans verser pour autant dans une « discrimination positive », qui serait le
corollaire d’une « leçon de morale » que tous exècrent : le texte se présente
pour ces auteurs essentiellement comme un « lieu d’interrogation,
d’exploration de l’identité, un moyen de donner aux jeunes des outils
pour formuler leur propre identité et comprendre celle des autres ».
Aux antipodes – apparemment – des romans réalistes pour la jeunesse,
appelés aussi « romans-miroirs », un troisième ensemble de texte s’ouvre
à l’une des tendances les plus visibles de la production actuelle de la
littérature pour la jeunesse, celle du fantastique. De l’autre côté du
miroir, Isabelle Casta fait un sort à la « bit-lit » (littérature de morsure)
en soulignant que si le vampire n’a cessé de fasciner le (jeune) lecteur
depuis les premiers récits (Le Vampire de John William Polidori,
Dracula de Bram Stoker), la topique vampirique s’est récemment
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inversée : alors que le vampire a longtemps incarné la transgression
des tabous (le libertinage, le saphisme, le viol et le meurtre), il serait
aujourd’hui une figure plus humaine, torturée, voire exemplaire, à
laquelle est confié le soin d’apprendre aux jeunes lecteurs à grandir et à
aimer. S’appuyant notamment sur la saga Twilight de Stephenie Meyer,
I. Casta montre comment la vague « vampire » pourrait constituer une
réponse à « l’absence de romantisme de notre société » et aux « demandes
adolescentes concernant l’affectif, le pulsionnel », à une époque qui
remet entre autres en question les bien-fondés et les effets de la libération
sexuelle des années 1970. Le roman de vampire se verrait donc chargé
de l’éducation sentimentale et sexuelle des adolescents, réinvestissant
les topoï du romantisme gothique (la rencontre de la jeune vierge et
du vampire, le sacrifice amoureux…) et se révélant, paradoxalement,
comme le lieu utopique d’une humanité réconciliée avec ses désirs.
De même que les vampires renvoient à des invariants anthropologiques
(le désir d’éternité, l’amour comme dévoration, Éros/Thanatos), le
monde des sorciers et des magiciens mis en scène dans Harry Potter
se révèle, sous la plume d’Éric Auriacombe, comme une figuration
particulièrement efficace des conflits psychiques qui animent les
enfants et les adolescents : se conjuguent ainsi dans l’œuvre, à travers
les personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent, les
problématiques du deuil précoce, du traumatisme, de la maltraitance,
de la mémoire et les mécanismes psychologiques auxquels le sujet a
recours pour y faire face. École de vie, la littérature pour la jeunesse
se fait plus exactement, dans Harry Potter, école contre la mort, le
récit permettant de « monstrer » des éléments que le sujet s’efforce
d’éviter, les rendant « présentables, supportables », audibles par les
jeunes lecteurs. Mais outre une représentation de ces thématiques
existentielles, c’est aussi une résolution des angoisses ou conflits qu’elles
engendrent que propose J.K. Rowling, inscrivant par-là son œuvre
dans un champ résolument éthique, qui engage le lecteur à prendre ses
responsabilités, à l’égard de lui-même comme à l’égard d’autrui. Une
démarche d’autant plus efficace que la longévité de la série amène le
lecteur à grandir en même temps que son héros.
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sylvie servoise Introduction
Les deux derniers articles du dossier interrogent la dimension
philosophique des œuvres à destination de la jeunesse, et notamment des
albums enfantins. Ceux-ci donnent à penser, mais selon des modalités
qui sont propres aussi bien à la forme d’expression – une histoire simple,
où récits et images se répondent ; une langue particulière – qu’au
destinataire : un enfant dont il convient de respecter la sensibilité, sans
pour autant l’abuser à la manière d’un Berquin dénoncé par Baudelaire.
Maud Gaultier traite ainsi des diverses stratégies d’écriture mises en
œuvre par des auteurs argentins « pour respecter l’âge du destinataire
sans affadir ou édulcorer » des questions longtemps restées taboues dans
la littérature enfantine : la mort et la sexualité. Dans une perspective à
la fois diachronique et synchronique, elle montre comment les « valeurs
fortes » dont cette littérature demeure imprégnée sont désormais
« véhiculées par un autre langage », garant du respect du jeune lecteur
et soucieux de sa nature spécifiquement littéraire. Une langue directe,
un style poétique, le recours à l’allégorie, la cohérence du récit sont ainsi
quelques-uns des mécanismes dévoilés permettant de confronter, mieux
que tout discours argumentatif, les plus jeunes à l’angoisse de la mort et
de la sexualité.
Edwige Chirouter insiste elle aussi sur « le rôle de médiation
nécessaire » que jouent, en donnant forme à « des problématiques
éthiques ou existentielles », les histoires racontées aux enfants et
s’intéresse aux enjeux et modalités de la pratique de la « philosophie
avec les enfants » qui se développe en France depuis une vingtaine
d’années. Partant du principe que « la littérature a la même raison d’être
que la philosophie : dire, configurer, comprendre, éclairer », elle voit
dans la pratique de la philosophie à partir de supports littéraires le lieu
par excellence de réconciliation de deux disciplines « trop souvent et
injustement cloisonnées dans le système éducatif français » et souligne
la complémentarité des postures du lecteur littéraire et du lecteur
philosophe que les enfants sont amenés à adopter devant certains albums.
La littérature pour la jeunesse renouerait ainsi avec l’alliance originelle
de la littérature et de la philosophie, non seulement dans ses modalités
de réception (« le consentement euphorique à la fiction ») mais dans son
24/09/10 19:17:30
objet même : construire un « discours qui donne sens et intelligibilité à
notre existence ».
292
raison13.indb 292
Aux textes qui suivent s’ajoutent des articles consultables en ligne sur
le site <www.raison-publique.fr>, également consacrés à « La littérature
pour la jeunesse, une école de vie ? » : « Perrault, Grimm et Andersen au
miroir de l’illustration, dans la collection Grasset/M. Chat. Le défi de
la double destination des contes : public enfantin ou public adulte ? »
de Dominique Peyrache-Leborgne ; « Théâtre et jeune public : la ruche
québécoise », de José Manuel Ruiz ; « Donner à voir la poésie du réel »,
de Marianne Berissi ; « De l’expérience narrative à l’expérience morale :
quel rôle pour la littérature de jeunesse ? » de Giulia Pozzi ; « Le discours
écologique dans les albums de jeunesse : entre vocation didactique et
littérature », de Laurence Allain-Le Forestier.
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L’ÉCOLE DE LA FICTION : FORMATION,
FORMATAGE ET DÉFORMATION
DANS LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE CONTEMPORAINE
Laurent Bazin* 1
293
ÉDUCATION ET ÉVASION
La littérature d’enfance et de jeunesse se construit dans l’articulation
dialectique de deux finalités distinctes, mais non incompatibles : l’évasion,
autrement dit la capacité de faire rêver un public encore éminemment
sensible à la fonction ludique des histoires, et l’éducation, soit la transmission
de valeurs ou de codes censés contribuer à la formation de ce même public
perçu cette fois dans le processus de sa maturation. Cette interaction entre
distraction et didactisation, que la Grèce antique vivait sur le mode d’une
harmonieuse complémentarité (la skholè est à la fois le temps du loisir et
de l’étude), est aujourd’hui perçue de façon souvent antagoniste, au point
que les temporalités « administratives » de l’enfant (scolaire, périscolaire et
hors temps scolaire) renvoient à des modalités distinctes de la personne :
l’élève, auquel correspond un ministère, et le jeune, qui dépend d’un autre.
La littérature de jeunesse, elle, tente modestement de jouer sur les deux
tableaux, comme le rappelle avec humour l’intitulé éditorial de L’École des
raison publique n° 13 • pups • 2010
L’école peut te paraître… inhabituelle, au premier coup d’œil.
Anormale, même. Mais crois bien que nos enseignements et ce que
nous pouvons t’offrir dépassent tes rêves les plus fous.
A. Horowitz, L’Île des sorciers, Paris, Hachette Jeunesse, 2006, p. 50.
* Laurent Bazin est maître de conférences en littérature française du XX e siècle à
l’université de Versailles-Saint-Quentin et appartient à l’équipe pédagogique du
Master LIJE (Littérature pour la Jeunesse) de l’université du Maine.
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294
loisirs. La combinatoire entre divertissement et édification constitue ainsi
le principe structurant du genre, qu’on peut représenter sous la forme
d’un spectre conjuguant les deux dimensions avec des pondérations
différentes selon les types de publication, les intentions auctoriales ou
les motivations éditoriales. C’est le cas en particulier de la Fantasy, qui
mêle harmonieusement l’évasion dans l’imaginaire (dans la mesure où son
univers diégétique se situe dans l’ailleurs des mondes possibles et des univers
parallèles 1) et le principe d’apprentissage (puisque son schème narratif
constituant est celui de l’initiation et qu’en conséquence la trajectoire
des personnages romanesques est organiquement liée à un parcours de
formation). C’est tout aussi fréquent en science-fiction, notamment dans
le domaine de l’utopie et/ou de la contre-utopie dont les soubassements
axiologiques puissants se prêtent tout particulièrement à des effets de
surdétermination idéologique.
On s’intéressera ici à une forme très particulière, et d’autant plus
significative, de cette interpénétration entre formation et fiction en
analysant le jeu spéculaire qui conduit de nombreux récits de jeunesse
contemporains à inscrire la fonction éducative (dans son principe théorique
comme dans ses modalités de fonctionnement) en abyme de leur narration.
Que l’univers scolaire soit présent dans le paysage éditorial de jeunesse n’est
pas surprenant en soi : il est même au contraire extrêmement fréquent de
retrouver une école comme cadre privilégié du récit de jeunesse, au point
de devenir parfois le pivot d’une série (on pense entre autres aux ensembles
de Catherine Missonnier au fil des cycles du primaire ou à la « série des
Jours » de Hubert Ben Kemoun). Ce choix, essentiellement inspiré par le
souci des auteurs de coller au plus près des préoccupations de son lectorat
en dédoublant le monde dans lequel se meuvent en priorité les enfants et les
jeunes, n’a pas vraiment pour objet de produire une réflexion analytique sur
la dimension institutionnelle de l’école même s’il peut aussi être l’occasion
1 Cf. L. Bazin, « De théodicée en théorie de la fiction : le paradigme des mondes possibles
dans la littérature de jeunesse contemporaine », dans Le Récit pour la jeunesse et ses
transpositions / adaptations / traductions : quelles théories pour un objet littéraire en
mouvement ?, Rennes, PUR, 2010.
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2 A. Begag, Le Gone du chaâba, Paris, Le Seuil, coll. « Virgule », 1986 ; S. Morgenstern,
La Sixième, Paris, L’École des loisirs, 1984 ; Gudule, L’Instit, Paris, Hachette, coll.
« Bibliothèque Verte », 2000.
3 J. K. Rowling, Harry Potter à l’école de Poudlard, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1998 ;
P. Pullman, À la croisée des mondes, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998 ; E. L’Homme,
Le Livre des étoiles, Paris, Gallimard Jeunesse, 2001 ; P. Bottero, La Quête d’Ewilan,
Paris, Rageot Éditeur, 2001 ; S. Denis, Haute-École, Nantes, L’Atalante, 2004 ;
J.-M. Payet, Aerkaos, Paris, Panama, 2007.
4 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, Paris, Bayard Jeunesse, 2001 ; J.-Cl. Mourlevat,
Le Combat d’hiver, Paris, Gallimard Jeunesse, 2006 ; K. Takami, Battle Royale, Paris,
Le Livre de poche, 1999 ; Y. Grevet, Meto, Paris, Syros, 2008 ; Pierre Bordage, Ceux qui
sauront, Paris, Flammarion Jeunesse, 2008.
raison13.indb Sec1:295
295
laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature…
de glisser ici ou là un clin d’œil critique ou un éloge discret (ainsi chez Azouz
Begag, Susie Morgenstern ou Gudule 2). L’École est surtout en pareil cas un
décor à finalité réaliste, chargé de mettre le lecteur en terrain de connaissance
et, de la classe à la cour de récréation, constitue ainsi un point de chute pour
la diégèse d’autant plus recevable que la fonction d’identification est ici
privilégiée. Mais il est plus inattendu de trouver aussi des écoles, et non des
moindres, dans des genres plus volontiers fréquentés pour leur propension
à faire rêver. Car des mondes parallèles de High Fantasy (L’Île des sorciers,
Harry Potter, À la croisée des mondes, Le Livre des étoiles, Ewilan, Haute-Ecole,
Aerkaos…) 3 aux univers spéculatifs de la littérature d’anticipation (Le Destin
de Linus Hope, Le Combat d’hiver, Battle royale, Meto, Ceux qui sauront…) 4,
nombreux sont en effet les établissements de formation exemplifiés au
cœur même de l’intrigue dont ils structurent le décor autant qu’ils en
conditionnent le bon déroulement. Cette insistance à placer l’institution
éducative au cœur de la fiction n’est pas sans étonner : mettre en évidence
le monde scolaire dans un univers placé sous les auspices du voyage ou du
rêve, inscrire le connu au sein de l’ailleurs et le familier au cœur de l’étranger
aurait pu sembler être un choix plutôt inapproprié, voire contre-productif.
On s’intéressera donc ici aux raisons de ce phénomène trop récurrent pour
être anodin en s’interrogeant sur ce qui conduit autant d’auteurs jeunesse
à tenter ce pari qui était loin d’aller de soi, avec l’hypothèse que cette
tendance, sinon cette tentation, nous parle de nos sociétés d’aujourd’hui –
de nos écoles aussi bien que de nos fictions.
24/09/10 19:17:30
LES ÉCOLES DANS LA FICTION
296
On se proposera d’abord de dresser un rapide état des lieux de cette
mise en fiction de l’école qui en recrée les murs, réels ou virtuels, au
cœur de la narration. Le propos n’est pas ici de distinguer toutes les
nuances ni de discriminer toutes les idiosyncrasies, même s’il est clair
que chacun des univers représentés doit énormément à la culture dont
il est issu : ainsi la classe de 3e B du collège municipal de Shiroawa de
Battle Royale emprunte-t-elle ses habitus éducatifs, ses comportements
entre pairs et jusqu’à ses codes vestimentaires aux établissements japonais
contemporains tandis que l’École de Poudlard de Harry Potter calque ses
rites et ses usages sur les prestigieuses institutions qui ont fait la gloire de
l’Angleterre (Les Royaumes du Nord de Pullman commençant quant à eux
au cœur d’un Oxford à la fois réel et intemporel). On y retrouve donc les
figures emblématiques des communautés d’appartenance : chez Takami
l’enseignant dévoué (appelé d’ailleurs à disparaître dès le début du récit)
et les collégiennes aux allures de nymphettes, chez Rowling les professeurs
émérites et les collégiens triés sur le volet pour leurs dispositions dans
l’art des sorciers. Dès lors et aussi loin qu’ils puissent par ailleurs être
plongés dans les ressorts d’une aventure déroutante à maints égards (la
sorcellerie ou la guerre à outrance), les héros ne s’en comportent pas
moins comme des adolescents représentatifs de leur génération dont ils
incarnent les caractéristiques identitaires avec une diversité suffisante de
traits de caractères et de personnalité pour que chacun s’y retrouve sans
peine. Emblématiques à cet égard, les personnages de Aerkaos, du Livre
des Étoiles ou de La Quête d’Ewilan qui réagissent comme n’importe
quel collégien ou lycéen français, les trois récits ayant d’ailleurs pour
trait commun de faire des va-et-vient entre la France contemporaine et
ses établissements scolaires, et les mondes de Fantasy avec leurs écoles
de sorcellerie.
Mais ce sont moins ces effets de contextualisation mimétique qui nous
intéresseront ici que la possibilité de dégager d’éventuels invariants pardelà les variations plus spécifiquement géoculturelles. Or, ce qui frappe
d’emblée est précisément la rémanence de certains traits constitutifs dans
raison13.indb Sec1:296
24/09/10 19:17:30
Ainsi dans Le Destin de Linus Hope : le lycée y est par excellence l’espace
où se joue la mise en œuvre d’une société totalitaire profondément élitiste
puisque tous les rôles sont conditionnés par les résultats d’un examen
national dont le personnage principal s’avise un jour de contester la
sacro-sainte objectivité, avec pour effet de perdre sa place sociale et
d’entrer dans le monde de l’opposition souterraine. L’argument va
donc bien au-delà du simple clin d’œil ironique au baccalauréat (bien
réel pourtant dans les pages consacrées à l’angoisse des étudiants au
moment de passer l’épreuve discriminante) ; le dispositif narratif est
bien plus retors puisqu’il inverse les valeurs usuelles en transformant
le lieu du savoir en outil de pouvoir au service d’une conception
déterministe de l’humain. Le même phénomène est à l’œuvre dans
À la croisée des mondes, où l’université incarne la tentation réactionnaire
des tenants de la tradition puisant dans l’érudition et le dogme les
principes d’une autorité instituée en théologie ; on le retrouve plus
virulent encore dans Le Combat d’hiver et Meto qui mettent en scène
des internats violemment contre-utopiques chargés de perpétuer sans
nuance l’ordre établi. L’apprentissage se fait à contre-sens (« L’étude
raison13.indb Sec1:297
297
laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature…
des œuvres issues d’espaces éditoriaux a priori très dissemblables (pour le
corpus retenu : français, anglo-saxons et japonais). On constate ainsi que
l’école est un élément décisif du paysage romanesque dont elle constitue
la raison d’être : l’institution éducative n’est pas seulement un décor
ou un prétexte descriptif ; bien au contraire, elle représente l’argument
narratif qui institue la diégèse en proposant à la fois le cadre et le sens de
l’action (au double sens de signification et de direction). Ce phénomène
est d’autant plus important que l’École constitue souvent un élément
déclencheur d’un point de vue négatif : c’est précisément parce qu’elle est
problématique, qu’elle soit pervertie de l’intérieur (comme dans Harry
Potter où la belle organisation de Poudlard est remise en question par le
déploiement en son sein de forces subversives) ou qu’elle soit malveillante
dans ses prémisses même (comme dans la quasi-totalité des autres récits),
que l’histoire peut se déployer – l’intrigue consistant alors à tenter de
répondre au problème structurel posé par cette institution.
24/09/10 19:17:30
est un grand moment de solitude à plusieurs » 5) et les dépositaires de
la fonction éducative occupent des rôles à contre-emploi, à l’instar
de ces enseignants aux corps torturés qui infligent à leur tour à leurs
élèves les principes et les contraintes d’un formatage authentiquement
behavioriste :
Cours de mathématiques. Nous sommes en phase d’imprégnation. Le
professeur nous fait répéter en chœur une équation en espérant qu’elle
pénètre ainsi plus facilement dans notre mémoire 6.
298
Indépendamment donc des présupposés propres à chaque ouvrage
(Pullman a la religion en ligne de mire tandis que Mourlevat s’en
prend aux politiques totalitaires), le message reste similaire : l’école
est une prison dont le personnage devra apprendre à se déprendre
pour pouvoir se construire en tant que personne – c’est-à-dire en
héros, du point de vue narratologique, ou en tant qu’être humain
dans l’ordre de la diégèse. Chaque œuvre propose alors sa propre
version de ce même schéma structurant, quitte à forcer parfois les
ingrédients initiaux pour avancer sa démonstration : ainsi dans Battle
Royale où c’est la substitution d’une « équipe éducative » à une autre
qui va enclencher la lutte à mort censée apprendre aux enfants les
leçons du courage et de la détermination ; ainsi encore dans L’École des
sorciers ou Haute-École dont l’originalité tient à renverser les recettes
du genre en faisant, pour l’un, un collège dédié à l’apprentissage des
forces du mal (mais sur le mode de l’humour qui permet au récit le
tour de force de faire ultimement triompher les puissances maléfiques
sur les hommes d’Église) et, pour l’autre, un établissement destiné à
endoctriner, pour mieux les réduire en esclavage, les magiciens d’une
société où la sorcellerie est tenue pour une tare plutôt que comme un
talent (« L’École avait pour mission de le transformer en esclave et, qu’il
le veuille ou non, esclave il deviendrait » 7).
5 Y. Grevet, Meto, op. cit., p. 50.
6 Ibid., p. 68.
7 S. Denis, Haute-École, op. cit., p. 118.
raison13.indb Sec1:298
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MISE EN FICTION, MISE EN QUESTION ?
Monsieur Motobuchi, si je ne m’abuse ? La notion d’égalité ne vous est pas
étrangère, j’espère… Non ? Alors, écoutez, chers enfants, tous les hommes
naissent égaux. Vous l’ignoriez donc ? Aucun haut fonctionnaire ne peut
prétendre à des faveurs par rapport à un citoyen normal. Et ce qui vaut
pour les parents vaut aussi pour les enfants. Évidemment, chacun de vous
est né selon sa condition propre… Oui, il y a des riches et des pauvres, je
suis bien d’accord avec vous… Mais cette situation établie a priori, contre
laquelle l’individu ne peut rien, n’influence en rien la valeur de votre
existence. C’est par vous-même que vous devez découvrir votre valeur. Voila
raison13.indb Sec1:299
299
laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature…
Reste à s’interroger sur le sens qu’il conviendrait de donner à une vision
aussi pessimiste. On peut notamment se demander jusqu’à quel point cette
mise en fiction récurrente de l’école ne doit pas être lue comme une mise en
abyme qui serait simultanément une virulente mise en question. Difficile à
cet égard de ne pas tirer les leçons d’un scénario qui, de façon systématique,
condamne l’individu à conquérir son existence en luttant contre l’institution
éducative censée l’y préparer. Le premier argument avancé pour justifier ce
message contestataire est la problématique de l’égalité, la caractéristique
la plus fréquente des écoles représentées étant de cautionner le maintien
d’une hiérarchie sociale marquée par le déséquilibre des positions. Un
tel postulat narratif légitime par opposition l’effort de ses membres pour
tenter de s’en détacher et justifie ainsi la position actancielle occupée par
les opposants immanquablement placés du bon côté axiologique. Telle
est la leçon de Ceux qui sauront, uchronie bienveillante dont le scénario
tragique est combattu par un idéalisme invétéré : évoquant les contours
d’un monde où la monarchie aurait triomphé de la révolution et traquerait
sans pitié les instituteurs clandestins tentant d’inculquer les rudiments
du savoir au peuple laissé dans l’ignorance, l’ouvrage propose a contrario
un plaidoyer hagiographique en l’honneur d’une école républicaine qui,
seule, serait capable de produire de l’égalité sociale. Le même message est
délivré, encore que de façon dramatiquement contrastée, par l’épisode
crucial de Battle Royale où l’agent de l’État métamorphosé en directeur
d’école explique à un lycéen fortuné qu’il a autant de droit à mourir que
ses voisins moins heureux que lui :
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pourquoi, Monsieur Motobuchi, je vous prierais de ne pas vous considérer
comme dépositaire d’un quelconque privilège. Compris 8 ?
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La leçon est décisive dans sa dureté lapidaire prétendant justifier le
déluge de violence qui s’ensuivra : si la classe de 3e B est ainsi abandonnée
au jeu cruel de la lutte pour la vie, c’est au fond pour battre en brèche
l’emprisonnement de ses membres dans un conformisme socio-culturel
d’autant plus redoutable qu’il cautionne sans s’en rendre compte le confort
établi. La réponse avancée a beau être éminemment contestable, tout au
moins dans la modalité narrative censée en exemplifier ici la portée, elle
n’en rejoint pas moins une tendance généralisée dans tous les autres récits
à prêcher en faveur d’une plus grande responsabilisation des individus.
L’enjeu ultime de ce combat pour l’égalité des êtres est donc moins social,
et encore moins économique, qu’idéologique et même métaphysique ; ce
dont il est ici question, c’est de la propension de l’individu à prendre en
mains son propre destin, à se faire plutôt qu’à être ou encore à se poser en
s’opposant. Cette philosophie frottée d’existentialisme sartrien fonde alors
ce qu’on pourrait appeler une école de la désobéissance, si par là on entend
la capacité de l’humain à résister à tout pouvoir extérieur qui tirerait son
autorité de sa seule position institutionnelle.
Telle est de fait la leçon ultime qu’on peut retirer des œuvres considérées,
à savoir un refus de l’enfermement fataliste auquel est opposé à des fins de
substitution l’apprentissage de la liberté. C’est ainsi qu’un Linus Hope,
qui découvre dans le dictionnaire autant que dans la vie les contradictions
sémantiques du mot « destin » 9, en vient à contester l’autorité de son
utopie originelle en lui opposant un éthos anti-déterministe :
D’après le dictionnaire, l’accident est un fruit du hasard. En ce cas,
peut-on appeler « accident » un événement qui serait prémédité ?
– Disons plutôt que j’ai décidé de modifier le cours de mon destin 10.
8 K. Takami, Battle Royale, op. cit., p. 58 (mes italiques).
9 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 27-28.
10 Ibid., p. 36.
raison13.indb Sec1:300
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UN MONDE DÉSENCHANTÉ ?
On voit en somme que l’insistance d’une certaine fiction qu’on aurait
pu dire d’évasion à aborder de front la problématique de l’école ne peut
guère être interprétée comme un effort propédeutique pour démultiplier
la portée du message éducatif en l’incarnant dans les contours de la
diégèse ; bien au contraire on sera tenté d’y voir un contrepoint critique
à l’égard des prétentions didactiques, voire moralisatrices, que les adultes
souhaiteraient assigner de façon exclusive à la littérature de jeunesse.
Cette récurrence, qui tranche avec la valorisation littéraire de l’éducation
au siècle dernier (notamment en France où l’École de la République
entre dans l’imaginaire collectif à travers d’hagiographiques portraits
d’instituteurs 14), n’est pas sans poser question à l’échelle des sociétés
contemporaines. Car force est de constater que le regard très critique
porté sur l’école par les auteurs jeunesse témoigne, par-delà les marqueurs
11 J. K. Rowling, Harry Potter et la chambre des secrets, Paris, Gallimard, « Folio
Junior », 1999, p. 352.
12 S. Denis, Haute-École, op. cit., p. 271.
13 Ibid., p. 308.
14 Cf. par exemple A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994.
raison13.indb Sec1:301
301
laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature…
Le constat est le même pour Harry Potter à qui le directeur de Poudlard
(le professeur Dumbledore, dont on peut d’autant moins faire une icône
de l’éducation institutionnelle qu’il en viendra même à être destitué
de ses fonctions par le Ministère de la Magie) enseigne les vertus de la
construction proactive de soi : « Ce sont nos choix, Harry, qui montrent
ce que nous sommes vraiment, plutôt que nos aptitudes » 11.
On pourrait encore en dire autant de Haute-École, qu’on peut résumer
à l’effort millénariste d’un peuple pour sortir de la mainmise d’un ordre
ancestral de droit divin ; Arik, acteur christique de cette métamorphose,
oppose à une hypothétique égalité à laquelle il ne croit plus (la parabole
des dons magiques ayant précisément pour objet de montrer que les
talents sont aléatoirement répartis 12) le droit des individus à disposer
d’eux-mêmes et à « apprendre de leurs expériences » plutôt que dans les
salles de classe 13.
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culturels et les prises de position spécifiques, d’un diagnostic désenchanté
sur la capacité de l’institution éducative à répondre aux attentes et aux
besoins des jeunes générations. Il est à cet égard très significatif que cette
recrudescence éditoriale apparaisse au terme du siècle dernier et monte en
puissance avec l’entrée dans le nouveau millénaire ; tout se passe comme
si la foi vingtiémiste dans la capacité de l’éducation à installer la solidarité
et la justice sociale s’était peu à peu effritée au point d’avoir cédé le pas
à un nouveau discours plus sensible aux valeurs de l’individuation des
parcours et de l’appropriation par les publics concernés de leur propre
apprentissage.
302
Ce phénomène s’explique sans doute par les effets collatéraux de la
généralisation de la scolarisation qui a touché les pays industrialisés.
Car il est indéniable que dans tous ces pays se pose aujourd’hui la
question de l’adéquation des dispositifs en place à gérer ce passage à
une éducation de masse avec toutes les difficultés que cela implique
en termes d’hétérogénéité des publics et de différenciation des besoins,
surtout quand le cadre de référence qui préside au déroulement de la
scolarité se caractérise majoritairement (c’est le cas en France, en GrandeBretagne et au Japon) par « une conception de la connaissance identifiée
aux savoirs scientifiques, une culture conditionnée par la forme scolaire
et une socialisation basée sur l’intériorisation des normes sociales, la
compétition et la sélection scolaire » 15. Dans ces conditions il est
révélateur que, dans les pays en question, la floraison éditoriale d’une
littérature de jeunesse de plus en plus contestataire soit très exactement
contemporaine des constats désabusés posés ici et là sur les politiques
publiques en matière d’éducation : ainsi en Grande-Bretagne où L’École
des sorciers, L’École de Poudlard ou encore Les Royaumes du Nord suivent
de près le réquisitoire très critique (Learning to succeed) publié en 1993
par la Commission nationale sur l’éducation. En somme, la fiction
emboîte le pas au réel, si bien que la difficulté des réformes éducatives
à porter la transition complexe entre héritage élitiste et éducation pour
15 J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, Auxerre, Éditions Sciences humaines,
p. 286.
raison13.indb Sec1:302
24/09/10 19:17:30
tous se retrouve dans des récits qui brocardent volontiers l’apparente
impossibilité du monde ancien à renoncer aux habitus d’autrefois et à
évoluer authentiquement vers une pédagogie des compétences et plus
seulement des seuls savoirs.
On lira donc la place de l’École dans une certaine fiction « d’évasion »
comme un constat de crise qui porte en germe les ferments d’une mue
de société : de même que l’aventure de Lyra (À la croisée des mondes),
16 B. Charlot, cité dans J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, op. cit., p. 29.
17 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 92.
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303
laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature…
À cela s’ajoute un autre phénomène au moins aussi prégnant, et
constitutif de notre monde d’aujourd’hui, à savoir le changement
d’épistémè qui a fait basculer de la galaxie Gutenberg à l’ère du
numérique, soit d’une civilisation de l’imprimé à la prépondérance des
écrans. Une telle révolution signifie en effet que le livre en particulier,
et plus généralement la propension de l’univers scolaire à imprégner les
formes culturelles collectives, cesse de constituer le centre névralgique de
la conscience contemporaine ; elle affecte dès lors tout particulièrement
les jeunes générations dont l’émancipation passe toujours davantage
par l’immédiateté des médias, la séduction du numérique et la force
prescriptive des communautés virtuelles. Il en résulte la mise en œuvre de
nouveaux cadres de référence dont la montée en force entraîne un regard
de plus en plus décalé sur les dispositifs éducatifs institutionnalisés, à
qui est fréquemment reproché leur cloisonnement interne (entre les
disciplines) autant qu’externe (césure d’avec le réel). D’où d’insidieuses
questions sur la pertinence de la transmission patrimoniale et la légitimité
de l’école à préparer aux enjeux du monde contemporain ; ce qui explique
sans doute que, dans « la vraie vie », l’« État régulateur » 16 ait le plus grand
mal à jouer son rôle dans la distance croissante qui s’installe entre les
équipes éducatives d’avec leurs publics de toujours et que, dans l’ordre
de la fiction, les « héros » soient ceux qui n’hésitent pas à interpeller les
processus en place en utilisant les nouvelles technologies pour mieux
déjouer les prescriptions du « Grand ordonnateur » 17.
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de Linus Hope (Le Destin de Linus Hope), de Arik (Haute-École), de
Ewilan (La Quête d’Ewilan), de Oona (Aerkaos) ou de Meto (Meto)
consiste à remettre en cause un ordre ancestral qu’on aurait pu croire
idéal puisque préétabli, de même le « sens de l’école » (que son historique
de démocratisation au xxe siècle avait tendu à ancrer dans une sorte de
légitimité indiscutable) ne va plus de soi. C’est particulièrement vrai
dans les pays où la fonction éducative s’est substituée à un ordre antérieur
millénaire au point d’en épouser la tendance à l’essentialisation : ainsi
en France où la mystique républicaine a engendré « le grand récit
laïque » 18 qui structure encore aujourd’hui l’identité enseignante, dans
ces certitudes comme dans ses malaises. Dès lors le retour de manivelle
est d’autant plus violent que s’émiettent valeurs et idéaux au gré de la
grande mutation mondiale. Comme le rappelle le sociologue François
Dubet :
La question du sens relève bien plus d’une mutation que d’une crise de
l’école, car elle ne concerne pas seulement l’école mais aussi d’autres
institutions, comme l’Église ou la famille. Nous entrons dans une société
où le sens de l’action et des identités est moins donné aux acteurs comme
allant de soi, qu’il n’est construit par eux 19.
Faut-il pour autant en conclure à la liquidation sans bénéfice
d’inventaire de l’institution éducative et des valeurs dont elle est
porteuse ? Probablement pas. En témoigne à cet égard le refus chez tous
les auteurs considérés d’un manichéisme outrancier qui opposerait sans
nuances les dangers de l’éducation institutionnelle et les mérites de l’autoformation. Même chez Rowling, Grevet ou encore Pullman, les livres
continuent d’avoir un sens (ainsi dans Harry Potter où le savoir livresque
d’Hermione est souvent un gage de réussite, ou encore dans Aerkaos qui
propose une apologie spéculaire de la capacité du littéraire à construire
des mondes meilleurs) et, avec eux, les guides chargés d’amener les jeunes
18 A. Robert, « La fin du grand récit laïque », dans V. Troger (dir.), Une histoire de
l’éducation et de la formation, Auxerre, Éditions Sciences humaines, p. 231-244.
19 F. Dubet, « Le sens de l’École », dans J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former,
op. cit., p. 327.
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En jetant des objets dans l’escalier, je provoque des réactions. Les gens
me traitent de cinglé, ils sont choqués. Pour moi, l’essentiel c’est de les
faire sortir de chez eux. Ils se rassemblent sur le palier, ils protestent, ils
échangent des points de vue. Sinon, ils ne se parleraient pas 20.
20 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 81.
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305
laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature…
esprits à cette prise en charge raisonnée d’eux-mêmes dans un cadre qui
respecte les prérequis du vivre ensemble. C’est la raison pour laquelle,
dans chacun des ouvrages, des figures tutélaires continuent d’occuper
un rôle décisif : Dumbledore (Harry Potter), Zorr (Haute-École) ou
encore Maître Duom (La Quête d’Ewilan) plaident chacun à leur façon
pour une relation différente au processus éducatif dont ils incarnent la
légitimité historique et scientifique tout en appelant de leurs vœux une
ouverture nouvelle qui prenne en compte les besoins de chacun. On peut
dès lors considérer que la relation ambiguë qui se met en place à l’égard
de l’institution éducative doit moins être interprétée comme un rejet
de l’École en tant que telle, que comme l’expression d’attentes fortes
à son égard – attentes sans doute aujourd’hui déçues, d’où la virulence
parfois du désenchantement, mais attentes tout de même avec ce que
cela implique en termes de plaidoyer en vue de jours meilleurs.
À cette aune, le récit serait donc moins une instance de provocation
vaguement anarchisante qui prétendrait saper les fondations même de
la société, qu’une façon de stimuler les esprits pour dépasser un dilemme
stérile entre tradition et modernité et s’engager dans un dialogue
constructif sur les enjeux d’aujourd’hui et les perspectives de demain.
Pour le dire autrement, il s’agira moins de jeter l’École aux oubliettes
que de lancer quelques pavés dans la mare, l’objectif ultime étant de faire
réfléchir le lectorat (adulte autant que de jeunesse) à la nécessité d’une
prise de conscience collective. Exemplaire à cet égard, le personnage de
Monsieur Zanz qu’on pourrait ériger en figure emblématique de cette
fiction appelée à faire sortir les individus d’eux-mêmes au bénéfice de la
communauté des citoyens :
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LA CÉLÉBRATION DE LA LECTURE
DANS LE ROMAN FRANÇAIS CONTEMPORAIN
POUR LA JEUNESSE
Gilles Béhotéguy*
307
raison publique n° 13 • pups • 2010
Depuis les années 1980, un nombre de plus en plus important de
romans français pour la jeunesse aime à représenter dans la fiction le
livre et la lecture. La recherche universitaire y voit une démarche que
Catherine Tauveron a baptisée « l’aventure littéraire » : « [L’aventure
littéraire] met en scène le livre dans le livre : comme objet de quête ou
objet en train d’être lu, grille de lecture du monde et grille de lecture
de soi, lieu de vie du personnage ou personnage à part entière » 1.
Nous nous proposons d’étudier cette « aventure littéraire » dans la
production romanesque française contemporaine comme un parcours
étroitement balisé. Inscrite dans le contexte spécifique des années
1980-2005 marqué par la prolifération des discours sur l’illettrisme et
par des lamentations reprises à l’envi (« Les jeunes ne lisent plus ! »),
comment interpréter la prolifique mise en scène de l’acte de lire dans la
fiction sinon comme une forme de résistance à l’abandon de la lecture
et comme une démarche pédagogique : il faut (re)donner aux jeunes
l’envie, le goût et selon le discours le plus répandu, le « plaisir » de
lire ?
* Gilles Béhotéguy est professeur-formateur en lettres modernes à l’université Bordeaux
IV-IUFM d’Aquitaine.
1 C. Tauveron (dir.), L’Aventure littéraire dans la littérature de jeunesse. Quand le livre,
l’auteur et le lecteur sont mis en scène dans le livre, Grenoble, CRDP, 2002, p. 9.
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LIRE OU NE PAS LIRE ?
308
Dans un grand nombre de romans, seuls des personnages de garçons
confient leur aversion pour la lecture. Tous s’expriment de manière
hyperbolique et leur prise de position est radicale. À leur univers de
non-lecteurs, hédoniste, ouvert aux plaisirs simples de la vie, ils opposent
celui des lecteurs, fermé, obscur et qui touche une population marginale.
