RAISON PUBLIQUE Arts, Politique et Société n° 13, octobre 2010 Martha Nussbaum Émotions privées, espace public La littérature pour la jeunesse : une école de vie ? raison13.indb 1 24/09/10 19:17:13 RAISON PUBLIQUE 1. Délibération et gouvernance : l’illusion démocratique ? 2. Vers une e-démocratie ? 3. Un nouvel impérialisme ? 4. Le socialisme a-t-il un avenir ? 5. Les métamorphoses de la souveraineté 6. Les valeurs morales en politique 7. Démocratie : la voie européenne 8. La justice environnementale 9. Femmes et multiculturalisme : quelle reconnaissance pour quelle justice ? 10. Excuses d’État 11. La chose publique 12. La sagesse collective Ouvrage publié avec le concours de l’École doctorale V « Concepts et langages » de l’université Paris-Sorbonne et l’EA « Rationalités contemporaines » Les PUPS sont un service général de l’université Paris-Sorbonne © Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010 isbn : 978-2-84050-714-7 Maquette et réalisation : Compo-Méca s.a.r.l. (64990 Mouguerre) d’après le graphisme de Patrick Van Dieren PUPS Maison de la Recherche Université Paris-Sorbonne 28, rue Serpente 75006 Paris [email protected] http://pups.paris-sorbonne.fr Tél. (33) 01 53 10 57 60 Fax. (33) 01 53 10 57 66 raison13.indb 2 24/09/10 19:17:13 RAISON PUBLIQUE Directeur de la rédaction : Patrick Savidan (Université de Poitiers). Rédacteurs en chef : Jean-Cassien Billier (Université Paris-Sorbonne), Solange Chavel (Université de Picardie), Speranta Dumitru (Université Paris V), Marie Gaille (CNRS), Axel Gosseries (Chaire Hoover, Université catholique de Louvain), Stéphanie Hennette-Vauchez (Université Paris XII), Sylvie Servoise (Université du Maine). Secrétariat de rédaction : Pauline Colonna d’Istria (Université de Poitiers), Naël Desaldeleer (Université de Poitiers), Jean Nestor (Université de Poitiers), Cédric Rio (Université de Poitiers), Raphaelle Théry (Université de Poitiers). Conseil d’orientation éditoriale : Catherine Audard (London School of Economics), Monique Canto-Sperber (CNRS), Stéphane Chauvier (Université de Caen), Ridha Chennoufi (Université de Tunis), Adela Cortina (Universidad de Valencia), Jean-Pierre Dupuy (École Polytechnique et Stanford University), Ronald Dworkin (New York University), Anne Fagot-Largeault (Collège de France), Jean-Marc Ferry (Université Libre de Bruxelles), Marcel Gauchet (EHESS), Amy Gutmann (Princeton University), Dick Howard (State University of New York, Stony Brook), Jürgen Habermas (Goethe-Universität, Frankfurt), Will Kymlicka (Queen’s University), Pierre Manent (EHESS), Charles Larmore (University of Chicago), Martha Nussbaum (University of Chicago), Onora O’Neill (Newnham College, Cambridge), Philippe Van Parijs (Université Catholique de Louvain), Philip Pettit (Princeton University), Thomas W. Pogge (Columbia University), Philippe Raynaud (Université de Paris II), Alain Renaut (Université de Paris-Sorbonne), Pierre Rosanvallon (Collège de France/ EHESS), Marc Sadoun (IEP Paris), Michael Sandel (Harvard University), Amartya sen (Trinity College, Cambridge), Jean-Fabien Spitz (Université de Paris I), Quentin Skinner (Queen Mary, University of London), Cass R. Sunstein (University of Chicago Law School), Daniel Weinstock (Université de Montréal). raison13.indb 3 3 raison publique n° 13 • pups • 2010 Comité de rédaction : Serge Audier (Université Paris-Sorbonne) ; Philippe Descamps (Cerses) ; Cécile Fabre (University of Edinburg) ; Marc Fleurbaey (CNRS) ; Bernard Gagnon, (Université du Québec, Canada) ; Charles Girard (Université de Tours) ; Laurence Kaufmann (Université de Lausanne) ; Justine Lacroix (Université Libre de Bruxelles, Belgique) ; Guillaume Le Blanc (Université de Bordeaux) ; Hélène L’Heuillet (Université Paris-Sorbonne) ; Thierry Ménissier (Université Pierre Mendès FranceGrenoble 2) ; Roberto Merrill (Universidade do Minho, Braga) ; Jan-Werner Müller (Princeton University, États-Unis) ; Vanessa Nurock (Université de Montpellier) ; Ruwen Ogien (CNRS, Cerses) ; Grégory Ponthière (ENS, PSE) ; Frédéric Pouillaude (Université Paris-Sorbonne) ; Nicholas Southwood (Australian National University). 24/09/10 19:17:13 TABLE DES MATIÈRES martha nussbaum – émotions privées, espace public 4 introduction Solange Chavel .................................................................................................................. 7 Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro : constituer les émotions démocratiques Martha Nussbaum ............................................................................................................ 15 Qui a besoin d’une « éthique à visage humain » ? Ruwen Ogien ..................................................................................................................... 49 Des valeurs contextuelles ou universelles ? Marc Pavlopoulos ............................................................................................................ 63 Martha Nussbaum, l’éthique et la forme de vie Piergiorgio Donatelli ........................................................................................................ 83 Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public Michela Marzano ............................................................................................................ 105 Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi Estelle Ferrarese ............................................................................................................. 123 Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum Alice Crary........................................................................................................................ 139 La jalousie est-elle une passion privée ? Gabrielle Radica.............................................................................................................. 157 Fiertés et dégoûts dans l’éthique de première personne Patrick Pharo ................................................................................................................... 175 raison13.indb 4 24/09/10 19:17:13 questions présentes Michel Foucault et la question du droit Philippe Chevallier.......................................................................................................... 193 Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain Sophie Guérard de Latour ............................................................................................. 215 Division du social et auto-institution : le projet démocratique selon Castoriadis et Lefort Nicolas Poirier ................................................................................................................. 243 Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétation téléologique de l’intégration européenne littérature, arts et culture la littérature pour la jeunesse : une école de vie ? introduction Sylvie Servoise................................................................................................................ 283 L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature de jeunesse contemporaine Laurent Bazin .................................................................................................................. 293 La célébration de la lecture dans le roman français contemporain pour la jeunesse Gilles Béhotéguy ............................................................................................................ 307 5 raison publique n° 13 Table des matières Sigfrido Ramírez Pérez ................................................................................................... 261 Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages dans la relation entre adultes et enfants : des évolutions significatives des modalités éducatives Stéphane Bonnery .......................................................................................................... 323 Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures. Conflits genrés, culturels et sociaux dans deux romans pour la jeunesse de Jeanne Benameur Isabelle Charpentier ....................................................................................................... 337 Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse Michèle Bacholle-Bošković .......................................................................................... 351 Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… Isabelle Casta.................................................................................................................. 367 raison13.indb 5 24/09/10 19:17:13 Poudlard : une école contre la mort ? Éric Auriacombe .............................................................................................................. 379 Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous… Maud Gaultier ................................................................................................................. 397 À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants grâce à la lecture de récits Edwige Chirouter ............................................................................................................ 415 6 raison13.indb 6 24/09/10 19:17:14 MARTHA NUSSBAUM ÉMOTIONS PRIVÉES, ESPACE PUBLIC 7 Professeur à l’Université de Chicago, Martha Nussbaum est l’une des philosophes américaines les plus importantes de sa génération. Elle est l’auteur d’une œuvre de philosophie politique et morale dont l’ampleur et la portée sont tout à fait impressionnantes. Philosophie morale grecque, lien entre littérature et philosophie morale, rôle des émotions dans nos vies morales, formation de l’espace publique démocratique et discussion de la philosophie politique libérale : ce ne sont là que quelques-uns des domaines dans lesquels Martha Nussbaum a apporté une contribution à chaque fois décisive. Ce travail, si abondamment discuté et commenté dans le monde, reste pourtant fort peu connu en France : à ce jour, d’une œuvre foisonnante, ne sont encore traduits en Français que deux articles 1 et deux livres : Femmes et développement humain 2 et, plus récemment, La Connaissance de l’amour 3. Ces deux ouvrages touchent assurément des points centraux de sa philosophie : Femmes et développement humain présente raison publique n° 13 • pups • 2010 INTRODUCTION 1 « Les émotions comme jugement de valeur », dans Patricia Paperman & Ruwen Ogien (dir.), La Couleur des pensées, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995 et « La littérature comme philosophie morale », dans Sandra Laugier (dir.), Littérature éthique vie humaine, Paris, PUF, 2006. Ce dernier article figure également dans La Connaissance de l’amour. 2 Trad. Camille Chaplain, Paris, Éditions des femmes, 2008. 3 Trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010. raison13.indb 7 24/09/10 19:17:14 8 la théorie des « capabilités » par laquelle Martha Nussbaum propose une interprétation originale de la théorie politique libérale et montre sa fécondité sur la question des droits des femmes. La Connaissance de l’amour réunit un ensemble d’articles qui explorent la contribution de la littérature à la philosophie morale à travers des lectures de Proust, James, Beckett... À ce titre, il est heureux que le lecteur français puisse enfin y accéder. Pour autant, il importe de ne pas en rester là. Les thèmes qui méritent discussion sont en effet plus larges encore : la lecture croisée de la philosophie et de la tragédie grecques pour souligner la place du conflit et de la vulnérabilité dans les vies morales d’êtres humains soumis à la « fragilité de la bonté », selon la jolie expression qui fait le titre du recueil The Fragility of Goodness 4 ; l’apport cognitif et évaluatif des émotions discuté dans Upheavals of Thought 5 ; les zones inexplorées de la philosophie politique rawlsienne dans Frontiers of Justice 6 ; ou encore le rôle joué par les humanités pour former nos espaces publics démocratiques (Poetic Justice 7, Cultivating Humanity 8). Le dossier que nous présentons ici, issu d’un colloque organisé conjointement par l’Université de Picardie Jules Verne et l’École normale supérieure en juin 2009, entend ainsi prolonger les récents efforts de traduction et contribuer à faire mieux connaître cette œuvre remarquable. Choisir d’aborder le travail de Martha Nussbaum par la question de l’articulation du public, du privé et des émotions est d’abord une manière de mettre en lumière l’originalité d’une œuvre qui s’inscrit à l’articulation de la philosophie politique et de la philosophie morale. 4 The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy (1986), Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 5 Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 6 Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge & London, The Belknap Press, 2006. 7 Poetic Justice. Literary Imagination and the Public Life, Boston, Beacon Press, 1995. 8 Cultivating Humanity. A Classical Defense of Reform in Liberal Education, Cambridge, Harvard University Press, 1998. raison13.indb 8 24/09/10 19:17:14 Comment mettre en place, par exemple, une critique sociale et un examen attentif des conditions de vie permises par une société, si l’on ne dispose pas d’une conception minimale de la vie bonne : autrement dit, si on ne laisse pas une place à une discussion de type moral ? Pour que les exigences politiques de justice aient du sens et une portée, il faut bien permettre que s’engage une discussion ayant pour objet de déterminer ce que sont l’aliénation ou l’épanouissement humains, une vie bonne et les conditions de sa possibilité. Le travail de Martha Nussbaum, notamment à travers la mise en place du concept de « capabilité », travaille précisément à comprendre quelle conception de l’homme et de la vie bonne doit appuyer la réflexion politique sur la justice. Il faut également souligner que le privé et le public, qu’on a pu avoir tendance à considérer comme des catégories bien définies, sont au contraire sujets à discussion. Une grande partie du travail de Martha Nussbaum a précisément consisté à montrer que le « privé » n’est pas donné et qu’il est toujours constitué. Son travail sur les émotions est, dans cette perspective, tout à fait exemplaire. Il présente deux facettes : d’une part, il souligne que les émotions que nous manifestons ou que nous attribuons aux hommes ont des implications importantes sur la raison13.indb 9 9 solange chavel Introduction Les deux champs sont souvent abordés de manière distincte. Et il y a à cela une justification à la fois historique et philosophique : la philosophie politique s’est constituée, à partir des guerres de religion et de la naissance de la philosophie politique libérale, en réaction au fait du pluralisme des conceptions du bien. Pour maintenir un espace commun pacifié, l’effort s’est porté sur la constitution d’un consensus sur les principes politiques en dépit de la diversité des conceptions morales. D’un côté, on aurait donc le citoyen et une raison publique et politique, de l’autre, l’individu dont les convictions relèveraient du domaine privé et dépendraient de conceptions morales substantielles. Or, s’il y a effectivement de bonnes raisons de penser cette distinction entre l’homme et le citoyen, il est également problématique de considérer la distinction entre philosophie politique et philosophie morale de manière trop rigide. Si elle est conçue de manière trop stricte, cette distinction a pour effet de mettre hors champ des problèmes pourtant cruciaux. 24/09/10 19:17:14 10 conception de la justice politique – dans Frontiers of Justice, Martha Nussbaum montre ainsi comment l’insistance sur l’égoïsme, ou au contraire sur la capacité à la compassion, modifie considérablement l’image produite de la société politique. D’autre part, il établit que les émotions elles-mêmes sont constituées et socialement produites. Les émotions et l’espace politique se donnent forme réciproquement. Par conséquent, la question des émotions qui sont le plus à même d’accompagner un espace politique démocratique est une question pertinente, qui traverse les frontières entre le public et le privé. On peut citer sur ce point précis l’ouvrage de 2006, Frontiers of Justice : La psychologie nous a appris que bien des aspects de notre vie émotionnelle sont mis en forme socialement, et pourraient être différents. Même des sentiments apparemment aussi profondément ancrés que le dégoût dépendent largement de l’éducation parentale et culturelle. La colère, la peine, la peur : tous ces sentiments dépendent d’une mise en forme sociale de leurs objets, leurs modes d’expressions, les normes qu’ils expriment, les croyances sur le monde qu’ils incarnent, et même leurs variantes précises qu’une société donnée va accueillir 9. Si nous voulons promouvoir les attitudes qui favorisent le bon fonctionnement d’une société juste, un travail d’examen et d’éducation des sentiments est de mise, qui va mettre l’accent sur le développement de sentiments comme la compassion, par exemple, ou encore des attitudes particulières à l’égard de la vulnérabilité du corps humain. Hiding from Humanity est particulièrement clair sur ce point : Créer une société libérale ne demande pas seulement de prendre un engagement au respect mutuel et de le mettre en pratique. Les choses 9 Op. cit., p. 411 (« By now, psychology has told us clearly that many aspects of our emotional life are socially shaped, and can be otherwise. Even sentiments as apparently “hard-wired” as disgust have strong components of parental and cultural teaching. Anger, grief, fear – all these are socially shaped with respect to their choice of objects, their modes of expression, the norms they express, the beliefs about the world they embody, and even the concrete varieties of them that a given society will contain »). raison13.indb 10 24/09/10 19:17:14 seraient aussi simples si la psychologie humaine l’était, s’il n’existait pas des forces internes qui font continuellement obstacle au respect mutuel […]. Si l’on veut que les idéaux de respect et de réciprocité aient une chance de prévaloir, ils doivent affronter les forces du narcissisme et de la misanthropie que ces émotions [telles que le dégoût et la honte] mettent si souvent en œuvre 10. 11 solange chavel Introduction La question de l’articulation du privé et de l’espace public concerne enfin le type de discours et de rationalité qui nous permet d’aborder les questions morales et politiques. Un des traits importants du travail de Martha Nussbaum a en effet été de faire-valoir, à côté d’une image de la raison comme une procédure de déduction pensée sur le modèle des sciences exactes, le modèle d’une rationalité pratique pensée sur un modèle plutôt aristotélicien : une rationalité qui passe par un usage de la narration, de l’image, des qualités d’imagination, telles qu’elles sont notamment mises en œuvre par la littérature. L’idée est que ces qualités d’imagination et de perception – et c’est une thèse qui traverse aussi bien le recueil La Connaissance de l’amour que l’ouvrage Poetic Justice – sont transversales à la question du public et du privé. La narration et l’imagination littéraire cultivent des qualités de perception et de jugement moral qui n’ont pas seulement une pertinence pour le privé ou les relations proches. C’est le même travail d’imagination que nous devons mettre en œuvre si nous voulons réfléchir sur les questions de justice. Le récit littéraire est un des moyens les plus puissants pour nous faire participer à des vies différentes, et nous faire ressentir véritablement les exigences de justice telles qu’elles s’y forment. Loin d’être un élément seulement privé, il s’agit donc d’une manière de cultiver la perception et le jugement qui est de la plus haute importance 10 Martha Nusbaum, Hiding from Humanity, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2004, p. 322 (« Creating a liberal society is not simply a matter of making a commitment to mutual respect and then going out and acting upon it. Things would be this simple if human psychology was simple, if there were no forces within it militating continually against mutual respect […]. If ideals of respect and reciprocity are to have a chance of prevailing, they must contend against the forces of narcissism and misanthropy that these emotions [emotions such as disgust and shame] so frequently involve »). raison13.indb 11 24/09/10 19:17:14 12 pour la rationalité publique et pour le citoyen. Comme le note Poetic Justice : « Je défends l’imagination littéraire précisément parce qu’elle me semble être un ingrédient essentiel de l’attitude éthique qui nous demande de nous préoccuper du bien de personnes différentes dont la vie est éloignée de la nôtre » 11. Raconter des histoires est une manière de donner forme à notre rationalité publique. Nous ne pouvons pas mettre en place les principes de justice si nous ne sommes pas capables d’observer comment ils doivent prendre leur place concrète dans des vies particulières : « une éthique du respect impartial pour la dignité humaine aura du mal à s’adresser aux êtres humains réels s’ils sont incapables d’entrer en imagination dans la vie de personnes lointaines et d’éprouver des émotions en vertu de cette participation » 12. La manière dont s’articulent les problèmes de la formation de la personne et de la formation du citoyen, la manière dont le privé s’articule à l’exercice d’une rationalité publique est donc un thème qui traverse tant le contenu des principes de justice que les modalités de leur application. Comme le résume Cultivating from Humanity : « pour devenir citoyens du monde, nous ne devons pas seulement accumuler des connaissances ; nous devons aussi cultiver en nous-mêmes une capacité d’imagination sympathique qui nous permettra de comprendre les motivations et les choix de personnes différentes de nous-mêmes » 13. L’article de Martha Nussbaum qui ouvre ce dossier porte précisément sur l’articulation des émotions, de la sphère privée et de la politique 11 Martha Nussbaum, Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 2004, p. xvi (« I defend the literary imagination precisely because it seems to me an essential ingredient of an ethical stance that asks us to concern ourselves with the good of other people whose lives are distant from our own »). 12 Ibid., p. xvi (« an ethics of impartial respect for human dignity will fail to engage real human beings unless they are made capable of entering imaginatively into the lives of distant others and to have emotions related to that participation »). 13 Op. cit., p. 85 (« to become world citizens we must not simply amass knowledge; we must also cultivate in ourselves a capacity for sympathetic imagination that will enable us to comprehend the motives and choices of people different from ourselves »). raison13.indb 12 24/09/10 19:17:14 raison13.indb 13 13 solange chavel Introduction démocratique, à partir d’une analyse des Noces de Figaro de Mozart. Mais ces questions parcourent l’ensemble des contributions qui explorent les frontières de la philosophie politique et de l’éthique : articulation de la vie privée et de la vie publique ; manières d’être humain et de définir une vie humaine dans un contexte pluraliste ; les passions et les émotions, et leur constitution et manifestation dans l’espace public. Ruwen Ogien souligne ainsi la position originale qu’occupe Martha Nussbaum dans le champ de la philosophie morale contemporaine : si en effet elle reconnaît le rôle des émotions, de la littérature et d’une morale inspirée d’une lecture aristotélicienne, elle se range pourtant résolument dans le camp des avocats de la théorie morale, adeptes d’une méthode analytique et critique de nos raisonnements moraux. Poursuivant l’analyse de la théorie du raisonnement moral de Martha Nussbaum, Marc Pavlopoulos revient sur la question des capabilités et se demande dans quelle mesure l’approche de la philosophe américaine ne devrait pas trouver son prolongement logique dans une forme de perfectionnisme moral. Piergiorgio Donatelli propose alors une interprétation du projet philosophique de Nussbaum comme articulation de trois éléments théoriques : le réalisme, le libéralisme et la référence à Aristote. Revenant sur le travail que Nussbaum a mené sur la notion de qualité de la vie et sur son approche par les capabilités, Piergiorgio Donatelli montre la particularité d’une pensée morale qui se déploie comme une attention aux formes de vie. Après ces trois articles qui discutent les caractéristiques de la réflexion morale de Nussbaum en la situant par rapport à différentes positions méta-éthiques, l’article de Michela Marzano introduit le thème du public et du privé en montrant comment les espaces politiques démocratiques en brouillent parfois la frontière – pour le meilleur ou pour le pire. Revenant sur les acquis de la philosophie des émotions de Nussbaum, Estelle Ferrarese analyse alors la place de l’individu privé et vulnérable dans l’espace public. Elle demande comment la vulnérabilité de l’individu moral, soulignée par Martha Nussbaum, peut et doit apparaître dans l’espace politique et public. 24/09/10 19:17:14 14 raison13.indb 14 Comme on l’a souligné, Nussbaum s’est très souvent servie de la littérature comme une source de réflexion sur l’articulation du privé et du public : la littérature fournit à la fois une occasion de raisonnement moral et une formation de l’individu à la citoyenneté démocratique. C’est sur ce thème du rôle de la littérature pour la réflexion morale de Nussbaum que revient Alice Crary, en précisant la position de cette dernière par rapport à d’autres auteurs majeurs de ce débat. Ce fil littéraire est repris par Gabrielle Radica pour se demander si la jalousie n’a de place que comme passion privée. Discutant les analyses développées par Martha Nussbaum dans Hiding from Humanity, lorsque l’auteur se demandait quelles émotions pouvaient légitimement pénétrer nos espaces publics, Gabrielle Radica explore à son tour l’exemple du théâtre et du roman pour s’interroger sur la pertinence morale de l’expression de la jalousie et de ses formes. Enfin, Patrick Pharo, s’appuyant sur ses travaux de sociologie morale sur l’usage des drogues et la prostitution, montre comment l’approche de Martha Nussbaum, soucieuse à la fois de respect libéral des conceptions du bien et de garantie juste des capabilités permet d’inventer un espace public capable de reconnaître ces manifestations de « courage en situation de faible pouvoir ». Solange Chavel 24/09/10 19:17:14 ÉGALITÉ ET AMOUR À LA FIN DU MARIAGE DE FIGARO : CONSTITUER LES ÉMOTIONS DÉMOCRATIQUES Martha Nussbaum* 1 15 Morgan Freeman (« Red »), dans The Shawshank Redemption, à propos de la « Canzonetta sull’aria » de l’acte III du Mariage de Figaro. Ma grande dame de la paix a un seul nom : elle s’appelle justice universelle, humanité, raison active… Sa fonction, conforme à son nom et à sa nature, est d’inculquer des dispositions pacifiques. raison publique n° 13 • pups • 2010 Je n’ai aucune idée de ce que chantaient ces deux Italiennes. Et je ne veux pas le savoir. Il vaut mieux laisser certaines choses au silence. Je me plais à croire qu’elles chantaient quelque chose de si beau que les mots ne peuvent pas l’exprimer, et que le cœur en saigne… et, pendant une fraction de seconde, chacun des hommes de Shawshank, jusqu’au plus humble, se sentit libre. Johann Gottfried Herder, Lettres pour servir à l’avancement de l’humanité (1793-1797). « [A]INSI NOUS SERONS TOUS HEUREUX » L’ancien régime chante d’une voix pesante et autoritaire : « Non, non, non, non, non, non ». Voici comment, peu avant la fin de l’opéra de * Martha Nussbaum est actuellement Ernst Freund Distinguished Service Professor of Law and Ethics, Law, Philosophy and Divinity à l’université de Chicago. Pour leurs commentaires sur une version antérieure, je remercie Douglas Baird, Daniel Brudney, Jeffrey Israel, Charles Nussbaum et Cass Sunstein. raison13.indb 15 24/09/10 19:17:14 16 Mozart, le Comte, encore sûr de son rang, rejette les appels à la pitié et à la compassion que les autres personnages lui adressent à genoux. Pour Almaviva, il est de première importance de venger un honneur bafoué (« l’espérance de ma vengeance console déjà mon âme et me réjouit » 1). Faire preuve de bonté à l’égard de ceux qui implorent, humblement agenouillés, est une prérogative de la noblesse, mais pas une vertu humaine générale. Almaviva peut être bon ou pas. Et s’il choisit de ne pas l’être, s’il choisit de placer l’honneur bafoué au-dessus d’une générosité condescendante, nul ne pourra l’en blâmer. Ainsi fonctionne l’ancien régime et sa moralité organisée par les idées de rang, de honte, de prérogative souveraine. Mais voici que la Comtesse ôte son déguisement de Suzanne et se dévoile – dévoilant du même coup le stratagème qui convainc son mari de son erreur et de son hypocrisie. (Tout en se vantant d’avoir mis fin au droit du seigneur, il avait bien l’intention d’en jouir.) Tous les assistants de s’exclamer à voix basse qu’ils n’ont aucune idée de ce qui va advenir : « Ciel ! Que vois-je ? Folie ! Hallucination ! Je ne sais plus que croire ! ». Les cordes, tout en modulations rapides, montantes et descendantes, expriment agitation et incertitude. Rétrospectivement, elles reflètent l’incertitude de la transition entre deux régimes politiques. À présent le Comte, agenouillé devant la Comtesse, d’une voix que la confusion vient à l’instant même d’adoucir, chante une phrase d’un type que nous ne lui connaissions pas : lyrique et legato, à mi-voix, presque doux. « Pardonnez-moi, Comtesse, pardonnez-moi, pardonnez-moi ». Suit une longue pause 2. La Comtesse rompt alors doucement le silence en chantant : « Je suis plus douce, et je dis oui » (più docile io sono, e dico di sì) 3. La phrase 1 « Già la speranza sola / Delle vendette mie / Quest’anima consola / E giubilar mi fa », fin de son air du troisième acte. 2 Les différents chefs d’orchestre interprètent différemment la longueur de la pause, mais Solti et Karajan la tiennent pendant quatre secondes, ce qui paraît très long à l’écoute. Sur la partition, la pause est marquée par une demi-pause et un soupir (Voir partition, http://dme.mozarteum.at/DME/nma/nmapub_srch.php?l=1, p. 574). 3 Docile n’est pas facile à traduire : on pourrait aussi dire plus gentille ou plus tendre. J’ai choisi « plus douce », parce qu’il s’agit d’un mot tout à fait courant, sans rien de hautement moral ou philosophique. raison13.indb Sec1:16 24/09/10 19:17:14 4 Pour des observations similaires sur l’usage que Mahler fait de Bach dans la Deuxième Symphonie, voir Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions (New York, Cambridge University Press, 2001), chapitre 15. Je fais ici allusion à un thème central dans le travail de Michael P. Steinberg qui, aussi bien dans Listening to Reason: Culture, Subjectivity, and Nineteenth-Century Music (Princeton, Princeton University Press, 2004) que dans Judaism: Musical and Unmusical (Chicago, University of Chicago Press, 2007), souligne les multiples façons dont les tensions religieuses de l’époque sont traitées dans sa culture musicale – si bien que Protestants et Juifs se retrouvent souvent dans un même rejet de la culture catholique de la représentation, de l’« idolâtrie », et de la hiérarchie. Ici, ce n’est pas à Bach en particulier qu’il faut penser, puisque sa musique n’a été redécouverte que plus tard ; l’allusion est à la culture générale du choral protestant. 5 La tonalité passe au même moment de sol majeur à ré majeur avec un tempo allegro assai. raison13.indb Sec1:17 17 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro musicale se courbe avec douceur, comme si elle se penchait pour toucher le mari agenouillé. Alors, à mi-voix et solennellement, toute l’assemblée répète la phrase de la Comtesse, pour finir sur : « ainsi nous serons tous heureux » (tutti contenti saremo così). La version chorale de cette phrase rappelle la simplicité solennelle d’un choral de Bach (qui, dans cet univers musical catholique, dénote une soudaine absence de hiérarchie) 4. Suit un intermède orchestral hésitant. Le groupe exulte à présent, dans un soudain accès d’exaltation 5 : « À ce jour tourmenté, fou et insensé, seul l’amour peut mettre une fin heureuse et joyeuse ». L’amour, semble-t-il, est la clé non seulement du bonheur individuel des personnages principaux, mais du bonheur de « tous », de la communauté entière, qui chante : « Courons tous à la fête ! » (corriam tutti a festeggiar). L’interprétation courante des Noces de Figaro (1786) de Mozart est qu’il s’agit d’une dérobade. S’inspirant de la pièce radicale de Beaumarchais de 1778, dont le but et l’accent sont essentiellement politiques, et qui dénonce l’ancien régime et ses hiérarchies, Mozart et son librettiste Lorenzo Da Ponte auraient fabriqué un drame inoffensif, qui parle d’amour personnel. Ils auraient affaibli le texte en omettant par exemple le long monologue de Figaro du cinquième acte, qui dénonce la hiérarchie féodale, et en lui substituant un traitement plus fouillé des femmes et de leurs désirs privés. La pièce de Beaumarchais, qu’on considère souvent comme un signe avant-coureur de la Révolution Française, a été interdite 24/09/10 19:17:14 18 pendant de nombreuses années : même en 1784, alors qu’elle était autorisée en France et rencontrait un grand succès, la controverse restait vive. L’opinion courante est que Mozart et Da Ponte ont au contraire décidé de fuir cette controverse. Joseph II, progressiste modéré, avait interdit la pièce de Beaumarchais dans les théâtres de son royaume. Da Ponte réussit à convaincre l’Empereur qu’un opéra acceptable pourrait en être tiré. Ce faisant – ainsi va l’interprétation reçue 6 – lui et Mozart, tout en produisant un merveilleux drame amoureux, ont trahi l’original. Ma thèse est que l’opéra est en réalité plus politique et radical que la pièce de théâtre, car il examine les sentiments humains qui permettent de fonder une culture politique de liberté, d’égalité et de fraternité. Cette construction du sentiment s’accomplit plus clairement à travers la musique de Mozart que dans le livret : je dois donc établir mon argument en rentrant dans les détails musicaux. Je veux montrer que Mozart s’accorde (de fait 7) avec Rousseau parce qu’il comprend qu’on ne peut fonder une culture politique sans donner une forme nouvelle aux attitudes amoureuses. Mais il est en désaccord avec lui quant à la forme précise de ces nouvelles attitudes. Alors que Rousseau souligne le besoin d’homogénéité et de solidarité civiles, d’amour patriotique fondé sur l’honneur viril et la détermination à mourir pour la nation, Mozart envisage le nouvel amour public sous une forme plus paisible, plus réciproque, plus féminine – « plus douce », pour reprendre le mot familier de la Comtesse – plus proche de l’horreur que Chérubin professe pour les exploits guerriers que des valeurs idéales rousseauistes. Ce faisant, Mozart évite aussi l’homogénéité rousseauiste, et souligne que la nouvelle fraternité doit garantir des espaces pour le libre jeu de l’espièglerie, de la folie, de l’humour, et de l’individualité – qui sont tous liés, dans le monde de l’opéra, au monde des femmes. 6 Cette interprétation trouve quelque fondement dans les mémoires de Da Ponte, qui nous rapportent au moins ce qu’il dit pour tenter de persuader Joseph II. Ce qui ne signifie nullement que la véritable intention du livret ait été apolitique ; et même si l’intention de Da Ponte avait été absolument apolitique, cela ne permettrait pas d’en conclure qu’il en va de même pour la musique qui anime le livret. 7 Je ne vois aucune raison de supposer que Mozart a lu Rousseau, mais ces idées sur le sentiment civique étaient dans l’air dans les années 1780. raison13.indb Sec1:18 24/09/10 19:17:14 raison13.indb Sec1:19 19 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro Je soutiens que la culture des Lumières exige une nouvelle forme de subjectivité que la musique de cette période contribue à découvrir et à créer. Sur ce point, je rejoins la thèse principale de Michael P. Steinberg dans son important ouvrage Listening to Reason, ainsi que son interprétation générale de l’opéra. Mais Steinberg néglige à peu près complètement la politique du genre dans Figaro : à mon avis, cela lui interdit de présenter une description suffisamment profonde et précise de ce qui est requis pour rendre la révolution humainement possible. Un des symptômes de ce problème dans la lecture de Steinberg (qui néglige également la Comtesse et son « oui ») est le fait qu’il laisse totalement de côté le personnage masculin/féminin de Chérubin (adolescent interprété par une femme adulte). Mais à mon avis, Chérubin est un personnage essentiel de l’opéra : un homme qui peut être à la fois charmant et aimant, capable d’empathie et de réciprocité, pour la simple raison qu’il a été éduqué par les femmes et la musique, et qu’il appris à aimer les plaisanteries plutôt que les remarques cinglantes, le chant plutôt que la parade militaire, l’espièglerie plutôt que la vengeance. Étudier ces articulations entre la musique et l’émotion, et entre ces deux éléments et la pensée politique me semble une manière appropriée de rendre hommage à la carrière de Robert Solomon, dont la défense courageuse d’une conception alors impopulaire du contenu cognitif des émotions a montré la voie pour tous ceux d’entre nous qui voient dans les émotions des objets riches et complexes plutôt que de simples impulsions. De fait, le travail de Solomon a été essentiel pour autoriser et légitimer une étude comme celle-ci – qui relie les émotions à la pensée politique en y voyant non seulement des motivations pour l’action mais aussi, et plus particulièrement, en montrant comment elles apportent à la pensée politique une partie de son contenu. Le travail que j’ai déjà fait sur les émotions en musique, développé dans les chapitres 5 et 15 de Upheavals of Thought (qui fournit ici un socle pour mes arguments) n’aurait jamais été entrepris sans l’exemple courageux de la pensée de Bob. J’espère que cet essai rend justice à une carrière merveilleuse interrompue si prématurément et tragiquement. J’espère aussi rendre hommage au travail d’équipe 24/09/10 19:17:14 20 de Bob et Kathy, qui a si souvent souligné l’articulation entre l’amour et la musique 8. Ce projet est également l’occasion d’étudier en détail deux travaux récents que j’admire beaucoup : The Musical Representation 9 de Charles Nussbaum, qui a tant fait pour améliorer notre compréhension de l’écoute musicale comme phénomène mental, et Listening to Reason de Michael Steinberg, qui a entrepris de manière impressionnante la tâche de situer la pensée politique dans la musique de l’époque des Lumières. Lorsque j’affirme que Charles Nussbaum assigne à la musique un ensemble trop simple de buts et d’intentions humaines, et que Steinberg a négligé le rôle du genre dans la politique de Mozart, ces désaccords ou ces critiques présupposent ma profonde admiration. L’ANCIEN RÉGIME ET LA VOIX MASCULINE : HONNEUR, HONTE, DÉGOÛT La lecture officielle est que Beaumarchais met en scène l’opposition entre un ancien régime, fondé sur la hiérarchie et la subordination, et incarné par le Comte, et une nouvelle politique démocratique, fondée sur l’égalité et la liberté, et incarnée par Figaro. Le moment clé de la pièce de Beaumarchais se situe alors dans le monologue de Figaro de l’acte V, dans lequel il dénonce le privilège héréditaire du Comte. Mozart, en omettant ce discours politique, aurait dépolitisé l’opéra, et fait du conflit entre le Comte et Figaro une simple affaire de rivalité amoureuse. Cette conception a une prémisse tacite : l’opposition qui doit retenir l’attention des penseurs politiques est celle du Comte et de Figaro. C’est parce que Mozart ne situe pas le centre du conflit politique à cet endroit que sa version paraît apolitique et purement domestique. Mais soyons plus ouverts. Ne présupposons pas d’emblée que Figaro représente la nouvelle citoyenneté (de même que le Comte représente si clairement l’ancienne). 8 Je discuterai plus tard le livre de Kathleen M. Higgins, The Music of Our Lives (Philadelphia, Temple University Press, 1991) ; pour leur collaboration, voir en particulier Robert Solomon & Kathleen Higgins, The Philosophy of (Erotic) Love (Lawrence, University of Kansas Press, 1991). 9 Charles O. Nussbaum, The Musical Representation: Meaning, Ontology, and Emotion, Cambridge, MIT Press, 2007. raison13.indb Sec1:20 24/09/10 19:17:14 21 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro Avec un peu d’attention, nous remarquons bien vite que Figaro et le Comte se ressemblent beaucoup, à la fois musicalement et thématiquement. Que chantent-ils quand ils sont seuls ? L’honneur outragé, le désir de vengeance, le plaisir de la domination. Les énergies qui conduisent ces deux hommes, bien loin d’être étrangères, sont voisines. (De fait, les deux rôles sont construits de telle sorte qu’un seul et même chanteur pourrait, en principe, interpréter l’un ou l’autre rôle, et leurs idiomes musicaux sont si proches qu’il est facile de les confondre. 10) Le premier air de Figaro (Se vuol ballare) suit la découverte que le Comte projette de coucher avec Suzanne. Mais si nous ne regardions que ce que dit Figaro dans cet air, nous ne pourrions pas soupçonner l’existence d’une créature telle que Suzanne. Toutes ses pensées vont à sa rivalité avec le Comte, et ses négations insistantes (non sarà, non sarà) anticipent les refus péremptoires du Comte à la fin de l’opéra (comme ceux de l’air du Comte à l’acte III). Qu’est-ce qui motive Figaro ? L’idée de rendre au Comte la monnaie de sa pièce, en le faisant danser à l’école de danse de Figaro. De même, deux actes plus loin, le Comte imagine Suzanne, sa future propriété personnelle, possédée par Figaro (ei posseder dovrà), lui que le Comte tient pour un « vil objet » (un vil oggetto), un simple objet 11. Cette pensée le tourmente – non pas qu’il soit plein d’amour ni même d’un désir particulièrement intense pour Suzanne, mais parce que l’idée de ne pas avoir le dessus sur une simple « chose » est intolérable. À l’idée de cette défaite, comme Figaro, il doit dire « non » : « Ah non, je ne vais pas vous permettre de jouir de ce bonheur en paix. Impudent, tu n’es pas né pour me donner du tourment, et peut-être même pour rire de mon malheur ». C’est à Figaro, et non à Suzanne, qu’il s’adresse à la deuxième personne. Comme Figaro, il est plein de l’image d’un autre homme, qui rit de lui, insulte son honneur, l’humilie. Et pour répondre à l’image qui le tourmente, à laquelle (comme Figaro) il dit « non », il propose (comme 10 Bryn Terfel, par exemple, célèbre pour son interprétation de Figaro, a aussi enregistré le Comte. 11 La Comtesse comprend qu’elle aussi est un objet à ses yeux : plus tard, alors qu’il s’adresse à elle comme « Rosine », elle répond « je ne suis plus Rosine, mais le misérable oggetto de votre abandon ». raison13.indb Sec1:21 24/09/10 19:17:15 22 Figaro) de lui substituer l’image d’un ennemi vaincu dansant à sa mesure : en l’occurrence l’image de Figaro contraint d’épouser Marceline et séparé pour toujours de Suzanne, dont le Comte pourra alors jouir : « À présent, seul l’espoir de vengeance console mon cœur et me réjouit » 12. Le Se vuol ballare de Figaro suit de près le texte de Beaumarchais ; l’air du Comte, en revanche, est une innovation complète de Da Ponte, puisque Beaumarchais ne donne que le récitatif qui précède l’air, mais pas le développement des sentiments d’humiliation et de rage. Musicalement autant que textuellement, l’air du Comte est un cousin de celui de Figaro : plein d’une colère incontrôlée qui explose sur les mots felice un servo mio, et de nouveau ah non lasciarti in pace ; la colère s’accompagne musicalement d’une ironie mordante (la phrase descendante qui accompagne un vil oggetto). Le livret nous donne quelques indications sur la parenté entre les deux hommes, mais la portée expressive de la musique va bien plus loin en soulignant leur ressemblance rythmique et accentuelle, tandis que tous deux expriment des attitudes qui vont du mépris sournois à la furie 13. Quelles émotions sont absentes ? L’amour, l’émerveillement, la joie – la peine et le désir également. D’après la lecture politique traditionnelle de Beaumarchais, Figaro devient, à l’Acte V, l’apôtre d’un nouveau type de citoyenneté, libérée de toute hiérarchie. Le Figaro de Mozart ne fait pas de semblable progrès. Comme Michael Steinberg le note justement, tout au long de l’opéra (ou au moins jusqu’à la fin de l’acte IV), Figaro danse, musicalement, au ton imposé par le Comte : « Il n’a pas trouvé d’idiome musical propre ; son vocabulaire politique et émotionnel suggère une duplication et une imitation malheureuse de celui du Comte » 14. C’est le cas à la fois dans 12 Littéralement, le Comte parle de « vengeances » au pluriel – pensant sans doute à la fois à la manière dont il va forcer Figaro à épouser Marceline et l’humilier davantage en couchant lui-même avec Suzanne. 13 Pour une description générale de l’expression des émotions en musique, je m’appuie ici sur le chapitre 5 de mon livre Upheavals of Thought, dont je résume les thèses principales dans l’Annexe ; sur la capacité de la musique à aller plus loin que le texte, ou à préciser la signification émotionnelle d’un texte indéterminé, voir la lecture des Kindertotenlieder de Mahler dans ce chapitre. 14 Steinberg, Listening to Reason, op. cit., p. 43. raison13.indb Sec1:22 24/09/10 19:17:15 23 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro Non più andrai, à la fin de l’acte I (où il réaffirme « l’autorité par laquelle [le Comte] a envoyé Chérubin servir dans un de ses régiments, en tirant ses phrases musicales de la marche militaire » 15) et même au début de l’acte IV, alors qu’il s’apprête à surprendre l’infidélité de Suzanne et chante de nouveau l’honneur bafoué, demandant à tous les hommes d’« ouvrir les yeux » sur les humiliations imposées par les femmes. De nouveau c’est aux hommes, pas aux femmes, et encore moins à une femme en particulier, qu’il s’adresse à la deuxième personne. Peut-être Mozart n’a-t-il pas compris l’opposition entre Figaro et le Comte décrite par Beaumarchais. Mais n’allons pas si vite. Car peutêtre, au contraire, Mozart a-t-il vu quelque chose qui avait échappé à Beaumarchais : l’ancien régime a formé un certain type d’hommes, obsédés par le rang, le statut, la honte – et les humbles aussi bien que les grands participent de cet état d’esprit. Ce qu’on ne veut pas perdre, un autre veut en jouir. Pour aucun des deux, l’obsession ne laisse de place à la réciprocité ou même à l’amour. C’est donc délibérément que Mozart critique la moralité masculine du statut. Cette hypothèse trouve confirmation dans les mots que Mozart met dans la bouche de deux hommes qui ne sont que lointainement liés à l’intrigue. Car on pourrait peut-être dire que les sentiments de Figaro et du Comte ne peuvent pas être lus comme une expression sérieuse de pensée politique : après tout, c’est l’intrigue qui exige qu’ils s’affrontent de la sorte. Mais nous avons vu que Da Ponte construit un parallèle qui n’est pas si net dans le texte original, et que Mozart accentue cette ressemblance en donnant aux deux hommes un même type d’expression musicale. On pourrait toutefois continuer à soutenir que Mozart et Da Ponte ne font qu’amplifier les suggestions de l’intrigue de Beaumarchais. Il n’en va pas de même pour les personnages de Bartholo et Bazile, dont le rôle dans l’histoire est minime. Chacun chante un air – Bartholo à l’acte I, Bazile à l’acte IV (même s’il est fréquemment coupé en représentation) – qui apporte un commentaire essentiel sur la moralité masculine. Aucun de ces deux airs n’est fondé sur un élément du texte de Beaumarchais. 15 Ibid. raison13.indb Sec1:23 24/09/10 19:17:15 24 Émotionnellement, Bartholo est cousin de Figaro et du Comte. S’il s’en distingue vocalement, puisque c’est une basse, il chante néanmoins avec la même palette expressive : mêmes explosions de rage, tempérée par une forme de raillerie que nous avons déjà rencontrée dans le Se vuol ballare de Figaro. Textuellement, il a pour rôle d’offrir une théorie générale de ce dont Figaro et le Comte offrent des exemples : « Vengeance, oh, vengeance ! C’est le plaisir réservé aux sages. Oublier honte et outrages est vil, c’est une bassesse sans nom » 16. La vie est plus ou moins totalement occupée par la compétition pour le rang et l’évitement de la honte entre hommes, et la chose intelligente à faire est de jouer ce jeu jusqu’au bout. Non seulement l’outrage et l’humiliation éclipsent l’amour et le désir (Bartholo, comme Figaro et le Comte, n’a nulle pensée pour Rosine, qu’il a perdue au profit du Comte, à cause de l’intrigue de Figaro), mais il n’existe nulle possibilité de pitié ou de réconciliation. C’est cette attitude qui conduit le Comte à ses six « non » consécutifs à la fin de l’opéra. Par son grand intérêt pour la raison et le droit, Bartholo nous révèle un autre élément important pour la citoyenneté. Son attitude consiste à dire que le droit est un instrument pour la vengeance masculine : celui qui connaît le droit aura l’avantage sur celui qui l’ignore, parce qu’il peut trouver les petites faiblesses et failles qui lui permettront de défaire son ennemi. L’air devient alors rapide, joyeux, avec une sorte d’enjouement railleur ; c’est une chanson qui crépite au son de la surenchère légale : « Si je dois chercher dans tous le code pénal, si je dois lire tous les statuts, une équivoque, un synonyme me permettra de trouver quelque empêchement. Tout Séville connaît Bartholo ! Cette fripouille de Figaro sera défaite ! » 17. (Et là aussi la musique va bien plus loin que le texte et exprime la joie sournoise de l’intelligence juridique embrigadée au service de l’humiliation.) L’air se termine solide et martial comme il a commencé (quoiqu’une petite raillerie accompagne les mots il birbo Figaro). Bartholo annonce qu’« il » est connu de tous : « Tout Séville 16 La vendetta, oh la vendetta è un piacer serbato ai saggi. L’obliar l’onte, gli oltraggi, è bassezza, è ognor viltà. 17 Se tutto il codice dovessi volgere, se tutto l’indice dovessi leggere, Con un equivoco, con un sinonimo, qualche garbuglio si troverà. Tutta Seviglia conosce Bartolo : il birbo Figaro vinto sarà. raison13.indb Sec1:24 24/09/10 19:17:15 25 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro connaît Bartholo » – nous montrant par là que pour lui, son identité se confond en pratique avec son projet de vengeance. À cette pensée, sa joie est sans mélange – et même si la vengeance projetée ne peut lui rendre Rosine. Il ne pense tout simplement pas à elle. Au début de l’acte IV, un autre personnage mineur propose son couplet, qui vient à la fois renverser et renforcer la moralité de Bartholo. Bazile, le maître de musique, est un caractère moins fort que Bartholo ; c’est lui qui, dans Le Barbier de Séville, a discouru avec enthousiasme sur l’humiliation cuisante que les commérages et la calomnie offrent à qui veut défaire un ennemi. Tout au long de l’opéra, Da Ponte le dépeint comme un être rancunier et faible, dépourvu des ressources nécessaires pour être sur un pied d’égalité avec les nobles, et de l’intelligence requise pour affronter Figaro. Son air de l’acte IV offre conseil aux hommes qui se trouvent dans sa position de faiblesse 18. Il commence par avertir son auditoire qu’il est toujours dangereux d’entrer en compétition avec les grandi ; ils gagnent presque toujours. Que faut-il donc faire ? Un souvenir de jeunesse vient à son secours. Il était alors impulsif, sourd à la raison ; cependant Dame Prudence lui apparut et lui tendit une peau d’âne. Il n’avait aucune idée de son utilité, mais lorsque peu après une tempête éclata, il se couvrit de cette peau d’âne. La tempête passée, il releva la tête – pour se trouver face à face avec une bête horrible, qui le touchait presque de sa gueule. Il n’aurait jamais pu échapper à une mort atroce. Mais l’odeur repoussante de la peau d’âne mit la bête en fuite. « Ainsi le destin m’enseigna que la honte, le danger, la disgrâce, et la mort peuvent être évités sous une peau d’âne » 19. Cet air offre des conseils radicalement opposés à ceux de Bartholo, qui nous pressait d’employer la raison et le droit pour perdre la personne qui nous a humiliés. Mais il est évident que la différence est en fait minime. Les deux hommes voient le monde de la même manière : comme un jeu à somme nulle pour l’honneur et le rang. La seule différence est 18 Cet air si souvent coupé ne se trouve pas dans l’édition Dover, et je m’appuie donc sur le texte du livret qui accompagne l’enregistrement de l’opéra par Solti en 1983. 19 Così conoscere me fe’ la sorte ch’onte, pericoli, vergogna e morte col cuoio d’asino fuggir si può. raison13.indb Sec1:25 24/09/10 19:17:15 26 que Bazile est conscient du fait que certains sont destinés à perdre, et il veut donner aux perdants des conseils pour contrôler les dommages. Si on vous considère comme malodorant et bas, utilisez cette identité corrompue pour vous protéger d’un outrage supplémentaire. Chanté par un ténor nasillard et railleur, l’air, comme celui de Bartholo, complète symétriquement Figaro et le Comte. Il partage avec eux une conception du monde. Lorsque les femmes apparaissent dans cet air, c’est seulement parce que Bazile confesse dans sa jeunesse une « flamme » ou une « folie » – fausse piste rapidement corrigée par les conseils de Dame Prudence. L’ancien régime n’aime pas les personnes de basse condition qui laissent libre cours à leur flamme. FEMMES : FRATERNITÉ, ÉGALITÉ, LIBERTÉ Les femmes, dans l’opéra, habitent un monde musical et textuel qui, dès le début, est radicalement différent de celui des hommes. Pour commencer, ce monde laisse place à l’amitié. Suzanne et la Comtesse auraient pu se voir comme des rivales : après tout, le Comte essaie de séduire Suzanne. Mais l’idée ne leur vient pas à l’esprit : elles comprennent qu’elles ont des projets communs, et que le résultat qu’elles désirent toutes deux est que les deux hommes, Figaro et le Comte, deviennent des époux aimants et fidèles, préoccupés d’affection et de plaisir, plutôt que de vengeance et de jalousie. (Le Comte est aussi jaloux que Figaro, malgré son manque d’amour apparent pour sa femme.) Comme les deux hommes, les deux femmes partagent un même idiome musical – si bien que même les hommes qui les aiment apparemment peuvent les confondre (jusqu’à ce que, significativement, Figaro finisse par reconnaître Suzanne à sa voix, « la voix que j’aime »). À la différence des hommes, les deux femmes usent de leur ressemblance non pas pour se combattre mais pour s’entraider, en particulier au cours de la mascarade compliquée qui révèle finalement l’hypocrisie du Comte. Lorsqu’on remarque leur travail commun, on voit qu’il n’y a absolument rien de tel du côté des hommes. Le partenariat des femmes, en outre, et malgré la différence de classe, semble dépourvu de hiérarchie et chacune profite de leur amitié authentique et réciproque. (Suzanne, raison13.indb Sec1:26 24/09/10 19:17:15 27 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro par exemple, est surprise qu’elle – qui n’est sans doute pas très éduquée – doive écrire la lettre au Comte qui suggère le rendez-vous : « Je dois écrire ? Mais Madame… ». Mais la Comtesse ne veut rien savoir de sa déférence : « Écris, te dis-je, et j’assumerai les conséquences ».) La nature de leurs plaisanteries témoigne de la réciprocité de l’amitié : nulle raillerie méprisante, nulle rancune sournoise, simplement une solidarité mutuelle et le même amour pour un bon stratagème. Là encore, tout ceci est dans le livret : mais la musique prolonge cette suggestion de réciprocité et d’égalité. Quand Suzanne écrit la lettre sous la dictée de la Comtesse, les deux femmes s’inspirent mutuellement de leurs phrases musicales, échangent leurs idées avec souplesse et sensibilité, avec une conscience fine du ton, du rythme, du timbre de l’autre. Elles commencent par échanger des phrases, comme dans une conversation. Mais à mesure que le duo se prolonge, leur réciprocité devient plus intime et plus complexe : les phrases s’enroulent l’une autour de l’autre, jusqu’à atteindre une étroite harmonie. Leur partenariat musical exprime une sorte d’accord amical qui est une image de respect mutuel, mais aussi d’affection réciproque plus profonde que le respect. Aucune n’écrase maladroitement la parole de l’autre, mais chacune apporte une contribution singulière, qui est reconnue et prolongée par l’autre 20. Ce duo est maintenant célèbre dans la culture populaire américaine parce qu’il apparaît dans la version cinématographique du livre de Stephen King The Shawshank Redemption, quand Tim Robbins, le détenu qui est devenu le bibliothécaire de la prison, trouve un moyen pour le faire entendre à tous les prisonniers par le système de sonorisation, et bloque la porte de manière à empêcher la hiérarchie de la prison d’intervenir avant la fin du duo. Les hommes de Shawshank ne sont assurément pas des amateurs de musique classique, mais ils entendent quelque chose 20 Pour une discussion d’un moment semblable dans le dernier mouvement de la Deuxième Symphonie de Mahler, avec les voix de contralto et de soprano qui s’enveloppement mutuellement, voir le chapitre 15 de Upheavals. Je crois maintenant que Mahler, avec sa longue carrière de chef d’orchestre, a peut-être trouvé l’inspiration pour cette description musicale de la réciprocité dans Figaro. C’est aussi, à l’évidence, une image de liberté. raison13.indb Sec1:27 24/09/10 19:17:15 dans cette musique et s’arrêtent, fascinés par cette promesse de bonheur. Comme Morgan Freeman l’exprime rétrospectivement : Je n’ai aucune idée de ce que chantaient ces deux Italiennes. Et je ne veux pas le savoir. Il vaut mieux laisser certaines choses au silence. Je me plais à croire qu’elles chantaient quelque chose de si beau que les mots ne peuvent pas l’exprimer, et que le cœur en saigne… et, pendant une fraction de seconde, chacun des hommes de Shawshank, jusqu’au plus humble, se sentit libre. 