À ces clivages socioculturels volontiers caricaturaux s’ajoute une nette
dépréciation de l’activité intellectuelle. Le lecteur est assimilé à la figure
de l’intellectuel, bête noire des personnages d’adolescents : « Il lit trop ce
type. Je n’aime pas les intellos » 2, déclare un personnage de Marie-Aude
Murail. Image négative de l’intellectuel car trop proche, sans doute, de
celle des parents donneurs de leçons : « Lazo, tu lis trop. Tu deviens aussi
casse-pieds que les parents » 3.
Dans tous les cas, le non-lecteur se considère ou est considéré comme
un « anormal » par rapport à la lecture au point qu’il lui faut faire un
effort pour se convaincre de sa « normalité » : « Au collège, des gars qui se
méfient des livres et mêmes des filles, on en ramasse à la pelle. Ça court
les couloirs. Je suis normal. Tout ce qu’il y a de plus normal » 4.
Mais dans le même temps, il se sent victime d’une conspiration sociale
et surtout familiale autour des livres. Cette contextualisation du dégoût
de la lecture dans le roman n’est pas une caricature ou une posture
provocante. Elle s’approprie les paroles d’adolescents que recueillent les
enquêtes sociologiques depuis les années 1990, par exemple celle menée
par François de Singly : « Les garçons associent plus que les filles le livre à
la lenteur (opposée à la rapidité), à la couleur grise (opposée au rouge), à la
difficulté (opposée à la facilité), à la ringardise (opposée à la modernité) » 5.
Cette enquête a été confirmée par les travaux de Christian Baudelot 6 et par
l’enquête de Véronique Le Goaziou : « Selon les interviewés, “la lecture est
2
3
4
5
M.-A. Murail, Le Clocher d’Abgall, Paris, L’École des loisirs, 1989, p. 26.
C. Bernheim, Côte d’Azur, Paris, Gallimard, 1989, p. 51.
É. Sanvoisin, les Chasseurs d’Ombres, Paris, Magnard jeunesse, 1997, p. 20.
F. de Singly, « Lire des livres, une activité peu masculine », La Revue des livres pour
enfants, 1993, n° 151-152, p. 41.
6 Ch. Baudelot, M. Cartier & Ch. Detrez, Et pourtant ils lisent, Paris, Le Seuil, « L’Épreuve
des faits », 1999.
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Le discours des amoureux de la lecture apparaît, en revanche, beaucoup
plus varié. On y retrouve cependant un grand nombre de stéréotypes
culturels par lesquels les adultes chantent auprès des jeunes les louanges
de la lecture. Si l’on considère le personnage du lecteur comme le double
du lecteur empirique, la visée éducative est évidente et la vision du
monde construite par la fiction est celle d’un univers où le goût de lire
va naturellement de soi. Puisant abondamment dans les lieux communs
qui nourrissent les déclarations des lecteurs dans la société, le roman
prête aux personnages de lecteurs une rhétorique abondante et imagée.
309
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
réservée à un monde de vieux et de morts, un monde qui va disparaître
demain” » 7. À l’opposition jeunes-vieux, normal-« intello » s’ajoute un jeu
des contraires qui organise un système binaire dans le récit : à l’univers
des livres est opposé l’univers du sport, à l’intériorité que réclame la
lecture, le monde extérieur. De cette construction par antithèses émerge
une représentation de la lecture vécue comme une activité contre-nature,
synonyme d’immobilité, de maladie et finalement de mort.
Excessif, souvent mélodramatique, le personnage qui n’aime pas lire
n’est pas pour autant un rebelle qui revendique sa position. Globalement,
sa posture est celle de l’incompréhension, du rejet par rapport à une
norme qu’il a néanmoins parfaitement intégrée même s’il la tourne en
dérision. Le dégoût de lire n’apparaît pas comme un scandale, mais
plutôt comme un handicap que supporterait le personnage présenté,
finalement, comme une victime. Victime d’une famille qui le harcèle,
d’une société qui le stigmatise, d’une école qui le sanctionne et de l’excès
de vitalité qui ne le laisse jamais en place. L’enjeu de la réception du texte
s’en trouve déplacé sur deux fronts : axiologique (il ne s’agit plus d’inviter
le lecteur à juger le personnage mais de l’entraîner à compatir) ; narratif
(le texte ne cherche pas seulement à dépeindre un état qui fasse système
par opposition aux autres personnages – lecteurs vs. anti-lecteurs –,
mais à programmer une évolution et une transformation nécessaires du
personnage dans le récit).
7 V. Le Goaziou, « La Lecture des jeunes en voie de marginalisation », Bulletin des
Bibliothèques de France, Paris, vol. 49, n° 3, 2004, p. 105-106.
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310
Aucun ne saurait se satisfaire de la simple affirmation qu’il aime lire sans
l’enchâsser dans de nombreuses métaphores.
C’est par des images qui évoquent la faim et l’absorption de nourriture
que les personnages lecteurs s’expriment le plus fréquemment. Quand le
grand lecteur n’est pas en train de dévorer le livre, il le considère comme
une gourmandise. Ainsi, un personnage parle de sa découverte de Proust
et explique : « Quand j’ai lu Du côté de chez Swann, c’était la première fois
que… que je salivais, c’est ça, que je salivais. Comme devant un dessert,
un fruit mûr » 8.
Certains écrivains exploitent cette métaphore du lecteur-dévoreur
et créent la figure d’un lecteur-monstre comme protagoniste de récits
fantastiques. Dans Les Mange-Mémoire, Gérard Moncomble offre de
nombreuses descriptions de ripailles où les lecteurs « avalent les pages
sans même prendre le temps de les froisser pour les rendre plus digestes » 9,
tandis qu’Éric Sanvoisin détourne l’archétype du vampire dans Le Buveur
d’encre et crée un personnage de grand lecteur assoiffé d’encre fraîche.
Draculivre transforme le jeune Odilon en « buveur d’encre » et l’entraîne
dans de nombreuses aventures dont la plus importante est la quête sans
cesse renouvelée d’histoires à ingurgiter.
En dehors de ces exemples où la faim de livres et son impossible
assouvissement sont utilisés comme matériaux fantastiques, la boulimie de
lectures se rencontre dans de nombreux récits à visée réaliste, topos de tout
discours sur la lecture et inlassable reprise de la métaphore biblique du livre
devenu miel dans la bouche d’Ezéchiel. Mais cet appétit de lecture repose
sur un paradoxe : sa valorisation détonne dans une société qui par ailleurs
condamne toute autre forme de « gavage », tant alimentaire que télévisuel.
On peut avancer une explication culturelle à cette exception. La métaphore
de la lecture-nourriture est une image incontournable tant elle appartient à
la fois au patrimoine commun et au langage ordinaire, d’où son ambiguïté.
Lorsque les discours sur les « dévoreurs » de livres soulignent l’excès de leur
comportement, ils l’excusent et l’encouragent en sous-main au nom d’un
consensus universel : lire ne peut être qu’une passion.
8 M. Le Bourhis, Acte II, Paris, Thierry Magnier, 2001, p. 136.
9 G. Moncomble, Les Mange-Mémoire, Paris, Casterman, 2000, p. 118.
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Dans un article sur la lecture des adolescents, François Bon nous offre
une clé d’interprétation de cette représentation décalée mais récurrente
du personnage du jeune lecteur amoureux des classiques, inscrite dans
le projet de la majorité des écrivains :
Il y a eu bien sûr Jules Verne et Dickens mais deux livres symbolisent
pour moi cet envoûtement de la lecture, quand il fait perdre le sens du
monde : Le Grand Meaulnes et sa fête, et Moby Dick, le rêve d’aventure.
311
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
Festins de livres, ivresse de lire, non seulement la lecture permet au
personnage du lecteur de mieux supporter le monde dans lequel il vit,
mais elle lui offre aussi la possibilité de s’en extraire. Certains l’envisagent
comme un refuge alors que pour d’autres elle est une fuite, loin de leur
vie et loin d’eux-mêmes. Le roman pour la jeunesse attribue ainsi à la
lecture des vertus qui répondent aux besoins qu’il prête aux adolescents :
l’évasion, la solitude et la sécurité et une provision de modèles. Loin
d’inciter à l’ouverture, l’expérience de la lecture invite au repli sur soimême, posture résolument à la marge de la réalité du monde adolescent
où la sociabilité et les amis occupent le premier rang 10.
En effet, cette figure du jeune lecteur contemporain que nous livre le
roman n’est pas éloignée, en somme, du Don Quichotte de Cervantès.
Comme lui, elle mélange la vie et les livres, fuit l’une pour les autres en
cherchant à recomposer le réel pour en faire un roman dans lequel il fait
meilleur vivre. D’un point de vue axiologique, cette représentation ne
contribue pas au crédit du personnage qui apparaît finalement comme un
adolescent introverti, tourmenté et solitaire, suffisamment romantique
donc, pour être un personnage romanesque. Alors que le personnage du
non-lecteur offre une image plutôt sympathique par ses fanfaronnades et
reconnaissable parce qu’elle renvoie à une réalité dans le hors-texte, celui
du lecteur laisse perplexe. Non par son penchant plutôt convenu pour
la solitude et la rêverie, mais par son goût manifeste et insistant pour les
grands textes de la littérature classique qui le coupe, effectivement, de
l’univers des adolescents contemporains.
10 Voir Ch. Baudelot, Et pourtant ils lisent, op. cit.
raison13.indb 311
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Il ne s’agissait pas d’écrire pour un certain public, quitte à encourir ce
reproche d’un livre « difficile » […] mais de m’expliquer sérieusement
avec mes souvenirs de lecture, à cet âge 11.
312
À le lire, le roman pour la jeunesse n’est plus un miroir pour le lecteur
mais une machine à remonter le temps pour l’écrivain. En effet, ce lien
étroit que les écrivains aiment à exposer entre lectures adolescentes et
écriture pour la jeunesse à l’âge adulte, nous montre que le personnage
du lecteur dans la fiction est une figure plutôt régressive, une recréation à
partir du souvenir et, dans la plupart des cas, du regret. On peut avancer
que le personnage du lecteur, masque de l’écrivain en jeune lecteur, boucle
le roman sur lui-même et, à la manière flatteuse du miroir enchanté
du conte de Blanche-Neige, qu’il renvoie l’auteur à sa propre image, à
son adolescence lectrice reconstruite. En tant que figure tutélaire du
personnage du lecteur, Narcisse s’épanouit donc à l’aise dans le roman.
Mais cette complaisance nombriliste n’est pas étrangère à l’ensemble
de la production romanesque pour les adolescents comme le laissent
entendre Danielle Thaler et Alain Jean-Bart :
Il faut d’ailleurs davantage chercher à surprendre ces élans narcissiques
[du roman pour adolescents] du côté de l’auteur adulte que du lecteur
adolescent, de l’aveu même de ces écrivains qui reconnaissent avoir
scruté les reflets de leur propre adolescence dans leurs romans 12.
Inspiré, semble-t-il, d’une vision de la lecture et plus largement de la
littérature qui, selon le mot de Roland Barthes « ne peut être autre chose
qu’un souvenir d’enfance » 13, le thème de la lecture dans la fiction pour la
jeunesse exprime la nostalgie d’un Moi-« jeune-lecteur-passionné » dont
l’hyperbole peut seule asseoir la présence dans le récit tant l’équivalent
dans le hors-texte semble à jamais perdue. Par conséquent, le personnage
11 F. Bon, « De la ville visible à la ville invisible », en ligne sur le site <www.tierslivre.
net>.
12 D. Thaler & A. Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents. Roman historique,
roman- miroir, roman d’aventures, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 132.
13 R. Barthes, « Réflexions sur un manuel », Le Bruissement de la langue, Paris,
Le Seuil, 1984, p. 49.
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DES SCÉNARIOS BIEN PENSANTS
L’opposition non-lecteur/lecteur est un moyen simple et commode de
distribuer le personnel romanesque pour mieux le soumettre à une loi
implicite qui gouverne chaque récit : « Il faut lire ! » Mais si le roman
biaise avec la leçon de morale, il y revient en empruntant la voie de
l’édification : chaque parcours de lecture est le lieu d’une démonstration
des circonstances, des événements et des rencontres qui donnent au
personnage le goût de lire.
Rare, l’entrée dans la lecture par des scénarios fantastiques offre
néanmoins quelques curiosités où se rejoue le fantasme des écrivains
grands lecteurs de se trouver prisonniers des livres. Dans Le Prisonnier
de la bibliothèque 14, Xavier Armange y ajoute la rencontre de son jeune
protagoniste, réfractaire à la lecture, avec les fantômes des grands auteurs
revenus d’outre-tombe pour vivre ensemble au-delà des époques leur
passion commune pour la littérature, et pour observer le succès de leurs
livres. Séduit par la personnalité exceptionnelle des grands écrivains
313
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
du lecteur accomplit un double travail. Travail de deuil d’un fantasme
d’auteur – l’adolescent grand lecteur de classiques – mais au prix de
la vraisemblance et au risque, parfois, de la ringardise car l’excès de la
représentation de ces lecteurs modèles couvre mal les voix d’un autre
âge qui n’osent avouer ne plus comprendre le rapport à la lecture des
« jeunes d’aujourd’hui ». Et d’autre part, il réactualise – mais pour qui :
le jeune lecteur ou l’adulte prescripteur de lectures ? – le mythe du Grand
écrivain précoce lecteurs d’œuvres difficiles, afin de verser la légende de
ce modèle scolaire au dossier toujours sensible de la légitimité littéraire
de l’écrivain pour la jeunesse.
Le récit pâtit de ce conformisme idéologique, de ce regard rétrospectif,
autobiographique et modélisant dont les écrivains nourrissent leurs
histoires de lire. Du coup, l’aventure de la lecture apparaît étroitement
canalisée dans des scénarios convenus et bien pensants.
14 X. Armange, Le Prisonnier de la bibliothèque, Les Sables d’Olonne, L’Orbestier,
« Azimut junior », 1991.
raison13.indb 313
24/09/10 19:17:31
314
qui lui prodiguent des leçons de littérature, confronté à leurs textes
qu’il découvre avec émotion, l’adolescent sortira de cette aventure
complètement transformé et, après sa délivrance, il répondra aux
journalistes qui lui demandent ce qu’il compte faire : « Je vais lire 15 ! ».
On peut regretter que les détails biographiques, les longs discours
didactiques et l’intertextualité surabondante ne rabattent cette
conversion sur une moralité naïve et maladroite. À la fin du récit, le
jeune personnage découvre que contrairement à ce que la plupart des
jeunes croient, les grands écrivains sont « très sympas » et il suffit pour
les apprécier de « mieux les connaître » 16.
Loin de cette démonstration, les chemins de la lecture empruntent des
voies beaucoup plus proches des thèmes familiers aux jeunes lecteurs.
Au premier rang de ces thématiques, l’éveil du sentiment amoureux
croisé avec la découverte du plaisir de lire nourrit plusieurs scénarios.
L’amour apparaît comme un moyen infaillible d’accéder à la lecture, non
seulement dans une relation de cause à effet – la belle lectrice opérant
la conversion de l’anti-lecteur 17 – mais parce qu’ils sont consubstantiels
comme le remarque, savamment, un personnage de Marie Desplechin :
« Je trouve drôle que le même mot de “romantisme” parle à la fois de
l’amour et des romans. Comme si l’amour et les livres, c’était pareil » 18.
À côté de ces scénarios sans grande surprise parce que trop souvent
cousus de fil blanc, le thème de la rencontre adulte-enfant devient
triangulaire, adulte-enfant-lecture, et se décline sur le modèle du roman
d’apprentissage.
Dans la veine sociale qui vise à rendre compte de la vie dans les Cités,
Marie Desplechin met en scène Samir, enfant taciturne et en échec
scolaire 19. Ce que l’école ne lui donne pas, un étudiant en biologie
le lui apportera : une petite encyclopédie sur les oiseaux. Dès lors, le
15 Ibid., p. 115.
16 Ibid.
17 Voir par exemple S. Morgenstern, Le Vampire du CDI, Paris, L’École des loisirs,
« Neuf », 1997.
18 M. Desplechin, Une Vague d’amour sur un lac d’amitié, Paris, L’École des loisirs,
1995, p. 66.
19 M. Desplechin, La Prédiction de Nadia, Paris, L’École des loisirs, 1997, p. 14-15.
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24/09/10 19:17:31
thème de la lecture, motif secondaire dans cette histoire, va recentrer
le récit sur l’évolution et la transformation du personnage. Le livrecadeau agit comme un révélateur de la personnalité profonde de Samir
qui se comporte soudain non encore en bon lecteur mais déjà en élève
appliqué :
Samir prit le livre avec respect et le garda, posé à plat sur ses deux mains
ouvertes. Sur la double page, quelques dessins et de petits paragraphes
entouraient une photo d’oiseau. Avec application, il lut le titre :
« Locataire des haies, la bergeronnette » 20.
20 Ibid., p. 47.
21 A.-M. Chartier & J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), Paris, Fayard-BPI
Centre Pompidou, 2000, p. 223-485.
raison13.indb 315
315
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
Le parcours du personnage va s’organiser par étapes qui le
conduiront à la conquête de la lecture. Il découvre d’abord le plaisir
de lire et il obtient ensuite la reconnaissance et les félicitations de
son instituteur qui lui ont toujours manqué. Ce scénario prévisible
mêle de nombreux éléments qui étayent depuis ces vingt dernières
années tous les discours 21 sur les voies mystérieuses qui mènent un
enfant à la lecture, ce fameux « déclic » aux nombreuses composantes :
l’admiration pour un modèle, la lecture documentaire valorisée
contre la suprématie de la fiction, la bienveillance des maîtres et leurs
encouragements. La commutation de ces différents éléments – l’ami
en oncle ou en bibliothécaire, les encyclopédies en romans ou en
poèmes, etc. – offre une trame narrative récurrente et une axiologie
commune à de nombreux romans.
Tous les éléments qui composent cette célébration de la lecture se
retrouvent dans d’autres récits qui utilisent une « histoire de lire » pour
ébaucher une mise en perspective sociale, historique et « politique » de la
lecture qui dépasse le parcours singulier du personnage. Lire n’apparaît
plus seulement comme une affaire privée mais comme une réponse à
deux des grandes préoccupations sociales et culturelles de la France :
l’égalité et l’intégration.
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ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, LECTURE
316
Grâce au parti pris historique – l’action se situe en 1843 – qu’elle
adopte dans son court roman Noël à tous les étages 22, M.-A. Murail
replace le thème de la lecture dans une perspective « révolutionnaire »,
comme instrument de lutte des classes.
Alors que Ferdinand le petit-bourgeois rejette, en enfant repu, les livres
qu’il trouve ennuyeux, Hugues le petit pauvre meurt d’inanition dans sa
soupente parce que sa « faim de livres » 23 est inassouvie. Mais comme il
s’agit d’un conte de Noël, le miracle se produira. Alors que Hugues est
au plus mal parce que sa sœur a vendu le livre qu’elle a volé pour acheter
une cuisse de dinde et des marrons, Jeanne court chercher de l’aide chez
son jeune voisin qui se révèle être médecin. Il sauve l’enfant de la maladie
et de l’analphabétisme et au fil des leçons, tombe amoureux de la jeune
fille.
Reprenant en les édulcorant les grandes thèses sur l’instruction publique
qui, de Condorcet à Jules Ferry, jalonnent le xixe siècle, ce court roman
se range volontairement du côté de l’exemplum qui illustrait l’ancienne
instruction civique et la leçon de morale scolaire. Si l’univers référentiel
et les ficelles du mélodrame en déréalisent l’actualité, le discours sur la
lecture y conserve sa portée philosophique et sa visée éducative dans le
droit fil de la tradition humaniste : la vraie richesse de l’homme, c’est la
connaissance.
Autrement exprimée par un personnage de Azouz Begag – « Si t’as
vraiment vu de l’or, il est forcément dans les livres. C’est toujours plein
de richesses dans les livres ! » 24 –, cette thèse étaye quelques romans
qui abordent le thème de la lecture comme instrument d’intégration.
À la peinture récurrente de la violence, du racisme et de l’exclusion qui
abonde dans la littérature de jeunesse contemporaine, certains écrivains
issus eux-mêmes de l’immigration préfèrent le récit d’une intégration
réussie mais au prix d’un discours convenu et bien pensant sur les valeurs
de la lecture.
22 M.-A. Murail, Noël à tous les étages, Paris, Bayard Poche, « J’aime lire », 2001.
23 Ibid., p. 12.
24 A. Begag, Les Voleurs d’écriture, Paris, Le Seuil, coll. « Jeunesse », 1990, p. 68.
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« Tu préfères dominus ou populus ? » Je ne m’étais jamais posé cette
question. Dominus, ça veut dire maître en latin. Populus, ça veut dire
peuple. J’ai dit populus. On a chanté ensemble la déclinaison 26.
Fils d’immigré algérien, l’adolescent narrateur des Voleurs d’écriture 27 est
le seul homme de la famille depuis la mort brutale de son père. Bon élève,
il est partagé entre le désir de rassurer sa mère en travaillant sérieusement
à l’école et l’envie de rejoindre chaque soir une bande de jeunes déjà
versée dans la petite délinquance. Malgré sa terreur de la prison et de la
justice, l’adolescent participe au cambriolage d’une bibliothèque.
L’enchantement opère immédiatement et agit comme une révélation.
Le personnage comprend l’équivalence livres/richesse et l’exprime dans
une très jolie formule : « Nous sommes entrés à l’intérieur de la caverne
d’Alivres Baba » 28. Alors que ses complices fouillent le bureau de la
bibliothécaire pour y trouver la caisse, la présence des livres agit sur
25
26
27
28
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B. Smadja, La Tarte aux escargots, Paris, L’École des loisirs, 1995.
Ibid., p. 136-137.
A. Begag, Les Voleurs d’écriture, op. cit.
Ibid., p. 62.
317
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
Dans La Tarte aux escargots 25, Brigitte Smadja raconte l’arrivée en
France dans les années 1960 d’une petite Tunisienne et son entrée en 6e.
Ce roman autobiographique s’attarde sur la description de la vie difficile
de Lili et montre les vexations qu’elle subit dans son désir d’être acceptée
par deux de ses camarades de classe. Pourtant, Lili brille par ses résultats
scolaires mais cette supériorité ne change rien à la fascination qu’elle
éprouve pour ces petites filles riches et peu intelligentes. Contrepoint à
ce parcours douloureux à force d’humiliations, Luisa, la condisciple de
Lili, est aussi immigrée et pauvre mais elle assume sans honte sa condition
parce qu’elle puise sa force dans la lecture. La saisie de ce personnage droit
et fier est toujours étroitement liée à son activité lectrice. Finalement,
les deux adolescentes vont se lier d’amitié grâce à un livre, L’Espoir, de
Malraux. Le titre annonce le destin des deux amies : elles lutteront mais
avec leurs armes, la réussite scolaire. La scène finale révèle la dimension
« politique » de ce choix :
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318
sa conscience : la magie de la bibliothèque fera d’un voleur un grand
lecteur.
Parce qu’il s’adresse à un lectorat un peu plus jeune ou que sa visée
édifiante primait dans les intentions de l’auteur, Momo petit prince des
Bleuets 29 déroule un scénario dont l’exemplarité s’affiche sans second
degré.
Momo est un petit Marocain qui vit à la Cité des Bleuets. Parce qu’il est
brillant, son institutrice a demandé à sa mère de ne pas le sacrifier comme
sa sœur, brillante elle aussi, mais qui a dû aller gagner sa vie comme
caissière. L’enseignante laisse une liste de livres dont Momo doit faire la
lecture avant son entrée au collège. Le parcours initiatique du personnage
commence à la bibliothèque où, conscient d’être un « privilégié », il
lit en petit lecteur modèle pour apprendre et pour réfléchir selon un
« protocole » parfaitement maîtrisé :
Momo feuillette le livre jusqu’à ce qu’il arrive au grand 1. Parce que,
bien souvent, les livres commencent ainsi, par un grand 1. Parfois,
ils commencent aussi par un titre. Momo aime mieux, mais le grand
1 ne le dérange pas trop. Il lit ensuite chaque page, lentement, pour
bien les comprendre toutes. Il examine chacun des dessins aussi, qu’il
aime beaucoup. De temps en temps, il fait une pause pour réfléchir
à ce qu’il vient de lire. Puis, reprenant sa lecture, il arrive à la fin du
livre. Il soupire de bonheur. Il a beaucoup aimé tous les gens qui sont
dans le livre 30.
Deux médiateurs vont lui montrer son destin à travers un roman :
La Vie devant soi. Souad, la bibliothécaire qui établit un parallèle entre
les deux personnages et Monsieur Édouard, l’instituteur retraité qui lui
raconte la biographie de Romain Gary. Émerveillé, Momo rapporte les
propos du vieil homme à sa mère qui prophétise dans une scène tout
droit sortie de La Promesse de l’aube : « Toi aussi, mon fils, tu seras un
grand écrivain français ! » 31.
29 Y. Hassanl, Momo petit prince des Bleuets, Paris, Syros, 2002.
30 Ibid., p. 31.
31 Ibid., p. 54.
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319
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
Enfant étranger mais brillant, fonction intégrative de la lecture, rôle
déterminant d’un initiateur, valorisation de la culture et des études,
respect des lois et des codes sociaux sont les points communs à ces trois
histoires de lecture, comme à d’autres encore. Ces similitudes frappent
car elles rassemblent les lignes de force d’une représentation idéale de
l’intégration des immigrés selon les canons d’une morale républicaine
pétrie des idéologies de la IIIe République et des nobles utopies qui
alimentent les discours sur les vertus de la lecture dans l’institution
scolaire. Engagés à montrer la lecture dans une fonction d’intégration
sociale, ces romans puisent dans la légende d’une France dynamique
où peut toujours advenir le miracle républicain et démocratique de la
réussite par le travail et le mérite et dans l’histoire personnelle de leurs
auteurs, pour en tirer un conte de notre temps : le parcours exemplaire
du petit immigré méritant et travailleur renouvelle l’incroyable aventure
du berger devenu roi.
Manque à ces récits tendus vers une finalité instructive l’évocation du
rapport intime du lecteur à sa lecture, le « plaisir du texte ». Ce silence
montre bien que les écrivains ne cherchent pas à révéler au jeune lecteur
ce que la lecture pourrait, personnellement, lui apporter. Relayant un
discours d’élite lettrée, ces romans évaluent la lecture en fonction d’une
orthodoxie culturelle pour laquelle tout livre est une richesse, notion
mystérieuse mais suffisamment évocatrice pour justifier, sans plus
d’explications, la pratique lectrice comme institution sociale légitimée.
Démarche qu’analyse Michel de Certeau : « La fiction du “trésor” caché
dans l’œuvre, coffre-fort du sens, n’a évidemment pas pour fondement
la productivité du lecteur, mais l’institution sociale qui surdétermine sa
relation avec le texte » 32.
Cette vision optimiste de la lecture, cette foi sans recul critique dans
son pouvoir de cohésion sociale, de rassemblement et d’adhésion que
partagent tous les romans que nous avons lus, relèvent d’une posture
d’écrivains faisant de la lecture œuvre littéraire et du roman un outil
pédagogique. Il ne s’agit pas de réfléchir une pratique sociale, culturelle
32 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990,
p. 248.
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et surtout économique de la lecture chez les jeunes, mais de refonder
pour le jeune lecteur, une axiologie universelle de la lecture. Pour preuve,
la déclaration dans la presse 33 de M.-A. Murail à laquelle on ne peut que
souscrire : « On ne peut pas rester sans rien faire face à un enfant qui
n’arrive pas à lire. La lecture, c’est la liberté ! ». Mais l’action envisagée
par l’auteure laisse perplexe quant à la nouvelle mission de l’écrivain,
ouvertement pédagogue et résolument réformateur : « En ce moment,
peut-on lire dans le même article, Marie-Aude travaille sur une nouvelle
méthode de lecture ».
320
Les voies qui mènent au livre dans le roman pour la jeunesse ne
s’aventurent jamais dans le hors-piste. Les récits composent avec des
modèles valorisés à la fois par le discours social qui les véhicule et par la
culture lettrée qui les a produits. Un consensus s’affirme : la lecture est un
héritage sacré et une valeur imprescriptible. À ce titre, elle est envisagée
comme une pratique légitimée et monovalente : en aucun cas le roman
ne représente sa diversité. Lire, dans la littérature pour la jeunesse, c’est
toujours lire de la littérature, ce qui exclut d’autres pratiques qui, in
absentia, s’en trouvent dévaluées. Autour de ce pilier s’organisent des
mises en scène concentriques qui reproduisent la conquête du plaisir de
lire que les écrivains ailleurs, sur le mode fictionnel et autobiographique,
ont souvent célébrée. Cependant, au modèle bourgeois de l’héritage
culturel par filiation qui semble aujourd’hui avoir perdu sa pertinence,
les écrivains pour la jeunesse dans leur ensemble préfèrent l’expérience
de l’autodidacte qui, au gré des circonstances, des émotions et des
rencontres accomplit son acculturation. Ce scénario renoue avec la
dynamique des récits d’apprentissage mais il l’hybride aux contes
édifiants. La crise du non-lecteur, en effet, mime l’errance et les aléas du
petit « pauvre » qui devient « riche », succès des mélodrames populaires.
Du coup, la conversion finale sur laquelle aime à s’attarder le roman
apparaît fortement symbolique : à fils prodigue et repentant, lecteur
prodige et richesse des livres ! La geste du lecteur y gagne en lisibilité : elle
33 Le Monde des ados, n° 176, novembre 2007, p. 35.
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est la reconfiguration des croyances et des adhésions sociales, historiques
et littéraires dans les vertus de la lecture pour les jeunes, credo dont la
littérature est l’évangile, l’écrivain l’apôtre et le roman le catéchisme.
321
gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain…
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LES MISES EN SCÈNE DANS LES ALBUMS ENFANTINS
DES APPRENTISSAGES DANS LA RELATION
ENTRE ADULTES ET ENFANTS :
DES ÉVOLUTIONS SIGNIFICATIVES
DES MODALITÉS ÉDUCATIVES
Stéphane Bonnery*
La littérature de jeunesse est l’un des secteurs les plus stables du
marché de l’édition. Elle a pour spécificité que les acheteurs ne sont
pas les consommateurs : il faut séduire un triple public – l’enfant,
l’adulte acheteur et l’adulte qui accompagne la lecture de l’enfant (en
lisant lorsque le lecteur-enfant ne déchiffre pas encore, ou ensuite en
contrôlant, en incitant ou en laissant libre cours à la lecture).
Le choix de livres par les adultes, qu’ils soient acheteurs ou prescripteurs
de lectures (enseignants, bibliothécaires...), repose sur une série de
critères, parmi lesquels la volonté de transmettre quelque chose par le
biais du livre. Si elle n’est pas le seul média à destination de l’enfance,
la relative consécration 1 de la littérature de jeunesse, qui s’illustre par la
reconnaissance artistique et scolaire, est telle que l’étude de la littérature
de jeunesse peut être considérée 2 comme significative des valeurs, des
conceptions, des savoirs, que les adultes veulent transmettre, ou du
moins de ce qui leur semble transmissible par les livres.
raison publique n° 13 • pups • 2010
LE CONTEXTE DE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE POUR LES 5-11 ANS
323
* Stéphane Bonnery est membre du laboratoire CIRCEFT-ESCOL et maître de conférences
en sciences de l’éducation à l’université Paris 8.
1 J.-L. Fabiani, « Le plaisir et le devoir : remarques sur la production et la réception de livres
destinés à la petite enfance », La Revue des livres pour enfants, 1995, n° 163-164.
2 Rappelons cependant que le livre n’a pas la même signification dans tous les milieux
sociaux, même si son usage est largement diffusé.
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324
Nous avons centré notre recherche sur les albums pour enfants de cinq
à onze ans, tranche d’âge qui va de « l’entrée dans l’écrit », amorcée dès la
grande section de maternelle, jusqu’à la fin de l’école élémentaire. Le type
de morale, de valeurs, de contenus transmis apparaît en partie différent de
celui qui peut prévaloir à l’entrée dans la préadolescence, âge qui est de plus
en plus marqué symboliquement par l’entrée au collège : les recherches
précédentes sur les usages de la littérature de jeunesse 3 indiquent en effet
que, pour la tranche d’âge qui nous occupe, le livre n’est pas seulement
source de lecture, mais aussi d’échanges. On peut donc supposer que les
albums sont aussi écrits en perspective des échanges qu’ils vont permettre
et qui constitueront un vecteur potentiel de transmission, explicite ou non.
Les modalités de transmission dans les familles culturellement favorisées
ont parallèlement évolué vers un modèle à la fois plus libéral, c’est-à-dire
apparemment moins autoritaire et hiérarchique, et plus contrôlé dans
les faits, si l’on tient compte de l’extension des domaines régulés par les
parents. Ainsi, les façons d’accompagner la lecture des livres, de la réguler
à distance, d’échanger à son propos, sont probablement empreintes de
ces modèles sociaux d’éducation 4. Il est donc intéressant de voir en quoi
les modalités éducatives pénètrent les livres eux-mêmes à la fois dans leur
contenu et dans les types d’échanges que leur conception sollicite.
Nous traiterons dans cet article aussi bien des contenus véhiculés
par les albums qui peuvent faire « école de vie » que des modalités de
transmission. Sans être exhaustifs, nous détaillerons les évolutions les
plus significatives : le statut même de la transmission et de la relation
entre adultes et enfants véhiculés par le livre.
MÉTHODE ET CORPUS
Notre propos ne porte pas sur des œuvres porteuses de caractéristiques
particulières mais sur celles rendant compte des grandes tendances
3 C. Frier (dir.), Passeurs de lecture. Lire ensemble à la maison et à l’école, Paris, Retz, 2006 ;
C. Poslaniec, Réception de la littérature de jeunesse par les jeunes, Lyon, INRP, 2002.
4 J.-C. Chamboredon & J.-L. Fabiani, « Les albums pour enfants. Le champ de l’édition
et les définitions sociales de l’enfance », Actes de la recherche en sciences sociales,
1977, n° 13-14.
raison13.indb 324
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5 J.-C. Chamboredon & J. Prévôt, « Le métier d’enfant », Revue française de sociologie,
1973, vol. XIV, n° 3, p. 3-26.
6 Série créée avant-guerre par six albums de Jean de Brunhoff, et poursuivie par son
fils Laurent, des années 1950 jusqu’à ce jour. L’écart entre deux albums n’excédant
jamais sept ans, cette série offre une continuité qui permet d’identifier le caractère
progressif des évolutions décrites. Nous avons exclu les albums de type abécédaire.
L’un des albums narratifs (Le Pique-nique de Babar) est introuvable. Tous ces albums
narratifs sont publiés dans la collection des grands albums Hachette.
raison13.indb 325
325
stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages…
repérables dans le temps. Cette temporalité est bien sûr relative, car la
diffusion de la littérature de jeunesse n’a progressivement dépassé le lectorat
des enfants de familles fortunées qu’après la Seconde Guerre mondiale,
sous l’effet conjugué de multiples facteurs : baisse du prix des livres,
démocratisation scolaire, généralisation de la fréquentation de l’école
maternelle, politiques de démocratisation culturelle (développement des
bibliothèques et de leurs rayons jeunesse), et perception, dans bien plus
de catégories sociales qu’autrefois, de l’enfance comme objet d’action
éducative spécifique, nécessitant des instruments adaptés 5. Nous avons
étudié les changements – étroitement liés à ceux qui ont affecté les formes
de la famille et de l’éducation – des contenus, des modalités et des statuts
de la transmission dans les livres à l’œuvre depuis la Libération. Pour cette
étude diachronique, trois corpus complémentaires ont été constitués.
Le premier regroupe vingt-quatre albums narratifs de la série Babar 6
qui a pour particularité de s’étaler sur près de quatre-vingts ans. Cette
longévité permet d’étudier les évolutions internes à la série pour les
comparer à celles d’autres corpus. En France, seules les séries Caroline et
Martine ont une durée de vie aussi significative. Mais Babar s’adresse à
un lectorat plus mixte : en effet, les personnages centraux sont des deux
sexes, et le héros devient très vite adulte et père, constituant donc moins
un repère des actions de l’enfant qu’un repère de l’action de l’adulte.
Les jeunes lecteurs sont alors plus spécifiquement représentés par les
enfants mêmes de Babar, garçons et filles (éléphants). Ainsi, alors que
Caroline et Martine montrent des univers où les adultes, et les parents en
particuliers, sont rares, voire absents, Babar donne à voir non seulement
des représentations sociales de l’enfance, mais aussi des représentations
des rapports de générations et de transmission.
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326
Un deuxième corpus est constitué de cinquante albums narratifs
particulièrement significatifs dans chacune des décennies depuis la
Libération, et dont la diffusion a perduré dans les circuits scolaires et
« cultivés » en France. Il permet d’identifier, sur le cas précis de certains
auteurs et éditeurs, les permanences et les changements au-delà du
premier corpus.
Un troisième corpus, plus récent, est constitué de la moitié des cent
tomes de la série Max et Lili, publiée depuis 1997. Les personnages, un
frère et une sœur, sont confrontés à des situations censées être proches
du vécu quotidien des enfants (Max et Lili adorent les marques, Max ne
pense qu’au zizi, Grand-père est mort, etc.). Le succès commercial de
ces albums est un indice de la pénétration des modèles qu’ils diffusent
aujourd’hui auprès des enfants, comme des adultes qui peuvent
accompagner la lecture, fût-ce à distance par l’échange après lecture par
l’enfant. Dans les arguments de vente (en quatrième de couverture par
exemple), cette collection est présentée aux parents comme un support
de discussion adapté et sensible pour les aider à aborder avec leurs enfants
des thèmes délicats.
CONTENUS ET MODALITÉS DE TRANSMISSION DE LA « CULTURE CULTIVÉE » ET DU
RAPPORT À LA CULTURE
L’étude des deux premiers corpus montre que les albums évoquent
au cours du temps davantage d’éléments faisant référence à la culture
savante, artistique, littéraire, et même à une culture cultivée enfantine :
Pierre et le Loup, Fables de La Fontaine, etc.