28 Qu’est-ce que les prisonniers entendent dans le duo ? La liberté, disentils. Mais pourquoi, et comment ? D’abord, ils ne peuvent pas ne pas remarquer l’absence de hiérarchie de ces voix égales, une coopération fondée sur l’attention à l’autre plutôt qu’un pouvoir dictatorial. Et cela, dans le contexte de Shawshank, c’est déjà la liberté. Mais, tandis que les voix s’élèvent sur la misère de la cour de la prison, je crois qu’il y a plus encore à entendre : l’idée d’une sorte de liberté intérieure, une liberté de l’esprit qui consiste précisément à ne pas se préoccuper de la hiérarchie, sans chercher à éviter le contrôle d’autrui, ni à le contrôler. Supposons que Tim Robbins ait passé le Vedrò mentr’io sospiro du Comte ou La vendetta de Bartholo. De fait, ces deux hommes puissants expriment chacun à leur façon une idée de la liberté : la liberté comme pouvoir de dominer, de fuir la honte qu’il y a à être dominé. Mais nous savons que les hommes de Shawshank n’auraient pas été fascinés par cette image de la liberté : après tout, c’est ce qu’ils vivent quotidiennement. La promesse du duo n’est pas simplement une promesse de liberté dans le renversement et la possibilité d’humilier à votre tour celui qui vous a humilié. C’est une liberté qui nous porte au-delà de cette image anxieuse et toujours tourmentée de ce que peut être la liberté pour les hommes. C’est la liberté comme bonheur d’avoir un égal à vos côtés, la liberté de ne pas se préoccuper de savoir qui est au-dessus et qui est en dessous. Et c’est une liberté qui emmène bien loin de Shawshank, et de la société américaine dont cette institution est le fidèle miroir. Autrement dit, cette musique a inventé la réciprocité démocratique. Quels que soient les défauts du film – sentimental à bien des égards – ce passage transmet une vision juste de la politique de Mozart et de raison13.indb Sec1:28 24/09/10 19:17:15 21 Où, dans un opéra, les hommes chantent-ils de cette façon (avec des harmonies étroitement entrelacées, chacune s’inspirant de l’autre) ? On peut penser au duo dans Les Pêcheurs de perles de Bizet, mais il est loin d’être aussi complexe : les hommes chantent simplement ensemble en harmonie. De même pour le merveilleux duo de la liberté (Dio, che nell’alma infondere) chanté par Carlos et Roderigo dans le Don Carlo de Verdi – étroite harmonie, et, peut-être, solidarité, mais sans l’attention à chacun des mouvements de l’autre. Il semble que les hommes, dans l’opéra, peuvent atteindre à l’occasion solidarité et unanimité, mais peut-être ni attention ni accord. On pourrait aussi s’intéresser au duo Otello-Iago dans Otello de Verdi, où ils jurent vengeance ensemble. Il y a ici une apparence d’accord mais qui reste superficielle, puisqu’à un niveau plus profond ils sont farouchement opposés ; l’accord qu’on constate est profondément malsain. D’autres exemples et contre-exemples sont bienvenus. Pour ce qui est des hommes et des femmes chantant ensemble avec l’attention réciproque de la Comtesse et de Suzanne, le meilleur exemple qui vient à l’esprit est particulier : c’est le duo d’amour final Pur ti miro pur ti godo, pur ti stringo, pur t’annodo que chantent Néron et Poppée, seuls sur scène, à la fin de l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi. Dans ce cas, le but expressif des phrases sinueuses et entrelacées (chantées d’habitude, mais pas systématiquement, par deux voix de femme) est d’exprimer et de représenter la réciprocité d’un amour véritable – une idée qui n’est pas sans pertinence à ce moment de Figaro, alors que nous remarquons que les capacités d’attention des femmes, tristement, ne trouvent pas d’écho chez les hommes qu’elles aiment. Cependant, chez Monteverdi, l’intention politique est clairement de montrer que les gens ne sont pas d’un seul morceau : le tyran brutal qu’est Néron, qui vient de tuer Sénèque et bien d’autres personnes de valeur, est capable de la passion sexuelle la plus respectueuse et égalitaire qui soit. Figaro est plus sceptique : la brutalité dans le domaine publique trouve vraisemblablement son répondant privé, et vice versa. raison13.indb Sec1:29 29 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro la politique de l’égalité plus généralement. Vous ne pouvez atteindre le bon type de liberté si vous n’avez pas aussi ce type de fraternité et d’égalité. Chercher la liberté sans la fraternité, comme fait le Figaro de Beaumarchais, revient simplement à renverser la hiérarchie, pas à la remplacer par quelque chose de fondamentalement différent. S’il doit y avoir un nouveau régime, s’il doit y avoir quelque chose comme une politique d’égal respect dans ce monde, alors la suggestion est qu’il doit commencer par chanter comme ces deux femmes, par former un type d’homme radicalement différent 21. Autrement dit : le monde masculin de Figaro est sa propre prison, car chaque homme traverse la vie avec l’obsession de son rang. Ce que les prisonniers entendent dans le duo, c’est la promesse d’un monde sans 24/09/10 19:17:15 cette tension, d’un monde dans lequel on pourrait être vraiment libre de poursuivre le bonheur. Le nouveau régime, tel qu’aucune nation au monde ne l’a encore réalisé 22. CRÉER UN HOMME : « REGARDS ESPIÈGLES », UN « BIEN HORS DE MOI-MÊME » 30 Les titres des deux dernières sections se rapportaient aux personnes « féminines » mais pas à la voix masculine, et c’est bien la voix masculine, pas la virilité elle-même, que l’opéra associe avec le combat éternel et épuisant contre la « bassesse » de la honte. Il y a pourtant un homme dans l’opéra qui ne chante pas avec une voix masculine : l’adolescent Chérubin, chanté par une mezzo-soprano. Voilà qui est déjà révélateur : et l’éducation de Chérubin, comme il apparaît rapidement, est le pivot de la description de la nouvelle citoyenneté égalitaire. Chérubin est souvent traité superficiellement, comme une sorte de plaisanterie récurrente qui court tout au long de l’opéra, et c’est plus ou moins ainsi que le traite Beaumarchais. Son intérêt pour les femmes et le sexe fait en effet beaucoup pour l’intrigue, car Chérubin se trouve souvent là où il ne devrait pas être, pour la consternation des hommes possessifs qui l’entourent. De nombreuses mises en scène en font quelqu’un qui n’aurait pas de sentiments mais seulement de vifs désirs corporels. Mais intéressons-nous de plus près à ce qu’il dit et fait. Chérubin est clairement, sous des aspects cruciaux, un homme. Il est grand (Suzanne doit lui demander de s’agenouiller pour lui mettre son bonnet), beau (Figaro et le Comte en sont tous les deux jaloux), et sexuellement actif (avec sa petite amie Barberine) – c’est vraisemblablement le seul personnage masculin qui a vraiment des rapports sexuels avec 22 Ce nouveau monde exige sans nul doute également des transformations de la part des femmes : même si le monde masculin a ses pathologies particulières, il serait absurde de prétendre que le monde réel des femmes est étranger à la jalousie et à la rivalité. (N’oublions pas les piques que Suzanne adresse à Marceline, et vice versa, dans le duo de l’Acte I, même si cette rivalité est bientôt harmonieusement résolue.) En ce sens, il faut regarder les hommes et les femmes de Mozart comme les représentants symboliques de types d’êtres humains que nous pouvons être ou devenir. raison13.indb Sec1:30 24/09/10 19:17:15 23 La Comtesse parle clairement de la négligence et de l’indifférence de son mari. Et l’idée de la virginité de Suzanne au moment du mariage est si fortement soulignée qu’il est plausible de penser qu’elle et Figaro n’ont pas encore occupé le lit dont il mesure si anxieusement les dimensions au début de l’opéra. 24 Ici, Da Ponte a transformé Beaumarchais d’une manière intéressante : chez Beaumarchais, le passage est : « Enfin le besoin de dire à quelqu’un je vous aime, est devenu pour moi si pressant que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues ». Cette déclaration confuse et comique – il peut à peine dire la différence entre une femme et une autre, entre une femme et un arbre – est subtilement transformée par Da Ponte en quelque chose de plus délicat, un état d’esprit que la musique exprime encore plus vivement. raison13.indb Sec1:31 31 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro quiconque pendant tout l’opéra 23. Mais d’un autre côté, le fait qu’il soit chanté par une voix féminine nous oblige à remarquer à quel point cette voix, et les sentiments qu’elle exprime, diffère des autres voix masculines de l’opéra. De quoi parle donc Chérubin ? Il parle d’amour. C’est le seul homme de l’opéra à montrer un intérêt pour cette émotion. Assurément, l’agitation du Non so più exprime la légèreté et la confusion de l’amour adolescent : « Chaque femme me fait rougir, chaque femme fait battre mon cœur ». Pourtant, même lorsqu’il décrit son obsession sexuelle, il parle d’amour : « Je parle d’amour quand je suis éveillé, je parle d’amour dans mes rêves, j’en parle à l’eau, à l’ombre, aux montagnes, aux fleurs, à l’herbe, aux fontaines, à l’écho, à l’air, aux vents » 24. Il révèle ici une conception romantique et poétique de ce qu’il poursuit, qui est très différente des idées des autres hommes de l’opéra, qui voient tous dans le sexe une manière d’établir leur domination sur une propriété du monde masculin. L’idiome musical, agité et pourtant tendre, est radicalement différent des accents tendus des hommes mûrs. Et c’est l’idiome musical, plus encore que le texte inspiré de Beaumarchais, qui nous fait sentir la sensibilité poétique et romantique de Chérubin, non sa seule énergie. Et lorsque nous atteignons la chambre de la Comtesse, la différence de Chérubin devient encore plus nette. Très épris de la Comtesse, il a décidé de lui faire un présent. Quelle sorte de présent ? Ce qui lui vient naturellement à l’esprit est d’écrire un poème, de le mettre en musique, et de le chanter. S’accompagnant à la guitare, Chérubin devient le seul 24/09/10 19:17:15 32 personnage principal de l’opéra qui chante un solo, ou plutôt dont le solo représente le chant 25. Élevé dans un monde de sentiment et de musicalité, c’est naturellement qu’il donne à sa passion une forme musicale 26. Le contenu de cette passion (dans le bel air Voi che sapete) tranche radicalement avec les airs des autres personnages masculins. D’abord, Chérubin parle simplement de son sentiment d’amour, et de la beauté de celle qui en est l’objet. Il n’a rien à dire des autres hommes, et il semble tout à fait étranger à toute question d’honneur, de honte, de compétition. Ensuite, il a hâte d’apprendre, et d’apprendre des femmes : « Vous qui savez ce que c’est que l’amour, femmes, dites-moi si c’est ce qui occupe mon cœur ». Tous les autres hommes ont hâte d’enseigner plutôt que d’apprendre ; et ce qu’ils ont hâte d’enseigner est une leçon de domination, qu’ils veulent infliger aux autres hommes. (Figaro s’imagine lui-même en maître à danser dirigeant une école où il apprendrait au Comte à danser à sa mesure ; Bartholo veut montrer à « tout Séville » qu’il peut vaincre Figaro ; le Comte brûle de montrer à Figaro que sa « cause » n’est pas, comme le croit Figaro, « gagnée », mais plutôt perdue.) Chérubin, à la différence des autres hommes, est profondément vulnérable, et ne cherche pas à cacher cette vulnérabilité, qui est plus émotionnelle que physique : « Je sens mon âme en feu, et la voilà qui se glace en un instant. » Il décrit un désir intense qui ne lui laisse pas de répit. Enfin, et c’est le plus remarquable, il situe ce qu’il recherche ailleurs que dans son propre ego : « Je cherche un bien qui se trouve hors de moi » (ricerco un bene fuori di me). En entendant ces mots, nous réalisons qu’aucun autre homme de l’opéra ne cherche 25 Je parle de « personnage principal » parce que les différents chœurs qui saluent le Comte pour sa sagesse et sa vertu – « Giovani liete », « Ricevete, o padroncina », et « Amanti costanti » doivent sans doute être imaginés comme des chants véritables à l’intérieur de l’intrigue : Figaro dit à un moment « les musiciens sont déjà là ». Je parle de « solo » à cause du duo entre Suzanne et la Comtesse, la « canzonetta sull’aria » déjà évoquée. 26 Chez Beaumarchais, il prend simplement une mélodie populaire en en changeant les paroles. Les mots eux-mêmes expriment l’amour pour la Comtesse, bien qu’ils soient bien moins intéressants que ceux de Da Ponte ; la musique, cependant, est tout à fait banale, sur l’air de « Malbrough s’en va-t-en guerre », une chanson militaire bondissante et quelque peu agressive. raison13.indb Sec1:32 24/09/10 19:17:15 33 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro effectivement de bien hors de lui-même : tous sont préoccupés par l’idée de remporter une victoire dans la compétition, ou de protéger leur ego de la honte. La musique de l’air nous dirait tout cela sans les mots, et communique de fait, au-delà des mots, la délicatesse, la vulnérabilité, la véritable gentillesse du jeune homme. De fait, ce n’est pas un hasard si ceux qui n’ont aucune idée de ce que dit Chérubin trouvent dans cet air (comme dans le duo entre Suzanne et la Comtesse) une image d’intégrité émotionnelle. Comment Chérubin est-il devenu ce qu’il est, promesse de réciprocité et de passion vraies ? Réponse : il a été élevé par les femmes, et il est demeuré étranger au monde des hommes. De fait, nous avons déjà vu que l’idée du service militaire le rebute et le trouble complètement. Dans la scène de la fin de l’acte I, où Figaro lui dit ce à quoi il doit s’attendre à l’armée (Non più andrai), toute la plaisanterie de Figaro à l’égard de Chérubin repose sur le fait qu’il a vécu dans le monde féminin du sentiment, de la musique, de la tendresse, de la délicatesse – et que maintenant, tout à trac, il devra entrer dans un monde d’hommes ivres (ils jurent par Bacchus), aux nuques inflexibles (collo dritto), aux visages durs (muso franco), aux longues moustaches (gran mustacchi) et qui ont « beaucoup d’honneur » (molto onor). À l’acte II, nous voyons maintenant plus complètement combien le jeune homme devra désapprendre pour pénétrer dans ce monde masculin : en particulier la musique charmante et sensuelle. « Quelle belle voix », dit la Comtesse quand Chérubin a fini de chanter – attirant de nouveau notre attention sur le fait qu’il chante l’acte de chanter. Figaro a cependant déjà dit à Chérubin que le monde de l’honneur masculin ne sait rien des beautés de la musique : sa seule musique est « le concert des trompettes, des bombardes et des canons dont les coups, à chaque fois, font siffler les oreilles » 27. L’air lui-même, avec son rythme militaire ennuyeux et solide, fait rétrospectivement un bien triste contraste avec la grâce et l’élégance de la composition de Chérubin. 27 […] al concerto di tromboni, Di bombarde, di cannoni, che le palle in tutti in tuoni All’orecchino fan fischiar. raison13.indb Sec1:33 24/09/10 19:17:15 34 La beauté de son chant montre que Chérubin est candidat pour le type de liberté fraternel et égalitaire des femmes. Mais une dernière chose est requise avant de le déclarer aimable « pour de bonnes raisons » : il doit endosser des habits féminins. L’intrigue exige le travestissement, mais Mozart articule ce passage à des sentiments plus profonds. On a souvent remarqué que le tendre air de Suzanne, « Venez, agenouillez-vous » (Venite, inginocchiattevi), est un tournant de l’opéra, que quelque chose d’important se passe lorsque Suzanne, après avoir ajusté le déguisement de Chérubin, le regarde et chante : « Si les femmes s’en éprennent, elles ont certainement leurs raisons » (se l’amano le femmine, han certo il lor perchè). La musique est peut-être la plus sensuelle et la plus tendre de l’opéra, alors que Suzanne, lui demandant de se tourner, ajuste son col et ses poignets, lui montre comment marcher comme une femme – et remarque comment l’allure complète les yeux espiègles et la grâce du jeune homme : che furba guardatura, che vezzo, che figura ! Ce que Mozart suggère à mi-voix, en donnant tant d’importance à cet air qui est en même temps si enjoué, c’est que c’est précisément ici, dans un moment intime et tendre, que sont plantés les germes du renversement de l’ancien régime. Tout d’abord, cet air parle d’agenouillement. On se met beaucoup à genoux dans cet opéra, et partout (sauf aux tout derniers moments) l’agenouillement est un symbole de hiérarchie féodale : statut exalté d’un côté, obéissance de l’autre. Dans le monde démocratique des femmes, l’agenouillement est juste un agenouillement. Vous vous agenouillez devant la couturière qui ajuste votre bonnet et votre col. L’agenouillement n’est pas un symbole, c’est juste une action utile. La hiérarchie est tout à fait hors champ, sans pertinence, hors de question. La musique même exprime cette pensée : au lieu des accents impétueux de la quête d’honneur, nous entendons les trilles des violons, les sauts enjoués, comme des éclats de rire étouffés, qui non seulement trahissent la hiérarchie, mais en subvertissent l’idée même 28. Peu à peu, l’habit 28 Peut-être y a-t-il une allusion au cantique de Noël Venite adoremus, qui est souvent le prélude à un agenouillement. Ici, Susanna dit « Venez, agenouillez-vous » – mais sans qu’il soit question d’adorer une transcendance, il s’agit simplement de jeu et d’amusement. raison13.indb Sec1:34 24/09/10 19:17:15 29 Ici Da Ponte a substantiellement transformé Beaumarchais. Les indications scéniques disent que Chérubin s’agenouille, mais Suzanne ne le demande pas, donc on n’insiste pas sur l’inversion de l’agenouillement féodal. Plus important, lorsque Chérubin devient une femme, Suzanne déclare qu’elle, en tant que femme, en est jalouse. Ce qui non seulement introduit la jalousie et la rivalité dans le monde des femmes, alors que Mozart et Da Ponte représentent ce monde comme un espace de réciprocité, mais encore manque le fait qu’un homme est encore plus séduisant en tant qu’homme lorsqu’il adopte les manières auparavant réservées à ce monde. raison13.indb Sec1:35 35 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro féminin est assemblé, la démarche féminine enseignée – jusqu’à ce que Suzanne admire avec étonnement le résultat qu’elle a produit. « Admirez (mirate) le petit diable, voyez comme il est beau. Quels regards espiègles, quel charme, quelle allure. Si les femmes s’en éprennent, elles ont certainement leurs raisons ». Chérubin est séduisant justement parce que, tout en étant viril et attiré par les femmes, il ne cherche pas à les contrôler ou à les utiliser comme des pions dans un jeu contre les autres hommes : en fait de domination, charme et grâce ; au lieu des intrigues pour cacher la honte ou venger une insulte, « des regards espiègles » tandis qu’il rejoint les femmes dans leurs plaisanteries et commérages 29. Tout cela se trouve dans le livret – plus ou moins. On peut pourtant imaginer une mise en musique qui aurait indiqué ironie, scepticisme ou amertume (une émotion qu’on pourrait certainement attribuer à Suzanne à ce moment). Au lieu de cela, la musique exprime à la fois une tendre sensualité et, comme nous l’avons dit, avec les mouvements enjoués des cordes, le rire, suggérant que ces deux attitudes s’accordent bien, qu’elles sont toutes deux des parties essentielles du monde des femmes. Ce qui nous conduit à rappeler un aspect de l’Ouverture dont la signification a pu nous échapper jusqu’à présent : le même type de rire étouffé des violons s’y retrouve, suggérant que la subversion ludique est un thème essentiel de l’ensemble de l’opéra. Cette lecture de l’air est rapidement confirmée par le duo Aprite, presto, aprite, tandis que Suzanne et Chérubin intriguent pour le faire sortir sain et sauf de cette cachette compromettante. Tous deux chantent, extrêmement rapidement, avec des chuchotements de conspirateurs qui révèlent une harmonie rare – préfigurant le duo plus développé entre Suzanne et la Comtesse à l’acte III. Chérubin montre qu’il est 24/09/10 19:17:15 36 effectivement devenu une femme : un complice, une voix de fraternité et d’égalité, une personne intérieurement libre de tous liens de statut, si nous ne le savions pas déjà. En regardant Chérubin, on voit mieux combien peu radical est le radicalisme apparent de Figaro. D’abord, il reprend l’attitude de propriétaire à l’égard des femmes, qui est caractéristique de l’ancien régime ; mais il s’agit de quelque chose de plus général encore. Figaro voit tout simplement le monde à la manière du Comte : en termes de quête d’honneur et d’évitement de la honte. Il ne comprend pas la réciprocité, il ne comprend pas vraiment l’humour. (L’idée qu’il se fait de la plaisanterie est la raillerie méchante.) Si tels sont les citoyens du nouveau monde, son engagement pour l’égalité et la fraternité risque bien d’être problématique. De nouvelles hiérarchies seront érigées à la place de l’ancienne, comme des remparts pour défendre l’ego masculin. Pourrait-il pourtant y avoir des citoyens qui aimeraient simplement rire et chanter ? Dans ses réflexions fascinantes sur la pornographie du xviiie siècle, Lynn Hunt a soutenu que l’idée pornographique de l’interchangeabilité des corps est étroitement liée à l’appel révolutionnaire pour l’égalité démocratique 30. Le théoricien du droit Lior Barshack soutient que la nouvelle subjectivité créée dans les opéras de Mozart est simplement l’idée hédoniste de liberté sexuelle 31. Indubitablement, ces idées étaient 30 Lynn Hunt (dir.), The Invention of Pornography: Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800, Cambridge, Zone Books, 1993, p. 44. L’étude préalable de Robert Darnton sur la pornographie du dix-huitième siècle (et en particulier du roman anonyme Thérèse philosophe) arrive à une conclusion légèrement différente : la nouvelle idée n’est pas celle de l’interchangeabilité des corps mais plutôt l’idée du contrôle et de l’autonomie des femmes : ainsi les relations qui sont appréciés sont personnelles et durables, mais avec contraception. Voir son ouvrage The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, New York, Harper & Collins, 1997. 31 Lior Barshack, « The Sovereignty of Pleasure: Sexual and Political Freedom in the Operas of Mozart and Da Ponte », Law and Literature, no 20, 2008, p. 47-67. Plus loin, Barshack semble parvenir à une vue plus nuancée : « comme l’a vu Mozart, la description libertine de l’humanité est aussi limitée que la description sentimentale » (p. 63) ; mais je ne suis pas sûre d’avoir complètement compris son argument sur ce point, ou la manière dont il s’articule avec sa thèse précédente. raison13.indb Sec1:36 24/09/10 19:17:15 CHÉRUBIN, ROUSSEAU, HERDER : DES ESPACES POUR LA FOLIE, DES « DISPOSITIONS DE PAIX » 37 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro très en vue au xviiie siècle, tandis que les gens (c’est-à-dire les hommes) essayaient de donner un sens au nouveau monde qu’ils occupaient. Cependant, si j’ai raison, Mozart voit le monde d’une manière différente, et plus radicale. L’objectification de corps interchangeables est déjà, comme le suggère l’opéra, un aspect de l’ancien régime. Elle dépend de l’idée que certaines classes, et au premier chef les femmes, étaient simplement des oggetti, dont on pouvait user à volonté pour sa gratification personnelle. Considérer que les corps sont interchangeables est un moyen intelligent pour atteindre précisément ce que recherchait l’ancien régime : le contrôle et l’invulnérabilité masculins. Ce qui s’opposerait véritablement à l’ancien régime serait, non pas la démocratisation de corps qui seraient comme des machines interchangeables, mais l’amour. Ce qui, comme Chérubin le comprend, revient à chercher un but qui se trouve hors de soi – une idée plutôt effrayante. La réciprocité démocratique aurait donc besoin d’amour. Pourquoi ? Pourquoi le respect ne suffirait-il pas ? D’abord et avant tout, parce que le respect ne peut être stable que si l’amour est réinventé pour que les gens ne soient plus obsédés par la hiérarchie et le statut. Cette obsession privée, laissée à elle-même, menace d’ébranler la culture publique d’égalité. Mais, plus profondément, la culture publique a besoin d’être nourrie et soutenue par quelque chose qui s’enracine plus profondément dans le cœur humain et trouve sa source dans ses sentiments les plus puissants, passion et humour y compris. Sans cela, la culture publique, pâle et atone, est incapable d’inviter au sacrifice de l’intérêt personnel au profit du bien commun 32. Maintenant que nous avons une idée générale du projet de Mozart, nous pouvons préciser nos hypothèses et comparer les conceptions 32 Voir Martha Nussbaum, « Can There Be a “Purified Patriotism”?: An Argument From Global Justice », dans Matthias Lutz-Bachmann (dir.), volume sur le cosmopolitisme, à paraître, Suhrkamp. raison13.indb Sec1:37 24/09/10 19:17:15 de la citoyenneté nouvelle dans l’opéra à celles de deux philosophes contemporains de Mozart : Jean-Jacques Rousseau et Johann Gottfried Herder. Tous deux partagent avec Mozart l’idée qu’une culture politique nouvelle doit être soutenue par des sentiments nouveaux, et tous deux reconnaissent que ces sentiments ne peuvent pas être seulement les sentiments calmes du respect et de l’amitié civile, mais doivent inclure et être soutenus par une forme d’amour, qui a pour objet la nation et ses buts moraux. Mais la ressemblance s’arrête là. 38 Dans l’importante section finale du Contrat Social intitulée « De la religion civile », Rousseau affirme clairement qu’il faut les liens intenses et quasi-amoureux du sentiment patriotique pour unir les citoyens et stabiliser les institutions égalitaires sur le long terme. Au début de l’histoire humaine, remarque-t-il, les hommes « n’eurent point d’abord d’autres rois que les dieux » et devaient croire que leurs dirigeants étaient de fait des dieux. Le paganisme et le féodalisme se nourrissent de cette fiction. « Il faut une longue altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître, et se flatter qu’on s’en trouvera bien ». Ces nouveaux sentiments doivent avoir l’intensité des sentiments religieux qu’ils remplacent, faute de quoi ils ne pourront maintenir le nouvel ordre politique. Il peut d’abord sembler que le christianisme soit un bon candidat pour cette « religion civile », puisqu’il enseigne la fraternité de tous les êtres humains. Après plus ample examen, il révèle pourtant plusieurs défauts rédhibitoires pour l’ordre politique. Tout d’abord, il prêche un salut qui est extra-mondain et spirituel plutôt que politique ; de ce fait, il « laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre ». Ensuite, le christianisme tourne les pensées vers l’intérieur, puisque chacun est invité à examiner son propre cœur ; cet enseignement conduit à l’indifférence pour les événements politiques. Enfin, le christianisme enseigne la non-violence et même le martyre, il apprend à être esclave. « Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours ». Ce sont les empereurs chrétiens, soutient Rousseau, qui ont causé la ruine de l’empire romain : « quand la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur romaine disparut ». raison13.indb Sec1:38 24/09/10 19:17:15 39 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro La religion civile dont nous avons besoin doit inculquer des « sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle ». Ces sentiments sont fondés sur quelques dogmes quasi-religieux, parmi lesquels « la sainteté du contrat social et des lois ». Mais quelle figure prennent les sentiments eux-mêmes ? Il est clair qu’ils comprennent un amour intense pour la nation et ses lois. Ils comprennent aussi un type de fraternité fondé sur l’unanimité et l’homogénéité : la personne qui s’écarte de la « religion civile » doit être bannie « comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice ». L’amour civique est donc incompatible avec une critique active de l’ordre politique, avec la conscience de l’indépendance de l’individu par rapport au groupe. La preuve de la sincérité est l’unanimité. De plus, les citoyens doivent s’accorder dans leur volonté de mourir pour la nation – et sans doute sans examiner avec un œil critique le projet de guerre, mais simplement en acquiesçant quand le corps souverain des citoyens le décide. Le sentiment d’amour civique tend profondément à la suspension tant de l’individualité que du raisonnement. Car c’est plus généralement la dimension de relation face-à-face qui fait défaut : les sentiments de lien collectif ne conduisent pas à ni ne reposent sur des sentiments orientés vers des individus, pas même le souci et le respect 33. Il faut donc remarquer qu’en dépit de l’intense haine que professe Rousseau à l’égard de l’ordre féodal, sa pensée sur les émotions en est restée largement tributaire. L’amour civique, comme l’amour féodal, est obéissant, hiérarchique. (Même si la souveraineté réside dans la « volonté générale » et non dans un individu, elle impose néanmoins à l’individu rétif une relation fortement hiérarchique.) Il n’y a pas de place pour la réciprocité dont les femmes de Mozart donnent l’exemple, une réciprocité fondée sur l’intrigue, la plaisanterie, le sens d’un espace libre où les gens puissent vivre et être eux-mêmes. En outre, malgré la tentative de Rousseau, dans le livre IV de l’Émile, pour substituer un sentiment égalitariste de pitié aux sentiments fondés sur l’inégalité féodale, cette expérience demeure lettre morte dans son idée de religion civile, puisque celle-ci s’oppose à la 33 Je dois ce point à Daniel Brudney, qui souligne également que la Lettre à d’Alembert propose une description assez substantiellement différente des modes privilégiés d’interaction sociale. raison13.indb Sec1:39 24/09/10 19:17:16 docilité supposée du christianisme en s’appuyant apparemment sur ces idées de courage viril, d’affirmation de soi, et d’honneur, qui soutenaient l’ancien régime. Il y a bien un changement, puisque l’objet de la honte civique, de la colère civique, et de l’affirmation de soi est désormais la nation, incarnation de la volonté générale. Les sentiments eux-mêmes, cependant, restent pour l’essentiel inchangés, tandis que la nation cherche à s’établir dans la hiérarchie mondiale des nations. Il reste vrai, dans ce nouveau monde comme dans l’ancien, qu’« [o]ublier honte et outrages est vil, c’est une bassesse sans nom ». 40 Mozart, en revanche, propose une modification radicale du contenu même de l’amour civique. Il n’est plus du tout question que l’amour tourne autour d’idées de hiérarchie et de rang. Au contraire, il est une aspiration : comme Chérubin, il doit « chercher un bien hors de [lui]-même ». Mais pour soutenir des institutions véritablement égalitaires, l’amouraspiration doit rester ouvert à la critique et, finalement, au fait que chaque individu a un esprit excentrique irréductible aux autres. Plutôt que l’homogénéité de Rousseau, c’est une hétérogénéité véritable que recherche le régime mozartien ; il lui donne un espace pour se déployer, il se réjouit de son originalité. Le monde des femmes adore l’intrigue, la plaisanterie, toute subversion de la tradition et de l’obéissance. Et c’est le signe de quelque chose qui deviendra crucial pour les Lumières, dans leur forme kantienne et surtout millienne : l’idée que l’esprit de l’individu contient un espace libre et intact, une bizarrerie qui est à la fois érotique et précieuse. Ce que le monde des femmes sait, c’est que ces « regards espiègles » sont précisément ce qui rend Chérubin si aimable (si bien que, si les femmes l’aiment, « elles ont leurs raisons »). Elles savent aussi que la nature aspirationnelle de son amour est profondément articulée à sa capacité de subversion. L’amour civique a donc aussi un mouvement descendant : l’aspiration ne peut être saine que si elle est aussi capable d’autodérision, en remarquant le désordre et l’hétérogénéité quotidiens des personnes réelles 34. 34 Cette idée des deux aspects du patriotisme acceptable est un thème central du livre de Martha Nussbaum et Jeffrey Israel, Loving the Nation: Toward a New Patriotism, travail en cours pour Basic Books. raison13.indb Sec1:40 24/09/10 19:17:16 Comment pouvons-nous imaginer les formes d’expression de cet amour civique ? Nous associons l’amour de Rousseau avec des cérémonies publiques solennelles, des hymnes, le roulement de tambour de l’appel aux armes. L’amour mozartien, en revanche, s’exprime par différentes réalisations artistiques et musicales, mais essentiellement par la comédie, y compris celle qui se moque de l’appel aux armes (comme dans Non più andrai) et souligne certaines des réalités déplaisantes de certains aspects de la gloire militaire : « au lieu du fandango, une marche dans la boue (il fango) » 35. 41 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro Il faut remarquer ici que Mozart a un allié au xviiie siècle : Johann Gottfried Herder, dont les Lettres pour servir à l’avancement de l’humanité (1793-1797) développent une conception similaire du patriotisme réformé qui pourrait pacifier le monde. Herder remarque pour commencer que si le patriotisme s’adresse à une entité appelée « mère-patrie » (fatherland), il devrait souligner les qualités de la relation parent-enfant. Si nous prenons cette question au sérieux, souligne-t-il, nous verrons que cet amour doit comprendre une aspiration au mérite véritable, mais aussi un amour de la paix, puisque nous nous souvenons tous avec nostalgie et amour des temps paisibles de l’enfance. En outre, ce qui nous plaisait tant pendant ces temps paisibles, c’était les « jeux de la jeunesse » : le nouveau patriotisme doit donc en même temps être enjoué. Mais surtout, il ne devra jamais être assoiffé de sang et de vengeance : « patrie contre patrie dans un combat sanglant (Blutkampf) : c’est le pire barbarisme du langage humain ». Plus loin dans les lettres, Herder revient sur ce thème, en précisant qu’à ses yeux, l’esprit qui anime le nouveau patriotisme est moins parental que féminin, et exige une profonde transformation sexuelle de la part des hommes. Il fait ici allusion à ce qu’il a pu apprendre des pratiques des Indiens Iroquois : donner à une des tribus potentiellement 35 Je reprends ici des idées développées par Israel dans le projet cité ci-dessus, lorsqu’il évoque les bandes dessinées de guerre de Bill Mauldin. raison13.indb Sec1:41 24/09/10 19:17:16 belliqueuses le rôle de « la femme » et exiger de tous les autres qu’ils écoutent ce qu’« elle » dit 36 : Alors, si les hommes qui l’entourent sont dressés les uns contre les autres et que la guerre menace d’être sévère, la femme devrait être capable de s’adresser à eux pour leur dire : « Vous autres hommes, que faites-vous donc dressés ainsi les uns contre les autres ? Rappelez-vous que vos femmes et vos enfants vont mourir à coup sûr, si vous n’arrêtez pas. Voulez-vous donc causer l’anéantissement de vos familles de la surface de la terre ? ». Alors les hommes doivent prêter attention à la femme et lui obéir. 42 En revêtant les membres de la nation choisie d’habits et de bijoux féminins, ils expriment l’idée que « désormais ils ne doivent plus se préoccuper d’armes ». Herder remarque ensuite que les membres de la nation iroquoise s’adressent l’un à l’autre comme des « sœurs », des « compagnes de jeux ». Qu’en est-il à présent de l’Europe ? Herder remarque qu’il fut un temps où la hiérarchie féodale a plus ou moins joué le rôle de cette « femme », en maintenant la paix. Le féodalisme une fois mis à bas, nous devons maintenant tous revêtir les habits féminins, ce qui signifie inculquer à tous les citoyens des « dispositions pacifiques ». Sa « grande dame de la paix » (qu’il assimile à « la justice universelle, l’humanité, la raison active ») doit chercher à produire sept « dispositions » (émotionnelles) pour les citoyens de l’avenir. Premièrement, « l’horreur de la guerre » : les citoyens doivent apprendre que toute guerre qui n’est pas strictement défensive est folle et ignoble, qu’elle cause des souffrances infinies et une profonde dégénération morale. Deuxièmement, ils doivent apprendre « un respect limité pour la gloire héroïque ». Ils devraient « s’unir pour éventer la fausse auréole qui brille autour de Marius, Sylla, Attila, Gengis Khan, Tamerlan » – jusqu’à ce que les citoyens ne soient pas plus impressionnés par ces « héros » mythiques que par les voyous 36 Herder paraphrase vraisemblablement l’écrivain G.H. Loskiel (1740-1814), prêtre de la congrégation des Frères-Unis, qui a publié une description détaillée des mœurs iroquoises en 1794. raison13.indb Sec1:42 24/09/10 19:17:16 Herder et Mozart s’accordent. Chacun ressent le besoin de féminiser la culture de surenchère masculine, pour que l’amour civique produise un bonheur véritable. On pourrait dire que la Comtesse est la grande dame de la paix, la Raison de Herder, dont la douceur et le refus de s’arrêter sur la fierté blessée indiquent la voie pour que « tous » soient heureux. Et Chérubin, son pupille, a appris d’elle l’horreur de la guerre, l’horreur du mauvais gouvernement, et l’art de subvertir avec espièglerie les mille façons raison13.indb Sec1:43 43 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro ordinaires. Herder ne nous dit pas comment y parvenir, mais la comédie est clairement une technique utile. Troisièmement, la dame de la paix doit enseigner une « horreur du mauvais gouvernement de l’état ». Il ne suffit pas de démasquer la grandiloquence guerrière : nous devons aussi enseigner désobéissance et irrespect pour l’autorité politique qui se plaît à susciter la guerre pour promouvoir ses propres intérêts. Nous devons donc enseigner une citoyenneté de critique active : « La voix des urnes universelle doit primer sur la valeur ou le pur statut et ses emblèmes, sur les ruses les plus séduisantes de l’orgueil, sur les préjugés tôt ancrés ». Cet esprit critique doit aller de pair avec l’admiration et l’aspiration pour ce qui est réellement bon. Quatrièmement, la paix doit enseigner le patriotisme, mais un amour patriotique « purifié » de ses « scories », et avant tout du besoin de définir les qualités de sa nation en la mettant en concurrence, voire en guerre, contre les autres. « Chaque nation doit apprendre qu’elle devient grande, belle, noble, riche, bien ordonnée, active et heureuse, non pas aux yeux des autres, non pas par la bouche de la postérité, mais seulement en et pour elle-même ». La cinquième disposition, très proche, est celle de « sentiments de justice envers les autres nations ». La sixième est une disposition pour des principes équitables dans les relations commerciales, incluant une interdiction du monopole maritime et l’engagement de ne pas sacrifier les nations les plus pauvres aux intérêts avides des plus riches. Enfin, les citoyens doivent apprendre à prendre plaisir à une activité utile : « l’épi de maïs dans la main de la femme indienne est déjà une arme contre l’épée ». Tout cela, conclut Herder, forme les principes « de la grande déesse de la paix, la Raison – et personne ne peut échapper à son langage ». 24/09/10 19:17:16 masculines de faire de ce monde un monde guerrier. Les hommes adultes sont conduits, à la fin, à endosser ces longues jupes et à penser à la vie quotidienne de manière raisonnable, plutôt qu’en pensant uniquement à l’avidité insatiable d’un honneur incontrôlé. La fin de l’opéra scandaliserait Rousseau, c’est un monde de folie, de légèreté, de plaisanterie, d’individualité singulière – et, corrélativement, un monde de paix. C’est le monde que Kant et Mill auraient décrit, si l’un ou l’autre avait eu le sens de l’humour. TRANSCENDER LE QUOTIDIEN ? NUSSBAUM VS NUSSBAUM 44 Que se passe-t-il donc à la fin de l’opéra ? Pour un moment au moins, le monde masculin cède au monde féminin et demande pardon. Suit une pause. Comme Steinberg le dit joliment, « de Mozart à Mahler, le soupir, la pause musicale, le moment de silence indique qu’une voix musicale à la première personne fait le point sur elle-même. La musique s’arrête pour penser » 37. Que peut donc bien penser la Comtesse pendant ce silence, avant de dire « oui » ? Si elle a quelque bon sens – et nous savons que c’est le cas – elle se demande sans doute ce que signifie réellement cette promesse d’amour renouvelé. Cet homme, qui s’est mal conduit pendant des années, est-il vraiment devenu une personne nouvelle simplement parce que notre stratagème a fonctionné et qu’il est mis publiquement dans l’embarras ? Et, en femme intelligente qu’elle est, lorsqu’elle se répond « Certainement pas », elle doit pourtant s’interroger : « Mais alors, dois-je l’accepter comme il est, avec son arrogance, la conscience de son rang, les infidélités qui révèlent son inquiétude ? Dois-je accepter de vivre sur l’espoir, la promesse, et la réalité occasionnelle, de l’amour réciproque, plutôt que sur l’assurance de sa stabilité ? ». Lorsque, après une pause, elle répond « je suis plus douce, et je dis oui », avec cette phrase qui se courbe tendrement, elle dit oui à l’imperfection de leurs vies à tous, elle accepte le fait que l’amour entre ces hommes et ces femmes, s’il est souvent réel, sera toujours irrégulier et loin de la 37 Listening to Reason, op. cit., p. 45. Il parle ici d’une pause dans l’air de Suzanne, Deh vieni, non tardar, qu’il discute si joliment que je me retiens d’ajouter quoi que ce soit. raison13.indb Sec1:44 24/09/10 19:17:16 Ainsi, en répondant « oui », elle accepte d’aimer, et même de faire confiance, à un monde d’inconstance et d’imperfection – et cela demande plus de courage que tous les exploits militaires énumérés par Figaro dans Non più andrai. Et c’est bien ce que tout le groupe accepte à son tour. Le nouveau monde public est un monde de bonheur à cette image. C’est-à-dire que tous les assistants disent oui à un monde qui aspire et recherche la réciprocité, le respect, l’harmonie, sans être obnubilé par la perfection, un monde où chacun s’engage pour la liberté, la fraternité et l’égalité, tout en comprenant que ces idéaux transcendants ne seront pas atteints par une fuite hors de la réalité vers un monde immaculé, mais plutôt en les poursuivant dans ce monde-ci, dans des épisodes d’amour et de folie. Le nouveau régime échouera s’il recherche la perfection. Il ne réussira qu’en se fondant sur une conception réaliste des hommes et des femmes, et de leurs capacités. Soutenir l’espoir de fraternité sans naïveté (ni donc plus tard désillusion 45 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro béatitude ; que personne n’obtiendra jamais l’intégralité de ce à quoi il aspire ; que même si les hommes peuvent apprendre à aimer les femmes – et Steinberg a joliment montré comment Figaro apprend de Suzanne un idiome musical nouveau et tendre 38 – nous n’avons pourtant aucune raison de penser que ces succès seront stables, étant donné les pressions que la culture et l’éducation exercent sur le développement humain. De fait, il semble beaucoup plus probable que Chérubin se fasse corrompre par le monde masculin qui l’entoure plutôt que les autres hommes abandonnent leur quête d’honneur et de rang pour apprendre à chanter comme Chérubin. Même dans les meilleures cultures, l’aversion pour la honte et le désir narcissique de contrôle sont des désirs humains profonds ; ils ne disparaîtront vraisemblablement pas pour laisser place à un monde où tous les amants obtiennent tout ce qu’ils veulent. (Et l’image d’un tel monde ne serait-elle pas à son tour un rêve narcissique qui pourrait faire obstacle à la perception réelle d’une autre réalité individuelle ?) 38 Ibid., p. 45-46 : « Dans sa maturité émotionnelle, Figaro se voit accorder par Mozart une sensualité musicale qui contraste avec ses comptines précédentes au rythme simpliste ». raison13.indb Sec1:45 24/09/10 19:17:16 et cynisme) exige quelque chose comme une confiance paisible dans la possibilité de l’amour (au moins à certains moments et pour un temps) et, peut-être surtout, un sens de l’humour sur ce que le monde est 39. 46 Dans son merveilleux nouveau livre, The Musical Representation: Meaning, Ontology, and Emotion, Charles O. Nussbaum nous offre la meilleure description philosophique à ce jour de l’expérience de l’écoute musicale, de la nature de l’espace virtuel qu’elle crée et des représentations mentales qu’elle suscite. À la fin du livre, il ajoute un chapitre qui dépasse l’argument général du livre, et soutient que l’intérêt que nous prenons à la musique (occidentale, tonale) vient de notre horreur de la pure contingence, de notre désir d’une expérience de transcendance et d’unité qui est voisine de l’expérience religieuse. Ce chapitre contient un matériau fascinant sur certains philosophes, parmi lesquels Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche et Sartre – qui offrent tous des arguments pour étayer diversement les idées de Nussbaum. Il contient aussi un matériau sur l’expérience mystique qui convainc de la réalité du parallèle musique/ religion qu’il établit, et éclaire certaines musiques au moins 40. Et pourtant. Pourquoi devrions-nous supposer que la musique offre un type particulier de vie humaine bonne, plutôt que différents types de bien ? Charles Nussbaum est bien trop subtil pour soutenir simplement une telle thèse 41 ; mais en insistant sur cette fonction particulière de la 39 Je crois que sur ce point Barshack est perspicace : « L’intensité affective » (chez Mozart) « ne conduit pas à se retirer du jeu de variations et d’ambiguïtés qui fait l’existence quotidienne […]. Au sommet de la passion, Mozart invoque souvent le frivole et le banal ». 40 Considérons cependant l’argument éclairant de Higgins (voir note 10), selon lequel la musique promeut une attitude de réceptivité, et cultive nos capacités à approcher les autres et le monde d’une « manière non compétitive, non défensive » (p. 156). Je ne suis pas certaine que les dispositions non compétitives soient toujours promues, mais sa thèse sur la réceptivité est puissante, et si nous l’acceptons, nous aurons des raisons de douter des thèses de C. Nussbaum sur la transcendance du mondain. 41 En effet, p. 286, il affirme que son intention est « de soutenir que l’apaisement de l’horreur de la contingence est […] une fonction particulière et directe (mais absolument pas la seule) des représentations musicales qui appartiennent au style musical envisagé dans ce livre ». P. 295, il dit que l’analyse du chapitre se rapporte à « certains cas majeurs » de l’émotion musicale. raison13.indb Sec1:46 24/09/10 19:17:16 musique, il suggère au moins la primauté et l’importance de ce type de bien. Tout comme la philosophie, la musique assume pourtant différentes positions argumentatives, et observe le monde depuis des points de vue différents et contrastés, si bien que la métaphore choisie par Steinberg d’« écouter la raison » semble plus pertinente que l’idée de Charles Nussbaum, qui insiste sur un type unique d’expérience. (En effet, la religion elle-même embrasse bien des types d’expérience – l’impression mystique de transcendance mais aussi la passion pour la justice terrestre et l’acception de l’imperfection des efforts de ce monde 42.) 42 J’aurais tendance à dire en effet que la caractérisation que Charles Nussbaum donne de l’expérience religieuse correspond mieux au christianisme qu’au judaïsme, qui insiste sur la nature terrestre de nos devoirs moraux. 43 Si l’allusion à venite adoremus est correcte (voir plus haut), l’air est clairement une manière de se moquer de cette quête de transcendance. 44 Un commentaire de Mollie Stone, chef d’orchestre assistant du Chicago Children’s Choir, est très éclairant. Décrivant la contribution que fait le chœur au développement politique et social d’enfants issus de contextes ethniques et raciaux très variés, elle souligne que les enfants deviennent proches parce qu’ils partagent concrètement le souffle, une sorte de réciprocité physique bien plus intime que dans n’importe quelle représentation d’orchestre (interview, 5 juin 2008). Ce commentaire s’accorde avec la fine analyse de notre engagement physique dans la musique que propose le livre de Higgins, The Music of Our Lives (voir note 10), p. 150-156 notamment. raison13.indb Sec1:47 47 martha nussbaum Égalité et amour à la fin du Mariage de Figaro J’ai essayé de proposer une lecture de l’opéra de Mozart qui souligne qu’il offre une autre sorte de bonheur, un bonheur comique, irrégulier, incertain, méfiant à l’égard des revendications grandioses de transcendance. En effet, la musique elle-même rit sous cape de ces prétentions (comme ces éclats de rire étouffés de l’Ouverture et du Venite, inginocchiatevi 43). Charles Nussbaum pourrait répondre que l’opéra, forme d’art mixte et impure, qui s’appuie sur des corps et des visions réelles, n’est pas le medium musical dont parle son argument (fondé sur la nature désincarnée et invisible de la musique). La voix humaine elle-même est une anomalie dans la conception de Nussbaum d’un art musical dépourvu de liens avec l’existence spatio-temporelle. Tous les instruments de musique font référence au corps humain, mais la voix, seule, est une partie du corps, et exprime toujours la fragilité du corps autant que ses capacités 44. 24/09/10 19:17:16 48 Il y a un amour qui cherche la transcendance, et un amour qui refuse cette aspiration immature, mère de la désillusion. De même, je crois qu’il existe deux sortes de musique. Ce n’est pas par hasard que Beethoven se trouve sur la couverture du livre de Charles Nussbaum 45, et lui fournit nombre d’exemples. Mais le désir de transcendance que représente la version beethovenienne des Lumières est proche cousine du cynisme : lorsqu’on s’aperçoit que le monde incarné dans la Neuvième Symphonie et Fidelio n’existe pas, comment regarder le monde sans amertume 46 ? Si on suit en revanche la version mozartienne de la politique des Lumières, on continuera à penser que le monde tel qu’il est exige beaucoup d’efforts, et on ne cessera pas d’y aspirer, en rapprochant le monde de la voix masculine du monde de la voix féminine, avec son engagement pour la fraternité, l’égalité et la liberté. On ne cessera pas de chercher à éduquer les jeunes hommes dans l’amour de la musique plutôt que celui des bombardes et des canons. Mais, dans le même temps, on acceptera les personnes réelles – les hommes même ! – telles qu’elles sont, et on ne cessera pas de les aimer sous prétexte que (tout comme nousmêmes, sans aucun doute) ils sont plein d’imperfections. Voici, suggère la pause musicale, une direction prometteuse parmi d’autres pour une conception réaliste de l’amour politique d’une démocratie. Traduit de l’anglais par Solange Chavel 45 Couverture choisie par l’auteur. 46 Ce qui était le cas dans une remarquable version de concert de Fidelio présentée par Daniel Barenboïm à Chicago il y a plusieurs années, en étroite articulation avec son activisme politique au Moyen Orient et en partenariat avec feu Edward Said. Le texte ajouté par Said soulignait que Fidelio est irréel (aussi irréel, suggérait Said, que l’idée d’un Israël décent) et que nous devrions tous être en colère et pessimistes à l’égard du monde tel qu’il va. raison13.indb Sec1:48 24/09/10 19:17:16 QUI A BESOIN D’UNE « ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN » ? Ruwen Ogien* 1. Leur caractère abstrait complètement détaché des réalités psychologiques, sociales, historiques. 2. Leur façon obsessionnelle de penser toute l’éthique en termes impératifs : obligations ou interdictions. 3. Leur tendance à ramener toute l’éthique à un principe unique : la raison chez Kant, le bonheur du plus grand nombre chez les utilitaristes. 4. Leur incapacité à faire une place aux projets personnels, au souci de soi et de ses proches, à l’amour et à l’amitié, à la sollicitude pour les plus vulnérables. 5. Leurs prétentions universelles. 6. Leurs exigences démesurées. 49 raison publique n° 13 • pups • 2010 Un certain nombre de philosophes estiment, aujourd’hui, que la réflexion éthique contemporaine fait fausse route en continuant de suivre les chemins tracés par Kant ou par les utilitaristes 1. D’après eux, ce que les conceptions morales inspirées par ces grands penseurs ont en commun est plus important que ce qui les sépare, et leur bilan est « globalement négatif », si on peut dire, pour tout un ensemble de raisons. * Ruwen Ogien est directeur de recherche au CNRS. 1 Bernard Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, trad. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1990 ; André Duhamel, Une Éthique sans point de vue moral. La pensée éthique de Bernard Williams, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003. raison13.indb 49 24/09/10 19:17:16 Au total, les grandes théories morales, kantiennes ou utilitaristes, seraient des exercices scolaires, sans pertinence pour nos vies, inutiles au mieux, dangereuses au pire. Ce que les critiques des grandes théories morales proposent, en échange, découle naturellement de cet ensemble de reproches. RETOUR AUX GRECS ? L’éthique qu’il nous faut, disent-ils, pourrait s’inspirer de celle qu’on a pris l’habitude d’attribuer, à tort ou à raison, aux anciens Grecs 2. Quels seraient ses principes ? 50 1. Elle nous demanderait de faire preuve de sagesse et non d’appliquer aveuglément des principes généraux. 2. Elle serait concrète, en ce sens qu’elle formulerait des exigences limitées qui ne vont pas trop au-delà de ce que nous sommes psychologiquement et socialement. 3. Elle serait sensible aux grandes questions existentielles (naissance, bonheur, finitude). 4. Elle saurait tenir compte des contingences de la vie humaine (fragilité, ambiguïté, fortune morale). 5. Elle donnerait plus de place aux émotions dans la reconnaissance de ce qu’il faut faire et dans la motivation à agir. 6. Elle ne ferait pas de l’impartialité ou de l’universalité le seul critère d’identification du jugement moral. 7. Elle donnerait une valeur morale à l’amour, au souci des proches et à l’amitié. 8. Elle prendrait comme modèle de toute relation éthique la responsabilité envers les personnes les plus vulnérables et non la relation contractuelle entre personnes libres et informées. On pourrait dire qu’une éthique répondant à tous ces critères serait une « éthique à visage humain ». Mais on peut être moins exigeant et appeler « éthique à visage humain » toute éthique qui satisfait à quelques-unes, au moins, de ces critères. C’est ce que je vais faire. 2 Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, op. cit. raison13.indb 50 24/09/10 19:17:16 À côté de cette éthique à visage humain, il existe une philosophie politique construite selon les mêmes principes, dont la cible principale est le libéralisme politique à la John Rawls 3. Si on ajoute que la critique des morales universalistes et du libéralisme politique s’accompagne souvent d’une remise en cause de la méthode ou du style analytique en philosophie, on aura une image assez complète du mouvement de pensée qui s’exprime dans l’éthique à visage humain. Il aboutit au rejet conjoint de l’éthique des principes universalistes, du libéralisme politique et du style analytique, comme si c’était un « paquet philosophique » à prendre ou à laisser en entier. Mon but, dans cet article, est de montrer ce qui ne va pas dans ce mouvement de pensée, et la contribution de Martha Nussbaum à la mise en évidence de ses faiblesses. 51 ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ? 1. Le libéralisme politique défendrait une conception trop pauvre de l’être humain, présenté comme un individu abstrait, désincarné, coupé de tout ce qui fait sa spécificité en tant qu’humain : son enracinement dans une communauté, ses attachements et ses projets personnels, ses caractéristiques de classe, de genre et ainsi de suite. 2. Le libéralisme politique placerait le contrat entre personnes libres et informées (ou volontairement ignorantes de certaines de leurs caractéristiques sociales) à l’origine de tout projet politique légitime. 3. Le libéralisme politique ignorerait les structures d’inégalité de ressources, de prestige et de pouvoir dans lesquelles les contrats sont passés concrètement. CE QUI NE VA PAS DANS L’ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN Même si, dans certaines de ses versions, l’éthique à visage humain recommande un retour à la pensée antique, elle semble bien adaptée à 3 Susan Moller Okin, Justice, genre et famille (1989), trad. Ludivine Thiaw Po-Une, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2008. raison13.indb 51 24/09/10 19:17:16 la sensibilité moderne et plutôt sympathique. Contre la vieille morale dite « impérative », elle propose une éthique sans obligation ni sanction, privilégiant le soin, l’éducation, le conseil, l’attention aux autres, respectant notre « intégrité personnelle », nos limites psychologiques et nos appartenances sociales. Contre la morale intellectualiste, elle défend une éthique perceptuelle, émotionnelle, intuitive. Contre la morale abstraite, elle veut construire une éthique concrète à dimension humaine. Il y a pourtant plusieurs raisons, plus ou moins importantes, de ne pas l’endosser. En fait, j’ai six reproches à lui formuler. 52 1. Elle propose des hypothèses psychologiques obscures ou invérifiables sur la possibilité d’une compréhension immédiate de ce qu’il convient de faire moralement dans une situation. 2. En faisant du rapport aux personnes les plus vulnérables (enfants, handicapés, malades, mourants, etc.) le modèle de toute relation éthique, elle s’expose à développer une conception morale paternaliste. 3. En raison de sa critique de l’universalisme, elle ne permet pas de distinguer jugements moraux et jugements sociaux conventionnels. 4. En affirmant qu’on perd le sens de ce qui est éthique quand on prend une position désengagée, impartiale ou réflexive, elle risque de faire perdre à l’éthique sa dimension essentiellement critique et de conforter ses tendances les plus conservatrices. 5. Par sa remise en cause radicale du libéralisme politique, elle pourrait finir par menacer les libertés individuelles et justifier la régression dans les droits des minorités sexuelles et autres. 6. En associant la critique de l’éthique impartialiste ou universaliste et du libéralisme politique avec celle de la philosophie analytique, elle s’engage sur la voie d’un abandon du débat normatif rationnel. Je n’examinerai pas systématiquement ces six objections, mais seulement celles qui pourraient entrer en résonance avec la philosophie de Martha Nussbaum. raison13.indb 52 24/09/10 19:17:16 LA PLACE DE MARTHA NUSSBAUM 4 Martha C. Nussbaum, The Fragilty of Goodness. Luck Ethics in Greek Tragedy and Philosophy (1986), Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Hiding from Humanity. Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004 ; Cultivating Humanity. A Classical Defense of Reform in Liberal Education, Cambridge, Harvard University Press, 1998. 5 Martha C. Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999 ; « The Professor of Parody », The New Republic Online, février 1999. 6 C’est l’expression qu’utilise Larmore pour caractériser les conceptions de John McDowell. Cf. Charles Larmore « La connaissance morale », dans Ruwen Ogien (dir.), Le Réalisme moral, Paris, PUF, 1999, p. 408-411. 7 Brad Hooket & Margaret Little (dir.), Moral Particularism, Oxford, Clarendon Press, 2000. raison13.indb 53 53 ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ? Si on se fie aux titres évocateurs de ses grands livres, The Fragility of Goodness, Hiding from Humanity, Cultivating Humanity 4, si on considère son insistance sur la place des émotions dans la vie morale et de la littérature dans l’éducation morale, on pourrait être tenté de croire que Martha Nussbaum est complètement engagée du côté de l’éthique à visage humain. Mais il existe beaucoup plus de raisons de penser qu’elle n’appartient pas à ce mouvement et qu’elle pourrait parfaitement reprendre à son compte la plupart des six objections que j’ai évoquées. Du point de vue méta-éthique, elle est du côté théorique et rationaliste. Du point de vue de la philosophie politique, elle exprime son penchant pour le libéralisme politique. Enfin, son agacement devant les formes hermétiques que prennent certaines théories défendues dans le champ du féminisme montre son attachement à la méthode analytique 5. En tout, elle est à l’opposé des engagements des avocats de l’éthique à visage humain. Avant d’en dire plus sur ses positions, je vais essayer d’élargir les bases de ma critique de cette éthique, en référence à deux de ses expressions les mieux construites : le modèle perceptuel 6 et le particularisme moral 7. Bien qu’ils soient souvent confondus, il faut, me semble-t-il, distinguer le premier qui concerne nos réactions morales immédiates, non conceptuelles, et le second qui s’intéresse aussi aux jugements moraux réfléchis. À mon avis, il y a des raisons de rejeter l’un et l’autre. Le modèle 24/09/10 19:17:16 perceptuel est purement métaphorique, conceptuellement vague et empiriquement irréfutable. De son côté, le particularisme ne permet pas de distinguer les jugements moraux et les jugements sociaux. Puis, j’exprimerai mes doutes à l’égard de la possibilité de développer une critique de nos normes et de nos préjugés sur la base des principes de l’éthique à visage humain, en insistant sur ses tendances conservatrices et ses aspects paternalistes. LE MODÈLE PERCEPTUEL EST CONCEPTUELLEMENT VAGUE ET EMPIRIQUEMENT 54 IRRÉFUTABLE Pour les philosophes qui font confiance aux théories abstraites, le bon jugement moral et l’action juste qui en découle dépendent de la clarification de nos intuitions morales ordinaires, de leur révision constante dans le sens de l’impartialité, de la rationalité et de la cohérence, et aussi de leur adéquation avec ce que nous savons du monde par ailleurs 8. Pour d’autres, qui se disent inspirés par Aristote ou Wittgenstein, aussitôt que nous essayons d’adopter ce point de vue général, impartial, abstrait, nous perdons le sens de ce qu’il convient de faire moralement. D’après eux, c’est seulement dans une certaine perspective, de l’intérieur d’une certaine « forme de vie » commune à tous, du fait de l’appartenance à la même espèce, et grâce à certaines capacités typiquement humaines, émotionnelles entre autres, que nous pouvons percevoir les propriétés morales des actions. Nous les percevons de la même façon que nous percevons les couleurs et les autres propriétés phénoménales des choses : directement et sans avoir besoin de passer par des théories 9. Parmi les philosophes qui défendent ces idées, aucun ne suppose, bien sûr, que les propriétés de valeur morale comme « être cruel » ou « être généreux » pourraient être littéralement « reniflées », « touchées », 8 C’est la démarche suivie, entre autres, par John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1997. 9 John McDowell, « Valeurs et qualités secondes », trad. Albert Ogien, dans Ruwen Ogien (dir.), Le Réalisme moral, op. cit., p. 247-271. raison13.indb 54 24/09/10 19:17:16 LE MODÈLE PARTICULARISTE NE PERMET PAS DE DISTINGUER LES JUGEMENTS MORAUX ET LES JUGEMENTS SOCIAUX De l’avis des « particularistes », il serait absurde de penser qu’on pourrait faire une liste de propriétés morales (fidélité, gratitude, générosité, 55 ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ? « goûtées », « entendues », « vues », c’est-à-dire perçues par les cinq sens ordinaires. Aucun, non plus, ne soutient que l’existence de ces propriétés de valeur morale pourrait être garantie exactement de la même manière que celle des sons, des couleurs, des textures, des saveurs ou des odeurs, par certaines propriétés physiques clairement identifiables. Mais, en réalité, ils ne nous disent rien de précis sur le mode d’existence de ces propriétés de valeur morale et sur le dispositif psychologique qui nous permettrait de les saisir, pour la bonne raison qu’il n’y a peut-être pas moyen de le faire. On peut expliquer l’absence de certaines réactions visuelles par l’absence de stimulations de l’environnement appropriées et par l’altération de certaines de nos capacités physiques. Mais on ne peut pas en faire autant en ce qui concerne l’absence de réactions dites « morales ». Il n’y a pas d’accord sur ce qui devrait provoquer une réaction morale, sur ce que serait une réaction proprement morale (par rapport à sociale, disons), et sur le dispositif physique à défaut duquel on ne pourrait pas avoir de réactions supposées « morales » 10. C’est pourquoi je me permets de dire que le modèle perceptuel est, au mieux, métaphorique. Dans son état présent, il est conceptuellement vague et empiriquement irréfutable, ce qu’on ne peut pas mettre à son crédit 11. 10 Walter Sinnott-Armstrong (dir.), Moral Psychology. The Cognitivie Science of Morality: Intuition and Diversity, Cambridge, The MIT Press, 2008. 11 Le modèle perceptuel a été critiqué pour de nombreuses autres raisons. Ainsi, Charles Larmore concède qu’on peut voir qu’une action est cruelle. Mais il estime, très justement, qu’on ne peut pas voir qu’on ne devrait pas l’accomplir. La perception ne nous donne pas accès aux normes d’obligation ou d’interdiction (cf. « La connaissance morale », art. cit.). raison13.indb 55 24/09/10 19:17:16 56 courage, etc.) qui seraient pertinentes dans tous les cas et auraient le même sens et la même valeur quel que soit le contexte 12. Ce n’est pas parce que, à une certaine occasion, nous avons admiré une action du fait que son auteur s’était montré incroyablement fidèle, qu’il nous faut juger que la fidélité doit être appréciée dans tous les cas et quels que soient les autres caractères de la situation. Il suffit peut-être de penser à la fidélité entre membres d’associations mafieuses pour en être persuadé. Mais le problème principal que posent ces théories particularistes, je crois, c’est qu’elles ne permettent pas de séparer réactions morales et réactions sociales conventionnelles. Qu’est-ce que cela veut dire plus précisément ? D’après Elliot Turiel et Larry Nucci, nous faisons très tôt, dès la prime enfance, une distinction entre le domaine moral, le domaine conventionnel et le domaine personnel 13. 1. Dans le domaine moral, nous excluons certaines actions absolument et universellement. 2. Dans le domaine conventionnel, l’exclusion de certaines actions est justifiée par l’appel à des autorités religieuses, familiales ou autres. 3. Dans le domaine personnel, l’exclusion de certaines actions est laissée à l’appréciation de chacun (on peut penser à la pratique de la musique ou du masticage de chewing-gum) 14. Quelles sont les actions par rapport auxquelles nous avons tendance, très tôt, à juger qu’elles devraient être exclues universellement, par tout un chacun indépendamment de ses coutumes ou de sa religion, c’est-àdire, selon les critères des auteurs de ces recherches, d’un point de vue moral, par opposition à conventionnel ou personnel ? 12 Jonathan Dancy, Moral Reasons, Oxford, Basil Blackwell, 1993. 13 Elliot Turiel, The Development of Social Knowledge. Morality and Convention, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Elliot Turiel, « Nature et fondements du raisonnement social dans l’enfance », dans Jean-Pierre Changeux (dir.), Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 301-317 ; Larry P. Nucci, Education in the Moral Domain, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 14 Elliot Turiel, The Culture of Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 115-118. raison13.indb 56 24/09/10 19:17:16 LES TENDANCES CONSERVATRICES DE L’« ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN » Dans ses manifestations les plus inoffensives, l’éthique à visage humain se résume à un ensemble de lieux communs philosophiques sur la finitude ou la fragilité humaines, de notions ronflantes dont le contenu n’est guère déterminé (« intégrité », « dignité », etc.) et d’hypothèses obscures ou invérifiables sur l’existence d’un dispositif de perception morale. Mais le plus inquiétant, pour les « progressistes » ou les « libertaires » en matière de mœurs, c’est que cette éthique à visage humain pourrait servir à justifier des positions conservatrices sur des sujets comme la liberté sexuelle, la liberté d’expression artistique, la liberté de procréer raison13.indb 57 57 ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ? Pour Elliot Turiel et Larry Nucci, seules les actions qui causent des dommages injustes à autrui (atteintes aux droits des autres, souffrances physiques ou psychologiques, etc.) semblent faire partie de cette catégorie. Ils s’appuient sur un ensemble d’études à caractère expérimental pour soutenir cette hypothèse. Celles-ci consistent à demander à des enfants, ayant reçu une éducation religieuse (juive ou chrétienne), s’il serait permis de voler au cas où cela ne serait pas interdit par les préceptes ou par les autorités de leur foi. Ces enfants tendent à répondre que même dans ce cas, il ne faudrait pas le faire. Pour eux, ce qui ne va pas dans le vol, ce n’est pas qu’il est exclu par des autorités religieuses ou sociales déterminées, mais qu’il cause un dommage qui mérite d’être sanctionné universellement parce qu’il est injuste. C’est en ce sens qu’on peut dire du vol qu’il est, à leurs yeux, non seulement contraire à la religion ou aux conventions sociales mais aussi à la morale. Ce que nous apprennent ces études, d’après Turiel et Nucci, c’est que le meilleur critère de distinction entre ce qui est moral, conventionnel et personnel, c’est précisément le caractère universel, impartial, indépendant de toute référence locale de la réaction morale. Et tout ce que ce que j’ai voulu montrer par cet exemple empirique, c’est qu’il est difficile de faire la distinction entre le domaine éthique, le domaine des conventions sociales et celui qui est laissé à l’appréciation de chacun si on renonce au critère de l’universalisation. 24/09/10 19:17:17 58 ou de ne pas procréer, la recherche de nouvelles formes d’organisation de la filiation, etc. 15. Pourquoi ? La tradition philosophique généraliste nous dit que nous ne pouvons penser et agir de façon éthique que si nous parvenons à abandonner notre perspective particulière, que si nous adoptons un point de vue abstrait, désengagé, impersonnel ou impartial. Perceptualistes et particularistes de tout poil pensent, au contraire, que nous ne pouvons penser et agir de façon éthique qui si nous parvenons à conserver un point de vue personnel, concret, engagé. Entre les deux, comment trancher ? Pour ce qui concerne les implications politiques éventuelles, la principale difficulté, dans la position des perceptualistes et des particularistes, c’est qu’ils ne nous disent pas comment nous pourrions adopter, à partir de ce point de vue interne, une attitude critique à l’égard de nos propres préjugés. Personnellement, je suis plutôt en faveur du désengagement. Je vois l’éthique comme une certaine façon de nous tenir à distance de nous-mêmes, d’observer nos incohérences avec une certaine ironie et de réfléchir à nos normes, nos lois, nos préjugés de façon essentiellement critique. C’est seulement en adoptant une attitude de ce genre que, me semble-t-il, nous pouvons être en mesure de voir ce qui ne va pas dans certaines convictions morales existantes et de justifier nos actions aux yeux de tous. C’est cet ensemble d’attitudes que j’ai du mal à retrouver chez les perceptualistes et les particularistes et, plus généralement, dans ce que j’ai appelé l’« éthique à visage humain ». LES ASPECTS PATERNALISTES DE L’« ÉTHIQUE À VISAGE HUMAIN » La tradition philosophique généraliste nous demande de concevoir nos relations aux autres en respectant un principe de charité. Il faut traiter autrui, quel qu’il soit, comme si c’était un être cohérent, rationnel, raisonnable, capable d’agir par lui-même. 15 Ronald Dworkin, « Existe-t-il un droit à la pornographie ? », dans Une Question de principe (1985), trad. Aurélie Guillain, Paris, PUF, 1996, p. 417-465 ; Stanley G. Clarke & Evans Simpson (dir.), Anti-Theory in Ethics and Moral Conservatism, Chicago, University of Chicago Press, 1989. raison13.indb 58 24/09/10 19:17:17 UNE MARTHA NUSSBAUM POSSIBLE Je disais au début qu’en dépit des titres évocateurs de ses grands livres, de son insistance sur la place des émotions dans la vie morale et de la littérature dans l’éducation morale, il existait des raisons de penser que Martha Nussbaum n’appartenait pas au mouvement de l’éthique à visage humain. Voici pourquoi, plus précisément. 1. Dans sa préface à l’édition révisée de son fameux livre The Fragility of Goodness, Martha Nussbaum insiste sur le fait que, contre Bernard Williams et pas mal d’autres, elle accorde une grande importance aux théories morales et à leur confrontation rationnelle. 2. Tout le monde sait que pour Martha Nussbaum les émotions ont un rôle important à jouer dans la vie morale. Mais on sait peut-être un peu moins que c’est parce que pour elle, les composantes intentionnelles, raison13.indb 59 59 ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ? Elle instaure cette façon de traiter autrui en modèle de toute relation éthique, et cherche à l’appliquer aussi largement que possible, même à ceux qui n’ont manifestement pas toutes les qualités requises : enfants, handicapés mentaux, personnes gravement malades, etc. Comment ? En essayant d’étendre la gamme de leurs droits, en affirmant que leur consentement direct ou indirect (présumé ou via des représentants) est un critère décisif de ce qu’il est légitime de leur faire, en limitant les interventions moralement acceptables aux tentatives de restaurer leurs capacités d’agir par eux-mêmes. Tout ce que la tradition philosophique généraliste propose semble donc destiné à contrer les tendances paternalistes les plus communes, celles qui poussent à vouloir protéger certaines personnes d’elles-mêmes, ou à faire leur bien sans tenir compte de leur opinion. Dans la mesure où l’éthique à visage humain propose, comme modèle de toute relation éthique, la relation de soutien et de soin aux êtres les plus faibles, les plus vulnérables, les plus incapables de délibérer et d’agir par eux-mêmes, elle va dans une direction opposée. Il est difficile de voir comment elle pourrait éviter de développer une conception morale paternaliste en avançant dans cette direction. 24/09/10 19:17:17 60 cognitives et rationnelles des émotions sont indissociables de leurs contenus purement affectifs 16. Elle reconnaît la contribution du courant non conceptualiste dans l’analyse des émotions. Selon les non conceptualistes, il ne serait pas nécessaire d’avoir des compétences intellectuelles complexes et un langage articulé pour ressentir des émotions, comme le montre l’exemple des tout petits enfants et des animaux. Mais on peut admettre cette thèse non conceptualiste tout en restant cognitiviste, c’est-à-dire en estimant que les émotions sont intentionnelles et qu’elles peuvent être évaluées rationnellement. C’est la position de Martha Nussbaum. Elle est cognitiviste sans être conceptualiste. Pour elle, les émotions sont des jugements de valeur. En fait, elle refuse de détacher les éléments cognitifs et affectifs, ce qui lui permet de soutenir de façon très originale que susciter des émotions, par le moyen de la littérature par exemple, c’est aussi susciter de la pensée. Ce qui compte pour elle, c’est de montrer à quel point la pensée est présente dans le sentir. 3. Martha Nussbaum rejette toute forme de politique perfectionniste qui reviendrait à promouvoir une conception du bien au détriment des autres, sous prétexte qu’elle serait la meilleure parce qu’elle exprimerait le mieux la « nature » de l’homme ou sa « fonction » dans l’univers. Pour elle, ce que les institutions publiques doivent garantir, c’est la plus grande autonomie de l’individu, la possibilité que toutes les conceptions du bien puissent s’exprimer librement, que toutes les potentialités humaines puissent se réaliser concrètement et pas seulement celles qui correspondent à un idéal de perfection unique, aristotélicien ou autre 17. 4. Martha Nussbaum a toujours revendiqué son appartenance au courant libéral. Elle voit dans Kant et Mill des penseurs qui ont apporté une contribution importante à ce courant de pensée, en insistant sur la valeur de l’autonomie personnelle et l’expression des potentialités de chacun. Ce qu’elle retient d’Aristote finalement, c’est seulement ce qui 16 Martha Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 17 Nussbaum, Sex and Social Justice, op. cit. raison13.indb 60 24/09/10 19:17:17 Bref, elle rejette toutes les critiques livrées dans le « paquet » philosophique au nom d’une éthique à visage humain : critique de l’éthique impartialiste ou universaliste, du libéralisme politique et du style analytique en philosophie. N’étant pas un exégète de l’œuvre de Martha Nussbaum, et n’ayant pas l’esprit exégétique en général, il se peut, bien sûr, qu’elle ne reconnaisse pas du tout dans mon interprétation. J’aurais alors la possibilité de me replier vers une position plus confortable en disant qu’il existe une Martha Nussbaum possible, peutêtre un peu éloignée de la Martha Nussbaum réelle, qui reste du côté de la théorisation en morale, de l’universalisme éthique, du libéralisme politique, et du style analytique. Cette Martha Nussbaum possible aurait peu de sympathie pour cette éthique à visage humain comme je l’ai caractérisée. C’est évidemment celle qui aurait mes préférences. 61 ruwen ogien Qui a besoin d'une « éthique à visage humain » ? peut être intégré dans une approche politique libérale : sa théorie de la délibération pratique et son insistance sur les potentialités humaines. Dans ses écrits sur la situation des femmes, Martha Nussbaum critique Aristote pour ses vues absurdes sur la question. Elle se présente comme une libérale inspirée par les idées progressistes et égalitaristes de John Stuart Mill. Elle se déclare opposée au communautarisme ou à l’antilibéralisme de certaines féministes 18. 5. Martha Nussbaum rejette la philosophie délibérément hermétique, celle qui aligne les thèses sans les justifier, celle qui préfère la recherche des formules brillantes à l’argumentation rigoureuse et c’est pourquoi elle n’a aucune sympathie pour les raisonnements de Judith Butler. Elle reste attachée au style analytique 19. 18 Ibid. 19 Nussbaum, « The Professor of Parody », art. cit. raison13.indb 61 24/09/10 19:17:17 raison13.indb 62 24/09/10 19:17:17 DES VALEURS CONTEXTUELLES OU UNIVERSELLES ? Marc Pavlopoulos* 1 63 raison publique n° 13 • pups • 2010 La philosophie pratique de Martha Nussbaum est une forme aboutie de particularisme. Elle a le mérite, assez rare dans ce courant de pensée, de s’affronter résolument et avec rigueur à la question politique et plus généralement au problème de l’efficacité pratique des règles générales : quelle théorie politique est compatible avec l’idée que l’appel aux principes et aux règles générales ne permet jamais, à lui seul, de résoudre un quelconque problème pratique concret ? De prime abord, on penserait qu’une approche particulariste en éthique débouche nécessairement sur un minimalisme de type libéral en politique : si les principes généraux sont pratiquement inefficaces, les lois et les droits génériques ne sont justifiés que s’ils sont nécessaires à la coexistence pacifique des individus tout en laissant à chacun le soin d’aborder comme il l’entend les situations particulières auxquelles il pourra être confronté. Ce n’est pourtant pas la voie retenue par Nussbaum, qui, par l’approche des capabilités, défend un libéralisme robuste et l’existence de droits substantiels attachés à tout être humain. Il peut sembler qu’il y ait là une tension ; en réalité, l’approche des capabilités prend à bras-le-corps la difficulté de définir une politique du particularisme, en conjuguant des traces de perfectionnisme moral et un libéralisme non contractarien. Néanmoins l’approche des capabilités demeure théoriquement ambiguë. La thèse principale de cet article est qu’un particularisme qui récuse subjectivisme et relativisme, comme * Docteur en philosophie, auteur d’une thèse sur l’intentionnalité pratique, Marc Pavlopoulos est chercheur au CEA-LARSIM. raison13.indb 63 24/09/10 19:17:17 64 c’est le cas de celui de Nussbaum, ne peut affronter la question des règles générales qu’en épousant un essentialisme qui ne se résume pas à des évaluations éthiques, mais s’appuie sur une anthropologie et renoue, par là, avec le perfectionnisme moral 1. La première section résume l’argumentation en faveur de la perception du particulier en éthique, fondée sur la nécessaire inclusion du désir dans la rationalité pratique. La deuxième section montre comment le particulier n’exclut pas le général mais au contraire permet de l’articuler au cas par cas, dès lors qu’on suppose une affinité et une harmonie empirique entre les perceptions éthiques individuelles. La troisième section énonce le dilemme du particularisme ainsi concilié avec la généralité de la règle : la règle doit à la fois être minimale et robuste ; en d’autres termes, le domaine public doit en même temps être ouvert à une multitude de conceptions possibles de la vie bonne, et étroitement articulé au domaine privé des émotions, des expériences et de la recherche du bonheur. Dans la quatrième et dernière section, l’approche des capabilités apparaît comme une tentative pour résoudre ce dilemme ; mais ceci suppose de la fonder sur un essentialisme anthropologique et une variété ou une autre de perfectionnisme moral. LA RAISON PRATIQUE ET LE DISCERNEMENT DU PARTICULIER Martha Nussbaum est connue pour son insistance sur l’intégration des émotions, du désir et de la raison dans notre vie pratique. Elle suit en cela l’enseignement d’Aristote qui, le premier peut-être, a insisté sur le caractère inséparable de la raison pratique et du désir. On ne peut raisonner de manière pratique si l’on n’est pas motivé par un désir 2 ; dans un contexte pratique concret, raisonner en vue d’une fin revient 1 L’approche des capabilités n’en demeure pas moins un excellent outil de discussion et de persuasion des individus et sociétés qui refusent les capabilités fondamentales ou les allouent de manière inégalitaire ; le point avancé ici est que l’essentialisme éthique défendu par Nussbaum ne suffit pas à fonder ni à motiver théoriquement cette approche. 2 « La pensée à elle seule ne meut pas ; ce qui meut est la pensée en vue d’une fin et telle qu’elle permet de réaliser cette fin », Éthique à Nicomaque, VI, 1, 1138a 40. raison13.indb Sec1:64 24/09/10 19:17:17 3 L’internalisme se définit de deux façons, selon qu’il concerne la relation entre le jugement moral et la motivation, ou les raisons et les désirs. L’internalisme à propos du jugement moral a été formulé dès les années 1950 par Falk et Frankena ; la thèse est qu’on ne peut adopter un jugement moral sans être motivé à agir dans le sens recommandé par ce jugement, sous peine d’irrationalité. Si par exemple on croit que la peine de mort est une barbarie sans nom, on ne peut laisser passer sans broncher une occasion de signer une pétition abolitionniste. L’internalisme des raisons d’agir a été mis en avant par Bernard Williams, dans « Internal and external reasons » (La Fortune morale [1990], trad. Jean Lelaidier, Paris, PUF, 1994). Jonathan Dancy le définit ainsi : « l’internalisme […] soutient qu’un agent A n’a une bonne raison de ϕ-er que si, à supposer que A ait connaissance de tous les faits pertinents et qu’il délibère rationnellement, A serait motivé à ϕ-er » (Practical Reality, New York, Oxford University Press, 2000, p. 15). Une considération n’est une raison d’agir que si elle suscite ou s’accompagne d’une motivation à l’issue de la délibération rationnelle. 4 Cf. Aristote Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1139 b 31-35 : « la prudence n’est ni une science ni un art ». 5 Voir The Fragility of Goodness, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 1986, chapitre 4 « The Protagoras: a Science of Practical Reasoning » ; La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010, chapitre 2 « Une conception aristotélicienne de la rationalité publique et privée » ; et déjà De Motu Animalium, Princeton, Princeton University Press, 1978, essay 4, « Practical Syllogism and Practical Science ». 6 Il y a lieu ici de distinguer l’universel du général. La démarcation qu’en propose Nussbaum rejoint la distinction classique : l’universel est suffisamment concret pour s’appliquer à tous les cas semblables, alors que le général porte sur une propriété raison13.indb Sec1:65 65 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles à désirer cette fin. En termes plus contemporains, l’aristotélisme est un internalisme : une raison (ou un jugement) n’est pratique que si elle va de pair avec une motivation, si elle est liée à une inclination à agir 3. Nussbaum retrouve cette conclusion par le refus, d’origine aristotélicienne là encore, que la délibération puisse être objet de science 4. Les biens humains les plus génériques (par exemple la santé, la justice, l’amitié, la richesse, etc.) sont incommensurables : ils ne se ramènent pas à une métrique unitaire qui permettrait de les mesurer tous à la même aune 5. Il n’existe donc pas de principe unique, qu’il s’agisse d’une loi, d’un ensemble de règles ou d’un algorithme de calcul, qui puisse déterminer la décision dans chaque cas particulier. Nussbaum rejette ainsi tout autant le rigorisme moral de type kantien que les calculs des coûts et avantages d’inspiration utilitariste. Chaque situation, chaque cas particulier, doit recevoir sa propre norme et sa propre méthode de décision, sans qu’il soit possible de la déduire par simple inférence d’un principe universel 6. Il ne 24/09/10 19:17:17 66 suffit jamais de remarquer un trait A, qui en général justifie une action de type C, pour emporter une décision pratique ; car il est toujours possible que ce même trait se trouve accompagné d’un autre trait B qui annule l’application de la règle 7. La délibération est donc un « discernement du particulier » 8 : c’est toujours dans la particularité d’une situation donnée que réside la réponse à la question la plus générale, « comment bien vivre ? ». Les émotions jouent un rôle central dans la formulation d’une réponse à cette question, tant parce qu’elles forgent la perception morale et évaluative de la situation pratique particulière, que parce qu’elles se présentent d’emblée comme des réponses particulières. Néanmoins le particularisme ne signifie pas que toute décision soit aussi bonne qu’une autre, ni que la raison soit impuissante à comparer, évaluer et pondérer les options possibles. Le particularisme de Nussbaum récuse fermement le relativisme et le scepticisme sur la raison pratique, pour deux raisons principales. D’une part, l’émotion n’est pas un appétit irrationnel. D’après le cognitivisme de Nussbaum, l’émotion implique un jugement ou un contenu de croyance propositionnel qui peut être vrai ou faux. Par exemple, la colère implique l’opinion que la personne qui fait l’objet du ressentiment a causé un tort important au sujet ; cette opinion peut être vraie ou fausse. D’autre part et surtout, loin de nier la dimension pratique de la rationalité, cette rencontre du cognitif et du conatif dans l’émotion en est la condition. La raison ne peut être pratiquement efficace que si elle ne reste pas purement théorique ou cognitive, autrement dit si elle s’ancre dans une dimension active. C’est précisément ce que réalise suffisamment abstraite pour que son application demeure relativement indéterminée et soumise au jugement pratique. Ainsi, l’impératif kantien de toujours traiter autrui comme une fin est une règle générale et non universelle, car son application peut grandement varier selon les situations considérées ; en revanche la règle de regarder à gauche et à droite en traversant une rue est universelle, car elle peut s’appliquer de manière indistincte à tous les cas de traverser une rue. 7 D’autres auteurs retrouvent cette même thèse par la défaisabilité du raisonnement pratique (Antony Kenny, Vincent Descombes), ou par le holisme de la délibération (Jonathan Dancy). 8 Voir de nouveau le chapitre 2 de La Connaissance de l’amour, op. cit. raison13.indb Sec1:66 24/09/10 19:17:17 9 Cette vue montre bien que la défense du rôle des émotions dans la perception morale et la délibération s’accompagne chez Nussbaum d’un très fort intellectualisme. Néanmoins Nussbaum admet que cette « révision » motivée uniquement par le contenu cognitif des émotions n’est pas automatique, elle peut prendre du temps. 10 Cette idée est résumée de façon frappante dans la formule d’Anscombe, commentée par Taylor : « wanting is trying to get » (cf. G.E.M. Anscombe, Intention, Harvard, Harvard University Press, 2000, p. 68-69 ; et Charles Taylor, « Action as Expression », dans Cora Diamond [dir.], Intention and Intentionality, Ithaca, Cornell University Press, 1979, p. 73-90). Le désir se porte avant tout sur des objets particuliers, même s’ils peuvent être individués par une description définie. Dans l’exemple d’Anscombe, un homme peut vouloir une vache, sans savoir précisément laquelle (si par exemple il n’en a aucune sous les yeux) ; mais il faut bien sûr se garder d’interpréter ce fait comme le désir d’un universel. L’objet du désir en ce cas est donné par une description définie : c’est un particulier non-identifié, mais non un universel. Ceci laisse néanmoins ouverte la question de savoir si le désir peut porter sur du général, qui n’est ni particulier ni universel. Les biens suprêmes de l’éthique aristotélicienne, ceux qui commandent les vertus, sont précisément de cet ordre (la justice, la tempérance, le courage, etc.) : ils correspondent à des injonctions générales mais non universelles. On peut considérer que ce qui est voulu en ce cas, ce n’est pas la justice en tant qu’universel, mais des actions ou des situations justes indéterminées, individuées seulement par des descriptions indéfinies. raison13.indb Sec1:67 67 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles l’émotion : elle implique à la fois un jugement sur la situation et une orientation de l’agir. En outre, l’aspect évaluatif et motivationnel de l’émotion est intimement lié à sa dimension cognitive. En témoigne le fait que la prise de conscience de la fausseté du jugement impliqué par l’émotion annule l’évaluation qui l’accompagne ; par exemple, en prenant conscience que la personne contre qui il est en colère ne lui a en réalité pas fait de tort, l’agent cessera d’en vouloir à cette personne ou de chercher à se venger d’elle 9. Non seulement la raison n’est pas abolie dans le particulier ; mais elle ne peut être vraiment pratique que si elle prend un objet particulier, car c’est alors qu’elle se confond avec le désir. Or le désir ne peut prendre pour objet l’universel 10. La rencontre du cognitif et de l’évaluatif dans le particulier est le propre de l’émotion. Le particularisme et la réhabilitation du rôle des émotions en éthique sont donc largement motivés par la prise en compte de la dimension proprement pratique de la rationalité. La raison n’est vraiment pratique que si elle est non simplement l’accompagnement, mais l’expression rationnelle d’un désir : l’agent qui délibère ou agit en 24/09/10 19:17:17 68 vue d’un but n’est pas divisé entre une raison délibérative et des appétits irrationnels, ni même entre une raison et un désir qui viendrait se porter après la délibération sur la conclusion du raisonnement pratique, et pourrait tout aussi bien l’élire que l’écarter. L’article classique de Lewis Caroll nous le rappelle : aucune raison qui ne serait pas déjà engagée dans la pratique, et donc nourrie de désir ou de volonté, ne fait droit à l’exigence de tirer la conclusion d’un simple modus ponens 11. Il faut plutôt penser l’intégration complète de la raison et du désir à chaque étape du raisonnement pratique, des premières prémisses jusqu’à sa conclusion : le désir est rendu précis et articulé par la raison, qui « calcule », en ayant en vue des fins très générales, les moyens précis de leur mise en œuvre étant donné la situation concrète, et éventuellement arbitre entre ces fins si elles viennent à entrer en conflit ; d’un autre côté, la raison se fait pratique en délibérant sur des objets de désir tels que ceux des émotions. Raison et désir affirment et recherchent la même chose dans le raisonnement pratique 12, sans quoi il n’y a pas délibération, mais impulsion, ou prise de parti théorique que l’on doit encore mettre en pratique 13. L’agent 11 Lewis Caroll, « What the Tortoise said to Achilles » (1895), reproduit dans Mind, 1995, vol. 104, n° 416, p. 691-693 ; voir aussi la magistrale reprise de ce problème par Simon Blackburn, « Practical Tortoise Raising », Mind, 1995, vol. 104, n° 416, p. 695-711. La conclusion sceptique de Blackburn est néanmoins motivée par le présupposé que la raison est une faculté purement théorique ou cognitive. 12 « Ce qui est déclaré par la raison et ce qui est poursuivi par le désir ne sont qu’un », Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139a 20-26. 13 Les approches théoricistes de la rationalité pratique se heurtent sans cesse au problème de la faiblesse de la volonté. En témoigne par exemple l’article de Davidson sur la question, qui explique la faiblesse de la volonté par le fait que l’agent se décide in fine d’après un jugement élaboré eu égard à certaines circonstances, mais non pour son meilleur jugement « tout bien considéré » (Donald Davidson, « How is weakness of the will possible ? », Essays on Actions and Events, New York, Oxford University Press, 2001, p. 21-42). Le problème de départ (agir contre son meilleur jugement) est simplement reporté et non résolu : pourquoi l’agent retientil un jugement qu’il sait être moins vrai, moins pertinent qu’un autre ? À l’inverse, comme on le sait, la conclusion du raisonnement pratique pour Aristote n’est pas un jugement, mais une action ; on ne saurait mieux dire, puisque seul le désir fait agir, qu’il est immédiatement présent dans la conclusion du raisonnement. Mais si le désir est présent dans la conclusion, c’est qu’il l’était dès les premières prémisses. L’akratès est tout simplement quelqu’un qui ne désire pas vraiment ce que son jugement lui présente comme le meilleur ; selon cette approche, le raisonnement raison13.indb Sec1:68 24/09/10 19:17:17 pratique de l’akratès est d’emblée fautif, et non simplement dans sa conclusion, comme le présente Davidson. L’akratès ne veut tout simplement pas agir selon son meilleur jugement ; ce jugement demeure entièrement théorique, il n’a pas de part au raisonnement pratique. 14 La Connaissance de l’amour, op. cit. : « la perception n’est pas simplement aidée par l’émotion, mais est également en partie constituée par la réaction appropriée. […] l’agent qui comprend intellectuellement qu’un ami est dans le besoin ou qu’un être cher est mort, mais qui ne répond pas à ces faits avec la sympathie ou la peine appropriées […] ne voit pas vraiment ou complètement ce qui s’est passé, elle n’a pas conscience de la réalité si concrète de l’événement », p. 124. raison13.indb Sec1:69 69 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles qui réfléchit et délibère est tout autant un agent qui veut et ne veut pas, choisit certains cours d’action et en écarte d’autres. Or, cette identité de la raison et du désir, ou de ce qui est voulu et de ce qui est pensé dans un choix ou dans un acte, ne se réalise vraiment que par la prise en compte du détail particulier de la situation pratique : pour se faire pratique et se fondre avec le désir, la raison doit opérer dans le particulier. D’un point de vue aristotélicien, l’analyse du rôle des émotions dans la perception morale et dans la délibération proposée par Martha Nussbaum présente un apport majeur : c’est par les émotions que s’opère la fusion entre raison et désir, perception et motivation, et que le discernement proprement moral a lieu. La position d’une spécificité de l’usage pratique de la raison, par distinction de son usage théorique, aboutit à un internalisme très fort qui va jusqu’à identifier l’appréhension de la raison d’agir et la motivation : dans le domaine pratique, percevoir, c’est aussitôt répondre, réagir à la situation perçue ; « les émotions sont par elles-mêmes des modes de vision ou de reconnaissance » 14. Une prise de conscience qui n’est pas accompagnée d’une telle réponse affective est pratiquement inadéquate, mutilée, même si, du point de vue purement cognitif ou théorique, rien ne lui fait défaut. L’émotion n’est pas simplement une réaction évaluative à un particulier, elle est le mode proprement pratique de perception des propriétés morales. En même temps, par son contenu cognitif, soumis à la norme du vrai, l’émotion se prête à une critique et une évaluation rationnelle. En investissant le champ des émotions, la rationalité se fait pleinement pratique. 24/09/10 19:17:17 70 Comme on le voit, le particularisme de Nussbaum n’est nullement anti-théorique, à la différence de celui de McDowell par exemple 15. L’incapacité des règles à anticiper la « bonne » réponse à une situation donnée ne signifie ni absence de théorie, ni absence de raisonnement. Elle signifie qu’il doit être possible de former et d’évaluer un raisonnement qui se meut entièrement dans le particulier, sans qu’on puisse le construire à partir de règles générales, aussi complexes soient-elles. Néanmoins, ainsi énoncé, ce particularisme cognitiviste et rationaliste constitue plutôt la position d’un problème qu’une thèse : à quoi s’apparente le raisonnement pratique, s’il n’est ni déductif, ni inductif (puisque chaque cas est particulier) ? En quoi y a-t-il encore évaluation rationnelle si le raisonnement ne peut être ramené à un type régi par des règles d’inférences identifiées ? Tout jugement, tout choix est-il bon et soustrait à la critique rationnelle dès lors qu’il est formé dans le contexte du particulier ? Sinon, quelle norme de rationalité peut donc s’appliquer au particulier ? Le particularisme de Nussbaum n’est pas seulement rationaliste ; il écarte en outre subjectivisme et relativisme. La perception morale, si elle a toujours lieu dans le particulier et à l’aide de l’émotion, n’est pas une projection ; elle a une prétention à la vérité, et elle est par conséquent normée. Les évaluations portées par le biais de réactions émotives peuvent être vraies ou fausses 16 ; certaines émotions évaluent bien, d’autre mal. En outre, la norme des émotions n’est pas locale ; la vérité des émotions ne s’arrête pas aux limites d’une histoire individuelle ni 15 Voir notamment John McDowell, « Might there be external reasons? », Mind, Value and Reality, Cambridge, Harvard University Press, 1998, en particulier p. 107. Parlant de « conversion » pour qualifier l’acceptation de raisons internes, McDowell émet de forts doutes sur l’idée même que l’on puisse qualifier un agent de rationnel ou d’irrationnel lorsqu’il refuse des raisons, mettant ainsi en cause la dimension normative de la rationalité pratique. 16 Cf. entre autres Hiding from Humanity, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 33 : « In appraising the evaluative component of a person’s emotion, we need, ultimately, to distinguish truth from reasonableness ». Une évaluation peut être raisonnable, si par exemple elle est conforme aux normes en vigueur dans une société donnée, mais n’être pas vraie pour autant ; témoin la défense aristotélicienne de l’esclavage, raisonnable dans le contexte de la Grèce hellénistique, mais fausse si l’on considère l’égale dignité des êtres humains. raison13.indb Sec1:70 24/09/10 19:17:17 même aux frontières conceptuelles d’une culture 17. Ceci suppose bien qu’il puisse y avoir une norme rationnelle d’évaluation du particulier qui, d’une façon ou d’une autre, transcende le contexte pratique, personnel et social de ce particulier. LA VÉRITÉ DU PARTICULIER Une fois toute forme d’inférence écartée, la description vraie de la situation pratique s’apparente à un récit, une histoire : La rationalité pratique se rencontre paradoxalement moins dans la figure d’un raisonnement, de quelque type qu’il soit, que dans celle d’une narration ou d’une intrigue où se noue une diversité d’épisodes, d’actions, de pensées et d’émotions, et d’où émerge finalement et comme naturellement un jugement ou une décision qui prend en compte toute l’histoire comme une singularité unique et non répétable. Imagination et émotion sont ici convoquées comme des moments déterminants de la délibération, car elles seules permettent de prendre en compte tous ses traits pertinents d’un contexte. La rationalité pratique ne se laisse donc pas enfermer dans une structure figée ; elle doit avoir une ouverture maximale sur l’imprévu et l’inattendu. Comme Bernard Williams, Martha Nussbaum admet une « indétermination essentielle » dans la procédure de délibération rationnelle, et y inclut l’imagination et la découverte de nouveaux désirs. 71 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles le contenu du choix rationnel doit être fourni par quelque chose d’aussi peu ordonné que l’expérience vécue et les récits d’expérience. Parmi les récits de conduite, les plus vrais et les plus informatifs seront issus d’ouvrages de littérature, de biographies, de récits historiques ; plus l’histoire sera abstraite, moins il sera rationnel de l’utiliser comme son seul guide 18. 17 Sur ce point, voir Upheavals of Thought, New York, Cambridge University Press, 2001, chapitre 3, « Emotions and human societies » : tout en reconnaissant que les normes qui régissent les émotions et leurs objets sont largement le fruit d’une « construction sociale », Nussbaum maintient leur prétention à la vérité. 18 La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 117. raison13.indb Sec1:71 24/09/10 19:17:17 72 Williams, enclin au relativisme, en infère qu’il n’y a pas de « frontière fixe sur le continuum qui va de la pensée rationnelle à l’inspiration et à la conversion » 19. Mais Nussbaum veut maintenir la rationalité de la pensée du particulier, et la distinguer soigneusement d’une simple « conversion » arbitraire du regard. Néanmoins, il reste à expliquer comment la rationalité peut être maintenue là où le raisonnement n’a plus de structure indentifiable et où il ne règne plus en maître. Comme la rationalité est une activité normée par le vrai, la nature de la rationalité pratique dépendra largement de la norme de vérité que permet le « discernement du particulier ». Or, le critère de la bonne délibération est approprié à la forme défendue : dans une perspective kantienne ou classiquement utilitariste, ce critère est fourni par un principe général ou une règle d’inférence ; pour le particularisme, l’ouverture aux cas imprévus, le caractère « compréhensif » du récit et les critères des bons jugements s’apparentent aux critères esthétiques de l’œuvre singulière réussie 20. Le propre de ces critères est qu’ils ne sont pas transférables tels quels à une situation différente. Il y a bien un critère plus général, celui du spoudaios ou du sage aristotélicien sur le jugement singulier duquel on peut se régler, et qui fait office de règle vivante du choix. Néanmoins ce critère se ramène, lui aussi, au cas de l’œuvre réussie, la seule différence résidant entre fiction et réalité : ce que l’auteur du roman accomplit dans le récit d’une vie ou d’un épisode imaginaire, le sage aristotélicien l’accomplit dans sa vie et son expérience propre, et même le juge dans son évaluation du cas particulier qui lui est soumis. La norme du bon jugement particulier est elle-même un particulier ; chaque situation, chaque récit et chaque vie humaine reçoivent une norme propre. L’équilibre perceptif défendu par Nussbaum répond néanmoins à quelques règles générales, procédurales à défaut d’être substantielles. L’équilibre perceptif n’est atteint qu’au terme d’une dialectique des 19 Williams, « Internal and External Reasons », art. cit. 20 Voir La Connaissance de l’amour, op. cit. : l’équilibre perceptif « réussi » est celui où les perceptions concrètes « se tiennent magnifiquement ensemble » et forment un tout cohérent qui d’un même mouvement donne une image complète de la situation pratique, le sentiment que « rien ne manque », et permet à celui qui perçoit de s’accorder avec lui-même et avec son caractère (p. 276). raison13.indb Sec1:72 24/09/10 19:17:17 73 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles perceptions, qui consiste à envisager une situation sous tous les angles et détails avant de statuer sur son ensemble. La règle générale est donc de tenir compte du contexte de la façon la plus complète. Les perceptions qui parviennent à donner une vue cohérente d’un contexte plus large sont rationnellement plus défendables que celles qui ne s’attachent qu’à un ensemble circonscrit et univoque de ses aspects. L’équilibre perceptif n’est vraiment atteint que lorsque la perception est complète, achevée, tout en portant des tensions entre ses éléments constitutifs 21. Mais il y a plus. L’imagination, dans la lecture de romans par exemple, permet certes d’envisager des histoires et des destins insoupçonnés, et donc des vérités pratiques qui dépassent l’expérience propre du lecteur. Mais elle permet aussi de lier ces histoires fictives à la sienne propre, comme lorsqu’on tire de sa lecture des enseignements pour sa vie à soi. L’imagination a ainsi la capacité de lier entre eux les particuliers, de les faire communiquer. À la base de l’activité cognitive du lecteur, il y a la capacité à être touché par le récit de l’expérience d’autrui. Ainsi les vérités particulières, si elles tiennent à un contexte et à une histoire personnelle, demeurent tout à fait communicables : le particulier vaut pour autrui, d’une part comme cas pouvant être universalisé (la même personne dans les mêmes circonstances referait le même choix), mais aussi en lui-même par exercice de l’imagination, comme augmentation de l’expérience de chacun. Qu’une expérience provenant d’une autre personne, voire d’une toute autre société, puisse non seulement être compréhensible mais encore enrichir et étendre la perception morale, puis se fondre avec son expérience propre pour élargir l’expérience morale dans son ensemble montre que les particuliers perçus ne sont pas simplement le fruit d’une imagination individuelle : on peut discuter, analyser et critiquer la perception qui s’en propose. À une échelle plus large, cette sympathie du particulier peut offrir un modèle de communication, voire de cohésion sociale. « Une enquête 21 Des approches plus formelles de la rationalité pratique parleraient ici de défaisabilité du raisonnement : le raisonnement n’est complet que s’il intègre un maximum de prémisses, alors même que certaines de ces prémisses s’opposent ou s’annulent mutuellement. raison13.indb Sec1:73 24/09/10 19:17:17 74 peut acquérir une valeur pratique de deux manières : en alimentant la clarification individuelle et le rapport réflexif à soi, et en conduisant les individus à une harmonie commune » 22. Sans niveler les points de vue et les perceptions individuelles, toujours tributaires d’un caractère, d’une éducation et d’un contexte social, le discernement du particulier ouvre la voie à une « société d’agents qui perçoivent », une « société poétique » fondée sur la tolérance, la sympathie et la compassion. La compréhension de la situation de chacun permet à la fois d’éclairer la sienne propre, et de faire converger les expériences. On pourrait parler ici d’une contamination du particulier, chaque expérience individuelle venant enrichir et augmenter les autres, tout en étant nourrie par elles en retour. Cette contamination des particuliers remplace la claire image de la règle ou du principe universel comme ciment fédérateur des cas et des individus concrets. Le général est-il alors perdu de vue ? Au contraire, il s’articule à cette contamination du particulier, qui elle-même suppose une unité non pas conceptuelle, mais pour ainsi dire constellaire des différentes réponses à la question de la vie bonne selon les contextes pratiques, les histoires individuelles et les conditions sociales. Derrière cette unité constellaire se dessine bien sûr le visage commun et pourtant toujours nouveau de l’humanité : la capacité, fondamentale selon Nussbaum, à reconnaître l’humain sous toutes les latitudes, dans toutes les cultures et toutes les situations, par-delà leur diversité ou leur étrangeté 23. L’unité non réglée du phénomène humain garantit que le général n’est pas nié par le particulier ; il est au contraire précisé et appliqué grâce à lui 24. Reprenant l’image aristotélicienne de la règle de plomb, la règle souple 22 « L’équilibre perceptif », La Connaissance de l’amour, op. cit. 23 C’est « l’essentialisme éthique » défendu dans « Human Functioning and Social Justice » (Political Theory, 1992, vol. 20, n° 2, p. 202-246). Il repose sur deux propositions : nous reconnaissons toujours l’être humain sous toutes ses manifestations et déterminations particulières ; et par-delà nos différences de conceptions et de cultures, les hommes s’accordent largement sur les traits nécessaires que doit posséder une vie pour compter comme humaine. 24 « La perception est comme une conversation aimante entre règles et réactions concrètes, conceptions générales et cas uniques, où le général s’articule au particulier et réciproquement », La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 146. raison13.indb Sec1:74 24/09/10 19:17:18 25 Éthique à Nicomaque, V, 15, 1137b 27-33. 26 La position aristotélicienne de Nussbaum rejoint ici les analyses wittgensteiniennes de Cavell et McDowell sur le rapport de la règle à ses applications. Cf. McDowell, « Non-cognitivism and Rule-Following », Mind, Value and Reality, op. cit., p. 198218. Comme Nussbaum, McDowell conclut à l’autonomie des concepts évaluatifs : ils ne s’appuient pas sur des régularités qui pourraient être décrites en termes purement factuels, dépourvus d’évaluation. 27 Cf. « Constitutions and Capabilities: “Perception” Againt Lofty Formalism », Foreword to the Supreme Court Issue, Harvard Law Review, 2007, p. 21-24. Nussbaum se sent néanmoins plus proche des libertariens que des utilitaristes classiques, et va jusqu’à admettre que le libéralisme minimal est un « composant fin » (sliver) mais non un ennemi de l’approche des capabilités. raison13.indb Sec1:75 75 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles utilisée par les architectes de Lesbos qui s’adapte aux contours de la pierre 25, Nussbaum fait droit à une généralité qui ne peut être spécifiée que par ses applications non anticipables. Le rapport du cas à la règle existe, même s’il n’est découvert qu’a posteriori ; il n’y a pas là matière à scepticisme, contrairement à ce que pourraient laisser penser les analyses de Kripke sur la règle par exemple 26. Simplement, c’est dans le particulier uniquement que se réalise l’articulation du cas à la règle. Le général, à la différence de l’universel, ne permet pas par lui-même d’anticiper ses applications possibles ; mais cela ne signifie pas qu’il n’en ait pas. Enfin, l’unité constellaire de l’humanité, à travers la diversité des situations qu’elle rencontre et des valeurs qu’elle adopte, est la condition de possibilité fondamentale de l’application du général au particulier. Néanmoins, pour être aussi ouvert que possible au particulier, le général doit être aussi abstrait et minimal que possible. En effet, si seule l’application au particulier donne contenu au général, il est inutile et même dangereux de chercher à spécifier par anticipation ces applications. Le cognitivisme de Nussbaum entre ici en tension avec son refus du relativisme, et semble incliner vers un libéralisme minimal (pourtant explicitement refusé à plusieurs reprises mais pour d’autres raisons, notamment parce qu’il fait abstraction des conditions réelles de l’exercice des droits 27). À lire La Connaissance de l’amour, il semble que la recherche de la vie bonne ne puisse être qu’une affaire purement individuelle, propre tout au plus à une vie humaine, mais non une demande collective. Il n’est donc pas étrange que cette morale du particulier aboutisse à un 24/09/10 19:17:18 pluralisme et à un libéralisme politique, envisagé comme le plus petit dénominateur commun possible de la vie en société : la loi n’est justifiée qu’en tant qu’elle permet à chacun de rechercher le bonheur comme il l’entend, d’articuler les principes généraux aux cas particuliers sans anticipation du contenu, et dans la seule mesure où l’application à un particulier n’en obère pas d’autres. LE PRIVÉ ET LE PUBLIC, OU LA TENSION ENTRE LE PARTICULIER ET LE GÉNÉRAL 76 Il y a ici une tension majeure au sein de l’édifice particulariste. N’étant ni sceptique sur la raison pratique ni relativiste ou conceptualiste, le particularisme de Nussbaum admet des principes généraux minimaux. La recherche de la vie bonne reçoit des réponses multiples, incommensurables et en outre aussi peu anticipables que les situations pratiques qu’elles permettent d’aborder ; et même lorsqu’elles sont commensurables, plusieurs réponses particulières mutuellement incompatibles existent. Les principes généraux ont une portée pratique, mais ils doivent demeurer aussi abstraits que possible pour permettre à chacun de leur donner un contenu propre à sa conception de la vie bonne, dans la limite où elle ne nuit pas aux autres. Il y a là une motivation classiquement libérale en philosophie politique, fondée sur la distinction nette d’un domaine public minimal et d’un domaine privé qui constitue le seul terrain de la recherche du bonheur. D’un autre côté, justement parce qu’elle doit demeurer aussi minimale et abstraite que possible, la règle générale ne s’applique et ne vaut jamais par elle-même : elle suppose un « discernement du particulier » qui ne peut jamais être anticipé. Ce discernement est une affaire d’expérience et d’éducation morale : les « sages » sont ceux qui ont les bonnes émotions, les bonnes perceptions ; une riche expérience de la vie doit être demandée aux juges, mais aussi, autant que possible, aux citoyens ordinaires. Martha Nussbaum est persuadée de la liaison intime entre les lois et les mœurs : les mœurs ne sont pas seulement nécessaires pour appliquer effectivement les lois en respectant leur esprit, elles sont avant tout requises pour leur donner un contenu concret – sans quoi la meilleure loi peut rester un pieux vœu général. En mettant en jeu les émotions, les raison13.indb Sec1:76 24/09/10 19:17:18 77 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles mœurs permettent en effet de discerner le particulier qui correspond à la loi ; à l’inverse, certaines passions comme le mépris du corps, le sens de l’honneur ou l’instinct de domination sont contraires aux principes les plus généraux d’une société libérale, car ils sont contraires aux principes de respect de la personne 28. En demandant au citoyen des vertus de perception et d’intelligence des émotions, mais aussi de sympathie, de tolérance et de compassion, le particularisme brouille les frontières du privé et du public 29. D’un côté, la richesse du particulier et l’incommensurabilité des valeurs demandent des principes généraux minimaux ; mais de l’autre, ces principes même minimaux requièrent une riche expérience morale et un ensemble de vertus qui, sans définir la vie bonne, la circonscrivent déjà amplement. Le libéralisme de Nussbaum est à la fois minimal dans son contenu et robuste par sa mise en œuvre concrète. Ce paradoxe serait aisément résolu dans la perspective d’un perfectionnisme moral : si, à travers la particularité, les perceptions et pratiques morales convergeaient toutes vers une unique réponse générale à la question de la vie bonne, l’inscription des propriétés générales de la loi dans le particulier serait tout à fait compatible avec la transmission de l’expérience morale, son partage par autrui et l’effacement de la frontière entre une sphère privée, du ressort de chacun et occupée par la recherche de la vie bonne, et une sphère publique, celle de la loi occupée par la question du vivre ensemble. Mais Martha Nussbaum refuse ce perfectionnisme au nom du pluralisme : plusieurs conceptions du bien sont possibles et défendables, plusieurs façons de s’épanouir sont ouvertes à l’homme, selon la société où il vit, son histoire, ses choix personnels, et la situation où il se trouve. 28 Cf. Hiding from Humanity, op. cit. 29 Dans Frontiers of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 2006, p. 105 sq., Nussbaum reconnaît elle-même que les vertus d’attachement et de respect mutuels, voire d’amour, sont reléguées par la tradition contractualiste dans la sphère privée, alors que la famille, par exemple, est une institution politique comme une autre ; mais la considération de la valeur publique et politique du respect et de la sympathie vaut aussi bien sûr pour sa propre théorie. raison13.indb Sec1:77 24/09/10 19:17:18 LES CAPABILITÉS ENTRE LIBÉRALISME ET PERFECTIONNISME 78 L’approche des capabilités se veut une réponse à cette difficulté. Les dix capabilités de base énoncées à plusieurs reprises par Nussbaum 30 forment une vision minimale des conditions matérielles, culturelles et affectives de la « vie bonne », quelle que soit la forme qu’on lui donne. Elles se veulent à la fois réalistes concernant ces conditions, et ouvertes sur de nombreuses conceptions différentes et incompatibles de la vie bonne. L’approche des capabilités est un libéralisme robuste, défendant une vision riche des « titres » (entitlements) qui doivent être reconnus au citoyen, tout en laissant à la morale et à la recherche individuelle du bonheur un domaine autonome. Il est aisé de voir ce que l’approche des capabilités dans la version qu’en propose Nussbaum doit à Aristote : elles constituent une liste, certes actualisée, des principales facultés que le Stagirite reconnaît à l’homme. Il n’est pas non plus surprenant de constater qu’au premier chef des capabilités figure la rationalité pratique 31 ; précisément la capacité qui constitue la fonction par excellence de l’homme selon Aristote, d’après le célèbre argument de l’ergon 32. Mais l’aristotélisme se fonde sur un perfectionnisme et une vision relativement unitaire de l’épanouissement humain ou eudaimonia que l’approche des capabilités refuse. 30 L’énoncé canonique est donné dans l’introduction de Women and Human Development: The Capabilities Approach, New York, Cambridge University Press, 2000 ; mais on trouve la liste des capabilités dès 1993 dans « Human Functioning and Social Justice », art cit., note 20. 31 Au premier rang des capabilités, le « Foreword to the Supreme Court » cite la « faculté de sélection et de choix » (p. 10) ; dans d’autres écrits de ton plus aristotélicien, Nussbaum qualifie cette capabilité d’architectonique (cf. par exemple « Human Functionning and Social Justice », art. cit., p. 225). Mais Nussbaum se distingue lorsqu’il s’agit de justifier la primauté du choix et de la raison pratique : pour le Stagirite, le choix est requis parce qu’il n’y a pas de vertu sans décision, l’action même bonne accomplie par automatisme, obéissance ou ignorance n’étant jamais vertueuse ; pour Nussbaum, le choix repose sur la capacité bien plus robuste de façonner sa propre réponse à la question de la vie bonne, à partir d’une variétés de réponses existantes. 32 Voir Éthique à Nicomaque, I, 6. raison13.indb Sec1:78 24/09/10 19:17:18 79 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles Il est aisé de voir combien une approche substantielle de la régulation politique telle que l’approche des capabilités devient fragile dès lors qu’elle n’est plus sous-tendue par un perfectionnisme : comment penser que l’approche des capabilités puisse être admise par tous ? Sur quoi s’appuie la conviction que tous les individus et toutes les cultures, ou du moins leur écrasante majorité, par-delà leur diversité et leurs conceptions incompatibles de la vie bonne, s’accorderont finalement sur une liste des capabilités fondamentales, même si celle-ci n’engage pas une conception unique du bonheur ? Suffit-il de remplacer le perfectionnisme par un « essentialisme empirique historiquement fondé » 33 ? Qu’est-ce qui peut garantir un tel pari, si ce n’est une vision unitaire de la nature humaine, à défaut de sa perfection plurielle forcément ouverte ? En quoi cette vision n’est-elle pas encore empreinte d’une conception aristotélicienne de l’épanouissement humain qui peut-être lui donne sa seule validité ? N’est-ce pas parce que toutes les cultures humaines partagent ces linéaments de nature humaine et parce qu’elles s’accordent à en concevoir le plein développement comme partie prenante de la vie bonne qu’elles vont finalement accorder la liste des capabilités ? Martha Nussbaum elle-même se refuse à ce type d’approche ; sa méthode se veut purement dialectique et heuristique, elle vise à produire du consensus, non à partir de la prémisse d’une nature humaine hypothétique, et encore moins à convaincre chacun que nous avons bien là le concept d’une nature humaine. La liste des capabilités est vague, ouverte et révisable à dessein, dans le but de permettre le consensus maximal. Dans son principe, la liste repose seulement sur la conviction que nous partageons tous et toutes quelques idées fondamentales sur ce qui fait un être humain ou une personne humaine et sa dignité ; la liste des capabilités reflète cet accord, qui doit aussi émerger de la discussion et de la persuasion. Il y a là, parfois, une confiance étonnante dans les pouvoirs et les assises de la raison pratique, par exemple lorsque Nussbaum va jusqu’à accorder la liberté d’expression à ses ennemis, comme ceux qui préfèrent vivre sous l’autorité d’une religion sourcilleuse et rigoriste, voire asservissante, 33 « Human Functioning and Social Justice », art. cit., p. 208. raison13.indb Sec1:79 24/09/10 19:17:18 80 dès lors qu’ils acceptent les autres capabilités et que des portes de sortie sont réellement offertes, par exemple par l’éducation 34. Mais sur quoi fonder une telle confiance, sinon sur une vision essentialiste et robuste de la nature humaine et de son épanouissement ? Car l’idée est bien qu’en fortifiant par l’éducation morale et l’autonomie matérielle les possibilités de choix, le fondamentaliste religieux finira par s’affranchir lui-même de l’autorité rigoureuse de sa religion. Cependant à s’en tenir strictement à la capacité architectonique mais vide du choix, rien ne permet d’anticiper une telle issue. Ailleurs 35, à propos de la cause des femmes en Inde, Nussbaum oppose deux courants féministes : l’un met l’accent sur la domination économique des femmes, alors que pour le second prime la domination sexuelle et domestique. Nussbaum souligne que l’approche des capabilités permet de comprendre en quoi ces deux positions forment un « ensemble emboîté » : au vu des conditions concrètes de la vie des femmes indiennes, les deux mots d’ordre vont de pair. Mais n’est-ce pas parce que la liste des capabilités a été conçue comme une matrice de fonctionnement humain accompli que ces conditions sont emboîtées les unes aux autres, de manière à former un tout unitaire : à savoir, un être humain épanoui ? Est-ce un hasard si une femme a besoin tout autant d’autonomie sexuelle que financière, ou bien est-ce que la société indienne, comme toute société, n’accorde la première qu’en accordant la seconde ? Les personnes qui sont en position d’avoir une indépendance économique l’utilisent en général, entre autres, pour se mettre en position d’autonomie affective et érotique ; inversement la capacité de choisir son partenaire et de rechercher le plaisir dans la relation sexuelle ne va en général pas sans un minimum d’indépendance matérielle. Mais ceci est tout à fait attendu si l’on se situe dans une perspective plus classiquement aristotélicienne où les fins génériques d’un être humain sont relativement constantes et articulées les unes 34 Cf. « Capabilities as Fundamental Human Entitlements », dans Alexander Kaufman (dir.), Capabilities Equality: Basic Issues and Problems, London, Routledge, 2006, p. 60. 35 « Aristotle, Politics and Human Capabilities », Ethics, 2000, vol. 111, n° 1, p. 136139. raison13.indb Sec1:80 24/09/10 19:17:18 81 marc pavlopoulos Des valeurs contextuelles ou universelles aux autres. Or l’approche des capabilités refuse précisément un essentialisme trop univoque et substantialiste, afin de favoriser la capacité de choix et la pluralité des genres de vie. Un autre exemple éloquent est celui des analyses extrêmement fines et éclairantes du contenu cognitif de la honte et du dégoût que propose Nussbaum dans Hiding from Humanity. Nussbaum soutient que ces deux émotions doivent être écartées des considérations de droit dans une société libérale, car elles reposent sur un dénigrement du corps animal et de la vulnérabilité constitutive de l’être humain. Il est aisé de voir que ce refus de motiver des énoncés à valeur légale et juridique par la honte (du moins la honte « primaire ») et le dégoût s’appuie sur une anthropologie. D’une part, la condamnation de la honte et du dégoût s’appuie sur une anthropologie de ces passions elles-mêmes, étudiées sous l’angle de la psychologie, de la psychanalyse et de la sociologie. D’autre part et surtout, ces émotions sont écartées au nom d’une vision de la nature humaine qui conjugue la vulnérabilité et le désir de toutepuissance, de pureté ou d’intangibilité. Par là, l’approche des capabilités nous appelle à accepter notre imperfection, notre dépendance et notre vulnérabilité 36. C’est un appel à une certaine conception de la vie bonne basée sur un fondement certes non métaphysique, mais du moins anthropologique. Le propos n’est pas ici d’argumenter pour ou contre cette conception, mais simplement de lui faire droit. Martha Nussbaum remarque elle-même que le contenu évaluatif des émotions est fortement lié à leur contenu cognitif. Dans le cas de la honte et du dégoût, ce contenu cognitif est réfuté à l’aide d’une étude anthropologique ; si ces passions sont finalement à la fois non raisonnables et fausses, c’est parce qu’elles se nourrissent d’une fausse image de l’homme, de l’idée qu’un être humain est un être affranchi des contraintes, imperfections et dépendances de son corps animal. Il y a là une erreur, non simplement éthique, mais bien anthropologique 37. 