Il s’agit là de l’une des évolutions significatives des contenus de la
transmission. Si, en début de la période étudiée, il apparaissait essentiel
de transmettre des contes traditionnels, c’était « au premier degré »,
au travers de livres dont chacun racontait l’une de ces histoires. Ce
patrimoine culturel est désormais aussi évoqué « au second degré »,
comme une référence censée être déjà connue, qu’il faut identifier pour
donner sens au livre qui contient cette allusion, soit parce que l’auteur la
tourne en dérision dans un registre humoristique, soit parce qu’il entend
transmettre autre chose, au-delà de cette référence première.
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Dans la série Babar, les albums jusque dans les années 1960 sont
marqués par cette transmission au « premier degré ». Puis, les choses
changent progressivement, au point que l’avant-dernier album de la
série, intitulé Le Musée de Babar (2006), commence ainsi :
Sur cette première double page de l’histoire, l’image montre un
bâtiment identique à la gare d’Orsay. Et, page 11, on voit les images
de la transformation de la gare en musée. La non-perception de la
référence au musée d’Orsay peut se révéler pénalisante. À cela s’ajoute
que l’album raconte l’inauguration du musée par la famille de Babar et
ses amis qui regardent et commentent des tableaux où, à part le fait que
des éléphants remplacent les humains, le lecteur éclairé peut reconnaître
une transposition de La Joconde de Vinci, de tableaux de Rubens, Manet,
etc.
Le livre, implicitement, met en scène ce que signifie faire une visite.
Nous allons y revenir. Sans doute, la référence explicite aux œuvres réelles
figure en liste en avant-dernière de couverture ; mais si le lecteur n’a
pas accès aux référents culturels qui permettent de relier ce que montre
l’album aux véritables œuvres, ou tout simplement la conscience qu’il
existe des tableaux auxquels cet album fait allusion, il passe à côté de
l’essentiel même de l’histoire.
Le modèle social de l’enfant lecteur de cet album est donc l’enfant qui
a près de lui un adulte qui « lit » ou accompagne la lecture d’une histoire,
non seulement en ce qui concerne la lecture « à plat » du texte, mais
qui décode les mises en relations qui sont sollicitées, qui a conscience
raison13.indb 327
327
stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages…
Tous les dimanches, Babar et Céleste aiment glisser en ballon au-dessus
de Célesteville. Un matin, ils aperçoivent, de l’autre côté du lac, la vieille
gare complètement vide. « Les éléphants ne prennent plus le train, dit
Babar, ils préfèrent conduire leur voiture. Regarde ce trafic aux portes
de la ville ! » « Qu’est-ce qu’on va faire de la gare ? demande Céleste. Ce
serait dommage de démolir un si bel édifice. » Elle reste pensive pendant
que le ballon flotte au-dessus de la ville. « J’ai une idée ! lance-t-elle.
Toutes ces œuvres d’art que nous avons collectionnées depuis des années
ont besoin d’une maison. Pourquoi ne pas transformer la gare musée ? »
« Excellente idée, Céleste ! », dit Babar.
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qu’il y a là une occasion d’introduction à un patrimoine culturel. Le
modèle social auquel renvoie l’album est donc, plus largement, celui
d’une famille qui va sciemment utiliser l’œuvre pour étayer ou préparer
une sortie au musée.
328
L’intention de transmettre un contenu culturel connaît ainsi une double
évolution dans nos corpus. Tout d’abord, de possibilité non indispensable,
elle devient l’objet même de l’album. Ensuite, elle apparaît comme semiimplicite, puisque l’identification de l’intention de l’auteur est nécessaire
au lecteur (sachant que celui-ci est moins systématiquement issu des
classes sociales familières de la culture cultivée), alors qu’il y a encore
quelques décennies, les références au patrimoine culturel étaient soit très
explicites, soit très implicites parce que cantonnées à une place accessoire
dans l’album.
Des évolutions semblables sont perceptibles dans le second corpus :
Roule galette (1950) écrit par N. Caputo et P. Belvès, l’un des albums
phare de la collection « Les albums du père Castor », raconte l’histoire
d’une galette qui se sauve et rencontre d’abord un lapin qui veut la
manger. Elle lui chante sa chanson (qui dit en substance qu’elle est une
galette et qu’il ne l’attrapera pas) et se sauve en roulant. Elle rencontre
ensuite un loup, puis un ours et le scénario se répète : l’animal veut
manger la galette, celle-ci le nargue et se sauve en roulant. Enfin, elle
tombe sur le renard, plus malin : au lieu de montrer qu’il veut la manger,
il feint d’être âgé et de ne rien entendre, lui fait répéter sa chanson en
s’approchant de plus en plus, et quand la galette est à portée de patte il
l’attrape et la dévore.
On peut lire cet album au premier degré, sans rien perdre d’essentiel ;
mais on peut aussi le lire en le comparant à la fable de La Fontaine
Le Corbeau et le renard, ou encore en rapprochant les comportements des
différents animaux des stéréotypes auxquels ils se conforment : le renard
parvient à ses fins par la ruse, tandis que le loup, n’écoutant que sa faim
et recourant à la violence, échoue.
Il y a quelques décennies, les éléments culturels pouvaient donc être
mobilisés, appelant une lecture experte, mais ce n’était pas indispensable.
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stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages…
Aujourd’hui, ces éléments culturels sont de plus en plus présents dans
l’album, et leur mise en relation avec les événements de celui-ci est
nécessaire pour s’approprier le livre.
Ainsi en est-il par exemple de l’un des albums les plus diffusés
aujourd’hui : Le Loup est revenu ! de G. de Pennart (Kaléidoscope, L’École
des loisirs, 1994). M. Lapin lit dans le journal une nouvelle effrayante : le
loup est revenu. Il se précipite pour fermer la porte à double tour quand
il entend « TOC ! TOC ! TOC ! ». Il craint que ce ne soit le loup qui
frappe à la porte, mais ce ne sont que les trois petits cochons qui, ayant
appris le retour du loup, viennent se réfugier chez M. Lapin. Il s’agit bien
des trois petits cochons du conte traditionnel. Scandées par des « TOC !
TOC ! TOC ! », les arrivées se succèdent : la chèvre et les chevreaux issus
d’un autre conte traditionnel, l’agneau de la fable de La Fontaine, Pierre,
sorti tout droit du conte musical de Prokofiev (référence relevant d’une
culture musicale qui n’est pas aussi répandue que la connaissance des
trois petits cochons), et enfin le Petit chaperon rouge.
Il y a ici une multiplicité de référents culturels dont la connaissance est
préalable pour comprendre que l’on assiste à la mise en relation dans cet
album de personnages qui, dans leur histoire d’origine, ont eu affaire au
loup comme figure typique du méchant.
Ces mises en relation restent ici implicites (on ne dit pas qu’il existe un
conte musical Pierre et le loup) mais sont nécessaires à la compréhension.
Les ressorts mêmes de l’histoire reposent sur la mobilisation de ces
références, parmi lesquelles le lecteur est invité implicitement à
circuler, pour identifier les caractéristiques du conte d’origine, pour
comprendre les critères de sélection qui ont présidé à l’introduction
de tel ou tel personnage des contes traditionnels... L’un des principaux
usages possibles, implicitement prescrit, de cet album consiste en une
transmission patrimoniale et, en même temps, en l’appropriation
« ouverte » de ce patrimoine : le lecteur doit lui-même être actif pour
saisir les codes du conte qui sont utilisés, respectés, détournés... et ainsi
produire des interprétations. C’est ainsi tout un rapport à la culture
qui est véhiculé par ces œuvres, fondé sur la nécessité d’une familiarité
avec un patrimoine donné et qui ne saurait pour autant se réduire à un
simple exercice d’admiration ou d’hommage, puisqu’il s’agit ici d’un
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détournement des codes. Ce rapport nouveau est celui de l’appropriation
personnalisée, ou plus exactement de l’appropriation inventive, qui fait
du lecteur un enquêteur lancé sur la piste de sens cachés... Ces œuvres
permettent à une partie du lectorat, dont les parents sont capables
d’interpréter les signes, de trouver des instruments de socialisation
culturelle particulièrement riches, parce qu’exprimés de façon subtile.
Cependant, on ne saurait oublier que le fait de traiter sur le mode
de l’implicite ces références, qui ne sont pas également répandues
socialement, peut faire ressurgir, dans l’exercice même de la lecture, les
inégalités sociales et, par là, les renforcer.
330
Le corpus Max et Lili évoque très peu la question de la transmission de
patrimoine d’une génération à l’autre. Il se concentre sur la transmission
de valeurs et de morales, mais, comme nous le verrons, il suscite des
comportements proches de ceux que l’on vient de décrire pour
l’appropriation culturelle : il s’agit moins d’imposer des valeurs que de
guider vers leur découverte, par un jeu d’incitation/régulation.
LA TRANSMISSION, DANS LES RÉCITS DE « VISITE », DE POINTS DE VUE SUR L’INCONNU
ET D’UN RAPPORT AU MONDE
Nous avons évoqué, à propos de l’album Le Musée de Babar, la mise en
scène de l’activité de visite. On touche là à une évolution importante des
modalités de transmission. Autrefois, la présentation de connaissances
sur le monde était principalement véhiculée par des albums de type
encyclopédique ou documentaire. Ceux-ci continuent à exister et se sont
même développés. Mais des contenus similaires sont aussi de plus en plus
véhiculés par des albums narratifs, dont nos corpus sont représentatifs.
Certes, le phénomène n’est pas nouveau, que l’on pense au Tour de
France par deux enfants d’Augustine Fouillée (dite G. Bruno) au début
du xxe siècle, ou, plus tard aux séries Caroline ou Martine, dont les seuls
titres évoquent le thème de la découverte (l’héroïne va « à la plage », « à
la montagne », « en camping », etc.), ou encore, dans un autre genre,
plus humoristique, à la série Astérix (« chez les Goths », « en Hispanie »,
« chez les Helvètes », etc.).
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Dans les années 1960, les deux albums successifs Babar à New York et
Babar en Amérique marquent des changements mais aussi des continuités.
La découverte se fait essentiellement soit sur le mode de l’admiration
(paysages, monuments, gigantisme urbain...) soit sur celui de la curiosité
vis-à-vis d’une altérité valorisée (alimentation, sports, modes de vie). Les
comparaisons avec le pays d’origine ne reposent plus sur une posture
de supériorité. Cela tient en partie au fait que Babar visite des pays
« développés » et au contexte de l’époque : la période de la décolonisation
incite à une forme de prudence à l’égard des ambiguïtés du discours d’avantguerre, tandis que la pénétration grandissante du modèle américain en
Europe invite à regarder de plus près cette culture. Mais la découverte de
façons de faire différentes est bien valorisée en tant que telle, et constitue
en partie une source d’inspiration pour le pays d’origine des éléphants.
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331
stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages…
Mais des évolutions nettes apparaissent dans le second corpus des
albums les plus significatifs de chaque décennie, évolutions qui sont
condensées et amplifiées dans la collection Babar.
Les deux premiers albums de celle-ci montrent la découverte par le
héros, alors jeune, de la ville (Histoire de Babar, 1931), puis de certains
aspects du monde lors de son voyage de noces (Le Voyage de Babar, 1932).
On y trouve des invariants, toujours présents dans les derniers épisodes
de la série : la beauté du paysage, l’amusement provoqué par des curiosités
locales, le dépaysement, l’émerveillement induit par le gigantisme de la
ville ou au contraire la tranquillité de zones désertiques, la découverte
d’activités inconnues.
Mais d’autres aspects sont datés. C’est le cas notamment du passage
dans une île où les seuls êtres rencontrés sont des humains à la peau
noire, désignés comme cannibales car ils veulent manger les héros qui,
aussi éléphantesques soient-ils, n’en ont pas moins un comportement
anthropomorphique. Les premiers albums de la série, qui racontent le
passage d’éléphants à quatre pattes dans la brousse, à une micro-société
s’inscrivant dans « la civilisation », traduisent cette double tendance
à la valorisation de l’exotisme dépaysant et du monde « civilisé »,
révélatrice d’un point de vue ethnocentrique et dépréciatif des sociétés
traditionnelles.
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Dans ces aventures outre-Atlantique, le récit met en scène de façon
nouvelle le regard du visiteur, bien plus marqué par les pratiques
touristiques qu’il ne l’était dans les albums des années 1960. Ceci est
accentué par le fait que, Babar et Céleste étant devenus parents, les
dialogues lors des épisodes de visite sont des mises en scène des formes
de socialisation par lesquelles les parents éduquent leurs enfants à de
nouvelles pratiques. Est ainsi transmis un rapport esthétique au monde
bien plus systématisé, énoncé à chaque découverte d’un nouveau
paysage. Ces exercices de contemplation sont désignés dans l’album (par
des discours des adultes à l’attention des enfants) comme l’occasion de se
constituer des souvenirs, et les bénéfices culturels ou sentimentaux que
la visite peut procurer sont anticipés.
Une autre étape est franchie dans les albums les plus récents, Le Musée
de Babar (2004) et Le Tour du monde de Babar (2006) qui mettent en
scène la famille en train de visiter.
Tout d’abord, le contenu de ce qui est transmis par la visite est
étroitement lié à une certaine posture de la découverte. C’est le cas
dans la visite du musée, où les enfants, confrontés à des désignations
contradictoires de ce qu’est un beau tableau, sont invités à se faire leur
opinion. À partir de ces discours disponibles, et, conformément aux
valeurs culturelles nouvelles en vogue dans les classes supérieures 7, ils
sont amenés à développer une grande tolérance dans une situation de
découverte artistique : on apprend à découvrir avant de juger.
Ce sont des principes proches qui guident la découverte culturelle
dans l’album suivant, lors du voyage de Babar et de sa famille autour
du monde. Face aux réactions enfantines d’incompréhension à l’égard
de l’altérité (façons différentes de dire bonjour, marques de politesse,
alimentation, habitat, coutumes, etc.), Céleste, la mère de famille,
intervient : « Dans les autres pays, les gens disent les choses d’une autre
façon. Ils font aussi des choses différentes. […] Ce sont les joies du
7 P. Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie. Le modèle de
la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, 2004, vol. XXXVI,
n° 1.
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8 Ceci est d’autant plus facile que, les albums de Babar racontant de plus en plus
exclusivement soit des découvertes exotiques, soit des aventures intra-familiales, les
questions touchant à la découverte de l’altérité sociale, des inégalités, de la présence
d’étrangers dans un pays, etc., ne sont pas traitées, contrairement aux premiers
albums où la vision sociale délivrée était pour le moins paternaliste.
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stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages…
voyage. Avez-vous vu une maison comme celle-là à Célesteville ? » (p. 14).
Plus loin le narrateur précise : « Les enfants découvrent rapidement des
coutumes et des manières qu’ils ne connaissent pas, exactement comme
Céleste l’avait dit » (p. 19).
L’adulte contraint les enfants à la découverte (par l’incitation davantage
que par l’autoritarisme, même si l’interdit ou l’insistance ne sont pas
exclus) et régule leurs réactions en les guidant vers une forme de curiosité
empathique qui stigmatise les a priori 8. On invite les enfants à découvrir,
à comprendre, à entendre des explications des adultes et des pairs, à
comparer celles-ci avec leur sentiment premier, pour ainsi leur permettre
de constituer leur propre avis, qui n’est pas que l’expression d’un ressenti,
mais un point de vue élaboré par la confrontation d’arguments.
La mise en scène de la famille qui réalise ces visites, échange et confronte
des avis, est aussi l’occasion de montrer au lecteur comment on effectue
une visite cultivée et quelles sont les différentes postures possibles face à
un objet de contemplation. Le narrateur ne dit pas que tel est l’objet du
livre et, de fait, les visées les plus « transmissives » sont de moins en moins
soutenues par des modalités monstratives directes. Il s’agit plutôt ici de
signification indirecte, semi-implicite : c’est le cas par exemple quand
les enfants de Babar et Céleste vont pour la première fois au musée et
demandent : « Est-ce comme aller faire les courses ? Est-ce comme aller à
la messe ?... » puis quand ils vont, chacun à leur façon, réagir aux œuvres
en désignant ce qu’ils aiment, les uns évoquant les couleurs utilisées, les
autres le thème traité, les réflexions qu’elles sollicitent, etc.
Sans le dire explicitement, les personnages de l’album expriment et
incarnent différentes modalités de la contemplation esthétique ou de
l’attitude touristique. Ce qui est sollicité, c’est, de la part de l’enfant
lecteur, la constitution d’un point de vue personnel par identification et
confrontation des discours transmis par les personnages.
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ÉVOLUTIONS DE LA PAROLE D’AUTORITÉ DU STATUT DU PERSONNAGE ADULTE ET
DES MODÈLES DES RELATIONS ÉDUCATIVES
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Plusieurs recherches signalent que la littérature de jeunesse comporte
de moins en moins de morales imposées 9, ce que nos travaux confirment
et nuancent.
Sur le contenu lui-même, la morale ou la conclusion sont sans doute
désormais bien moins imposées que laissées « ouvertes » à l’interprétation
du lecteur. Dans des cas non négligeables, la morale de l’œuvre n’est pas
évidente à identifier. Dans d’autres récits, il peut y en avoir plusieurs. Mais
nos conclusions contredisent l’idée que la question morale elle-même
disparaît. Si les morales totalement imposées se raréfient, l’ouverture
de la conclusion vise à mettre le lecteur en situation de construire un
point de vue, d’interpréter les indices permettant de conclure de telle
ou telle façon, de s’interroger sur les conséquences de certains actes ou
comportements, sur le rapport entre telle action et les valeurs qui la soustendent... Ainsi, le choix de la conclusion n’est pas réellement ouvert
au sens où il serait laissé libre. Souvent, le livre fait appel au jugement
du lecteur ou à ses capacités de déduction pour trouver la conclusion
qui « s’impose » au travers d’indices semi-implicites dans le texte et les
images ; dans d’autres cas, on fait appel à son jugement pour choisir
parmi les conclusions possibles proposées par des personnages adultes à
l’attention des personnages enfants, ou parmi celles (ou la combinaison
de celles) qui s’imposent au vu de l’expérience effectuée par le personnage
enfant.
Les personnages adultes sont rarement montrés comme imposant une
vérité unique. Ils ont des avis différents, à partir desquels les enfants
doivent composer leur propre jugement, voire avec lesquels ils vont
pouvoir « jouer » dans certains cas. C’est que le statut même de la
transmission a évolué. Les albums donnaient autrefois à voir des formes
de relation entre adulte et enfant qui reposaient principalement sur un
statut classique : le personnage adulte portait la parole qui fait autorité, il
9 H.-H. Ewers, « La littérature moderne pour enfants. Son évolution historique à travers
l’exemple allemand du XVIIIe au XXe siècle », dans E. Becchi & D. Julia (dir.), Histoire de
l’enfance en Occident, t. 2, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1998.
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La littérature de jeunesse propose donc des modélisations assez
similaires de la construction d’un point de vue sur les formes de la vie
en société et sur les formes culturelles, ainsi que des modalités décrites
de leur transmission.
Ces modèles de la transmission intergénérationnelle, dans leurs
contenus et modalités, reflètent en partie les formes de socialisation que
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335
stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages…
constituait un repère par rapport auquel le personnage enfant se jaugeait.
Lorsque les personnages adultes étaient absents, le narrateur remplissait
cette fonction. Aujourd’hui, les personnages adultes sont des figures
de doute, qui délivrent des opinions contradictoires... mais ils ont de
l’expérience et leur doute est significatif d’une attitude prudente. Les
conseils et prescriptions qu’ils prodiguent apparaissent donc comme
l’occasion pour l’enfant de faire lui-même des expériences qui le
conduiront à son tour à émettre des jugements réfléchis et personnels.
L’enfant lecteur, en se mettant à la place de l’enfant personnage, doit faire
un travail de confrontation de ces « transmissions contradictoires ».
Cette mise en scène est structurante du troisième corpus. Par exemple,
l’album Max et Lili aiment les marques montre une mère hostile à « la
dictature des marques » et un père qui, bien que soucieux des dépenses
inutiles, est plus sensible aux arguments de la qualité qu’un tel produit
garantit, etc. Ces avis sont disponibles pour être confrontés à ceux des
amis des deux héros, et à l’expérience de ceux-ci.
Il est ici donné à voir au jeune lecteur un modèle de comportement
d’écoute des avis adultes, qui ne correspond pas à une soumission docile,
mais qui consiste à prendre en considération ces avis en les confrontant
à l’opinion des pairs, à l’expérience vécue, à les intégrer dans une mûre
réflexion. Mais un modèle de la relation éducative dans la famille est
aussi adressé aux adultes : ceux-ci ne doivent ni imposer leur avis, ni
laisser leurs enfants dénués d’avis adulte, s’ils veulent leur permettre de
penser leur expérience et de se faire leur opinion.
Notons qu’un constat identique ressort de l’analyse de nos deux autres
corpus. On retrouve, sur les questions de comportements sociaux ou
moraux, les éléments évoqués au sujet du rapport à l’altérité lors d’une
visite ou d’une découverte, artistique ou touristique.
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les sociologies de la famille et de l’éducation désignent comme ceux qui
se sont développés dans les milieux sociaux culturellement bien dotés.
Ainsi la littérature de jeunesse témoigne de ces changements de formes
éducatives, et simultanément, elle en est prescriptrice par les modèles
sociaux qu’elle diffuse. Et ces modèles sociaux, socialement marqués, ne
sont pas sans effets de domination sur les familles, populaires notamment,
où le statut de l’adulte et de sa parole est plus traditionnel.
Le « message » véhiculé n’est pas seul en question, il y aussi les modalités
de sa diffusion. Le lecteur modèle est ainsi un sujet qui doit arbitrer
des choix, ce qui est potentiellement source de développement. Mais il
est aussi un lecteur supposé être déjà prêt à remettre en cause la parole
d’un adulte, à arbitrer des transmissions contradictoires, alors que ce
modèle d’éducation est inégalement partagé selon les milieux sociaux.
Il est aussi censé être un lecteur enfant accompagné à distance dans sa
lecture par un adulte qui intervient pour aiguiller vers les bons indices,
pour signifier les décodages à opérer ou les références culturelles, etc.,
autant de dispositions inégalement réparties dans les familles. Ainsi, le
message des albums, par leur forme même, peut être inégalement audible
socialement, ce que pourrait permettre de vérifier une recherche sur les
usages sociaux de cette littérature de jeunesse dans différents types de
familles.
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PORTRAITS ENGAGÉS D’ADOLESCENTES
ENTRE DEUX CULTURES. CONFLITS GENRÉS,
CULTURELS ET SOCIAUX DANS DEUX ROMANS
POUR LA JEUNESSE DE JEANNE BENAMEUR
Isabelle Charpentier* 1
337
raison publique n° 13 • pups • 2010
Professeure de français pendant vingt ans en collège de banlieue
parisienne, aujourd’hui écrivaine « vivant de sa plume » depuis 2000,
Jeanne Benameur est née en 1952 dans une petite ville algérienne près
de Constantine. Son père, sans diplôme, d’origine tunisienne, de langue
maternelle arabe, s’expatrie à la fin de la Seconde Guerre mondiale
en Algérie, où il devient surveillant en chef de prison. Sa mère, fille
d’immigrés vénitiens, est née dans le Nord de la France au sein d’une
famille de mineurs, de langue maternelle italienne, et est titulaire du
Certificat d’Études Primaires. Quittant l’Algérie avec sa famille au début
du conflit colonial, en décembre 1957, J. Benameur passe son enfance à
La Rochelle. À l’issue d’une scolarité primaire et secondaire brillante, la
cadette devient ainsi la première de la fratrie de quatre enfants à effectuer
des études universitaires, en Lettres Modernes, Littérature Comparée
et Latin. Écrivant exclusivement en français, la langue d’adoption de
sa famille, elle obtient en 1999 un succès d’estime avec la publication
de son premier roman de littérature générale Les Demeurées (Denoël).
Mais c’est essentiellement grâce à ses fictions destinées aux « jeunes
* Politiste et sociologue, Isabelle Charpentier est docteure en science politique, et
maître de conférences en science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin.
Elle est chercheuse au Centre d’analyse des régulations politiques dans cette même
université et chercheuse associée au Centre de sociologie européenne (CSE-EHESSCNRS).
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publics » – définissant ainsi un horizon de réception spécifique 1,
par ailleurs lié aux représentations évolutives de l’enfance et de
l’adolescence 2 – publiées notamment chez Thierry Magnier et étudiées
dans les classes de français des collèges depuis une dizaine d’années,
qu’elle se fait connaître et reconnaître par des instances de prescription
et de légitimation scolaires et médiatiques. Auteure « engagée » dans
ses ouvrages (pour elle, « toute écriture poétique est éminemment
politique » 3), membre notamment de l’association « Parrains par Mille »
qui s’occupe d’adolescents en difficultés, collaborant ponctuellement
avec des mouvements féministes comme « Ni putes ni soumises »,
J. Benameur intervient aussi régulièrement à la demande d’associations
de bibliothèques de rue afin d’animer en résidence des ateliers d’écriture
dans les quartiers dits « sensibles » ou auprès de publics ouvriers.
Les thématiques et les personnages « métissés », d’un double point
de vue culturel et social, privilégiés depuis 1992 par l’écrivaine dans
ses ouvrages à succès, régulièrement réédités 4, sont inséparables de la
trajectoire sociobiographique de l’auteure, elle-même très marquée
par sa double culture d’origine. En prise directe avec des problèmes
de société qui constituent le contexte constant et le support majeur
des intrigues 5, nourris par l’actualité, (apparemment) rétifs aux
stéréotypes, ces romans graves et réalistes à tonalité « humaniste »
1 Voir B. Ferrier, Tout n’est pas littérature ! La littérarité à l’épreuve des romans pour la
jeunesse, Rennes, PUR, 2009.
2 Sur cet aspect, voir I. Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris,
Didier Jeunesse, 2009 ; N. Prince, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2010
et F. Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine,
Rennes, PUR, 2009, notamment p. 16-17.
3 Sauf indication contraire, les citations sont extraites d’un entretien avec J. Benameur,
réalisé en septembre 2006. Elle se dit « située radicalement à gauche… de façon
frontale » depuis ses années estudiantines dans la période de l’après Mai 68, et
proche aujourd’hui du Parti socialiste.
4 Notamment J. Benameur, Samira des Quatre-Routes, Paris, Père Castor Flammarion,
1992 ; Adil cœur rebelle, Paris, Père Castor Flammarion, 1994 ; Pourquoi pas moi ?, Paris,
Hachette Jeunesse, 1997 ; Ca t’apprendra à vivre, Paris, Le Seuil, coll. « Jeunesse »,
1998 ; Si mêmes les arbres meurent, Paris, Thierry Magnier, 2000.
5 Pour d’autres exemples de cette thématique dans la littérature pour la jeunesse, voir
K. Attikpoé (dir.), L’Inscription du social dans le roman contemporain pour la jeunesse,
Paris, L’Harmattan, 2008.
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isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures
n’éludent en rien l’âpreté de l’existence. Ils mettent en scène des
adolescents des deux sexes, âgés de 13 à 16 ans, issus de l’immigration
maghrébine et/ou élevés dans des milieux populaires. Vivant dans
des « cités » défavorisées de banlieue parisienne, ils sont confrontés
assez classiquement à l’univers « des adultes », mis en scène selon des
modalités diverses – certains pères sont ainsi descendus de leur piédestal
d’autorité, tandis que certaines mères ne constituent manifestement
pas un modèle d’identification, mais incarnent tout au contraire une
tradition à ne surtout pas reproduire. En révolte contre la culture
familiale héritée et les inégalités sociales, en quête identitaire, les jeunes
protagonistes tourmenté(e)s sont confrontés à des difficultés familiales
touchant les adultes de leur entourage immédiat (divorce des parents,
mort du père…), à des crises existentielles personnelles (déchirement
entre l’amour filial et un sentiment implicite de honte sociale lié à
la découverte de « l’autre » culture promue par l’école…) et/ou à
des choix cruciaux pour leur vie future (orientation professionnelle
dissonante par rapport aux rôles familiaux/sociaux assignés…). Dans
ces romans d’apprentissage qui posent la question du bien et du mal,
où rien n’est jamais acquis et où l’éventualité de « mal finir » n’est
pas éludée, les chemins semés d’embûches et de questionnements que
les protagonistes, comptant essentiellement sur eux-mêmes, doivent
parcourir, vont leur permettre in fine de se construire et de grandir. Le
thème des liens et conflits entre générations (père/fils ; père/fille ; mère/
fils ; mère/fille ; grand-père/petit-fils) et au sein de la fratrie (frère/
sœur ; sœur/sœur), ainsi que celui de l’écartèlement entre deux cultures
et deux fidélités présentées comme sinon inconciliables, au moins
largement conflictuelles, que matérialise notamment un rapport tendu
à la langue arabe maternelle (cf. infra note 14), apparaissent également
centraux dans cette œuvre où, par une sorte d’éthique tacite, les métis
culturels sont aussi et toujours, selon la belle expression de Claude
Grignon, des « métis sociaux » 6 en devenir. En ce sens, les ouvrages
s’intéressent particulièrement aux espaces de sociabilité autres que le
6 C. Grignon, Préface à R. Hoggart, 33 Newport Street – Autobiographie d’un intellectuel
issu des classes populaires anglaises, Paris, Le Seuil /Gallimard, 1991, p. 8.
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cercle familial (l’école et le quartier) où les adolescent(e)s-personnages
sont inséré(e)s, aux représentations qu’ils en ont et aux usages qu’ils
en font. Enfin, les effets liés au genre et aux rapports sociaux de sexe
asymétriques font l’objet d’une attention récurrente : la domination
masculine pesant fortement sur les filles issues de l’immigration
maghrébine est ainsi particulièrement soulignée. J. Benameur
s’attache à traiter spécifiquement la déchirure expérimentée par les
adolescentes entre la culture familiale traditionnelle héritée et la
culture de l’école transmise ; elle insiste sur les rôles cruciaux des
« rencontres fondatrices » 7 avec des enseignantes médiatrices avec qui
se tissent des liens affectifs de confiance forts, mais aussi sur ceux
des passions artistiques et, plus généralement, de l’éducation dans
l’émancipation des jeunes filles d’origine maghrébine ; elle met en mot
leurs révoltes contre les relégations, leurs souhaits d’indépendance,
de réalisation professionnelle et de mobilité sociale. De manière plus
originale encore, certains romans mettent aussi en scène des conflits
entre pairs adolescent(e)s, qui s’affrontent (et/ou parfois s’apprivoisent
progressivement) comme porteur(se)s de valeurs et de visions du
monde opposées, souvent en lien avec des socialisations familiales et
des origines sociales, économiques et culturelles différenciées.
Mêlant les deux aspects (confrontations inter- et intragénérationnelles), Samira des Quatre-Routes et Pourquoi pas moi ?,
deux des romans pour la jeunesse les plus connus de J. Benameur
auxquels on a choisi de s’intéresser plus spécifiquement ici, organisent
entièrement leur intrigue autour de deux jeunes « héros féminins » 8,
narratrices et véritables actrices principales des récits – placées donc
d’emblée dans une position inhabituelle, le rôle de moteur de la fiction
se déclinant traditionnellement au masculin. Hiérarchie genrée des
7 Sur cette notion, voir P. Fustier, Le Lien d’accompagnement, Paris, Dunod, 2000.
8 On utilise ici l’expression de « héros féminin » pour désigner le personnage féminin
principal du roman qui, confrontée à des épreuves menaçant son intégrité physique ou
psychologique, sa vie sentimentale ou sa condition sociale, oriente le récit et résout
son intrigue. Cette figure se distingue ainsi de l’héroïne, évoluant parallèlement à un
héros, personnage premier du récit, et qui soit s’oppose à lui, soit le soutient dans sa
quête, soit constitue l’objet de cette quête.
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SAMIRA LA RÉFLÉCHIE OU LA RÉVOLTE CONTENUE : LES CONDITIONS DE LA FORTUNE
D’UN HÉROS FÉMININ MÉTISSÉ
Premier roman pour la jeunesse de l’écrivaine publié en 1992 puis
réédité en 1999 aux Éditions Père Castor Flammarion, Samira des
Quatre-Routes place au cœur du récit un héros féminin métissé, Samira
Benamri, collégienne de 13 ans d’origine algérienne vivant dans une
« cité » populaire de banlieue parisienne (le quartier des « QuatreRoutes » qui apparaît dès le titre commentaire), en révolte face à la
tradition culturelle qu’incarnent ses parents, et à laquelle se soumet
sans rébellion sa sœur aînée Fatima, âgée de 18 ans. Celle-ci s’apprête à
quitter le lycée sans diplôme pour épouser le très conservateur Kaddour,
comptable d’entreprise et professeur d’arabe bénévole dans le quartier,
que sa famille a choisi pour elle. Samira s’insurge contre cette situation :
« Je voudrais quelquefois m’appeler Dupont, Berthaud ou Simonnet et
raison13.indb Sec1:341
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isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures
pouvoirs, des rôles sociaux assignés et de la division du travail entre les
sexes, déchirements personnels et/ou écartèlement entre deux cultures,
mais aussi inégalités et injustices sociales, phénomènes de violence,
de racisme, de montée en puissance de partis politiques xénophobes,
sont au cœur des concurrences et des affrontements auxquels sont
confrontées les jeunes protagonistes des deux fictions, partagées entre
la peur et le désir mêlés de grandir. Ce sont ainsi les tensions entre des
représentations et des discours concurrents portés par des adultes ou des
pairs « ethniquement », culturellement, socialement et/ou sexuellement
situés qui sont mises en scène et proposées à la réflexion des jeunes
lecteurs, invités à s’interroger sur l’altérité et les rapports de force qui
clivent un monde social complexe et souvent âpre.
C’est ce qu’on se propose d’éclairer ici, en se fondant sur l’analyse
de l’engagement socio-pédagogique et politique de J. Benameur,
perceptible – parfois non sans ambivalence – dans les caractéristiques et
les valeurs qu’elle attribue aux protagonistes adolescentes décrites dans
les deux romans précités ainsi que dans les situations auxquelles elle les
confronte.
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rentrer dans une maison où on ne se réjouit pas de marier les filles à dixhuit ans à peine, sans diplôme, sans rien » 9.
Souhaitant pour sa part poursuivre ses études afin de devenir
journaliste, rêvant de liberté, d’indépendance et de justice, Samira
cherche à aider son camarade de classe François Rodier, dont elle est
secrètement amoureuse et qui vit avec sa mère, peintre divorcée, dans
une grande maison « des beaux quartiers » voisins. Le roman oppose ici
frontalement l’espace de la cité populaire à celui de la coquette banlieue
résidentielle pavillonnaire réservée aux classes moyennes qui la jouxte,
proposant ainsi une représentation située des hiérarchies sociales et des
frontières symboliques qui clivent les modes de vie : « Je suis maintenant
passée du côté des pavillons. On dirait que c’est une autre ville, ici. Les
petits jardins les uns à côté des autres et les jolis portails. Ici aussi, le linge
sèche, mais sur des cordes à linge, derrière les maisons. Il doit sentir bon
quand on le rentre, le soir. […] C’est donc ici que vit François. Quelle
chance ! », remarque Samira lorsqu’elle se rend chez son ami 10.
Traumatisé par la violente agression par un groupe de militants
d’extrême-droite dont il a été victime avec son frère aîné Éric après que
ce dernier a pris le parti de jeunes beurs – prestement assimilés à des
« casseurs » par les journalistes – lors d’une manifestation lycéenne 11,
François vit claustré chez lui. Terrorisé, il refuse de retourner au collège.
À la demande de sa professeure de français et avec la complicité de son
amie Marianne – mais en dissimulant avec culpabilité 12 ses visites à son
9 J. Benameur, Samira des Quatre-Routes, op. cit., p. 30.
10 Samira découvre ensuite les « vastes » pièces joliment décorées de la maison et
la grande chambre-refuge que François occupe seul, alors qu’elle est obligée de
partager la sienne avec sa sœur aînée (ibid., p. 62 et 67).
11 Peut-être jugée trop sombre, cette scène d’agression, présentée comme révélatrice
de la bêtise et de l’intolérance, n’est pas décrite dans le roman. Seules ses
conséquences psychologiques sur François sont évoquées.
12 La culpabilité et la honte qu’éprouve Samira, liées au mensonge envers ses parents,
apparaissent symptomatiques de son écartèlement entre deux cultures : son amour
pour François et l’aide qu’elle souhaite lui apporter apparaissent confusément
incompatibles avec les fidélités familiales : « […] j’ai l’impression très forte d’être
vraiment à ma place et en même temps de trahir. Mais quoi ? », s’interroge ainsi
l’adolescente (ibid., p. 47). Et, plus loin : « C’est la première fois que je mens aussi
fort à mes parents. J’ai honte. Comment pourrai-je regarder mon père en face ce
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soir ? Pourtant, je suis sûre que j’ai raison. Après tout, je ne fais rien de mal »,
réfléchit-elle lors de sa première visite à François (ibid., p. 61).
13 La tension dans le rapport avec la langue arabe du pays d’origine que Samira ne
maîtrise pas cristallise ce malaise : « […] nous avons appris qu’en Algérie, bientôt,
tout serait écrit en arabe, […] la langue française allait disparaître des journaux, de
la communication, de tout. Ma mère […] s’est réjouie, et Fatima aussi. – Il est grand
temps, disent-elles, qu’on en revienne à la langue du pays. […] Moi, j’ai eu tout à
coup le cœur serré. Alors, comment je ferai pour comprendre quand j’irai là-bas aux
vacances puisque je ne lis pas l’arabe ? Ma langue maintenant, c’est le français. Je
serai vraiment une étrangère qui ne comprend rien. On ne voudra plus des gens
comme moi. On les mettra à l’écart. J’ai le cœur gros. […] Ce n’est pas en supprimant
une richesse qu’on combat la pauvreté » (ibid., p. 88-89).