36 C’est un point encore développé dans Frontiers of Justice, op. cit. 37 Pour défendre son essentialisme empirique sans verser dans le perfectionnisme, Nussbaum soutient qu’il repose uniquement sur des jugements éthiques ou éthiquement évaluatifs (cf. par exemple Frontiers of Justice, op. cit., p. 181), et ne reposent sur aucune conception substantielle de la nature humaine. Mais il y a là un raison13.indb Sec1:81 24/09/10 19:17:18 82 Le particularisme ne peut faire place à la généralité de la loi et du droit qu’à la condition d’épouser une anthropologie et une conception de la nature humaine qui déborde les seules évaluations éthiques. Si cette nature laisse ouvertes plusieurs façons de concevoir et rechercher la vie bonne, elle ne les contraint et ne les limite pas moins. Le principe de nuisance défendu par Mill et repris par Nussbaum dans Hiding from Humanity n’est pas la seule limite aux conceptions acceptables du bien. Le libéralisme minimal peut s’en tenir là, puisqu’il sépare hermétiquement la recherche particulière du bonheur privé, et les principes généraux publics. Le particularisme au contraire aboutit à un continuum entre privé et public, les lois par elles-mêmes demeurant indéterminées si elles ne s’appuient pas sur les vertus de discernement, de tolérance, de sympathie et de respect mutuel des individus-citoyens. Or, ces vertus et l’expérience morale sont cruciales pour la constitution et la recherche du bien même personnel. Elles impliquent une conception de l’homme bien plus étroite et déterminée que l’ouverture abstraite du libéralisme classique ne le permet. La continuité entre les domaines du public et du privé ne peut concerner seulement le rapport de la loi à son application ; elle s’étend au contenu même de la loi, du général ; car l’accord dans l’application de la loi, s’il ne peut être anticipé, n’est pas pour autant fortuit. Il repose sur le partage d’une nature commune, qui peut sans doute parvenir à sa perfection par diverses voies, mais qui ne saurait se réduire à un accord inexpliqué et sans fondement dans les jugements éthiques. curieux postulat : l’idée que l’on puisse isoler l’ensemble des jugements éthiques, ou même plus largement évaluatifs, des autres jugements quels qu’ils soient. Les analyses même de Hiding from Humanity offrent un mixte constant de jugements éthiques et de jugements plus classiquement cognitifs sur certains êtres humains individuels, des groupes humains voire la nature humaine dans son ensemble ; à défaut d’une métaphysique, ils présentent bel et bien une anthropologie qui n’est pas faite que de jugements évaluatifs. Au contraire, comme dans le contenu des émotions, les jugements évaluatifs s’appuient aussi sur des contenus plus nettement cognitifs. raison13.indb Sec1:82 24/09/10 19:17:18 MARTHA NUSSBAUM, L’ÉTHIQUE ET LA FORME DE VIE Piergiorgio Donatelli * 83 raison publique n° 13 • pups • 2010 Je voudrais mettre en lumière dans cet article les motivations qui guident le travail de Martha Nussbaum. Son programme ambitieux rassemble des traditions de pensée indépendantes et qui expriment différents besoins philosophiques : on trouve notamment d’un côté le besoin de reconstruire une culture morale qui soit le produit de choix et d’intérêts particuliers pour des fractions de l’humanité dans l’histoire ; et, d’un autre côté, le besoin de fournir des critères objectifs d’évaluation pertinents pour les êtres humains comme tels. Pour répondre à ces exigences, Nussbaum articule trois traditions : la tradition aristotélicienne, la pensée libérale telle que la développe John Rawls, et une certaine compréhension de la philosophie proche de ce que Hilary Putnam a appelé le réalisme interne (mais qui revêt différentes formes à différents moments de sa pensée). On peut observer comment elle procède en se penchant sur une élaboration précoce de ces idées dans son travail sur la qualité de la vie. La pensée de Nussbaum a connu un développement et une transformation nets depuis son travail sur la notion de capabilités 1 jusqu’à son récent réexamen du contrat social dans * Piergiorgio Donatelli est Professeur de bioéthique et d’histoire de la philosophie morale à l’université de Roma La Sapienza. 1 Voir notamment : « Nature, Function and Capability: Aristotle on Political Distribution », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 1988, suppl. vol. 1, p. 145-184 ; « Aristotelian Social Democracy », dans R. B. Douglass & al. (dir.), Liberalism and the Good, New York, Routledge, 1990 , p. 203-252 ; « Human Functioning and Social Justice: In Defense of Aristotelian Essentialism », Political Theory, 1992, vol. xx, p. 202-246 ; « Non-Relative Virtues: An Aristotelian Approach », dans Martha Nussbaum & Amartya Sen, The raison13.indb 83 24/09/10 19:17:18 Frontiers of Justice 2, mais j’essaierai de mettre en lumière une constante de sa pensée au fil des ans 3. Je m’intéresserai d’abord au fondement théorique de son travail, puis à deux questions distinctes : premièrement, le recours à la notion de dignité qui a pris de l’importance dans le travail récent de Nussbaum ; deuxièmement, la forme anti-métaphysique que prend l’argument aristotélicien dans sa pensée. 84 Je vais montrer comment Nussbaum articule le réalisme, le libéralisme et la référence à Aristote dans son travail sur la notion de qualité de la vie et dans son approche par les capabilités 4. Mais il me faut d’abord dire quelques mots de sa propre version du réalisme en éthique. Quiconque rejette les théories subjectivistes du bien soutient que les éléments qui donnent de la valeur à la vie des individus ne sont pas identifiables par leurs effets sur les individus, mais par le type de conditions qu’ils permettent de réaliser, indépendamment de ce que pensent et éprouvent les personnes impliquées. La théorie de la valeur que John Rawls a présentée dans sa Théorie de la justice propose de considérer une liste de biens premiers nécessaires à la réalisation de quelque projet de vie que ce soit (liberté, opportunités, revenu, richesse, Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 242-269 ; « Aristotle on Human Nature and the Foundations of Ethics », dans J.E.J. Altham & R. Harrison (dir.), World, Mind and Ethics: Essays on the Ethical Philosophy of Bernard Williams, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 86-131 ; « Human Capabilities, Female Human Beings », dans Martha Nussbaum & J. Glover (dir.), Women, Culture and Development, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 61-104 ; « The Good as Discipline, the Good as Freedom », dans D. Crocker & T. Linden (dir.), The Ethics of Consumption and Global Stewardship, Lanham, Rowman and Littlefield, 1998, p. 312-341 ; « Capabilities and Human Rights », Forham Law Review, 1997, vol. LXVI, p. 273-300 ; « Women and Cultural Universals », Sex and Social Justice, New York, Oxford University Press, 1999, p. 29-54. 2 Martha Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, Harvard University Press, 2006. 3 Nussbaum discute certaines des principales évolutions de ses idées dans « Aristotle, Politics, and Human Capabilities », Ethics, 2000, vol. 111, p. 102-140 ; voir aussi l’introduction dans Frontiers of Justice, op. cit., p. 5-8 en particulier. 4 Dans cette section et la suivante, je m’appuie sur mon article « Valore e possibilità di vita: Martha Nussbaum », Rivista di filosofia, 2001, vol. 91, p. 97-119. raison13.indb 84 24/09/10 19:17:18 5 John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad . Catherine Audard, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1997, § 15, 66, 67. 6 Voir notamment Amartya Sen, Resources, Values and Development, Oxford, Blackwell, 1984 ; Commodities and Capabilities, Oxford, Oxford University Press, 1987 ; « Capability and Well-Being » dans Nussbaum & Sen, The Quality of Life, op. cit. et G. Hawthorn (dir.), The Standard of Living, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. raison13.indb 85 85 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie respect de soi-même) 5. La liste de ces biens traduit donc l’exigence d’attacher de la valeur aux choses même si celles-ci n’ont pas d’effet direct sur nos expériences ou sur ce que nous désirons. Un courant influent du travail sur la théorie de la valeur et la qualité de la vie a emprunté cette ligne rawlsienne. Un auteur comme Amartya Sen a présenté une conception qui se distingue de celle de Rawls tout en obéissant à la même exigence d’objectivité 6. Sen retient en effet que la motivation qui a poussé Rawls à abandonner le critère de l’utilité doit nous rendre conscients de la nature seulement instrumentale et contingente des biens premiers rawlsiens. Sen soutient que les biens comme ceux qui sont énumérés dans la liste rawlsienne ne sont pas toujours des indicateurs fiables de ce qui vaut le mieux pour une personne. Ils ne sont pas véritablement les critères ultimes de la bonté d’une situation. Dans la perspective qu’adopte Sen, ce qui fait la bonté d’une situation est le fait qu’elle permet d’exercer pleinement les fonctionnements qui sont propres aux êtres humains. Si une personne est handicapée physiquement, par exemple, son bien dépend de ce qui lui est nécessaire pour réussir à exercer ces fonctionnements : et il se pourrait qu’elle se masque à elle-même ce besoin, ou n’en soit pas consciente. Nussbaum se rattache à cette lignée objectiviste mais en a offert une interprétation qu’il est utile de rapprocher de la famille des conceptions du « réalisme interne ». La lignée objectiviste, représentée de manière éminente par John Rawls, est en effet anti-réaliste. D’après une théorie réaliste de la valeur, nous trouvons une condition de vie bonne (ou une conduite juste) parce qu’elle a des propriétés qui, indépendamment des opinions que nous en avons, rendent cette situation bonne (ou juste) ; alors qu’une position anti-réaliste soutient au contraire que 24/09/10 19:17:18 86 c’est seulement parce que nous trouvons les choses bonnes (ou justes) que nous disons qu’elles ont les caractéristiques correspondantes 7. La ligne de pensée réaliste s’emploie à soutenir une thèse sur l’ordre de l’explication : c’est la réalité de la bonté qui explique les opinions que nous nous faisons relativement à ce qui est bon, et non l’inverse. La réflexion morale consiste donc à identifier les notions morales dont on peut rendre compte en termes naturalistes. On imagine qu’il est possible de faire quelque chose d’analogue à l’explication des termes qui désignent des genres naturels (comme l’eau). Le langage ordinaire offre différents types de discours à propos d’une notion comme celle de l’eau. Ils nous permettent d’identifier la notion « eau ». Mais ce en quoi consiste l’eau n’est assurément pas fonction de nos croyances à propos de l’eau : c’est le travail des scientifiques que de voir en quelles propriétés naturelles consiste une telle notion (c’est-à-dire de découvrir son référent). On suggère alors que la théorie éthique peut procéder de manière analogue, à partir de l’identification des notions morales centrales, comme la bonté, la justice sociale, et ainsi de suite. Ce qui fait l’injustice d’une situation n’est pas fonction de nos croyances mais de caractéristiques objectives auxquelles nous pouvons recourir pour expliquer nos croyances. C’est le travail des chercheurs en sciences sociales que de découvrir quelles sont les propriétés naturelles en quoi consistent des notions morales comme celle d’injustice. La position rawlsienne n’est pas réaliste puisqu’elle soutient que les réponses aux questions morales ne concernent pas une réalité morale, mais sont le résultat d’une procédure réflexive particulière. Pourtant Rawls lui-même suggère une direction différente lorsqu’il introduit la liste des biens premiers. Il soutient que ces biens sont conçus comme nécessaires étant donné « les faits généraux qui concernent les désirs et les capacités des êtres humains, leurs phases caractéristiques et leurs conditions de développement, le Principe Aristotélicien 7 Pour une conception réaliste en éthique voir Peter Railton, « Moral Realism », The Philosophical Review, 1986, vol. XCV, p. 163-207 ; « Moral Realism: Prospects and Problems » dans W. Sinnott-Armstrong & M. Timmons (dir.), Moral Knowledge? New Readings in Moral Epistemology, New York, Oxford University Press, 1996, p. 49-81. raison13.indb 86 24/09/10 19:17:18 [d’après lequel les êtres humains trouvent le bonheur dans l’exercice de leurs capacités et que le bonheur croît avec l’accroissement de l’activité et de sa complexité 8], et les nécessités de l’interdépendance sociale » 9. Nussbaum s’intéresse au développement de cette idée. Rawls n’explique pas comment il arrive à la formulation de la liste des biens premiers et ne propose pas de justification de cette sélection de biens 10. Nussbaum élabore un argument pour montrer qu’il existe des nécessités humaines inscrites dans notre pensée morale et dans les réponses à nos questions morales. Elle élabore ainsi sa propre forme de réalisme qu’elle désigne comme un essentialisme ou universalisme aristotélicien 11. 8 Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 65. 9 Ibid., § 66. 10 Voir Philip Pettit, Judging Justice. An Introduction to Contemporary Political Philosophy, London, Routledge, 1980, p. 170-171. 11 Elle emploie le terme « essentialisme » par exemple dans « Human Functioning », art. cit., tandis qu’elle emploie la notion d’« universalisme » dans « Women and Cultural Universals », art. cit. raison13.indb 87 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie Si nous gardons à l’esprit le type de questions qui sont au cœur des préoccupations de Nussbaum, comme par exemple les injustices relatives au genre et à la sexualité, on comprend la nécessité de formuler un critère d’évaluation plus solide que celui qui opère sur le fondement des préférences et des opinions morales des gens. Ces raisons, même idéalisées, peuvent trahir un ethnocentrisme marqué ou être déformées par des phénomènes comme celui des préférences adaptatives. En élaborant sa propre version du réalisme, Nussbaum écarte une conception réaliste traditionnelle, comme celle qui, justement à partir de la lecture d’Aristote, a cherché à offrir une image métaphysique de la nature humaine à laquelle reconduire les critères normatifs en éthique. Nussbaum s’apparente au contraire à une version plus plausible du réalisme, qui, comme nous l’avons vu, confère aux sciences sociales et non à l’enquête métaphysique le travail de découvrir les propriétés dont les notions morales sont composées. Mais Nussbaum rejette la conception réaliste qu’elle désigne, avec Hilary Putnam, comme un 87 24/09/10 19:17:18 88 réalisme métaphysique 12 (il s’agit comme on le voit de la métaphysique naturaliste, qui soutient que la réalité plus solide qui permet de rendre compte des notions que nous trouvons problématiques est celle que fournit la science). On peut ici constater les raisons qui motivent son travail. Nussbaum veut développer une conception qui soit universaliste et essentialiste, mais les contenus qu’elle veut défendre, qui concernent les différentes formes prises par l’injustice et la discrimination, sont clairement le résultat d’un développement particulier de l’histoire humaine. Pour Nussbaum, c’est seulement au sein de conditions sociales et historiques précises que nous pouvons en venir à considérer que certains traits humains sont significatifs et moralement importants. Certains développements de l’histoire de l’humanité ont montré qu’il existe des possibilités de vie que nous trouvons bonnes, mais elles ne le sont que parce que nous avons appris à y attacher de l’importance. Nussbaum écrit : Cette conception n’est absolument pas métaphysique ; elle ne prétend pas dériver d’une source extérieure aux interprétations et évaluations que les êtres humains donnent réellement d’eux-mêmes au cours l’histoire 13. Nussbaum ne dit pas qu’il existe des possibilités de vie qui expliquent de l’extérieur pourquoi les gens peuvent être malheureux dans certaines conditions de vie, par exemple dans des conditions de privation. Elle dit qu’il existe des conditions de développement de certaines possibilités de vie et que c’est depuis ces conditions que les gens en viennent à comprendre et apprécier certains aspects de ces circonstances. Cela leur permet alors de voir quel bien leur fait défaut dans les situations où ces possibilités leur sont refusées, et de sentir le poids humain et moral de cette privation : par exemple, ce qui est refusé aux femmes dans certaines 12 Hilary Putnam, Meaning and the Moral Sciences, Boston & London, Routledge, 1978, partie IV. 13 « This conception is emphatically not metaphysical; that is, it does not claim to derive from any source external to the actual self-interpretations and selfevaluations of human beings in history », « Human Functioning and Social Justice », art. cit., p. 215. raison13.indb 88 24/09/10 19:17:18 conditions, les possibilités qui leur échappent, les horizons de vie hors d’atteinte. Ce qui fonde l’éthique en dernière instance, ce sont des modes de vie : les croyances morales doivent être conçues comme une manière d’habiter le monde plutôt que comme une description de celui-ci, pour reprendre les termes de Bernard Williams dans L’Éthique et les limites de la philosophie 14. C’est depuis le point de vue de nos habitudes morales et affectives que nous en venons à apprécier quels biens sont refusés aux gens et la valeur qu’ils ont indépendamment de leur propre capacité à les reconnaître pour tels. Intéressons-nous un instant à cette question. Les réalistes naturalistes s’appuient d’ordinaire sur une distinction entre signification et référence. La signification des notions ordinaires est nécessaire aux chercheurs en sciences sociales afin de distinguer leur objet d’étude, mais elle ne détermine pas le résultat de leur étude qui a pour but de préciser les caractéristiques essentielles d’une certaine notion. Les lois qui expliquent la nature d’une notion (la justice par exemple) sont vraies indépendamment 14 Bernard Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie (1985), trad. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1990. Il faudrait pouvoir nuancer ici cette citation en relation avec Nussbaum. 15 Elle mentionne Putnam et Charles Taylor dans « Human Functioning and Social Justice », art. cit., p. 243, note 12. Elle fait aussi référence à une tradition entière qui a contribué à élaborer cette idée à l’intérieur de la sphère de l’éthique et de la politique, et elle inclut des figures comme Quine, Goodman, Davidson et Putnam. Voir « Constructing Love, Desire, and Care » dans Sex and Social Justice, op. cit., p. 253-275, en particulier les pages 263-264. raison13.indb 89 89 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie Mais cet argument fait aussi partie de sa défense d’un point de vue réaliste. Elle soutient que les points de vue particuliers dans lesquels nous nous trouvons, qui sont constitués historiquement et évaluativement, nous permettent de découvrir des traits essentiels de la nature humaine, et par conséquent des privations ou des améliorations qui caractérisent les êtres humains comme tels, indépendamment de leurs conceptions évaluatives particulières et de leurs modes de vie. Nussbaum situe alors son travail dans une tradition philosophique importante que nous pouvons nommer généralement, d’après Putnam, le réalisme interne 15. 24/09/10 19:17:18 90 des opinions morales qui influencent la signification d’une telle notion. Les réalistes internes critiquent cette séparation de la signification et de la référence et soutiennent qu’elles sont en relation interne. Une de ces critiques (formulée par Pettit et McDowell 16) consiste à remarquer que la signification d’un terme d’espèce naturelle est déterminée par l’usage de ce terme dans une communauté, mais l’usage correct de ce terme a pour but d’indiquer une substance spécifique, à laquelle ce terme fait référence. Ce point vaut également en éthique. Cela suggérerait que la signification d’une notion comme la justice, par exemple, est guidée par son usage dans la communauté, mais que son emploi est correct s’il se rapporte à la propriété de justice. Même si la justice fait référence à un ensemble de propriétés objectives qui servent à expliquer nos besoins moraux, nous ne pouvons indiquer ces caractéristiques autrement que par l’usage de telles notions dans la communauté, c’est-à-dire au moyen de l’ensemble des attitudes, compréhensions et opinions morales qui gouvernent cet usage. Putnam écrit de ce type d’enquête qu’il ne consiste pas à découvrir des faits indépendants de notre culture, mais doit être conçu comme une reconstruction rationnelle de notre culture 17. En éthique, c’est seulement parce que nous pensons et réagissons depuis l’espace conceptuel délimité par les notions que nous avons, caractéristiques de certaines manières de vivre et d’accorder de l’importance aux choses, que nous pouvons nous demander en quoi ces notions consistent. Nussbaum prolonge cette ligne réaliste, et la retravaille de manière à l’articuler au libéralisme exprimé par Rawls, ainsi qu’à sa propre interprétation d’Aristote. Nussbaum soutient que l’expérience humaine ordinaire nous permet d’identifier ces sphères de l’expérience que nous pouvons reconnaître comme communes aux différentes formes de vie, entre lesquelles il est possible de choisir 18. Une fois que nous avons identifié ces sphères de l’expérience, nous pouvons continuer en individuant dans 16 Philip Pettit & John McDowell, « Introduction » dans Philip Pettit & John McDowell (dir.), Subject, Thought, and Context, Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 1-15. 17 Hilary Putnam, « L’eau est-elle nécessairement H2O ? », Le Réalisme à visage humain (1990), trad. Claudine Tiercelin, Paris, Le Seuil, 1994. 18 Voir Nussbaum, « Non-Relative Virtues », art. cit., p. 244-247. raison13.indb 90 24/09/10 19:17:18 chaque sphère le type de choix qui est bon ou mauvais. Nous appelons vertu « tout ce en quoi consiste le fait d’être durablement disposé à agir de manière appropriée dans cette sphère » 19. Telle est pour Nussbaum la notion fine ou nominale de la vertu. La tâche de l’éthique est d’aller plus loin et de donner une description complète ou épaisse de chaque vertu en précisant ce qui vaut comme un bon choix dans chaque sphère de l’expérience. Cette description des vertus appartient au projet de réalisme interne. Dans le travail de caractérisation des zones fondamentales de l’expérience humaine nous utilisons les instruments intellectuels et affectifs que nous offrent l’expérience, le langage et l’ensemble des ressources ordinaires qui constituent nos manières de réagir à la vie. Comme l’écrit Nussbaum : Les expériences, le langage et les évaluations qui donnent forme à notre vie nous permettent d’identifier les expériences fondamentales de la vie humaine et cela fournit le point de départ pour enquêter sur ses caractéristiques essentielles. Vient alors la part substantielle de la théorie, où nous expliquons ce qui fait qu’un choix dans une sphère déterminée est bon ou non. Cette manière de présenter la théorie morale rend également compte de l’interprétation que Nussbaum donne d’Aristote 21. Elle soutient que 19 « whatever being stably disposed to act appropriately in that sphere consists in », ibid., p. 245. 20 « We begin with some experiences – not necessarily our own, but those of members of our linguistic community, broadly construed. On the basis of these experiences, a word enters the language of the group, indicating (referring to) whatever it is that is the content of those experiences », ibid., p. 247. 21 Sur sa lecture d’Aristote, voir entre autres The Fragility of Goodness: Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; « Le discernement de la perception : une conception aristotélicienne de la rationalité privée et publique », La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010 ; « Aristotle on Human Nature and the Foundations of Ethics », art. cit. raison13.indb 91 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie Nous partons de certaines expériences, pas nécessairement les nôtres, mais celles de membres de notre communauté linguistique au sens large. Sur le fondement de ces expériences, un mot est introduit dans le langage du groupe, indiquant (se référant à) ce qui se trouve être le contenu de ces expériences 20. 91 24/09/10 19:17:19 92 c’est ainsi que procède Aristote, en sélectionnant les expériences humaines fondamentales et en employant l’ensemble des ressources disponibles dans une communauté d’intérêts, de valeurs et de culture. Il élabore ainsi une liste de vertus dont il donne également une description substantielle. Ce qui intéresse ici Nussbaum, c’est de distinguer les deux étapes, même si ce n’est pas toujours une tâche facile. De fait, le nom même qui permet d’identifier une vertu paraît comporter non seulement la reconnaissance d’une sphère fondamentale d’expérience humaine, mais aussi une thèse normative sur le type de choix qui est juste en l’occurrence 22. Nussbaum soutient pourtant qu’on peut toujours faire cette distinction et que l’éthique aristotélicienne nous permet d’identifier les expériences fondamentales indépendamment de la conception aristotélicienne particulière de ce qui compte comme une bonne action dans ces sphères. Cette description de la théorie éthique établit également un lien important avec la théorie rawlsienne. Rawls introduit une liste de biens premiers : ce sont les conditions nécessaires pour formuler et mettre en œuvre un choix. Nussbaum emploie la stratégie rawlsienne et la distinction libérale générale entre les biens premiers et l’espace de choix autonome qu’ils rendent possible. C’est tout à fait clair dans la manière dont Nussbaum formule la liste des expériences humaines fondamentales. Nussbaum soutient que l’objectif de la politique publique doit être les capacités qui permettent aux citoyens d’accomplir différents types de fonctionnements. Ce n’est donc pas l’accomplissement même de ces fonctionnements, ni la manière dont ils sont mis en œuvre. Si nous considérons par exemple la sexualité, Nussbaum soutient que le choix autonome dans ce domaine concerne à la fois la délibération personnelle sur ce que signifie pour nous que de bien agir et la décision de mettre en œuvre ce fonctionnement ou pas. Nussbaum soutient ainsi contre Rawls que la liste des expériences fondamentales est une liste de fins qui donne « la forme et le contenu généraux de la forme de vie humaine » 23. Dans ce contexte, elle ne parle pas de finesse, mais d’une « théorie épaisse et 22 Nussbaum, « Non-Relative Virtues », art. cit., p. 250. 23 « the overall shape and content of the human form of life », « Human Functioning and Social Justice », art. cit., p. 215. raison13.indb 92 24/09/10 19:17:19 24 « thick vague theory of the good », ibid., p. 214. 25 Elle explicite cette idée à plusieurs reprises. J’ai trouvé particulièrement éclairante la manière dont elle la présente en discutant des conceptions de la sexualité de Richard Posner : voir « Sex, Liberty, and Economics », dans Sex and Social Justice, op. cit., p. 341-354. 26 Pour l’importance de l’histoire et de l’histoire de la philosophie pour l’œuvre de la philosophe, voir « Aristotle, Politics, and Human Capabilities », art. cit., p. 103-104. raison13.indb 93 93 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie vague du bien » 24 : la notion d’épaisseur rend compte de la manière dont la bonne action est susceptible d’une variété de « conceptions locales et personnelles ». L’adjectif « vague » décrit l’idée libérale de finesse, tandis que l’épaisseur donne l’idée que nous assemblons une liste de biens capables (contre Rawls) de donner forme à la vie humaine. Je veux souligner ce geste de Nussbaum. Elle veut défendre l’idée libérale d’autonomie de la délibération et du comportement, tout en l’articulant à une conception téléologique. La protection des libertés de base n’a de sens que parce que nous y voyons la protection des libertés dans les domaines cruciaux de la vie humaine, dans des domaines liés de manière essentielle à la capacité d’être un individu humain 25. La forme téléologique de sa théorie est également liée à ce que j’ai appelé la ligne de réalisme interne. De fait, pour pouvoir désigner certaines sphères d’expérience comme cruciales, nous devons être membres de certaines communautés et avoir élargi nos vies personnelles et notre imagination de différentes manières. Il est très important pour Nussbaum de donner une réponse positive à ces différents besoins philosophiques : le sens libéral de l’importance de la liberté de mener une vie individuelle sans l’oppression d’autrui ; le sens téléologique que la valeur de la liberté tient à ce qu’elle est liberté d’exercer des zones particulières de la vie humaine ; le besoin anti-rationaliste de fonder une telle connaissance de la vie humaine dans l’expérience ordinaire et particulière (affective, intellectuelle, imaginative, historique). Comme j’ai essayé de le montrer, Nussbaum atteint sa position en retravaillant de manière originale ces différentes traditions philosophiques. Nous pourrions aussi utiliser sa propre théorie pour retourner aux auteurs classiques et lire leurs œuvres à la lumière du projet de Nussbaum 26. Elle-même mentionne un certain nombre d’auteurs dont 24/09/10 19:17:19 94 elle dit avoir tiré des arguments solides : Aristote, les stoïciens, Kant et Mill 27. Aristote constitue à l’évidence une de ses sources essentielles d’inspiration et d’interprétation, mais je crois que Mill tient également une place de choix dans cette liste 28. Il me semble particulièrement fécond de revenir à Mill après Nussbaum et de l’affranchir des différentes incompatibilités et tensions qu’on a trop facilement voulu lire dans son œuvre. Travaillant à une époque où il pouvait se permettre de conjuguer des lignes importantes de la culture morale moderne, comme les traditions des Lumières et du romantisme, il pensait que l’éthique se fondait sur une notion riche et renouvelée de l’expérience. Nous apprenons par l’expérience, soutient Mill, mais il s’agit d’une expérience qui doit tenir compte de la variété et des différences de nos perceptions et de nos émotions dues à l’histoire, la communauté, l’éducation. Il pensait que cette conception épaisse de l’expérience peut nous montrer ce qui est crucial dans l’individualité. Chez Mill, comme chez Nussbaum, la liberté est à la fois fine et épaisse : elle permet la délibération personnelle et le choix, mais une telle liberté a un but et une forme qui s’appuient sur une compréhension riche du domaine dans lequel elle opère. La liberté de sa propre vie sexuelle, par exemple, est cruciale parce qu’elle est liberté de faire quelque chose d’une dimension cruciale de son existence. Mill parlait des « intérêts vitaux » afin de faire cette distinction entre les fins. Mill élabore ainsi une défense téléologique de l’idée libérale des droits fondamentaux, fondés dans les expériences ordinaires et amendables au fil des expériences vécues 29. Je voudrais m’arrêter de nouveau sur le caractère épais et vague de la liste des vertus chez Nussbaum. Ce point rejoint des travaux plus récents, et en particulier l’usage central qu’elle fait de la notion de 27 Nussbaum, Sex and Social Justice, op. cit., p. 23. 28 Martha Nussbaum, « Mill on Happiness: The Enduring Value of a Complex Critique », dans B. Schultz & G. Varouxakis (dir.), Utilitarianism and Empire, Lanham, Rowman and Littlefield, 2005, p. 107-124. 29 Voir Piergiorgio Donatelli, Introduzione a Mill, Roma & Bari, Laterza, 2007. raison13.indb 94 24/09/10 19:17:19 30 Elle emploie la notion à différents endroits de son travail antérieur, par exemple dans Women and Human Development. The Capability Approach, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, chapitre 4. Mais elle souligne une évolution dans sa compréhension de la notion à la page 7 de Frontiers of Justice. 31 « [W]e can argue, by imagining a life without the capability in question, that such a life is not a life worthy of human dignity. The argument in each case is based on imagining a form of life […] », Nussbaum, Frontiers of Justice, op. cit., p. 78. 32 Une histoire qui trouve une expression significative dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui établit dans le premier article : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », et dans le premier article de la Loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne de 1949 : « La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger ». La Constitution italienne de 1948 accorde un rôle similaire mais moins important à la notion de dignité, en affirmant dans son troisième article : « Tous les citoyens disposent d’une identique dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales ». Nous trouvons également une référence à la notion de dignité dans différentes déclarations internationales : parmi lesquelles celle contre les discriminations raciales (1965), en défense des droits des handicapés mentaux (1971), la Convention des Nations Unies pour l’élimination des discriminations contre les femmes (1981), la Convention des Nations Unies contre la torture (1984). raison13.indb 95 95 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie dignité dans Frontiers of Justice 30. Elle écrit que l’idée fondamentale qu’elle entend défendre à propos de la notion de capabilité est que, pour chaque domaine de la vie, « nous pouvons soutenir, en imaginant une vie dépourvue de la capabilité en question, qu’une telle vie est dépourvue de dignité humaine. L’argument dans chaque cas se fonde sur l’imagination d’une forme de vie […] » 31. Je pense que la dignité ressaisit les deux idées que Nussbaum veut défendre. Elle exprime d’une part le respect pour l’autonomie et d’autre part le respect pour ce qui est spécifique à la forme de vie humaine. La notion de dignité a une longue histoire et Nussbaum en reprend certains épisodes significatifs dans Frontiers of Justice 32. Mais je voudrais suggérer que la notion de dignité exerce un attrait qui s’est accru au cours des dernières décennies, en particulier à l’occasion des débats éthiques et juridiques sur la bioéthique, et qui indique un concept qu’on devrait distinguer du concept traditionnel. Une place significative est peut-être la Convention du Conseil de l’Europe de 1997 pour la Protection des Droits de l’Homme et la Dignité de l’Être Humain (Oviedo) : on y trouve 24/09/10 19:17:19 96 une notion de dignité humaine qui reprend à la fois l’idée d’autonomie personnelle et l’idée d’un respect de la forme humaine de vie, tel que l’exprime par exemple le préambule qui affirme « la nécessité de respecter l’être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l’espèce humaine et reconnaissant l’importance d’assurer sa dignité ». Dans le récent débat éthique et dans des déclarations comme celles d’Oviedo, le recours à la notion de dignité sert à indiquer le poids moral que nous conférons aux situations et processus naturels, tels que le développement de l’embryon et la recherche sur les cellules souches, alors qu’il n’existe clairement pas de sujet autonome à respecter dans ce cas. La notion de dignité humaine fait ici appel à la forme humaine de ces processus et à leurs liens avec le concept même d’humanité. Je ne peux pas vraiment entrer dans cette question difficile à présent, mais j’ai tendance à voir dans l’usage du terme « dignité » deux notions distinctes mais liées 33. Une notion fait référence au respect de l’autonomie, qui est le respect de la liberté de choisir, ce que saisit par exemple la défense millienne de la liberté ; tandis que l’autre fait référence au respect de la forme de la vie humaine. Cette dernière notion montre notre reconnaissance de l’humanité et elle s’applique aussi aux circonstances où il n’est pas question de respecter une autonomie individuelle ou de montrer du souci pour le bien de quelqu’un, mais où ce qui est en jeu est une forme de respect qui montre notre possession du concept d’être humain. Je crois qu’une ligne philosophique, par exemple depuis G.E.M. Anscombe jusqu’à Jürgen Habermas, a montré la différence entre ces deux notions de dignité (même si ces auteurs méritent d’être corrigés sur plusieurs points). Habermas montre que la source de la pertinence morale des commencements de la vie humaine (qu’il assimile à tort avec son inviolabilité) n’est pas le respect dû à la 33 J’ai développé ces idées dans « L’etica, l’immaginazione e il concetto di natura umana », Rivista di filosofia, 2008, vol. 99, n° 2, p. 229-261 ; « Tre concetti di dignità », dans E. Furlan (dir.), Bioetica e dignità umana, Milano, Franco Angeli, 2009, p. 333-354. Voir également « Manières d’être humain », Cités, 2009, vol. 38, n° 2, p. 47-60. Pour des analyses similaires, voir R. Norman, « Interfering with Nature », Journal of Applied Philosophy, 1996, vol. 13, p. 1-11, S. Holland, Bioethics. A Philosophical Introduction, Cambridge, Polity Press, 2003. raison13.indb 96 24/09/10 19:17:19 97 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie personne (l’embryon/fœtus), le type de respect montré dans la défense des droits de l’homme et de la liberté personnelle, mais un autre type de respect, voisin du respect montré par exemple pour le corps mort d’une personne 34. Nous trouvons des remarques semblables chez Anscombe, en particulier dans un essai tardif comme « The Dignity of the Human Being » 35, où elle relie cette forme de respect pour l’être humain à la reconnaissance de ce qui est caractéristique de la forme de vie humaine. Ainsi le respect pour la grossesse, d’après elle, ne devrait pas être compris comme un respect pour les droits de l’embryon mais pour la procréation, en tant qu’aspect constitutif de l’humanité. J’aimerais formuler plusieurs critiques contre Anscombe, à la fois contre sa compréhension de ce qui est constitutif du concept d’être humain comme quelque chose qui est soustrait à la réflexion et au changement, et contre sa caractérisation plus substantielle des traits qui constituent le concept d’être humain. Mais je veux souligner ici le point qu’elle établit, d’après lequel il existe une forme de respect pour la dignité humaine qui n’est pas dirigé vers la protection des droits individuels, mais vers ce qui fait de certaines activités, de certaines sphères de la nature et manières de vivre l’environnement approprié pour la notion d’être humain, et dont l’absence remet ce concept en question. J’ai évoqué une ligne de pensée à propos de la notion de dignité que je veux relier à ce que fait Nussbaum avec la notion de dignité dans Frontiers of Justice. Comme elle le dit clairement, elle veut défendre une notion aristotélicienne et non kantienne de la dignité, une notion qui ressaisit la beauté et la valeur des différentes formes de vie. Comme elle le soutient à un moment donné, à propos d’une critique de la manière dont Kant trace la frontière entre personne et animal, et en défendant son propre usage de la notion de dignité pour les animaux non-humains, Kant nie un fait qui devrait être évident : 34 Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine (2001), trad. Ch. Boudhindhomme, Paris, Gallimard, 2002. 35 G.E.M. Anscombe, « The Dignity of the Human Being », dans M. Geach & L. Gormally (dir.), Human Life, Action and Ethics. Essays by G.E.M. Anscombe, Exeter, Imprint Academic, 2005, p. 67-73. raison13.indb 97 24/09/10 19:17:19 le fait que notre dignité est seulement la dignité d’un certain type d’animal. C’est le type de dignité animale, et cette dignité particulière ne pourrait pas être possédée par un être qui ne serait pas mortel et vulnérable, tout comme la beauté du cerisier en fleurs ne peut pas être possédée par un diamant 36. 98 Le point qu’établit ce beau passage est également lié au type de perception de la valeur des choses et des êtres vivants qui exige de nous que nous nous concentrions sur chaque type d’existence individuelle, sans avoir besoin de placer cette existence dans quelque ordre idéal que ce soit (une idée cruciale pour le point de vue de Kant). Cela me rappelle une remarque de Murdoch, qui écrit dans La Souveraineté du bien que « le mode d’existence indépendant, gratuit, foncièrement étranger, des mammifères, des oiseaux, des pierres et des arbres éveille naturellement et normalement en nous un plaisir où le moi est oublié ». Et elle ajoute : « Ce n’est pas comment est le monde qui est mystique, mais qu’il soit » 37, rapprochant cette forme de contemplation active à un trait significatif de la pensée de Wittgenstein. Je veux lier cette sorte de dignité, qui dépend d’une certaine forme de vie, à l’autre notion de dignité. Lorsque Nussbaum présente la liste des capabilités comme une manière de donner forme et contenu à notre notion de dignité humaine, elle écrit : « Si les capabilités sont conçues simplement comme des moyens pour une vie dotée de dignité humaine, et pas comme valables en soi, alors ma théorie n’est pas très différente d’une théorie contractualiste ». Il y a des points de convergence entre les deux approches fondées sur des intuitions semblables sur les êtres humains comme égaux moralement. Mais elle écrit : Je crois qu’il demeure des différences subtiles et importantes entre les deux approches. Les capabilités ne sont pas des instruments pour une 36 « [T]he fact that our dignity just is the dignity of a certain sort of animal. It is the animal sort of dignity, and that very sort of dignity could not be possessed by a being who was not mortal and vulnerable, just as the beauty of a cherry tree in bloom could not be possessed by a diamond », Frontiers of Justice, op. cit., p. 132. 37 Iris Murdoch, La Souveraineté du bien, trad. Claude Pichevin, Combas, Éditions de l’Éclat, 1994, p. 104. raison13.indb 98 24/09/10 19:17:19 vie dotée de dignité humaine : elles sont au contraire des manières de réaliser une vie dotée de dignité humaine, dans les différents domaines de la vie où les êtres humains s’investissent de manière typique 38. 38 « If the capabilities are viewed as simply means to a life with human dignity, not valuable in their own right, then my theory is not after all very different from a contractarian theory ». « I believe that there remain important and subtle differences between the two approaches. The capabilities are not understood as instrumental to a life with human dignity: they are understood, instead, as ways of realizing a life with human dignity, in the different areas of life with which human beings typically engage », Frontiers of Justice, op. cit., p. 161. raison13.indb 99 99 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie Il me semble que l’idée de dignité que Nussbaum utilise ici est liée aux deux notions que j’ai distinguées. La notion de capacité est clairement liée à la notion d’autonomie qui est au cœur des théories contractualistes et qui appartient à la défense libérale d’un domaine de choix discrétionnaire. Mais elle tient également à ce que nous accordons de la valeur au fait d’être capable de réfléchir, de choisir et d’agir dans ces domaines essentiels de nos vies. Notre appréciation s’attache à la valeur de la sphère elle-même, par exemple la sexualité, comme matière d’un choix. Nous accordons de la valeur à la liberté et à ce que nous pouvons faire, et la forme que peut prendre cette liberté, dans cette sphère particulière de la vie. L’appréciation de ce qui est précieux pour le type de nature que nous sommes est liée à notre capacité de faire quelque chose de nous-mêmes dans ces différentes sphères. Notre humanité se révèle dans ces capabilités. Pour Anscombe, nous sommes humains parce que nous faisons quelque chose de très particulier du sexe dans nos vies (les vertus chrétiennes associées à la sexualité) c’est-à-dire parce que nous exerçons ces fonctionnements de manière particulière. Au contraire, Nussbaum soutient que nous sommes humains parce que nous sommes capables de choisir quoi faire et comment donner expression à notre nature sexuelle. Nussbaum voit la liberté d’exercer un certain fonctionnement comme constitutive de la notion d’être humain. Elle s’appuie sur les deux notions de dignité. Traiter quelqu’un d’une manière qui ne montre pas de respect pour ses capabilités témoigne d’une incapacité à reconnaître sa pleine humanité : notre réaction s’appuie ici sur notre sens de la forme d’une vie tout entière ; et pourtant, l’absence de reconnaissance est également liée au respect de la liberté. 24/09/10 19:17:19 100 Comme j’ai essayé de le montrer, Nussbaum articule trois traditions différentes, la tradition libérale-rawlsienne, la tradition du réalisme interne et la compréhension aristotélicienne de l’éthique. La ligne aristotélicienne est très importante parce qu’elle offre la théorie de la justification en morale, mais nous avons déjà vu comment Nussbaum la reprend à nouvaux frais au sein de la perspective du réalisme interne. Je veux revenir sur cette question pour finir. Comme nous l’avons vu, Nussbaum soutient que nous avons raison de défendre et de promouvoir la liste des capabilités parce qu’elles donnent contenu et forme à notre notion d’humanité. Nous accordons de la valeur au fait d’être capable d’exercer des fonctionnements fondamentaux parce que ces capabilités sont constitutives du sens de l’humanité. Nous avons vu également comme l’argument du réalisme interne place la notion d’une humanité commune au sein de nos schémas conceptuels et évaluatifs. C’est une notion moralisée dès le départ, comme Nussbaum le soutient très clairement, et en ce sens elle n’est pas métaphysique. Je reviens rapidement sur ce point. Il s’agit d’un élément particulièrement important, puisque différents usages de la tradition aristotélicienne ont cherché à fonder la pensée éthique dans une métaphysique supposée fournir un sol plus ferme, une sphère délivrée de la forme personnelle et historique de l’éthique, de la forme de caractère réactif et créatif de la rencontre morale avec la vie que souligne Nussbaum 39. C’est un trait significatif de la tradition catholique de la loi naturelle, même si elle peut être reformulée avec une subtilité qui tend à masquer cet aspect (comme chez John Finnis). C’est également visible dans l’intérêt récent pour la pensée d’Anscombe considérée comme une œuvre de philosophie de l’esprit et de l’action qui sert de prolégomène à l’éthique : un travail qui peut être poursuivi indépendamment de, et avant de, s’employer au travail de la pensée éthique 40. Je ne peux pas entrer dans ce débat, mais étant donné ces 39 Nussbaum parcourt un certain nombre de ces usages dans « Aristotle, Politics and Human Capabilities », art. cit., p. 104-105. 40 C’était l’attitude d’Anscombe elle-même, au moins à certains moments. Voir par exemple « Modern Moral Philosophy » (Ethics, Religion, and Politics. Collected Philosophical Papers III, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 26-42, voir p. 26) où elle raison13.indb 100 24/09/10 19:17:19 écrit que « it is not profitable for us at present to do moral philosophy, that should be laid aside at any rate until we have an adequate philosophy of psychology » et Intention (1957), trad. C. Michon et M Maurice, Paris, Gallimard, 2002, § 41, où elle écrit qu’une « psychologie philosophique correcte est nécessaire pour un système philosophique d’éthique ». Pour une critique de cette conception, voir P. Winch, « Who Is My Neighbour? », Trying To Make Sense, Oxford, Blackwell, 1987, p. 154-166. 41 Pour ma propre lecture de Murdoch, voir Piergiorgio Donatelli, « Iris Murdoch: concetti e perfezionismo morale », dans Piergiorgio Donatelli & E. Spinelli (dir.), Il senso della virtù, Roma, Carocci, 2009, p. 101-121. Nussbaum discute les conceptions de Murdoch dans « Love and Vision: Iris Murdoch on Eros and the Individual », M. Antonaccio & W. Schwieker (dir.), Iris Murdoch and the Search for Human Goodness, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 29-53. 42 Iris Murdoch, « Metaphysics and Ethics », Existentialists and Mystics, London, Penguin, 1998, p. 59-75 . raison13.indb 101 101 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie traitements de l’idée aristotélicienne d’une fondation de l’éthique dans le concept de nature humaine, ce que Nussbaum en fait me paraît particulièrement significatif. Je voudrais commenter ce qu’elle fait en le comparant à l’usage original que Murdoch fait de l’image de la fondation de l’éthique dans la métaphysique. Le traitement que Murdoch donne de cette question peut également être opposé à celui d’Anscombe. Je ne peux pas entrer ici dans les détails et me contente d’esquisser la question que j’ai à l’esprit 41. Dans son essai « Métaphysique et éthique » 42, Murdoch s’emploie à réhabiliter la notion de métaphysique et elle assemble pour ce faire un ensemble de conceptions hétérogènes (thomistes, hégéliennes et marxistes, qu’elle rassemble sous l’intitulé de moralistes de la loi naturelle). Son premier argument est que les différentes critiques qui ont été adressées à la métaphysique comme fondement de l’éthique ne donnent pas une compréhension adéquate de la notion de métaphysique : elle discute en particulier l’histoire moderne qui va de la distinction humienne entre « être » et « devoir-être » à l’erreur naturaliste de Moore. Ces différentes compréhensions de la notion de métaphysique sont étroites et trahissent elles-mêmes une orientation métaphysique particulière (libérale et protestante, écrit-elle). Mais il est possible de construire une notion de métaphysique qui ne dépende pas du type de considérations logiques offertes lorsqu’un philosophe remarque par exemple une prémisse évaluative manquante dans un argument qui semble tirer des conclusions évaluatives de prémisses purement factuelles 24/09/10 19:17:19 102 ou métaphysiques. Il peut exister une notion différente de métaphysique, conçue comme un modèle général de réalité et d’humanité, qui offre l’arrière-plan en vertu duquel il est possible de donner sens à une certaine conception de l’éthique ; un cadre conceptuel général qui a à la fois un caractère socio-historique et un caractère personnel. Dans cette perspective, la pensée éthique est une activité que nous pouvons comprendre depuis l’intérieur de ce cadre conceptuel général, s’appuyant sur les ressources conceptuelles de notre monde social et les ressources internes de nos usages personnels des concepts, de ce que l’on a fait personnellement de ce qui a du sens (un sens partagé) pour nous tous. Murdoch poursuit pour montrer, en particulier dans les essais recueillis dans La Souveraineté du bien, que la réflexion éthique a pour forme ce processus dans lequel nous nous engageons pour approfondir notre monde conceptuel, et la liberté est cet effort pour comprendre la réalité plus adéquatement, plutôt que pour s’en détacher. La réflexion morale est une forme d’approfondissement de notre monde conceptuel, c’est un exercice personnel par lequel nous gagnons pour nous-mêmes une meilleure compréhension des choses. Comme elle l’écrit : « nous avons une image différente du courage à quarante ans qu’à vingt. Un processus d’approfondissement, processus d’altération et de complexification, prend place. […] La connaissance d’un concept de valeur doit être comprise en profondeur, et pas comme si l’on se branchait sur un réseau impersonnel déjà constitué » 43. Pour résumer ces différentes considérations, nous trouvons chez Murdoch une certaine image réaliste, l’idée que dans la pensée morale nous essayons de mieux voir et percevoir, de manière plus appropriée, la réalité des autres, les existences distinctes des êtres humains et des animaux. Pourtant cette réalité est constituée par le monde partagé d’attitudes, d’émotions, d’opinions et de concepts qui donnent forme à ce que nous voyons et à la manière dont nous réagissons, et qui est transformée par notre effort personnel, qui devient 43 « [W]e have a different image of courage at forty from that which we had a twenty. A deepening process, at any rate an altering and complicating process, takes place. […] Knowledge of a value concept is something to be understood, as it were, in depth, and not in terms of switching on to some given impersonal network », « The Idea of Perfection », Existentialists and Mystics, op. cit., p. 322. raison13.indb 102 24/09/10 19:17:19 Cette enquête demande donc ce que c’est que de vivre bien pour un être humain. Telle que je l’imagine, c’est une question à la fois empirique et pratique. Empirique, parce qu’elle est fondée sur un rapport sensible à l’expérience humaine ; elle cherche à tirer une « description intelligente », comme le dit James, de cette expérience – c’est-à-dire de « ce que nous 103 piergiorgio donatelli Martha Nussbaum, l'éthique et la forme de vie quelque chose de personnel et d’unique sous l’effort de notre énergie interne. Comme l’écrit Murdoch, il est issu de notre entourage et est repris, dans un processus progressif, dans notre espace privé 44. Revenons maintenant à l’idée de fonder l’éthique dans une compréhension métaphysique de l’humanité, et voyons ce qu’il en advient dans le traitement original de Murdoch. Dans sa conception, la notion d’être humain qui constitue le cadre général où nous voulons placer l’éthique, c’est-à-dire l’arrière-plan des réactions, attitudes et concepts qui constituent notre possession de ce concept, n’est absolument pas donnée avant ou indépendamment de ce travail personnel par lequel nous conquérons pour nous-mêmes une certaine articulation conceptuelle. Être capable d’articuler notre pensée à propos des êtres humains et l’idée de liberté dans leur sexualité, par exemple ; être capable de penser leur sexualité de cette manière n’est pas donné par avance, et ne fonde pas la pensée éthique de l’extérieur, mais c’est en soi le résultat de notre effort moral et imaginatif. Une connexion conceptuelle (qui permet de construire le cadre constitutif de la notion d’humanité) est un succès personnel ; elle ne saurait être donnée à l’avance ni exposée comme un test externe de ce travail personnel. Il me semble que c’est ce qui est puissamment argumenté et élaboré par Nussbaum tout au long de son œuvre, et qui trouve une expression significative dans les essais recueillis dans La Connaissance de l’amour 45. Elle résume cette position en commentant la méthode adéquate en éthique, qu’elle articule à sa lecture (entre autres) d’Aristote. Elle écrit : 44 Ibid., p. 319. 45 Sandra Laugier relie la réflexion de Nussbaum aux thèmes que j’ai évoqués ici et développe de manière riche et suggestive cette ligne de pensée dans son article « Concepts moraux, connaissance morale », dans Sandra Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006, p. 147-191. raison13.indb 103 24/09/10 19:17:19 percevons et grâce à quoi nous prenons la mesure de ce qui nous arrive en tant qu’êtres sociaux ». (Il ne s’agit pas, comme Kant le pensait, d’une enquête a priori.) Pratique, parce que menée par des gens qui sont euxmêmes engagés dans des actions et des choix et qui considèrent qu’elle a des conséquences sur leurs propres fins pratiques. Ils ne mènent pas l’enquête de manière « pure » ou détachée, en demandant ce que peut être la vérité pour les valeurs éthiques comme s’ils recherchaient la description de quelque entité platonicienne séparée 46. 104 La recherche de ce qui est véritablement humain n’est pas la recherche de caractéristiques qui appartiennent à la notion de nature humaine que nous pourrions exposer indépendamment de la pensée morale elle-même. Il n’y a rien de tel qu’une justification de nos réactions morales par le recours à des faits nous concernant, disponibles dans d’autres termes que ceux qu’exemplifient nos réactions morales elles-mêmes. Ce qui justifie, la nature humaine, est au même niveau que ce qui est justifié, la moralité. Comme l’écrit Nussbaum, la recherche des caractéristiques constitutives de l’humanité est quelque chose que nous pouvons poursuivre depuis une expérience partagée et un engagement qui est ce qui caractérise dès le départ notre intérêt éthique. Nous participons à la recherche de ce qui est essentiel à l’humanité, non pas en tant qu’observateurs détachés du phénomène de l’humanité, mais en tant que participants. On pourrait montrer, je crois, comment, en de nombreux moments de sa pensée, Anscombe est attirée par une notion différente et plus traditionnelle de justification, où les niveaux respectifs de ce qui justifie et de ce qui est justifié sont soigneusement distingués, mais je ne peux m’arrêter sur ce point. J’ai simplement voulu indiquer l’importance que revêt ce moment du travail de Nussbaum pour nous libérer d’une certaine fascination pour le solide fondement métaphysique sous ses différentes conceptions possibles. Le travail de Nussbaum est un bon remède contre les sources de cette fascination. Traduit de l’italien par Solange Chavel 46 Nussbaum, La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 47-48. raison13.indb 104 24/09/10 19:17:19 PUBLICISATION DE L’ESPACE PRIVÉ ET PRIVATISATION DE L’ESPACE PUBLIC Michela Marzano* Milan Kundera, Les Testaments trahis (1993) Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la dimension totalitaire du fascisme apparaît au grand jour. Même si la notion de totalitarisme est encore un objet de controverses 1, tout le monde s’accorde sur le fait que le fascisme cherchait explicitement à prendre le contrôle de la société tout entière, jusqu’à faire disparaître cette dernière à l’intérieur d’un État « total ». Lorsque la Déclaration universelle des droits de l’homme est adoptée le 10 décembre 1948, les Nations Unies insistent, parmi les droits à protéger, sur le droit au respect de la vie privée des individus : « Nul ne fera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance » (art. 12). Cette protection contre toute intervention arbitraire vise à éviter que les citoyens soient démunis face à la puissance de l’État. C’est pourquoi la police n’a pas le droit de pénétrer chez quelqu’un sans que des raisons très graves le justifient ou sans l’accord préalable d’un magistrat ; c’est pourquoi est institué le secret 105 raison publique n° 13 • pups • 2010 Le privé et le public sont deux mondes différents par essence et le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un homme puisse vivre en homme libre. Le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable et les arracheurs de rideaux sont des criminels... Il en va de la survie ou de la disparition de l’individu. * Michela Marzano est Directeur de recherche au CNRS et membre du CERSES. 1 Voir à ce propos : E. Traverso (dir.), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Le Seuil, 2001. raison13.indb 105 24/09/10 19:17:19 106 médical, un médecin ne pouvant révéler les éléments du dossier médical d’une personne sans son consentement ; c’est pourquoi on invoque la protection de l’image ou de l’intimité des individus, etc. Dans ce contexte, le législateur a pris tout au long des années d’aprèsguerre un certain nombre de mesures destinées à protéger l’intimité des citoyens 2. Ainsi, en France, la loi du 17 juillet 1970 sur le respect de la vie privée interdit-elle, entre autres, les écoutes téléphoniques et les prises de photographie à l’insu des individus. Quant à la loi du 6 janvier 1978, elle crée la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL) afin d’éviter que la police ou certaines compagnies d’assurances ne se servent des nouveaux moyens informatiques ou des nouvelles technologies de l’information pour pénétrer dans la vie privée des citoyens. Dans les deux cas, il s’agit de mesures de protection qui relèvent d’une philosophie politique libérale : faire du « secret » un droit de l’individu semble en effet aller de pair avec la reconnaissance du pouvoir émancipateur de ce que Locke appelait le droit des particuliers à « l’indifférence » de leurs concitoyens. La pensée libérale, depuis les guerres de religion du xvie siècle, avait par ailleurs souligné l’importance de cette relative « indifférence » pour l’épanouissement humain. Ce vaste mouvement d’émancipation de l’individu, consacré par la philosophie des Lumières, puis par les politiques libérales du xixe siècle – et interrompu avec l’ère des totalitarismes –, reprend de plus belle après 1945, en y associant en outre une dimension sociale. Ce n’est pas un hasard si, dans les années 1970, on assiste à un véritable « changement de paradigme social ». Du modèle « paternaliste », selon lequel l’autorité religieuse, morale ou politique pouvait constamment interférer avec la liberté des individus au nom du Bien ou de la prévention du Mal, on passe à un modèle 2 Par « intimité » nous entendons ici l’ensemble des liens qu’un individu décide de retrancher de l’espace social des échanges afin d’élaborer, comme le dit Michaël Foessel, « son expérience à l’abri des regards » (La Privation de l’intime, Paris, Le Seuil, 2008, p. 13). De ce point de vue, nous utiliserons, dans ce texte, les termes « intime » et « privé » de façon interchangeable, car par « privé » nous ne nous référons pas, ici, à un espace régi par le « droit privé » ou par les « lois économiques du marché », mais à l’espace que l’individu cherche à soustraire du regard et du contrôle étatiques. raison13.indb 106 24/09/10 19:17:19 3 Pour une critique du paternalisme, voir notamment : Gerard Dworkin, « Paternalism », The Monist, 1972, vol. 56, p. 64-84 ; Joel Feinberg, « Legal Paternalism », Canadian Journal of Philosophy, 1971, vol. 1. Pour Dworkin, on peut qualifier de paternaliste toute intervention sur la liberté d’action d’une personne, « se justifiant par des raisons exclusivement relatives au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux intérêts ou aux valeurs de cette personne ». Pour Feinberg, on peut distinguer entre une forme légère de paternalisme qui serait légitime, lorsque l’intervention d’un tiers est liée à l’incompétence d’une personne, et une forme plus lourde et illégitime, qui revendique une action directive sur une personne, indépendamment de son degré de compétence. 4 « Je souhaite que ma vie et mes décisions dépendent de moi et non de forces extérieures quelles qu’elles soient… je désire être un sujet et non un objet […]. Par dessus tout, je désire me concevoir comme un être pensant, voulant, agissant, assumant la responsabilité de ses choix et capable de les justifier en s’appuyant sur sa propre vision des choses », Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », dans Éloge de la liberté (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 179. 5 « Ces dernières années, la société a changé et les individus aussi ; ils sont de plus en plus divers, différents et indépendants. Il y a de plus en plus de catégories de gens qui ne sont pas astreints à la discipline, si bien que nous sommes obligés de penser le développement d’une société sans discipline » (Michel Foucault, « La société disciplinaire en crise » [1978], Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, p. 532-533). raison13.indb 107 107 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public « individualiste » qui valorise l’autonomie et la liberté individuelles, modèle selon lequel personne ne peut mieux que l’individu lui-même déterminer sa conception du Bien, et donc ce qu’il veut ou ne veut pas faire 3. C’est un moment d’euphorie. Pendant quelques années, on a le sentiment que le rêve du philosophe libéral Isaiah Berlin (évoquant le désir intrinsèque de tout homme de devenir sujet de sa propre vie) est sur le point de se réaliser 4. Progressivement, la société disciplinaire, si bien décrite par Michel Foucault, semble laisser la place à une société post-disciplinaire 5. Pourtant, l’histoire récente de la fin du xxe et du début du xxie siècle ne tient pas ces promesses d’émancipation. Le développement des nouvelles technologies (Internet, biométrie, tests génétiques, etc.) semble rendre possible un nouveau contrôle des individus, jusque dans leur intimité et leurs secrets. Dès le début des années 1990, le philosophe Charles Taylor et le sociologue Anthony Giddens avaient pointé l’existence d’un certain nombre de dangers pour les libertés individuelles. Dans la droite ligne des réflexions de Tocqueville sur le despotisme doux qui menace les sociétés égalitaires et individualistes, Taylor estime que la puissance apportée 24/09/10 19:17:20 108 par l’utilisation des technologies ne peut qu’augmenter les risques d’un « pouvoir tutélaire » de la part de l’État 6. Giddens, lui, dénonce l’émergence d’une nouvelle forme de surveillance de la part de l’État, un contrôle subtil mais de plus en plus puissant grâce à l’informatique et à la télématique 7. Étrangement, les pouvoirs néolibéraux qui avaient fait de l’émancipation de l’individu contre l’oppression d’État leur cheval de bataille restent indifférents à ces questions. Quand ils n’encouragent pas, au contraire, ce mouvement de contrôle, car leur propos n’est finalement pas de libérer l’individu comme l’avaient proclamé au début des années 1980 les « révolutions » de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, mais de libérer les puissances privées (entreprises, fondations, grandes fortunes) des régulations étatiques 8. Le simple individu n’est pas leur préoccupation. En fait, ils veulent mieux le contrôler afin qu’il ne proteste pas contre un système qui apparaît de plus en plus inégalitaire et oppressant. L’évolution la plus récente de nos sociétés semble donner raison aux analyses de Taylor et de Giddens… Comment interpréter en effet l’utilisation de plus en plus répandue des caméras de surveillance ou le recours à des fichiers contenant des renseignements d’ordre privé des citoyens, sinon comme un retour du contrôle étatique ? Utilisées d’abord en Angleterre, les caméras de surveillance sont désormais présentes dans de nombreuses villes européennes : des gares aux aéroports en passant par les grandes surfaces et les centres-villes. De plus en plus performantes, elles peuvent surveiller un champ de 6 Charles Taylor, The Malaise of Modernity, Toronto, Anansi, 1991. 7 Antony Giddens, La Constitution de la société (1984), Paris, PUF, 2005. 8 « La mondialisation et l’idéologie néolibérale entraînent une redéfinition de la place et des missions de l’État. […] Le néolibéralisme exigeant toujours moins d’intervention étatique dans la sphère économique ainsi qu’une réduction continue ou privatisation des dépenses sociales, le pouvoir étatique se voit contraint de se replier sur sa fonction policière de gestion du territoire et des populations » (Mathieu Bietlot, « Du disciplinaire au sécuritaire : de la prison au centre fermé », Multitudes, 11, 2003. Article en ligne, consultable sur le site : <multitudes.samizdat.net/article.php3?id_ article=103#nb1>). raison13.indb 108 24/09/10 19:17:20 9 La loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 vise le développement d’une meilleure utilisation de la vidéosurveillance pour en faire un outil de lutte contre le terrorisme. 10 « La gare du Nord ne doit pas faire la Une toutes les semaines », déclare le Premier ministre François Fillon en octobre 2007, au lendemain d’une série d’accidents survenus dans la gare parisienne. « On va être extrêmement sévère » et « mettre des moyens supplémentaires », promet alors F. Fillon. « On va mettre des caméras partout », dit-il, en insistant notamment sur le renforcement de la vidéosurveillance dans la galerie commerciale (Le Figaro, 10 octobre 2007). 11 Jeremy Bentham, Le Panoptique (1780), Paris, Mille et Une nuits, 2002. raison13.indb 109 109 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public vision sur 360 degrés ; certaines sont munies de zooms capables de lire les prix frappés par une employée de caisse ou une plaque minéralogique à 300 mètres de distance ; d’autres, dites intelligentes, comportent des détecteurs qui donnent l’alerte en cas d’incident. Leur emploi est justifié au nom de la sécurité des citoyens, comme un moyen efficace pour lutter contre le terrorisme 9 et contre la délinquance 10. Elles n’ont jamais permis d’éviter les délits, mais il est vrai qu’elles ont permis, dans certains cas, de retrouver plus facilement les auteurs de ces forfaits. Le jeu en vaut-il cependant la chandelle ? Ne s’agit-il pas d’une intrusion intolérable dans la vie privée des individus qui permet à certains de « voir » les autres, sans qu’ils puissent à leur tour « voir » ceux qui les observent ? Voici venu le rêve terrifiant de Bentham. Pour ce philosophe anglais du xviiie siècle, l’âge moderne devait se donner les moyens de dissuader l’individu des actions « anormales », tout en le persuadant constamment de se comporter « normalement ». Les panoptiques, ces maisons de « certitude » avec un œil central capable de tout voir sans être vu, étaient au départ conçus pour remplacer les anciennes prisons afin de rendre les détenus totalement et constamment visibles 11. La prison devait être de forme circulaire, chaque détenu occupant une cellule individuelle qui donnait, à l’intérieur, vers un cylindre dans lequel était censé se placer le surveillant. Le détenu ne pouvait jamais savoir si le cylindre central était occupé, et donc si le surveillant était présent pour l’observer. Ainsi devait-il être conduit à intégrer le système de surveillance dans son propre comportement. Le système se régulait sans l’emploi de la force, par la propre logique contraignante du panoptique. Bentham imaginait que cette logique était généralisable : « Toutes les fois que l’on traite une multiplicité d’individus à qui une tâche ou une forme particulière 24/09/10 19:17:20 110 de comportement doit être imposée, le schéma panoptique peut être employé ». Le panoptique devait en effet permettre au surveillant de juger d’un coup d’œil comment fonctionnent non seulement les prisons, mais aussi une armée, un hôpital, une école ou une usine. Cela devait être une façon simple de réformer les mœurs, de préserver la santé, de fortifier l’industrie et d’alléger les charges publiques. À l’époque, le panoptique resta le rêve d’un intellectuel qui voulait « maximiser le bien du plus grand nombre ». Aucun bâtiment public ne fut construit selon les instructions de Bentham. Mais aujourd’hui, le « principe » du panoptique semble avoir fait son chemin et conquis non seulement les autorités, mais aussi un certain nombre de « marchands de la peur » qui surfent sur la vague sécuritaire pour accroître leurs profits. Qu’il s’agisse des groupes immobiliers ou des banques, nombreux sont les acteurs économiques qui s’engouffrent dans le marché de la télésurveillance. En 1998, par exemple, la BNP crée BNP Protection Habitat, qui offre à ses clients, contre le règlement d’un abonnement mensuel, un système d’alarme et un service de télésurveillance protégeant en permanence leur domicile. Comme l’explique Jacques Guinault, directeur de BNP Protection Habitat : « Il y a en France un marché de la sécurité qui se développe, mais qui est encore mal organisé. Sachant que notre métier est de sécuriser des biens, nous pensons que nous avons toute légitimité pour proposer à notre clientèle notre savoir-faire en ce domaine » 12. C’est la peur qui pousse les gens à utiliser toutes sortes de moyens pour surveiller les autres ; mais la surveillance généralisée ne fait que renforcer cette peur, puisqu’elle consacre la méfiance vis-à-vis des autres. Les caméras de surveillance deviennent ainsi un moyen de contrôle qui, au lieu de dissiper la peur, dresse les individus les uns contre les autres. C’est ce que montre le succès en Angleterre de la chaîne privée Shoreditch TV. Son programme propose aux abonnés de visionner sur leur moniteur les images fournies par les caméras de surveillance installées à Shoreditch, un quartier « populaire » de l’est de Londres. Au moindre élément qu’ils jugent suspect, les téléspectateurs sont invités à appeler la police qui, si elle l’estime nécessaire, 12 Cité par Hacène Belmessous, « Voyage à travers les forteresses des riches », Le Monde diplomatique, novembre 2002. raison13.indb 110 24/09/10 19:17:20 Dans les années 1990, un autre tournant s’observe dans la vie politique démocratique, avec l’irruption de la vie privée sur la scène publique. On commence à parler de « transparence » : il faut que les électeurs puissent être au courant de ce qui se passe au sommet de l’État. Et pas seulement au sommet. C’est la période, en France, des scandales liés au financement de partis et, en Italie, des enquêtes des juges contre la corruption. Les hommes politiques ont mauvaise presse. Les gens se méfient d’eux. Le discours politique, affaibli, choisit la voie de la proximité. Mais c’est une proximité ambiguë qui conduit peu à peu à la privatisation de l’espace public. Avec, comme conséquence, un effacement ultérieur des barrières entre vie privée et vie publique. Les affiches de campagne montrent les candidats entourés de leurs proches. Les journalistes et les animateurs de télévision cherchent à faire apparaître l’homme ou la femme qui se cache derrière le politicien. Les hommes politiques endossent l’habit du people, ce qui les amène à intervenir non seulement dans des débats de société, mais aussi dans diverses émissions de variété et de divertissement. Ce n’est plus leur programme qu’ils proposent aux citoyens, mais leur image : une image qu’ils cherchent à vendre comme n’importe quel autre produit de consommation. raison13.indb 111 111 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public interviendra dans les meilleurs délais. L’initiative vient d’une association de rénovation urbaine, Shoreditch Trust, qui se propose d’améliorer la sécurité et de redorer l’image du secteur, un des plus pauvres de Londres, à deux pas de la City. À terme, Shoreditch Trust projette d’étendre son offre à tout le pays. Le slogan de la chaîne se veut rassurant : « Combattez le crime depuis votre canapé ». Mais, sans même parler des conséquences pénibles auxquelles ce type de pratique peut conduire (comme le fameux « délit de faciès »), elle renvoie à la tentation toujours présente chez l’être humain d’exercer un contrôle sur les autres. Comment ne pas songer aux techniques de contrôle dont parle Orwell dans 1984, lorsque celui-ci imagine un monde pacifié par la peur, un monde où la « police de la pensée » traque jusqu’aux expressions des visages, où les caméras sont partout, prêtes à repérer chaque geste et à interpréter chaque pensée ? 24/09/10 19:17:20 112 Progressivement, le système politique classique semble laisser la place au gouvernement de l’opinion. C’est au moins ce qui est arrivé en Italie à partir des années 1990, avec l’entrée en scène politique de Berlusconi. Silvio Berlusconi, en effet, n’est pas tant un industriel très puissant, le propriétaire de trois chaînes de télévision, qui a décidé d’entreprendre une carrière politique ; il est celui qui a pu entrer dans le jeu politique justement parce qu’il est devenu le puissant patron de trois chaînes de télévision et d’un club de foot, et qu’il a compris que cette position exceptionnelle pouvait facilement lui donner accès au pouvoir 13. Le Cavaliere, comme on l’appelle en Italie, saisit très vite l’importance que peut avoir la politique de « séduction » sur les électeurs : pour conquérir les gens, il faut parler leur langage, qui est désormais le langage de la télévision et des people ; pour devenir un modèle, il faut valoriser son apparence, exhiber ses succès en affaires et sa richesse matérielle. C’est pourquoi il ne faut pas sous-estimer Silvio Berlusconi. En dépit de ses gaffes, de ses ignorances historiques et de ses déclarations maladroites – ne pas oublier la fois où, au Parlement européen, il lance au député allemand Martin Schulz qui le critique : « Je sais qu’en Italie il y a un producteur qui est en train de monter un film sur les camps de concentration nazis. Je vous proposerai pour le rôle de kapo. Vous êtes parfait » –, Berlusconi possède un don indéniable pour transformer en spectacles ses moindres gestes et se retrouver la plupart du temps au centre de l’attention. C’est dans ce contexte que s’inscrit notamment sa mise en scène physique. À une époque où le paraître est roi, le Cavaliere a su faire de son propre corps une icône de sa réussite. En rupture avec les hommes politiques italiens traditionnels, il s’est toujours montré bronzé, souriant, riche, élégant… En phase avec la société du spectacle, il a fabriqué le spectacle d’un sourire inoxydable et d’un bronzage permanent. En phase avec le mythe contemporain du contrôle du corps, il a surfé sur la vague d’un corps sportif et toujours jeune qui semble vaincre tous les obstacles matériels et renvoyer à la toute-puissance de la volonté. Le corps doit être « toujours en forme », objet permanent d’un recyclage pour rester « jeune » et « efficace ». Dans une société du paraître, le 13 Norberto Bobbio, Contro i nuovi dispotismi, Bari, Dedalo, 2004, p. 76. raison13.indb 112 24/09/10 19:17:20 113 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public corps de l’homme politique change de statut. Il ne renvoie plus au corps immatériel de l’État, mais au corps bien maîtrisé d’un homme qui incarne parfaitement le triptyque sport, télévision et entreprise 14. Et lorsqu’on l’interroge sur ses liftings, ses transplantations de cheveux et ses régimes drastiques, non seulement Berlusconi assume – « Qui peut se le permettre, avec les progrès de la chirurgie et de la science, doit effectuer ce genre d’intervention » –, mais il revendique ses opérations, en évoquant ses obligations de « représentation internationale du pays ». Il en va de même pour ses prouesses au lit : au lieu de « préserver » sa vie privée, il la met en scène et la transforme en un puissant argument électoral. C’est ainsi qu’en pleine campagne, lorsqu’une dame lui dit son émotion de le rencontrer, il répond : « Mais que diriez-vous quand vous aurez passé une nuit d’amour avec moi » ! C’est bien délibérément que Berlusconi inaugure une nouvelle forme de « transparence » en matière de communication sur sa vie privée. C’est pour lui une façon de se rapprocher des électeurs, de les séduire, de les enchanter avec des récits dignes d’un people. Comme si le but de sa politique était désormais de transformer chaque Italien en personnage d’une série télévisuelle… Ce qui permet en même temps au Cavaliere de faire diversion et d’occulter son impuissance politique face aux problèmes réels des gens. Au fond, Berlusconi semble avoir appris par cœur la leçon de Guy Debord, lorsque celui-ci expliquait que « le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil » 15. Nicolas Sarkozy semble avoir à son tour bien compris l’importance de la « transparence » et de la mise en scène de sa vie privée. C’est ce qu’il a fait tout au long de sa campagne présidentielle. Et c’est ce qu’il continue à faire aujourd’hui, en tant que Président de la République. Preuve en est le grand spectacle du 8 janvier 2008, huit mois après son accession à la présidence de la République, lors de sa première grande conférence de presse. Alors que sa cote de confiance fléchit dans les sondages, il parvient à brouiller les repères en mélangeant allégrement 14 Pierre Musso, Berlusconi, le nouveau Prince, Paris, Édition de l’Aube, 2003. 15 Guy Debord, La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992, p. 25. raison13.indb 113 24/09/10 19:17:20 114 vie publique et vie privée, déclarations de principe et révélations personnelles. Son discours s’ouvre de façon solennelle : son but est de défendre une « politique de civilisation » censée pouvoir « remettre l’homme au cœur de la politique » et « réhumaniser la société » : « J’ai été élu en proposant une véritable rupture avec les habitudes de pensée, les comportements, les idées du passé qui ont conduit notre pays dans la situation où il se trouve. J’ai été élu au terme d’une campagne dans laquelle les valeurs ont tenu une place centrale alors que, depuis des décennies, il n’était quasiment plus possible d’évoquer les valeurs dans le débat politique ». Cependant, après avoir terminé son discours, face aux questions insistantes des journalistes sur le pouvoir d’achat, le président choisit la voie de la diversion : « Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je vide des caisses qui sont déjà vides ? Réduire le débat politique français à la seule question du pouvoir d’achat, c’est absurde ». Ce qui est sans doute vrai. C’est pourtant lui qui, lors de sa campagne, s’était présenté comme « le président de l’augmentation du pouvoir d’achat ». Et c’est toujours lui qui, au lieu de prendre au sérieux les difficultés des Français, annonce ses intentions vis-à-vis de Carla Bruni. Comme si ses histoires d’amour pouvaient suffire à détourner l’attention de l’opinion publique des problèmes du moment. En quelques mois, qu’il s’agisse de grèves ou de négociations sur les salaires, n’a-t-il pas utilisé la carte du détournement, en exploitant des événements intimes – et qui aurait dû le rester ? On a ainsi eu droit successivement à une habile communication médiatique sur son divorce, puis sur sa relation avec l’ancien mannequin italien, le tout avec la complicité d’une certaine presse, jadis plus discrète sur ces questions privées. Coups médiatiques ou nouvelle façon de gérer la « chose publique » ? Sarkozy s’inscrit certes dans la tradition royale et les habitudes de la cour comme déjà ses prédécesseurs. Mais lui, il le fait de manière spectaculaire 16. Comme l’explique bien le sociologue allemand Norbert Elias, qui a fait de la cour du Roi Soleil le paradigme de la société de cour, celle-ci obéit à trois grands principes : le paradoxe de la distance et de la proximité (en un lieu clos, si possible, comme Versailles, en dehors du 16 Pierre Musso, Le Sarkoberlusconisme, Paris, Édition de l’Aube, 2008. raison13.indb 114 24/09/10 19:17:20 monde), la réduction de l’identité à l’apparence (donnant ainsi au corps et au langage toute son importance), la force de l’illusion – la mise en scène d’une représentation du pouvoir absolu, comme le montre bien le fameux carrousel des 5 et 6 juin 1662, donné aux Tuileries, où chacun occupe une fonction particulière autour de l’astre solaire 17. La mise en scène de la vie privée du roi et de la reine se faisait au service de la monarchie et de son pouvoir absolu. Que dire alors de ce nouvel étalage de la vie privée de la part de certains hommes politiques contemporains ? 17 Norbert Elias, Société de cour (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1974. 18 Jürgen Habermas, Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Paris, Payot, 1997. raison13.indb 115 115 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public Dans son livre paru en 1962, Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, le philosophe allemand Jürgen Habermas analyse la constitution historique de ce qu’il appelle « l’espace public » 18. Caractérisé par la présence de « personnes privées faisant un usage public de leur raison », l’espace public permettrait aux citoyens de contrecarrer l’arbitraire du pouvoir d’État. Que reste-t-il de cet « espace public » dès lors que « privé » et « public » interfèrent sans cesse et que l’argumentation politique laisse la place à une politique « spectaculaire » et « sensationnelle » ? L’espace public n’a-t-il pas tout simplement disparu en tant que tel ? Convictions personnelles, émotions et sentiments remplacent progressivement les programmes politiques : les questions sociales sont traitées comme des questions personnelles ; les questions politiques deviennent des affaires d’image. Le principal instrument de l’action politique est l’émotion. Voilà pourquoi les politiques manifestent tant d’indignation, feignent d’être émus et parlent plus de leurs convictions que de leurs décisions. La posture de l’homme politique n’est plus seulement celle de la rationalité, mais celle de l’émotion. C’est ce que disait d’ailleurs sans détour Nicolas Sarkozy au compositeur Didier Barbelivien : « On fait le même métier, qui est de susciter des émotions chez les gens ». Ce 24/09/10 19:17:20 116 genre d’aveu mérite qu’on s’y arrête un instant, car il est lourd de sens. Quelle est la place des sentiments en politique ? Son usage est-il neutre ? La passion la plus mobilisée est sans aucun doute la compassion : une compassion niaise vis-à-vis des misères du monde qui se pare des plus beaux discours sans cependant jamais se transformer en action politique, car elle vise à culpabiliser. On cherche à toucher la « fragilité affective » des gens, comme le souligne la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, en installant ceux qu’on présente comme l’objet de la compassion dans une posture d’assistés. Et, par là même, on ne les reconnaît pas réellement dans leur souffrance, car on attend d’eux qu’ils se prennent en charge. « C’est l’appel à l’initiative, à l’autonomie, à la nécessité de se prendre en main, explique Mme Revault d’Allonnes. Le “bon” pauvre doit prouver qu’il veut s’en sortir pour obtenir de l’aide » 19. C’est au fond le conte de fée d’un homme comme Berlusconi ou Sarkozy : il suffit de vouloir pour pouvoir ; nous avons réussi, maintenant c’est à vous de le faire… Et la boucle est bouclée, car la politique-spectacle n’est au fond que la mise en scène continue d’une compassion qui se regarde dans le miroir de la réussite personnelle et qui se laisse contempler dans toute sa splendeur. Ce que Guy Debord avait déjà très bien vu : Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’autoportrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. […] Si le spectacle, pris sous l’aspect restreint des moyens de communication de masse, qui sont sa manifestation superficielle la plus écrasante, peut paraître envahir la société comme une simple instrumentation, celle-ci n’est en fait rien de neutre, mais l’instrumentation même qui convient à son auto-mouvement total 20. Qu’il s’agisse de Berlusconi ou de Sarkozy, les deux hommes politiques mettent en scène leur existence et leur réussite pour toucher les électeurs de façon intime, pour susciter leurs émotions et mobiliser leurs passions. Ils font appel à la compassion en s’apitoyant sur le sort des 19 Myriam Revault d’Allonnes, L’Homme compassionnel, Paris, Le Seuil, 2008, p. 25. 20 Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p. 26. raison13.indb 116 24/09/10 19:17:20 raison13.indb 117 117 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public plus malheureux. Mais dans le même temps ils organisent le spectacle d’un pouvoir qui s’impose grâce à leur prétendu charisme personnel. Le succès privé, notamment avec les femmes, est utilisé comme la preuve irréfutable que nous sommes bien en présence d’un leader, gage de la réussite nationale… Ainsi la vie politique, la vie mondaine et la vie privée sont-elles systématiquement mélangées. On assiste à un brouillage volontaire des frontières et des genres. Ce qui fait qu’on ne comprend plus ce qui relève de la fonction, et donc du symbolique, ce qui relève de l’image, et donc de l’opinion, et ce qui relève de l’être, et qui délimite la sphère d’action privée. Peut-on réduire la fonction symbolique de l’homme politique à sa visibilité et à sa popularité, et donc plus généralement au « paraître » du spectacle ? N’y a-t-il pas un épuisement du politique lorsque l’espace public est envahi par la dimension privée ? La distinction entre sphère publique et sphère privée est certes ambiguë. Il n’y a pas une frontière tracée une fois pour toutes entre les deux. Croire le contraire signifie avoir une conception bien peu réaliste des comportements humains et des rôles sociaux. Il suffit d’observer les êtres humains pour se rendre compte que chacun cherche à s’orienter sur la scène du monde et à composer avec les différentes dimensions de son être. Parfois, un individu joue des rôles qu’il a appris par cœur. D’autres fois, il invente un nouveau scénario et n’occupe plus la place attendue. Au fond, personne ne suit de façon cohérente un certain nombre de principes établis une fois pour toutes. Chaque individu cherche à identifier ses objectifs, ses aspirations, ses désirs, mais chacun évolue au fil du temps et peut toujours modifier ses préférences au cours de son existence. D’autant que, le plus souvent, l’individu est déchiré entre l’envie de se projeter en avant, de construire son rôle public et de jouer son personnage, et le besoin de se mettre à nu, de donner à voir une partie intime de son être. Tout au long de son existence, l’individu cherche à s’adapter au monde qui l’entoure, mais il a aussi besoin d’échapper au contrôle et d’être « authentique ». Dans cette société de spectacle où l’expérience individuelle devient vite une sorte de vérité collective, on assiste tout à la fois à la publicisation de l’espace privé et à la privatisation de l’espace public : on étale sa vie privée pour promouvoir son image publique, tandis que l’image publique est 24/09/10 19:17:20 utilisée comme une preuve de réussite et de bonheur privés par le biais d’un langage truffé de références pseudo-thérapeutiques (de l’« estime de soi » jusqu’aux « sentiments partagés », en passant par la « confiance »). Mais est-il encore possible « d’être soi » dans un monde où il n’y a plus aucun espace « d’indifférence négociée » ou d’« inattention courtoise », pour employer les formules du sociologue Erving Goffman 21 ? Comment faire encore la différence entre ce qui relève du privé, de l’affectif ou encore de l’émotionnel, lorsqu’on a le sentiment que tout « doit » être dit dans l’espace public ? La possibilité d’être « différent » et « non conforme » n’est-elle pas la base même du vivre-ensemble démocratique ? 118 Le nouveau pouvoir s’expose en se posant comme « transparent ». Cette exigence postmoderne de transparence est politiquement dramatique pour le pouvoir ; elle est en outre contestable d’un point de vue éthique. La « demande de vérité », en effet, ne cesse de questionner le corps social et de se poser dans plusieurs domaines de la vie. Qu’est-ce cependant que la vérité ? Y a-t-il toujours « une » vérité à découvrir, dévoiler, connaître ? Le secret s’oppose-t-il, en tant que tel, à la vérité ? Étymologiquement, le terme « secret » renvoie aux notions de distinction et de séparation et, de façon plus générale, à tout ce qui est mis à distance : une mise à distance qui peut concerner un seul individu, ou plusieurs personnes ; qui peut avoir comme contenu quelque chose d’éphémère ou de fondamental. Dans le cas du secret intime, par exemple, c’est la mise à distance des autres qui permet à quelqu’un de garder une sphère privée et de se protéger de l’indiscrétion d’autrui. Le secret devient ainsi ce que chaque individu possède en propre ; ce qu’il a de plus personnel et de plus intime ; ce qui lui permet d’empêcher les autres de pénétrer dans son monde intérieur et ne pas être à la merci de l’indiscrétion généralisée. C’est pourquoi même un philosophe comme Kant – qui fait de la véracité un devoir de chaque être humain – reconnaît, dans la Métaphysique des mœurs, que « tout homme a ses secrets et il ne doit pas les confier aveuglément à autrui, en partie à cause de la manière de penser dénuée de noblesse 21 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne (1959), Paris, Minuit, 1973. raison13.indb 118 24/09/10 19:17:20 22 E. Kant, Métaphysique des mœurs (1796), trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 1994, I, IIe partie, sec. II, § 47. 23 Ibid., I, Ire partie, sec. II, § 9. raison13.indb 119 119 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public de la plupart, qui en feront un usage qui lui sera nuisible, et en partie à cause du manque d’intelligence de beaucoup dans l’appréciation et dans la distinction de ce qui peut ou non se répéter, ou de l’indiscrétion » 22. Entre « tout dire » et « ne rien dire » il y a des degrés qui dépendent de chaque individu. La véracité ne coïncide pas avec la franchise, de même que la réserve ne coïncide pas avec le mensonge : « Entre la véracité et le mensonge, écrit encore Kant, il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant toute la vérité, bien que l’on ne dise rien qui ne soit pas vrai » 23. De ce point de vue, être capable de garder des secrets représente, pour chacun, une forme de protection qui permet, d’une part, de ne pas devenir « transparent » au regard des autres et, d’autre part, de construire des relations de confiance avec ses proches. Confier un secret à un autre est d’ailleurs un gage d’amitié, un signe de confiance qu’on réserve à quelqu’un de « spécial », à quelqu’un qu’on choisit. Comment comprendre alors l’apologie contemporaine de la transparence ? Si l’on s’en tient au sens commun, est transparent ce qui « laisse passer la lumière et paraître les objets placés derrière lui ». Ce qui veut dire qu’un objet, pour être transparent, doit permettre de voir ce qui est au-delà de lui. La transparence s’oppose ainsi non seulement à l’opacité, c’est-à-dire à ce qui se tient dans l’ombre et qui ne laisse pas filtrer la lumière en dissimulant les formes des objets qu’elle éclaire, mais aussi à l’« être » de l’objet, à sa présence solide. En fait, la transparence met en œuvre une relation complexe entre le sujet et l’objet. En prétendant donner une connaissance immédiate de l’objet, elle empêche quelqu’un de s’en faire une idée précise. Un objet transparent se laisse traverser par le regard et devient, pour ainsi dire, un « lieu de passage ». Apparemment, la transparence rend possible une vision panoptique de l’objet ; en réalité, elle l’efface en tant qu’objet. Lorsqu’un objet devient transparent, il peut être transpercé par le regard. 24/09/10 19:17:20 120 C’est l’expérience du cinéaste russe Sergueï Eisenstein, lorsque celui-ci, en 1926, envisage de tourner un film intitulé La maison de verre. Il décide alors d’aller à Berlin pour les repérages et il visite l’Hôtel Hessler. Mais, comme il le raconte lui-même, au bout de quelques jours, il renonce à son projet. Il comprend l’impossibilité de tourner sans le « briser » dans un tel lieu tout en verre : la transparence de la construction est, en fait, un obstacle insurmontable. La limpidité du cristal supprime toute ombre et toute opacité et l’absence d’ombre et d’opacité empêche les objets d’avoir de la consistance. La transparence gomme ainsi le réel et ses limites, créant une véritable confusion entre l’espace du dehors et celui du dedans. C’est ce même paradoxe qui se réalise dans le passage d’une architecture en pierre à une architecture en verre et en fer, au début du xxe siècle 24. Le but du projet était de donner aux espaces internes des édifices une plus grande visibilité, afin d’en finir avec le « contraste » comme moyen essentiel d’organisation de l’espace. Mais « le verre et son modèle ultime, le cristal, actualisent toute l’ambivalence de la transparence, explique la philosophe Christine Buci-Glucksmann. Nu et multiple, intérieur et extérieur, vivant et figé, fragile et beau, il laisse passer le temps, le contracte et le diffracte, au profit d’un espace-temps qui déstabilise la vision et engendre la folie du voir d’un “stade du miroir” permanent » 25. La visibilité absolue et l’exposition sans aucun filtre sont vouées à l’échec. Car, vouloir nier l’opacité du réel signifie non seulement neutraliser toute barrière entre les choses, mais aussi effacer les choses elles-mêmes : l’inflation du visible, par la substitution de l’espace du 24 Le premier bâtiment emblématique de cette transformation est le Crystal Palace édifié à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres, en 1851. Il s’agit d’une construction en kit (châssis en bois pour des vitres de 1,25 mètre de largeur et poutres métalliques) avec des éléments préfabriqués boulonnés sur place, et qui recouvre 74 000 m2. Voir, à ce propos, C. Berret, « En voie de disparition », dans La Transparence dans l’art du XXe siècle, Le Havre, Musée des Beaux-Arts, 1995. 25 C. Buci-Gluckmann, La Folie du voir. Une esthétique du virtuel, Paris, Galilée, 2002, p. 235. Voir aussi M. Perelman, « D’avantage de lumière ! », dans P. Dubus, Transparences, Paris, Éditions de la Passion, 1999, p. 125 : « Toutes les utopies de l’architecture de verre, et concomitamment de la société transparente, ont été gonflées par les rêves majeurs de l’illumination, de la perception totale des choses, de la profondeur sans fin ». raison13.indb 120 24/09/10 19:17:20 Qu’entend-on par « réalité » ? Cela semble être quelque chose de très changeant sur quoi on ne peut compter […]. La vérité projette sa lumière sur un groupe dans une pièce ou marque quelques propos passagers. Elle se précipite sur vous tandis que sous un ciel étoilé vous rentrez à la maison, et transforme le monde du silence en quelque chose de plus réel que le monde des paroles […]. Mais tout ce qu’elle touche, elle le rend stable et permanent. C’est là ce qui demeure quand la peau du jour a été jetée dans la haie ; c’est là ce qui reste du passé, et de nos amours, et de nos haines […]. Lorsque je vous demande d’avoir une chambre à vous, je vous demande de vivre en présence de la réalité, une vie vivifiante, semble-t-il, que vous puissiez la communiquer ou non 26. Ce n’est qu’en protégeant cette chambre à soi qu’on peut espérer vivre en présence de la « réalité ». Ce n’est qu’en protégeant les barrières qui séparent, bien que de façon fragile et parfois ambiguë, la vie privée de la vie publique, qu’on peut permettre aux êtres humains de vivre en individus libres. 121 michela marzano Publicisation de l’espace privé et privatisation de l’espace public dehors à l’espace interne, supprime paradoxalement l’espace. Si tout est « à voir », rien ne peut subsister à la « prise » du regard. C’est ce qui arrive lorsqu’on cherche à faire de la transparence la nouvelle modalité de l’être au monde : progressivement on efface l’individu, car on le prive de son intimité. L’intimité, en effet, constitue le noyau dur de la sphère privée ; ce à quoi personne d’autre n’a accès ; ce qui est, au moins en partie, invisible et incommunicable. Pour accéder effectivement au statut de sujet, il faut avoir commencé à se rendre compte qu’il y a des choses qui nous concernent et que les autres ne savent pas et ne peuvent pas savoir. C’est seulement lorsqu’il comprend que les autres ne sont pas tout-puissants qu’un individu peut affirmer sa propre différence et sa propre autonomie. Pour ne pas risquer de se « disperser » dans le monde et devenir « transparent » au regard des autres, il faut qu’il puisse garder une « chambre à soi ». Comme l’explique Virginia Woolf : 26 Virginia Woolf, Une Chambre à soi, Paris, Denoël, 1992, p. 164-165. raison13.indb 121 24/09/10 19:17:20 raison13.indb 122 24/09/10 19:17:20 ÉMOTIONS ET POLITIQUE CHEZ MARTHA NUSSBAUM : LA QUESTION DU RAPPORT À SOI Estelle Ferrarese* 123 raison publique n° 13 • pups • 2010 Illustrant la récente résurgence du thème de la vulnérabilité au sein de la théorie politique contemporaine, la philosophie de Martha Nussbaum rompt avec les affirmations qui composent une figure du sujet auto-engendrée et auto-référentielle, sujet qui tirerait de luimême la force de se manifester. Elle maintient de fait l’autonomie du sujet au sein de son projet moral et politique : en effet, son approche de la justice, sous la forme d’une théorie des capabilités, se veut une conception de capacités et d’opportunités conférant une prééminence au choix et à l’activité, tandis que la raison pratique est dotée d’une importance particulière, en ceci qu’elle imprègne toutes les autres « en rendant leur recherche véritablement humaine » 1. Martha Nussbaum prend néanmoins au sérieux le fait que les autres me constituent autant que j’empiète sur leur puissance d’agir, et ce sur des modes qui ne sont ni entièrement en mon/leur pouvoir ni vraiment prévisibles. En se fondant sur cet arrière-plan, elle défend un point de vue qu’elle partage notamment avec les théoriciens des sentiments moraux : les émotions nous informent sur ce qui est important d’un point de vue éthique. Elle en tire une théorie des émotions profondément originale, qui tient ensemble les composantes anthropologiques, morales et politiques de sa réflexion. Ce nœud vulnérabilité-émotions-politique ainsi composé, je voudrais * Estelle Ferrarese est maître de conférences à l’Université de Strasbourg. 1 Martha Nussbaum, Femmes et développement humain, Paris, Éditions des femmes, 2008, p. 125. raison13.indb 123 24/09/10 19:17:20 l’interroger en examinant l’expression de la vulnérabilité dans l’espace public et la manière dont elle intervient dans le politique. Autrement dit, j’aimerais dégager les implications de la théorie des émotions de Martha Nussbaum pour une sphère publique qui, depuis les Lumières, revêt une double nature : elle est à la fois la sphère d’où émane le politique, et l’objet du politique. 124 Je commencerai par esquisser les contours de la théorie de la vulnérabilité chez Martha Nussbaum, qui me semble renvoyer à une forme d’impropriété de soi ; j’examinerai ensuite la manière dont sa conception des émotions fait de celles-ci les vecteurs de la visibilité publique du motif de la vulnérabilité et lui donne sa pertinence politique ; enfin, j’essaierai de dégager les éléments nécessaires pour fonder une conception problématique des émotions comme objets d’intervention du politique. UNE VULNÉRABILITÉ CONÇUE COMME IMPROPRIÉTÉ DE SOI Dans The Fragility of Goodness, paru en 1986, Martha Nussbaum développe l’idée d’une exposition aux « circonstances », qui brosse la perspective d’une dépendance aveugle (et potentiellement douloureuse) à ce qui peut survenir. Cheminant dans la tragédie et la philosophie grecques, entre sentiment exacerbé du poids du sort dans l’existence, et aspiration (qui lui est complémentaire) à une autosuffisance rationnelle, elle dépeint une vie humaine à la merci de la Fortune, ce qui pèse sur l’accès à la vie bonne, et son maintien. La seule forme de maîtrise qui revient à l’être humain réside dans la possibilité de redoubler cette vulnérabilité. Elle emprunte ainsi à Aristote une conception de l’amitié comme bien relationnel, dont la poursuite nous expose à d’autres vécus tragiques : En assignant une valeur à la philia dans notre conception de la vie bonne, nous nous rendons plus vulnérables à la perte. Et l’on peut même aller plus loin : nous nous rendons également sensibles à des pertes qui, à proprement parler, ne sont pas les nôtres. Une personne dépourvue raison13.indb 124 24/09/10 19:17:20 d’attachements forts n’a qu’à se soucier de sa propre santé, de sa propre vertu, de sa propre réussite 2. 2 Martha Nussbaum, The Fragility of Goodness, Oxford, Cambridge University Press, 1986, p. 361. 3 Ibid., p. 3. 4 Ibid., p. 413. raison13.indb 125 125 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi Toutes les théories fondées sur l’idée d’une vulnérabilité constitutive postulent d’une manière ou d’une autre l’impossibilité de l’autosuffisance, ou l’absence de maîtrise. Dans le cas des théories de la reconnaissance, par exemple, le maintien de soi dépend de fait de la non-infliction de certains torts. Dans le cas des théories du care, l’assomption fondatrice est que la survie d’un être humain, ou le maintien d’une vie bonne, dépend de la réalisation, par d’autres, d’obligations positives, de l’effectuation de certains actes, bref, de l’idée qu’il existe une dépendance à l’égard de fournisseurs de « soins ». Ici, en revanche, la vulnérabilité est appréhendée d’abord comme limite constitutive à des pouvoirs : nous sommes exposés à ce qui arrive, à ce qui nous arrive simplement 3, qui efface ou menace ce que nous faisons advenir par l’exercice de notre puissance d’agir. Il s’agit de rendre compte du fait que la vie n’est jamais retenue dans les contours d’un « je » qui la maîtrise. C’est pourquoi il me semble possible de caractériser cette vulnérabilité comme impropriété de soi. Elle trouve des manifestations aussi bien psychiques (celles qui sont liées aux attachements que nous nouons), que morales (au sens où les événements, en particulier les événements extrêmes, sont susceptibles de corrompre le caractère, et donc la possibilité de mener une vie bonne) ou encore physiques. Ainsi Martha Nussbaum perçoit-elle chez Euripide la conscience d’une vulnérabilité exacerbée des femmes au sort. Cette vulnérabilité s’exprime dans une exposition toute particulière aux atteintes corporelles : « Ce sont les femmes qui sont violées et capturées pour être transformées en esclaves en temps de guerre, alors que les hommes ont une chance de mourir bravement. Ce sont les femmes dont le corps est considéré comme un trophée de guerre, à posséder » 4. La vulnérabilité corporelle, comme les autres, est ainsi subsumée sous la 24/09/10 19:17:21 catégorie d’impuissance, impuissance liée ici aux affronts de la guerre, de la vengeance, de la démonstration de la puissance d’un autre. 126 À l’époque où elle écrit The Fragility of Goodness, le raisonnement de Martha Nussbaum n’est pas exempt d’une forme d’apologie de la vulnérabilité : comme dans la tragédie grecque qu’elle lit, la vulnérabilité ne constitue pas un fait, mais un bien. « La beauté particulière de l’excellence humaine tient pour partie à sa vulnérabilité » 5, affirme-t-elle dans les premières pages du livre. La fragilité qui affecte la capacité humaine d’agir apparaît problématique au même titre que la contingence ; elle ne renvoie pas d’abord à une subordination ou à une domination. C’est notamment ce qui émerge de la présentation qui est faite du projet grec de la technê 6 : ce qui est perçu comme devant être maîtrisé, c’est l’inconnaissance et l’incalculabilité, afin de permettre une vie plus sûre, plus prévisible. On ne retrouve pas chez Philip Pettit 7, par exemple, ce souci qui accompagne l’idée de vulnérabilité. S’il défend tout autant une approche de la vulnérabilité comme impropriété de soi, ce dernier concentre sa réflexion sur le fait d’être exposé à des maux qu’autrui pourrait nous infliger arbitrairement. Il nomme « domination » la situation d’une personne soumise au pouvoir d’interférence arbitraire d’une autre, que cette dernière en fasse usage ou non. Dans cette perspective, parer à la vulnérabilité signifie également retrouver une forme de maîtrise face à la fragilité de mes actions et de mes énoncés dans un monde qui n’est pas de mon fait. Cela implique néanmoins de penser les conditions sociales d’une non-domination, d’un pouvoir de résister à l’assujettissement. Par opposition, dans The Fragility of Goodness, le problème capital (ce qui prévient la vie bonne) est une vulnérabilité entendue comme ouverture à tous les possibles, contingence qui signifie nécessairement passivité 8. 5 Ibid., p. 2. 6 Ibid., p. 95. 7 Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1999), trad. Patrick Savidan & Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004. 8 Nussbaum, The Fragility of Goodness, op. cit., p. 91-95. raison13.indb 126 24/09/10 19:17:21 9 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 29. 10 Martha Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, Belknap Press, 2006, p. 116-117. raison13.indb 127 127 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi Dans ses écrits postérieurs, Martha Nussbaum cesse de célébrer la vulnérabilité comme ce qui confère sa beauté à l’existence humaine. L’invulnérabilité n’est pourtant pas devenue une alternative ; il s’agit désormais de définir le point à partir duquel la vulnérabilité devient moralement problématique, d’où un recours au vocabulaire du seuil. C’est plus généralement le sens que l’on peut attribuer à la mise en place de sa théorie des capabilités ; la liste qu’elle établit permet de différencier les « circonstances » auxquelles sont confrontés les êtres humains, en fonction de la nature de leur effet vulnérant et de leur malignité. La vulnérabilité reste conçue comme une insécurité qui pèse sur des capacités à agir : en se concentrant sur ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être, l’approche des capabilités rappelle que ceux-ci sont susceptibles d’être empêchés par un environnement, ou pour reprendre la terminologie précédente, des « circonstances », qu’il échoit au politique de corriger. Les capabilités, explicitement associées à l’idée de « niveau seuil », constituent « une base pour les principes constitutionnels fondamentaux que les citoyens sont en droit d’exiger de leur gouvernement » 9. Conséquemment, c’est une vulnérabilité toujours-déjà en situation qui est posée désormais, en ce sens que les institutions humaines déterminent les circonstances en vertu desquelles certains individus sont protégés quand d’autres sont exposés à différents torts. Ainsi la privation de certaines capabilités des handicapés moteurs par exemple, n’est rien d’autre que le résultat d’un appareillage (des corps, des espaces publics ou des lieux de travail) que la société n’a simplement pas cherché à développer 10. Par ailleurs, l’organisation politique de la société telle qu’elle est pensée par Martha Nussbaum repose sur une conception de la personne qui dépend directement d’une anthropologie de la vulnérabilité. Par opposition aux théories du contrat social, qui supposent un individu indépendant et égal en pouvoir et en capacité à ses partenaires, 24/09/10 19:17:21 128 elle défend une vision de l’être humain comme animal politique, c’est-à-dire comme pourvu d’« un corps animal, et dont la dignité humaine, plutôt que d’être opposée à sa nature animale, est inhérente à cette nature et à sa course temporelle » 11. Martha Nussbaum intègre à son raisonnement sur la justice le fait qu’en naissant et surtout en vieillissant, les êtres humains réclament des soins constants. Par là, elle n’entend pas saper l’idéal politique d’autosuffisance, mais plutôt signifier que ces besoins corporels sont un aspect de notre dignité et qu’ils sont aussi constitutifs de notre sociabilité et de notre rationalité. C’est ainsi un double niveau de vulnérabilité que Martha Nussbaum impute au sujet, et donc, si l’on se concentre sur ce qui est l’objet plus particulier de cet article, au sujet politique. VULNÉRABILITÉ ET ÉMOTIONS La théorie des émotions de Martha Nussbaum est liée à son travail sur les stoïciens ; postérieure à The Fragility of Goodness, elle en est le réceptacle de bien des intuitions. Les émotions figurent déjà dans cet essai, mais elles sont traitées principalement à ce moment-là, en même temps que les appétits, expressions d’une sorte de contingence « interne ». Elle envisage en effet d’autres obstacles à la maîtrise de soi et du monde que les phénomènes extérieurs susceptibles d’affecter l’agent dans sa poursuite de la vie bonne : situées dans des parties relativement ingouvernables de l’être humain 12, les émotions peuvent engendrer des distorsions dans le jugement, de l’inconsistance ou de la faiblesse dans l’action, et donc compromettre la vie bonne. Néanmoins, à l’issue de ce livre, se profile une autre idée, selon laquelle les émotions suscitées par la tragédie sont des fragments de reconnaissance des conditions mondaines et donc fragiles de nos aspirations au bien 13. Les « émotions tragiques » telles que la peur ou la pitié éclairent qui nous sommes, et notre vulnérabilité devant les caprices du sort. 11 Ibid., p. 85-86. Voir aussi p. 160. 12 Nussbaum, The Fragility of Goodness, op. cit., p. 7. 13 Ibid., p. 389-391. raison13.indb 128 24/09/10 19:17:21 Les émotions sont donc pour elle un phénomène déclenché par l’épreuve de l’absence de maîtrise, de l’impossibilité de l’autosuffisance, par l’effet vulnérant de certaines « circonstances ». 14 Martha Nussbaum, « Emotions as Judgements of Value and Importance », dans Robert C. Solomon (dir.), Thinking about Feeling, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 184. Je souligne. 15 Martha Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, p. 31. raison13.indb 129 129 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi En explorant cette voie, à partir de The Therapy of Desire: Theory and Practice in Hellenistic Ethics (1994) et tout particulièrement dans Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions (2001), Martha Nussbaum développe une théorie des émotions dont quatre caractéristiques au moins sont importantes pour notre analyse : (a) Les émotions comportent un élément cognitif important : elles incarnent des façons d’interpréter le monde. (b) Elles sont culturellement constituées, ce qui est un corrélat de la proposition précédente. (c) Elles trahissent, et expriment, éventuellement publiquement, notre vulnérabilité aux circonstances : « L’histoire d’une émotion […] est l’histoire de jugements sur des choses importantes, jugements par lesquels nous reconnaissons notre état de besoin (neediness), et notre incomplétude devant ces éléments que nous ne contrôlons pas complètement » 14. (d) Elles nous aident à distinguer ce qui est important pour nous. Leurs objets ont pour particularité d’être revêtus d’une valeur, valeur qui ne doit pas être interprétée de manière instrumentale ou utilitariste. Au contraire, « les émotions se révèlent eudémonistes, c’est-à-dire qu’elles concernent l’épanouissement de l’individu » 15. En d’autres termes, Martha Nussbaum reprend en partie à son compte la conception stoïcienne des émotions, selon laquelle les émotions sont des formes de jugements évaluatifs qui attribuent une grande importance aux choses et aux personnes hors de notre contrôle. Mais, selon les stoïciens, les émotions, comme les passions, doivent être extirpées ; le sage est complètement indemne de passions, ce qui signifie qu’il est auto-suffisant. On ne retrouve évidemment pas cette injonction chez Martha Nussbaum. 24/09/10 19:17:21 130 C’est aussi un phénomène qui révèle quelque chose de la personne en proie à cette émotion : il révèle que cette personne se laisse elle-même et laisse son bien dépendre de choses et de circonstances qui sont hors de son contrôle ; par là même, il rend évident une certaine passivité devant le monde. Enfin, cette révélation est aussi une acceptation ; Martha Nussbaum parle d’un « consentement à une apparition » 16. Il s’agit d’admettre (acknowledge) une proposition (qui touche à des choses externes vulnérables, c’est-à-dire susceptibles d’être absentes, ou bien de se produire par surprise), mais au sens fort de réaliser dans son être sa pleine signification, de l’absorber et d’être changé par elle 17. L’émotion est d’ailleurs la condition nécessaire de cette acceptation ; l’absence d’émotion est le signe que l’acceptation réelle de la proposition n’a pas (encore eu) lieu. Comment peut-on concevoir les modalités et les fonctions de la manifestation de la vulnérabilité dans l’espace public d’après une telle approche des émotions ? Pour tenter de répondre à cette question, je voudrais procéder à une comparaison entre la théorie de Martha Nussbaum et celle d’Axel Honneth où l’on retrouve l’idée que les émotions sont liées à l’épreuve de la vulnérabilité, qu’elles comportent un aspect cognitif et suscitent un mouvement réflexif, au sens où elles engagent celui qui les ressent à clarifier son rapport au monde qu’il ne maîtrise pas et dont il a besoin. Chez Honneth, l’expérience du mépris (à laquelle l’intégrité psychique est vulnérable) s’accompagne toujours d’émotions, telles que la honte ou la colère, susceptibles de révéler à l’individu que certaines formes de reconnaissance sociale lui sont refusées. La démonstration de Honneth 18 s’appuie sur John Dewey, pour qui les émotions sont les réactions affectives au succès ou à l’insuccès de nos 16 Nussbaum, « Emotions as Judgements of Value and Importance », art. cit. p. 191. 17 Martha Nussbaum, The Therapy of Desire. Theory and Practice in Hellenistic Ethics, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 381 18 Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2001, p. 167-168. raison13.indb 130 24/09/10 19:17:21 En d’autres termes, chez Honneth, l’expression publique de la vulnérabilité est initiée par des émotions, qui catalysent une subjectivité politique 21. Chez Martha Nussbaum, on pourrait sans doute identifier quelque chose comme des attentes, par exemple en termes de non-effraction d’une intégrité et d’une puissance d’agir. Toutefois, la déception des 19 Axel Honneth, Das Andere der Gerechtigkeit, Frankfurt, Suhrkamp, 2001, p. 110. 20 Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 58. 21 Elles en constituent plus exactement une condition nécessaire, mais non suffisante, dans la mesure où Honneth est bien conscient que le potentiel cognitif inhérent aux blessures sociales peut ou non donner naissance à une revendication politicomorale, selon le contexte politique et culturel des sujets concernés. Ce n’est le cas que si le sujet est en mesure de formuler ses émotions « dans un cadre d’interprétation intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout entier » ; en d’autres termes, l’effectivité de la lutte dépend de l’existence d’une sémantique collective (La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 195). raison13.indb 131 131 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi intentions. Dans les cas où l’on n’attend qu’un succès de type instrumental, les résistances inopinées auxquelles se heurte l’action engendrent des perturbations « techniques ». Dans le cas d’attentes comportementales d’ordre normatif en revanche, l’attention du sujet déçu se reporte sur ses propres attentes, lui faisant simultanément prendre conscience des éléments cognitifs – en l’occurrence le savoir moral – qui gouvernaient l’action 19. L’attente de reconnaissance est intégrée dans la structure des interactions, dans la mesure où l’individu s’attend implicitement à être pris en compte de manière positive dans les projets d’autrui 20, et c’est à l’occasion de leur échec, et par l’intermédiaire des émotions qu’il suscite, que le sujet se découvre porteur d’attentes normatives, lesquelles sont relatives à sa vulnérabilité. Simultanément la déception de l’attente, c’est-à-dire le déni de reconnaissance, est interprétée par celui qui en fait l’expérience comme une injustice ; il y a donc articulation, aussi fragmentaire soit-elle, de l’attente à un horizon normatif plus ou moins clair, suggéré par ce sentiment d’injustice qui renvoie en creux à un ce-qui-devrait-être. Ce qui ouvre à son tour la possibilité d’un passage à la revendication, et à la lutte politique. 24/09/10 19:17:21 132 attentes débouche sur une invitation à les réviser. Les émotions obligent, dans le mouvement d’acceptation de l’apparition, à se changer soi-même, on l’a dit. Les émotions redoublent donc, renforcent, la passivité qui est imputée à la vie humaine. Ainsi chez Martha Nussbaum la vulnérabilité surgit-elle dans l’espace public sous la forme de l’aveu, à soi-même et aux autres, et non pas comme une revendication en devenir, immédiatement arrimée à un sentiment d’injustice. Les émotions trahissent ou manifestent (publiquement) l’impropriété de soi plus qu’elles ne l’expriment, au sens actif de faire connaître par le langage, au sens donc où elles seraient les catalyseurs d’une expression politique. D’un point de vue normatif, cette position, qui proscrit la possibilité d’une continuité entre expérience vécue de la vulnérabilité à l’intérieur de la réalité sociale et justification par le philosophe de certains agencements politiques, est sans doute cohérente avec la méfiance dont Martha Nussbaum fait preuve à l’égard de la perception que les individus ont de leurs préférences ou de leurs désirs 22. S’appuyant sur la faculté d’adaptation des individus, qu’illustre notamment leur capacité à accepter de mauvais traitements, elle refuse de faire de la conscience de la vulnérabilité le critère d’une vulnérabilité problématique d’un point de vue moral et politique. Cependant, cette position implique aussi que les émotions, loin d’être constituées en vecteurs de l’auto-assertion d’un sujet politique, ont pour fonction de susciter la prise de conscience d’une réalité – celle de « circonstances » hors de son contrôle, mais aussi celle d’un sujet doté de certaines caractéristiques, dont la première est la vulnérabilité – qui préexiste à ce moment-là. La vulnérabilité surgit dans l’espace public comme une révélation ; elle n’en est pas le moteur, le contexte, ni la raison d’être. De l’impuissance ontologique ou sociale ne naît pas la puissance politique, elle invite simplement à une certaine forme de modestie, singulière et collective, ce qui n’est pas sans miner la propre affirmation 23 de Martha Nussbaum selon laquelle la vulnérabilité n’est pas une contrainte, mais l’un des traits constitutifs de la dignité et de la rationalité humaines. 22 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 166. 23 Cf. supra. raison13.indb 132 24/09/10 19:17:21 Par ailleurs, la question des émotions réapparaît dans son œuvre toujours liée à la production du sujet politique, ce qui me paraît discutable. Cela pose en particulier la question de l’inscription de la philosophie de Martha Nussbaum dans le courant du libéralisme politique. ÉMOTIONS ET POLITIQUE 24 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 121. 25 Nussbaum, « Preface to the revised version », The Fragility of Goodness, op. cit., p. XVIII. raison13.indb 133 133 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi Les émotions figurent dans la liste des capabilités établie par Martha Nussbaum, comme la recommandation « d’avoir les moyens d’éprouver de l’attachement pour des objets et des personnes extérieurs à nousmêmes » 24. À ce titre, elles doivent être garanties par l’organisation collective. Néanmoins, il ne s’agit pas que de permettre leur épanouissement, il s’agit aussi de les orienter. Dans cette perspective, Martha Nussbaum affirme que le but adéquat d’une société juste n’est pas simplement la suppression de la haine raciale, mais la complète absence d’une telle émotion, tâche qui incombe aux discours publics et surtout à l’éducation 25. Partant du fait que les émotions sont aussi peu fiables (du point de vue moral) que ne l’est le matériau culturel dont elles sont faites, elle déduit qu’il faut et qu’il suffit de modifier ce matériau culturel pour produire des émotions qui confortent ou soutiennent la vertu. Ici encore se manifeste l’influence des stoïciens, dont elle arpente le raisonnement pour en tirer une conclusion différente. Ces derniers posaient que les émotions ne sont pas des bouleversements violents de l’âme, ni des états d’excitations explicables par notre nature animale, mais des modifications de notre faculté rationnelle, qui peuvent être modérées et éventuellement guéries par une méthode thérapeutique faisant appel aux arts de la raison : dans une telle perspective où le jugement est le lieu où s’efface la ligne de partage entre rationnel et émotionnel, il est possible de concevoir « un art rationnel qui modifie suffisamment les jugements, 24/09/10 19:17:21 134 recherchant ceux qui sont corrects et les installant à la place des faux » 26. Mais la foi aristotélicienne dans la capacité des passions à motiver une action vertueuse qui est celle de Martha Nussbaum, l’amène à remplacer l’idée d’une extirpation par celle d’un gouvernement des émotions. Aussi prône-t-elle l’utilisation des émotions dans une perspective didactique par les arts (il nous faut, dit-elle souvent, apprendre à devenir des « spectateurs tragiques », afin de comprendre la fragilité de la vie bonne et de la vie tout court), ou encore par la philosophie ; c’est la fonction que revêt le « travail de terrain » qu’elle présente dans Femmes et développement humain, et la méthode narrative qu’elle emploie pour le restituer. La manière dont elle parle des vies de Vasanti et Jayamma vise à susciter chez le lecteur des émotions, à créer un sentiment de compassion pour des situations de grande vulnérabilité. C’est aussi la fonction du récit poignant de la mort de sa mère, et des émotions qui traversent Martha Nussbaum lors du long voyage transatlantique qui la ramène vers elle, alors qu’elle vient d’apprendre la dégradation de son état de santé, émotions avec lesquelles elle s’adresse à celles du lecteur 27. C’est aussi de système scolaire et d’éducation publique que se préoccupe Martha Nussbaum, d’une orientation politique des émotions qui serve une finalité morale et politique. Cette position sous-tend For Love of Country 28, par exemple, recueil dans lequel elle s’emploie à ressusciter le cosmopolitisme stoïcien. Afin d’ancrer le principe selon lequel la véritable communauté source des obligations morales est l’ensemble des êtres humains à la fois rationnels et mutuellement dépendants, il est nécessaire, selon elle, de prodiguer à tous les enfants une éducation cosmopolite qui passerait par l’éducation des émotions. Plus généralement, elle affirme régulièrement qu’une éducation à la faiblesse et à la vulnérabilité humaine partagée devrait faire partie de toute instruction 29. 26 Nussbaum, The Therapy of Desire, op. cit., p. 367. 27 Nussbaum, Upheavals of Thought, op. cit., p. 19. 28 Nussbaum (dir.), For Love of Country? Debating the Limits of Patriotism, Boston, Beacon Press, 1996. 