14 Ibid., p. 16.
15 Ibid., p. 25.
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isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures
père sévère qui contrôle strictement les fréquentations de ses filles et
refuse de les laisser sortir de la maison en dehors des temps scolaires –,
Samira apporte à François leçons et devoirs après les cours, et noue
progressivement avec lui un dialogue complice qui parvient à le faire
sortir de son mutisme. Transcendant les barrières sociales, culturelles
et ethniques, leur amitié amoureuse fondée sur une base égalitaire et
une empathie compréhensive mutuelle leur permet de surmonter les
obstacles conjoncturels et semble pouvoir s’ancrer dans la durée.
Métis culturelle écartelée entre deux univers 13, « déplacée » où qu’elle
soit, Samira se débat tout au long du récit entre son désir d’émancipation/
intégration sociale et culturelle en tant que fille d’origine algérienne, et
son souci de ne pas trahir les siens. « Ce qui m’a poussée à écrire ce roman,
c’est la conscience que j’ai prise de l’aggravation du problème posé par
la double culture, aggravation très lourde pour les filles en particulier, en
milieu maghrébin. Née de parents d’origine étrangère, je suis d’autant
plus sensible à cette question », déclare J. Benameur en entretien.
L’auteure multiplie ainsi dans le roman les déclarations d’intentions
émancipatrices qu’elle prête à Samira rêvant d’un avenir meilleur, où
les filles, libérées du poids de l’ordre patriarcal, ne sont plus d’éternelles
mineures, assignées à la seule maternité : « Moi quand je serai grande, je
prendrai la pilule et j’aurai des enfants quand je voudrai seulement » 14.
« Un jour, je n’habiterai plus ici. Et je me jure, aujourd’hui, et pour
toujours, que je n’aurai pas besoin d’un Kaddour pour m’en sortir » 15 ;
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ou encore, comparant ses aspirations à celles de sa sœur aînée : « Elle
a choisi la tradition. […] [Elle veut] vivre comme les vieilles de là-bas.
Pas moi ! Moi, j’ai l’impression d’être une étrangère ! […] Si un
jour j’épouse un garçon, ce sera pour qu’il soit […] un égal, pas un
maître ». 16
L’écrivaine rappelle aussi qu’à l’époque de l’écriture du récit, en 1991,
les débats autour de la laïcité, que cristallise la polémique à propos du
port du « voile islamique » par de jeunes musulmanes à l’école, sont
d’une actualité brûlante. Dans le roman, Samira rejette d’ailleurs
catégoriquement le hijab, symbole pour elle d’une tradition culturelle et
religieuse aliénante et répressive pour les filles : « J’ai vu des filles à l’école
remettre le voile comme c’était la coutume là-bas. Et leurs frères viennent
les chercher maintenant à la sortie, ou leurs cousins. Moi, je ne veux pas
qu’on vienne me chercher. Je veux garder mon jean et mes cheveux libres.
Je ne veux pas du voile » 17.
Pourtant, la révolte de Samira demeure réfléchie et largement contenue :
constituant le lecteur en interlocuteur privilégié, elle ne s’exprime que
dans le secret du for privé au cours de longs monologues intérieurs – que
la narration à la première personne du singulier rend plus saillants –, ou
dans les échanges épistolaires avec son confident François, mais ne se
manifeste jamais dans des discours publics ou dans des comportements
frontaux d’opposition, qui bouleverseraient radicalement la hiérarchie
des rôles assignés par la tradition familiale. Dans ces conditions, le
roman conclut (plutôt naïvement) au triomphe possible des idéaux de
Samira ; elle sort de l’épreuve psychologique confortée dans ses choix
« intégrationnistes » (parfois contrariés par le racisme ambiant) 18 et sa
16 Ibid., p. 104 et 126.
17 Ibid., p. 39.
18 Jamais nostalgique, la fidélité (largement convenue) au pays d’origine (d’ailleurs
presque exclusivement désigné grâce à la périphrase « là-bas », marquant
l’éloignement référentiel) prend souvent la forme distanciée d’un attachement
« scolaire » aux inventions et aux prouesses historiques, par trop oubliées en
Occident, d’illustres ancêtres ; c’est ce qu’exprime Samira dans une lettre à
François : « Je n’ai pas envie de cacher d’où je viens. Je suis fière d’appartenir à
un peuple qui a inventé les chiffres, qui a construit des monuments magnifiques,
qui a permis d’aller si loin dans l’art de la musique, de la calligraphie, de
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réflexion sur la place complexe qu’elle occupe dans le monde social en
tant que fille issue de l’immigration maghrébine, assumant « la richesse »
de sa position « d’entre-deux », et ayant gagné la compréhension et la
confiance d’un amoureux « français » doux et sincère – sans pourtant
que la réussite de la relation soit in fine certaine. Dans ce premier roman
dont la thématique centrale apparaît assez sombre, l’espoir demeure
résolument placé du côté de l’adolescente qui, s’extrayant (au moins
en partie) des rapports de domination sexuée et culturelle, acquiert une
nouvelle confiance en elle-même.
YASMINA LA GUERRIÈRE OU LA « MALÉDICTION D’ÊTRE UNE FILLE » : L’INFORTUNE
D’UN HÉROS FÉMININ SUBVERSIF
Troisième roman pour la jeunesse de l’écrivaine publié en 1997 chez
Hachette Jeunesse et réédité en 2002, Pourquoi pas moi ? raconte la
rébellion radicale d’un autre héros féminin autrement plus transgressif que
le précédent, Yasmina. D’origine maghrébine elle aussi, cette collégienne
de 13 ans est entrée en révolte frontale contre la tradition culturelle et
l’ordre patriarcal qu’incarne sa famille ouvrière 19, lesquels imposent le
l’astronomie, de la navigation, et qui a apporté tant de choses qui servent à tous
aujourd’hui. […] C’est en cours d’histoire que j’ai appris avec émerveillement
tout ce que mes ancêtres avaient fait de beau et j’ai été fière, oui. […] Maintenant,
en plus de mon pays de soleil, j’aime la France et j’aimerais la connaître mieux
encore, la visiter. Mais pas si je vois écrit sur les murs “MORT AUX ARABES” ou si
j’entends “Ils n’ont qu’à retourner chez eux”. On ne prend le pain de personne »
(ibid., p. 102-103).
19 On notera que dans les deux romans évoqués, J. Benameur s’écarte sensiblement
de la représentation stéréotypée, récurrente dans nombre de romans pour la
jeunesse, d’une famille « idéale », pourvoyeuse d’amour, de tendresse et de
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isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures
Pourtant, tous les héros féminins de J. Benameur n’ont pas les mêmes
probabilités de se réaliser. D’autant moins qu’ils affichent de manière
ostentatoire un caractère radicalement subversif de l’ordre patriarcal, en
cherchant à s’approprier par des coups de force symboliques des attributs
masculins traditionnels, à l’instar du personnage insoumis de Yasmina
dans le roman Pourquoi pas moi ?
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cloisonnement des espaces masculins et féminins, hiérarchisent les rôles,
les prérogatives (telles celles, que Yasmina estime enviables, de devenir chef
de bande, sortir le soir, avoir des conversations privilégiées avec le père,
cracher, boire directement au goulot de la bouteille, siffler avec les doigts
et la bouche, ne pas ranger sa chambre, parler grossièrement, et même
étudier ou lire 20…) et les pouvoirs pour, in fine, contrôler les filles dès
qu’elles commencent « à avoir de la poitrine » 21, les claustrer au foyer et les
reléguer dans le rôle de mère et d’épouse. Encouragée par sa professeure
de dessin et Lee-Qong, une orpheline vietnamienne introvertie, rescapée
d’un boat people – « la seule fille qu’elle supporte » 22 –, Yasmina rêve
de devenir peintre… mais surtout d’être un garçon, avec toutes les
prérogatives attachées à ce statut envié. Ainsi s’exprime la révolte de
protection, havre de paix et lieu d’épanouissement. Au contraire, ce sont ici surtout
les tensions, la fermeture, les carcans de la tradition et ses interdits qu’elle incarne,
en particulier pour les filles d’origine maghrébine pour lesquelles l’enjeu majeur
est de conquérir une autonomie.
20 Ainsi répond le père de Yasmina, lorsque son frère Rachid l’encourage à s’appliquer
à l’école : « “Ouais ouais […] mais attention aussi que ça lui monte pas trop à la tête,
les études ! Une fille, ça doit pas passer tout son temps dans sa chambre à lire…” »
(J. Benameur, Pourquoi pas moi ?, op. cit., p. 85). La méfiance paternelle parfois
entretenue avec l’univers scolaire s’explique par la crainte que cette socialisation
ne détourne les filles de ce qui demeure selon la tradition leur vocation première,
indépassable : trouver un « bon mari » et avoir des enfants.
21 Ibid., p. 48. Le roman n’aborde qu’implicitement les risques que la puberté et l’éveil
sexuel des filles leur font courir dans les représentations parentales à travers quelques
allusions : depuis qu’elle est réglée, Yasmina a ainsi l’impression d’être regardée « de
travers », de devoir faire « attention à ci et à ça » (ibid., p. 48) : c’est qu’ « en dehors
de l’école depuis qu’elle a treize ans, le monde est devenu peuplé de garçons et de
dangers pour ses parents » (ibid., p. 73). On rappellera que dans la tradition arabomusulmane, les notions de pudeur, d’honneur (capital symbolique collectif détenu
en propre par une lignée familiale), de honte et l’interdit de la virginité contraignent
drastiquement, dès la puberté, les corps féminins, soumis aux prescriptions
religieuses et à la surveillance communautaire polymorphe. Voir L. Abu-Lughod,
Sentiments voilés, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2008 ; M. Chebel, Le
Corps en Islam, Paris, PUF, 2004 ; I. Charpentier, « Virginité des filles et rapports
sociaux de sexe dans quelques récits d’écrivaines marocaines contemporaines »,
Genre, Sexualité et Société, printemps 2010, n° 3 (en ligne <http://gss.revues.org> ;
I. Charpentier, « Entre Islam et traditions – L’interdit de la virginité féminine (et ses
contournements) au Maroc », Sociologie Santé, mars 2010, n° 31, p. 197-219.
22 J. Benameur, Pourquoi pas moi ?, op. cit., p. 25.
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Ibid., p. 18.
Ibid., p. 67.
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 48 et 50.
Ibid., p. 50.
Ibid., p. 47.
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isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures
l’adolescente devant l’asymétrie des rôles sociaux sexués assignés : « Mais
qu’est-ce qu’ils ont tous, avec ça ? Une fille et un garçon, c’est si différent ?
Ça bouffe plus la même viande ? Ça respire plus le même air ? Alors quoi ?
Qu’est-ce qu’ils avaient, à en faire une histoire comme ça ? » 23 ; « […]
c’est pas une malédiction, quand même, d’être une fille ! […] Pourquoi ça
enlève des droits que les autres ont, juste parce qu’ils sont des garçons ? » 24
Socialisée dans l’enfance aux comportements masculins valorisés par un
frère aîné érigé en modèle sexué identitaire, Yasmina rejette violemment
les attributs – volontairement stéréotypés – de la féminité adolescente
et se réjouit ainsi de n’être pas « devenue une fille […] qui ne pense
qu’à se coiffer, à faire des chichis et à ricaner trop fort dès qu’un garçon
passe. Une bouffonne, quoi » 25, qui « parle pour ne rien dire » 26. « […]
Mon tour de poitrine, j’m’en fous ! Quand je pense qu’il y en a au
collège qui prennent des airs de stars parce qu’elles ont le soutien-gorge
Machin ! Les bouffonnes !... » 27. Mal à l’aise avec sa féminité naissante,
l’adolescente rétive aux concessions adopte pour se démarquer de manière
provocatrice de celles qu’elle qualifie de « chichiteuses » 28 un langage, un
habillement (blouson, jean, baskets et non « la belle robe à fleurs petite
fille modèle, nulle » qui ferait tant plaisir à son père 29) et des « qualités »
communément considérés comme masculines (le courage, l’attirance
pour l’action périlleuse, l’agilité, l’endurance, la détermination, mais
aussi l’agressivité dans les paroles, les intentions ou les comportements –
lorsqu’elle est en colère, Yasmina peut ainsi « gifler » et « griffer » 30,
[elle a] la « rage »…), qui apparaissent singulièrement « déplacés » dans
l’univers familial et social de référence. Car la première préoccupation
de ce « garçon manqué » 31 en souffrance, présentée – complaisamment –
d’emblée comme revancharde, butée, « mal embouchée » et, pour tout
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348
dire, peu « sympathique », est de bouleverser radicalement la distribution
hiérarchique des rôles sociaux différenciés assignés traditionnellement
à chacun des deux sexes, en prenant la tête d’une bande de garçons de
la « cité » de la banlieue parisienne où elle vit. Elle occuperait ainsi la
place laissée vacante par Rachid, son frère aîné et complice tant admiré,
qui s’est pourtant progressivement éloigné d’elle lorsqu’il est « devenu
un homme » et qu’il est parti travailler comme apprenti dans le garage
de son oncle à plusieurs centaines de kilomètres de là. Or, « la bande
des Butte-Rouge » est exclusivement masculine, et n’admet donc pas
de fille dans ses rangs. Pour réaliser ce rêve qui tourne à l’obsession et
« exister enfin », la jeune fille, dépeinte dès le début du roman comme
« une guerrière », est prête à prendre tous les risques pour relever, au
péril de sa vie, le défi initiatique qui consiste à apposer l’empreinte
rouge d’une brique fétiche le plus haut possible sur le mur du collège.
Obnubilée par cet exploit, inconsciente du danger qu’il présente pour
son intégrité physique malgré les mises en garde répétées de la réservée
Lee-Qong, Yasmina finit par le tenter et fait une chute grave qui, ayant
probablement touché la moelle épinière, la laisse paralysée depuis la taille
et lui interdit l’usage de ses jambes. Longuement hospitalisée, elle tue
son ennui en consacrant tout son temps à sa passion première, le dessin,
et apprend que son père pourtant intransigeant, sous la pression de sa
mère bouleversée par l’accident et ce qu’il a révélé de la personnalité
de Yasmina, accepte désormais ce dont il refusait d’entendre parler
auparavant : la possibilité pour elle, au sortir de l’hôpital, de prendre
des cours de dessin en dehors de l’école. Au final, celle qui a refusé de
« rester à sa place » et qui voulu bouleverser de manière radicalement
subversive les rapports de domination sexuée est brutalement ramenée au
principe de réalité. N’ayant pas opéré le « bon » choix, elle est cruellement
punie : privée (temporairement ? le roman n’ouvre ici qu’un faible espoir)
de sa mobilité, n’ayant évidemment plus aucune chance de réaliser son
aspiration manifestement par trop transgressive (prendre la tête de la
bande de garçons), Yasmina voit néanmoins un autre champ des possibles
s’ouvrir devant elle, interdit jusqu’à lors, mais aussi objectivement plus
compatible avec les représentations communes : les « qualités » artistiques
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habituellement reconnues aux femmes et la distribution genrée des rôles
sociaux 32…
32 Voir aussi S. Cromer, « Genre et littérature jeunesse en France : éléments pour une
synthèse », Nordiques, 2010, n° 21.
33 Voir A. Mattelart & É. Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte,
2003 ; H. Glévarec, É. Macé & É. Maigret (dir.), Cultural Studies. Anthologie, Paris,
Armand Colin, 2008.
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isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures
Initiations à la diversité des cultures, incitations au questionnement
citoyen et vecteurs de valeurs « citoyennes » et éthiques telles que la
tolérance, l’égalité, l’humanisme, les deux romans se font aussi supports de
critique sociale, en ce qu’ils dénoncent indéniablement l’ordre patriarcal qui
pèse encore fortement sur les filles issues de l’immigration maghrébine –
sans toutefois toujours éviter la reproduction de stéréotypes de genre.
Le triptyque « race, class, gender » cher aux Cultural Studies 33 y apparaît
néanmoins constamment interrogé (parfois non sans ambivalence),
chaque récit portant alternativement la focale sur l’un de ces éléments, et
questionnant sa prévalence sur les autres dans les rapports de domination
triplement articulés autour du genre, de l’origine ethnique et de la classe
sociale. Objets d’appropriations et d’usages différenciés par les deux héros
féminins concernés, ces éléments combinés font peser sur leurs trajectoires
respectives des contraintes contrastées, et ne leur ouvrent pas, en définitive,
les mêmes possibilités subjectives et objectives de réaliser leurs aspirations.
Mais est-ce ainsi que les jeunes lecteur(trice)s s’approprient les
intrigues ? Quelles interprétations en font-ils ? Comment perçoivent-ils
les fortunes différentes des deux protagonistes ? À travers la constante
sociale contenue dans ses romans pour la jeunesse qui ne visent ni à noircir,
ni à édulcorer une réalité complexe, tout en abordant l’adolescence dans
sa diversité sociale, économique et culturelle, J. Benameur renvoie à des
enjeux plus intimes. Elle dit vouloir contribuer à la prise de conscience
des injustices sociales, par ailleurs « ethniquement » et sexuellement
situées : elle souhaite œuvrer « à ouvrir [ses lecteurs] au monde, et à
leur rendre le monde lisible », affirme-t-elle en entretien. Seule une
étude sociologique robuste des réceptions concrètes, par hypothèse
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différenciées et plurielles 34, de ses récits par les jeunes publics auxquels
elle les destine pourrait permettre de lever le voile sur ce point aveugle
de l’analyse et de saisir les conditions genrées, culturelles, sociales…
de réussite d’une telle stratégie auctoriale, inséparablement esthétique,
didactique et politique.
350
34 Voir I. Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres ? Actualités des
recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006.
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DES MINORITÉS PLUS VISIBLES :
RÉFLEXIONS D’AUTEURS JEUNESSE
Michèle Bacholle-Bošković *
351
raison publique n° 13 • pups • 2010
En 1983, de nouveaux acteurs sociaux entraient sur la scène médiatique
française, marchant pour l’égalité et contre le racisme. Le mot « beur »
s’installait dans le vocabulaire courant ; les banlieues commençaient à
faire parler d’elles, non tant par la violence des années à venir, mais dans
ce qui allait s’imposer sous l’étiquette « littérature beure », une voix
autre, inspirée par des situations « sociales et spatiales périphériques » 1.
Cette littérature exprimait d’abord un malaise identitaire 2. Les écrits
dits « post-beurs » ou des « écrivains de banlieue » des dix dernières
années disent le malaise des banlieues, le racisme, la violence, la haine
qu’éprouvent les jeunes des cités 3. Alors que les Beurs et les minorités
devenaient plus visibles en littérature générale 4, au cinéma, à la
télévision et dans la musique, la littérature jeunesse ne demeura pas en
* Michèle Bacholle-Bošković est Professeur en études françaises à Eastern Connecticut
State University (États-Unis).
1 A. Begag & A. Chaouite, Écarts d’identité, Paris, Le Seuil, 1990.
2 Voir par exemple M. Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Gallimard, 1988 et
F. Belghoul, Georgette !, Paris, Barrault, 1986.
3 Dans M. Razane, Dit violent, Paris, Gallimard, 2006, Mehdi nourrit sa vengeance contre
une bande ennemie et dénonce la violence des institutions à l’égard des jeunes des
cités.
4 Voir comme ouvrages de référence M. Laronde, Autour du roman beur. Immigration
et identité, Paris, L’Harmattan, 1993 ; A. Hargreaves, Voices from the North African
Immigrant Community in France: Immigration and Identity in Beur Fiction, New York,
Berg, 1991 et un numéro spécial de la revue Expressions maghrébines édité par Alec
Hargreaves et intitulé Au-delà de la littérature « beur » ? (été 2008).
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352
reste 5. Au fil des ans, les illustrations laissèrent apparaître des enfants
« autres » (d’origine maghrébine, africaine, asiatique) au milieu des
petites têtes blondes 6. Des auteurs de littérature générale, tels Azouz
Begag, Gisèle Pineau, Marie Ndiaye, Tahar Ben Jelloun se tournèrent
vers le public jeunesse. Les auteurs de littérature jeunesse exprimèrent
de façon plus ou moins ouverte, avec sérieux ou avec humour, une
réalité sociale de plus en plus présente dans l’actualité. Ainsi au
début des années 1990 Jeanne Benameur écrivit Samira des QuatreRoutes en réponse à « l’aggravation du problème posé par la double
culture, aggravation très lourde pour les filles en particulier en milieu
maghrébin » 7. Plus récemment, Jean Molla, dans Djamila, dénonce,
avec beaucoup de tact et d’émotion, la violence faite à l’encontre
des filles dans les cités, violence qui a motivé la création en 2003 de
l’organisation « Ni putes ni soumises » 8. Dans Couscous clan, Guillaume
Guéraud fait dire à un de ses personnages que les meilleurs films « sont
ceux qui nous regardent autant qu’on les regarde… Ça doit être aussi
valable pour les livres ! […] Ces mensonges permettent parfois de nous
faire toucher la vérité de plus près ! » 9. C’est cette vérité que dévoile par
exemple Brigitte Smadja dans Il faut sauver Saïd 10 ; elle y tire le signal
d’alarme d’une institution scolaire à la dérive. Lieu d’apprentissage – et
de questionnement identitaire, comme dans le roman de Belghoul –
l’école est devenue un lieu de lutte et de survie 11.
5
Même si, en 1993, l’éditrice Fazia Kerrad se disait « alertée […] en France par la
pauvreté des ouvrages de jeunesse à coloration maghrébine » (« Le Maghreb en
cause. De la rupture à l’échange », dans J. Perrot (dir), La Littérature de jeunesse au
croisement des cultures, Créteil, CRDP de l’académie de Créteil, 1993 [p. 233-248],
p. 241). Cette coloration fut graduelle, elle commença dans les années 1990 et prit
son essor dans les années 2000.
6 Voir M. Bacholle-Bošković, « Ce que lisent nos “têtes blondes” : minorités visibles
dans la France contemporaine », The French Review, 2008, vol. 81, n° 5, p. 882-894.
7 J. Benameur, Samira des Quatre-Routes, Paris, Père Castor Flammarion, 1992, p. 4.
8 « Pour dire non à la dégradation constante et inadmissible que subissent les filles
dans nos quartiers » (cf. site <www.niputesnisoumises.com>).
9 G. Guéraud, Couscous clan, Rodez, Le Rouergue, 2004, p. 174-175.
10 B. Smadja, Il faut sauver Saïd, Paris, École des Loisirs, coll. « Neuf », 2003.
11 Cf. M. Bacholle-Bošković, « Et les enfants, alors ? Une littérature beure de
jeunesse ? », Expressions maghrébines, 2008, vol. 7, n° 1, p. 165-166.
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12 Communication personnelle.
13 M. Laronde, « La “Mouvance beure” : émergence médiatique », The French Review,
1988, vol. 161, n° 5, p. 684-692, citation p. 689.
14 Cf. M. Bacholle-Bošković, « Auteurs de jeunesse franco-maghrébins : un modèle
d’intégration ? », Neohelicon, 2009, vol. 36, n° 1, p. 65-74.
15 M. Soriano, Guide de la littérature pour la jeunesse, Paris, Flammarion, 1975,
p. 188.
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michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
Les romans cités ci-dessus abordent de front des sujets précis. D’autres
textes effectuent une approche « par la bande », pour reprendre le terme
utilisé par Hubert Ben Kemoun en référence à son approche du racisme
et des tensions sociales 12. D’une « spécificité beure » 13, il ne reste par
exemple dans Je suis un gros menteur de Karim Ressouni-Demigneux
que l’entourage du héros, lui-même « marocain-bourguignon » (comme
l’auteur), et des réflexions sur le racisme, l’appartenance ethnique, la
honte, les traditions religieuses. Dans L’Œuf du coq, Ben Kemoun plante
le décor de sa satire politique dans un zoo où règne un coq tricolore et
borgne qui signe l’arrêt d’expulsion des animaux étrangers. Nadira Aouadi
et Mohamed Rouabhi défendent, quant à eux, le droit à la différence de
l’enfant, Aouadi dans une histoire de gentils monstres à la solution légère,
Rouabhi, qui se proclame « algérien et français en même temps », dans
un conte moins optimiste puisque l’enfant achèvera sa métamorphose
en poisson et s’éloignera des hommes. Examiner en détail tous les textes
ayant trait aux minorités visibles serait bien présomptueux et excède les
objectifs de cet article 14. Nombre d’auteurs jeunesse s’emploient à faire
tomber les barrières des classifications, à brouiller les limites, à défier les
discours théoriques. Ils écrivent aussi bien sur le quotidien que sur le
fantastique, des contes dits modernes que des romans policiers. Comme
le remarquait Marc Soriano, « quand il s’agit de livres pour enfants, il est
pratiquement impossible de se limiter à leur texte. Il faut très vite en venir
à leur contexte, au monde adulte dont ils expriment les exigences et les
contradictions : conflits entre groupes sociaux, rapports entre l’idéologie
dominante et celle des classes dominées » 15, rapports qui se déclinent dans
la France contemporaine selon des lignes ethniques et culturelles et non
plus seulement sociales. Vingt ans plus tard, l’auteure jeunesse Rolande
Causse exprime indirectement la responsabilité sociale des auteurs
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354
jeunesse : « La xénophobie et le racisme accompagnent l’inculture […].
L’enseignement de l’histoire, celui des langues, la fréquentation des livres
permet d’être plus vigilants et de lutter plus efficacement afin d’endiguer
tout racisme » 16. Rappelons l’existence de la loi du 16 juillet 1949, révisée
en novembre 1954, qui interdit la publication d’ouvrages pour la jeunesse
de nature « à inspirer ou à entretenir des préjugés ethniques » 17. Dans les
vingt dernières années, nombre d’auteurs jeunesse se sont lancés, chacun
à sa manière, dans la bataille pour l’égalité et contre le racisme, ce qui les
qualifierait d’« écrivains engagés ». Nous nous proposons d’exposer ici
les réflexions faites sur le multiculturalisme et les minorités visibles en
littérature jeunesse par une dizaine d’entre eux, choisis pour la pertinence
de leur œuvre à ce sujet, sans préoccupation de leur appartenance
ethnique ou religieuse, de leur âge ou de leur productivité littéraire 18.
En nous appuyant sur ces réflexions, nous nous intéresserons tout
d’abord au monde de l’édition et aux résistances qu’il peut opposer à
la prise en compte de ces thématiques. Dans un second temps, il s’agira
d’examiner les modalités de l’engagement telles que les expriment les
auteurs, pour ensuite mesurer l’importance que revêt à leurs yeux la
mémoire des origines. Nous conclurons notre propos en soulignant le
souci qu’ont les auteurs convoqués ici de ne pas basculer dans une forme
caricaturale de l’engagement par le recours à une conception ouverte de
l’identité.
LE MONDE DE L’ÉDITION FACE AUX MINORITÉS
Certains auteurs déplorent encore une certaine « frilosité » chez les
éditeurs, et ce en termes plus ou moins accusateurs. Catherine Kalengula,
qui a commencé par publier dans la presse et qui est entrée sur la scène de
16 R. Causse, Qui a lu petit lira grand, Paris, Plon, 2000, p. 147.
17 A. Fourment, « Les Publications périodiques depuis le XVIIIe siècle : distraire et
éduquer », dans A. Renonciat, V. Ezralty & G. Patte (dir). Livres d’enfance, livres de
France, Paris, Hachette jeunesse, 1998, p. 103-116, p. 113.
18 Ces entretiens réalisés entre février 2006 et novembre 2008 figurent dans
un manuscrit encore inédit, intitulé Propos d’auteurs jeunesse : Autour du
multiculturalisme et des minorités visibles.
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l’édition avec Francette, une héroïne métisse 19, pense que « les éditeurs
ne sont pas forcément prêts à changer, surtout au niveau album ». Susie
Morgenstern, réfléchissant à son statut d’auteure de jeunesse américaine
installée en France et écrivant en français, son statut de « bicul » – un être
« en possession de deux cultures » – note l’impossibilité d’être en France
un trait d’union « comme en Amérique : Italo-Américain, IrlandaisAméricain, etc. Pas possible ! » 20. Interrogée à ce sujet, Marie-Félicité
Ebokéa, auteure camerounaise vivant à Paris tranche :
L’éditeur auquel Marc Cantin soumit le manuscrit de Demain, je serai
africain, prit moins de gants. Après lecture de ce petit livre où l’enfant
(blanc) émet le souhait de devenir africain, l’éditeur
est intervenu pour en interdire la publication, sous prétexte qu’il
trouvait choquant qu’un enfant blanc veuille devenir noir ! J’ai arrêté de
travailler pour cet éditeur, l’éditrice a démissionné... […] Aujourd’hui
[fin 2008], les éditeurs n’ont plus peur de sortir ce genre de texte. Il y
a dix ans, certains étaient encore frileux, par convictions personnelles
et parce qu’ils pensaient que les parents des lecteurs pourraient être
choqués. Il y a dix ans, en presse jeunesse, il fallait aussi être « lisse »,
représenter un Africain si on racontait l’histoire d’un enfant français
qui se rendait en voyage en Afrique, ou si on parlait clairement, de
façon réaliste, d’un problème lié à l’immigration, au racisme. Puis,
19 Cette série, publiée chez Hatier, compte à ce jour cinq titres : Mystère à l’école
(2007), Drôle de momie ! (2007), Mission Noël (2007), Enquête à quatre pattes
(2008) et Le Fantôme de Trucmachin (2009).
20 S. Morgenstern, « Le Biculturalisme du troisième type », dans J. Perrot (dir),
La Littérature de jeunesse au croisement des cultures, Créteil, CRDP de l’académie
de Créteil, 1993, p. 173-182, p. 173 et p. 177.
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355
michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
on ne peut être qu’un, pas les deux. Quand j’essaie de vendre des histoires
qui n’ont rien d’africaines, on me dit « Mais non, reste dans ce que tu
sais faire. Tu es Africaine, raconte-nous des belles histoires africaines ».
[…] on ne peut pas faire cohabiter cette fierté, cette multiculturalité,
dans la littérature en France. La France est une vieille fille qu’il ne faut
pas brusquer.
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un peu avant 2000 (l’effet Coupe du Monde, Black, Blanc, Beur ?), la
volonté de représenter les minorités a été mieux accueillie, demandée
(timidement).
Ebokéa rejoint Cantin sur ce point, admettant que « la littérature de
jeunesse est le lieu où on est le plus visible aujourd’hui ». Mais cette
visibilité se fait selon des modalités qui suscitent des critiques. Kalengula
note ainsi que
356
dans des romans ado, on voit un petit peu plus peut-être de personnages
maintenant maghrébins, africains, mais c’est toujours pour parler de
problèmes de cité, ou de problèmes de racisme. On ne les voit jamais
évoluer dans une vie normale, si je peux dire, avec des problèmes comme
les autres. [...] Je trouve que c’est ça qui a besoin vraiment d’évoluer.
Nous reviendrons sur ce sujet.
Il est difficile de dater l’apparition des minorités visibles et du
multiculturalisme sur la scène de l’édition. L’illustrateur Marcelino
Truong 21 rappelle que les éditions Syros avaient lancé dans les années 1980
la collection « Multicultures ». Comme d’autres, dont La Découverte,
Syros était au nombre des éditeurs « progressistes ». De nos jours, il y a
dans l’ensemble une ouverture. Kalengula, qui n’avait pas initialement
imaginé sa petite Francette métisse, fut agréablement surprise de l’accueil
fait par Hatier à cette idée, de la liberté qui lui fut octroyée. De mes
interlocuteurs, Louis Atangana 22 fut le plus virulent à ce sujet : « Le
Rouergue et quelques autres tentent d’être différents mais ce n’est pas
facile. En fait, tout le monde produit les mêmes romans par peur de
prendre des risques ; d’assumer une différence […]. Il faut que les éditeurs
français se rendent compte que la France a changé et que les minorités
visibles sont capables d’écrire des romans sur ces questions. Mais ces
romans ne doivent pas non plus montrer trop de bons sentiments », et
21 Il est aussi l’auteur d’une série de livres situés dans le Viêt-nam du XIXe siècle,
avant la colonisation française, avec la jeune fille Fleur d’eau comme personnage
principal. Depuis 1991, Truong a illustré plus d’une centaine de livres jeunesse.
22 Auteur de trois romans pour adolescents : De nulle part (Le Rouergue, 2002),
Chambre 27 (Le Rouergue, 2003) et Vertige virtuel (Rageot, 2009).
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il ne faut pas non plus penser que la « représentation des minorités »,
s’empresse-t-il d’ajouter, soit « la chasse gardée des auteurs issus des
minorités visibles ». Il est clair pour lui que la « frilosité » des éditeurs à
l’égard du multiculturalisme et des minorités visibles s’explique par le
passé colonial de la France.
La question de l’origine dans De nulle part est intimement liée à ce
passé, la cité n’étant qu’un prolongement, en métropole, des quartiers
indigènes dans les villes coloniales. […] Je voudrais d’ailleurs rappeler
que les banlieues ne sont pas seulement une continuité des quartiers
indigènes. Elles proviennent aussi des « quartiers dangereux » du xixe et
du xxe siècle, « classe laborieuse, classe dangereuse ».
LES MODALITÉS DE L’ENGAGEMENT
Il y a toutefois représentation et représentation ; anodine, indirecte (par
le biais des illustrations ou par la présence d’un petit copain beur aux
côtés du héros 23) ou directe, plus engagée, avec désignation de problèmes
précis, comme la situation des sans-papiers incarnés par le personnage du
jeune Félix créé par Marc Cantin 24 ou celle des sans-abri représentés dans
23 H. Ben Kemoun, Tous les jours, c’est foot !, Paris, Nathan, 1996 et les autres livres
de la série « Nico ».
24 Trilogie parue chez Milan, Moi, Félix, 10 ans, sans-papiers (2000), Moi, Félix, 11 ans,
français de papier (2003) et Moi, Félix, 12 ans, sans frontières (2003). Cantin se livre
en fait dans ses textes aux deux approches, directe et indirecte.
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michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
Pour Atangana, la « littérature de jeunesse est surtout une littérature
de classe moyenne […] on a des difficultés à représenter les milieux
populaires » ; or, les « minorités dites visibles appartiennent pour une
large part à ce milieu ». Il impute l’impossibilité de la littérature de
jeunesse à aller de l’avant dans sa représentation du multiculturalisme
et des minorités visibles aux « imageries issues de la colonisation qui
hantent encore l’inconscient collectif. La société française a besoin de
se mettre “sur le divan” et de se regarder telle qu’elle est ». La littérature
jeunesse s’offre alors comme un miroir tendu à notre société.
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L’Envers du décor de Gudule. En 1996, Cantin voit le traitement que font
les journalistes des événements de l’église Saint-Bernard,
et je me dis qu’on ne peut jamais vraiment se mettre à la place d’un
sans-papiers. Articles de presse ou reportages TV/radio nous laissent
toujours à distance. Je pense alors qu’un roman à la première personne
et au présent, où le lecteur aurait l’âge du héros, pourrait permettre
cette identification, permettre de comprendre un peu mieux ce qu’est
la clandestinité.
358
Commence alors pour lui un travail d’enquête et de dénonciation 25.
Devant le succès du premier tome, l’éditeur en commanda un deuxième,
puis un troisième. Gudule, elle, manifesta aux côtés du professeur Albert
Jacquard en faveur des plus démunis :
L’Envers du décor est le fruit de ma révolte face à la misère. Lorsque
je l’ai écrit, je vivais dans le dix-huitième arrondissement de Paris,
près de la Porte de la Chapelle. De nombreux sans-abri hantaient
les rues de mon quartier et l’hiver était particulièrement froid. Cela
m’était insupportable. Je n’en dormais plus la nuit. J’ai donc décidé
d’écrire un livre pour exprimer ma colère face à cette situation
insupportable.
Témoins de situations sociales inacceptables, les auteurs s’engagent.
Témoins d’une société en mutation, ils ne peuvent que la refléter. « Le
multiculturalisme, qu’il soit accepté ou non par certains, est un fait,
explique ainsi Cantin. Selon moi, on doit donc le retrouver dans une
écriture contemporaine qui se prétend en phase avec le monde ». Si des
auteurs comme Cantin et Gudule offrent dans leurs textes un reflet de la
société française contemporaine, d’autres s’attachent aussi à déconstruire
des discours, telle Dounia Bouzar, auteure d’essais 26, anthropologue
25 Auteur de terrain, Cantin se rend régulièrement en Amérique du sud ; voir son site
(et son blog) : <http://cantin.apinc.org>.
26 Pour la jeunesse elle a publié chez De la Martinière Être musulman aujourd’hui
(2003), À la rencontre des Musulmans (2003) et À la fois française et musulmane
(2002) ; parmi sa production générale, citons L’une voilée, l’autre pas, Paris, Albin
Michel, 2003.
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spécialiste du fait religieux, membre pendant deux ans du Conseil
Français du Culte Musulman : « J’estime que mon engagement citoyen
à moi est de déconstruire tous les discours quand on parle de culture
ou de religion et que c’est là que je suis compétente et c’est là que je
fais avancer le vivre ensemble ». Femme de terrain, ancienne éducatrice
à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, elle se trouva fort souvent en
première ligne et impute nombre de problèmes au manque de repères et
aux insuffisances du travail de mémoire :
Mémoire des origines
Plusieurs des auteurs interviewés insistent sur l’importance de la
connaissance du passé et des origines. Aouadi, Algérienne venue
en France à l’âge de cinq ans, s’adapta sans problème à sa nouvelle
situation 27 : « Je n’ai pas eu à me chercher ou à me reconnaître dans une
communauté, ou dans une identité étant donné que je savais d’où je
venais. J’ai en effet la chance d’avoir des parents qui ont cultivé ce travail
de mémoire. Ils nous ont transmis oralement des trésors d’anecdotes et
d’aventures familiales. Ce sont des histoires qui m’ont donné des ailes ».
Gudule rejoint Aouadi ; à propos de son héroïne Mélodie, métisse née
27 Elle a jusqu’à présent principalement publié dans la presse, sauf Zig, Paris, Anna
Chanel, 2009.