29 Nussbaum, Upheavals of Thought, op. cit., p. 425-432 ; Martha Nussbaum, « Compassion and Terror », Daedalus, 2003, vol. 132, n° 1, p. 23 sq. raison13.indb 134 24/09/10 19:17:21 30 Nussbaum, Frontiers of Justice, op. cit., p. 9. raison13.indb 135 135 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi Dans Frontiers of Justice, elle affirme nettement que l’approche des capabilités doit incorporer dès le départ, dans la conception que les individus ont de leur bien, des sentiments de bienveillance. De tels sentiments sont en effet nécessaires au type de société politique qu’elle projette : « Le problème est que nous ne les amplifions pas de manière cohérente ou sage. Mais un système adéquat d’éducation morale publique peut aider à leur développement approprié » 30 et à leur stabilité. Elle analyse en particulier la compassion et l’ensemble des émotions (envie, honte, répulsion) qui lui font obstacle et qu’il appartient au système de museler. Bien sûr, cette éducation n’est pas décrite sous la forme d’un endoctrinement coercitif, dans la mesure où elle est pourvue d’un mouvement réflexif : concernant la compassion, il s’agit d’apprendre aux enfants non seulement à percevoir la souffrance des autres, à imaginer leurs émotions, mais aussi à se confronter aux risques du mouvement compassionnel, notamment au danger d’une assimilation de l’autre à soi. Néanmoins, ce gouvernement des émotions a bien pour but de créer les dispositions motivationnelles nécessaires à l’obéissance à un certain ordre. Par là, je n’entends pas opposer à la proposition de Martha Nussbaum la perspective d’émotions « pures » à partir desquelles toute action constituerait une forme d’assujettissement. Il est bien évident que, comme l’a montré Foucault pour les besoins, les émotions, loin d’être une réalité nue, et destinées à n’être qu’exprimées ou bien réprimées, sont mises en forme, objets d’interprétation ou d’imposition, accessibles à des réinterprétations et à des transformations. En tant que telles, et parce qu’une part du processus de constitution de soi s’opère autour de leur définition, elles sont toujours objets de pouvoir. La question est plutôt de savoir si un tel parti pris n’invalide pas la prétention de Martha Nussbaum à inscrire sa théorie dans le cadre du libéralisme politique. Celui-ci s’est toujours caractérisé par le souci de minorer la demande éthique qui pèse sur le citoyen, à l’image de Kant, pour qui la représentation d’un « peuple de démons », d’« une foule d’êtres raisonnables qui tous 24/09/10 19:17:21 136 exigent des lois universelles et tous inclinent secrètement à s’en excepter » est ce qui doit servir de point de départ à l’élaboration d’une constitution, la solution se trouvant dans la possibilité d’« agencer leur constitution pour que leurs intentions privées s’entravent entre elles » 31. Depuis lors, des théories du contrat social à Habermas, chez qui, parce que la raison pratique s’est retirée des esprits vers les procédures, « l’orientation vers le bien public n’est plus requise qu’à petite dose » 32, le parti pris fondamental du libéralisme a toujours été de chercher à contraindre l’homme à être un bon citoyen même s’il n’est pas moralement bon. On objectera alors qu’il existe le précédent de John Rawls, auquel Martha Nussbaum fait d’ailleurs fréquemment référence 33 ; il défend l’exigence qu’en matière d’éducation, l’État se préoccupe d’« éléments aussi essentiels que l’acquisition d’une faculté de comprendre la culture politique et de participer à ses institutions, la capacité à être des membres de la société économiquement indépendants leur vie durant, à développer des vertus politiques, tout cela à partir d’un point de vue lui-même politique » 34. Or, contrairement à Martha Nussbaum, Rawls entend d’abord développer la faculté à participer politiquement, et cette conception de l’éducation laisse explicitement de côté des valeurs fondamentales du libéralisme, comme l’individualité ; le souci de l’État pour l’éducation des enfants est limité à leur rôle de futur citoyen. Chez Martha Nussbaum, en effet, c’est moins la haine ou l’acte suscité par une haine qu’il faut éliminer 35, (parce que cela menacerait l’êtreensemble de la société politique) que l’émotion elle-même ; d’où la question plus large du statut du politique dans sa théorie. 31 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, Flammarion, 1991, p. 105. 32 Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 292. 33 Nussbaum, Femmes et dévoppement humain, op. cit., p. 333 34 John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995, p. 245. 35 Cf. Nussbaum, Upheavals of Thought, op. cit., p. 173, 233-234. raison13.indb 136 24/09/10 19:17:21 36 Nussbaum, « Preface to the revised version », The Fragility of Goodness, op. cit., p. XIX. 37 Nussbaum, Femmes et développement humain, op. cit., p. 19. 38 Nussbaum, « Preface to the revised version », The Fragility of Goodness, op. cit., p. XXX. raison13.indb 137 137 estelle ferrarese Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi Dans la nouvelle préface de The Fragility of Goodness, écrite en 2001, Martha Nussbaum déplore l’absence de dimension politique dans les préoccupations qui animaient ce livre. En correction, elle assigne au politique 36 la fonction de parer à l’absence de protection de cet être humain, objet toujours possible d’effraction. De même, dans Femmes et développement humain, elle affirme que les capabilités sont des « objectifs spécifiquement politiques » 37. À titre de justification, elle fait le constat que beaucoup des éléments vulnérables de la vie humaine ne résultent pas de sa structure ou d’une mystérieuse nécessité naturelle. Mais c’est pour ajouter qu’ils sont le produit de l’ignorance, de l’appât du gain, de l’endurcissement, de différentes formes de comportements malveillants. Elle fait ainsi reposer sur le politique l’exposition de la vie bonne à certains désastres, mais en ce sens que les agencements politiques existants n’ont pu parer à ce type d’actions ou inactions malveillantes 38. C’est une association qu’il me semble falloir interroger, le long de deux arguments. a) D’une part une telle proposition semble rabattre le tort subi par l’être vulnérable sur des violations de l’ordre moral. C’est ignorer le poids propre des structures, par exemple économiques, des formes d’exploitation et de domination fonctionnant sans intention, mais tout autant à même d’entraver un « fonctionnement véritablement humain », pour reprendre une expression à partir de laquelle elle définit l’horizon normatif de sa liste de capabilités. b) D’autre part, il est permis de douter de l’idée selon laquelle éradiquer la malveillance, l’appât du gain, l’indifférence, etc. serait du ressort du politique, et pas de celui de la morale, par exemple. En d’autres termes, le problème me semble être que Martha Nussbaum n’introduit pas véritablement le politique (il est d’ailleurs curieux que l’adjectif politique semble fréquemment servir de simple synonyme 24/09/10 19:17:21 d’absence d’élément métaphysique) dans sa théorie de la vulnérabilité, mais qu’elle n’y a recours que pour l’identifier à la morale, ou la déduire strictement, de celle-ci. 138 raison13.indb 138 En conclusion, il apparaît qu’en revisitant les conceptions grecques de la vertu à partir d’une conception cognitive des émotions, Martha Nussbaum fait des émotions l’instrument d’un écrasement du politique sur la morale. S’il est difficile d’admettre, à l’intérieur d’une conception politique libérale, qu’il appartient à la démocratie de produire les vertus nécessaires à son propre maintien, il me semble encore plus délicat de soutenir que c’est à la politique qu’il échoit de produire des êtres humains bons. C’est pourtant vers ce but que semble tendre l’idée d’un gouvernement des émotions au travers et au nom d’une vulnérabilité conçue comme impropriété de soi. Corrélativement, la sphère publique se voit limitée à sa définition d’objet du politique, perdant celui de lieu d’où émane le politique. Dans ces conditions, la finalité octroyée par Martha Nussbaum aux émotions est, comme chez Axel Honneth, la production d’un sujet politique, mais cette production n’a rien de l’auto-assertion d’une subjectivité ; elle dessine un processus de subjectivation dans toute l’ambiguïté du concept. 24/09/10 19:17:21 ÉTHIQUE ET LITTÉRATURE : NUSSBAUM CONTRE NUSSBAUM 1 Alice Crary* 139 raison publique n° 13 • pups • 2010 1. La version contemporaine de l’« ancienne querelle » entre philosophie et littérature, est parfois présentée comme un débat sur la possibilité de la « critique éthique ». La question est de savoir si les qualités esthétiques ou littéraires d’une œuvre peuvent apporter une contribution importante aux conceptions éthiques qu’elle développe, et si le développement de ces conceptions fait partie de la réception proprement littéraire d’une œuvre. Dans ce texte, je prends position dans le débat entre les différentes réponses possibles. Martha Nussbaum a essayé de montrer que la littérature, en tant que littérature, peut directement influencer la compréhension morale ; sa défense de la critique éthique me servira ici de modèle. Je montrerai alors que plusieurs des attaques récentes qui lui ont été adressées manquent leur cible. Ce faisant, je mettrai en lumière certaines considérations morales et politiques obscurcies par les critiques les plus véhéments de Nussbaum et chercherai à expliciter l’enjeu de la formulation même de la question. Je conclurai en soulignant comment Nussbaum a parfois rendu plus difficile la réception de son propre travail. 1 Cet article est issu d’une communication présentée durant la conférence « Le privé et l’espace public. Colloque autour de Martha Nussbaum », organisée par l’Université de Picardie Jules Verne et l’École normale supérieure, à Paris, les 5 et 6 juin 2009. Je remercie Solange Chavel et Sandra Laugier pour leur invitation et Martha Nussbaum ainsi que les autres participants pour des discussions éclairantes et sympathiques. Je n’ai apporté que des changements mineurs à la communication initiale. La seule modification substantielle est l’addition de la section 6. Je remercie Cora Diamond, Elijah Millgram et Nathaniel Huper pour leurs commentaires sur une première version. * Alice Cracy est Associate Professor of Philosophy and Political Science à la New School, New York. raison13.indb 139 24/09/10 19:17:21 140 2. Les avocats de l’idée que les œuvres littéraires peuvent, comme telles, proposer une éducation morale rationnelle se présentent parfois comme les défenseurs d’une thèse sur l’articulation entre forme et contenu et plus particulièrement d’une thèse sur la manière dont une œuvre peut présenter un contenu éthique en vertu de sa forme littéraire. Les avocats de cette sorte d’articulation nécessaire entre forme et contenu se présentent à leur tour comme les participants d’un débat philosophique sur la notion de rationalité. Pour mieux comprendre la structure de ce débat, il est utile de distinguer entre le concept de rationalité (notre concept des inférences qui préservent la vérité ainsi que des capacités nécessaires pour faire de telles inférences) et les différentes conceptions de la rationalité (les différentes spécifications de ces notions étroitement liées). Les philosophes moraux contemporains, en général, adoptent la conception de la rationalité suivante : pour contribuer à une compréhension rationnelle, une chaîne de pensées doit être identifiable indépendamment des sentiments d’une personne ; la capacité de saisir un ensemble de discours rationnels est en principe indépendante de capacités affectives particulières. Cette conception de la rationalité en fait la prérogative des arguments, si l’on comprend par argument un jugement ou un ensemble de jugements qui permettent d’inférer une conclusion indépendamment de la manière dont les jugements initiaux impliquaient nos sensibilités. Il est possible de parler d’argument dans un sens plus large (à la manière dont, par exemple, Nussbaum décrit La Coupe d’or de James comme un « argument persuasif » 2 pour une conception particulière de la vie) mais la notion plus étroite est celle qui a cours dans la philosophie morale contemporaine. Par souci de clarté, je retiens ici cette acception étroite et je décris la conception de la rationalité dominante dans les travaux récents en éthique comme une conception qui fait coïncider le domaine de l’argument avec le domaine du rationnel. Les théoriciens et les philosophes convaincus qu’il existe un lien essentiel entre la forme littéraire et le contenu éthique doivent prendre 2 Martha Nussbaum, La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010. raison13.indb 140 24/09/10 19:17:21 raison13.indb 141 141 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum leurs distances avec cette conception de la rationalité centrée sur les arguments. En effet, si on l’articule à l’observation que l’engagement émotionnel est l’une des caractéristiques de la littérature, une telle conception semble impliquer que les caractéristiques littéraires des textes ne sauraient posséder d’intérêt rationnel ni contribuer directement aux efforts de la philosophie morale pour promouvoir une compréhension morale rationnelle. Certes, les limites que cette conception impose à l’intérêt philosophique de la littérature n’empêchent pas que la littérature puisse apporter d’autres contributions significatives à la philosophie morale. En outre, certains penseurs qui acceptent la logique de cette conception s’emploient à montrer que les œuvres littéraires peuvent contenir des arguments du type qu’emploie la philosophie morale (ou des fragments d’arguments) et que ces œuvres peuvent illustrer les arguments de la philosophie morale de manière riche et vibrante. Cependant, ils continuent d’affirmer qu’il est possible de distinguer strictement les caractéristiques rationnelles d’une œuvre littéraire et ses caractéristiques spécifiquement littéraires. Puisqu’ils admettent les limites définies par la conception de la rationalité dominante en philosophie, ils doivent reconnaître qu’il est possible de séparer forme littéraire et contenu éthique. C’est pourquoi les théoriciens et les philosophes qui défendent l’existence d’un lien inséparable entre forme et contenu sont tenus de prendre leurs distances avec la conception centrée sur les arguments. Certains de ces penseurs se présentent comme les champions d’une conception alternative de la rationalité : un courant de pensées capable de donner forme à notre sensibilité peut tirer sa force rationnelle de cette capacité précisément. Dans cet article, je désigne cette conception de la rationalité (d’après laquelle le champ du rationnel est plus large que le champ de l’argument) comme la conception plus large de la rationalité. De même, je désigne la conception philosophique plus traditionnelle qu’elle remet en cause comme la conception plus étroite. L’intérêt de la conception plus large est de lever les contraintes que son analogue plus étroit fait peser sur les contributions de la littérature à la philosophie morale. Elle reconnaît la possibilité qu’un fragment de discours qui, de par sa forme littéraire, mobilise notre sensibilité, puisse apporter le type d’éducation morale rationnelle qui intéresse 24/09/10 19:17:21 la philosophie morale 3. Il est notoirement difficile de discuter la possibilité d’une conception plus large de la rationalité. Même les propositions les plus soigneuses de reformulation de la conception de la rationalité le long de lignes plus larges sont fréquemment reçues comme de simples manifestations d’impatience devant le concept même de rationalité. Les difficultés que nous affrontons lorsque nous demandons simplement quelle est la meilleure manière de construire le concept de rationalité sont une préoccupation constante de cet article. 142 3. Tout au long de son œuvre, et plus particulièrement dans une série d’articles rassemblés dans le recueil La Connaissance de l’amour en 1990, Nussbaum nous invite à prendre au sérieux la possibilité d’une coopération nécessaire entre formes littéraires et contenus éthiques. Dans l’introduction à La Connaissance de l’amour, elle déclare que « le style formule lui-même ses propres exigences » et que nous avons de bonnes raisons de parler d’une « articulation organique » entre forme et contenu 4. En qualifiant cette articulation d’« organique », elle montre qu’elle ne veut pas seulement reconnaître que différentes techniques littéraires (comme le recours à un récit animé et émouvant) 3 Je décris une conception de la rationalité suffisamment « large » pour admettre la possibilité que, à la lumière de ses qualités littéraires, une œuvre puisse nous offrir des formes rationnelles d’éducation. Je n’ai rien dit d’une éducation rationnelle éthique en particulier, et en tant qu’entreprise pratique l’éthique soulève des questions particulières. Sans entrer en détail dans ces questions, je veux simplement en dire un mot. Dire que la littérature comme telle peut directement informer une compréhension rationnelle signifie qu’elle peut directement informer la compréhension rationnelle parce qu’elle instille chez les lecteurs certaines réactions ou certaines tendances ; la compréhension rationnelle en cause peut être une compréhension éthique et pratique si ces tendances peuvent également être motivantes. Je tends à croire qu’il est possible d’expliquer, le long de ces lignes générales, comment la conception plus large de la rationalité peut faire place à la possibilité que la littérature, en tant que telle, entraîne le type d’instruction morale rationnelle qui intéresse la philosophie morale. C’est un point important, parce que de nombreux opposants de l’idée que la littérature comme telle peut nous instruire sur la vie morale (y compris les trois que je discute ici) pensent que les avocats de cette idée n’ont pas les ressources nécessaires pour rendre compte de l’aspect pratique de l’éthique. 4 La citation est tirée de La Connaissance de l’amour, op. cit., Introduction, p. 15. raison13.indb 142 24/09/10 19:17:21 143 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum peuvent faciliter la réception d’idées, qui sont par ailleurs, en principe, accessibles indépendamment 5. La thèse plus audacieuse de Nussbaum est que les qualités littéraires d’une œuvre peuvent apporter une contribution essentielle et offrir des formes spécifiques d’éducation. À plusieurs reprises dans son œuvre, elle essaie de montrer que certaines traditions littéraires particulières réalisent cette possibilité. Elle étudie dans La Connaissance de l’amour une tradition des xixe et xxe siècles qui comprend des romans de Dickens, James et Proust. Les différentes œuvres qui, d’après elle, composent cette tradition s’intéressent toutes aux conceptions éthiques qui font d’une sensibilité développée ou du cœur une condition nécessaire d’une bonne compréhension morale. L’intrigue de ces romans étudie ces conceptions morales, mais là n’est pas, d’après Nussbaum, leur caractéristique distinctive. Ce qui distingue ces romans, c’est la manière dont leur structure narrative présente des conceptions éthiques. Ils s’adressent aux lecteurs de telle manière que ceux-ci puissent faire des articulations de pensées particulières, qui ne seraient pas accessibles indépendamment des réactions provoquées par la lecture. C’est cela, d’après Nussbaum, qui nous permet de considérer ces romans comme des moyens d’éducation morale en vertu de leur style ou de leur forme narrative 6. Nussbaum affirme explicitement que cette conclusion suppose de dépasser les limites internes aux constructions familières et plus étroites de la rationalité. Une de ses ambitions, dans La Connaissance de l’amour et ailleurs, est de proposer une conception alternative. Elle s’inspire d’une interprétation des remarques d’Aristote sur la sagesse pratique ou phronèsis 7, et affirme que pour Aristote, la sagesse pratique suppose une sensibilité perceptive au monde et que les actes 5 Ibid. 6 Nussbaum souligne souvent le fait que, loin d’avancer une thèse sur « la littérature dans son entier », ses thèses se limitent aux stratégies narratives d’œuvres littéraires particulières. À ceux qui prétendent que son approche des œuvres littéraires est réductrice, elle peut répondre à bon droit que, loin d’imposer des préoccupations morales réductrices aux romans qu’elle discute, elle s’attache simplement soigneusement à la manière dont leurs ressources littéraires sont mobilisées. 7 Voir La Connaissance de l’amour, op. cit., chapitre 3. raison13.indb 143 24/09/10 19:17:22 144 de perception qui la composent sont partiellement « constitués par la réaction appropriée » 8. Aristote, tel que l’interprète Nussbaum, ne pense pas que, pour parvenir à une perception non biaisée d’une situation, il suffise de placer des données perceptives passivement reçues sous des concepts ou des catégories générales. Il considère au contraire que cela implique essentiellement d’exercer, au sein de la perception, une tendance à réagir aux caractéristiques d’une situation comme pertinentes ou importantes. Pareille description philosophique de la perception est évidemment controversée, mais je ne vais pas m’engager dans ces questions ici. Je veux simplement souligner que Nussbaum passe de cette présentation à la description d’une conception de la rationalité d’après laquelle tout exercice de la rationalité s’appuie nécessairement sur des capacités affectives. Cette conception est une version de ce que j’appelle la conception plus large. Les capacités affectives sont nécessairement internes à nos capacités rationnelles : la possibilité (plus large) est ouverte que les formes de discours qui cultivent ces capacités affectives puissent directement contribuer à la compréhension rationnelle. De ce fait, la littérature en tant que telle est en mesure de contribuer directement à la pensée morale rationnelle. J’ai noté que le projet de Nussbaum sur l’éthique et la littérature considère que le développement de nos capacités rationnelles est inséparable du développement des sentiments. Cela pourrait certainement faire penser que, lorsqu’elle discute des leçons pratiques qu’elle pense pouvoir tirer d’œuvres littéraires spécifiques, son but est, comme elle le dit elle-même à un certain moment, « un modèle du choix personnel sans grande utilité dans la sphère publique » 9. La compréhension de la rationalité sur laquelle elle s’appuie lorsqu’elle développe ces conceptions a pour but de décrire notre concept des inférences qui préservent la vérité. Et ce concept a des implications directes sur tous les champs d’exercice de la raison, privés et publics. Nussbaum a elle-même discuté la pertinence de son intérêt pour la littérature pour le raisonnement moral, en montrant une des conséquences de cette thèse : les juges ont 8 9 raison13.indb 144 Ibid. Ibid., p. 150. 24/09/10 19:17:22 besoin de certaines ressources émotionnelles pour satisfaire les idéaux d’« impartialité et universalité que nous associons avec le droit et les jugements publics » 10. On pourrait exprimer la même idée en d’autres termes. Une conséquence des thèses de Nussbaum est, par exemple, que la juge de la Cour Suprême Sonia Sotomayor a besoin de certaines capacités affectives pour appliquer la loi impartialement. Il serait donc erroné de souligner, comme l’ont fait certains critiques de droite après la nomination de Sotomayor, que son recours avoué à l’empathie soit l’indice d’un manque de professionnalisme. 10 Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 1997, p. 4. Voir aussi chapitre 4, passim. 11 Voir Richard Posner, « Against Ethical Criticism », Philosophy and Literature, 1997, vol. 21, n° 1, p. 1-27 ; « Against Ethical Criticism: Part Two », Philosophy and Literature, 1998, vol. 22, n° 2, p. 394-412. Joshua Landy, « A Nation of Madame Bovarys: On the Possibility and Desiderability of Moral Improvement Through Fiction » dans Gary L. Hagberg (dir.), Art and Ethical Criticism, London, Blackwell, 2008, p. 63-94. Nussbaum répond à Posner dans « Exactly and Responsibly: A Defense of Ethical Criticism », Philosophy and Literature, 1998, vol. 22, n° 2, p. 343-365. 12 « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 1. Voir aussi p. 1-3, 23, 24, et « Against Ethical Criticism: Part Two », art. cit., p. 394. raison13.indb 145 145 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum 4. Si l’on observe à présent un ensemble de critiques dominantes et plutôt récentes du travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature, il est frappant de constater qu’en dépit de leurs différences, de nombreuses attaques présentent un point commun. Elles ne voient pas que le projet de Nussbaum est fondé sur une conception philosophiquement hétérodoxe de la rationalité et n’essaient pas de remettre cette conception en question. Au contraire, elles se contentent de soumettre leurs descriptions rivales de l’intérêt éthique de la littérature aux contraintes des conceptions « plus étroites » de la rationalité. Avec pour résultat qu’elles ne peuvent jamais toucher le cœur des écrits qu’elles prennent apparemment pour cible. Observons les critiques développées dans deux articles de Richard Posner et dans un travail récent de Joshua Landy 11. Posner est un « esthéticiste » qui soutient que « le contenu moral [...] d’une œuvre littéraire [est] toujours sans pertinence pour sa valeur proprement littéraire » 12. Il soutient que les qualités spécifiquement littéraires d’une œuvre sont toujours par principe séparables des qualités éthiques, et son 24/09/10 19:17:22 146 but principal lorsqu’il étudie le travail de Nussbaum est de critiquer la thèse rivale selon laquelle les qualités littéraires sont une part inséparable de l’instruction morale d’une œuvre littéraire 13. L’objectif premier de Landy lorsqu’il parle du travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature est également de discuter l’idée qu’une œuvre littéraire, en tant que littéraire, pourrait nous offrir une instruction morale. Tandis que Posner et Landy affirment que la littérature comme telle ne peut pas nous offrir d’assistance rationnelle en morale, ils reconnaissent tous deux que certaines œuvres littéraires jettent une certaine lumière sur nos vies pratiques. Posner commente fréquemment la manière dont telle ou telle œuvre littéraire, en vertu des descriptions de certains personnages fictifs, traits de caractère, actions ou situations sociales, propose des éclairages sur la psychologie humaine et la vie sociale. Landy attire également l’attention sur la richesse de différentes descriptions littéraires et reconnaît que certains textes littéraires particuliers peuvent nous offrir de solides idées pratiques. Et pourtant, les deux penseurs considèrent la littérature comme une source intrinsèquement peu fiable de conseils pratiques. Le problème supposé, dans les mots de Landy, est que la littérature qua littérature n’offre aucune « justification de ses thèses implicites » 14. Certes, ajoute Landy, une œuvre littéraire peut être édifiante « en tant qu’elle est philosophique », c’est-à-dire « en tant qu’[elle] développe » des arguments ou des « chaînes convaincantes de raisonnement » 15. Mais si une œuvre littéraire présente des arguments philosophiques, ou des fragments d’arguments, pour nous apporter une 13 La critique que Posner adresse à Nussbaum présente plusieurs aspects, et dans la présente discussion je laisse de côté certains arguments pour me concentrer sur ce qui me semble le motif principal de l’attaque contre la conception de Nussbaum de la relation entre éthique et littérature. Selon Posner, Nussbaum devrait considérer que toute littérature est moralement valable, et l’une des critiques que je laisse de côté reflète cette hypothèse. Posner soutient que la position de Nussbaum est menacée par l’observation (incontestable) selon laquelle certaines œuvres littéraires sont corrompues et manipulatrices (« Against Ethical Criticism », art. cit., p. 5). Cependant, parce que Nussbaum n’avance pas une thèse valable pour toutes les œuvres littéraires (voir la note 6 ci-dessus), cette observation ne remet pas son projet en cause. 14 Posner, « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 68. 15 Landy, « A Nation of Madame Bovarys », art. cit., p. 77. raison13.indb 146 24/09/10 19:17:22 16 Parce que Landy suppose que la littérature ne peut pas comme telle défendre quelque conception morale que ce soit, il lui semble que les œuvres singulières ne recueillent l’approbation que de ceux qui sont déjà convaincus, ou de ceux qui sont « convertis » à ces conceptions par le pouvoir non-rationnel de leurs stratégies littéraires. Un refrain central de cette partie de son travail est que « “moralement édifiant” est seulement un compliment que nous accordons aux œuvres dont les valeurs s’accordent avec les nôtres » (ibid., p. 70 ; voir aussi p. 74). Si nous voulons considérer la littérature comme une source de sagesse pratique, nous devrions lui demander (comme le fait Landy en empruntant une expression de Posner) d’attirer notre attention vers ce que nous croyons déjà, et donc de nous faire devenir ce que nous sommes (ibid., p. 80 ; voir aussi Posner, « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 20). 17 Il semble également (comme le souligne Posner) que nous pouvons évaluer les mérites littéraires d’un texte sans nous préoccuper de ses conceptions morales et, semblablement, que nous pouvons évaluer les conceptions morales sans regarder les mérites littéraires. À l’appui de cette double thèse, Posner présente des exemples de textes qu’il considère comme moralement salutaires, mais sans grande valeur esthétique, et de textes qu’il considère comme moralement pernicieux mais remarquables esthétiquement. Il mentionne par exemple dans le premier cas La Case de l’oncle Tom (dont il dit que « le seul intérêt qu’il présente désormais à nos yeux est historique ») et Maurice (qu’il considère comme admirable en raison de son attitude à l’égard de l’homosexualité tout en étant « le plus faible roman de Forster »). Dans le deuxième cas il cite l’Illiade (selon lui caractérisée par « viol, pillage, meurtre, sacrifice humain et animal, concubinage et esclavage »), l’Orestie (qu’il décrit comme caractérisé par la misogynie) et différentes œuvres de Dickens et de Shakespeare (marquées de racisme, sexisme, anti-sémitisme). (Les citations viennent de « Against Ethical Criticism », art. cit., p. 6, 15 et 5.) raison13.indb 147 147 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum instruction sur la vie morale, ce n’est pas en tant que littérature qu’elle le fait 16. Le raisonnement éthique qu’une œuvre littéraire présente est simplement, pour formuler à présent l’idée dans les termes de Posner, le « matériau brut » que son auteur a présenté sous une forme littéraire, et les qualités littéraires de l’œuvre sont simplement des accessoires expressifs pour ce matériau. Prolongeant cette même ligne d’arguments, Posner et Landy concluent tous deux qu’il ne saurait être question de considérer les qualités littéraires d’une œuvre, à la manière de Nussbaum, comme des contributions nécessaires à l’éducation morale qu’une œuvre nous propose 17. Le problème est que cette ligne d’arguments ne fonctionne que si l’on admet l’hypothèse que toute « justification » rationnelle présentée par une œuvre littéraire à l’appui d’une conception éthique doit être 24/09/10 19:17:22 argumentative, et donc externe à la constitution de l’œuvre en tant qu’œuvre littéraire. Mais, comme nous l’avons vu, l’un des objectifs généraux de Nussbaum est de discréditer cette hypothèse. Non seulement elle montre que l’hypothèse est remise en question par l’étude de certaines œuvres littéraires particulières ; elle critique également la conception de la rationalité qui la sous-tend. On peut même dire qu’aussi longtemps que l’hypothèse reste implicite, comme dans les écrits de Posner et Landy, la réception critique du travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature n’a pas encore commencé. 148 5. Un article récent de Candace Vogler présente à première vue une discussion critique plus substantielle de la pensée de Nussbaum sur l’éthique et la littérature 18. Vogler ressemble à Posner et à Landy parce qu’elle veut montrer que Nussbaum et d’autres auteurs ont tort d’affirmer que la pensée morale « vit et respire » dans la littérature, mais elle s’en écarte parce qu’elle essaie sérieusement de comprendre pourquoi Nussbaum peut soutenir une thèse pareille. Vogler s’intéresse en particulier à l’insistance que Nussbaum place sur l’individualité, et au fait que Nussbaum précise la thèse particulière selon laquelle les romans comme tels invitent à la réflexion éthique en représentant la réflexion en question comme centrée sur des personnes authentiquement individuelles (et imaginaires). Pour contester cette thèse, Vogler commence par présenter les considérations qui conduisent selon elle Nussbaum et d’autres auteurs à considérer certains romans comme des occasions pour une pensée éthique authentique dirigée vers les individus. Mais l’intérêt du diagnostic de Vogler reste limité parce que celle-ci ne remarque pas que le travail de Nussbaum se fonde sur la révision d’une conception philosophique familière de la rationalité, le long de ce que j’ai appelé des lignes « plus larges ». Le type de pensée éthique et dirigée vers les individus que Nussbaum voit dans certains romans n’apparaît que si l’on reconnaît cette possibilité. Qu’est-ce qui, d’après Vogler, donne à des théoriciens et des philosophes tels que Nussbaum l’idée que certains romans doivent être lus comme 18 « The Moral of the Story », Critical Inquiry, 2007, vol. 34. raison13.indb 148 24/09/10 19:17:22 149 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum des réflexions à propos d’individus fictifs ? L’hypothèse de Vogler tourne autour d’une observation sur la manière dont nous pensons et parlons des êtres fictifs qu’elle appelle des personnages littéraires. Dans les termes de Vogler, un « personnage littéraire », loin d’être le simple occupant d’une position d’agent fictif, possède « des traits subjectifs, fictifs, essentiels et déterminés » 19. C’est-à-dire que, lorsque nous lisons un roman particulier et rencontrons différents personnages littéraires, nous savons à leur propos le genre de choses que nous pourrions également savoir sur une personne réelle 20. De plus, cela signifie que notre connaissance des personnages fictifs nous permet d’y penser et d’en parler plus ou moins de la même manière que des individus réels. Nous pouvons par exemple réfléchir à ce qu’ils pourraient faire dans différentes situations contrefactuelles, et imaginer la possibilité qu’ils fassent des choses qui nous surprennent 21. Que nous puissions penser et parler des personnages littéraires de la même manière que d’individus réels est, d’après Vogler, ce qui conduit des penseurs comme Nussbaum à considérer les personnages littéraires comme des individus. Vogler refuse ce type d’individualisation des personnages littéraires, et pour comprendre pourquoi, nous devons rappeler la manière dont elle décrit la distinction entre personnages littéraires et personnes véritables. Pour Vogler, notre connaissance des personnages littéraires se limite à l’attribution par l’œuvre littéraire de certains traits subjectifs, fictifs, essentiels et déterminés et, par conséquent, « tout ce qu’il y a à savoir à leur propos est disponible de manière définitive » 22. D’après elle, la « distinction capitale » entre personnage littéraire et personne réelle tient au fait que les personnes réelles peuvent toujours changer ou se comporter de manière inattendue et qu’il est par conséquent impossible de savoir tout ce qu’il y a à savoir sur une personne réelle 23. L’idée de Vogler est que cette résistance à la connaissance totale est ce qui distingue les gens 19 Ibid., p. 26-27. 20 Vogler s’emploie à montrer que tous les romans ne nous présentent pas de personnages littéraires en ce sens. 21 Ibid., p. 8-9, 28 et 29. 22 Ibid., p. 29. 23 Ibid. Cette thèse rend difficile de savoir si elle considère que les morts sont réels. raison13.indb 149 24/09/10 19:17:22 150 non seulement comme réels mais comme individus. C’est ainsi qu’elle parvient à la conclusion que les personnages littéraires ne peuvent pas être des individus. Parce que Vogler croit que les personnages littéraires ne sont jamais plus que des types plus ou moins complexes, elle croit également que les penseurs qui, comme Nussbaum, soutiennent que les romans invitent à une pensée éthique véritable et dirigée sur les individus, confondent en réalité les types et les individus. Pour Vogler, ces penseurs « se fourvoient considérablement » 24. Une hypothèse de la critique de Vogler est que la présentation romanesque d’un personnage littéraire consiste en l’énumération d’un ensemble fermé de faits narratifs. Il devrait être clair à présent que cette description des personnages littéraires n’est pas celle de Nussbaum. Un leitmotiv de l’œuvre de Nussbaum est que certains romans sont construits pour nous instruire sur leur monde fictionnel en sollicitant différentes réactions de la part des lecteurs et, en outre, qu’à défaut d’une capacité à réagir de manière pertinente, nous pouvons échouer à faire les connexions de pensée nécessaires pour comprendre, par exemple, les personnages qui habitent ces mondes. Pour Nussbaum, la présentation romanesque d’un personnage littéraire, loin de se limiter à l’énumération de faits narratifs, peut ainsi inclure la formation d’une structure narrative qui a pour but de solliciter le lecteur de manière différente. Certes, pour prendre au sérieux ce que dit Nussbaum des manières dont les formes narratives de romans particuliers contribuent à notre compréhension des personnages du roman, il faut admettre la possibilité de construire la notion de rationalité d’une manière plus large. Il est donc significatif que Vogler rejette simplement l’idée que les romans peuvent nous pousser à raisonner de manière exigeante. Au début de son essai, elle déclare que le seul raisonnement exigé de nous en tant que lecteur de romans est, dans ses termes, « de garder trace des noms fictifs et des événements, un peu à la manière dont on garde trace de tout ce qu’on lit et qu’on entend » 25. L’attachement non critique de Vogler à la conception familière de la rationalité l’empêche également de décrire précisément ce 24 Ibid., p. 35. 25 Ibid., p. 6, note 6. raison13.indb 150 24/09/10 19:17:22 26 Il ne s’agit pas simplement d’abandonner toute responsabilité à l’esprit auctorial qui anime le texte. Le type d’ouverture sans contrainte que Nussbaum croit requise est interne à la pensée et il est de notre responsabilité de lecteur de déterminer si, en manifestant cette sensibilité, nous sommes conduits à voir des choses authentiques, ou si nous sommes simplement manipulés. 27 La conception de Vogler est que ce qui singularise l’attitude que nous adoptons en pensant à des individus est que nous laissons ouverte la possibilité que la personne change et que nous puissions apprendre de nouveaux faits à son propos. Du point de vue de Nussbaum, cette manière de penser à l’individualité revient à traiter les individus supposés comme des types infiniment modifiables et complexes. raison13.indb 151 151 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum que Nussbaum dit des similarités entre notre attachement pour les personnages littéraires et notre attachement pour les individus réels. Les conceptions de Nussbaum sur la puissance cognitive de l’affect ont pour conséquence que, pour saisir ce qu’un roman particulier lui propose, le lecteur doit être prêt à réagir, pendant sa lecture, d’une manière qui n’est pas contrainte par ses croyances ou sa conception éthique générale 26. Un thème récurrent de la pensée de Nussbaum est que le type d’attitude que les romans exigent de nous est celle que nous devons adopter dans nos interactions avec les autres si nous voulons respecter leur individualité. L’idée est que je traite une autre personne comme un individu lorsque, dans les interactions, je laisse ouverte la possibilité de devoir explorer et développer mes réactions à la personne qu’elle est, voir certaines des caractéristiques de sa personnalité sous un jour nouveau, pour mieux apprécier les choses qui ont de l’importance à ses yeux, pour mieux la comprendre. Pour Nussbaum, tel est l’enjeu de la thèse selon laquelle lire des romans nous apprend à réagir aux individus en tant qu’individus. Il serait difficile d’exagérer la différence entre cette conception de ce que c’est pour la pensée que de s’appliquer aux individus, et la conception que Vogler attribue à Nussbaum 27. Vogler ne parvient pas à restituer convenablement la conception de Nussbaum parce que, comme je l’ai montré, elle ne voit pas que celle-ci repose sur une interprétation élargie du concept de rationalité. Il faut pourtant bien voir que le travail de Nussbaum sur l’éthique et la littérature pose un défi aux conceptions philosophiques plus familières de nos capacités rationnelles, si nous voulons non seulement l’évaluer justement, mais comprendre ce qui est en jeu, moralement et politiquement, dans ses thèses centrales. 24/09/10 19:17:22 152 6. J’ai donc montré qu’un grand nombre de critiques brouillent les thèses majeures des écrits de Nussbaum sur l’éthique et la littérature. Le travail de Nussbaum dans ce domaine dépend d’une psychologie morale tout à fait particulière : elle inclut une conception de la rationalité suffisamment large pour embrasser le discours littéraire comme tel. Parce que ces critiques s’opposent à cette psychologie morale, ils échouent souvent à remarquer la substance même de la position de Nussbaum. S’il est vrai que le travail de Nussbaum a été mal interprété, il faut reconnaître que Nussbaum elle-même en est partiellement responsable. Elle donne parfois une représentation trompeuse des préoccupations qui habitent ses propres écrits sur la littérature, et semble parfois se faire l’avocate d’une conception du rôle de l’affect dans la pensée et dans l’action qui, parce qu’elle s’oppose aux conceptions qu’elle développe dans ses écrits principaux sur la philosophie et la littérature, peut justifier l’hostilité de bon nombre de critiques. L’un de ces passages les plus évidents apparaît dans un article où Nussbaum attaque les écrits de Cora Diamond sur l’éthique et la littérature 28. Il y a quelque chose d’étonnant dans le simple fait que Nussbaum éprouve le besoin d’attaquer cette partie du travail de Diamond. Dans ses écrits sur la littérature (qui remontent au début des années 1990), Diamond discute différents poèmes et romans pour montrer comment ils ouvrent nos yeux sur des aspects de nos vies en vertu de leurs stratégies d’engagement émotionnel. Elle veut aller à l’encontre de l’idée que la rationalité est la prérogative de l’argument et montrer qu’il y a une pensée responsable au-delà 29. Ce projet en fait une alliée naturelle de Nussbaum. D’ailleurs, la convergence entre les travaux de Diamond et de Nussbaum n’est pas passée inaperçue. Diamond elle-même souligne 28 « Allies or Adversaries? The Problematic Relationship between Literature and Ethical Theory », Frame: Tijdschrift voor Literatuurwetenschap, 2000, vol. 17, n° 1, p. 7-26. Pour un traitement semblable du travail de Diamond, voir « Why Practice Needs Ethical Theory: Particularism, Principle and Bad Behavior », dans Steven J. Burton (dir.), “The Path of the Law” and its Influence: The Legacy of Oliver Wendell Holmes, Jr., Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 50-86. 29 Cora Diamond, « Rien que des arguments ? » (1980-1981), L’Esprit réaliste (1991), trad. Emmanuel Halais et J.-Y. Mondon, Paris, PUF, 2004. raison13.indb 152 24/09/10 19:17:22 153 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum sa sympathie pour des aspects importants du travail de Nussbaum dans une série d’articles dans lesquels, entre autres choses, elle discute la thèse centrale de La Connaissance de l’amour sur le lien nécessaire entre forme et contenu 30. La critique que Nussbaum adresse à Diamond apparaît dans un article où elle s’intéresse au lien entre littérature et théorie éthique. Nussbaum affirme que les philosophes moraux qui, comme elle, s’intéressent à la littérature doivent reconnaître que « certaines œuvres littéraires sont des alliées valables pour la théorie morale, nous aident à comprendre [des questions controversées] qui concernent la perception morale et les notions morales, d’une manière que nous ne pourrions pas bien faire [autrement] » 31. Cette position est cohérente avec les aspects du travail de Nussbaum que j’ai discutés dans ce texte. J’ai souligné ses efforts pour montrer qu’une étude de la littérature plaide en faveur d’une compréhension particulière de la signification rationnelle de l’affect. Dans l’article que je commente à présent, elle observe en effet que cette compréhension peut être acceptée par les théoriciens, décrite et discutée. Le but principal de Nussbaum dans cet article est de prendre ses distances avec les conceptions des philosophes qui, loin de s’accorder avec elle sur le lien entre littérature et théorie morale, supposent que la littérature se tient dans une relation d’opposition avec cette théorie. C’est à ce propos qu’elle se tourne vers le travail de Diamond. La raison pour laquelle Nussbaum mentionne ici Diamond n’est pas claire d’emblée. Diamond ne dit jamais qu’elle considère que la littérature représente une menace pour la théorie morale, et Nussbaum ne prétend pas qu’elle le fait. Ce qui émerge au fil de l’article de Nussbaum est que cette dernière accuse Diamond de représenter la littérature comme « un adversaire » de la théorie morale parce qu’elle pense que Diamond critique injustement le travail de certains théoriciens. 30 Voir en particulier « Martha Nussbaum and the Need for Novels », Jane Adamson (dir.), Renegotiating Ethics in Literature, Philosophy and Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 39-64. Voir aussi « Passer à côté de l’aventure » (1985) et « Se faire une idée de la philosophie morale » (1983), reproduits dans L’Esprit réaliste, op. cit. 31 Nussbaum, « Allies or Adversaries? », art. cit., p. 10. raison13.indb 153 24/09/10 19:17:22 154 Le seul argument que Nussbaum donne à l’appui de cette thèse est un commentaire de ce qu’elle considère comme un traitement injustement critique de la part de Diamond du travail de Onora O’Neill. Dans ses écrits sur des thèmes littéraires, Diamond critique deux articles dans lesquels O’Neill discute la signification morale de la littérature 32. Pour comprendre pourquoi Nussbaum peut dire que Diamond est injustement critique, nous devons d’abord comprendre le propos que Nussbaum attribue à O’Neill. Nussbaum commence par dire que O’Neill croit que la littérature a besoin de faire équipe avec la théorie morale parce que le type d’imagination qu’elle cultive « n’est que trop facilement corrompu » 33. Le reste du rappel des thèses de O’Neill est consacré aux types de considérations qui, selon Nussbaum, conduisent O’Neill à formuler ainsi sa conception. La pensée de O’Neill, d’après Nussbaum, est que : Les romans [...] ne sont pas équitables dans leur attention ; nous sommes souvent attirés par les personnages qui nous ressemblent, et pouvons facilement être amenés à négliger les revendications de ceux qui sont différents de nous. En outre, le roman est lui-même une forme culturelle relativement circonscrite ; il n’est pas clair qu’il soit adapté pour cultiver une considération équitable pour toute vie humaine. Ainsi, à tout le moins, les romans ont besoin de s’allier les théories qui nous disent le fondement de notre préoccupation et critiquent une attention inégale 34. Dans ce passage, Nussbaum attribue à O’Neill la conception selon laquelle nos engagements avec la littérature ont besoin de se voir ajouter la théorie d’une manière particulière. Elle nous dit que O’Neill croit que les types d’exercices imaginatifs suscités par la littérature sont en eux-mêmes peu fiables et qu’ils doivent être soumis à la discipline des 32 Onora O’Neill, «The Power of Example », Constructions of Reason: Explorations of Kant’s Practical Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 165186, et critique de Stephen Clark, The Moral Status of Animals, The Journal of Philosophy, 1980, vol. LXXVII, n° 7, p. 445. 33 Ibid., p. 22. 34 Ibid., p. 23. raison13.indb 154 24/09/10 19:17:22 155 alice crary Éthique et littérature : Nussbaum contre Nussbaum arguments indépendants qu’apportent les théories. De plus, Nussbaum affirme qu’elle-même est d’accord avec les conceptions qu’elle attribue ainsi à O’Neill. Ce point vaut la peine d’être souligné parce que les conceptions en question vont directement à l’encontre des propres contributions de Nussbaum sur le débat entre philosophie et littérature. Elles dépendent d’une compréhension plus étroite de nos facultés rationnelles que Nussbaum rejette et que des critiques comme Posner, Landy et Vogler adoptent de façon non critique. On pourrait peut-être dire que j’ai mal lu Nussbaum et qu’elle n’applaudit pas O’Neill pour avoir adopté une psychologie morale que Nussbaum critique abondamment par ailleurs. Pourtant, même dans ce cas, cela n’aidera pas beaucoup Nussbaum. Même si elle ne loue pas O’Neill pour avoir adopté la psychologie morale qu’elle rejette par ailleurs, il demeure que O’Neill adopte cette psychologie morale. O’Neill croit que les philosophes moraux tendent à s’intéresser aux œuvres littéraires parce que ces œuvres offrent des stratégies utiles et non rationnelles pour revivifier la communication morale rationnelle qui s’est affaiblie. Dans l’article que Nussbaum discute, O’Neill part de cette conception de la littérature comme une ressource non rationnelle pour déclarer ensuite que les œuvres littéraires particulières peuvent tout aussi bien conduire à des conceptions ignorantes et pernicieuses qu’à des conceptions éclairées 35. En outre, elle conseille de compléter les discussions des textes littéraires par des principes (des principes « qui indiquent ou suggèrent quels types de correspondance entre exemples et cas réels sont importants, et lesquels sont triviaux ») pour qu’elles puissent compter comme des contributions pleinement rationnelles à la réflexion morale 36. Il faut souligner ici que, en formulant cette suggestion, O’Neill tient simplement pour acquise la conception plus étroite de la rationalité que le travail de Nussbaum sur la philosophie et la littérature conteste. Ainsi, qu’il soit juste ou non de dire, comme je le crois, que dans un article relativement récent Nussbaum félicite O’Neill de défendre la psychologie morale qu’elle répudie par ailleurs, il reste vrai que O’Neill se fait l’avocate de cette psychologie 35 « The Power of Example », art. cit., p. 173. 36 Ibid., p. 176. raison13.indb 155 24/09/10 19:17:22 156 morale. En outre, lorsque dans son traitement de thèmes littéraires Diamond critique O’Neill, son souci principal est bien de souligner cette caractéristique du projet de O’Neill. Diamond décrit très clairement comment O’Neill échoue à reconnaître la possibilité d’une conception de la pensée rationnelle qui pourrait permettre à la littérature comme telle de contribuer à la compréhension morale rationnelle. Il s’ensuit qu’à certains égards, la critique que Nussbaum adresse à Diamond est tout à fait perverse. Nussbaum critique Diamond parce que celle-ci met en cause une compréhension de la pensée morale rationnelle qui exclurait la conception même de l’intérêt moral de la littérature dont Nussbaum se fait la championne. Il suit de ses réflexions (et c’est sur cela que je veux insister) qu’on a raison de dire que Nussbaum invite à une mauvaise compréhension de son propre travail sur la littérature. Dans la mesure où dans des écrits récents, elle tend à applaudir des conceptions de la puissance morale de l’émotion qui flirtent avec les vues qu’elle critique, elle encourage les confusions que trahissent de nombreuses critiques. Je viens d’affirmer que Nussbaum n’est pas toujours une porte-parole fiable de ses propres conceptions sur l’éthique et la littérature. Je voudrais terminer en transformant cette critique en compliment. Ce qui semble conduire Nussbaum à abandonner une de ses thèses principales, dans les articles que je viens de discuter, est le souci de représenter son travail sur la littérature comme l’allié de certaines contributions à la théorie morale (par exemple, celle de Onora O’Neill) à laquelle elle est substantiellement opposée. Le compliment sur lequel je voudrais conclure est le suivant. Il faut voir que les discussions de la littérature de Nussbaum sont plus éloignées de certaines tendances de la théorie éthique contemporaine qu’elle ne semble le penser : cela permet d’apprécier non seulement pourquoi ces discussions ont été l’occasion de malentendus importants, mais également pourquoi elles représentent, comme je le crois, des contributions pionnières. Traduit de l’anglais par Solange Chavel raison13.indb 156 24/09/10 19:17:22 LA JALOUSIE EST-ELLE UNE PASSION PRIVÉE ? Gabrielle Radica* CONNAISSANCE DES PASSIONS, ÉVALUATION DES PASSIONS raison publique n° 13 • pups • 2010 Depuis ses études sur la philosophie morale grecque (notamment The Therapy of Desire) et jusqu’aux travaux de philosophie contemporaine comme Upheavals of Thought ou, plus récemment, Hiding from Humanity, Martha Nussbaum a entrepris de réfléchir sur les passions. Ce travail comprend deux aspects distincts : d’une part l’effort pour définir une méthode appropriée de connaissance des émotions 1, d’autre part l’exhibition de la dimension possiblement publique des émotions 2. Ces deux démarches sont liées, mais peuvent néanmoins entrer en tension. Pour ce qui concerne l’entreprise de connaissance des passions, la méthode de Martha Nussbaum consiste à convoquer toutes les disciplines qui traitent des passions : sociologie, ethnologie, psychologie, histoire, littérature. Cette pluridisciplinarité lui permet de ne pas s’enfermer dans une définition exclusivement intérieure, subjective, ni non plus exclusivement corporelle des émotions. Une telle ouverture disciplinaire permet également de reconnaître que les passions subissent des déterminations collectives qui les modèlent et doivent être prises en compte dans leur définition. 157 * Gabrielle Radica est maître de conférences à l’université de Picardie-Jules Verne, membre du CURAPP, UMR 6054. 1 Voir Martha Nussbaum, La Connaissance de l’amour (1990), trad. Solange Chavel, Paris, Cerf, 2010 ; Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 2 Voir Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 1995 ; Hiding from Humanity. Shame, Disgust and the Law, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2004. raison13.indb 157 24/09/10 19:17:22 158 Pour ce qui concerne la dimension publique des passions, le cadre aristotélicien de sa réflexion morale permet à Martha Nussbaum de comprendre que les émotions n’ont pas vocation à rester une affaire purement privée, parce qu’elles ont toute légitimité à devenir des arguments dans des discussions publiques, qui concernent notamment la justice ou la politique. Publiques, les émotions peuvent l’être à divers titres : elles le sont dans la mesure où elles ne sont pas étrangères à la raison et ne constituent pas des processus purement individuels dénués de sens. Au contraire, elles représentent même un instrument irremplaçable d’évaluation de notre monde humain, et de ce fait, elles peuvent et même doivent intervenir dans nos discours en tant qu’arguments légitimes, sous certaines conditions d’acceptabilité : un juge, par exemple, ne devrait pas refuser systématiquement pour élaborer ses décisions de prendre en compte certaines émotions, qu’il s’agisse des siennes ou de celles des différentes parties 3. Certes, cette prise en compte suppose un regard critique, car certaines passions ont plus ou moins vocation à participer à l’élaboration d’un jugement, et à devenir ainsi plus ou moins publiques. Et il est certain que l’argumentation générale sur les émotions cède très rapidement le pas à une étude précise de chaque émotion, tant il est évident que toutes les émotions (peur, dégoût, colère, etc.) n’ont pas la même pertinence publique. Or, dans ces deux démarches, cognitive d’une part, et évaluativecritique de l’autre, les passions sont toujours sujets et objets : Martha Nussbaum veut à la fois que les passions soient mieux connues et qu’elles soient reconnues à leur tour comme moyens de connaissance appropriés, voire indispensables, de certaines situations humaines. De façon analogue, dans la démarche évaluative, l’auteure cherche autant à évaluer différentes passions afin de mesurer leur possible reconnaissance publique, qu’à montrer que celles-ci sont des instruments d’évaluation légitimes des situations humaines. 3 Voir Poetic Justice, p. 99, ouvrage dont l’ambition est de montrer qu’une telle capacité empathique des juges pourrait se développer par la lecture des romans. Voir aussi les toutes premières pages de Hiding from Humanity, qui offrent des exemples frappants de recours aux émotions lors de procès américains contemporains. raison13.indb 158 24/09/10 19:17:22 Cette tension apparaît de manière exemplaire dans le cas de la jalousie : si l’on reconnaît, dans une perspective culturaliste, que les formes de cette passion varient en fonction de la société dans laquelle elle s’inscrit, alors on devrait comprendre que, par exemple, dans la société espagnole du xviie siècle, un homme trompé par une femme la tue, légitimement, voire impérativement, puisque c’est ce que dicte le code de l’honneur de cette société. Si l’on cherche plutôt à examiner si telle ou telle passion a légitimement fait agir une personne, si cette personne peut la citer pour se défendre, alors on renonce à donner droit de cité à une jalousie masculine qui tient la femme au rang de chose ou de sujet soumis à l’homme auquel elle s’est liée. Or, dans ce conflit entre la possibilité et l’impossibilité de juger la jalousie, Martha Nussbaum opte nettement pour la solution qui consiste à préserver son jugement, et elle préfère condamner la jalousie. C’est à ce titre qu’elle refuse à celle-ci une place privilégiée dans l’éventail des passions 4 et 159 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? Malgré tout, il semble qu’une tension demeure entre le fait que les passions ont une nature qui n’est pas purement privée ni intérieure, et le fait qu’elles ont une valeur qui peut devenir publique. Si telle émotion individuelle est plus ou moins susceptible d’être comprise, et reprise par d’autres acteurs, puis d’être ainsi reconnue collectivement et publiquement comme importante et pertinente, alors ce sont ultimement des jugements élaborés par un « je », puis repris par un « nous », qui accordent un statut public à telle ou telle passion ; telle est la voie critique empruntée et défendue par Martha Nussbaum dans Hiding from Humanity par exemple au sujet du dégoût et de la honte. Si l’on considère en revanche qu’une émotion est façonnée ou déterminée par des institutions et des cadres culturels particuliers, alors la détermination sociale prime, et, en incitant telle ou telle passion à se développer sous certaines formes, cette détermination impersonnelle empêche au contraire de prendre une distance critique vis-à-vis de la pertinence publique de la passion en question, puisque certains préjugés, certains présupposés font passer cette passion pour allant de soi dans la société où elle apparaît. 4 La citation de Proust placée en exergue du livre (Upheavals of Thought, op. cit., p. VII), présente simplement la jalousie comme un des aspects et un des effets de l’amour chez Charlus. raison13.indb 159 24/09/10 19:17:22 160 qu’elle en fait une passion qui devient parasite lorsque nous désirons exercer une attention morale fine 5 ; c’est à ce titre qu’elle valide les positions de psychanalystes comme Winnicott ou Fairbairn qui font de la jalousie en général un stade de développement des sentiments envers les proches qu’il est souhaitable de dépasser 6, dans la mesure où la jalousie contient un désir de maîtriser un environnement par définition non maîtrisable, et de posséder des personnes qui n’ont pas à être possédées. Une bonne part du travail moral consiste en effet selon Martha Nussbaum à reconnaître les limites de notre maîtrise sur les objets et les choses qui comptent pour nous, ainsi qu’à accepter la possibilité du tragique et de la souffrance causée par notre dépendance à leur égard. Parce qu’elle est fréquemment agressive, parce qu’elle peut entraîner la violence, la jalousie se voit refuser dans Hiding from Humanity le statut de motif légitime à prendre en compte dans les considérations juridiques : elle ne saurait plus de nos jours justifier l’adoucissement des peines réservées aux crimes passionnels. De même en effet que le dégoût socialement construit promeut souvent une revendication illégitime d’inégalité entre les êtres humains, de même la jalousie amoureuse et violente porterait avec elle l’idée d’une possession réifiante de l’amant(e) ou de l’époux (épouse), qui n’a plus lieu d’être dans une société libérale et égalitaire 7. À propos de la jalousie, Martha Nussbaum semble donc faire prévaloir préjudiciellement l’approche critique et évaluative, au détriment de l’explication et de la description, dans la mesure où elle croit cette passion incapable de franchir le stade de la publicité des arguments : la jalousie est présentée comme une corruption violente de l’amour. D’une façon générale, l’auteure semble préférer défendre la possibilité 5 La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 80, 84, 246. 