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michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
La génération qui a grandi à l’ombre d’une mémoire défaillante et
partielle va très mal, non pas parce qu’elle n’est pas intégrée et qu’elle
a une culture différente, mais parce qu’elle n’a pas de culture, donc
elle n’a pas de références. […] je voulais essayer de briser un peu ce
tabou, cette histoire qui devient tabou, qui n’est parlée ni par un récit
collectif qui aurait pu se déployer en France et qui aurait pu libérer la
parole – on a énormément de mal à faire le récit du passé colonial, de
l’histoire des relations entre la France et l’Algérie... […] D’un côté,
nous avons donc un silence porté par la société, et de l’autre côté un
silence porté par les pères qui se sont figés aussi. Je voulais essayer de
donner quelques repères à ces gamins pour les aider à ne pas tomber
dans ces trous de mémoire.
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de mère célibataire française et de père jamaïcain (presque) inconnu 28,
elle relève que
[s]avoir qui l’on est, d’où l’on vient, avoir de véritables racines culturelles
et familiales, vous situe, par rapport à l’autre et à vous-même. […] avoir
une véritable appartenance et une place au sein d’un groupe ethnique,
est un facteur d’équilibre mental. Mélodie, elle, est dans le flou.
360
Vincent Ntuygwentondo, héros d’Atangana que l’on suit de 9 à
18 ans, éprouve un problème identitaire semblable 29. Ses parents sont
morts dans un accident de voiture alors qu’il avait moins de trois ans,
sa grand-mère l’a élevé dans le silence de ses origines « vaguement »
africaines. L’auteur note que le rapport au passé reste « problématique »
pour Vincent ; à « cause du silence de sa grand-mère. Il vit son passé
de manière douloureuse. Avec un doigt accusateur porté sur lui : on le
somme de décliner son origine », origine qu’il cherche dans les papiers de
sa grand-mère, à la bibliothèque municipale, en vain. Pour des enfants
comme Mélodie et Vincent, ces enfants qui ont grandi dans « les trous de
mémoire » (Bouzar), le travail de mémoire se révèle essentiel et salutaire.
Atangana observe, comme Bouzar, que les « jeunes n’ont plus de repères.
Ils naviguent dans des bouts de cultures de manière tout à fait superficielle.
Y compris avec la culture dite d’origine. Ils reprennent des imageries qui
ne sont pas la réalité ». Dans La Barque de Tran Quoc Trung, le narrateur
de treize ans se sent perdu dans cette France où il vient de s’installer 30. Il
veut à la fois oublier et se souvenir. Sa grand-mère, qui garde et transmet
rites et traditions, joue dans sa vie un rôle prépondérant. Pour Tran, ce
personnage inspiré de sa grand-mère paternelle « dit quelque chose du
lien entre générations, de la transmission, de la passation d’une mémoire
et d’une histoire familiales qui ne doivent pas nous écraser mais qui font
partie de chacun d’entre nous » et sans lesquels, ajouterons-nous, on
ne peut aller de l’avant. Toujours prompt à indiquer la signification de
son nom, Ben Kemoun explique en ce sens : « Pour savoir où je vais, j’ai
28 Gudule, Mélodie des îles, Paris, J’ai lu, 2001.
29 L. Atangana, De nulle part, Rodez, Le Rouergue, 2002.
30 Tran Quoc Trung, La Barque, Paris, L’École des loisirs, 2001.
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besoin de savoir d’où je viens », équation simple, mais qui fait souvent
défaut à beaucoup de jeunes et aux divers personnages imaginés par ces
auteurs. Ebokéa se rappelle quant à elle l’accueil qui lui fut réservé lors
d’un séjour aux États-Unis :
Aux États-Unis, devant le regard moins lénifiant de l’autre, qui ne va
pas parfois sans un certain racisme, elle retrouva ses racines africaines,
bases de son écriture.
L’IDENTITÉ COMME LIEU D’ÉCHANGE ET OUVERTURE AUX AUTRES
Que prônent alors ces auteurs ? Plus de visibilité des minorités, mais
sans ostentation, sans que ce soit lié à un problème, comme l’a énoncé
Kalengula plus haut. Une banalisation, somme toute, du multiculturel,
des minorités visibles, comme l’explique aussi Bouzar : « C’est plutôt
ça que j’aimerais prôner, que ça se normalise. […] Qu’on ne dise pas
“Ah, tiens, aujourd’hui c’est un Noir qui présente le journal”, qu’on
ne le voie plus, qu’on voie un Français ». Notons ce paradoxe : cette
banalisation n’empêche pas l’existence de groupes minoritaires, ni
n’exclut le sentiment d’appartenance à de tels groupes. Nous demeurons
encore dans un discours sur les minorités visibles. La banalisation de
cette question conduira d’un discours sur les minorités « invisibles »,
trop présentes pour que leur absence soit remarquée, à une conception
ouverte de l’identité qui correspond au vécu de ces auteurs et à ce qu’ils
instillent dans les personnages qu’ils mettent en scène, personnages nés
de l’expérience migratoire, de la rencontre de deux cultures, de deux
modes de vivre et de penser. Le texte se présente alors comme un lieu
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michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
Camerounaise aux États-Unis, je suis vraiment une nigger. […] les
gens me renvoyaient un regard, j’étais une Africaine […]. Ici, […] on
fait semblant de ne pas voir que tu es afro, on n’en parle surtout pas,
on n’est pas raciste et en fait on t’endort. […] les États-Unis m’ont
fait un bien fou en me renvoyant « Tu es noire, un point c’est tout.
En tant que Noire, tu as quelque chose à nous apporter, tu l’apportes.
Tu vis avec ce que tu es, mais tu peux participer à la construction de
quelque chose ».
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d’interrogation, d’exploration de l’identité, un moyen de donner aux
jeunes les outils pour formuler leur propre identité et comprendre celle
des autres. Pour Tran, « écrire pour les jeunes, c’est partager avec eux des
interrogations […], des “ressentis”, leur donner les “mots” qu’ils n’ont
pas encore (et surtout pas donner des leçons de morale !) ». Car, en effet,
combattant les stéréotypes et idées préconçues, il ne faut pas tomber
dans le piège inverse : « L’harmonie, ce n’est pas, j’aime tout le monde, ça
c’est le politically correct qui sévit de plus en plus, en littérature jeunesse
comme ailleurs » affirme Ben Kemoun 31. De même ne faut-il pas tomber
dans une sorte de discrimination positive. Gudule insiste sur le fait qu’elle
« ne décide pas d’un “quota” de personnages de couleur […]. Cette
démarche m’apparaîtrait comme démagogique et même insultante, à la
limite ». Pour l’illustrateur, l’écueil principal est celui de la caricature. En
1991, Isabelle Fuhrman, directrice artistique chez Je bouquine, proposa
à Truong d’illustrer un texte de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse
Condé 32 ; Fuhrman avait
fait appel à moi parce que, pour traiter un sujet où il n’y a que des Noirs,
elle souhaitait quelqu’un qui, je crois, j’imagine, fasse des Noirs qui ne
soient pas caricaturaux, qui ne soient pas l’étiquette du Banania. […]
c’est quelque chose qui me tient à cœur, d’essayer de donner toujours
à mes personnages qui ne sont pas blancs, une dignité. […] je n’aime
pas, c’est vrai, les caricatures […] parce que, sans monter sur mes grands
chevaux, c’est quand même une forme de racisme, et c’est quelque chose
après qui est très vite capté par les enfants […].
Ces parodies de tous bords sont porteuses « de stupidité » et
potentiellement dangereuses – et Truong d’évoquer les représentations
caricaturales récupérées par le nazisme. Aux stéréotypes vecteurs de
31 Expression américaine, « politically correct » qualifie par exemple l’effort qui est
fait de remplacer des termes jugés offensants (sexistes, racistes etc.) par des
termes neutres – ainsi « African American » a remplacé « Negro ». Ce comportement
n’est pas très éloigné de l’« affirmative action », mouvement qui promeut les
minorités (femmes, Afro-américains, latinos, etc.) et règle maints aspects de la vie
américaine – traduit en français par « discrimination positive ».
32 M. Condé, Haïti chérie, Paris, Bayard jeunesse, 1991.
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préjugés 33, l’auteur et l’illustrateur jeunesse ne peuvent répondre par
des généralisations et des clichés.
Ainsi, tous ces auteurs sont engagés, conscients d’être porteurs d’une
certaine responsabilité sociale. Ben Kemoun l’exprime clairement :
Bien sûr qu’un auteur doit s’engager. Pas nécessairement dans un
parti politique, mais être membre à part entière de la vie de sa cité,
oui ! Je n’écris pas pour mon nombril, mais en tant que citoyen ayant
l’immense, l’incommensurable prétention, non de changer le monde,
mais de bouleverser quelque chose chez mes lecteurs. Eux, devenus plus
grands, se chargeront de le faire évoluer, ce monde.
33 Dans Vacances forcées de Kalengula, les deux héroïnes – Nora la banlieusarde
et Charlotte la campagnarde – « franchissent les barrières de leurs préjugés,
construits malgré elles, par ce qu’elles entendent à la télé ou ce que leur racontent
les adultes » (Kalengula).
34 K. Ressouni-Demigneux, Ce matin, mon grand-père est mort, Paris, Rue du monde,
2003.
raison13.indb 363
363
michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
Ressouni-Demigneux s’est trouvé « engagé » comme malgré lui. Malgré
son divorce, sa mère décida de lui donner un prénom marocain et lui
imposa de porter ses deux noms de famille tout au long de sa scolarité
en France. Il remarque qu’il a « toujours eu cette chose un peu bizarre
d’avoir une culture qui m’était plaquée sur le visage. Effectivement, moi
j’ai toujours été assigné à une origine que je devais un peu fantasmer, qui
n’était pas mon vécu ». Son premier roman, à base autobiographique 34,
ne fait aucune mention de l’apparence physique ou de l’identité ethnique
de l’enfant, « il n’y avait strictement rien sur les origines du petit garçon.
Je crois en fait que pour moi, ça n’avait aucune importance dans cette
histoire-là. L’essentiel, c’était de raconter cette histoire d’amour entre
ce grand-père et ce petit garçon ». Mais en apposant son nom sur la
couverture du livre, il savait que « de toute manière, on me renverrait sans
arrêt à mes origines. Lorsque je rencontrais des classes pour Ce matin,
mon grand-père est mort, on parlait évidemment du livre, du roman, mais
tout un pan de la discussion portait toujours sur moi, sur mes origines ».
Ressouni-Demigneux abdiqua devant ce fait de sa vie. En signant avec
l’éditeur Alain Serres (Rue du Monde), il lui dit « qu’il y aurait une
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suite [Je suis un gros menteur] et que le petit garçon, là, on connaîtrait
ses origines. Je me souviens que je l’ai dit en pensant à l’illustrateur, en
disant à mon éditeur qu’il ne fallait pas que le petit garçon soit un petit
blond aux yeux bleus, qu’en fait il aurait des origines marquées par la
suite » 35. Ce matin, mon grand-père est mort porte toutefois la dualité de
son auteur dans la co-existence du texte (au passé) et des légendes des
illustrations de Daniel Maja (au présent) 36. Dans ses rencontres avec
les enfants, comme dans ses textes, Ressouni-Demigneux joue de leurs
attentes : « j’use et j’abuse de mon côté Karim quand ils ont des réactions
que je trouve très sectaires dans leur arabité ou dans leur côté religieux un
peu fermé […], je leur donne un discours qui va un peu les contrarier ; je
joue sur cette projection ». De par son double patronyme et l’usage qu’il
en fait, Ressouni-Demigneux illustre parfaitement le caractère fluide de
l’identité et favorise le questionnement et l’échange.
Les auteurs interviewés ont ainsi conscience d’être porteurs d’une
responsabilité sociale. Mais ils ne se veulent ni prédicateurs, ni donneurs
de leçons… ou de réponses. Pour Atangana, « [l]e roman ne peut faire
qu’une chose. Interroger. Appuyer là où ça fait mal. Il faudrait éviter
une littérature revendicative et tirant vers une volonté de repentir ». Ils
reconnaissent la nécessité de s’ouvrir aux autres. Ben Kemoun estime
que son travail d’auteur consiste à « ouvrir le champ de vision de [s]es
lecteurs […]. Avec un livre, on voit plus loin, on agrandit l’espace et le
monde » ; l’autre est source d’enrichissement, – « les solutions viennent
de l’extérieur », ajoute-t-il. Il faut s’ouvrir aux autres et être à l’écoute,
35 Ce premier livre illustre une remarque de Claude-Anne Parmegiani (« Livres
d’images, livres illustrés, 1945-1995 », dans A. Renonciat, V, Ezralty & G. Patte
(dir.), Livres d’enfance, livres de France, Paris, Hachette jeunesse, 1998, p. 85-95) :
l’image continue de s’émanciper vis-à-vis du texte, qui noue « un dialogue différent
avec l’écrit dont elle offre désormais une lecture plurielle » (p. 95). Notons que les
déclarations de Ressouni-Demigneux révèlent une manière générale et persistante
de décliner la question de l’origine en termes relatifs à l’intégration – le petit blond
aux yeux bleus a lui aussi des origines.
36 Dans le troisième livre mettant en scène Ismaïl, Ressouni-Demigneux aborde un
sujet encore tabou en littérature jeunesse, l’homosexualité (cf. Je ne pense qu’à ça,
Paris, Rue du monde, 2009).
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c’est encore ce que souligne Cantin : « L’important, c’est d’être toujours
prêt à réfléchir [aux problèmes posés] et de rester à l’écoute. C’est ce
que j’attends de mes lecteurs ». En imaginant ces personnages qui vont
parfois « vivre une aventure difficile, parfois très violente, parfois injuste »
et pour qui « rien ne sera plus jamais comme avant, l’auteur n’aura pas
nécessairement vaincu le racisme, viré les fascistes de son quartier, porté
les candidats de progrès vers des victoires électorales [...]. Non, grâce à
l’histoire, il aura passé un Rubicon essentiel pour lui », et le jeune lecteur
aura passé avec lui son propre Rubicon (Ben Kemoun). Ensemble, ils
iront vers un meilleur « vivre ensemble, dans la diversité » (Cantin) et
construiront une société « saine » (Gudule).
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michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse
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LE VAMPIRE ET LA JEUNE FILLE,
OU COMMENT GRANDIR À L’OMBRE DE TWILIGHT…
Isabelle Casta*
D. Mellier, L’Écriture de l’excès, Paris, Champion, 1999, p. 433
On trouve les « blockbusters » des lectures adolescentes, en plus des
ouvrages et auteurs « organiquement » cooptés pour ce créneau, dans
la « vague-vampire » qui submerge l’édition en ce moment ; une vague,
ou plutôt un typhon, car la saga de Stephenie Meyer 1 a été lue à ce jour
par 85 millions de lecteurs (lecteurs au sens de « lectrices » en immense
majorité !). Cela ne peut être négligé, les chiffres quittant ici leur simple
367
raison publique n° 13 • pups • 2010
Alors qu’Emma est une femme comme une femme, Dracula n’est
comme rien. […] Ce que raconte l’histoire de Dracula n’est semblable
à rien, si ce n’est à d’autres histoires. Qu’il n’y ait de vampire nulle part
hors de la fiction oblige, pour penser Dracula, à en faire un symbole
ou un motif.
* Isabelle Casta est maître de conférences en littérature française à l’université de
Picardie.
1 Il s’agit d’une tétralogie composée de : Fascination, Tentation, Hésitation et Révélation,
Paris, Hachette, 2006-2009. Les adaptations cinématographiques drainent autant de
spectateurs, décuplant l’effet-roman par l’effet-image. 383 millions de dollars pour
Fascination… et troisième meilleur démarrage de l’histoire du cinéma avec Tentation,
l’opus 2 sorti le 18 novembre 2009, juste derrière Spider-Man III et Batman - Dark
Knight, avec 164 millions de dollars la première semaine d’exploitation. En France,
2 400 000 entrées en une semaine confirment la ferveur intacte des fans ; un milliard
de dollars pour les deux films et quatre-vingt-cinq millions de livres vendus pour la
tétralogie propulsent Stephenie Meyer, paisible mère de famille de l’Arizona, sur le
podium de Roald Dahl et de J.K. Rowling ; toute une mythologie s’érige déjà autour
de l’écriture même de la saga : un rêve, quelques pages, puis un ouvrage refusé par
14 maisons d’édition ; enfin l’acceptation, le succès immédiat, le bouche à oreille
fulgurant, l’attente fébrile des fans de tome en tome… la légende peut commencer.
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valeur statistique pour accéder à un statut anthropologique : oui, dans la
gigantesque « chick lit » (littéralement : « la littérature pour poulettes »), la
« bit lit » (« littérature de morsure ») est en train de devenir un phénomène
de société – et donc une interpellation pour tous ceux qui s’intéressent
à la littérature de jeunesse.
Si l’on interroge de près l’histoire récente des succès du genre, on
trouve, au sommet de la pyramide, Harry Potter, puis Buffy the Vampire
Slayer (dont 45 romans sont parus aux éditions Fleuve noir, en asymptote
avec la série télévisée devenue culte) qui se présente comme une variante
féministe de la relative hiérarchie masculine de Poudlard et enfin, Twilight.
Rappelons que ces trois histoires se déroulent dans un cadre scolaire
(lycée puis université pour Buffy, lycée pour Twilight, école de magie
pour Harry) : la relative proximité avec la vie quotidienne de l’adolescent
lecteur renforce le sentiment d’appartenance et de familiarité.
La mode « vampire », depuis les premiers récits de John William Polidori
(Le Vampire, 1819), de Sheridan le Fanu (Carmilla, 1871) en passant par
La Ville Vampire de Paul Féval, La Morte Amoureuse de T. Gautier, Dracula
de Stoker jusqu’aux récentes variations d’Anne Rice, Fred Saberhagen,
Loren D. Eastleman, Kim Newman 2, Laurell K. Hamilton… (j’arrête
là une liste qui pourrait prendre l’allure d’une litanie 3), n’a jamais cessé
de fasciner les jeunes lecteurs, comme si entre l’adolescent et le vampire
il y avait une parenté mystérieuse, une histoire commune, un chemin
à tracer qui les rassemble. Il est intéressant de constater que la topique
vampirique s’est cependant récemment inversée.
La littérature de jeunesse institutionnelle véhicule un bagage
majoritairement « bien-pensant » qui remplace peu ou prou les cours
de morale républicaine de jadis 4 : on peut s’en irriter, s’en réjouir ou
2 Son Anno Dracula (Paris, J’ai Lu, 1998) appartient à l’un des sous-genres de la fantasy,
l’historic fantasy : on y retrouve l’influence de Alan Moore, l’auteur de La Ligue des
gentlemans extraordinaires et de Watchmen.
3 Sans résister pourtant à citer encore Smarra (1821) et Infernaliana (1822) de Ch. Nodier,
La Guzla (1827) de P. Mérimée, L’Oupire et La Famille du vourdalak, d’A. Tolstoï (1841),
Le Gardien du cimetière, de J. Ray (1919) ou La jeune vampire, de J.H. Rosny (1920)…
4 I. Nières-Chevrel rappelle ainsi que : « Dans l’enseignement primaire, la littérature
d’enfance est sollicitée pour nourrir la leçon de morale qui ouvre la journée »
(Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier jeunesse, 2009, p. 209).
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LE PRÉDATEUR ET LA JEUNE VIERGE… UN FANTASME RÉCURRENT !
Peut-être, par le vaste monde, existe-t-il un être dont les aspirations
s’harmonisent à mes désirs, inconditionnellement, sans compromis
d’aucune sorte, un être plein, entier, solitaire, ivre d’affection et de
vérité, blessé sans doute, comme je le suis moi-même…
F.-S. Pauly, L’Invitée de Dracula, Paris, Denoël, 2001, p. 339
À l’origine, le mythe vampirique n’a rien de particulièrement
« glamour ». Il résulte plutôt du croisement, très bien analysé par Claude
Lecouteux et Jean Marigny, de trois éléments :
1. Un homme, un lieu, un temps : le voïvode Vlad « Tepes » 6 Szekelys
Basarab III est un prince valaque né en 1431 en Transylvanie, portant
le titre de « Drakul », c’est-à-dire décoré de l’ordre du « Dragon »,
distinction particulièrement prestigieuse donnée par l’empereur
Sigismond à ses plus fidèles lieutenants. Combattant les Ottomans,
après avoir écrasé les Moldaves, il décide de mener aussi une guerre de
5 À propos des représentations familiales actuelles qui peuplent les ouvrages pour la
jeunesse, voir S. Martin & M.-Cl. Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, Paris,
Klincksieck, 2009, p. 159.
6 Vlad l’Empaleur.
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isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight…
s’en accommoder, mais le fait est là 5. Mais est-ce cette même évolution
que l’on voit opérer dans la littérature vampire ? Traditionnellement, le
vampire se permettait de faire tout ce qui est moralement interdit aux
gens « normaux », c’est-à-dire le libertinage (Lord Ruthven), le saphisme
(Carmilla), le viol et le meurtre (Dracula) ; à partir des années 1990 (et
le film magistral de F. Ford Coppola), on voit naître un comportement
radicalement différent, torturé (Angel et Spike dans Buffy), chaste et
protecteur (Edward Cullen), amoureux et sacrificiel (True Blood).
Qu’est-ce que le grand public attend donc des vampires ? N’y aurait-il
pas un fort paradoxe, qui est de s’en remettre à des « morts-vivants », des
« nosferat » au sens plein du terme, pour recueillir des leçons de vie et
notamment apprendre à grandir, à aimer ?
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terreur psychologique ; les historiens actuels sont en effet persuadés
que Vlad empale les morts qu’il ramasse chaque soir sur les champs
de batailles, sans distinguer les siens de ceux de l’ennemi, et lorsque
le petit jour se lève sur les plaines de l’Europe centrale, le spectacle de
rangées entières d’hommes empalés épouvante les armées ennemies
et participe bien sûr à la victoire du prince chrétien, dont aucune
biographie n’a jamais mentionné une particulière propension pour
l’absorption du sang de son prochain. Après sa mort (il est assassiné
en 1476 à Bucarest) les Saxons, qui le haïssent, feront courir sur lui les
fameux récits d’atrocités que la tradition a gardés.
2. Une maladie, la porphyrie : très répandu en Roumanie/Serbie/
Valachie, mais aussi en Grèce et en Pologne (et plus largement en
Europe centrale, orientale et balkanique), ce trouble du métabolisme
vient sans doute d’une consanguinité fréquente dans des sociétés
fermées : c’est un empoisonnement du sang par « porphyrine »
(liée au plomb), dont les symptômes sont une allergie totale à l’ail
(par insuffisance hépatique) et une impossibilité radicale d’aller au
soleil – toute exposition déclenchant des lésions cutanées irréversibles.
Pourquoi « porphyrie » ? Parce que le mot signifie « pourpre », qui est
la couleur des urines des malades atteints de cette affection… On voit
tout de suite le profit que les « fantastiqueurs » tireront de ce tableau
de symptômes.
3. Un texte enfin : en 1746, un prêtre dominicain, le lorrain Dom
Augustin Calmet, rédige une « Dissertation sur les apparitions des esprits
et sur les Vampires, ou : Les revenants de Hongrie, de Moravie, etc. ». Cet
ouvrage connaît un immense succès et va impressionner durablement
toute la génération romantique (Nodier, Mérimée, Alexis Tolstoï…).
Pourquoi ? Parce qu’en 1732, dans une petite ville de Serbie nommée
Medvegia, les habitants ont obtenu du pouvoir central de Vienne qu’il
envoie un groupe d’experts en vampirisme pour déterrer des cadavres
après une épidémie suspecte. Pour rassurer les foules, on coupe la tête des
corps trop bien conservés, on les brûle et on jette leurs cendres dans le
fleuve ! La romancière française Fred Vargas se souviendra de cet épisode
pour écrire son dixième roman, Un Lieu incertain (2008) qui flirte avec
le surnaturel vampirique.
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7 S. Meyer, Hésitation, trad. L. Rigoureau, Hachette, Paris, 2007, p. 600 : « Et je me
donnerai à toi de toutes les manières humaines possibles avant que tu ne me
transformes en immortelle ».
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isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight…
Les effets conjoints de ces trois éléments vont contribuer à la naissance
de la littérature de l’imaginaire la plus prolifique qui soit… dont notre
saga Twilight est le lointain et surprenant avatar. Disons tout de suite
que le vampire est la figure la plus achevée du « revenant ». Moins
horrifique que le zombie cannibale ou la momie, moins rustique que
le loup-garou, moins évanescent que le fantôme, il peut passer pour
humain, donc se mêler incognito à la foule, jusqu’à ce que la faim le
saisisse…
Et Bella croisa Edward Cullen…
Pourquoi ce couple, antagonique mais sensuellement si riche de
potentialités érotiques 7 et funèbres, connaît-il un tel retentissement
chez nos adolescentes ? La perte de la virginité se métaphorise ici en
perte (possible) de la vie, la nuit de noces s’achevant le lendemain
matin par la découverte de nombreuses contusions et marbrures sur
le corps trop « charnel » de Bella. On parle ainsi dans cette trilogie de
sang, de sexe et de solitude, les grands universaux de notre expérience
humaine. La thématique du mort-vivant, forcément beau et tragique,
à qui l’on donne son sang pour qu’il puisse perdurer, a sans doute le
visage méconnaissable de l’enfant que toute fille, devenue femme,
nourrira en effet de sa vie : figure d’apprentissage, le vampire est en
soi celui qui se « meurt » à sa première forme (l’enfance, asexuée
et innocente) pour renaître à la vie adulte – pour lui éternelle,
sexuellement active, dangereuse donc par les engagements irréversibles
que cela suppose. En termes axiologiques, le personnage d’Edward
Cullen est (comme le titre du premier tome l’indique) « fascinant » :
figé dans la vénusté et la grâce de ses dix-sept ans, il séduit une jeune
mortelle, Isabella Swann, et se révèle à elle, peu à peu, dans une ordalie
lyrique et fusionnelle où l’enjeu se trouve de fait immédiatement
tragique ; pour garder la femme aimée toujours près de lui, il doit
la… tuer, évidemment, et la « transformer » ; cet enchaînement radical
amour/mort/éternité/résurrection renoue avec les plus anciens mythes
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de l’amour courtois, finement analysés par Denis de Rougemont
dans son Amour et l‘Occident. La vague-vampire serait donc une
réponse à l’absence de romantisme de notre société, où le « bon » sexe
semble la réponse appropriée aux demandes adolescentes concernant
l’affectif, le pulsionnel, l’abîme de la passion où l’on se perd pour
mieux se retrouver, à l’instar des grands mystiques… ou de Roméo et
Juliette, constamment évoqué et invoqué dans Twilight. Plus que de
religiosité, c’est de transcendance qu’il est ici question, me semble-t-il.
Bien d’autres raisons peuvent encore surgir, et c’est leur addition qui
crée le « phénomène Twilight », sans qu’il soit loisible d’en privilégier
une plus particulièrement : reflux de la libération sexuelle après le
choc du sida, valorisation du temps des « fiançailles », de l’attente,
de l’intériorisation de la passion avant sa consommation. On peut
à ce titre lire l’ensemble du tome II, Tentation, comme une retraite
réciproque des deux amants, expérimentant dans la distance et la
solitude la force de leur amour…
Rappelons en outre que les pédopsychologues insistent sur le
caractère double du vampire : éternellement jeune, il est aussi très
vieux ; il a amassé toute la sagesse et l’expérience que cent ans de survie
(Edward est mort de la grippe espagnole en 1918) peuvent procurer
à un esprit ouvert. Perpétuel émigrant, il fuit avec sa famille chaque
fois que sa jeunesse inaltérable devient problématique ; condamné à
l’errance, à l’arrachement affectif, il a toute la grâce de l’enfant, et toute
la gravité de l’aïeul : l’attrait œdipien joue alors à plein… « Edward »
est d’ailleurs un prénom qui sonne comme délicieusement désuet aux
oreilles américaines, renvoyant à une culture et à un pays, l’Angleterre,
érigée en patrie de l’art de vivre, de l’élégance à jamais perdue. Luttant
contre ses pulsions sanguinaires, le vampire ressemble aux adolescents,
bouleversés par la violence de leurs désirs, par les transformations de
leur corps… Maîtrisant ses instincts, il rejoint le parangon de l’amour
courtois en s’effaçant devant Jacob Black, au début de Tentation, pour
laisser à Bella la liberté de rester humaine. C’est vraiment en toute
conscience, en toute connaissance, qu’elle le rejoindra pour s’unir à
lui : un vampire mormon ? La question reste ouverte…
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PLUSIEURS VIES OU… UNE AUTRE VIE ?
Contrairement au chrétien Jésus, dans le désert, certains succombent à la
tentation. Je t’offre l’immortalité, mais c’est à toi de choisir. Je ne te forcerai
pas. Réfléchis bien.
Y. Navarro, Buffy contre les vampires : les portes de l’Éternité,
trad. Isabelle Troin, Paris, Fleuve noir, 2003, p. 167
8 Le prénom de la fille de Bella, Renesmée, résulte d’ailleurs de la contraction des
prénoms de ses deux « grand-mères », Renée pour la famille Swan, Esmé pour la
famille Cullen.
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isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight…
Si la littérature jeunesse a pour objectif avoué de créer du lien social,
d’amadouer à la différence, de prôner tolérance et respect de l’autre,
elle ne saurait faire l’économie d’une « éducation sentimentale », fûtelle fantasmagorique et transfigurante. Harry Potter face au vampire
Voldemort affronte en fait le traumatisme originel de la mort de ses
parents, disparus en lui sauvant la vie. Buffy connaît par deux fois la
souffrance d’aimer un vampire, autrement dit l’ennemi qu’elle combat
de toutes ses forces, mais qui la vainc par l’amour, non par la haine et
l’anéantissement. Lorsque naît l’enfant hybride d’Edward et de Bella,
petite fille mi-humaine (son cœur bat), mi-vampire (elle en a tous les
pouvoirs), elle symbolise une nouvelle ère, une réconciliation entre
des espèces fondamentalement ennemies. C’est la leçon ultime de la
tétralogie, même si les gardiens du dogme vampirique, les Volturi,
commencent par vouloir la détruire ; séduits par la sang-mêlé, ils
finissent par se retirer, sans conflit et sans violence ; là aussi, belle leçon
de tolérance et d’acceptation du différent, du nouveau, de l’inusité.
Plus modestement, c’est aussi au niveau du lectorat que survient un
petit miracle ; au-delà du cœur de cible originel, les 12-18 ans, s’opère
une « union sacrée » des femmes qui, faisant fi des attentes segmentantes
de l’édition, adoptent la saga comme un signe de reconnaissance, toutes
classes et tous âges confondus. Avec Bella devenant maman, le caractère
transgénérationnel des lectrices de Twilight s’affirme définitivement.
Filles, mères 8 et même grands-mères se rejoignent et communi(qu)ent
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dans l’admiration du beau Robert Pattinson 9, avec la certitude délicieuse
de participer à une passation de féminité, à la fois sérieuse et légère.
Car l’acmé de chaque roman, c’est évidemment la « transformation »
de la femme amoureuse par la morsure de son amant-vampire ; ce
qui chez Stoker était présenté comme une violence insupportable est
aujourd’hui une scène d’amour, troublante et un peu kitsch, puisque
c’est la transposition d’une défloration qui est à chaque fois rapportée.
Dans le cas de Dracula l’Immortel (œuvre écrite en 2009 par le propre
petit-neveu de Bram Stoker, sur un canevas et des notes laissés par
son aïeul), il s’agit plus de retrouvailles que d’initiation, Mina ayant
déjà conçu un fils, vingt ans auparavant, avec le Comte maléfique ; on
l’aura compris : le symbolisme sexuel est tellement insistant, que l’on a
l’impression de lire « la belle au bois dormant » à l’envers… le baiser du
prince charmant n’éveille plus la jeune femme à la vie, mais à la mort ou, si
l’on préfère, à l’immortalité. C’est le passage obligé où chaque écrivain va
déployer toutes les nuances de sa palette érotique, puisque la souffrance ne
doit jamais l’emporter sur la sensualité ; on peut donc parler de nouveaux
topoï de la rencontre amoureuse, où la possession et la pénétration de
l’autre s’effectuent à travers le rite du sang offert et reçu, communion
douloureuse mais extatique, et librement consentie. Il est cependant
frappant que deux des héroïnes les plus charismatiques aient choisi de
porter l’enfant d’un vampire, avant même l’ultime « transformation ». Il
s’agit dans ce cas moins d’une nuit de noces… que d’une plongée vers le
néant et son possible corrélat, l’éternité vampirique.
Écoutons d’abord s’arrêter le cœur d’Isabella Swan, le « cygne »
immaculé de Twilight :
Lorsque je retombai sur la table, je ne permis à aucune partie de mon
corps de rompre les rangs. En moi, la bataille devint enragée, entre
mon cœur et l’incendie. L’un comme l’autre perdaient. Les flammes
étaient condamnées, ayant déjà consumé tout ce qui était combustible ;
mon cœur galopait à toute vitesse vers son dernier battement. Le feu
9 C’est l’interprète d’Edward Cullen au cinéma ; son apparition déclenche de véritables
crises d’hystérie collective.
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se rétrécit, se rassemblant dans le seul organe humain qui subsistait
avec une violence proprement intolérable. Y répondit un bruit sourd,
profond, creux. Mon cœur tressauta à deux reprises puis, moins fort,
une dernière fois. Il n’y avait plus de bruit. Plus un souffle. Pas même
le mien 10.
Cette scène succédant à vingt pages d’accouchement horrifique, on ne
peut pas dire à cet égard que Stephenie Meyer édulcore particulièrement
le propos. Dacre Stoker parachève, lui, le noir roman d’amour entre
Mina et Dracula, en les faisant se rejoindre pour l’éternité :
Theodora (Le Baiser du Vampire) et Jessica (Comment se débarrasser
d’un vampire amoureux), les deux « vierges » que nous allons maintenant
évoquer, justifient pleinement par le récit de leur sacrifice amoureux, le
succès de la « bit lit » : le romantisme gothique du sang versé remplace
et euphémise implicitement la narration trop crue ou trop réaliste de
la défloration. Chaque fois on entendra un message paradoxalement
rassurant : l’amour peut blesser, mais c’est une très brève et supportable
souffrance avant la splendeur sans égal de l’union définitive. Nous avons
bien affaire à une éducation sexuelle fantasmée, mais plutôt positive.
Jessica accepte enfin son fiancé vampire :
10 S. Meyer, Révélation, trad. L. Rigoureau, Paris, Hachette, 2008, p. 395.
11 D. Stoker & I. Holt, Dracula L’immortel, trad. J.-N. Chatain, Paris, Michel Lafon, 2009,
p. 437.
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isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight…
« - Mon désir pour toi ne s’est jamais éteint... Puisse Dieu me
pardonner... » Dracula ouvrit la bouche et découvrit ses crocs. Elle leva
la main avant l’ultime morsure. […] Elle exposa alors l’artère de son
cou à son amant. Dracula mordit et se mit à boire avec avidité. Le corps
de Mina fut parcouru de spasmes délicieux, où le plaisir se mêlait à la
douleur. Elle s’abandonna corps et âme tandis que s’écoulait son sang.
[…] Le sang est la vie. Le sang est notre vie. […] Le moment était venu
pour elle de mourir dans ses bras... pour mieux renaître. Dans un dernier
souffle d’extase, Mina baissa à jamais les paupières sur son existence de
mortelle 11.
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Cette fois, il n’y eut aucune hésitation au-delà des quelques respirations
pendant lesquelles nous savourions ensemble l’instant qui nous lierait
l’un l’autre à jamais. Ses crocs percèrent ma peau, et j’émis un petit cri.
Je le sentis plonger, avec une force assurée mais une infinie douceur, dans
ma veine, et boire en moi. - Je t’aime, Lucius, soupirai-je, tandis que je
me sentais aspirée dans son corps, devenir une part de lui-même. Je t’ai
toujours aimé 12.
Theodora, elle, sauve son ami d’une exsanguination certaine :
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– Jack, écoute-moi, chuchota-t-elle en se baissant. Écoute, il faut que
tu boives... Il faut que tu me boives. Jack ouvrit lentement les yeux et
les plongea dans les siens. - Tu es sûre ? murmura-t-il. - Oui, il le faut.
C’est le seul moyen. - Mais je pourrais te faire du mal... protesta Jack. Le
risque est trop grand. La Corruption... Je pourrais être tenté de... - J’ai
confiance en toi, dit Theodora en se penchant vers lui 13.
Apprendre à être soi, apprendre à être au monde, aimer plus que
tout : les récits de vampire avancent masqués, mais ils configurent une
nouvelle vulgate sentimentale et esthétique, fondée sur une production
cinématographique massive (USA, Canada, Russie, Suède, Australie,
Corée du Sud, Royaume-Uni…), sur des ouvrages critiques d’un haut
niveau scientifique, sur une présence télévisuelle diversifiée et très
tonique, sur l’énorme buzz que représentent les « chats », les sites, les
blogs de fans qui proposent des « fanfics » (des fictions dérivées) aux
arborescences multiples et d’une richesse étourdissante. C’est pour ce
plaisir du partage, de la mutualisation des enchantements et des ferveurs,
que nous pensons qu’il est sain, et fort légitime, de grandir à l’ombre de
Twilight :
Malheureusement il n’y avait plus rien. Plus que lui et moi. Nous
escrimant sur un cadavre. C’était tout ce qu’il restait de la fille que lui et
12 B. Fantaskey, Comment se débarrasser d’un vampire amoureux, trad. E. Ganem,
Paris, éditions le Masque, 2009, p. 409.
13 M. de la Cruz, Le Baiser du Vampire, trad. V. Le Plouhinec, Paris, Albin Michel,
coll. « Wiz », 2009, p. 382.
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moi avions aimée. Un corps brisé, déchiré, sanglant. Il était impossible
de ressusciter Bella 14.
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isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight…
On ressent, obscurément, qu’au-delà de l’habillage commercial,
des stratégies éditoriales indiscrètes, du « battage » médiatique et
marchand, se joue et se noue un récit venu du fond des âges, riche
de valeurs d’apprentissage, d’échecs surmontés, d’élans impossibles
réinvestis dans d’autres projets : bref, un adolescent peut y apprendre
la nécessaire frustration, l’attente, le plaisir immédiat différé en désir
ardent. La société n’est pas oubliée, et chez les auteurs américains c’est
toute la middle class qui surgit, l’étouffement des bourgades pleines
de ragots (Forks), l’opposition entre l’immensité des espaces (l’état de
Washington, à l’extrémité nord-ouest des États-Unis) et la médiocrité du
train-train des petites gens (Charlie, le père de Bella). C’est exactement
le background des romans de Stephen King, et cette polysensorialité des
décors et des passions qui vont s’y inscrire éclaire également tout un pan
de la littérature de jeunesse. Il est vrai que depuis 1987, avec Génération
perdue (Joel Schumacher) et Aux frontières de l’aube (Catherine Bigelow),
le vampire est devenu un teenager juste un peu plus tourmenté qu’un
autre, mais il y a très longtemps aussi que l’« Eastern » (la Transylvanie)
a migré en « Western » (les USA) ; sans doute est-ce pour cela que
la première victime de Dracula chez Bram Stoker s’appelait Lucy
«Westenra » : l’Ouest vampirisé par l’Est… jusqu’à ce que la culture née
Outre-Atlantique vienne à son tour dévorer toutes les autres.
L’écriture fantastique, enfantine ou non, réconcilie toujours le thétique
et le non-thétique, ainsi que le souligne Christiane Montalbetti : « Les
réseaux métaphoriques tissent ainsi des espaces utopiques dans lesquels
l’écriture et l’objet, d’abord posés comme hétérologiques, recouvrent une
homogénéité, qui fonde idéalement la possibilité ou la légitimité du geste
de consignation » 15. Nous assistons en effet à la mutation irréversible
d’une ancienne figure du Mal, devenue en quelques décennies objet
de désir et modèle à suivre ; à cela, trois explications. La première est
14 S. Meyer, Révélation, op. cit., p. 367.
15 Ch. Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, 1997, p. 151.
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raison13.indb 378
que dans un monde où près d’un mariage sur deux s’achève par une
séparation, la soif adolescente de pérennité et d’absolu a besoin d’un
support imaginaire, tutélaire et rassurant : l’amour vampire, dont le sang
scelle la destinée, répond à la labilité insupportable des amours adultes.
La seconde raison est plus générique : toute la littérature populaire
glissant vers la fantasy, la règle d’« eucatastrophe » qui la gouverne va
s’appliquer également aux récits de vampires. On ne peut pas terminer
sur une note négative ! D’où la nécessité de créer des « bons » vampires,
capables de lutter victorieusement contre d’autres prédateurs, qui ont
nom Volturi chez Stephenie Meyer, Erzbeth Batory chez Dacre Stoker,
ou Caleb dans Buffy.
La troisième raison appartient au « monde de représentations » que
Michel Foucault désignait sous le terme d’épistémé. Éternellement
beau, jeune, puissant, le vampire nous donne une image enviable et
inatteignable de notre volonté hédoniste de perfection physique. Ne
jamais vieillir, ne jamais mourir… renvoie à l’obsession de notre société
pour le lisse, le mince, l’accompli, le double narcissique absolu. Les
grandes prescriptrices de lectures étant – souvent – des femmes, il n’est
alors pas étonnant que le bel Edward Cullen soit le nouveau Heatchcliff
de notre temps.
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POUDLARD 1 : UNE ÉCOLE CONTRE LA MORT ?
Éric Auriacombe*
La parution des romans de Joanne Katlheen Rowling, Harry Potter,
constitue le phénomène éditorial le plus étonnant de ce début de siècle.
De très nombreux enfants et adolescents du monde entier ont attendu
avec passion les différents volumes de la série, qui se sont échelonnés
de 1997 à 2007. À présent, le corpus est complet et il devient possible
d’étudier l’évolution du héros tout au long de son enfance et de son
adolescence jusqu’à l’âge adulte.
Nous proposons dans cette étude d’envisager plusieurs séries de
questions :
Tout d’abord, qui est Harry Potter ? Dès le premier chapitre, Harry
Potter est désigné comme étant un « survivant » 2 et la problématique de
la mort apparaît comme la thématique centrale de la série.
Ensuite, comment le héros traverse-t-il les épreuves auxquelles il est
confronté ? Quelle aide reçoit-il ? On se demandera alors dans quelle
379
raison publique n° 13 • pups • 2010
Aujourd’hui, plus encore que par le passé, l’enfant a besoin d’être
rassuré par l’image d’un être qui, malgré son isolement, est capable
d’établir des relations significatives et riches en récompenses avec le
monde qui l’entoure.
B. Bettelheim, La Psychanalyse des contes de fées, Paris, R. Laffont,
1976, p. 29
* Éric Auriacombe est psychiatre des Hôpitaux, pédopsychiatre, docteur en
psychopathologie fondamentale et psychanalyse (université Paris VII). Il a consacré
plusieurs livres à Harry Potter.
1 Hogwarts School of Witchcraft and Wizardry.
2 « The boy who lived ».
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380
mesure Poudlard, l’école de sorcellerie qui l’accueille, constitue une
« école de vie » au sens propre : un lieu pour lutter contre la mort.
Enfin, un dernier questionnement concerne non plus le récit et ses
personnages, mais son destinateur, l’auteur, et son destinataire, le lecteur :
d’une part, quelles solutions propose J.K. Rowling aux conflits psychiques
qui animent Harry Potter ? Qu’est ce qui détermine pour elle l’évolution
de son héros ? À quelle exigence d’écriture obéit-elle quand elle invente ce
personnage et son univers magique ? D’autre part, quelle influence peut
avoir la lecture de ces romans sur les lecteurs ? Quel effet sociétal peut-on
finalement repérer à partir de la diffusion mondiale de cette œuvre ? C’est
alors la série elle-même qui peut prétendre au statut d’« école de vie ».
HARRY POTTER : UN HÉROS PARTICULIER
La première année de la vie de Harry Potter se déroule sous le regard
aimant et bienveillant de ses parents, Lily et James Potter. Ceux-ci
disparaissent alors qu’il n’est âgé que d’un an : ils auraient péri lors d’un
accident de voiture, dans lequel l’enfant aurait été lui-même impliqué.
Il en a conservé une trace, inscrite profondément dans sa chair, sous la
forme d’une cicatrice sur le front en forme d’éclair.
Son oncle et sa tante recueillent Harry malgré eux. Ils le maltraitent,
le séquestrent, lui interdisent le droit à l’existence. À onze ans, le garçon
apprend qu’il appartient au peuple des sorciers et se voit confronté à
deux théories concernant la mort de ses parents : les Moldus 3 (c’està-dire des humains « ordinaires », qui ne peuvent accéder à l’univers
magique) défendent la thèse de l’accident de voiture traumatique, tandis
que les Sorciers évoquent un assassinat perpétré par Lord Voldemort.
Sympathique (on peut littéralement souffrir avec lui), Harry est un
enfant malheureux, « en souffrance » à qui on propose une alternative
à sa triste vie : un « roman familial » étonnant, surprenant, plein de
mystère et d’angoisse, mais aussi d’amitié et d’amour.
Un aspect important du personnage tient au fait qu’il ne ressemble pas
à un super-héros, puisqu’il reste un garçon presque ordinaire : comme
3 « Muggles ».
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éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
tout enfant, il s’inscrit dans un processus d’apprentissage (même s’il s’agit
de la magie) et doit passer des examens. Plus fondamentalement, c’est
un personnage désemparé, qui tombe souvent des nues : l’aventure lui
arrive sans qu’il en prenne l’initiative. Il se dévalorise : quand il échappe
au pire, il pense qu’il a eu de la chance et que si les autres ne l’avaient
pas aidé, il ne s’en serait pas « sorti ». Il ressemble à tous les enfants qui
peuvent ainsi facilement s’identifier à lui.
Mais surtout Harry Potter est un enfant qui grandit d’une année à
chaque nouveau volume : il a ainsi onze ans dans le tome I et dix-sept
dans le tome VII. Le fait que le héros prenne de l’âge en même temps que
ses lecteurs, phénomène assez rare dans la littérature enfantine, constitue
sans doute l’une des clefs du succès de la série : il évolue en fonction du
temps, découvre le monde des adultes, les premiers émois amoureux,
traverse une crise adolescente… L’intrigue s’oriente vers la réapparition
progressive du seigneur des ténèbres Voldemort et le suspense quant à
l’issue finale s’amplifie au fil des volumes. L’évolution du personnage
correspond aussi à la découverte progressive de sa famille et de ses
origines, Harry reconstituant son histoire malgré le poids du secret et le
silence qui pèsent sur lui.
La vie psychique de Harry Potter est décrite très précisément : douleur
et dépression, angoisse, culpabilité, sentiment de vide et hallucinations,
doute sur son intégrité physique et mentale, rêves à répétition,
cauchemars, relation spéculaire avec Voldemort, liens à son père et à sa
mère.
Se conjuguent les problématiques du deuil précoce, du traumatisme
et de la maltraitance que la série permet d’explorer en mettant
notamment en évidence des mécanismes psychologiques comme
l’évitement du souvenir, le déni, le clivage mais aussi des processus plus
spécifiques comme la cryptophorie 4 en lien avec un secret honteux ou
terrifiant.
4 Cryptophorie : modalité de clivage provoquant l’inclusion d’« un corps étranger » dans
le Moi. Notion proposée en 1987 par Nicolas Abraham et Maria Torok (L’Écorce et le
Noyau, Paris, Flammarion).
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L’INFANTILE À L’ŒUVRE
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L’univers de Harry Potter se caractérise par la juxtaposition et
l’interpénétration de deux mondes, celui des Sorciers (qui ouvre vers un
fonctionnement et une pensée « magique ») et celui des Moldus, qui restent
condamnés, par quelque sortilège d’amnésie, à oublier le monde magique.
Ces deux univers apparaissent étroitement liés comme le recto verso d’une
même feuille de papier. Notre hypothèse est que ce schéma proposé par
J. K. Rowling métaphorise le développement de l’être humain.
Si une première approche incite à opposer le monde des enfants sorciers et
celui des adultes Moldus, le concept d’infantile permet une compréhension
plus pertinente. L’univers fantastique créé par J.K. Rowling vient en effet
illustrer de manière exemplaire la formule qui définit l’inconscient comme
« l’infantile en nous » 5, c’est-à-dire le lieu des désirs inconscients, des
fantasmes, des représentants des expériences de satisfaction de désir, mais
aussi d’évitement de la douleur. Cette définition de l’inconscient indique
ainsi que les questions et les fonctionnements de l’enfant concernent
encore les adultes, mais à leur insu. L’intérêt des adultes pour les contes
provient de la persistance de ces tendances infantiles encore actives bien
que refoulées (et de nombreux adultes possèdent encore heureusement une
capacité d’émerveillement et de jeu enfantin). Le concept d’infantile réduit
ainsi la confrontation et l’apparente opposition enfant-adulte.
Cette différence reste pourtant pertinente : l’enfant n’est pas un adulte
miniature. On peut évoquer, avec Sándor Ferenczi 6, l’importance de
distinguer le langage de la passion (sexuelle et génitale) de l’adulte,
5 Freud dans « L’homme au rat », définit l’inconscient comme « une partie de notre
personnalité qui, dans l’enfance, s’en détache, n’en suit pas l’évolution ultérieure
et qui est, pour cette raison, refoulée : l’inconscient, c’est l’infantile en nous » (Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1975, p. 214).
6 S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot, Psychanalyse 4,
1982, p. 139-147. L’adulte imposerait à l’enfant un langage de passion, empreint de
sexualité inconsciente que l’enfant, dont le langage est tendre et non passionnel, ne
peut élaborer. Les stimuli parentaux débordent les capacités de métabolisation de
l’enfant, pouvant constituer un véritable traumatisme, menant vers le clivage du moi et
le repli sur soi.
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UN MONDE CONTEMPORAIN
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éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
amnésique de son passé infantile, et le langage de la tendresse de l’enfant
confronté aux messages énigmatiques des adultes, qu’il s’efforce de
traduire ou de théoriser. L’enfant reste ainsi un traducteur, un théoricien,
un romancier, et on peut relever que, de son côté, le lecteur, qui se livre
à une forme de traduction dans l’acte même de la lecture, rappelle
cette nécessité pour l’enfant d’interpréter continuellement les messages
passionnels que lui adressent les adultes.
En proposant le monde magique de Harry Potter, Rowling fait donc
une proposition régressive : trouver ou retrouver par la magie de la
découverte de cet univers une forme d’actualisation de ce mode infantile
qui peut concerner aussi bien les enfants que les adultes, dans une sorte de
phénomène de crossover 7. Le texte se construit à partir de la problématique
infantile et de l’histoire personnelle de l’auteur. Chaque lecteur va réagir à
ce qui résonne en lui des fantasmes du héros et/ou de ceux de l’écrivain.
Mais la série Harry Potter, dans le mouvement même de la parution
des différents volumes, a également accompagné dans un processus
progrédient toute une génération de lecteurs adolescents. Durant cette
décennie, les enfants-lecteurs ont grandi et ils sont devenus adolescents
puis adultes dans le même temps que le héros. Pour cette première
génération de lecteurs, cette temporalisation croisée correspond à
une dynamique « adolescente » au sens étymologique du terme : être
adolescent c’est « adolescere », grandir, évoluer, tenter de devenir adulte 8.
J.K. Rowling donnera d’ailleurs dans l’épilogue un aperçu de ce que
devient Harry douze ans plus tard.
Nous avons soutenu 9 que Harry Potter devenait un conte
« contemporain » par le fait de ses lecteurs, comme pourrait l’être
7 S.L. Beckett, De grands romanciers écrivent pour les enfants, Montréal, Presses
universitaires de Montréal, 1997. Le mot crossover est un mot anglais qui signifie
« mélange », « croisement » ou « rencontre ».
8 M. Darrigrand, Ces mots qui nous gouvernent ?, Paris, Bayard, 2008.
9 E. Auriacombe, « Les contes et la psychanalyse », dans Harry Potter, ange ou démon ?,
Paris, PUF, 2007.
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Peter Pan, mais aussi Le Monde de Narnia 10 ou Le Seigneur des
Anneaux 11. Le terme « contemporain » ne renvoie pas ici à une forme
de modernité, mais indique que le conte véhicule, dans sa structure
comme dans ses thématiques, des préoccupations se rapportant à
celles de l’humain au xxie siècle. Le conte doit être distingué de la
légende ou du mythe car le héros du conte (qui peut être décrit comme
le héros du Moi) reste plus abordable que celui du mythe (héros du
Surmoi) et il peut à sa manière nous enseigner sur le fonctionnement
du psychisme humain.
Nous avons proposé 12 de comparer le conte au rêve. Il constitue
en effet une parole véhiculant un message qui « présente », met au
présent, actualise un fantasme tout fait, prêt-à-porter. Il propose une
forme de monstration du fonctionnement psychique à l’enfant ou à
l’adulte-lecteur qui peut s’en emparer en fonction de sa problématique
propre. Il y a « contage », que le message soit parlé, comme dans les
contes, imaginé, comme avec les films, ou lu comme dans les livres.
Pour Harry Potter, nous savons combien le terme de « contagion »
paraît justifié dans cette forme de transmission des uns aux autres. Les
lecteurs ont notamment massivement utilisé Internet pour commenter
l’évolution de leur héros et s’interroger mutuellement sur l’issue de
ses aventures.
Nous appelons « travail du conte » ces modalités du transmettre
qui, sur un mode plus ou moins manifeste, correspondent à des
fantasmes inconscients de désir. Le travail du conte paraît néanmoins
plus proche du cauchemar, qui exprime chez l’enfant, de manière
beaucoup moins masquée que chez l’adulte, une problématique de
réalisation de désir ou d’expérience de douleur ou d’effroi. Toute une
tradition psychanalytique s’attache en effet à étudier les phénomènes
hallucinatoires du désir ou les mécanismes en lien avec le manque
de l’objet de satisfaction. Mais les expériences de douleur et d’effroi
demeurent particulières car, au lieu de chercher à les reproduire, le sujet
10 C.S. Lewis (1950).
11 J.R.R. Tolkien (1954).
12 E. Auriacombe, « Les contes et la psychanalyse », art. cit.
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Les Détraqueurs comptent parmi les plus répugnantes créatures
qu’on puisse trouver à la surface de la terre. Ils infestent les lieux les
plus sombres, les plus immondes, ils jouissent de la pourriture et du
désespoir, ils vident de toute paix, de tout espoir, de tout bonheur, l’air
qui les entoure... Celui qui subit son pouvoir ne garde plus en mémoire
que les pires moments de sa vie… 14
Harry Potter apparaît plus sensible que les autres enfants à l’action
négative des Détraqueurs. Pourtant, il parvient à produire le phénomène
magique qui les fait fuir (le « Patronus » de son père). Dans une période
où le discours sur la « dépressivité » est à la mode, Harry Potter propose
des solutions qui, pour être souvent magiques, demeurent néanmoins
ouvertes et créatives car il y a en elles une dimension énigmatique,
mystérieuse.
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éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
s’efforce de les éviter en ayant recours à des mécanismes psychologiques
négatifs dont le prototype reste l’hallucination négative 13.
À partir de cette fonction du conte, il devient possible de monstrer
ces éléments que le sujet s’efforce d’éviter. Le conte les rend en effet
présentables, supportables, métabolisables sous la forme d’histoires que
l’on peut raconter aux enfants.
Les enfants éprouvent des conflits psychiques, des sentiments hostiles
ou agressifs, quand amour et haine s’opposent. Ils peuvent penser qu’ils
sont méchants, mauvais, qu’ils sont des monstres car ils éprouvent des
sentiments monstrueux. Ils interrogent les énigmes de l’amour, de la
sexualité, de la rivalité fraternelle, mais surtout celles de la vie, de la mort
et de l’immortalité !
Ainsi, dans Harry Potter, les « Détraqueurs » illustrent ce que peut
devenir une rencontre entre un Sujet et une créature qui va tenter de
le vider de toute idée de bonheur dans un processus dépressif voire
mélancolique :
13 A. Green, Le Travail du négatif, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993.
14 J.K. Rowling, Harry Potter et le prisonnier d’Askaban, trad. J.-F. Ménard, Paris,
Gallimard, 1999, p. 205.
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Le conte transmet le message que la lutte contre les événements
désagréables de la vie est inévitable. Le malheur fait partie de l’existence
humaine, il faut l’affronter, venir à bout des obstacles et survivre,
remporter des victoires sur soi-même. Le résultat de cette monstration
peut être, comme le dit Lafforgue 15, de détoxifier les fantasmes que
le conte présente de façon à ce qu’un processus de pensée puisse se
produire. Celui-ci peut être à la fois individuel mais aussi, avec Harry
Potter, intergénérationnel voire sociétal 16.
386
LES AVENTURES ET LES ÉPREUVES
Harry, à l’âge de onze ans, apprend des éléments de son histoire et de
ses origines lorsqu’il reçoit sa lettre d’admission à Poudlard, l’école des
sorciers.
Il va progressivement sortir de sa vie végétative et ignorante en se
confrontant à la réapparition de Voldemort. Le décès des parents et la
maltraitance ont placé Harry dans une forme de pathologie du narcissisme
faite de dépression anaclitique (syndrome dépressif des jeunes enfants
privés de leur objet d’amour) et d’abandonnisme (état psychologique avec
sentiment d’insécurité permanente lié à la peur d’être abandonné).
Les mécanismes défensifs de la série négative se révèlent alors prévalents :
il s’agit pour Harry, afin d’éviter et d’oublier la douleur (du trauma et
du manque) de choisir de ne plus penser du tout, de se cacher, d’éviter
toute relation, de s’auto-interdire d’exister, de générer des états de vide
psychique dans une forme de narcissisme négatif (comme si Narcisse
tombait amoureux de l’absence de son reflet), de mettre en place des
« blancs » de pensées, voire d’installer dans une crypte 17 inaccessible les
15 P. Lafforgue, Petit Poucet deviendra grand : Soigner avec le conte, Paris, Payot, 2002.
16 Comme dans tout conte, les trois phases du processus : transmission, réception, métacommunication se retrouvent, mais il y a ici une forme nouvelle et contemporaine car
la méta-communication s’est effectuée par l’intermédiaire d’internet.
17 E. Auriacombe, Harry Potter, l’enfant héros, Paris, PUF, 2007, p. 29 : « Harry porte
un secret à l’intérieur de son psychisme. Ce lieu psychique a des effets qui se
manifestent malgré lui… le silence ne consiste pas seulement à se taire, c’est aussi
le souhait d’ignorer, de refouler, de scotomiser. Ce silence imposé, ou que d’autres
provoquent, ce “blanc de parole”, devient alors une contrainte à se taire ».
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éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
représentations ou les personnes ayant un quelconque en rapport avec
la tragédie familiale.
Dans cette modalité du clivage, la crypte apparaît comme un mélange,
qui contient à la fois des éléments douloureux en lien avec Voldemort
(les « Horcruxes » 18), mais aussi avec les parents idéalisés, beaux, jeunes
et immortels 19. Nous pouvons ainsi considérer cette division comme
une tentative de réparation qui donne de l’espoir et permet de survivre.
Il peut s’agir d’un processus de défense désespéré.
Quand l’histoire commence, la « lettre de nulle part » 20, adressée à
Harry Potter par le Pr. Dumbledore pour l’inviter à se rendre au collège
de Poudlard, interrompt ce fonctionnement négatif. Harry est comme
réveillé ! Qui s’intéresse à lui ? Pour qui semble-t-il devenu aimable ?
Qui est-il ?
Le roman se déploie alors dans la réactualisation et la structuration
progressive de la problématique narcissique et spéculaire. Les expériences
et les épreuves que le héros traverse restent liées à des expériences de
douleur et d’effroi. La douleur apparaît plus particulièrement comme
un élément majeur et fondamental. Les brûlures de la cicatrice de
Harry s’intensifient quand il est à proximité de Voldemort et elles le
préviennent quand il est en contact psychique avec ce dernier : Harry
peut alors voir par ses yeux ce que Voldemort regarde, ce qu’il fait et
ressentir ses émotions. La douleur physique devient ainsi le témoin de
la douleur morale qui submerge Harry avec son cortège de culpabilité,
d’autoaccusation, de honte.
18 Le terme « Horcruxe » est inventé par Rowling pour désigner tout objet dans lequel
une personne a dissimulé une partie de son âme. Il vise à protéger le fragment
d’âme qu’il renferme de tout ce qui peut arriver au corps de la personne auquel il
appartient.
19 Quand Harry se regarde dans le miroir du Rised (écriture en miroir du mot Désir),
il reste fasciné par la contemplation de cette image qui révèle son désir le plus
profond. Il aperçoit son reflet entouré de ses parents aimants et toujours jeunes
ainsi que celui de ses ascendants. Il ne peut se détacher de cette situation aliénante
d’une relation duelle dans laquelle il se complaît (J.K. Rowling, Harry Potter à l’école
des sorciers, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard, 1998).
20 « The Letters from No One ».
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D’un geste, Quirrell saisit le poignet de Harry. Celui-ci ressentit aussitôt
une douleur aiguë à l’endroit de sa cicatrice. Il avait l’impression que sa
tête allait se fendre en deux 21.
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Progressivement, et contre l’avis général, Harry se persuade que
Voldemort, le mage noir, est de retour. Seul le Professeur Dumbledore
partage avec lui cette conviction, étayée par le fait qu’Harry éprouve des
phénomènes hallucinatoires (hallucinations psychiques) qui installent
une relation quasi-fusionnelle et un fonctionnement en double avec
Voldemort. Ce dernier incarne ainsi l’autre spéculaire sous forme du
double monstrueux, de la face d’ombre qu’Harry rejette, bien qu’il
soit parfois séduit et fasciné par cette relation duelle. La relation au
double possède la caractéristique d’être mortifère car dans la tension
agressive qui la caractérise, l’un ne peut pas vivre tant que l’autre survit,
ce qu’indique très précisément la prophétie qui obsède Harry : « et l’un
devra mourir de la main de l’autre car aucun d’eux ne peut vivre tant
que l’autre survit » 22.
L’un des deux protagonistes de cette relation en miroir doit disparaître
et ce thème devient déterminant pour Harry Potter qui met en jeu sa
survie physique et psychique.
On peut renvoyer au chapitre 17 du tome VII, dans lequel cette relation
fusionnelle atteint son acmé. Harry et Hermione se trouvent à Godric’s
Hollow, le lieu d’origine du drame, où ont été élevées la tombe des parents
de Harry et celle de la famille de Dumbledore. Voldemort et Harry se
trouvent très proches et Harry, dans la douleur de sa cicatrice, se clive, se
dédouble : « Sa cicatrice sembla exploser et il fut à nouveau Voldemort…
Il hurla de rage… Et son cri était celui de Harry, sa douleur, la douleur
de Harry… » 23. Qui crie ? Tout au long du roman, nous retrouverons ces
oscillations entre lui Harry et Voldemort.
21 J.K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, op. cit., p. 287.
22 J.K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du phénix, trad. J.-F. Ménard , Paris, Gallimard,
2003, p. 944.
23 J.K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, trad. J.-F. Ménard, Paris,
Gallimard, 2007, p 369.
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Dans la série Harry Potter, la problématique principale consiste à se
dégager, de manière structurelle, de cette relation aliénante mortifère,
à lutter contre la mort psychique, à reprendre vie dans un processus de
subjectivation.
UN ROMAN SUR LE DEUIL ET LA MORT
Le travail de mémoire
Il [le miroir] ne nous montre rien d’autre que le désir le plus profond,
le plus cher, que nous ayons au fond de notre cœur. Toi qui n’as jamais
connu ta famille, tu l’as vue soudain devant toi… Mais ce miroir ne peut
nous apporter ni la connaissance, ni la vérité. Des hommes ont dépéri ou
sont devenus fous en contemplant ce qu’ils voyaient, car ils ne savaient
pas si ce que le miroir leur montrait était réel, ou même possible 24.
Dumbledore tient la place d’un père idéalisé et offre à Harry un espace
de parole, un cadre narratif :
Je voudrais que tu nous racontes ce qui s’est passé…
C’était un peu comme si on lui extrayait un venin du corps. Poursuivre
son récit exigeait un considérable effort de volonté. Pourtant, il sentait
qu’aller jusqu’au bout lui ferait du bien 25.
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éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
Harry résiste. Il possède une capacité à reprendre forme après les coups
en s’étayant sur la qualité de ses relations affectives primaires avec ses
parents. Il apprend avec le Professeur Dumbledore, qui paraît jouer à
son égard le rôle de psychanalyste, à demander de l’aide du fond de sa
détresse. L’intervention du Professeur empêche notamment Harry de se
complaire dans la contemplation des images du passé lorsqu’il découvre
ses parents dans « le miroir du Rised » :
Rowling accorde donc une place importante à la prise de parole et
souligne son effet curatif : de fait, le processus de mise en histoire et
24 J.K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, op. cit, p. 12.
25 J.K. Rowling, Harry Potter et la coupe de feu, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard,
2000, p. 619.
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d’historicisation met en cause l’idéalisation imaginaire qui permettait
à Harry de se positionner, dans un premier temps, au sortir de son
enfance « au secret », devant le miroir du Rised. Il organise ensuite
le deuil des images idéalisées en leur donnant de la nuance et de
l’humanité.
Dans le tome VI, Dumbledore invite Harry à un travail de mémoire
grâce à des voyages dans la Pensine 26 qui lui permettent d’explorer
des événements du passé. Ces leçons privées prennent l’aspect
d’un véritable voyage d’exploration, en particulier de l’enfance de
Voldemort. La « remémoration », voire la « reviviscence » de Harry
progresse régulièrement car il trouve des aptitudes à penser son passé
et ses origines. De la séance devant le miroir du Rised au voyage dans
la Pensine, il découvre le visage de sa mère, se rappelle son cri au
moment de mourir, s’inquiète de l’arrogance de son père et de ses
mauvais tours...
Progressivement, Harry intègre les souvenirs d’une histoire qui lui est
racontée par d’autres, des tiers témoins. Le travail de mémoire ne peut
plus alors reposer sur une idéalisation manichéenne et les personnages
sont donc présentés dans toute leur complexité, avec leurs qualités mais
aussi avec leurs défauts et leurs erreurs.
Le travail du deuil
La mort des personnages devient progressivement une thématique
centrale de la série. Harry, l’enfant endeuillé précoce qui privilégie
l’évitement de la douleur psychique comme réaction à l’absence, va
vivre des expériences successives de perte de personnes chères dans un
parcours qui passe par la mise en pensée et la représentation de la douleur
de la perte.
Sa réaction va évoluer au fil du temps. Si la mort de ses parents
correspond aux modalités de fonctionnement négatif que nous avons
décrit (évitement, clivage), nous pouvons retracer l’évolution ultérieure de
cette question du deuil. Le décès de Cédric, son compagnon d’aventures
26 La Pensine est une sorte de bassine dans laquelle il est possible de déposer les
filaments des souvenirs qui vous encombrent.
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tué par Voldemort au cours de l’épreuve de la Coupe de Feu (tome IV),
reste une expérience pleine de culpabilité car Harry s’estime responsable
de la mort de son ami. Il paraît pourtant relativement indifférent à la
douleur et ne parvient pas à pleurer sa mort.
La disparition de Sirius Black, le parrain d’Harry, constitue une perte
radicale. Il est surtout déçu de ne pas pouvoir habiter avec lui dans une
maison dans laquelle il serait reconnu et protégé. Tristesse et regret
demeurent centrés sur la déception du garçon sans s’appuyer vraiment
sur la reconnaissance de la perte d’un être aimé.
Le tome VI 27 met en scène le meurtre du Professeur Dumbledore. Cette
mort semble constituer un tournant dans le fonctionnement psychique
d’Harry, Dumbledore disparaissant avec son savoir, sa science du passé,
ses secrets, sa connaissance des projets de Voldemort.
D’autres décès sont évoqués dans la série : citons la disparition de
Maugrey (sorcier abattu par Voldemort alors qu’il tente de protéger
la fuite de Harry dans le tome VII), qui est pour l’auteur l’occasion
d’aborder un point important – retrouver le corps du disparu – ou
encore la mort d’Edwige, l’animal messager de Harry, qui vient
confirmer au héros la réalité et les dangers de la guerre déclenchée par
Voldemort.
C’est finalement la nécessité d’enterrer un être magique, Dobby, l’« elfe
de maison » 28, compagnon imaginaire d’Harry, qui permet à ce dernier
de se détacher de la relation spéculaire à Voldemort et de renoncer à
la magie. Il se cogne à la réalité de la douleur de la perte et expose son
propre corps, sa sueur et ses larmes à son travail de deuil. Ne pas avoir
recours à des techniques magiques pour rendre hommage au défunt,
c’est accepter de se mesurer à la réalité et de renoncer à la réparation
magique et au triomphe maniaque sur l’objet. La magie ne résout pas les
problèmes. Il convient d’y renoncer pour pouvoir accéder à l’implication
subjective d’un sujet humain adulte.
27 J.K. Rowling, Harry Potter et le Prince de sang-mêlé, trad. J.-F. Ménard, Paris,
Gallimard, 2005.
28 « house-elf ».
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Les autres morts (Tonks, Lupin, Fred...) constituent alors une série de
pertes qu’Harry pourra pleurer « authentiquement ». Le deuil s’inscrit
comme un processus de remémoration consistant à présentifier des
éléments du disparu, pour le remettre en scène et pouvoir s’en détacher
pour nouer d’autres liens. Il s’agit de garder le disparu en mémoire, de
transformer la douleur en chagrin, la dépression en nostalgie…
LES SOLUTIONS ÉTHIQUES
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Le travail de mémoire accompagne les processus de deuil et il permet
finalement à Harry de se déterminer par rapport à la mort. Pour la
combattre, le héros envisage d’abord d’avoir recours aux Reliques de la
Mort (Deathly Hallows), des objets magiques garantissant l’immortalité :
la baguette de puissance pour vaincre lors d’un duel, la pierre de
résurrection pour ramener à la vie les disparus, la cape d’invisibilité pour
échapper à la mort.
Il suit en cela l’exemple de Dumbledore dont les ambitions de jeunesse
(vaincre la mort) tiennent une place importante dans l’issue de la série.
Dumbledore et Voldemort ont comme point commun la quête de
l’immortalité. Celle de Voldemort passe par la création des « Horcruxes »
qui ont pour effet de le maintenir en vie. Celle de Dumbledore s’appuie
sur les Reliques de la Mort (Deathly Hallows).
Mais Harry, guidé par ses amis Hermione et Ron, finit cependant
par choisir de ne pas chercher les Reliques et de consacrer son action
à la destruction des Horcruxes de Voldemort. S’il acceptait le duel
avec Voldemort, avec la baguette de puissance, en face à face, Harry se
mettrait au même niveau que celui-ci dans sa logique de toute puissance
imaginaire. Le garçon privilégie donc, in fine, la lutte contre l’incarnation
du mal au détriment de la protection magique contre la mort. Quand
il comprend ensuite qu’il va mourir car il contient en lui le septième
Horcruxe de Voldemort, Harry choisit le sacrifice et se livre sans défense
à son ennemi. Mais dans l’entre-deux des limbes qu’il a rejoint, il décide
finalement de vivre.
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On peut se demander ce qui détermine l’attitude d’Harry : veut-il
vraiment sauver les autres ou bien cherche-t-il à s’autodétruire ? Suicide
ou sacrifice ?
« J’étais prêt à mourir pour vous empêcher de faire du mal à ceux qui
sont ici… », dit-il 29. Il se positionne résolument en tant que sujet dans
la responsabilité.
Il devait mourir : cette vérité irréfutable avait la réalité d’une surface dure
contre laquelle ses pensées venaient s’écraser comme des gouttes de pluie
contre les vitres d’une fenêtre. Je dois mourir. Il faut que cela finisse 30.
393
éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
Les représentations fantomatiques des êtres chers décédés, ses parents,
son parrain, le Pr. Lupin, vont alors l’accompagner dans cette démarche.
Ils le protègent des Détraqueurs et ils lui disent, au terme de ce processus
de deuil, qu’ils font partie de lui. Harry, dans sa vulnérabilité, sa nudité,
se présente avec eux devant son assassin en refusant le combat et le
meurtre.
J.K. Rowling pose des questions essentielles – la vie et la mort, le bien
et le mal, l’existence et la non-existence, la mort et l’immortalité, l’amour
et la haine… – et les solutions qu’elle propose s’inscrivent dans des
actes et des choix éthiques : le héros se sent responsable d’autrui (Harry
entreprend de sauver tout le monde), il lutte contre l’esprit du mal grâce
à l’amour de ses parents, à l’amitié. Il doit faire confiance (à l’autre, à luimême). Il peut apprendre à demander de l’aide et à s’appuyer sur la prise
de parole, la narrativité, pour surmonter les pires épreuves et « grandir »
peu à peu. Il refuse le face-à-face spéculaire du duel avec Voldemort, son
double monstrueux. Enfin, il renonce à la magie.
Harry accepte son incomplétude, sa vulnérabilité, son « être pour la
mort ». Il peut alors s’exposer et se sacrifier en reconnaissant le primat
de l’altérité sur le narcissisme et en assumant les conséquences éthiques,
comme pourrait dire Emmanuel Levinas 31, dans l’exposition à l’autre et
la responsabilité pour l’autre.
29 J.K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, op. cit., p. 788.
30 Ibid., p. 740.
31 E. Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982.
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J.K. Rowling, elle-même concernée dans le mouvement de son écriture
par le processus de deuil de sa mère, propose au lecteur de s’aventurer
dans l’école des sorciers en quête de la pierre philosophale qui procure
l’immortalité.
394
Le pire événement de mon adolescence fut la découverte de la maladie
de ma mère… Je pense que la plupart des gens croient au fond d’euxmêmes que leur mère est indestructible. Apprendre que la mienne
était atteinte d’une maladie incurable constitua un choc terrible... Le
30 décembre 1990, survint un événement qui devait changer à jamais
mon univers et celui d’Harry : le décès de ma mère 32.
L’auteur a tenté de dépasser cette peine par l’écriture. Mais si elle
propose une école de vie en mettant au cœur du récit les thématiques de
la douleur, du deuil, de la mort et la survie psychique, elle accompagne
aussi les lecteurs dans leur propre processus du « grandir », par le biais
de la temporalisation même de la série. Il ne s’agit donc pas, comme
dans la plupart des contes, de proposer des fantasmes tout faits à un
lecteur qui peut s’y confronter et trouver des solutions « morales »,
mais d’inscrire ceux-ci au cœur même du processus de lecture sur une
longue période.
Harry Potter indique des solutions éthiques aux difficultés rencontrées
par les enfants. La série montre les possibilités de résilience d’un enfant
orphelin, traumatisé et maltraité, qui survit grâce à son courage, à
son inventivité et à ses amis. Il présente des messages valorisant le
courage, l’intelligence, la franchise, l’amitié et l’amour, l’humour et la
confiance. Il souligne l’importance d’un savoir et d’une connaissance
non totalisants qui ouvrent à la tolérance : les autres peuvent être
différents et il est crucial de reconnaître qu’on peut se tromper.
Il faut avoir une cause à défendre, même si c’est difficile, sans céder à la
facilité (sur son désir) ni à l’opinion commune. Il est nécessaire de former
un groupe pour se défendre et survivre. Les Moldus (adultes) doivent
être respectés, mais aussi protégés : les enfants doivent aussi prendre soin
des adultes !
32 Site officiel de J.K. Rowling : <www.jkrowling.com/textonly/fr/biography.cfm>.
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L’histoire a pour fonction de montrer, de manière exemplaire et non
censurée toutes ces thématiques, d’actualiser les conflits psychiques et de
fournir les moyens de s’y confronter.
Si l’homme se définit par ses actes, les choix d’Harry resteront
déterminants dans l’avènement de la prise de parole personnelle d’un
sujet certes endeuillé, mais finalement devenu plus humain.
Le dévoilement de sa propre humanité constitue en définitive le
message éthique fondamental transmis aux lecteurs qui pourront peutêtre s’approprier à leur tour ce type de solution dans leur évolution
personnelle.