6 Upheavals of Thought, op. cit., chap. 4, « Emotions and infancy », p. 174 sq. 7 Hiding from Humanity, op. cit., p. 15: « On the other hand, one could argue that jealousy is always suspect, always normatively problematic as a basis for public policy (however inevitable or even at times appropriate in life) because it is likely to be based on the idea that one is entitled to control the acts of another person, an idea reinforced by centuries of thought that have represented women as men’s property ». raison13.indb 160 24/09/10 19:17:22 Dans sa brutalité et sa violence, dans sa négation de la liberté de l’autre, la jalousie ne peut certes accéder à la sphère des émotions publiques. Mais elle n’est pas nécessairement violente et négatrice de la liberté d’autrui. Savoir qu’elle est un élément irréductible de la vie passionnelle, et que sa manifestation est toujours dépendante d’un cadre social et public, permet dans un premier temps de comprendre la différence entre des manifestations acceptables et des manifestations inacceptables de la jalousie. En outre, si Martha Nussbaum enseigne que la littérature est une voie d’approche privilégiée des passions, je voudrais montrer à travers deux exemples (la nouvelle Chéri de Colette, et Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau) la possibilité d’un travail à la fois éthique et romanesque sur la jalousie, qui articule précisément sa connaissance à la recherche critique de sa légitimité. Ces deux textes permettent de voir comment s’entrelacent dans des histoires d’amour singulières la dimension privée, la dimension intersubjective et la dimension morale de la jalousie, révélant 161 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? d’évaluer les passions contre le repli relativiste qui renonce à juger une passion du fait de la variété de ses manifestations 8. Et pourtant, sa propre méthode de connaissance des passions, si elle était appliquée à la jalousie, permettrait de mieux situer cette passion par rapport à la frontière du privé et du public, et peut-être également d’abandonner cette condamnation tranchée que l’auteure porte su la jalousie. Notamment, le rôle que Martha Nussbaum confère à la littérature dans notre connaissance des passions est particulièrement important en ce qui concerne la jalousie. Mon objet ici est donc de suspendre provisoirement le jugement critique de Martha Nussbaum sur la jalousie, afin de montrer qu’une connaissance de la jalousie développée selon les principes mêmes de Martha Nussbaum devrait permettre de nuancer cette première critique, et de renoncer par exemple à sa caractérisation systématique comme passion violente et intraitable. 8 Voir Martha Nussbaum, « Constructing love, desire and care », dans D. Estlund & Martha Nussbaum (dir.), Sex, Preference and Family. Essays on Law and Nature, New York, Oxford University Press, 1997, p. 17-43, p. 18. raison13.indb 161 24/09/10 19:17:23 à cet égard que la jalousie peut être dépassée, voire rendue acceptable par un travail littéraire sur les représentations et les points de vue, et sur les relations entre les personnes. JALOUSIE PRIVÉE, JALOUSIE SOCIALE 162 Le refus récurrent de Martha Nussbaum de simplifier la conception des rapports entre privé et public s’oppose notamment à l’idée que cette frontière coïnciderait avec une distinction elle-même trop simple entre les passions et la raison, comme si la raison devait occuper la sphère publique et les passions la sphère privée. Les passions informent en réalité l’activité publique et juridique 9, parfois sans même que l’on en soit conscient, et inversement la rationalité n’est pas absente des passions. Or, une des représentations banales de la jalousie, relayée dans les films ou les romans, et loin des scènes sanglantes que les tribunaux ont parfois à traiter, est celle d’une douleur individuelle, d’une expérience solitaire, mêlée de honte, difficile à partager parce que l’on répugne à le faire. Tel est le cas du personnage récemment interprété par Dominique Blanc dans le film L’Autre de Trividic (2009). Une femme, qui a voulu tenir à distance de toute vie conjugale un amant plus jeune qu’elle, se retrouve malgré elle victime d’une jalousie envahissante, lorsqu’elle comprend que celui-ci est en train de s’installer dans une vie conjugale avec une autre femme. Cette jalousie croît d’autant plus qu’elle n’a pas le droit d’être exprimée, et que la protagoniste déploie plus d’efforts pour la cacher et faire bonne figure ; cette jalousie est d’autant plus mordante que, la rivale étant du même âge que la protagoniste, une équivalence confuse et sommaire entre elles deux s’impose à elle, et rend encore 9 Dans Hiding from Humanity, Martha Nussbaum reconnaît l’existence d’une norme de la peur raisonnable qui permet de justifier la catégorie de meurtre en légitime défense par exemple ; elle critique en revanche le recours à l’idée d’un « dégoût normal », standard, sur lequel on pourrait fonder la condamnation de l’homosexualité. Par là, elle montre les limites de l’application du principe de non-nuisance de Mill : se voir mis en danger est incomparable avec le fait d’être « dégoûté » par les pratiques sexuelles d’autrui. raison13.indb 162 24/09/10 19:17:23 Privée, au sens très large de « libre de l’intrusion du politique et des décisions collectives », ou « libre de l’intrusion du juridique et des institutions », comme pourrait le réclamer une revendication libérale, la jalousie ne l’est pas, puisque les relations amoureuses sont déterminées par différentes décisions politiques, lois, structures familiales, droits des individus, qui font varier la jalousie en fonction de ce cadre. Martha Nussbaum montre par exemple que les décisions judiciaires étatsuniennes sur les crimes passionnels ont plus ou moins suivi l’évolution des droits des femmes. Même quand elles protègent les femmes des violences de la jalousie après les y avoir livrées, les lois portent encore avec elles une norme collective déterminant le champ qu’il est acceptable de laisser à la jalousie. Privée au sens, libéral encore, de « libre de l’intrusion des mœurs, de l’opinion publique, et du regard normatif de ceux avec qui nous faisons société », la jalousie risque de ne pas l’être puisque normes sociales et culturelles modèlent en permanence les comportements, donnant à la jalousie et ses manifestations des limites raisonnables. Freud établit par raison13.indb 163 163 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? plus difficile à l’héroïne de comprendre pourquoi une autre lui a été préférée. L’impossibilité de dire cette jalousie, aussi bien que la fixation obsessionnelle de l’héroïne sur l’identité de sa rivale si proche et qu’elle ne connaît pas, aura raison de sa santé mentale et de son identité. Le spectateur comprend que « l’autre » femme qui la rend folle, celle qui est désignée par le titre du film, est bien sa rivale, mais aussi en même temps elle-même, elle-même qu’elle finit par croire apercevoir en face d’elle, dans un métro, elle-même dont le reflet dans la glace commence à agir indépendamment d’elle lors de crises hallucinatoires : elle finira par se faire du mal dans un accès de folie, ne sachant plus très bien qui est sa véritable ennemie, ni comment la jalousie l’a rendue aussi étrangère à elle-même. Mais au-delà de tels emblèmes de douleur solitaire et incommunicable, on peut aisément donner certains arguments raisonnables pour montrer que la jalousie n’est pas une affaire purement psychologique ou intérieure ; un premier travail consisterait à énoncer les différentes façons dont on peut dire que la jalousie n’est pas privée. 24/09/10 19:17:23 164 exemple une différence entre la jalousie normale de l’époux réellement trompé et la jalousie pathologique de l’époux qui, désirant tromper sans s’autoriser réellement à le faire par respect du mariage, projette ses désirs sur le conjoint, et finit par le soupçonner faussement des infidélités que lui-même voudrait en réalité commettre 10. Loin de relever d’une norme seulement psychologique, la normalité de la première jalousie relève en fait de normes sociales, culturelles, liées à une conception précise d’un amour qui doit être familial et monogamique, hétérosexuel, etc. Privée au sens de « relevant du seul for intérieur » et non de l’interaction avec autrui, enfin, et malgré l’exemple du film L’Autre, la jalousie a très peu de raison de l’être, même quand la douleur de la jalousie amoureuse concerne un être esseulé. La jalousie naît en effet d’une relation à deux personnes au moins et découle toujours partiellement de l’attitude qu’adoptent ces deux personnes. La démarche philosophique pourrait s’en tenir là, et se satisfaire de cette critique du statut privé de la jalousie et du repérage des nombreuses déterminations collectives ou interindividuelles qui pèsent sur la jalousie. Mais par le privilège accordé à Proust aux dépens de Platon dans « La connaissance de l’amour » 11, Martha Nussbaum indique qu’à s’en tenir à un tel point de vue extérieur et objectivant, on rate l’épreuve singulière que constitue une passion. Suivant cet approfondissement de l’étude proposé par Martha Nussbaum, nous sommes invités à découvrir que, malgré les déterminations sociales, institutionnelles, et intersubjectives dont elle est certes l’objet, la jalousie creuse toujours, en marge de la norme sociale et du rapport à l’autre qui la modèlent, un espace que l’on peut qualifier à nouveau de privé, une expérience du moins particulière et singulière. À défaut d’un sujet préconstitué de la jalousie, c’est du moins une subjectivation opérée par la jalousie qui se donne à voir, et certaines œuvres littéraires qui en traitent la laissent mieux voir que des textes philosophiques. 10 Sigmund Freud, « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », Revue française de psychanalyse, 1932, vol. V, n° 3, p. 391-401. 11 La Connaissance de l’amour, op. cit., p. 387-423. raison13.indb 164 24/09/10 19:17:23 JALOUSIE SOCIALEMENT ACCEPTABLE, FOLIE PRIVÉE Parmi les trois types de déterminations collectives différentes qui pèsent sur la jalousie, je choisis d’illustrer celle qu’imposent les mœurs et l’opinion par la pièce Médée d’Euripide, qui raconte comment Médée, délaissée par son mari pour Créüse, concocte une vengeance qui devrait couper à Jason toute envie de se rire d’elle et de lui faire honte : rien de moins que la mort de leurs enfants et de la future femme de Jason. La Médée campée par Euripide n’exprime pas sa jalousie dans la solitude. Euripide offre à la passion de son héroïne à la fois une sorte de jauge et de réconfort, dans la figure du chœur des femmes corinthiennes ainsi que du coryphée – qui est la nourrice. Se faisant l’écho de la jalousie de Médée, et la rendant par là plus accessible à une seconde compassion qui serait celle du public, le chœur et le coryphée véhiculent l’opinion commune des femmes de cette société, leurs instruments d’évaluation et de mesure morale de ce qu’est une jalousie acceptable. Le chœur confirme d’abord Médée dans son désespoir car la situation d’abandon qui la guette est affreuse ; il n’y a rien de pire pour une femme que de se retrouver sans foyer et sans soutien : 165 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? Outre le retravail qu’elle propose de la frontière du privé et du public, Martha Nussbaum oppose également un refus à la tentative de réduire la connaissance des émotions à une recherche générale et objective de causes impersonnelles. C’est ce qu’il convient aussi d’éviter, après avoir repéré les déterminations sociales qui pèsent sur la jalousie, pour comprendre qu’elles n’en épuisent pas l’explication. Passer à ce point de vue subjectif permet également de comprendre que l’épreuve de la jalousie peut être normée par une certaine mesure, et son épreuve vécue comme un écart plus ou moins important avec cette jalousie normale. Comment réapparaît donc la subjectivité dans cette passion largement façonnée par des normes collectives ? Ô patrie, ô demeure, puissé-je ne pas me voir sans cité, traversant durement une existence de misère, de lamentables chagrins ! Vienne la mort, la mort, auparavant me dompter ! Qu’à mes jours elle mette un terme ! Entre les peines, nulle ne passe la privation de la patrie 12. 12 Euripide, Médée, tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1956, trad. Louis Méridier, p. 147. raison13.indb 165 24/09/10 19:17:23 166 Toutefois, ce rôle de spectatrice impartiale avant la lettre, et d’agent moral raisonnable tenu par le chœur féminin et le coryphée, met bien en lumière, précisément parce qu’il s’agit d’une norme, à la fois un soutien et les limites de ce soutien. Dès que Médée parle de vouloir s’en prendre à ses enfants, la frontière est tracée entre elle et le coryphée qui se récrie : « Puisque tu nous as communiqué tes desseins, je veux à la fois te servir, et aux lois humaines prêter main-forte : loin de toi ces actions ! » 13. Médée répond : « Impossible autrement. Mais ton langage a une excuse : tu n’es pas, comme moi, cruellement traitée » 14. L’indication de la singularité de la détresse de Médée révèle alors en creux, précisément comme ce que nous ne pouvons atteindre ni comprendre par empathie, une jalousie qui n’appartient qu’à la seule Médée, et qu’elle ne peut que subir de façon privée et solitaire 15. La folie de sa jalousie ne sera de ce fait pas une maladie individuelle, mais bien cet écart avec la norme sociale de la jalousie et avec sa modération convenable décrite par le chœur. Privée, la jalousie le redevient dans la mesure où éprouvée dans un écart avec la norme, elle retrouve une expérience incapable de susciter l’empathie et la compréhension. Se contenter de décrire les déterminations causales et impersonnelles qui pèsent sur les émotions serait tout à la fois manquer la nature également subjective des émotions, et s’interdire de mener une réflexion normative et évaluative à leur sujet. Or les romans, plus propices que le théâtre à la compréhension d’une évolution des personnages et de leurs passions, apportent à une telle 13 Ibid., p. 153. 14 Ibid. 15 Sur la Médée de Sénèque, voir Nussbaum, The Therapy of Desire, op. cit., chapitre 12, « Serpents in the Soul: A Reading of Seneca’s Medea », p. 439-483, p. 441 : « What does this awful nightmare have to do with us? Seneca’s claim is that this story of murder and violation is our story – the story of every person who loves […]. Medea’s problem is not a problem of love per se, it is a problem of inappropriate, immoderate love ». Et dans la note de la page 441, Martha Nussbaum précise que le chœur adopte une position modérée et aristotélicienne sur les passions, position qui suppose que l’on doit pouvoir éprouver les passions en général et l’amour en particulier dans un cadre vertueux, tandis que l’histoire de la folie de Médée représente la méfiance stoïcienne vis-à-vis de la possibilité de modérer ses passions, notamment l’amour. raison13.indb 166 24/09/10 19:17:23 étude des éléments absents des traités philosophiques des passions, qui recourent à une démarche conceptuelle généralisante ou encore purement causale. ARRANGEMENTS AVEC LA JALOUSIE 167 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? C’est donc dans les romans que l’on acquiert une connaissance supplémentaire de la jalousie ; je veux étudier plus particulièrement les biais éthiques particuliers imaginés par les amants pour en éviter les pires effets. Mes deux exemples présenteront des techniques de négociation à la fois romanesque et morale avec les souffrances de cette passion de jalousie. En femme qui désire contrôler les débordements de son émotion, Léa de Lonval s’emploie dans la nouvelle Chéri de Colette 16 à se prémunir contre la jalousie. La jalousie est pourtant la nouvelle compagne qui doit désormais remplacer son amant actuel car celui-ci, Chéri, le fils de sa camarade de toujours, Charlotte, doit bientôt se marier. Chéri a cherché auprès de Léa la bonne mère, dans une opposition à sa propre mère Charlotte, cauchemardesque et vulgaire. En « courtisane bien rentée » 17 Léa comprend donc qu’elle vit certainement avec lui, à quarante-neuf ans, son dernier amour et la nouvelle raconte la fin de cette histoire. Le lecteur assiste au dressage émotionnel permanent que s’impose cette femme de caractère. Dialoguant avec Chéri ou avec Charlotte, sa meilleure ennemie, qui ne cherche qu’à la piquer en disant les choses qui blessent le plus, Léa a d’abord nié son amour dans ses propos, par bravade. Désormais elle nie sa jalousie. Mais le lecteur a tout loisir de comprendre la latence de ces sentiments dans les dialogues, notamment dans les échanges semi-joueurs, semi-agressifs qui ont lieu entre elle et Chéri, et qui disent en creux tout l’attachement que les personnages refusent d’exprimer pour garder leur contenance de personnes maîtresses d’ellesmêmes. Le sentiment est visé, rarement nommé, sauf dans les crises. 16 Colette, Chéri, Œuvres, 4 vol., Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1984-2001, t. II, p. 717-828. 17 Ibid., p. 722. raison13.indb 167 24/09/10 19:17:23 168 C’est une telle crise qui advient à Léa, une fois seule avec elle-même, quand le monologue intérieur lénifiant qu’elle opposera obstinément à la situation (« Ils font l’amour en Italie, à cette heure-ci, sans doute. Et ça, ce que ça m’est égal… » 18) se fera interrompre violemment par les manifestations incontrôlées de son corps, totalement indépendantes de sa conversation intérieure consciente et volontaire 19 : convulsions, douleurs à l’estomac intempestives, larmes. À cela, elle n’oppose que de nouvelles dénégations 20, mais ces accommodements solitaires, et certainement trop privés, ne fonctionnent pas, et les gestes quotidiens qui indiquent l’absence de Chéri l’abattent systématiquement à nouveau 21. C’est son amant, pourtant le falot de l’histoire, et le taciturne, qui propose à Léa une voie pour sortir de cette jalousie par un montage moral et narratif. Quand, lors de leur ultime rencontre, Léa se lance dans des invectives inopportunes contre sa rivale, celui-ci proteste et invoque l’ancienne Léa, qu’il oppose à cette mauvaise Léa actuelle. L’ancienne Léa n’était jamais mesquine mais généreuse, et ce, jusqu’avec ses rivales, et jusqu’avec sa propre jalousie. Lui offrant cette vision qu’il a toujours eue d’elle, il lui donne ainsi un meilleur rôle dans une meilleure histoire, et offre à la jalousie de Léa une place compatible avec son orgueil et son estime de soi : Moi, je sais comment doit parler Nounoune ! Je sais comment elle doit penser ! J’ai eu le temps de l’apprendre. Je n’ai pas oublié le jour où tu me disais, un peu avant que je n’épouse cette petite : « Au moins, ne sois pas méchant… Essaie de ne pas faire souffrir… j’ai un peu l’impression qu’on laisse une biche à un lévrier… » Voilà des paroles ! Ça, c’est toi ! 18 Ibid., p. 760 sq. 19 « Soudain un malaise, si vif qu’elle le crut d’abord physique, la souleva, lui tordit la bouche, et lui arracha, avec une respiration rauque, un sanglot et un nom : “Chéri !”. Des larmes suivirent, qu’elle ne put maîtriser tout de suite. Dès qu’elle reprit de l’empire sur elle-même, elle s’assit, s’essuya le visage, ralluma la lampe », ibid., p. 760. 20 Ainsi, prenant sa température après une crise : « Trente-sept. Donc ce n’est pas physique. Je vois. C’est que je souffre. Il va falloir s’arranger », p. 761. 21 Ibid., p. 761 : « “Je crois que j’étais folle, tout à l’heure. Je n’ai plus rien.” Mais un mouvement de son bras gauche, involontairement ouvert et arrondi pour recevoir et abriter une tête endormie, lui rendit tout son mal et elle s’assit d’un saut ». raison13.indb 168 24/09/10 19:17:23 […] Et cette nuit encore, reprit-il, est-ce qu’un de tes premiers soucis n’a pas été pour me demander si je n’avais pas fait trop de mal là-bas ? Ma Nounoune, chic type je t’ai connue, chic type je t’ai aimée, quand nous avons commencé. S’il nous faut finir, vas-tu pour cela ressembler aux autres femmes 22 ? Il lui fait par là gentiment, mais fermement, changer son rôle en revenant dans le passé et Léa accepte ce retravail de leur histoire commune en le remerciant : Il ne s’agit donc plus de taire la jalousie, mais de la dire différemment, de l’intégrer dans une autre histoire avec des personnages meilleurs, dont la générosité et la jalousie peuvent être enfin combinées et débarrassées de toute mesquinerie. Toutefois, il est trop tard quand Chéri lui révèle qu’elle lui est apparue ainsi, et au moment où l’amant donne le remède, il s’en va. S’il n’est certes pas question de rendre ce récit acceptable ni propice pour une sphère publique, il s’agit du moins de trouver une version de l’histoire qui satisfasse deux personnes à la fois, et qui mette en outre en forme leurs passions privées dans un récit qu’elles veuillent bien reconnaître toutes les deux simultanément. Ce récit étant possible puisqu’il ne déforme pas outrageusement la réalité, une fois adopté, il permet à la jalousie de Léa de prendre un sens tout à fait différent, de recevoir une pondération moins forte par rapport aux autres sentiments louables à côté desquels il prend place et ainsi de devenir moins douloureux. 169 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? Tu as dit tout cela, tu as pensé tout cela de moi ? J’étais donc si belle à tes yeux, dis ? Si bonne ? À l’âge où tant de femmes ont fini de vivre, j’étais pour toi la plus belle, la meilleure des femmes, et tu m’aimais ? Comme je te remercie, mon chéri… La plus chic, tu as dit... Pauvre petit 23… 22 Ibid., p. 823. 23 Ibid., p. 825. Certes elle nuance ensuite le jugement de Chéri, mais cette nuance est encore une façon d’accepter cette perspective morale proposée par Chéri : « Si j’avais été la plus chic, j’aurais fait de toi un homme, au lieu de ne penser qu’au plaisir de ton corps, et au mien. La plus chic, non, non, je ne l’étais pas, mon chéri, puisque je te gardais ». raison13.indb 169 24/09/10 19:17:23 170 De tels efforts rhétoriques peuvent aller plus loin qu’une légitimation rétrospective d’un personnage, et participer à une véritable entreprise d’amélioration ou de réformation morale. Dans la Nouvelle Héloïse 24, on voit Julie recourir à ce genre de fiction morale pour s’épargner sa propre jalousie, mais elle ne songe pas seulement à elle-même en faisant cela. L’articulation de son dispositif discursif d’interprétation de la jalousie à la morale et au reste des hommes, est encore plus frappante que dans l’exemple de Chéri. En effet, quand Saint-Preux lui avoue qu’il s’est laissé entraîner malgré lui dans une maison close par des amis qui voulaient mettre sa fidélité envers Julie à l’épreuve, qu’il a pris des prostituées pour la femme d’un colonel entourée de sa compagnie, du vin blanc pour de l’eau, et en somme « des vessies pour des lanternes », Julie déploie l’argumentaire suivant, destiné également à empêcher la jalousie. Elle explique qu’elle n’est pas en colère, mais triste. Puis, elle assortit très étonnamment cette réponse d’une leçon agacée de sociologie et d’une leçon de stylistique à l’adresse de son amant penaud. Elle assure qu’elle en veut moins à Saint-Preux d’avoir couché avec une prostituée, que d’avoir mal raconté, mal analysé les mœurs parisiennes dans ses précédentes lettres. Plus précisément, elle accuse son amant d’avoir jugé de la ville par ses oisifs et par ses grands, d’avoir jugé du pays par sa capitale, d’avoir en sus pris ce faisant un ton de petit-maître et de bel esprit. Le lecteur ne sait d’abord que penser de ces méthodes d’esquive d’une scène de jalousie. S’agit-il d’un stratagème pitoyable et désespéré de déplacement du problème, ou d’une analyse vraiment fine de la situation dans laquelle se trouve Saint-Preux ? Il semble bien que tous ces griefs procèdent au contraire d’une analyse intelligente de la logique des sentiments respectifs de Julie et de Saint-Preux, et même d’une intelligence qui lui est donnée par ces sentiments eux-mêmes : au ton où se trouve l’amour de Julie, elle ne peut se contenter d’une jalousie ordinaire. Les commentateurs de Rousseau ont pu à juste titre souligner l’importance de ces indications de la lettre XXVII, mais peu ont noté 24 Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Partie II, lettre XXVII, Œuvres complètes, éd. Raymond Gagnebin, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1959-1995, 5 vol., t. II. raison13.indb 170 24/09/10 19:17:23 raison13.indb 171 171 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? le surprenant contexte amoureux de lutte contre la jalousie dans lequel prennent place ces règles de la méthode sociologique et les préceptes de ce nouvel art d’écrire à son amante. Une explication psychologique assez rase pourrait arguer de motifs inconscients de Julie : « Retourne dans des ateliers », lui dirait-elle à ce prix, « va dans des foyers modestes, tu fréquenteras moins de dames séduisantes ». Et la moralité de Saint-Preux ainsi que son habileté sociologique, dont Julie regrette tant qu’elles lui fassent actuellement défaut, découleraient ainsi à nouveau et comme mécaniquement des fréquentations de Saint-Preux redevenues démocratiques. Mais Julie s’en prend moins directement aux fréquentations de SaintPreux, qu’aux sentiments dont ces fréquentations sont le symptôme. Sans cela, cette lettre aurait peu d’intérêt moral, et serait platement moralisatrice et jalouse. Si Saint-Preux a trompé Julie, c’est que le mal était déjà fait, et c’est à ce mal qu’il faut remonter. Que s’est-il passé ? Le diagnostic de Julie porte bien sur les sentiments de Saint Preux et leur évolution : Saint-Preux aurait commencé à développer son amour-propre trop fortement, et aurait voulu se distinguer à Paris. C’est donc une même corruption de son amour de soi en amour-propre qui l’a fait tout à la fois mal décrire Paris, tromper Julie, et devenir trop sensible à l’attrait des apparences et du luxe, ainsi qu’à cette mauvaise honte qui l’a empêché de se tirer franchement de ce mauvais pas. Condamner les fréquentations aristocratiques de Saint-Preux, c’est donc surtout condamner le développement regrettable de son amour-propre, qui seul menace l’amour de ces amants suisses, placé initialement sous le signe de l’amour de soi innocent. Julie distingue donc ce qu’a fait Saint-Preux, qu’elle oublie, de ce qu’il est en train de devenir, et qui transpire dans ses lettres. Elle préfère être triste pour ce qu’il sent, que jalouse de ce qu’il a fait. La jalousie est ainsi évitée avant d’avoir pu naître, et remplacée par cette tristesse moins déchirante pour elle-même, au terme d’une réflexion sur ce que doit rester Saint-Preux. En rappelant rhétoriquement à l’existence certains sentiments à préserver contre d’autres qu’il faut empêcher de faire naître, elle propose de prévenir assez philosophiquement sa jalousie. 24/09/10 19:17:23 172 raison13.indb 172 On pourrait considérer ces fictions morales des amants suisses comme des esquives du problème posé par la jalousie et destinées à l’échec, ou ces rôles meilleurs donnés à Léa et à Saint-Preux comme des fardeaux trop lourds à porter. Leur intérêt ne réside pas toutefois dans leur succès, mais dans le fait qu’ils traduisent une activité et un effort créatifs propres aux passions elles-mêmes, et dans le fait que ces stratagèmes révèlent la lucidité ou ce que Martha Nussbaum appelle « l’intelligence » des émotions. De telles entreprises visent à transformer la violence de la jalousie en un effort pour tisser un lien avec l’amant et même, dans le cas de Julie, avec le reste de la société, car les relations morales des amants avec l’ensemble de l’humanité déterminent nécessairement la qualité de la relation amoureuse elle-même ; ces efforts visent également à intégrer la jalousie dans un dialogue commun aux deux amants, au lieu de la laisser s’exercer dans la violence de la solitude. Elles proviennent des passions elles-mêmes et de la connaissance que celles-ci nous donnent sur nos buts, sur ce qui compte vraiment. Certes, ces deux efforts narratifs pour modeler la jalousie et lui donner une forme acceptable, ou bien pour l’empêcher de naître, n’ont ici de vocation qu’interpersonnelle ou morale, et non politique. Ce sont les caractéristiques et le contexte de chacune de ces histoires singulières (le tempérament de Julie, les rapports de Chéri et Léa) qui ont rendu ces issues possibles. De telles solutions ne pourraient être transposées dans une sphère plus large, et ne sauraient être généralisées. En ce sens, ces efforts s’intègrent davantage dans une visée morale perfectionniste, que dans une visée politique. Il n’en reste pas moins que l’articulation avec une morale est présente dans l’exemple de Chéri et que l’articulation avec une société donnée est présente dans l’exemple de Julie et Saint-Preux : ce n’est pas par hasard que les manifestations de la jalousie engagent dans les deux cas plus qu’une relation entre deux amants, mais doivent aussi trouver place dans le rapport à autrui. Dans ces deux cas, on trouve autre chose que la violence et la brutalité que Martha Nussbaum semble considérer comme indissociables de la jalousie ; on trouve bien plutôt une réflexion sur la légitimité d’éprouver une jalousie et d’essayer d’en éviter la brutalité. Et s’il est clair que les réserves de Martha Nussbaum concernant la légitimité qu’il y a à citer 24/09/10 19:17:23 la jalousie comme circonstance atténuante dans les cas de violence passionnelle touchent la question de la légalisation d’une violence masculine, on peut remarquer que chez Colette, c’est l’homme, Chéri, fût-il féminisé dans le roman, qui suggère à Léa une voie pour éviter la violence de sa jalousie. Une double question avait été posée au départ sur la jalousie : est-elle privée, et est-elle légitime ? Il est apparu que ces deux questions sont liées. Comprendre dans quelle mesure elle n’est que partiellement privée oriente le regard que l’éthique porte sur elle. Une connaissance littéraire de la jalousie montre en outre qu’elle peut s’accorder à la morale et aux exigences de la société dans une entreprise perfectionniste. 173 gabrielle radica La jalousie est-elle une passion privée ? raison13.indb 173 24/09/10 19:17:23 raison13.indb 174 24/09/10 19:17:23 FIERTÉS ET DÉGOÛTS DANS L’ÉTHIQUE DE PREMIÈRE PERSONNE Patrick Pharo* 175 raison publique n° 13 • pups • 2010 Je voudrais essayer d’éclairer et de prolonger à partir de ma propre démarche, celle de la sociologie morale, deux des acquis de l’œuvre de Martha Nussbaum : l’humanisme libéral qui, s’inspirant de Mill, recommande à l’État de ne pas empiéter sur les choix individuels lorsqu’ils ne nuisent pas à autrui, et l’approche par les capabilités qui s’intéresse aux conditions internes et aux supports externes permettant aux personnes de sélectionner certains types de fonctionnement. Ces deux acquis peuvent susciter des tensions, car la posture libérale plaide plutôt pour la désimplication de la société et de la puissance publique, afin de minimiser les risques de paternalisme dans le gouvernement de soimême, tandis que l’approche par les capabilités plaide au contraire en faveur d’une implication publique pour le bien-être de chacun, avec ici le risque d’une hiérarchisation des bonnes vies faisant violence aux choix et aux propensions individuelles. Le cas est particulièrement net dans l’exemple de la prostitution où le simple fait d’envisager des conditions sociales rendant moins probable le recours à ce type d’activité semble impliquer une hiérarchie des meilleures formes de vie et de travail 1. Cette tension me semble étroitement liée à l’approche du libéralisme politique qui, par construction, ne peut aborder les conceptions du bien qu’en termes de non-intervention sur les valeurs de vie particulières et non préjudiciables * Patrick Pharo est sociologue et chercheur au CERSES, CNRS/Université ParisDescartes. 1 Voir M. Nussbaum, « Whether from Reason or Prejudice: Taking Money for Bodily Services », Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999. raison13.indb 175 24/09/10 19:17:23 176 à autrui, ce qui peut favoriser une posture d’abstention éthique sur les questions du bien, incompatible en fait avec toute la tradition des vertus et des sagesses philosophiques et religieuses, dont le caractère commun est au contraire de viser l’amélioration de soi-même dans la réflexion et le dialogue avec autrui. Une alternative possible, d’inspiration sociologique, consiste à aborder les conceptions du bien à partir des destins personnels et sociaux tels qu’ils sont vécus et réfléchis dans l’expérience individuelle et l’interaction sociale ordinaire. Cette démarche s’impose avec d’autant plus de force qu’une grande partie des préoccupations des sujets ordinaires porte en fait sur la meilleure façon d’obtenir les biens de la vie et sur l’évaluation de leur propre conduite à cet égard, et qu’ils sont généralement soucieux non seulement de recueillir l’avis d’autrui sur ces sujets mais d’exprimer aussi leur propre avis à autrui, quoiqu’il en soit du dogme libéral sur la pure autonomie des valeurs personnelles. Une telle démarche n’implique évidemment aucun paternalisme, puisqu’elle est entièrement compatible avec une réserve de troisième personne sur les choix individuels, mais elle autorise aussi une posture de découverte éthique sur la formation et le développement des valeurs de vie dans des conditions biosociales non-choisies, ainsi que sur les « exercices spirituels » 2 des personnes ordinaires pour réussir à vivre toutes ces situations – l’idée étant simplement de considérer l’éthique comme un mode de conduite de sa propre vie susceptible de faire l’objet d’une critique réflexive ou sociale. Cette façon d’aborder l’éthique personnelle sans projet correctif et sans pudibonderie sur l’intimité morale, permet également de justifier une politique de soutien public aux destins difficiles, de préférence à une indifférence libérale qui abandonne les individus à leurs « responsabilités » heureuses ou malheureuses. 2 Cette notion que j’emprunte à Pierre Hadot (Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin-Michel, 1993-2002), ne me semble pas du tout insolite ni impropre pour tenter de décrire le travail que les gens munis parfois d’un faible bagage philosophique et de ressources religieuses ou psychanalytiques inégalement développées, essaient malgré tout de faire sur eux-mêmes pour faire face aux épreuves de la vie, retrouvant sans le savoir certaines disciplines élaborées par les grandes sagesses philosophiques : platonisme, stoïcisme, épicurisme… raison13.indb 176 24/09/10 19:17:24 Dans ce qui suit, je mettrai en œuvre cette démarche à partir de deux questions un peu particulières : celle des fiertés et des dégoûts, puis celle du courage en situation de faible pouvoir. Et pour éviter d’en rester à des considérations abstraites, j’illustrerai mon propos à partir de deux exemples, celui de l’addiction, sur lequel je mène depuis plusieurs années des enquêtes de terrain 3, et celui de la prostitution, mes données provenant ici principalement des travaux d’autres sociologues, notamment Lilian Mathieu 4, Marie-Elisabeth Handmann et Janine Mossuz-Lavau 5. FIERTÉS ET DÉGOÛTS DANS L’USAGE DES DROGUES ET LA PROSTITUTION 3 Voir Redevenir libre ? Philosophie pratique de la drogue, rapport de recherche MILDTINCa, avril 2009. 4 La Condition prostituée, Paris, Textuel, 2007. 5 Éditrices de La Prostitution à Paris, Paris, Éditions de la Martinière, 2005. 6 Hiding from Humanity, Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004. 7 Voir les conventions des Nations Unies sur les stupéfiants de 1961-1972, 1971 et 1988, ainsi que le Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues. 8 Protocole de Palerme, texte additionnel à la Convention des Nations Unies sur la criminalité organisée. raison13.indb 177 177 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne Martha Nussbaum a montré de façon convaincante que l’appel à la honte et au dégoût n’est pas un bon levier de l’action politique car le dégoût n’est pas le sentiment adéquat devant l’humiliation et l’inégalité, et la volonté de faire honte est elle-même, la plupart du temps, une source intolérable d’humiliation 6. L’argument de son livre Hiding from Humanity se fonde sur une démarche de philosophie du droit qui se place principalement sur le plan de l’éthique politique. Une façon de compléter cette approche du point de vue cette fois de l’éthique personnelle consiste à s’intéresser aux fiertés et aux dégoûts ou répulsions mis en avant par des personnes dont les pratiques font l’objet d’un bannissement universel, comme c’est le cas des drogué(e)s et des prostitué(e)s. Les conventions de l’ONU considèrent en effet l’usage des drogues comme un fléau social, source de dépendance et de criminalité 7, et la prostitution comme une atteinte intolérable à la dignité humaine 8. 24/09/10 19:17:24 178 Au cours des enquêtes que j’ai menées auprès de personnes ayant arrêté un usage sévère d’héroïne, de cocaïne ou d’alcool, j’ai essayé d’obtenir des informations sur les sources de fierté et de dégoût aux différents moments des parcours de consommation : entrée, installation et sortie. Comme il fallait s’y attendre 9, le dégoût organique au sens de ce qui fait vomir ou provoque des nausées 10 est exclu par les personnes que j’ai interrogées. D’une façon générale en effet, nul n’est dégoûté par son propre corps, même s’il doit lui injecter des produits mélangés à de l’eau croupie ou utiliser des seringues usagées ou s’il faut inciser soimême des abcès résultant d’une mauvaise hygiène de consommation. On décrit parfois comme dégoûtants certains squats ou conditions dans lesquelles on a vécu aux pires moments de la consommation, mais le fait est que dans le contexte, on y a vécu sans répulsion. En revanche, le dégoût moral, en tant que métaphore d’un dégoût organique appliqué à la répulsion d’un trait moral, peut être évoqué par rapport à des pratiques plus troubles comme le prosélytisme ou l’échange de drogue contre du sexe et inversement, et surtout des pratiques de manipulation par les produits à des fins de prostitution, dont on dit qu’elles existent mais qu’on n’a pas soi-même pratiquées. Dans l’ensemble cependant, les anciens usagers de drogue que j’ai rencontrés disent ne pas avoir honte de leurs parcours de consommation. En effet, contrairement à une philosophie répandue qui considère les toxicomanes comme des sortes d’infirmes de l’autonomie, « akratiques » invétérés ou personnes incomplètes car incapables de prendre un point de vue de second ordre sur leurs propres désirs, l’entrée dans des parcours de consommation a généralement été vécue comme un choix, un acte résolu accompli de bon cœur, parfois même un rendez-vous prévu de longue date avec le futur produit de choix. Munis d’une compétence « déterministe » aussi bonne que celle de n’importe qui sur le rôle des gènes, des traumatismes précoces, des conflits familiaux, des mimétismes 9 Je résume dans ce qui suit un ensemble d’observations qui figurent dans Redevenir libre, op. cit. 10 Voir P. Rozin, J. Haidt & C.R. McCauley, « Disgust », dans M. Lewis & J. Haviland (dir.), Handbook of Emotions, New York, Guilford Press, 2000, p. 637-653. raison13.indb 178 24/09/10 19:17:24 raison13.indb 179 179 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne sociaux ou des états dépressifs auxquels a pu être associé le début de leur consommation, ces anciens usagers savent aussi prendre en compte le bien-être et le plaisir qu’ils ont recherchés et que le produit leur a effectivement apportés, au moins pendant un certain temps. Ils ont trouvé par ce biais une source de grandissement interne qui les mettait temporairement à l’abri de l’hypocrisie sociale ou de la grisaille du quotidien et leur offrait cette possibilité de transcendance ou de dépassement de soi associée respectivement aux deux paradigmes que sont l’héroïne et la cocaïne. Il est cependant admis, y compris par les intéressés, que l’usage intensif de drogues pendant de longues périodes a des effets négatifs non seulement sur les usagers, mais sur leur entourage, qui doit supporter les conséquences plus ou moins dévastatrices de l’addiction des proches. Ceux qui arrêtent en passant par un programme de type 12 étapes (Alcooliques Anonymes, Narcotiques Anonymes, etc.) doivent d’ailleurs faire un examen de leur conduite passée et une amende honorable pour les torts qu’ils auraient commis à l’égard d’autrui, ce qui laisse entrevoir un bilan des fiertés et des hontes un peu plus contrasté. Toutefois, l’expérience que j’ai pu avoir de ces confessions publiques montre qu’une grande partie des torts en question reste au niveau de ceux que les nondépendants sont eux aussi capables d’infliger à leurs proches. Et surtout, il s’agit moins ici de se faire honte mutuellement que de chercher à s’émanciper de certaines faiblesses avec l’aide du groupe de support. Et même si la critique des pairs peut agir in fine sur la transformation des valeurs de vie, elle n’est pas conçue comme moyen d’imposer des valeurs particulières, mais seulement comme une incitation au retour réflexif sur soi-même. Il n’existe d’ailleurs pas de pondération ou de compensation interne entre les torts qu’on aurait pu causer et les fiertés qu’on retire de tel ou tel acte passé ou présent : on peut donc être fier de son effort de sortie de l’addiction sans avoir besoin de porter la culpabilité ou la honte des épisodes passés. Et à supposer qu’il y ait eu des actes vraiment honteux commis sous l’emprise de la drogue (prosélytisme ou autre), ce n’est pas avec ceux-là qu’un sujet souhaite s’identifier dans son effort de conformité à ce qu’il voudrait être lorsqu’il tente de sortir de sa dépendance et recherche de nouvelles sources de fierté pour rester clean. 24/09/10 19:17:24 180 Pour dire les choses autrement, ce n’est pas la honte qui fait changer les valeurs de vie, et un tel changement, s’il se produit, ne touche donc pas à l’intégrité de l’ancien parcours 11. En ce qui concerne maintenant le dégoût organique, sinon moral, des prostitué(e)s, il semble lui-même assez facile à imaginer, à partir notamment de l’abondante production cinématographique sur le sujet. Il existe pourtant dans les formes traditionnelles de la profession des règles assez strictes d’hygiène, de protection, de délimitation des pratiques sexuelles, qui recommandent par exemple d’éviter la sodomie ou les parties à plusieurs. Mais, comme on le sait, les règles sont faites pour être transgressées, suivant la capacité de résistance et le niveau de vulnérabilité des personnes concernées, soumises en pratique à toutes sortes de pression. De plus, à la marge de la prostitution, (et tout en préférant ici ne pas donner d’exemple), il est facile de constater que la pornographie présentée sur certains sites Internet se pratique avec très peu de limites, et sans ménager en aucune façon le dégoût organique des actrices, du moins aussi longtemps qu’elles n’ont pas réussi à s’habituer – de la même façon qu’on arrive, suivant les enquêtes sociologiques sur le sujet, à s’habituer à travailler dans un élevage de porcs industriels 12. Quoi qu’il en soit, ce ne sont sûrement pas les prostitué(e)s ou les actrices du porno qui sont dégoûtante(e)s, et on peut dire au contraire qu’elles ont un certain mérite à ne pas être dégoûté(e)s par ce qu’on leur fait faire. Si l’on en croit les enquêtes ou les documents filmés, ce n’est pourtant pas de cette absence de dégoût que les prostitué(e)s retirent leurs principales sources de fierté. L’argent facile et les dépenses somptuaires, le soutien psychologique aux mal-aimés, la fonction sociale de déversement des pulsions, le plaisir qu’elles savent donner et parfois recevoir, l’honnêteté et le professionnalisme du métier, la fidélité et l’affection de certains clients, l’intimité secrète avec des élites sociales ou politiques, les services sexuels aux handicapés, la résistance au mépris de la société… sont quelques- 11 Comme le souligne d’ailleurs la fameuse ritournelle : « non, je ne regrette rien ! ». 12 Voir Sébastien Mouret, « Travailler en élevage industriel de porcs » : « On s’y fait, de toute façon c’est comme ça », Travailler, Revue internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, 2005, n° 14, p. 21-46. raison13.indb 180 24/09/10 19:17:24 181 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne unes des fiertés évoquées, souvent avec ironie, s’agissant d’une activité où les sources externes de l’estime de soi sont toujours précieuses, puisqu’il faut constamment faire face à une société menaçante et éventuellement violente au travers des clients, des harceleurs ou des policiers. En définitive, beaucoup d’anciens usagers de drogue s’accorderaient probablement sur une phrase que j’ai entendue au cours d’un atelier des dernières assises de la prostitution tenues à Paris au théâtre de l’Odéon 13. La discussion portait à ce moment sur la comparaison entre la fierté des gays et celle des prostitué(e)s, puisqu’on préparait une manifestation du même type pour le lendemain, et quelqu’un s’est soudain demandé si ellemême était fière d’être prostituée. Une autre personne a fait alors cette remarque : « je ne sais pas si je suis fière d’être prostituée, mais en tout cas je suis fière de ne pas avoir honte de l’être », soulevant une approbation assez large. Accepter la honte qu’on cherche à vous infliger revient en effet, comme dans l’autocritique communiste, à abandonner une protection qui peut être décisive pour l’estime de soi. Dans la pratique de choix qui sont sûrement difficiles, mais n’ont rien à voir avec des actes cyniques ou cruels (puisqu’il s’agit même exactement du contraire !), l’absence de honte est donc fonctionnelle, mais elle est aussi éthique. Elle assure en effet, pour le bien de la première personne, contre un risque dont aucune disposition innée ou acquise ne permet de se prémunir, à savoir la propension à s’autodétruire sous l’effet du sentiment d’incomplétude ou d’imperfection dont parle Martha Nussbaum 14 – sentiment qui, avant d’être une source éventuelle de colère contre autrui, est d’abord une source d’érosion et d’affaissement de soi-même. On peut conclure de ces premières remarques que la fierté d’assumer ce que l’on fait, quoi que l’on fasse, et la résistance à la honte qu’on voudrait vous infliger, sont des protections fonctionnelles et éthiques de l’estime de soi, qui ne sont cependant nullement incompatibles avec la considération critique de ses propres choix par soi-même ou par les autres, dans des conditions d’échange non-intrusives sur les choix en question. On peut être fier de ce dont la société voudrait vous faire honte, sans 13 20 mars 2009. 14 Nussbaum, Hiding from Humanity, op. cit., p. 219. raison13.indb 181 24/09/10 19:17:24 que les valeurs de vie associées à cette fierté prennent le sens d’un choix indépassable et immunisé contre toute critique d’autrui ou de soi-même. Ou encore, pour continuer la réflexion de M. Nussbaum dans un sens positif, on pourrait dire que si le dégoût et la honte ne sont pas un bon levier de l’action politique, en revanche la connaissance des fiertés, de leurs sources et de leurs devenirs face à des destins biosociaux difficiles, est probablement une condition de toute politique émancipatrice. C’est ce que je voudrais essayer maintenant de préciser, à partir d’une certaine sorte de fierté, celle qui alimente le courage. 182 LE COURAGE EN SITUATION DE FAIBLE POUVOIR Lorsqu’on aborde du point de vue de la sociologie morale des questions comme l’addiction ou la prostitution, qui sont l’objet habituel d’un opprobre virulent et hypocrite et, sous différentes formes, d’une répression judiciaire régulière, il est difficile de ne pas voir tout ce qu’il y a de violent et au fond d’insupportable dans le fait d’aller contre le point de vue des intéressés, quoi qu’on en pense soi-même. Les conditions normatives et pénales qui sont faites à ces personnes, ainsi que l’expérience morale qu’elles ont accumulée de fait, s’imposent au contraire comme de bonnes raisons de privilégier une écoute analytique de ce qu’elles disent d’ellesmêmes et de leurs conditions sociales d’existence. En ce qui concerne les drogues, il existe au moins deux points qui font consensus dans les commentaires que j’ai recueillis : l’impossibilité d’éradiquer l’expérimentation et l’usage de produits addictifs dans le contexte libéral du commerce mondial et, d’autre part, la nécessité pour les personnes qui sont en situation de dépendance addictive de trouver un soutien de la société pour pouvoir gérer et éventuellement sortir de cette situation. La prohibition officielle est ainsi vécue comme une violence inefficace et absurde, ce qui est particulièrement vrai dans le contexte américain où 0,8 % des citoyens sont incarcérés 15, soit 18 fois plus qu’il y a 15 762 pour 100 000. Voir W. J. Sabol & al., Bureau of Justice Statistics, Prisoners in 2006, Washington, US Department of Justice, Décembre 2007, p. 3, qui, toutes incarcérations confondues, donne environ 2 384 000 personnes incarcérées. raison13.indb 182 24/09/10 19:17:24 16 Entre 1948 et 1965, on avait une fluctuation de 43,4 à 50,9 pour 100 000, et en 1981, on n’était encore qu’à 69,7 pour 100 000. Sur ces données, cf. D. Jacobs, R.E. Helms, « Toward a Political Model of Incarceration: a Time-Series Examination of Multiple Explanations for Prison Admission Rate », American Journal of Sociology, 1996, vol. 102, n° 2, p. 323-357. 17 ASUD en particulier, pour la France. 18 « Trading on America’s Puritanical Streak », The Atlanta Journal-Constitution, 14 mars 2008, cité par l’article « Martha Nussbaum » de Wikipedia. 19 Voir C. Deschamps & A. Souyris, Femmes publiques, Le féminisme à l’épreuve de la prostitution, éd. Amsterdam, 2008. raison13.indb 183 183 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne 40 ans 16, sachant qu’une bonne partie des prisonniers le sont pour des faits liés à la drogue et que l’inexorable durcissement des peines observé depuis les années 1970 a été principalement justifié par la lutte contre la drogue. La situation en Europe est nettement plus favorable, avec les politiques de réduction des risques, voire de légalisation partielle qui existent dans certains pays, mais elle est loin de répondre aux besoins des personnes en situation de dépendance. Et même s’il paraît encore difficile, selon les personnes que j’ai rencontrées, de mettre l’héroïne en vente libre dans des drugstores, à côté par exemple du rayon antibiotiques ou barbituriques, on ne voit pas d’objection décisive à la décriminalisation de l’usage et du petit commerce de certains produits. On peut ajouter, comme le font les associations d’usagers 17, qu’il n’y a pas de véritable objection pharmacologique à l’héroïne médicalisée pour ceux qui ont la malchance d’avoir besoin de ce produit pour vivre et sont trop dépendants pour envisager de s’abstenir – l’extrait d’opium n’étant pas pire que les produits synthétiques actuellement utilisés pour la substitution. En ce qui concerne la prostitution, qui n’est pas une addiction mais le plus souvent une situation à laquelle on a dû se résigner à la suite d’un parcours aux possibilités de choix réduites, Martha Nussbaum s’est faite elle-même la porte-parole de l’opinion des intéressé(e)s en remarquant que : « l’idée que nous devrions pénaliser des femmes qui disposent de peu de choix en leur retirant ceux qui leur restent est grotesque » 18. On a d’ailleurs du mal à comprendre que des féministes qui, en France, s’étaient mobilisées en 1975 aux côtés des prostitué(e)s en lutte aient aussi peu réagi aux lois françaises sur la sécurité intérieure lorsque celles-ci ont rétabli le délit de racolage passif 19 et accordé un blanc-seing 24/09/10 19:17:24 184 au harcèlement policier. La mise en place d’un statut pour les travailleurs du sexe, réclamée par une large partie de la profession, pose certainement des problèmes de réglementation, par exemple si le statut accordé aux praticiens volontaires est un prétexte pour reconduire à la frontière les prostituées étrangères et supposées contraintes, comme c’est le cas aux Pays-Bas 20. Mais, dans l’attente du monde enchanté et à vrai dire un peu étrange où nul n’aurait jamais à faire payer quoi que ce soit pour ses services sexuels, il n’y a aucune raison de refuser le simple droit commun : sécurité sociale, cotisations retraites, protection policière et juridique, à des personnes qui, de fait, exercent ce métier et sont confrontées à bien d’autres soucis. C’est dans ce contexte de mise en cause d’une législation qui reste généralement aveugle et brutale que se confirme la possibilité d’une découverte éthique que j’évoquais précédemment, en particulier par rapport au sens des vertus théorisées par la tradition philosophique. Les fiertés revendiquées obligent en effet, par leur caractère nonconventionnel, à réfléchir sur le rapport qu’elles peuvent avoir avec des vertus traditionnellement mieux reconnues. C’est précisément ce je voudrais faire maintenant en attirant l’attention sur quelques aspects problématiques de la théorie aristotélicienne du courage. On se souvient peut-être que, selon l’Éthique à Nicomaque (livre III), l’homme courageux est celui qui ne craint pas des maux tels qu’une noble mort ou des périls similaires, en raison de son sens de l’honneur. En revanche, selon Aristote, si un homme ne craint pas la pauvreté, la maladie ou le vice, c’est seulement par similarité que nous lui appliquons le qualificatif « courageux 21 ». De même, si un homme fait face à un danger par compulsion, sentiment de supériorité, passion, optimisme, ignorance, il n’est pas courageux à proprement parler. Cette définition semble discutable car elle peut inclure des actes aussi courageux que les attentats suicides qui visent une mort supposée noble et incluent un certain sens de l’honneur. Néanmoins, il paraît difficile d’adopter une définition complètement différente du courage, car le sens usuel du 20 Voir Mathieu, La Condition prostituée, op. cit. 21 1115a 12. raison13.indb 184 24/09/10 19:17:24 raison13.indb 185 185 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne terme requiert qu’on affronte un péril, et qu’on le fasse avec une exigence intérieure relative à quelque chose de noble ou de haut ou de grand – faute de quoi le courage apparaît comme une forme d’inconscience. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le courage est généralement associé par les philosophes, par exemple chez Hume ou Kant, aux notions de fierté et d’estime de soi qui impliquent elles-mêmes le repérage en soi-même de quelque chose de noble ou de grand – comme par exemple, parmi plusieurs possibilités, un sens moral, des valeurs, une foi indomptable ou une liberté cartésienne. Mais que se passe-t-il lorsqu’on fait face à d’ignobles périls à cause d’une contrainte sociale ou physiologique ou d’un sens prosaïque de la résilience, de la survie ou du meilleur fonctionnement possible dans des conditions de faible pouvoir ? Suivant la définition d’Aristote, il ne peut pas y avoir de courage dans ce genre de situations, ce qui, si on le suit, reviendrait à dénier le courage de ceux qui luttent contre la maladie, la pauvreté, le mauvais sort, la misère, l’addiction… Il est pourtant facile de voir que le courage par nécessité et pour d’humbles motifs de survie représente la plus commune des vertus dans les sociétés libérales modernes où les occasions de lutte guerrière et d’affrontement physique sont rares pour les gens ordinaires, tandis que les situations prévisibles ou imprévisibles de grande vulnérabilité sont fréquentes. Si l’on veut garder les prémisses de la théorie aristotélicienne du courage en tant que noblesse des périls et honorabilité des motifs, il paraît donc indispensable d’en rejeter les conséquences sur l’appréciation des motifs. La difficulté est ici analytique ou descriptive plus que normative, puisqu’elle consiste simplement à rechercher en quoi certains périls ne sont pas ignobles du point de vue des intéressés et du crédit qu’on peut leur accorder, même si le fait de les affronter n’apporte aucune gloire, et en quoi les motifs prosaïques de les affronter n’en sont pas moins honorables, s’ils visent au bien de la première personne ou de ses proches pour fonctionner dans les meilleures ou les moins pires des conditions. En fait, les usagers de drogues et les prostitué(e)s sont confrontés à des périls qui ne sont pas tous extraordinaires, mais qui prennent dans leur cas quelques traits particuliers que je voudrais résumer sous les trois rubriques que sont la société abstraite, la société concrète et la société 24/09/10 19:17:24 186 intérieure, c’est-à-dire le rapport de soi à soi. La société abstraite est celle qui conditionne la vie de n’importe qui et que l’on a souvent envie de transgresser lorsqu’on la considère sous certains angles : par exemple lorsque cette société entretient les situations misérables ou hypocrites dont on est soi-même issu ou dont on est le témoin, ou encore lorsqu’elle organise l’opprobre et la répression de pratiques attirantes par goût, comme dans le cas des drogues, ou requises par nécessité, comme dans le cas très majoritaire de la prostitution. On peut du reste s’interroger sur les raisons du sort réservé à ces pratiques par des sociétés contemporaines qui ont adopté en 1949 un socle moral qui tourne autour des droits de l’homme et de la dignité personnelle. Le fait dans un cas de rechercher des sensations intenses qui peuvent affaiblir la capacité ultérieure de choix et, dans un autre, de se soumettre de gré ou de force aux sensations intenses d’autrui, désigne un lieu physiologique commun, bien connu des neurosciences contemporaines, celui des circuits de la récompense et du plaisir, que les sociétés libérales cultivent intensément, mais sous des formes dont elles veulent conserver la maîtrise, peut-être pour des raisons d’ordre moral, mais surtout d’ordre public. Le plaisir est en effet un bien beaucoup trop précieux pour être abandonné à l’anarchie sociale. Au courage de transgresser les règles d’une société hypocrite et injuste s’ajoute évidemment celui d’aménager une vie sociale dans des conditions concrètes que la pratique élue risque de rendre précaires, compte tenu des risques associés aux produits et à leur obtention, ou à la violence des protecteurs, clients et policiers. En ce qui concerne les drogues, les recherches sociologiques actuelles soulignent l’importance des usages dits « intégrés » de toutes sortes de produits qui accompagnent la vie quotidienne, et l’activité professionnelle en particulier, de pas mal de gens 22. J’ai moi-même recueilli sur ce sujet un assez grand nombre de récits qui laissent rêveur sur les états de conscience naturels ou artificiels qui accompagnent les actes sociaux ou politiques les plus banals ou les plus impliquants. Il existe aussi une forme intégrée de la prostitution 22 Voir par exemple A. Fontaine, Double vie. Les drogues et le travail, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2006 ; C. Faugeron & M. Kokoreff (dir.), Société avec drogues, enjeux et limites, Paris, Erès, 2002. raison13.indb 186 24/09/10 19:17:24 raison13.indb 187 187 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne qui, même si on n’adhère pas à l’analyse marxiste du mariage comme prostitution non officielle, mérite d’être considérée. Le sexe pour une rémunération monétaire présente pour le moins une ressemblance de famille avec le sexe pour d’autres sortes de rémunérations, symboliques ou sociales, d’autant plus que certains actes prostitutionnels eux-mêmes ne sont pas payés en argent, mais sous forme par exemple de drogue ou de protection. Et n’importe qui, y compris les prostitué(e)s de métier qui subissent leur indignité, est en droit de se demander si le péril prostitutionnel n’est pas simplement camouflé dans certains cas par la gloire de l’abandon à des personnages d’argent, de pouvoir et de renom. Ceci étant, pour les prostitué(e)s et surtout pour les drogués, l’intégration de la pratique n’est jamais une bataille définitivement gagnée, dans la mesure où les produits et les pratiques ont une dynamique propre qui affaiblit la liberté de choix et occasionne, pour une grande part des praticiens, des efforts pour réguler, contrôler, échapper, s’extraire et, lorsqu’on y parvient ou qu’on a simplement atteint la limite d’âge, pour se confronter sans l’apport du produit ou de la pratique rémunérée à la même société environnante, qui n’a pas tellement changé durant ses propres années transgressives. Les périls de la société intérieure sont liés, quant à eux, à l’imprévisibilité de ses propres réactions et comportements lorsqu’on se met à consommer un produit dangereux ou qu’on accepte, avec une conscience plus ou moins claire de l’issue, un voyage vers un pays lointain ou une aventure amoureuse incertaine, ou qu’on passe simplement le cap du tabou pour des raisons alimentaires ou d’autres sortes de découragement. En ce qui concerne les drogues, il est difficile de connaître à l’avance ses propres propensions individuelles à devenir dépendant, même si on sait que les chances de ne pas le devenir sont faibles lorsqu’on consomme certains produits avec une certaine intensité. La sémantique de la curiosité inclut précisément cette inconnaissance non seulement du produit ou de la situation future, mais de soi-même lorsqu’on est confronté au produit et à son contexte. De la même façon, on sait que la prostitution apparaît souvent au début comme une ressource occasionnelle ou temporaire avant que les mêmes conditions qui ont favorisé les premières expériences installent durablement la pratique, et la capacité à y faire 24/09/10 19:17:24 188 face. Inversement, il faut une bonne dose de courage pour affronter la peur de l’absence du produit ou de la ressource qui caractérise par exemple les alcooliques qui envisagent d’arrêter ou les prostitué(e)s qui décident de prendre leur retraite. Ces périls du rapport de soi-même à ce qu’on risque de devenir sont en fait indissociables des motifs de l’aventure, qui peuvent eux-mêmes être rangés sous trois rubriques : le bien-être, la survie ou l’aménagement du sens. La recherche du bien-être, y compris en situation de précarité ou d’existence hachée par les contingences, est à mon avis l’un des caractères de base de notre commune humanité, qui rapproche intimement les expériences limites que j’évoque dans cet article des modes de vie petit-bourgeois auxquels aspirent la plupart des membres des sociétés contemporaines. Ce qui diffère, c’est la nature, l’intensité et la régularité des highs ou des récompenses, mais la structure neurologique reste à peu près la même chez tous les sujets. Ce qu’on obtient avec un produit, comme par exemple l’héroïne, n’est pas du même ordre que ce qu’on obtient avec l’argent gagné sur le trottoir ou avec le sexe désiré ou avec la décoration domestique ou avec le succès social, mais les vies humaines s’organisent habituellement sur les repères que constituent ces moments de récompense, puisque tout le monde n’a pas la chance de réaliser l’idéal du sage ou du bienheureux qui est de répartir également le sentiment du bonheur sur chaque moment de son existence. C’est d’ailleurs à cause de cette structure commune de recherche de récompense qu’il peut exister une homologie entre les recherches de highs d’une période de consommation de drogue et les efforts pour installer durablement d’autres sources de bonheur lorsqu’on a cessé sa consommation 23. C’est elle aussi qui explique le mieux ces phénomènes de « nidification » que les sociologues ont pu observer depuis très longtemps, y compris dans des conditions de vie terribles, qu’il s’agisse de la métallurgie, des mines ou aujourd’hui de l’exploitation des déchets par les plus pauvres des pays les plus pauvres. Il existe en tout cas une régularité et une normalité 23 Voir B. Badin de Montjoye, P. Pharo, P. Podevin, « Cocaine and Well-being: Entries, Exits », poster présenté au CPDD (College on Problems of Drug Dependence ), 71st Annual Scientific Meeting, Reno/Sparks, 20-25 juin 2009. raison13.indb 188 24/09/10 19:17:24 raison13.indb 189 189 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne de la vie des drogués et, autant que je puisse le savoir, de celle des prostitué(e)s, qui permet d’expliquer la résistance de leur mode de vie et la résilience des individus, et qui est, quoi qu’on en dise, une source véritable d’honorabilité intérieure, puisqu’il faut beaucoup de ténacité et d’abnégation pour entretenir cette durée lorsqu’on est soumis à des conditions de vie précaires. C’est à ce point qu’apparaît le problème de la survie dans des univers où la contrainte sous toutes ses formes est omniprésente. En ce qui concerne les drogues et l’alcool, c’est d’abord le contrôle qui devient un problème pour les individus qui atteignent un certain niveau de consommation et doivent donc faire preuve de la vertu de tempérance, l’egkrasia d’Aristote, qui ne peut apparaître que chez ceux qui éprouvent un désir fort et qui, malgré tout, le maîtrisent. Suivant les cas, la tempérance des drogués se rapproche donc d’une gestion ordinaire des appétits et propensions de n’importe quel sujet soucieux de rester en forme ou de ne pas pourrir la vie de ses proches, ou elle s’en éloigne. L’apparition du manque est alors le signe le plus tangible de cet éloignement qui conduira certains sujets jusqu’au couloir de la mort, tandis que d’autres feront le choix rationnel d’arrêter, avec dans ce cas seulement et pendant un certain temps la décision irrationnelle de continuer, ce qu’on appelle justement l’akrasia : incontinence ou « faiblesse de la volonté ». Quant à la décision effective d’arrêter, elle est, comme celle de commencer, un choix du cœur pour des personnes qui ne veulent pas mourir ou qui ne trouvent plus dans leur consommation la stabilité et la continuité minimale qu’exige leur bien-être. En ce qui concerne la contrainte chez les prostitué(e)s, on trouvera chez les auteurs que j’ai cités en commençant, et d’autres, des descriptions assez précises de la situation actuelle des réseaux internationaux, du proxénétisme et des persécutions policières qui ne sont pas le tout de l’histoire, mais qui permettent de se faire une idée des qualités de résilience requises pour ne pas sombrer et pour survivre. Enfin, pour les drogués et les prostitué(e)s comme pour n’importe qui, la question fondamentale, en plus du souci de l’existence, reste celle du sens, c’est-à-dire du mode de présentation à soi-même de ce qu’on vit pour politiser la transgression ou enchanter une aventure scabreuse, ou encore organiser le futur lorsqu’il arrive qu’on y pense. 