395
éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ?
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RÉCITS ARGENTINS POUR LES ENFANTS :
LORSQUE LES ÉCRIVAINS FRANCHISSENT
LES TABOUS…
Maud Gaultier*
397
raison publique n° 13 • pups • 2010
En Argentine, comme dans de nombreux pays, l’histoire des livres
pour enfants peut être lue comme celle de l’affranchissement progressif
d’une parole constamment mutilée : au nom de préceptes destinés à
« protéger » et à « éduquer » l’enfant, écrivains, pédagogues et théoriciens
ont eu tendance à enfermer la production à l’intérieur de limites précises,
fixées par la psychologie, la morale ou la pédagogie. Les contours actuels
de la production pour la jeunesse en Argentine ont pris forme dans
les années 1960, avec celle qui est considérée comme le plus grand
écrivain argentin pour enfants, María Elena Walsh 1. Cette esthétique
nouvelle a en quelque sorte libéré l’écriture dans la littérature enfantine.
Le langage est devenu spontané, joueur, souvent même provocateur,
et ce renouvellement des formes a coïncidé avec un renouvellement
des thèmes abordés. Si les auteurs des générations antérieures avaient
tendance à produire des œuvres « sérieuses », souvent jugées insipides 2
* Maud Gaultier est maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille 1, dans le
département d’Études latino-américaines.
1 María Elena Walsh est née en 1930 et vit actuellement à Buenos Aires. Son premier
livre, Tutú Marambá, paru en 1960, marque un tournant dans la littérature enfantine
argentine. Très influencée par Lewis Carroll et le nonsense anglais, María Elena Walsh
rompt totalement avec les schémas antérieurs, en proposant aux enfants une œuvre
où règnent le jeu, l’humour et l’absurde.
2 Dans son ouvrage ¿ Mujercitas, eran las de antes ?, l’écrivaine pour enfants Graciela
Cabal évoque avec humour les lectures ennuyeuses que, dans les années 1950, on
proposait à l’enfant qu’elle était. Voir G.B. Cabal, ¿ Mujercitas, eran las de antes ?
El sexismo en los libros para chicos, Buenos Aires, Libros del Quirquincho, 1992.
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car régentées par une certaine raideur didactique et moralisante, ce n’est
plus le cas aujourd’hui, et l’on constate que de nombreux auteurs traitent
de thèmes autrefois tabous dans les fictions destinées aux enfants, et
notamment la mort et la sexualité.
DE LA RAIDEUR D’HIER À LA LIBERTÉ D’AUJOURD’HUI
398
À la veille des années 1960, par le biais d’une réflexion globale sur
l’éducation, est né en Argentine un véritable discours théorique sur
la littérature enfantine 3. Ce discours met en lumière les faiblesses de
beaucoup des productions existantes et propose une réorientation des
œuvres pour enfants. Les études sur la littérature enfantine parues à
l’époque ne se bornent pas à envisager les œuvres dans la perspective
d’une utilisation pédagogique. Elles abordent la question du genre et
de la nature d’une telle littérature, mettant en valeur ses affinités avec le
folklore et les contes populaires, analysant ses implications idéologiques
et les rapports que celle-ci entretient avec la société. Elles en retracent
aussi parfois l’histoire, établissent des bilans sur la production nationale,
et font des présentations assez détaillées des œuvres étrangères 4. Ces
recherches sont nourries des apports en matière de psychopédagogie,
et s’appuient sur une grande variété d’auteurs, qu’ils soient spécialisés
dans l’étude de la littérature enfantine, tels que Paul Hazard et Jean de
Trigon 5, ou non (Sigmund Freud, Amado Alonso, Gaston Bachelard,
Mircea Eliade, etc.).
3 Le mouvement dit « d’éducation nouvelle » a eu en Argentine des répercussions quasi
immédiates, puisque les œuvres de spécialistes tels que les français Alfred Binet ou
Cousinet, le suisse Clarapède, ou l’allemand Meumann ont très vite été diffusées,
et lues dans le texte ou traduites. Les travaux de Jean Piaget, qui surtout après 1940
acquièrent une renommée internationale, sont bien sûr connus de tous les Argentins
s’intéressant à l’enfance.
4 Voir G. Berdiales, El cuento infantil rioplatense, Santa Fe, Librería y editorial Castellví,
1958. D. Pastoriza de Etchebarne, El cuento en la literatura infantil, Buenos Aires,
Kapelusz, 1962 ; F. Schultz de Mantovani, Sobre las Hadas (Ensayos de literatura
infantil), Buenos Aires, Editorial Nova, 1959.
5 Cf. P. Hazard, Les Livres, les enfants et les hommes, Paris, Flammarion, 1932 ; J. de
Trigon, Histoire de la littérature enfantine, Paris, Hachette, 1950.
raison13.indb 398
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6 S. Jesualdo, La Literatura infantil, Buenos Aires, Ed. Losada, 1959. Ce livre reste une
référence en ce qui concerne les recherches en psychopédagogie ; Jesualdo y fait
la synthèse des connaissances sur cette discipline et enrichit sa réflexion de son
expérience personnelle en tant qu’instituteur au contact des enfants.
raison13.indb 399
399
maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
Si l’éducation et les livres pour enfants sont encore avant 1960 englués
dans des conceptions souvent trop rigides et moralisatrices, on assiste
cependant à l’évolution conjointe de la production littéraire elle-même
et des méthodes pédagogiques. Cela s’explique en grande partie par le
fait que les psychopédagogues placent le livre au centre de leur réflexion.
Les nouvelles orientations pédagogiques réhabilitent les notions de
plaisir et de liberté comme clés de voûte de tout apprentissage : celles-ci
deviendront des éléments fondamentaux de la littérature enfantine, de
manière quelque peu théorique au départ, puis, dans l’œuvre de María
Elena Walsh, de façon éclatante dans les œuvres elles-mêmes.
En 1959, l’éducateur uruguayen Sosa Jesualdo publie La Literatura
infantil 6, ouvrage dans lequel il explique qu’écrire pour la jeunesse ne
doit pas être perçu comme une pratique d’écriture à part, à mi-chemin
entre littérature et enseignement, mais au contraire doit constituer une
branche particulière de la littérature elle-même : certaines œuvres, au
sein de l’expression littéraire en général, spécifiquement adressées aux
enfants ou non, correspondent aux besoins cognitifs propres de l’enfance,
à l’intellection particulière des petits lecteurs.
Ainsi, à partir des années 1960, les auteurs, nourris par ce changement
de mentalité en ce qui concerne la façon dont la société aborde l’enfant
et son éducation, rejettent désormais toute idée de modèle à suivre, de
préceptes qu’il faudrait respecter au nom d’impératifs, soumis à diverses
modes, et variant selon les époques. Parallèlement à une plus grande
liberté de style, s’est effectuée une libération des contenus, ralentie de
1976 à 1983 par la politique culturelle menée par le pouvoir dictatorial.
Le démantèlement de structures spécialisées dans la diffusion des livres
pour enfants, les attaques constantes au secteur entier de l’édition
furent autant de freins à la poursuite de l’impulsion donnée lors de la
décennie antérieure. Le pouvoir en place s’intéresse cependant de près
aux livres pour enfants, mais dans un tout autre esprit : il s’agit pour lui
24/09/10 19:17:35
400
de déceler les ouvrages non conformes à l’idée qu’il se fait des livres pour
enfants, en vue d’exercer la censure à leur encontre 7. Paradoxalement,
c’est sous les régimes autoritaires et obscurantistes que les instances
gouvernementales semblent donner le plus d’importance à un genre
dont elles ne se soucient pas assez en temps de démocratie. Le secteur fut
en effet « particulièrement observé et malmené pendant la Dictature » 8,
remarque María Elena Walsh, qui explique qu’« il fut impossible de
diffuser des écrits […] qui d’une manière ou d’une autre contredisaient
la doctrine de l’Église, le sens de la famille, la tradition occidentale et
chrétienne, etc. » 9.
Ce n’est qu’après ces années sombres que la littérature enfantine se remet
sur les rails du renouvellement amorcé en 1960. En effet, les écrivains
pour enfants, en réponse à l’anathème qui avait été jeté sur le genre, eurent
à cœur de s’engouffrer dans la même voie que les œuvres critiquées, et
interdites, pendant la Dictature. Renouer avec l’imagination, la satire,
l’humour, et la liberté du langage, devenait un véritable enjeu. Il ne
s’agissait plus seulement de suivre une simple « tendance » instaurée
dans les années 1960 par María Elena Walsh, mais de montrer que la
littérature enfantine était bel et bien le terrain de la liberté, et non celui
du dogmatisme. Ces attaques subies pendant presque dix ans ont donc
finalement accentué la volonté de faire de la littérature enfantine un
espace privilégié de la liberté d’expression.
Débrider une parole engoncée dans des a priori sur le genre a débouché
sur un renouvellement de la langue et du style, mais également sur un
renouvellement des thèmes abordés. Si auparavant, cette littérature « ne
pouvait inclure la cruauté, ni la mort ni la sensualité ni l’histoire, parce
qu’ils appartenaient au monde des adultes et non au monde des enfants,
7 Plusieurs ouvrages, publiés avant et pendant la dernière Dictature, ont en effet été
victimes de la censure, soit pour des raisons politiques, comme ce fut le cas pour Un
Elefante ocupa mucho espacio de Elsa Bornemann, ou pour des raisons plus difficiles
à saisir, comme pour La Torre de cubos de Laura Devetach, qui semble simplement trop
novateur ou audacieux par rapport à l’idée que les censeurs se faisaient d’un livre pour
enfants.
8 M.E. Walsh, Desventuras en el país-jardín-de-infantes, Crónicas 1947-1995, Buenos
Aires, Seix Barral, 1995, p. 228.
9 Ibid.
raison13.indb 400
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10 G. Montes, El Corral de la infancia, Nueva edición, revisada y aumentada, Buenos
Aires, Fondo de Cultura Económica, 2001, p. 21. Graciela Montes est l’auteur de
nombreux ouvrages pour enfants et d’ouvrages fondamentaux sur sa pratique
d’écrivaine pour la jeunesse. Nous traduirons directement les citations provenant
d’ouvrages théoriques, mais reproduirons en note les textes originaux issus des
ouvrages de fiction.
raison13.indb 401
401
maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
à l’enfance dorée » 10, certains récits pour la jeunesse n’hésitent plus à
aborder des questions politiques, d’autres s’aventurent dans certaines
thématiques périlleuses telles que la question de la mort ou celle de
l’érotisme. En renonçant à emmurer l’enfant dans un langage insipide
et stéréotypé, la littérature enfantine argentine a ainsi peu à peu instauré
l’abolition des tabous.
Cela ne veut pas dire que les écrivains actuels pour la jeunesse n’ont pas
une conscience aiguë de leur responsabilité ; la déontologie du livre pour
enfants s’exprime désormais différemment : les « valeurs » fortes dont il
est imprégné sont dorénavant véhiculées par un autre langage. Adressée
à un lecteur bien particulier, la littérature enfantine adapte son langage
et son discours à son destinataire. Or, cette adaptation ne risque-t-elle
pas de s’effectuer au détriment de la liberté fondamentale de l’écrivain,
et d’étouffer toute tentative de véritable création littéraire ?
Chaque époque ayant, avec succès, transgressé les limites imposées
par la génération précédente, nous pouvons nous interroger sur le
bien-fondé de principes prétendant circonscrire la fiction enfantine à
l’intérieur de bornes restrictives. Cela dit, nul ne peut ignorer non plus
la spécificité du jeune lecteur. L’écrivain sait que, contrairement à ce qui
se passe dans la littérature pour adultes, il n’écrit pas pour un possible
alter ego, et ne peut par conséquent jamais donner à ses écrits la forme de
l’épanchement, ou de la confession « spontanée ». Cela n’implique pas
pour autant que l’écrivain doive se limiter dans le choix des thèmes, mais
cela induit des ajustements dans le discours. Tout l’enjeu pour l’écrivain
consiste dès lors à s’adapter au lecteur en tirant précisément sa force des
stratégies narratives qu’il devra déployer pour écrire dans le respect de
l’enfant. Nous allons explorer dans les pages suivantes, à travers l’analyse
de quelques récits argentins, devenus aujourd’hui des « classiques » du
genre, les diverses stratégies d’écriture mises en œuvre pour respecter
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l’âge du destinataire sans affadir ou édulcorer le texte. Ne pouvant traiter
ici de tous les thèmes nouveaux introduits dans la littérature enfantine
en Argentine depuis les années 1960-1970, nous avons choisi de nous
centrer sur deux thèmes particulièrement épineux et difficiles à aborder
dans des fictions destinées aux enfants : la mort et la sexualité.
MORT, SEXUALITÉ ET STRATÉGIES D’ÉCRITURE
402
Avant la réhabilitation des contes traditionnels, en 1976, par Bruno
Bettelheim, dans Psychanalyse des contes de fées, certains psychologues
préconisaient le bannissement de toute trace de violence et de sexualité
dans les textes destinés aux jeunes, jugeant trop angoissante la présence
d’ogres adeptes de chair fraîche ou d’un loup capable de dévorer une
petite fille. Cette nécessaire protection d’un lectorat fragile et en
formation a longtemps freiné en Argentine l’émergence d’une littérature
de qualité, s’adressant au jeune lecteur. De la même façon que certaines
voix se levaient pour interdire des thèmes précis dans les livres pour
enfants, d’autres au contraire reprochaient aux écrivains de ne pas les
aborder, toujours au nom de la vocation éducative qu’elles attribuaient
à la littérature enfantine. Les écrivains se trouvaient alors entre deux
dangereux écueils : d’une part, une occultation possible de la réalité, qui
aurait conduit leurs œuvres à se cantonner uniquement à n’être qu’une
« littérature de nursery » 11 ; d’autre part, un oubli de toute dimension
littéraire, dans la mesure où le livre aurait été, soit mis au service de la
seule transmission d’idées, soit guidé avant tout par la nécessité d’aider
psychologiquement l’enfant à surmonter les différentes épreuves et
réalités de la vie.
La question de la mort (mort de soi, mort de l’autre) et celle de la
sexualité, me semblent à cet égard, chacune à sa manière, exemplaires :
très peu abordées dans les fictions argentines pour enfants, elles ont
longtemps fait partie des thèmes tabous, pour des raisons évidentes.
Quelques rares récits, s’adressant à de très jeunes lecteurs, ont fait date
11 G. Montes parle de « littérature de nursery » pour désigner celle qui prétend
enfermer l’enfant à l’intérieur d’un espace protégé mais insipide.
raison13.indb 402
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dans l’histoire de la littérature enfantine de ce pays, par la façon dont
précisément se conjuguent en leur sein, le « traitement » de ce thème,
et la qualité littéraire du texte. Nous allons tenter de mettre au jour la
manière dont ces récits réussissent à aborder ces thèmes, en se hissant au
rang de « grande littérature », sans heurter dangereusement la sensibilité
de leurs petits lecteurs (ou auditeurs).
COMME SI LA MORT POUVAIT DÉRANGER…
Les nuages apportés par le vent cachèrent le soleil. Puis le vent
s’immobilisa, cessa d’être vent et fut un murmure à travers les feuilles,
cessa d’être un murmure et ne fut plus qu’un mot courant de bouche
en bouche jusqu’à se perdre dans le lointain. Maintenant tout le monde
savait : le tatou était sur le point de mourir 13.
La tristesse engendrée par la perspective de cette mort est également
évoquée sans détours, en une seule phrase : « De nombreux enfants et
petits-enfants tatous le regardaient avec une tristesse immense dans les
yeux » 14. Non seulement la mort apparaît explicitement dans le texte,
mais le moment même du trépas y est décrit, sans euphémisme ni
périphrase : « Le tatou regarda autour de lui, puis baissa la tête, ferma les
12 G. Roldán, « Como si el ruido pudiera molestar », Como si el ruido pudiera molestar,
Buenos Aires, Libros del Quirquincho, 1989. Toutes les traductions sont de notre
fait.
13 Ibid., p. 7 : « Las nubes que trajo el viento taparon el sol. Y el viento se quedó
quieto, dejó de ser viento y fue un murmullo entre las hojas, dejó de ser murmullo
y apenas fue una palabra que corrió de boca en boca hasta que se perdió en la
distancia. Ahora todos lo sabían : el tatú estaba a punto de morir ».
14 Ibid. : « Muchos hijos y muchísimos tatucitos lo miraban con una tristeza larga en
los ojos ».
raison13.indb 403
403
maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
« Comme si le bruit pouvait déranger » 12, de Gustavo Roldán, publié
en 1986, relate, dans un langage simple et direct, la mort d’un être cher
au sein d’une communauté d’amis, constituée des animaux de la forêt du
Chaco (nord de l’Argentine). Le décès est annoncé dès l’incipit, même si
le narrateur prend la précaution de précéder son évocation de quelques
signes avant-coureurs :
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yeux, et mourut » 15. Gustavo Roldán ose mettre ses lecteurs face à la mort
d’un personnage de manière frontale, en utilisant un vocabulaire précis
(« il mourut », « la mort ») et non des périphrases ou des euphémismes
tels que « il alla au ciel » ou « il disparut ». Les précautions narratives
passent donc par une voie bien différente que celle des discours souvent
mensongers des adultes lorsqu’ils abordent la question avec les enfants.
Une fois le tatou mort, le narrateur n’essaie pas non plus de minimiser
la souffrance ressentie par les personnages :
404
De nombreux yeux s’embuèrent, de nombreuses dents se serrèrent, de
nombreux corps frémirent. Tous se sentirent oppressés par une énorme
pierre. Personne ne dit rien. Sans faire de bruit, comme si le bruit pouvait
déranger, les animaux s’éloignèrent les uns après les autres 16.
L’accent est mis ici sur l’événement brut de la mort, sans que l’auteur
ait recours à un discours religieux et sans évoquer le rituel social de
l’enterrement. Le style est très sobre, mais les rythmes ternaires et binaires,
ainsi que les répétitions, insufflent au récit une dimension poétique. La
description de la nature, semblant être en harmonie avec l’événement
tragique survenu, éveille chez le lecteur un sentiment d’apaisement.
Dans la suite du récit, Roldán place dans la bouche d’un de ses personnages
une explication se voulant rassurante du phénomène de la mort :
Et il leur raconta que tous les animaux vivent et meurent. Que cela
arrivait toujours, et que la mort, quand elle arrivait à son heure, n’était
pas une mauvaise chose 17.
Il s’agit donc d’un discours sur la mort non pas édulcoré, mais empreint
d’une sagesse destinée à lutter contre le sentiment d’angoisse qui pourrait
15 Ibid., p. 10 : « El tatú miró para todos lados, después bajó la cabeza, cerró los ojos,
y murió ».
16 Ibid., p. 10-11 : « Muchos ojos se mojaron, muchos dientes se apretaron, por
muchos cuerpos pasó un escalofrío. Todos sintieron que los oprimía una piedra
muy grande. Nadie dijo nada. Sin hacer ruido, como si el ruido pudiera molestar,
los animales se fueron alejando ».
17 Ibid., p. 8 : « Y les contó que todos los animales viven y mueren. Que eso pasaba
siempre y que la muerte, cuando llegaba a su debido tiempo, no era una cosa
mala ».
raison13.indb 404
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18 Celle-ci est d’ailleurs renforcée par sa structure circulaire (l’image du vent par
exemple intervient au début et à la fin du texte).
19 L. Devetach, Monigote en la arena, La Habana, Casa de las Américas, 1975.
raison13.indb 405
405
maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
être celui de l’enfant. Cela dit, les mécanismes permettant de rasséréner
les lecteurs ne nous semblent pas se trouver dans ce discours explicatif,
mais résident plutôt dans la profonde cohérence du récit 18 ainsi que dans
le recours à un langage et à un style éminemment poétiques. En outre,
certains « messages », tel que celui qui consiste à rappeler qu’après la mort
d’un être cher, « la vie continue », ne sont énoncés que sous la forme de
métaphores subtiles, permettant au récit de ne pas se transformer en un
manuel déguisé de psychologie. En effet, si le vent s’est arrêté de souffler à
l’annonce de la mort du tatou, figeant ainsi le temps métaphoriquement,
celui-ci se remet à souffler, et le temps à s’écouler, lorsque se clôt notre
histoire. Le silence de mort occasionné par le tragique événement laisse
la place à l’irruption des paroles d’un des personnages, qui, une fois sa
peine apprivoisée, fait revivre le tatou à travers ses souvenirs. Si aucune
transcendance n’est évoquée ici, les êtres continuent à exister grâce à la
mémoire des vivants.
Mais le caractère apaisant du récit n’est pas uniquement dû à
l’amenuisement des peines au fil du temps et aux évocations joyeuses du
défunt par le souvenir : l’envoûtement qui se dégage des descriptions,
le caractère « littérairement réussi » du conte, nous semble témoigner
de la préoccupation de l’auteur de permettre à l’enfant de surmonter
sa peine. N’oublions pas non plus que la parenté de ce texte au genre
de la fable animalière, sans empêcher l’identification des enfants aux
personnages, animaux doués de paroles et de sentiments humains, crée
en même temps une certaine distance pouvant contribuer à ménager la
sensibilité du lecteur.
« Petit bonhomme sur le sable » 19, autre conte argentin ayant abordé
la question de la mort, est antérieur à celui de Gustavo Roldán, puisqu’il
date de 1975. Il est de nature très différente, dans la mesure où il n’aborde
pas la mort de manière frontale et explicite, comme le texte de Roldán
(en cela Roldán est novateur) ; en revanche, il est par certains aspects
plus audacieux : en effet, il ne s’agit pas de la mort d’un grand-père ou
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406
d’une personne âgée, mais de la mort d’un être qui pourrait presque être
un enfant. Dans ce récit, une petite fille dessine un bonhomme sur le
sable. Celui-ci prend vie mais à peine a-t-il pris conscience du monde
qui l’entoure que l’eau l’avertit : « Gloups gloups, un petit bonhomme
sur le sable est une chose qui ne dure pas longtemps » 20, lui dit-elle,
préoccupée. Le bonhomme comprend que sa vie est éphémère et qu’il
va mourir. Le conte est à partir de là structuré en deux temps. Tout
d’abord, les divers éléments susceptibles d’accélérer l’effacement du
graffiti décident de s’éloigner de lui afin de prolonger sa vie ; mais le
bonhomme se sent seul et décide de profiter de ses amis même si à leur
contact il est condamné à mourir rapidement. L’eau, le vent, les feuilles
et les fourmis jouent alors avec lui, jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Comme pour Roldán, ce qui frappe en premier lieu est la sobriété
du texte, qui contient une charge émotive très forte sans pour autant
s’attarder sur la description des sentiments du personnage qui va mourir.
La beauté de la vie est seulement suggérée par l’évocation poétique du
paysage que le bonhomme découvre en prenant conscience de sa propre
existence et du monde qui l’entoure. Son angoisse n’est dépeinte qu’en
une seule phrase : « Petit bonhomme tirait sur ses boutons et était si
préoccupé qu’il ne goûta même pas aux bonbons de fleur d’abricot que
les fourmis lui offrirent. » 21 Comme dans le récit précédent, aucune
allusion n’est faite à la religion, à la représentation sociale de la mort, ou
à l’espoir d’une vie après le trépas. La mort est là, dans sa terrible évidence
et avec le désarroi et l’inquiétude qu’elle engendre. Malgré cela, un sens
se construit au fur et à mesure que défile l’histoire, permettant à la fois
d’évoquer l’angoisse de la mort et de la dépasser.
Premièrement, l’allégorie du dessin sur le sable permet de suggérer
la mort sans aucune ambiguïté, sans pour autant la nommer, ce qui
introduit toute l’épaisseur des mots entre l’événement lui-même et
son évocation… comme si les mots servaient à la fois de révélateurs et
d’écrans protecteurs. Le recours à l’allégorie permet en outre de donner
20 Ibid., p 10 : « Glubi glubi, monigote en la arena es cosa que dura poco ».
21 Ibid., p. 11 : « Monigote seguía tirándose los botones y estaba tan preocupado que ni
siquiera probó los caramelos de flor de durazno que le ofrecieron las hormigas ».
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maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
une cohérence à l’événement, de l’inscrire dans l’ordre des choses. En
effet, en décidant lui-même de prendre le risque de jouer avec ses amis,
autrement dit en prenant le risque de vivre, notre bonhomme prend sa
destinée en main. La mort ne lui apparaît plus comme quelque chose
qu’il va subir passivement mais comme l’accomplissement d’une fatalité
qu’il a acceptée. D’ailleurs, tenter d’échapper à la mort ne consistait
pas seulement à faire l’expérience de la solitude, mais à comprendre
deux choses : d’une part, vie et mort sont indissociables et il faut donc
les accepter toutes les deux ; d’autre part, en tentant de ne pas s’effacer,
le bonhomme empêchait le monde de suivre son cours naturel : l’eau,
évitant de le recouvrir, n’obéissait plus aux cycles de la marée, le vent ne
faisait plus tourbillonner les feuilles d’automne, et ainsi de suite. Cet
arrêt des fonctions élémentaires de la Nature est synthétisé dans le texte
par l’oxymore « La pluie ne pleuvait plus » 22 qui en peu de mots évoque
avec grande efficacité l’impossibilité ou le caractère paradoxal d’une telle
situation.
L’énumération des différents amis du petit bonhomme, qui répètent
tous les uns après les autres la lancinante formule « un petit bonhomme
sur le sable est une chose qui ne dure pas longtemps », confère au récit un
caractère incantatoire, venant renforcer le sentiment d’apaisement que
le narrateur cherche à faire ressentir au lecteur. Si dans la première phase
du texte les personnages disaient ces mots avec regret, et en concluaient
qu’ils devaient tenter de ne pas effacer le bonhomme avec leurs jeux, cette
même formule est répétée dans la deuxième phase de l’histoire, mais en
prenant un autre sens : cette fois-ci, c’est précisément parce que sa vie
est éphémère que les personnages en concluent qu’ils doivent jouer avec
lui. La formule, angoissante dans la première partie du texte, est ensuite
liée au jeu et à ses joies. La litanie ne confère donc pas seulement un
rythme rassurant au récit, mais elle permet de faire évoluer le sens de
cette formule, qui, prononcée au départ avec inquiétude, est désormais
répétée avec allégresse. Tout se passe comme si l’idée de la mort était
apprivoisée sous l’effet du déroulement du récit.
22 « La lluvia no llovió », ibid.
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À la fin, le bonhomme dessiné sur le sable redevient ce qu’il n’avait
jamais cessé d’être :
Petit bonhomme joua et joua au milieu d’une ronde dorée, et il rit
jusqu’au ciel avec sa voix de castagnettes. Et pendant qu’il s’effaçait, il
rit encore à tel point que le sable entier fut un rire qui joue à changer de
couleur lorsque souffle le vent 23.
408
Au-delà de la métaphore poétique suggérant une joyeuse fusion du
sable avec le paysage, la mort est vue ici sous son aspect le plus réaliste :
c’est une dégradation du corps qui se change en poussière. Malgré tout,
l’image finale, par sa beauté, transforme la tristesse du contenu en une
émotion esthétique.
Sans éluder la peine et l’angoisse que provoque la mort, ces deux textes
proposent, chacun à leur manière, une vision du monde rassurante. Cet
apaisement n’est pas dû à un quelconque discours lénifiant sur la mort,
mais naît simplement du pouvoir que possède la fiction : rendre le monde
cohérent. Trouver le discours littéraire adéquat a consisté ici, non pas à nier
la réalité douloureuse du monde aux yeux de l’enfant, mais à faire jaillir du
texte fictionnel un sens et une magie capables de transcender cette réalité.
DU PLAISIR DE LIRE AU LIVRE SUR LE PLAISIR
Graciela Montes explique, dans un de ses articles, comment, après
avoir longtemps ignoré le sujet, les livres pour enfants se sont mis à parler
de sexualité :
À partir des années soixante les pédagogues les plus progressistes
considéraient comme nécessaire et recommandable que les récits pour
enfants rendent compte de l’activité sexuelle de la nature. Pour cela, on
suggérait de parler d’abord des fleurs, des poussins ensuite et enfin des
petits veaux. Même les plus audacieux n’osaient pas aller au-delà 24.
23 Ibid., p. 13 : « Monigote jugó y jugó en medio de la ronda dorada, y rió hasta el cielo
con su voz de castañuela. Y mientras se borraba siguió riendo, hasta que toda la
arena fue una risa que juega a cambiar de colores cuando la sopla el viento ».
24 G. Montes, El Corral de la infancia, nueva edición, revisada y aumentada, op. cit., p. 22.
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Santiago sentait qu’il lui arrivait des choses, des choses qui arrivent à
l’intérieur de soi. […] Il sentait que tout allait à mille à l’heure dans
son corps. Son cœur battait comme une mitraillette. Les paumes de ses
mains devenaient rouges et chaudes. […] Le sang battait dans ses lèvres.
Et lui venait l’envie 27.
25 Ibid. : « Du sexe, d’accord, mais un sexe raisonnable, sans émotions, sans sexualité,
sans imagination ».
26 Il faut en effet faire la différence entre le thème des amours enfantines, qui lui aussi
a mis du temps à apparaître, mais a été par la suite beaucoup plus amplement traité,
et celui de la sexualité. Peut-être devrions-nous parler davantage ici d’érotisme car
il ne s’agit pas de la reproduction sexuelle mais bien du désir et du plaisir sexuels
dont nous parlons ici.
27 G. Montes, Historia de un amor exagerado, Buenos Aires, Colihue, 2000, p. 17-18 :
« Santiago sentía que le pasaban cosas, cosas de ésas que pasan por adentro. […]
Y, además, sentía que todo le corría a lo loco en el cuerpo. El corazón le batía como
una ametralladora. Las palmas de las manos se le iban poniendo rojas y calientes.
[…] Le latían los labios. Y le venían las ganas ».
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maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
Or, pour Graciela Montes, s’il est louable de considérer inopportun de
cacher aux enfants un aspect aussi important de l’existence, le manque
de simplicité et de spontanéité, avec lequel ces pédagogues proposaient
d’aborder la question avec les enfants, aboutissait à construire autour
de la sexualité un discours guindé et absurde. En fin de compte, cela
revenait, d’après elle, à parler de sexe sans sexualité 25. Rares sont les
livres de notre corpus qui abordent le thème, et, s’ils le font, c’est sous
une forme extrêmement allusive. Deux écrivains ont néanmoins tenté,
selon nous avec succès, de s’aventurer sur le terrain glissant de l’érotisme :
il s’agit de Graciela Montes, dans Historia de un amor exagerado, et de
Gustavo Roldán, dans le recueil Dragón.
Graciela Montes raconte une histoire d’amour entre deux enfants
de la même classe, ce qui n’est en soi, pas particulièrement nouveau 26.
Néanmoins, et c’est là que réside toute l’originalité du récit, les
sentiments ressentis par les enfants sont relatés à l’aide d’images faisant
très clairement allusion à l’émoi sexuel.
Le narrateur s’attarde en effet sur les sensations physiques ressenties par
l’enfant, en les décrivant de manière imagée, mais fort éloquente :
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La nature du trouble ressenti par l’enfant ressemble à s’y méprendre au
désir charnel. L’« envie » mentionnée ici, précise juste après le narrateur,
est celle de sauter sur ses camarades de classe lorsqu’ils se moquent de
Teresita, celle d’être grand, beau et fort pour la protéger, en somme, des
envies qui, explicitement, n’auraient aucun caractère sexuel. Le texte joue
évidemment sur l’ambiguïté : à chaque fois que le narrateur mentionne
« l’envie », il omet, dans un premier temps, de préciser de quel genre
d’envie il s’agit, et utilise l’expression comme si elle n’appelait aucun
complément. Dans un passage où le récit devient encore plus explicite,
il est expliqué que tous les enfants du même âge que Santiago avaient,
eux aussi, des envies : « […] peu d’entre eux avaient un petit ami mais,
[…] tous, sans exception, avaient envie » 28.
Sans aborder l’acte charnel en lui-même (la relation entre les deux
enfants reste platonique), Graciela Montes donne à son récit une
forte charge érotique. Les émotions ressenties par le protagoniste
sont tout au long du texte légèrement teintées de sexualité, sans
que jamais, malgré tout, le narrateur nous fasse réellement sortir de
l’ambiguïté qu’il cultive. Une image, apparaissant à deux reprises,
contient néanmoins des allusions dont nous ne pouvons ignorer le
sens nettement sexuel : le narrateur explique que, lorsque Teresita
sourit à Santiago, celui-ci « sentait que pénétrait dans son corps une
espèce de lait tiède » 29.
Alors que Graciela Montes ancre son récit dans la réalité quotidienne de
l’enfant, et recherche une identification entre le lecteur et le personnage,
Gustavo Roldán transporte le lecteur loin du monde réel, ce qui lui
laisse plus de libertés. Il choisit lui aussi un langage imagé pour véhiculer
l’érotisme. Cela dit, les personnages n’étant pas des enfants, mais des
dragons (adultes), il peut se permettre de faire référence à une relation
28 Ibid., p. 29-30 : « … pocos de ellos eran novios pero […] todos, sin excepción, tenían
ganas ».
29 Ibid., p. 15 : « sentía que le entraba en el cuerpo una especie de leche tibia ». Cette
image est réitérée peu après, avec une légère variation qui rend son sens encore
plus évident : « Et Santiago senti son corps inondé par une espèce de lait tiède ».
Ibid., p. 19 : « […] y a Santiago se le inundó el cuerpo con una especie de leche
tibia ». C’est nous qui soulignons.
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Lorsque les dragons s’aiment, ils déclenchent des raz de marée […]. C’est
pourquoi, parfois, pour s’aimer sans déranger personne, ils s’envolent le
plus haut possible dans le ciel 31.
Gustavo Roldán crée ici une véritable mythologie : les phénomènes
naturels de notre planète sont expliqués en fonction de l’activité sexuelle
des animaux fabuleux. L’explication scientifique du phénomène de
l’éclipse est ainsi rejetée au profit d’une autre, éminemment poétique :
La lune, ou le soleil, semble s’effacer lentement dans le ciel et tout le
monde dit qu’il s’agit d’une éclipse […]. Vaines explications, colportées
par ceux qui ne regardent pas bien. S’ils regardaient attentivement, ils
30 G. Roldán, « Juego de Dragón », Dragón, Buenos Aires, Primera Sudamericana,
1997, p. 29 : « Y el dragón y la dragona bailaron y volaron y se amaron muy alto,
arriba de las nubes, donde los vientos y la música son una sola cosa […] ».
31 G. Roldán, « Amor de Dragón », ibid., p. 62 : « Cuando los dragones se aman se
desatan los maremotos, […] Por eso a veces, para amarse sin molestar a nadie,
vuelan hasta el cielo más alto... ».
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maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
sexuelle : le récit ayant d’emblée une dimension onirique et poétique, la
distance entre ce qui est raconté et le lecteur est plus grande.
Après s’être livrés à toutes sortes de jeux, les personnages de « Jeu
de Dragon » changent d’activité : ils s’envolent dans les airs pour,
note le narrateur, « s’aimer ». Voici comment la scène d’amour est
mentionnée : « Et le dragon et la dragonne dansèrent et volèrent et
s’aimèrent très haut, au-dessus des nuages, là où vents et musique ne
font qu’un […] » 30. La scène est très érotique, même si le texte aborde
cette sensualité sur un mode relativement allusif. L’expression « ils
s’aimèrent » est en elle-même assez floue, et peut tout à fait garder un
sens abstrait ; notons cependant qu’elle est placée après deux verbes
désignant des actions mettant en œuvre le corps. En outre, si l’union
des corps n’est pas explicitement nommée, le texte opère en fait un
simple déplacement : ce sont les vents (mot masculin) et la musique
(mot féminin) qui, eux, s’unissent.
Dans « Amour de Dragon », la même expression renvoie de façon peu
équivoque à l’amour charnel :
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verraient clairement la silhouette de deux dragons qui s’aiment et qui
cachent la lumière des astres en se rapprochant ou en s’éloignant 32.
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L’éclipse n’est donc rien d’autre que le résultat d’un coït entre deux
dragons ! La poésie du passage, qui, tout en faisant clairement allusion
à un accouplement, demeure d’une grande sobriété, permet à Gustavo
Roldán de mettre en scène ni plus ni moins que deux personnages
faisant l’amour, dans un livre pour enfants. Que les personnages soient
des créatures imaginaires établit une distanciation, certes, mais celle-ci
est en réalité très relative : le recueil humanise constamment le couple
de dragons, de sorte que lorsqu’ils font l’amour, ils sont tout aussi
personnifiés que lorsqu’ils jouent, qu’ils parlent, ou qu’ils pleurent.
La sensualité est d’autant plus forte qu’elle n’est pas seulement présente
parce que le récit narre ici un acte sexuel : c’est l’univers entier qui est
« érotisé ». Il est intéressant de noter enfin que la sexualité est, dans les
deux récits analysés ici, traitée sans qu’il ne soit, à aucun moment, fait
allusion à la reproduction. Désir et plaisir naissent de l’amour, et non
pas de notre simple instinct de survie : il s’agit bien ici d’érotisme, et en
aucun cas de leçon de biologie !
Pour lutter contre le danger de faire de la littérature enfantine une
littérature de commande, obéissant à des principes « extra-littéraires »,
la majorité des écrivains argentins préconisent, comme Graciela Montes,
un retour au texte lui-même :
Je propose un retour vigoureux à la matérialité du texte, au discours,
aux mots, à ces mots plutôt que d’autres, dans cet ordre plutôt que
dans tel autre, […] à cette linéarité unique que représente le texte, dans
la conviction que c’est bien là, et non ailleurs, que la littérature a élu
domicile, et où le métier d’écrivain trouve son sens 33.
32 Ibid. : « O la luna o el sol parecen borrarse lentamente en el cielo y todos dicen
que hay un eclipse […]. Vanas explicaciones. Las dicen los que nunca miran bien. Si
mirasen bien verían claramente la figura de dos dragones que se aman y que van
tapando la luz de los astros según se acerquen o se alejen ».
33 G. Montes, El Corral de la infancia, op. cit., p. 27. Laura Devetach va dans le même
sens, lorsqu’elle parle de sa « recherche continuelle pour réussir à ce que la réalité
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L’arme que nos écrivains ont trouvée pour éviter les différents abîmes
inhérents au genre est donc de donner au langage le rôle primordial, de
ne pas écouter les voix extérieures mais de laisser la logique interne des
textes dicter sa loi. L’obsession des auteurs qui s’adressent aux enfants est
désormais de trouver leur propre langage, un langage vrai, authentique,
libéré des préjugés divers et des restrictions externes. Dans les textes que
nous avons étudiés, l’équilibre nous semble avoir été trouvé, entre le
respect de l’immaturité enfantine, les nécessaires précautions à prendre
lorsque l’on s’adresse au jeune lecteur, et la nécessité de faire surgir de la
fiction une parole non bridée, d’où peut émerger une véritable littérature
de qualité.
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maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous
à communiquer soit texte et que le texte à communiquer soit réalité » (L. Devetach,
Oficio de palabrera, Buenos Aires, Colihue, 1991, p. 49).
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À QUOI PENSE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE ?
PHILOSOPHER AVEC LES ENFANTS
GRÂCE À LA LECTURE DE RÉCITS
Edwige Chirouter*
415
raison publique n° 13 • pups • 2010
La pratique de la « philosophie avec les enfants » se développe en France
depuis maintenant une vingtaine d’années. Venues des États-Unis,
suite aux recherches du philosophe Matthew Lipman, et répondant à
l’appel à « philosopher hors les murs » lancé par le GREFH 1 et Jacques
Derrida dans les années 1970 2, les « Discussions à Visée Philosophique »
prennent des formes diverses, répondent à des enjeux pluriels et
suscitent de nombreuses controverses 3. Car si ces pratiques répondent
au besoin de démocratisation d’une discipline scolaire jugée trop souvent
comme hermétique et élitiste, elles bouleversent aussi complètement
les représentations traditionnelles de son enseignement. En quoi ces
pratiques avec de si jeunes élèves peuvent-elles être véritablement
philosophiques ? Les enfants en sont-ils capables ? Quels dispositifs mettre
en place ? Quels supports utiliser ? Dans ma thèse 4, je suis partie du
* Edwige Chirouter est professeur de philosophie à l’université de Nantes, IUFM des
Pays de la Loire, docteur en sciences de l’éducation, chercheuse associée au CREN
(Université de Nantes) et au LIMIER (Université du Québec).
1 Groupe pour la Recherche sur l’Enseignement Philosophique.
2 Le GREPH publia en 1977 un ouvrage collectif : Qui a peur de la philosophie ? (Paris,
Champs-Flammarion) et organisa en 1979 des états-généraux de la Philosophie.
3 Pour plus de précisions sur l’historique de la philosophie avec les enfants, voir les
nombreux travaux de M. Tozzi., notamment l’article « Lipman, Levine, Tozzi », dans
C. Leleux (dir.), La Philosophie pour enfants, le modèle M. Lipman en discussion,
Bruxelles, De Boeck, 2005.
4 E. Chirouter, « À quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de la
littérature et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire », doctorat
en sciences de l’éducation, 2008, direction M. Tozzi, université Montpellier III.
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raison13.indb 416
postulat suivant : on ne peut apprendre à philosopher sans supports,
sans textes, qui permettent la mise à distance et la problématisation du
sujet. Les textes de philosophie classique étant trop ardus et complexes
pour des élèves du primaire, c’est grâce à la littérature que l’on peut
peut-être leur permettre d’entrer dans cet apprentissage difficile et
rigoureux. Et surtout, c’est peut-être grâce à l’enfance que la littérature
et la philosophie pourraient retrouver leur alliance originelle. L’enfance
est le pont qui permettrait de retrouver la fraternité de ces deux paroles,
qu’il ne faut certes pas confondre, mais dont il ne faut surtout pas oublier
non plus le fondement commun : la littérature et la philosophie sont
toutes les deux des discours qui donnent sens et intelligibilité à notre
existence. Elles naissent de l’étonnement devant le monde, expérience
fondatrice dont l’enfance nous rappelle chaque jour la force, et cherchent
toutes les deux à éclairer notre condition. Disciplines trop souvent et
injustement cloisonnées dans le système éducatif français, la littérature
et la philosophie ne pourraient-elles pas retrouver leur complémentarité
grâce au développement de la philosophie avec les enfants ?
Ce rapprochement est d’autant plus possible que, parallèlement au
développement de la philosophie avec les enfants, la littérature dite
« de jeunesse » semble aussi depuis une vingtaine années avoir pris de
plus en plus en compte les interrogations métaphysiques des enfants.
En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bruno
Bettelheim a convaincu beaucoup d’éducateurs que les enfants ont des
préoccupations existentielles intenses et surtout que, même très jeunes,
ils sont capables d’interpréter inconsciemment le message latent des
contes pour dépasser leurs angoisses inconscientes et répondre à leurs
questionnements métaphysiques profonds. Tout a depuis concouru
pour permettre à ce genre, longtemps méprisé et considéré comme de la
paralittérature, de gagner ses lettres de noblesse éditoriales, universitaires,
institutionnelles : nouveau statut de l’enfant, considéré comme « sujet
pensant », développement de la recherche, ouverture de bibliothèques
et de librairies spécialisées, succès des grands salons (comme celui de
Montreuil), succès des ventes, intérêt de la critique, inscription officielle
dans les programmes scolaires. Aujourd’hui, des auteurs comme Claude
Ponti, Tomi Ungerer ou Anthony Browne offrent à leur jeune lecteur
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L’ALLIANCE PROFONDE DE L’ENFANCE, DE LA LITTÉRATURE ET DE LA PHILOSOPHIE
Parce que l’enfance fonctionne intimement selon les modalités de
la pensée magique, elle est l’âge d’or de cette capacité proprement
humaine à s’immerger corps et âme dans l’univers fictionnel. Ce génie
de l’abandon dans l’imaginaire se retrouve aussi dans les jeux d’imitation
et de rôle. C’est ce charme de la fiction qui a d’ailleurs pu être aussi la
cible des philosophes (comme Platon ou Rousseau). Son pouvoir de
séduction et d’emprise est tel qu’elle peut s’avérer une illusion dangereuse
qui flatte les passions et les pulsions. Ce « consentement euphorique à
5 Pour un panorama plus complet de la littérature philosophique pour enfants, voir
E. Chirouter, « L’enfant, la littérature et la philosophie. De la lecture littéraire à la
lecture philosophique de la même œuvre », Penser l’éducation. Philosophie de
l’éducation et histoire des idées pédagogiques, 2008, n° 24, p. 43-63.
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edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants…
des récits ambitieux et subtils qui abordent, sans aucune moralisation
ou mièvrerie, des questions métaphysiques universelles. Et, en plus
de la publication de ces albums (souvent magnifiques aussi sur le
plan graphique), ou des nombreuses adaptations de mythes, contes
ou fables, on voit apparaître depuis quelques années sur le marché de
l’édition jeunesse toute une série de « petits manuels de philosophie
pour enfants », dont les plus connus sont certainement les « Goûters
philo » édités par Milan. Chez Gallimard, la philosophe Myriam Revault
d’Allonnes dirige la collection « Chouette penser ! », tandis que Bayard
édite les « Petites conférences pour enfants » 5. Ainsi, tous les éducateurs
qui souhaitent guider les enfants dans le difficile chemin de la pensée et
de la connaissance de soi ont aujourd’hui à leur disposition un continent
magnifique de riches histoires. De plus, accompagnant et favorisant cette
profusion d’ouvrages qui abordent avec intelligence de grandes questions
philosophiques, les programmes de littérature à l’école primaire insistent
sur cette dimension anthropologique et métaphysique des œuvres et
incitent à des débats dits « réflexifs ». C’est dans cette brèche que tous
ceux qui souhaitent une initiation précoce à la philosophie ont pu
s’engouffrer pour mettre en place des séances dans les classes.
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la fiction » 6, parce qu’il est constitutif de notre condition humaine, ne
s’évanouit jamais complètement. Nous le retrouvons, presque intact, à
chaque fois que nous (re)faisons l’expérience initiatique de la rencontre
littéraire, à chaque fois que nous sommes pris dans et par un récit. À
chaque lecture intense, c’est l’enfant en nous qui se réveille. Comme
l’écrit magnifiquement Vincent Jouve, « la lecture est d’abord une
revanche de l’enfance » 7.
Mais la fiction littéraire n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire :
elle dispose d’une fonction référentielle qui nous dévoile des dimensions
insoupçonnées de la réalité. Comme l’a souligné Paul Ricœur, tout
comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et
rationnel, le récit nous permet d’interroger le réel et de le penser. Parce
qu’il représente la possibilité démultipliée d’expériences exemplaires
et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde, il constitue un espace
autonome de pensée. La littérature constitue à ce titre une expérience
authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs
vont pouvoir appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense
laboratoire où les hommes peuvent modeler, dessiner, redessiner à l’infini
les situations, les dilemmes, les problèmes qui les travaillent. Dégagée
des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des
lois de la morale, la fiction me permet de vivre par procuration ce que le
réel, seul, ne me permettra jamais de vivre : « Les expériences de pensée
que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi
des explorations menées dans le royaume du bien et du mal », écrit ainsi
Ricœur dans Soi-même comme un autre 8.
Et pour l’enfant, dont la capacité d’abstraction est en cours
d’élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation nécessaire qui
donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. Elles
permettent pour lui aussi d’expérimenter des mondes possibles. Elles
instaurent les problématiques dans une « bonne distance » par rapport
à l’expérience quotidienne et facilitent par là le développement d’une
6 V. Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, p. 86.
7 Ibid, p. 87.
8 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
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edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants…
pensée plus conceptuelle. Il n’y a pas de véritable œuvre littéraire qui
ne soit aussi une pensée sur le monde et l’existence. Ainsi dès l’école
primaire, le travail sur cette dimension fondamentale des œuvres
peut amorcer, dans le même temps, un apprentissage de la pensée
philosophique. Il y a bien une conjonction nécessaire entre les deux
disciplines. Ce n’est certes pas formulé de façon aussi explicite dans
les programmes de l’école primaire, mais pour éviter l’approche
techniciste, l’enseignement de la littérature doit retrouver la raison
d’être même des récits : pourquoi y a-t-il de la littérature (plutôt que
rien) ? Parce que les hommes ont besoin de dire le monde et de le
penser. Pourquoi avons-nous besoin de nous raconter des histoires ?
Pour donner forme et sens aux mystères du monde, à son « inquiétante
étrangeté ». La littérature a la même raison d’être que la philosophie :
dire, configurer, comprendre, éclairer.
Mais même si les frontières entre philosophie et littérature sont
difficiles à délimiter (un aphorisme de René Char relève-t-il plus de la
poésie ou de la philosophie ? Où situer le Zarathoustra de Nietzsche ?),
il est cependant nécessaire de bien distinguer l’approche littéraire et
l’approche philosophique : la première se fonde à la fois sur un travail de
la langue, du style, en tant qu’il produit des effets et sur la pluralité des
interprétations possibles. Elle s’intéresse d’abord au texte, à sa structure,
à son inscription dans une histoire, dans un genre, à ses significations et à
ses effets esthétiques. La pensée du texte est indissociable de l’expérience
d’écriture et de la forme à travers laquelle l’écrivain a choisi de la livrer.
C’est la construction de cette approche spécifique du texte, et la mise en
perspective avec d’autres œuvres, que vise en priorité l’enseignement de
la littérature à l’école. L’approche philosophique est autrement spécifique
et donne un éclairage du texte qui est nécessaire pour permettre au lecteur
non seulement de s’approprier l’œuvre dans toute sa richesse mais pour
surtout en saisir sa finalité ultime. Une œuvre n’existe pas essentiellement
pour s’inscrire dans l’histoire d’un genre, ni même pour modifier le
rapport à la langue (une expérience purement formelle ou technique
serait finalement vaine), mais elle existe parce que l’auteur, à travers la
métaphore fictionnelle, nous livre une parole. L’approche philosophique
du texte est non seulement complémentaire de l’approche strictement
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littéraire mais elle est absolument nécessaire pour mettre en lumière la
raison d’être profonde du récit. C’est ce qu’énonce clairement Tzvetan
Todorov dans son plaidoyer pour un enseignement de la littérature
qui met en avant le sens et les finalités heuristiques et initiatiques des
œuvres :
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La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des
voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans
lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos
à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine
prochaine on passe à la personnification »), risque, lui, de nous conduire
dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à
un amour de la littérature 9.
Et la complémentarité des deux approches est réciproque. Il ne doit
donc pas y avoir de hiérarchie ou de rapports de subordination entre
ces deux disciplines. Si l’enseignement de la littérature nécessite cette
approche philosophique, l’enseignement de la philosophie nécessite
aussi ce recours à la sensibilité et à la bonne distance du texte littéraire
pour redonner de l’âme et de la vivacité à son discours. La philosophie a
aussi comme finalité ultime de bouleverser le sujet et de l’aider à vivre.
Dans ce cadre, l’approche philosophique se nourrit du texte littéraire,
le respecte profondément en préservant son irréductibilité et la pluralité
de ses significations, mais pour ensuite prendre ses distances et se situer
finalement sur le terrain abstrait des concepts. Elle vise à dépasser les
particularités des expériences singulières et les ambiguïtés du langage pour
tendre vers un certain rapport à la vérité, à l’objectivité et l’universalité.
Ce respect réciproque de la spécificité et de la complémentarité de ces
deux approches ne peut être garanti que par le souci, la lucidité et la
professionnalité de l’enseignant. Garantir la rigueur philosophique des
échanges et respecter l’irréductibilité du texte : telles doivent être les
deux priorités du professeur qui met en place ces séances de philosophie
dans sa classe.
9 T. Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 25.
raison13.indb 420
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LA PHILOSOPHIE DES PROGRAMMES DE LITTÉRATURE AU CYCLE 3 DE L’ÉCOLE
ÉLÉMENTAIRE
À l’école primaire, il ne s’agit en aucune façon de proposer aux élèves une
initiation à la lecture littéraire qui passerait par une explication formelle
des processus narratifs ou stylistiques. […] Si l’explication n’est pas au
programme de l’école primaire, une réflexion collective débouchant
sur des propositions interprétatives est possible et nécessaire. Dès
raison13.indb 421
421
edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants…
Les programmes de 2002 ont bouleversé l’enseignement de la littérature
à l’école élémentaire. D’abord, ils introduisent clairement un programme
de « littérature » dès le cycle 3, et non de « littérature de jeunesse », ce
qui tend à souligner que les auteurs des programmes ne veulent pas
établir de hiérarchie, ni même de différence, entre ce qui historiquement
a relevé des deux « genres ». Mais c’est surtout la philosophie de ces
programmes qui est remarquable : la finalité de l’enseignement de la
littérature est clairement de permettre à l’élève de faire une rencontre
esthétique, affective et intellectuelle avec le texte. Toutes les recherches
et les réflexions contemporaines sur la définition de la littérature comme
« expérience de vérité » (théories de la réception, P. Ricœur, J. Bruner), de
la littérature de jeunesse (M. Soriano, C. Tauveron), l’évolution du regard
sur l’enfant, sujet porteur d’interrogations métaphysiques et existentielles
(B. Bettelheim) et en particulier sur l’enfant lecteur (V. Jouve) sont
toutes reprises dans les très ambitieux Documents d’application (2002).
La philosophie même de ces programmes est d’insister sur la fondation
d’une « culture commune », sur la « familiarisation » avec des œuvres
fortes permettant une « rencontre » esthétique et intellectuelle entre
le texte et le lecteur. L’enfant doit se constituer une « encyclopédie
personnelle » (la référence à Umberto Eco est explicite) qui lui permettra
à la fois au collège de poursuivre son histoire avec la littérature et qui lui
aura permis de comprendre que le texte littéraire peut l’aider à donner
sens au monde.
S’inspirant de l’herméneutique moderne, les programmes visent donc
absolument à éviter la dérive techniciste de l’enseignement. L’œuvre ne
doit jamais être un prétexte à l’étude des techniques d’écriture, à un
décorticage formaliste :
24/09/10 19:17:36
l’école maternelle, l’enfant peut réfléchir sur les enjeux de ce qu’on lui
lit lorsque le texte résiste à une interprétation immédiate (a fortiori au
cycle 3). L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très
libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques,
psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou
plusieurs œuvre(s) 10.
422
Il faut d’abord et avant tout permettre à l’enfant de faire l’expérience
initiatique de la rencontre avec la littérature : je rencontre un texte qui va
me permettre de mieux me connaître et de mieux connaître le monde.
Et en insistant ainsi sur le discours du texte, les programmes ont ouvert la
voie à des débats réflexifs à visée philosophique. Pour permettre à l’élève
de saisir cette dimension réflexive de la littérature, les programmes vont
insister sur une pédagogie non seulement de la compréhension mais
aussi et surtout de l’interprétation. Parce que l’on va d’abord s’intéresser
à ce que dit le texte, à ce qu’il peut apporter à l’enfant, l’enseignant
va devoir pointer les zones d’ombres, les questions, les mystères, qui
traversent l’œuvre. Le débat interprétatif et le débat réflexif sont souvent
inextricablement liés : poser des questions sur les blancs du texte, c’est
souvent aborder les grandes questions métaphysiques qu’il soulève.
C’est le cas par exemple pour l’album Remue-ménage chez madame K.
de Wolf Erlbruch 11 qui interroge les représentations du masculin
et du féminin et pose implicitement les questions de l’irrationalité
de l’angoisse existentielle. Madame K. est une « Emma Bovary » qui
cherche le sens de son existence dans un quotidien terne et vain. Elle va
se prendre d’affection pour un petit oiseau et cet amour va lui donner
la force de s’émanciper et de changer de vie. À la fin de l’album, on la
voit littéralement prendre son envol. Cet événement crée une rupture
dans l’horizon d’attente du lecteur. L’album se présente depuis le début
comme un récit réaliste et l’envol de l’héroïne constitue ainsi une vraie
surprise et un vrai mystère. Que symbolise cet envol ? Qu’est-ce que
10 Documents d’application des programmes, Littérature, cycle 3, Paris, SCEREN,
2002, p. 6 (nous soulignons).
11 W. Erlbruch, Remue-ménage chez Madame K., Toulouse, Éditions Milan, 1995 (liste
de référence 2004).
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L’ENFANT LECTEUR/L’ENFANT PHILOSOPHE. DES POSTURES LITTÉRAIRES AUX
POSTURES PHILOSOPHIQUES DANS LA LECTURE D’UNE ŒUVRE
La reconnaissance de cette capacité fondamentale de l’enfant à
rencontrer des œuvres riches et complexes a accompagné et soutenu la
recherche en didactique de la lecture littéraire 12. Nous savons aujourd’hui
précisément comment le lecteur s’approprie le texte littéraire et comment
il en vient à saisir sa portée philosophique.
Soulignons d’abord l’irréductibilité de l’expérience littéraire, dans
le sens où chacun construit singulièrement son rapport au texte.
Car, même si on observe que sont à l’œuvre dans l’appropriation les
mêmes activités fondamentales (que nous allons décrire), il persiste
conjointement l’irréductible singularité de chaque lecture en fonction
de l’histoire personnelle, de la culture, de l’imaginaire, des désirs du
423
edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants…
l’auteur a voulu dire ? Et en débattant sur ce mystère du texte, on aborde
nécessairement des questions éthiques et philosophiques : Qu’est-ce que
le bonheur ? Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que l’accomplissement
de soi et une vie réussie ? Certains enfants abordent même parfois la
question de la mort et du suicide. C’est donc bien une pédagogie de
l’interprétation qui est mise en avant et par conséquent une pédagogie
de la discussion sur les énigmes que soulèvent les textes, énigmes qui
relèvent souvent de la métaphysique. Dans l’analyse des scripts de
séances de discussions à visée philosophique menées dans des classes
de cycle 3, j’ai pu observer à l’œuvre cette complémentarité. Dans
leurs interactions, les différentes communautés de recherche enfantine
ont donné vie à cette alliance fondamentale de la littérature et de la
philosophie : la réflexion sur l’implicite des textes a ouvert la voie à des
réflexions de type philosophique sur les enjeux dont ils sont porteurs.
C’est bien essentiellement en explorant la littérarité des œuvres, en
fouillant et creusant leur complexité que la réflexion philosophique a pu
s’éveiller et gagner en rigueur et en profondeur.
12 Voir notamment les travaux de V. Jouve ou de M.-J. Fourtanier, G. Langlade,
C. Mazauric.
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424
lecteur. Chaque sujet, quand il s’approprie l’œuvre, supprime, ajoute,
et transforme celle-ci en fonction de sa singularité et de son rapport au
monde. Tout cela sans perdre de vue pour autant que la lecture littéraire
ne met en branle ces données individuelles du sujet lecteur qu’en réponse
aux sollicitations particulières des œuvres. C’est un dialogue entre elle et
moi. Françoise Demougin parle de la construction d’un « texte fantôme »
qui se dessine progressivement au fil de la lecture 13. Ce « texte fantôme »,
c’est mon texte, c’est ma lecture singulière et irréductible. Il y a autant de
madame Bovary qu’il y a des lectures de Madame Bovary.
Je vais d’abord décrire quelques opérations mentales d’appropriation
littéraire du texte et j’en ajouterai une, plus spécifique, qui touche à la
préhension par le lecteur de la portée philosophique du texte, ce que
j’appelle dans ma thèse le moment de « saisissement ontologique » et la
construction de la « pensée fantôme ».
La première grande opération de lecture est « la concrétisation imageante »
par laquelle une image s’impose dans l’esprit du lecteur et lui permet de
concrétiser la scène et les personnages. Dans cette opération, les ajouts, les
suppressions et les transformations du texte par le sujet sont inévitables.
Je peux m’imaginer la couleur de la robe de Madame Bovary même si
celle-ci n’était pas évoquée dans le passage. Mais cette visualisation me
permet surtout de m’investir affectivement et de donner corps à la scène.
Certaines images, certaines impressions, resteront à jamais ancrées dans
la mémoire, dans l’imagination, dans l’inconscient du lecteur. Comme le
souligne V. Jouve, « La casquette de Charles Bovary, la pension Vauquer,
l’île de Robinson, le visage de Fabrice del Dongo sont au-delà des détails
fournis par le récit, imaginés différemment – et personnellement par
chaque lecteur » 14.
La deuxième opération est « l’activation fantasmatique » par laquelle le
lecteur s’attache affectivement aux personnages. C’est une opération qu’on
peut rapprocher du transfert psychanalytique ou à l’identification. Je vais
13 F. Demougin, « Le texte fantôme : lecture littéraire en maternelle », communication,
colloque des 7es Journées de didactique de la littérature, IUFM de Montpellier, avril
2006.
14 Jouve, La Lecture, op. cit., p. 87-88.
raison13.indb 424
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LE SAISISSEMENT ONTOLOGIQUE. LA PENSÉE FANTÔME
Grâce au développement de la didactique de la littérature, et
en particulier de la lecture littéraire, on comprend donc mieux
maintenant comment de jeunes lecteurs entrent en littérature. On
repère ainsi différentes postures par lesquelles s’accomplit le processus
d’appropriation du texte. De la simple compréhension du texte
425
edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants…
me reconnaître dans tel ou tel personnage, dans sa sensibilité, ses doutes et
angoisses. Je vais sympathiser avec lui, au sens étymologique du mot, je vais
donc « souffrir avec » lui, compatir à ses malheurs, partager ses bonheurs,
trembler pour son sort. On voit déjà ici que ces opérations ne peuvent
pas être pensées dans un ordre chronologique. Dans l’appropriation du
texte littéraire, l’enfant ne va pas d’abord imaginer les personnages puis
s’attacher à eux : si j’imagine Emma Bovary dans une robe magnifique,
c’est parce je veux la rendre belle et que je me suis attachée et identifiée
à elle. Ces deux opérations de concrétisation imageante et d’activation
fantasmatique sont donc inextricablement liées comme le sont le débat
interprétatif sur la signification, le sens caché de tel ou tel passage du texte,
et le débat à visée philosophique sur le sens et la portée du récit.
Une autre opération communément repérée est celle qui provoque des
« réactions axiologiques ». Ici le lecteur va émettre des jugements moraux
à propos des personnages et de leurs actes. Est-ce ce qu’ils agissent
bien ou mal ? Ont-ils eu raison d’agir la sorte ? Là aussi, la singularité
entre en jeu : c’est bien avec sa propre sensibilité, son propre système
de valeurs que le lecteur va juger. Cette opération est très clairement
inscrite dans le programme de littérature au cycle 3. L’enfant doit être
amené à émettre des jugements moraux sur les actes ou décisions des
personnages et à s’interroger ainsi sur les valeurs et les principes qui
guident nos actions. P. Ricœur affirmait que cette dimension éthique (ce
« caractère dérangeant ») est fondamentale dans l’acte d’appropriation
de la littérature 15.
15 Le Français dans le monde, entretien avec P. Ricœur, « La perte de la vue serait pour
moi la perte de la lecture », n° 327, mai-juin 2003.
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426
manifeste à l’identification au(x) personnage(s), aux projections
fantasmatiques et à l’interprétation de l’implicite, le (jeune) lecteur va
se créer un « texte fantôme » qui est sa lecture singulière, unique du texte.
De la même façon, je postule l’existence d’une « pensée fantôme ». En
plus de toutes ces postures spécifiquement littéraires, il peut y avoir
aussi de la part du lecteur un moment de « saisissement ontologique » où
il saisit la pensée propre du texte pour nourrir, enrichir, transformer sa
vision et sa compréhension du monde. Le « saisissement ontologique »,
c’est le moment de la rencontre entre la pensée du texte et la façon
dont le lecteur s’approprie singulièrement cette pensée pour rendre
son existence et son monde plus intelligibles. Le récit lu change mes
représentations, m’aide à voir plus clair, non plus seulement dans ma
vie inconsciente, comme le disait B. Bettelheim, mais aussi dans mon
rapport rationnel à la réalité et au sens que je dois lui donner. J’ai pu
clairement repérer dans les scripts de séances qui constituaient le corpus
de ma thèse ces moments effectifs de « Kairos », où la métaphore vive du
texte permet à de jeunes élèves d’élaborer un travail conceptuel, où elle
leur permet de philosopher.
Je ne redonnerai ici qu’un seul exemple de « réaction ontologique »
qui me semble particulièrement significatif. Il s’agit de l’intervention
d’une élève de CM1 lors d’une séance sur le thème de « Grandir » à
partir de la lecture de l’album d’Anaïs Vaugelade, Laurent tout seul 16.
Laurent, un petit lapin curieux, veut découvrir le monde. Il va toujours
« un petit peu plus loin » que ne le lui autorise sa mère, jusqu’à se
perdre dans la nuit. Par cette désobéissance, il découvre la liberté mais
aussi la solitude, le doute, l’euphorie de l’indépendance et des nouvelles
rencontres. Au-delà de la question de l’autonomie, Laurent tout seul pose
toute une série de questions existentielles sur les relations humaines, la
nécessité de la transgression à certaines conditions et dans certaines
circonstances, la nécessité de se créer un cercle d’amis pour vaincre la
solitude. Le cheminement qui mène à devenir une « grande personne »
est présenté, de façon toujours implicite et symbolique, comme un
chemin complexe, où se mêlent les plus grandes joies et les plus grandes
16 A. Vaugelade, Laurent tout seul, Paris, L’École des loisirs, 1996.
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edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants…
angoisses. Lors de ce débat, la question qui « travaillait » intensément
les élèves était la suivante : « faut-il désobéir pour grandir ? » et « quelles
sont les transgressions légitimes et/ou illégitimes ? ». Au moment où
Inès va intervenir, la communauté de recherche s’est lancée à la fois
dans un catalogue de comparaison des différents interdits parentaux
et sur la différence entre « grand en taille » et « grand dans sa tête ».
C’est alors qu’Inès prend la parole en faisant spontanément référence
à l’album : « Laurent aussi, il y a l’exemple de sortir de la maison parce
que si on reste à la maison, on va jamais découvrir. Il va jamais découvrir
le monde ».
Nous voyons qu’Inès s’appuie spontanément sur la métaphore du récit
(«l’exemple de sortir de la maison », c’est-à-dire « sortir des jupes de sa
mère », « couper le cordon » au sens figuré, prendre ses responsabilités
et son autonomie) pour relancer la discussion sur la définition du
concept de « grande personne ». Ce recours à la métaphore permet
la problématisation de la question car elle apporte de la complexité
aux échanges. On remarquera aussi que pour Inès la fiction littéraire
a valeur d’argument (ou plutôt ici de contre-argument), et cela par
sa fonction référentielle évidente, ce que Jérôme Bruner appelle son
« droit à la réalité » 17. Puis Inès généralise à partir de cet exemple (« on »)
pour assimiler « grandir » et « découvrir » et affirmer que l’autonomie
et l’accomplissement de soi nécessitent forcément une prise de risque
salutaire. Il y a bien une démarche de conceptualisation car elle
détermine un attribut au concept de « grande personne ».
Dans cette intervention, la fiction littéraire permet ainsi des démarches
de problématisation, d’argumentation et de conceptualisation. Il s’agit
bien ici d’une « réaction ontologique », d’une lecture spécifiquement
philosophique de l’album qui va permettre non seulement à Inès, mais
aussi à la communauté de recherche dans son ensemble, d’approfondir
le concept de « grande personne ».
Nous avons pu ainsi observer dans l’ensemble des scripts de séances
menées dans différentes classes de l’école élémentaire que la littérature
17 J. Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la
culture et de l’identité individuelle, Paris, Retz, 2002, p. 21.
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facilite chez les élèves la construction d’une pensée de type philosophique
car elle permet effectivement :
– L’investissement du sujet dans la réflexion (l’identification aux
personnages permet cette « nécessité intérieure » inhérente à tout
engagement authentique dans la pensée) ;
– La problématisation (par le dispositif de mise en réseau d’albums sur
une question philosophique et le rôle de contre-exemple que peut jouer
le texte) ;
– L’argumentation (grâce à sa « fonction référentielle » qui semble
évidente chez les enfants, tant leur rapport à la fiction et à l’imaginaire
est constitutif de leur condition) ;
– La conceptualisation (quand les élèves saisissent la pensée du texte et
déterminent par là certains attributs du concept travaillé).
En ce sens, la « bonne distance » qu’instaure la littérature entre
l’expérience personnelle, trop chargée d’affect, et le concept, trop
abstrait, permet effectivement à de très jeunes élèves de s’engager dans la
difficile aventure de la pensée critique.
Fonctionnant sur le mode de la pensée magique, l’enfance est l’âge
d’or de la croyance en l’imaginaire. Ce « consentement euphorique
à la fiction » 18, ne disparaît (heureusement) jamais complètement et
c’est lui qui œuvre à chaque lecture de récit. C’est l’enfant en nous
qui resurgit chaque fois que s’ouvre un livre. L’enfance, la littérature,
et la philosophie se rejoignent alors, car cet abandon magnifique naïf
et total au monde de la fiction ne se fait pas dans un désir insouciant
d’échapper à la réalité, dans un désir de simple amusement ou de fuite.
L’enfant cherche aussi dans l’acte de lire des réponses à ses interrogations
fondamentales. Il s’abandonne dans l’espoir sérieux de trouver du sens à
son expérience. La lecture est aussi une quête à la recherche de soi et des
autres. La philosophie et la littérature nous offrent des pensées vivantes
sur les enjeux de la condition humaine et les valeurs de la culture. Elles
extériorisent et mettent en question les représentations que nous avons de
nous-mêmes et du monde. Or, les jeunes élèves sont tout à fait capables
18 V. Jouve, La Lecture, op. cit.
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de saisir la pensée d’un récit pour construire leur propre réflexion sur
une notion, un concept. La littérature de jeunesse peut donc bien être
une véritable « école de vie », quand les auteurs et les éditeurs font le
pari d’une écriture ambitieuse, tant sur le fond que sur la forme, et si les
adultes savent accompagner les enfants dans une lecture philosophique
des œuvres qui leur permettent de mieux donner sens au monde et à
leur existence.
429
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INFORMATIONS POUR LES AUTEURS
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raison publique n° 13 • pups • 2010
Dans un monde en constante évolution, s’impose la tâche de mettre
au jour et à l’épreuve les normes et les valeurs qui animent la vie en
société. Forte de cette conviction, la revue Raison publique se constitue
dès lors autour d’un pari : contribuer, par la critique, l’analyse et la
réflexion, à la compréhension des conditions à travers lesquelles le
monde contemporain prend conscience de lui-même, ainsi que des
questionnements qu’il suscite chez tout individu soucieux d’en cerner
les trajectoires. Fournir les pièces d’un dossier, identifier les manières
de penser et de figurer un problème, éclairer les termes d’un débat,
mettre à l’épreuve des arguments, tracer des perspectives, en explorer le
sens : ces démarches, qui mobilisent tant les ressources de l’investigation
philosophique et de l’analyse sociale (I), que celles de la critique littéraire
et culturelle (II), sont requises par la complexité même des objets dont
une raison publique, faisant droit aux puissances de l’expérience et de
l’imagination, peut vouloir se saisir.
Nous indiquons ci-dessous les thèmes des appels à contributions en
cours (III). Nous remercions les contributeurs de bien vouloir tenir
compte des normes éditoriales que nous présentons sur le site de la revue
(http://www.raison-publique.fr/Note-aux-contributeurs.html)
I. ÉTHIQUE, POLITIQUE ET SOCIÉTÉ
Coordonnatrice : Solange Chavel
Raison publique ne privilégie pas d’orientation philosophique
particulière. Elle publie des articles qui, soucieux d’articuler analyse
sociale et analyse normative, font porter leurs interrogations sur des
domaines ayant un rapport direct avec des questions intéressant la vie
publique et sociale. Les contributions plus historiques sont également
les bienvenues, pour autant que leurs implications du point de vue de
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la philosophie pratique contemporaine soient mises en avant. La revue
publie aussi des commentaires et des réponses faisant suite à des articles
parus dans ses pages.
Raison publique privilégie les contributions qui, sans rien sacrifier de
la rigueur académique et de la précision requises, restent accessibles à un
public non spécialisé. La revue consacre une large place éditoriale aux
contributions libres. N’hésitez donc pas à nous soumettre tout article
relevant des axes de recherche et de réflexion de Raison publique.
Évaluation des contributions : Pour les dossiers, l’évaluation des articles se
fait en deux temps. Elle porte tout d’abord sur une proposition (3 000 signes
maximum, espaces compris) qui, soulignant le lien avec le thème de l’appel
à contributions, précise la thèse qui sera défendue, ses enjeux ainsi que le
corpus et ou le contexte d’application envisagé. Les articles (40 000 signes
maximum, espaces compris) correspondant aux propositions retenues font
ensuite l’objet d’une évaluation en « double aveugle ». Pour la rubrique
« questions présentes », l’évaluation en « double aveugle » porte directement
sur l’article. Nul besoin ici de proposition préalable.
II. LITTÉRATURE, ARTS ET CULTURE
Coordonnatrice : Sylvie Servoise
Avec le numéro 10 (mai 2009), Raison publique a ouvert ses pages à
une nouvelle rubrique, intitulée « Littérature, arts et culture ». Il s’agit
d’une ouverture à un vaste champ de la production culturelle qui,
regroupant divers supports (œuvres littéraires, cinématographiques,
artistiques) vise à rappeler simplement ceci : l’art, au même titre que la
philosophie, l’économie, la sociologie ou toute autre science humaine,
est à la fois une représentation de la société et un discours sur celle-ci. Sur
les questions éthiques, politiques, économiques, juridiques et sociales
relevant de la vie collective, l’art a son mot à dire et sa contribution à
l’élaboration d’un espace commun est indéniable. Sans doute le fait-il
avec son langage – du reste pluriel – et les moyens qui lui sont propres,
sans doute sa visée n’est-elle pas celle des autres disciplines qui prennent
ces questions comme objet d’étude. Mais il n’empêche que l’art, à sa
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manière, constitue un apport essentiel et unique, parce que spécifique,
à toute entreprise de saisie du monde contemporain.
Au sein de chaque numéro de la revue, la rubrique propose un ensemble
d’articles réunis autour d’un thème commun.
Évaluation des contributions : Le comité de lecture évalue tout d’abord
les propositions (5 000 signes maximum, espaces compris). Celles-ci
doivent indiquer le lien avec le thème de l’appel à contributions et préciser
la thèse qui sera défendue, ses enjeux ainsi que le corpus et/ou le contexte
d’application envisagé. Ce même comité de lecture examinera également
les articles (30 000 signes maximum, espaces compris) correspondant
aux propositions retenues.
Éthique, politique et société
– Les diverses formes de la division du travail social et leurs limites
(dossier coordonné par Axel Gosseries)
– Grammaire de la vulnérabilité (dossier coordonné par Marie Gaille
et Sandra Laugier)
– Démocratiser l’entreprise ? (dossier coordonné par Marc Fleurbaey
et Axel Gosseries)
À venir : « Les enjeux de la neuroéthique » (dossier coordonné par
Jean-Cassien Billier et Vanessa Nurock), « Liberté de circulation des
personnes entre les États » (Justine Lacroix et Speranta et Dumitru), « La
transparence » (dossier coordonné par Hélène L’Heuillet), « Nouvelles
théories/figures de la représentation démocratique » (dossier coordonné
par Hervé Pourtois), « Religion et politique » (dossier coordonné par
Laurence Kaufmann)
raison publique n° 13 Informations pour les auteurs
III. APPELS À CONTRIBUTIONS EN COURS
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Littérature, arts et culture
– L’art de l’intime (dossier coordonné par Sylvie Servoise)
– Représentations du monde du travail (dossier coordonné par Sylvie
Servoise)
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Retrouvez sur le site de la revue (<www.raison-publique.fr/Appelsa-contributions.html>) le détail et le calendrier des prochains appels
à contribution, ainsi que des précisions relatives au format et à la
présentation des articles.
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