24/09/10 19:17:24 190 Les promesses sur le futur : enrichissement, mariage et autres, jouent apparemment un rôle important dans le parcours des prostitué(e)s, ce qui s’explique aisément puisque la récompense n’est pas immédiate, sauf s’il arrive qu’on y prenne du plaisir ou qu’on devienne dépendant de la pratique elle-même, comme on peut l’être d’une drogue ou du jeu pathologique. D’un autre côté, l’usage des drogues aurait plutôt un effet de rétrécissement du temps, avec obnubilation sur la durée immédiate et, s’il s’agit du sens, exploration d’espaces imaginaires auxquels certains produits donnent un accès direct et quasiment irremplaçable. Ce n’est sans doute pas un hasard si, pour ceux qui cherchent à en sortir, le modèle des douze étapes ou ses équivalents dans des projets personnels forts, prennent autant d’importance. Face à certains récits concernant l’usage des drogues aussi bien que la sortie de la consommation, on pense facilement aux remarques de Max Weber sur les religions du salut qui permettent de se délivrer des souffrances et des limitations inhérentes à la nature humaine 24. Max Weber parle plus précisément de « biens de salut » qui mettent le fidèle « dans un état permanent capable de le rendre intérieurement invulnérable à la souffrance » 25. Cette espérance des religions est partagée en fait par pas mal de gens qui ne croient pas et par des personnes qui recherchent des équivalents ou des substituts dans des expériences limites ou qui cherchent justement à échapper à l’emprise de ces expériences. Je voudrais faire remarquer, en guise de conclusion, le contraste entre les exemples que j’ai pris pour illustrer ces questions d’éthique de première personne, et la liste exhaustive de toutes les catégories sociales stigmatisées qu’on peut extraire de l’ouvrage classique d’Erving Goffman, Stigmate 26 : aveugles, sourds, malades mentaux, noirs, femmes, nains, juifs, homosexuels, pauvres, boiteux, hémiplégiques, cicatrices faciales, mutilés, polyomyélitiques, amputés, épileptiques. Comme on le voit, 24 Sociologie de la religion (1910-1920), trad. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 1996. 25 Ibid., p. 416. 26 Stigmate, les usages sociaux des handicaps (1963), trad. A. Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1973. raison13.indb 190 24/09/10 19:17:24 raison13.indb 191 191 patrick pharo Fiertés et dégoûts dans l'éthique de première personne cette liste inclut des catégories de personnes victimes d’une infériorité liée à leur genre, leur race, leur religion, leur orientation sexuelle, leur aptitude physique, mentale ou sociale, mais elle n’inclut ni les drogués, ni les prostitués, ni, plus généralement, les personnes victimes d’une infériorité liée à leur destin personnel et social telles que les mendiants et les sans-abri, les migrants illégaux, les voleurs et les prisonniers ou les incurables par maladie ou par sénilité. La raison est à mon avis que ces derniers sont sans doute stigmatisés mais présentent en outre une caractéristique particulière à laquelle Goffman ne s’intéressait pas encore et que les sociologues actuels nomment suivant les cas : exclusion ou désaffiliation, et que pour ma part je désignerais volontiers sous les termes de parias et de pariatisation dans la mesure où ces personnes sont victimes d’une mise à l’écart qui les rend invisibles en tant que telles. Par exemple, si l’on jette un regard circulaire sur l’assistance d’une salle de conférence, il sera difficile de remarquer un drogué, un prostitué, un sans-papiers, un ancien taulard, un incurable, alors qu’on verra plus facilement un infirme, un noir ou une femme. Évidemment, il y a des catégories intermédiaires, comme la religion qui n’est pas forcément visible et, à l’inverse, la vie dans la rue qui laisse des traces visibles. Mais il y a malgré tout une différence entre un stigmate qu’on peut réduire en agissant sur la perception commune et un destin personnel plus ou moins irréductible dont il faudrait plutôt, si on se préoccupe de justice politique, réaménager la place dans la société. C’est ici précisément que l’intégrisme libéral qui, contrairement à l’approche par les capabilités et les fonctionnements de Martha Nussbaum, se détourne pudiquement des destins personnels difficiles au nom de l’irréductibilité des choix de valeur, montre toutes ses limites ; et que la découverte éthique des fiertés et des conceptions du bien, dont j’ai essayé d’indiquer quelques directions, apparaît requise pour alimenter une politique publique de la liberté. 24/09/10 19:17:24 raison13.indb 192 24/09/10 19:17:24 QUESTIONS PRÉSENTES MICHEL FOUCAULT ET LA QUESTION DU DROIT Philippe Chevallier* 193 raison publique n° 13 • pups • 2010 Le droit serait-il le parent pauvre des analyses de Foucault ? Le reproche est courant 1, laissant entendre que le philosophe en serait resté à une conception étatique et étroite du droit, lue principalement dans les codes napoléoniens, sans tenir compte des évolutions contemporaines qui multiplient les possibilités de recours juridique des individus, y compris contre les États. Foucault aurait oublié les vertus du jus politicum, méprisé à la fois comme trop surplombant dans la pensée politique traditionnelle et impropre à saisir le fonctionnement réel du pouvoir moderne dans ses deux formes principales : « pouvoir disciplinaire » et « biopouvoir ». Pour le philosophe français, depuis l’âge classique, la prise du politique sur les corps individuels se ferait principalement par l’intermédiaire d’une physis, comme science de la croissance des êtres, renvoyant les fictions juridiques au magasin des accessoires. Dans cette perspective, la résistance au pouvoir ne pourrait être pensée qu’en termes de rapports de forces, non en termes de droits. Jugement sévère, que semble contredire la pratique même du philosophe : n’en appelle-t-il pas constamment dans ses propres engagements de militant au droit des individus, au respect des lois contre * Philippe Chevallier est docteur en philosophie. Il a publié Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille, Nantes, Pleins Feux, 2004, et dirigé avec Tim Greacen l’ouvrage collectif Folie et justice : relire Foucault, Toulouse, Erès, 2009. Il travaille actuellement à la Bibliothèque nationale de France. 1 Alain Renaut & Lukas Sosoe, Philosophie du droit, Paris, PUF, 1991, p. 54-55 ; YvesCharles Zarka, « Foucault et l’histoire de la subjectivité. Le moment moderne », Archives de Philosophie, 2002, vol. 65, p. 266. Les commentaires dans le monde anglophone sont plus nuancés sur la question. Citons la communication de Paul Patton à la London School of Economics : « Governmentality, Power and Rights », le 16 septembre 2004. raison13.indb 193 24/09/10 19:17:24 194 les violences de l’État ? Paradoxe dont Foucault semble lui-même s’amuser dans son débat télévisé avec Noam Chomsky en 1971, où le souci de se démarquer des utopies politiques de ce dernier le pousse à refuser toute définition du « juste » et du « légal ». Apprenant à la fin du débat qu’il n’a plus que deux minutes de temps de parole, Foucault lance dans un éclat de rire : « Eh bien moi je dis que c’est injuste ». « Absolument, oui. » renchérit Chomsky 2. Pour tenter d’éclairer cet apparent paradoxe, nous nous attarderons sur les cours donnés au Collège de France de 19731974 (Le Pouvoir psychiatrique) à 1978-1979 (Naissance du biopouvoir), en les confrontant aux textes de combat rédigés par le philosophe dans ces années-là. LE DROIT EST-IL UNE BONNE DESCRIPTION DU POUVOIR ? Quand Foucault aborde la question du droit, il le fait à travers le prisme d’une certaine philosophie politique qu’il nomme dans le cours du 14 janvier 1976 « théorie de la souveraineté » 3. Ce n’est donc pas tant le fonctionnement concret du droit qui est visé, que ses présupposés théoriques chez des penseurs comme Hobbes ou Rousseau : là où règne un droit raisonnablement constitué par le peuple ou les volontés particulières, il y a à la fois une unité du pouvoir et des limites qui lui sont posées. Dans la conception juridique du politique développée aux xviie et xviiie siècles, en France comme en Angleterre, ces présupposés sont devenus confiance inaltérable en la loi, comme marquage suffisant du pouvoir. Il s’agit alors d’interroger la pertinence de ce modèle pour analyser les mutations du pouvoir dans les sociétés post-révolutionnaires, avec l’apparition des pouvoirs « bio » et « disciplinaire ». 2 DE I, n° 132, « De la nature humaine : justice contre pouvoir », p. 1374. Nous citons le recueil des Dits et écrits de Michel Foucault dans sa deuxième édition : Michel Foucault, Dits et écrits, t. 1 : 1954-1975, t. 2 : 1976-1988, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001. Nous faisons suivre l’abréviation « DE », du numéro de volume, suivi du numéro et du titre de l’article. 3 Foucault, Michel, Il faut défendre la société. Cours au collège de France, 1975-1976, éd. Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études », 1997, p. 31-36. raison13.indb 194 24/09/10 19:17:24 195 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit La « souveraineté » n’est pas entendue par Foucault comme l’exercice d’un pouvoir massif et répressif, c’est un pouvoir qui se pense d’abord sur le modèle économique de l’échange, ou encore du contrat. Il s’agit de constituer le droit de la puissance publique à partir des droits sacrés ou naturels des sujets. L’individu est originellement détenteur de droits, ontologiquement premiers par rapport à tout système juridique, qu’il va céder ou déléguer pour fonder l’action de la puissance publique qui veillera sur lui. C’est un « cycle du sujet au sujet » 4, du sujet naturel au sujet politique. L’objet des interventions de ce pouvoir souverain est d’abord la terre et les produits de la terre, par le biais de prélèvements sur les biens des individus et leurs revenus 5. Il s’agit, à travers un édifice juridique, de codifier ces interventions de l’État en légitime/illégitime, exercice du droit/abus de pouvoir. Dans l’esprit des juristes des xviie et xviiie siècles, en réaction aux excès de la monarchie, le droit est la limite du pouvoir du souverain. Précisons plus avant ces termes de « droit » et de « loi » pour éviter les généralités. Au sein du dispositif juridique français issu de la Révolution, il est courant de distinguer : 1) Les principes supraconstitutionnels ou droits naturels. Énoncés par la Déclaration du 26 août 1789, ils fixent les « droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme ». 2) La constitution. Postérieure de fait (1791) et de droit à 1), elle est soumise à ratification par le peuple ou son équivalent. Elle a pour rôle premier de définir le rôle de la puissance publique : à la fois l’étendue de son pouvoir et sa limite. 3) Les lois. Soumises au parlement, elles sont contrôlables par 2). Quand Foucault parle de « loi » et de « droit » comme modèle repoussoir à l’analyse du pouvoir, il englobe ces trois niveaux pour les penser comme un tout 6. Ce qui explique qu’il dédaigne jusqu’en 1979 toute 4 Ibid., p. 37. 5 C’est pour cela que la participation à la vie politique après la Révolution française (droit de vote selon la Constitution de 1791) dépend des revenus et de la qualité de propriétaire. 6 À une seule reprise, dans le cours du 14 janvier 1976, Foucault emploie le terme « droit » en un sens élargi à sa mise en œuvre concrète, jusque dans le moindre règlement raison13.indb 195 24/09/10 19:17:25 196 autre approche du droit, comme celle qui contournerait son fondement idéal pour l’ancrer d’abord dans une réalité historique concrète, faite de luttes politiques et économiques non-violentes 7. Foucault en reste à un droit pensé comme marquage constitutionnel de l’étendue de la puissance publique, appuyée en amont sur les droits inaliénables de sujets contractants et déclinés en aval jusqu’aux différents codes juridiques. Ce sont d’ailleurs les codes napoléoniens qui sont mentionnés dans le cours du 14 janvier 1976 comme produits directs de la théorie de la souveraineté. Foucault exclut effectivement ce modèle pour analyser le pouvoir. Il le fait pour des raisons d’abord méthodologiques : le pouvoir doit être analysé dans son exercice concret où il est d’abord relation 8. Ce n’est pas un bien que certains individus posséderaient, tandis que d’autres l’auraient cédé ou perdu. C’est une interaction entre individus, et c’est l’interaction qui va qualifier la position respective des partenaires (gouvernant/gouverné), indépendamment des rôles que leur fixe la loi. La condition de possibilité d’une relation de pouvoir est le maintien d’un bout à l’autre de cette relation d’un champ ouvert d’action, qui rend interchangeables les positions respectives et instable l’équilibre des forces en présence. La relation ne produit donc pas nécessairement de l’affrontement ou de l’oppression, elle peut également dessiner un certain gouvernement des libertés qui aménage l’espace des possibles sans lui faire violence. Cette vision souple et polymorphe du pouvoir – mise en œuvre dès les premiers cours au Collège de France – est contemporaine de nouvelles approches dans la sociologie des organisations qui délaissent institutionnel. Ce sens élargi déborde alors clairement les rapports de souveraineté : « quand je dis le droit, je ne pense pas simplement à la loi, mais à l’ensemble des appareils, institutions, règlements, qui appliquent le droit » (ibid., p. 24). 7 À l’exception de la pensée d’Emmanuel Joseph Sieyès, que croise Foucault en 1976. Sieyès, selon Foucault, retrouve sous les conditions juridico-formelles de la nation, des conditions historico-fonctionnelles : une loi requise non pour garantir des droits idéaux, mais pour permettre des travaux (agriculture, artisanat, industrie) et assurer des fonctions préexistantes (armée, justice, Église, administration) : ibid., p. 195200. 8 Ce qui suit se réfère au grand article méthodologique de 1981 : DE II, n° 306, « Le sujet et le pouvoir », p. 1041-1062. raison13.indb 196 24/09/10 19:17:25 197 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit le modèle pyramidal comme schéma principal d’intelligibilité, pour faire de chaque individu, quels que soient son titre et sa fonction, un acteur dans un jeu de relations 9. Foucault exclut le modèle de la souveraineté pour des raisons ensuite historiques : la généralisation et l’étatisation au xixe siècle d’un pouvoir disciplinaire qui ne se réfléchit plus exclusivement dans la forme de la loi. Dans les leçons données au Collège de France, l’interprétation des rapports entre la loi et la discipline a cependant évolué au fil des années : en 1973, Foucault fait de l’individu discipliné la condition historique d’émergence de l’individu juridique 10. Pour le philosophe français, les lieux d’éducation et de formation (écoles, ateliers, casernes) ont fait apparaître sur la scène politique le corps individuel, avec ses gestes, ses positions, ses déplacements, sa temporalité, comme objet à connaître et à surveiller, au nom de la science et de l’économie. Il a fallu que le pouvoir s’enquît ainsi de contrôler non plus seulement un territoire mais les « singularités somatiques » 11 qui le peuplent, pour que l’individu devienne un objet juridique, appareillé de droits nouveaux permettant de dissimuler la maîtrise originelle de sa mobilité. Le droit révolutionnaire n’aurait fait qu’inscrire dans le marbre des codes le produit d’une technique disciplinaire : l’« individu », comme résultat, à partir de l’âge classique, de la prise du pouvoir politique sur les corps. En 1976, plus sensible à l’hétérogénéité des stratégies, et abandonnant l’hypothèse d’un pouvoir essentiellement caché, Foucault insiste sur l’affrontement au grand jour, à partir du xixe siècle, de deux discours incompatibles quoique souvent complices : le discours de la discipline et le discours de la loi 12. Cette inflexion offre à notre sens une grille d’interprétation beaucoup plus riche, comme nous allons le vérifier à travers l’exemple de la justice pénale. 9 Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977. 10 Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, éd. Jacques Lagrange, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études », 2003, p. 56-57. 11 Ibid., p. 56-57. 12 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 34. raison13.indb 197 24/09/10 19:17:25 198 Relevons les deux principaux décrochages du pouvoir disciplinaire par rapport au modèle juridique précédemment exposé. 1) Son objet n’est pas les biens mais les corps des sujets, dont on va surveiller et corriger le développement, la santé, la sexualité, la productivité. 2) Ce pouvoir est constamment relayé et appuyé sur un savoir. Si les lieux disciplinaires (écoles, prison, hôpitaux) sont créés à l’initiative de la puissance publique, ils déploient des dispositifs de surveillance et de « véridiction » qui n’appartiennent plus au champ de la loi. Le savoir que produit et dont se sert le psychiatre pour soigner et corriger n’est pas le résultat d’une constitution de sa souveraineté propre, il n’est pas codé en légitime/illégitime, mais en vrai/faux. Du dispositif de souveraineté aux dispositifs disciplinaires, le xixe siècle glisse ainsi de la loi à la norme, de la règle juridique à la règle naturelle, avec une nouvelle manière de se saisir des sujets. Alors que la loi vise à exclure certains individus pour protéger la société, la norme vise à inclure le maximum d’individus dans un même champ de savoir. La loi pose des distinctions qualitatives, elle marque un dedans et un dehors. La norme, c’est au contraire la possibilité d’une gradation infinitésimale de l’anormal au normal. Cette gradation homogénéise le corps social en mesurant les écarts de chacun de ses membres au travers de microanomalies non pathologiques – comme celles qui apparaissent à partir de 1850 dans le champ de la sexualité infantile. Dès lors, selon la jolie formule de Foucault : « Le grand ogre de la fin de l’Histoire est devenu le Petit Poucet » 13. Faut-il en conclure que la loi est défaite, rendue inutile ou inefficiente par ce nouveau pouvoir ? Non. Ce que pose Foucault, c’est le caractère hétérogène mais non exclusif des deux dispositifs. La force de ses analyses consiste à toujours avancer par différenciation, distinguant ici fermement deux régimes distincts de pouvoir, contre l’image d’un pouvoir univoque et massif, grand corps homogène qui aurait l’État 13 Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, éd. Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études », 1999, p. 151. raison13.indb 198 24/09/10 19:17:25 199 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit souverain à sa tête et les fonctionnaires de la médecine et des prisons comme membres inférieurs. Mais s’il n’y a pas exclusion, cela signifie que les deux dispositifs se croisent sans cesse, pour s’appuyer, se relayer, ou, au contraire, s’opposer. La théorie politique révolutionnaire et le pouvoir disciplinaire ont fait simultanément apparaître « l’individu » – alors que le pouvoir féodal passait au-dessus ou en dessous de ce dernier 14. Mais ils lui ont donné deux sens radicalement différents : d’un côté, « l’individu juridique […] comme sujet abstrait, défini par des droits individuels, qu’aucun pouvoir ne peut limiter, sauf s’[il] y consent par contrat », et de l’autre, « l’individu comme réalité historique, comme élément des forces productives, comme élément aussi des forces politiques […] pris dans un système de surveillance et soumis à des procédures de normalisation » 15. Les deux individus n’en feront plus qu’un, quand les juristes à la fin du xviiie siècle demanderont à un dispositif disciplinaire (la prison) de prendre en charge les criminels pour les rétablir sujets de droit. Ils n’en feront plus qu’un quand la punition par la loi prendra la forme d’un amendement et d’un redressement auxquels la psychiatrie collaborera activement pour son propre bénéfice. Mais ils se distingueront à nouveau, quand les avocats se plaindront de ne pas avoir droit d’assister leur client lors de l’expertise psychiatrique pourtant décisive 16 ; ou quand la cour française de cassation rappellera que l’autorité judiciaire n’est pas obligée par les résultats de ladite expertise 17. Cette rencontre, tantôt fusionnelle et tantôt conflictuelle, entres les deux individus peut être illustrée par l’article 64 du Code pénal de 1810 (122-1 dans le nouveau Code) qui stipule qu’il n’y a pas crime si l’individu était en état de démence au moment de l’acte. La loi a 14 L’individu ne croisait le pouvoir féodal qu’occasionnellement, en tant qu’il était usager (passait un péage, utilisait une route), membre d’une famille, d’une ville etc. (Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 45-46). 15 Ibid., p. 59. 16 « Nous attaquons l’expertise, puisque nous sommes complètement dépossédés », déclare un avocat dans une table ronde de 1974 à laquelle participait Michel Foucault : DE I, n° 142, « Table ronde sur l’expertise psychiatrique », p. 1535. 17 Cass. Crim. 11 mars 1958. raison13.indb 199 24/09/10 19:17:25 200 ainsi pris l’habitude 18 de donner la parole au psychiatre pour évaluer la capacité de discernement de l’inculpé, mais sans pouvoir recoder cette parole en termes juridiques. Quand la loi s’adjoint un dispositif autonome de production de la vérité, assuré par des experts qui ont leur propre règle de validation des énoncés, elle prend le risque d’être constamment débordée et dominée par ce qui devait simplement éclairer son jugement. Cet auto-désistement de la loi est bien conforme à la théorie de la souveraineté qui repose sur l’union implicite des volontés raisonnables : l’individu dément n’étant pas en état de comprendre le caractère antisocial de son acte, ne peut être accessible à une sanction pénale. Mais en même temps, c’est la loi elle-même qui demande à ce qui n’est pas elle (la médecine) de statuer sur sa propre compétence. En 1958, sont définies de la sorte trois des questions que le juge est appelé à poser au psychiatre : l’individu est-il 1) dangereux, 2) accessible à une sanction pénale, 3) curable ou réadaptable 19 ? Trois notions qui ne sont, commente Foucault, ni psychiatriques ni juridiques, mais un effet de ce curieux couplage de la loi et de la vérité 20. C’est le résultat du croisement de deux régimes hétérogènes de discours. Aux côtés de ce pouvoir disciplinaire, ce que Foucault appelle « biopouvoir » est l’autre exemple, apparu au xviiie siècle, d’un pouvoir proliférant et polymorphe qui n’est le produit d’aucun processus juridique. Effet concret de ce qui se donne comme savoir statistique et non comme souveraineté politique, le biopouvoir s’exerce sur cette entité nouvelle et impersonnelle qu’est la vie d’une population, et non sur les sujets de droit. Il s’agit de développer des mécanismes de sécurité et de régulation afin de gérer « l’intrication perpétuelle d’un milieu géographique, climatique, physique avec l’espèce humaine » 21. 18 L’expertise psychiatrique n’était pas considérée comme une obligation par le Code d’instruction criminelle de 1810. Le Code de procédure pénale de 1958 pose seulement l’obligation d’une enquête de personnalité. C’est donc l’usage qui a imposé l’expertise psychiatrique pour déterminer la capacité de discernement de l’inculpé. 19 Circulaire du garde des sceaux et article C345 de l’Instruction générale pour l’application du Code de procédure pénale. 20 DE I, n° 142, « Table ronde sur l’expertise psychiatrique », p. 1536. 21 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, éd. Michel Senellart, Paris, Le Seuil & Gallimard, coll. « Hautes études », 2004, p. 24. raison13.indb 200 24/09/10 19:17:25 LE DROIT EST-IL UNE BONNE OBSTRUCTION AU POUVOIR ? Reste à étudier la question de l’action politique. Le droit a été jusqu’ici pensé du côté des institutions qui le représentent et l’utilisent ; mais n’est-il pas également du côté des opprimés contre les abus de ces mêmes institutions ? Ne faut-il pas faire la loi à la loi ? Ce qui était bien le propos des juristes du xvie siècle, distinguant l’État de la personne du Roi. La fin du cours du 14 janvier 1976 aborde de front cette question, qui n’est plus alors de l’ordre de la seule description historique : Contre les usurpations de la mécanique disciplinaire […] nous nous trouvons actuellement dans une situation telle que le seul recours existant, apparemment solide, que nous ayons, c’est précisément le recours ou le retour à un droit organisé autour de la souveraineté. [Mais] ce n’est pas en recourant à la souveraineté que l’on pourra limiter les effets mêmes du 201 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit En tant que pouvoir exercé non plus sur le corps individuel mais sur la naissance, la mort, la maladie, pris comme des phénomènes globaux dont la science repère les régularités, le biopouvoir s’articule plus difficilement sur le droit que le pouvoir disciplinaire. Pour la simple raison qu’il perd ce qui constituait l’interface entre la loi et la discipline : l’individu. Mais le biopouvoir n’a prise sur le vaste domaine de la vie qu’en tant qu’il se couple toujours avec des contrôles au grain plus fin : c’est l’exemple donné par Foucault de la cité ouvrière au xixe siècle comme croisement des mécanismes de sécurité (règles d’hygiène, système d’assurance) et des mécanismes disciplinaires (localisation des familles, contrôle policier) 22. La grille d’analyse du pouvoir comme connexion de dispositifs hétérogènes demeure donc pertinente. Au lieu de chercher dans les éléments connectés la raison interne de leurs connexions, Foucault nous invite au contraire à discerner les effets hybrides, les mixtes inédits que produit aujourd’hui la rencontre casuelle des discours du droit, de la norme et de la sécurité. 22 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 223-224. Il en va de même des questions de sexualité ou d’urbanisme. raison13.indb 201 24/09/10 19:17:25 pouvoir disciplinaire. […] ce vers quoi il faudrait aller […] ce serait dans la direction d’un nouveau droit, qui serait anti-disciplinaire 23. 202 Pourquoi la théorie de la souveraineté, c’est-à-dire la référence à ces droits inaliénables de l’individu, ne peut-elle faire obstruction aux techniques disciplinaires ? Le problème, selon Foucault, est le lien serré que l’histoire a tissé entre droit souverain et discipline, par l’intermédiaire de sciences nouvelles. Discipliner les individus à qui des droits absolus ont été reconnus n’a pu se faire sans la justification d’un savoir qui permettait d’intervenir raisonnablement sur ces derniers en fonction d’une norme dite « naturelle ». Les sciences humaines ont ainsi permis au xixe siècle de mettre constamment en miroir l’homme à respecter et l’homme à discipliner. Car le monstre ou le fou qui sort de la norme naturelle n’est autre finalement que celui qui rompt le contrat social, « tombe hors du pacte, se disqualifie comme citoyen » 24. Nous le constatons aujourd’hui avec l’usage politique de la notion d’individu « dangereux », objet en France d’une loi d’exception qui contourne le droit traditionnel en s’appuyant sur une expertise prétendument médicale 25. Inversement, pour prévenir cette disqualification du citoyen, il faut demander à chaque corps individuel des comptes sur son histoire et sa psyché ; il faut faire d’un corps un sujet. Le corps individuel s’est ainsi vu marquer, administrativement et juridiquement, par des indicateurs psychologiques, biologiques ou sexuels 26. 23 Ibid., p. 35. 24 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 120. 25 Loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté. Pour une analyse précise de cette loi et une histoire du concept de dangerosité à la lumière des travaux de Foucault, voir Philippe Chevallier & Tim Greacen (dir.), Folie et justice : relire Foucault, Toulouse, Erès, 2009. 26 L’un de ces marqueurs est le sexe, qui ne peut être ambivalent pour la loi. En 1980, Michel Foucault préfaça l’édition américaine d’Herculine Barbin, dite Alexina B., mémoire d’un hermaphrodite du XIXe siècle tiré des Annales d’hygiène publique. Dans sa préface, Foucault écrit : « À partir du XVIIIe siècle, les théories biologiques de la sexualité, les conditions juridiques de l’individu, les formes de contrôle administratif dans les États modernes ont conduit peu à peu à refuser l’idée d’un mélange des deux sexes et à restreindre par conséquent le libre choix des individus incertains. Désormais, à chacun, un sexe, un seul » (DE II, n° 287, « Le vrai sexe », p. 935-936). raison13.indb 202 24/09/10 19:17:25 203 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit Qu’elle le veuille ou non, la lutte contre la domination au nom de ces droits de l’individu porte ainsi avec elle « toute une référence psychologique empruntée aux sciences humaines, c’est-à-dire aux discours et aux pratiques qui relèvent du domaine disciplinaire » 27. Foucault traque dans une certaine pensée humaniste, celle-là même qui revient toujours à l’individu et à sa subjectivité profonde, absolument digne de respect, les traces cachées de ce discours disciplinant qui fait d’un corps une âme. La plaidoirie de Robert Badinter en 1977 pour éviter à Patrick Henry la peine de mort en est un bon exemple : le jeune avocat a reproché aux jurés de ne pas suffisamment connaître le sujet inculpé. Mais, fait aussitôt remarquer Foucault, un tel reproche s’accorde parfaitement avec la logique nouvelle de la justice pénale qui, depuis le xixe siècle, vise moins à punir un geste en fonction d’un code qu’à corriger un individu en fonction de sa personnalité 28. Dans ce glissement inquiétant, il s’agit de placer le condamné, avec ses affects, ses désirs, ses pulsions, sous une surveillance médico-légale qui tend à devenir illimitée 29. Rien n’empêche cependant le philosophe, conscient des présupposés anthropologiques des droits existants, d’en faire un usage circonstanciel, quitte à les détourner de leur fonction première. Pour Foucault, revendiquer aujourd’hui des droits, ce n’est pas réactiver l’ancienne souveraineté, c’est prendre acte du fait que les garanties offertes par la loi naissent toujours dans un rapport historique et stratégique. Il est donc possible de se glisser à l’intérieur de cette stratégie plutôt que d’espérer inventer un nouveau code absolument transparent à lui-même. Nombre de droits inscrits dans la loi ne deviennent effectifs pour un individu que dans la mesure où celui-ci cherche concrètement à se défendre et y engage son existence. C’est l’acte de se pourvoir, au sens le plus large du 27 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit, p. 36. C’est la reprise d’un thème développé dans Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 59. 28 DE II, n° 205, « L’angoisse de juger », p. 287. 29 Citons parmi les mesures récentes : le suivi socio-judiciaire avec ou sans injonction de soin (loi du 17 juin 1998), la création du fichier judiciaire automatisé des infractions sexuelles (loi du 9 mars 2004), le placement sous surveillance électronique mobile (loi du 12 décembre 2005), la rétention de sûreté (loi du 25 février 2008). raison13.indb 203 24/09/10 19:17:25 terme, qui donne au droit son amplitude et son universalité effective. Dans un texte non signé de 1980, Foucault développe cette conception pragmatique, mais non moins exigeante, du bon usage des lois : Ce n’est pas parce qu’il y a des lois, ce n’est pas parce que j’ai des droits que je suis habilité à me défendre ; c’est dans la mesure où je me défends que mes droits existent et que la loi me respecte. C’est donc avant tout la dynamique de la défense qui peut donner aux lois et aux droits une valeur pour nous indispensable. Le droit n’est rien s’il ne prend vie dans la défense qui le provoque 30. 204 Liberté effective et droit positif ne coïncident jamais immédiatement pour tous. Ils se développent le long de deux lignes dont il faut guetter les rencontres possibles. En ce point de rencontre, le droit devient un instrument dont on se saisit pour un résultat auquel le législateur n’avait pas forcément pensé au départ. L’argumentation strictement juridique dont use Foucault en 1977 pour s’opposer à l’extradition vers l’Allemagne de l’avocat de la Fraction Armée rouge Klaus Croissant en fournirait un bon exemple : le droit des réfugiés politiques, en particulier leur protection contre l’extradition inscrite dans la Convention européenne de 1957, s’est développé à la faveur tactique de la Guerre froide ; mais ce contexte politique particulier n’empêche pas de le revendiquer « pour tous », pour Klaus Croissant comme pour les dissidents de l’Est : « les libertés et les sauvegardes […] ne sont pas toujours conquises de haute lutte, un matin triomphal. Elles se font jour souvent par occasion, surprise ou détour. C’est alors qu’il faut les saisir et les faire-valoir pour tous » 31. Un tel usage stratégique n’est pourtant pas le dernier mot de Foucault en matière juridique. En mettant en série un certain nombre d’articles et de cours situés entre 1977 et 1982, il est également possible de retrouver chez lui les prémices d’une approche à la fois positive et non-disciplinaire du droit. 30 DE I, p. 79-80 (Chronologie). Foucault est l’auteur, à la demande de l’avocat Christian Revon, de ce texte non signé, préparant les assises « Pour la défense libre » de La Sainte-Baume (1980). Christian Revon nous indique que ce mouvement n’a guère prospéré au-delà des assises, de profondes divergences entre les participants s’étant manifestées (entretien avec C. Revon, mai 2006). 31 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 364, nous soulignons. raison13.indb 204 24/09/10 19:17:25 UNE ÉBAUCHE DE SOLUTION : L’APPROCHE LIBÉRALE DU DROIT 205 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit La théorie de la souveraineté postule trois unités principielles que Foucault expose au début du cours du 21 janvier 1976, et dont il se méfie au plus haut point : 1) l’unité de la loi (derrière les lois particulières, il y a une légitimité fondamentale), 2) l’unité du pouvoir (l’État), 3) l’unité du sujet (qualifié comme « individu doté, naturellement (ou par nature), de droits, de capacités, etc. » 32). Quel serait dès lors un « nouveau droit anti-disciplinaire », et peut-on en trouver trace chez Foucault ? La présentation de la théorie de la souveraineté fournit, en creux, ce que serait le cahier des charges de ce nouveau droit : il devrait se développer sans postuler une unité du sujet, du pouvoir et de la loi. Comment, à partir de ce cahier des charges, limiter la pratique gouvernementale sans inscrire à nouveau de l’imprescriptible, anthropologiquement qualifié, dans le marbre des lois ? Écoutons le cours Naissance de la biopolitique (1978-1979). Dans la leçon du 17 janvier 1979, Foucault oppose à la voie juridico-déductive (ou française, en référence à Rousseau), la voie inductive et utilitariste (ou anglaise, en référence à Bentham). La première part de droits naturels appartenant à chaque individu et dont le transfert partiel va constituer un gouvernement légitime, qui restera toujours limité de l’extérieur par ces droits fondamentaux. La seconde part de la pratique gouvernementale elle-même, pour la limiter de l’intérieur, non pas en fonction de critères de légitimité, mais en fonction de critères d’utilité. Sa règle propre n’est pas un droit originel mais une économie politique, comme calcul du coût et de l’efficacité de l’action gouvernementale. Cette autolimitation rationnelle doit bien sûr trouver son expression juridique, mais cette expression a d’abord pour fonction d’enregistrer et de vérifier subséquemment le principe du moindre gouvernement. Est donc problématique la place que pourrait avoir au sein de cet ordre un droit fondamental, comme celui à la subsistance ou au travail 33. 32 Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 37. 33 Ces droits à la subsistance ou au travail peuvent exister dans la perspective utilitariste, mais ils sont négociés au gré des circonstances, au lieu de valoir immédiatement pour tous et d’un seul coup. raison13.indb 205 24/09/10 19:17:25 206 Cette deuxième voie est celle du libéralisme, pensé d’abord comme technologie de gouvernement, art de bien gouverner en gouvernant à l’économie. Foucault en définit la rationalité singulière, des physiocrates du xviiie siècle aux écoles néolibérales allemandes et américaines du xxe siècle. Mais si cette voie est clairement posée en face de celle, tant honnie, de la souveraineté, faut-il y voir une alternative possible ? L’édition en 2004 du cours Naissance de la biopolitique a surpris une partie du lectorat traditionnel de Foucault et certains Jacobins pour qui « libéralisme » est un mot à honnir absolument. L’article préalablement cité de 1977 pourrait cependant appuyer cette hypothèse : en novembre de cette année, à l’occasion de la demande d’extradition de l’avocat Klaus Croissant, Foucault signe une tribune dans le Nouvel Observateur où il en appelle au « droit des gouvernés », droit « plus précis, plus historiquement déterminé que les droits de l’homme » 34. À peine plus d’un an plus tard, au Collège de France, pour qualifier la conception nouvelle de la liberté qui naît au sein de la gouvernementalité libérale et s’oppose point par point à la philosophie révolutionnaire des droits de l’homme, Foucault use d’un syntagme sensiblement proche : celui d’« indépendance des gouvernés » 35. Peut-on alors mettre en série : l’appel de 1976 à un « nouveau droit anti-disciplinaire », la référence militante à un « droit des gouvernés » en 1977, et la notion libérale de « l’indépendance des gouvernés » exposée en 1979 ? Avançons prudemment. Dans un premier temps, si l’on suit les leçons des 14 et 21 mars 1979 consacrées à l’école de Chicago, il faut reconnaître que le type de gouvernementalité défendu par les économistes libéraux de l’après-guerre comme Theodore Schultz (1902-1998) ou Gary Becker (1930-) remplit en partie le cahier des charges d’un droit qui ne serait pas disciplinaire : 1) Il n’y a plus d’unité de la loi, car n’est plus postulée une légitimité fondamentale de l’appareil législatif ou constitutionnel ; celui-ci est sans cesse produit par le seul exercice de la liberté des 34 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 362. 35 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 43 raison13.indb 206 24/09/10 19:17:25 36 C’est déjà l’idéal, chez l’Allemand Ludwig Erhard (1897-1977), ministre de l’économie puis chancelier fédéral, d’une « Genèse, généalogie permanente de l’État à partir de l’institution économique », ibid., p. 86. Ce serait aussi le projet de Constitution européenne, se voulant au départ simple régulation utile d’une pratique gouvernementale préexistante. À l’opposé, les partisans du Non lui ont objecté la volonté souveraine des citoyens (voir Jacques Donzelot, « Michel Foucault et l’intelligence du libéralisme », Esprit, novembre 2005, p. 74-75). 37 DE II, n° 355, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », p. 1527. 38 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 365. 39 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 264, note***. On trouvera une présentation de cette approche libérale du crime à travers l’exemple britannique dans David Garland, « Les contradictions de la société punitive : le cas britannique », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1998, n° 124, p. 49-67. raison13.indb 207 207 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit acteurs économiques 36 et sans cesse discuté dans tous ses champs d’application, y compris le domaine interétatique. Quand Foucault en appelle en 1981 au droit des gouvernés à s’inviter dans les questions de politique internationale auparavant réservées aux États, il s’inscrit bien dans cette lignée 37. 2) Il n’y a plus d’unité du pouvoir, car son exercice est renvoyé autant que possible à des instances locales, à la fois collectives (associations, entreprises, comités de quartier) et individuelles (l’individu « entrepreneur de lui-même », agent actif d’une régulation gouvernementale quand il consomme, choisit ses produits, fait attention à ses biens, etc.). Entre ces entités autonomes, qui ne sont plus de simples ramifications de l’État, il y a perpétuelle transaction. D’où le déplacement de la loi vers la jurisprudence, pour arbitrer les différends entre les partenaires du jeu économique. On ne sera donc pas étonné que dans l’article de 1977, Foucault pose comme droit « essentiel » des gouvernés, celui d’être défendu en justice 38. 3) Il n’y a plus d’unité du sujet, car la gouvernementalité libérale n’a pas pour objet l’individu, mais uniquement son environnement. Le crime ou la santé sont renvoyés à des phénomènes globaux dont les lois statistiques dictent la gestion suffisante. Dans cette conception, le criminel n’est plus anthropologiquement qualifié mais devient un sujet économique comme un autre, qui « cherche en tout état de cause à maximiser son profit, à optimiser le rapport gain/perte » 39. La puissance publique doit simplement calculer au plus juste l’efficacité de ses interventions sur ce 24/09/10 19:17:25 208 sujet économique, en fonction du dommage qu’il cause au libre jeu des intérêts, et sans recourir à un coûteux dispositif disciplinaire. Ce qui veut dire que la loi peut tolérer sans difficulté un certain taux d’illégalisme au sein de la société. Le résultat tiendrait dans cette formule : moins d’État et plus de gouvernement à distance. L’État n’est plus qu’un partenaire dans une négociation perpétuelle entre gouvernants et gouvernés. Sans cesse, il avance ou recule, cède des routes nationales aux départements mais réinvestit la lutte contre le cancer, etc. C’est dans ce nouveau cadre libéral que l’on peut tenter de donner un contenu à la notion de « droit des gouvernés », dont Foucault annonce dans l’article cité de 1977 que la théorie reste encore à faire 40. L’emploi du participe « gouverné » pour qualifier le nouveau sujet de droit signifie qu’il n’y a plus de référence à une origine abstraite, mais qu’il y a une situation de fait et un individu concret : l’homme dont il est question est saisi comme toujours déjà pris dans un rapport de pouvoir. Comme l’explique Foucault, la liberté que j’exerce quand j’en appelle à ce droit, « n’est jamais rien d’autre qu’un rapport actuel entre gouvernants et gouvernés, un rapport où la mesure du “trop peu” de liberté qui existe est donnée par l’“encore plus” de liberté qui est demandé » 41. Cette requête échappe ainsi à la boucle des droits fondamentaux qui va de la revendication légitime à la légitimation du pouvoir : le droit fondamental que j’objecte au pouvoir est celui qui va limiter son excès, mais en même temps celui qui va fonder son exercice essentiel. Le « droit des gouvernés », au contraire, ne cède rien, ne fonde rien, car il est une protestation quantitative et circonstancielle devant un simple « trop » gouverner, qui ne signifie pas que l’État se serait dévoyé par rapport à son essence ou à sa légitimité première. Rien ne lui est donc plus étranger que le droit naturel au sens que Grotius et la tradition jusnaturaliste ont donné à ce terme : à la fois description d’un état naturel antérieur à l’état civil et prescription d’une règle de conduite dictée par la droite raison. Ni descriptif ni prescriptif, le « droit des gouvernés », comme simple 40 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 362. 41 Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 64. raison13.indb 208 24/09/10 19:17:25 42 Dans un article consacré à l’Iran en 1979, Foucault pose comme « irréductible », « Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple entier dit : “Je n’obéis plus”, et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie » (DE II, n° 269, « Inutile de se soulever ? », p. 791). 43 Ce nouveau « droit des gouvernés », précise Foucault, « notre histoire récente en a fait une réalité encore fragile mais précieuse » (DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 362). C’est en tant que phénomène historique nouveau qu’il faut considérer les appels contemporains au respect des droits de l’homme, et non comme la réactivation d’un droit traditionnel (Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 43). 44 Certes, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 cite la « résistance à l’oppression » parmi les droits naturels et imprescriptibles (article II). Mais l’article VII place aussitôt face à la résistance les notions de Loi et de Société : « tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». Il y a un présupposé de légitimité concernant la Loi, « expression de la volonté générale » (article VI) qui interdit « les actions nuisibles à la Société » (article V). Ce face-à-face délicat se retrouve dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950, celleci reconnaissant la légitime restriction de certains droits : ainsi, l’ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale est possible si elle est « prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé et de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (article VIII). raison13.indb 209 209 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit possibilité de dire « Je n’obéis plus » 42, est d’abord une donnée objective dont témoigne notre histoire récente – pour Foucault : la France de 1971 (révolte des prisons), l’Iran de 1978, la Pologne de 1982. C’est en historien du présent, et non en philosophe du sujet, que Foucault le réfléchit 43. Parce qu’il est historiquement constaté et non juridiquement construit, ce droit échappe de fait à l’étau dans lequel les textes législatifs modernes tentent de placer le droit de résistance. Que ce soit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, la résistance à l’oppression vient toujours se heurter au droit positif qui la fonde et la limite en même temps, dans une double contrainte infrangible. En amont de son exercice, la résistance doit en effet se justifier par la violation de droits reconnus comme élémentaires, pour ensuite se heurter, en aval, à la légitime ingérence de l’État démocratique dans certains de ces droits 44. 24/09/10 19:17:25 210 À l’opposé, le « droit des gouvernés » vit de sa propre affirmation, sans présager de sa limite ou de son fondement. Mais nul gouvernement ne peut prétendre longtemps l’ignorer ; surtout quand notre actualité ne cesse de lui donner consistance et visibilité. Foucault évoque cependant la possibilité de donner à ce droit une forme juridique explicite : ainsi du droit d’être défendu en justice par un avocat, qu’il mentionne à l’occasion de l’affaire Croissant 45. Mais il est intéressant de noter que cet unique exemple concerne précisément une situation de contentieux – au sens large du terme – entre le gouverné et la puissance publique. La forme juridique escomptée ne viserait donc pas à qualifier l’individu, en lui reconnaissant certaines capacités ou dignités naturelles, mais à garantir et optimiser ses possibilités de négociation avec les pouvoirs qui s’exercent sur lui. LIMITES DE L’APPROCHE LIBÉRALE DU DROIT Par certains aspects, la voie inductive et utilitariste d’une certaine tradition libérale rejoint bien le droit sans anthropologie qu’appelait de ses vœux le cours Il faut défendre la société. Cette voie permet de penser un ajustement perpétuel de la loi, sans point de butée ultime, en fonction des revendications et des intérêts individuels, comme dans les mécanismes concurrentiels du marché. Mais il n’est pas sûr que la notion d’« indépendance des gouvernés » exposée en 1979 dans Naissance de la biopolitique suffise jusqu’au bout à combler les attentes du « droit des gouvernés » revendiqué dans l’article du Nouvel Observateur en 1977. Il convient de pointer ce que la deuxième expression ajoute ou corrige à la première, la démarquant par rapport au seul dispositif libéral. Relevons d’abord la grande vigilance de Foucault par rapport à ce nouveau dispositif, en particulier dans ses mutations contemporaines comme le néolibéralisme. La doctrine du libéralisme classique (Emmanuel Kant, Adam Smith) s’apparente à un naturalisme. Le droit y naît des échanges entre individus et entre groupes, par nécessité interne. Aux mécanismes spontanés de l’économie correspondent chez Kant 45 DE II, n° 210, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », p. 365. raison13.indb 210 24/09/10 19:17:25 211 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit des mécanismes spontanés de juridiction appartenant au dessein de la Nature : sont ainsi successivement apparus des droits individuels au sein de petits groupes, puis des États, un droit international et commercial, etc. 46 Au xxe siècle, l’école de Fribourg, puis celle de Chicago, oppose au « laisser faire » des libéraux classiques, un impératif d’intervention permanente. Il faut non seulement contrôler que rien ne vient entraver le marché, mais il faut activer et produire sans cesse ce marché. Et cela à deux niveaux : non seulement le gouvernement doit intervenir sur les conditions fonctionnelles du marché (stabilité des prix, contrôle de l’inflation), mais il doit surtout intervenir sur ses conditions structurelles (le « cadre » 47 social de ce marché, incluant l’éducation, la santé, la répartition de la population sur le territoire etc.), afin que des événements aléatoires ne viennent pas perturber le libre jeu des intérêts. Il s’agit ici d’interventions sécuritaires qui constituent « l’envers et la condition même du libéralisme » 48. Leur champ est par définition indéfini, puisqu’elles peuvent aussi bien concerner l’air que l’on respire, la sécurité du quartier que l’on habite, l’équilibre mental des tout-petits, etc. Elles se situent ainsi dans le prolongement direct du biopouvoir préalablement défini. D’où le paradoxe de la gouvernementalité libérale souligné par Foucault : « la liberté dans le régime du libéralisme n’est pas une donnée, la liberté n’est pas une région toute faite à respecter […]. La liberté, c’est quelque chose qui se fabrique à chaque instant » 49. Dans ces conditions, ce qui ne réagit pas de manière prévisible aux modifications de son environnement ou ce qui n’obéit pas à la rationalité de l’homo œconomicus, défini comme l’homme qui cherche à faire fructifier son capital humain, social et culturel, menace les dispositifs de sécurité inhérents aux politiques libérales. L’un des fondateurs de la première école de Chicago, Frank H. Knight, avait à ce titre soigneusement distingué « le risque » – mathématiquement mesurable donc maîtrisable – de 46 Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) et Projet de paix perpétuelle (1795). 47 Cette notion de « cadre » est fondamentale chez les ordolibéraux allemands : Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 145. 48 Ibid., p. 67. 49 Ibid., p. 66. raison13.indb 211 24/09/10 19:17:25 212 « l’incertitude », qui met en échec toute modélisation probabiliste 50. Il est donc cohérent que ce soit une question liée au terrorisme qui amène Foucault à dénoncer en 1977 l’emballement de ces dispositifs devant ce que l’État définit comme « accident dangereux » 51. L’effort de certains économistes contemporains pour réintégrer le kamikaze dans la théorie du choix rationnel guidé par le self-interest montre bien leur désarroi face aux conduites n’obéissant plus à la rationalité de l’échange 52. Si le terrorisme est l’ennemi principal du libéralisme, ce n’est pas essentiellement parce qu’il représenterait un mal absolu – dire cela serait à nouveau qualifier le crime et le criminel – mais parce qu’il est la forme la plus manifeste de ce qui, échappant aux lois de l’économie, impose l’aléatoire de l’événement : L’État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d’intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, exceptionnel. Du coup, la loi n’est plus adaptée ; du coup, il faut bien ces espèces d’interventions, dont le caractère exceptionnel, extralégal, ne devra pas apparaître du tout comme signe de l’arbitraire ni d’un excès de pouvoir, mais au contraire d’une sollicitude […]. Ce côté de sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’État se présente 53. Le libéralisme ne réduit pas le rôle de l’État, il redistribue ses rôles : il lui demande d’accepter un pluralisme toujours plus grand de comportements à l’intérieur de la société (comme par exemple la consommation de drogues 54), tout en conjurant l’incertain. Ainsi, le caractère ouvert et 50 Frank H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston, Hart, Schaffner & Marx, Houghton Mifflin Co., 1921. 51 DE II, n° 213, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », p. 386. 52 Mark Harrison, « The Logic of Suicide Terrorism », Royal United Services Institute, Security Monitor, 2003, n° 2, p. 11-13. 53 DE II, n° 213, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », p. 385. Cet article de Foucault porte sur l’État sécuritaire, non sur l’État libéral ; le premier ne se réduisant bien entendu pas au second. Rappelons cependant que la France de 1977 est sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, contexte politique qui marque pour Foucault l’introduction du néolibéralisme en France : Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 199-213. 54 Ibid., p. 262-264. raison13.indb 212 24/09/10 19:17:25 213 philippe chevallier Michel Foucault et la question du droit négocié de la gestion du risque ne va pas sans mesures d’exception, contournant les lois pour annihiler ce qui n’est pas quantifiable. Or, face à ce prix exorbitant de la sécurité, si l’indépendance des gouvernés ne produit que des protestations solitaires, limitées au seul ressenti subjectif d’un intolérable, elle ne peut réussir à remettre en question le nouveau pacte de tranquillité qui lie l’État libéral aux citoyens. L’expression d’« indépendance des gouvernés » est en effet des plus ambiguës, car elle peut aussi bien signifier l’autonomie de chaque gouverné (génitif subjectif ) que l’indépendance entre eux des gouvernés (génitif objectif ), au sein d’une société qui ne serait qu’un arbitrage entre les intérêts égoïstes des individus. La protestation individuelle achoppera alors toujours aux mesures d’exception fondées sur le calcul, par l’État, du rapport entre l’intérêt collectif et l’intérêt individuel. Notre hypothèse serait alors la suivante : la notion de « droit des gouvernés », telle que Foucault l’utilise dans ses écrits de combats, de l’affaire Klaus Croissant en 1977 à l’aventure de Solidarnosc en 1982 55, est l’intrusion dans la seule indépendance des gouvernés d’une dimension collective. « Nous sommes tous des gouvernés et, à ce titre, solidaires » 56, déclare Foucault en 1981, alors même que cette proposition ne va nullement de soi. Mais si cette solidarité n’est pas naturelle, elle n’est pas impensable. Parce que toute protestation subjective n’a de sens qu’en tant qu’elle peut rejoindre la concrétion d’un « nous », sous quelque forme que ce soit. Un « nous » qui ne lui préexiste cependant pas de toute éternité, qui ne s’inscrit dans aucune nature humaine particulière, aucun contrat ou bonne entente préalable entre gouvernés, mais qui explique que Foucault s’intéresse à Klaus Croissant en 1977, aux Iraniens en 1978 et à l’entrée des ONG sur la scène internationale 57 : « Nous ne 55 À son retour de Pologne en 1982, s’il n’emploie pas l’expression « droit des gouvernés », c’est bien dans cette direction que Foucault propose d’interpréter la notion de droits de l’homme : « Mais les droits de l’homme, c’est surtout ce qu’on oppose aux gouvernements. Ce sont des limites que l’on pose à tous les gouvernements possibles » (DE II, n° 321, « Michel Foucault : “L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée” », p. 1168). 56 DE II, n° 355, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », p. 1526. 57 L’Île-de-lumière en 1979, Médecins du monde en 1980, le Comité international contre la piraterie en 1981. raison13.indb 213 24/09/10 19:17:25 214 sommes ici que des hommes privés qui n’ont d’autre titre à parler, et à parler ensemble, qu’une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe » 58. Ce « nous », jamais définitivement gagné ni institué, qui peut être au départ un groupe, une minorité ou un peuple tout entier, permet de déjouer la gestion par l’État du rapport entre intérêt individuel et intérêt collectif, car il n’est jamais complètement l’un ou l’autre. Quelle serait alors la condition pour qu’une protestation solitaire puisse rejoindre un collectif ? À lire les articles des années 1978-1979 consacrés à l’Iran, semble ici s’annoncer l’idée que l’homme qui se lève et dit « non », au-delà de la seule réaction épidermique et circonstancielle, doit manifester en même temps une forme réfléchie de subjectivité, c’est-à-dire de rapport à soi. Ce n’est pas seulement la vision d’une cité plus juste qui rassemble les gouvernés dans une même protestation, mais également, et peut-être surtout, une certaine manière de s’engager dans l’histoire, à la croisée d’une transformation du monde et d’une transformation de soi 59. 58 Ibid., p. 1526. Dans un entretien en 1984 avec Paul Rabinow, Foucault revient sur ce « nous » qui se constitue seulement « à partir du travail fait » et espère former « une communauté d’action » (DE II, n° 342, « Polémique, politique et problématisations », p. 1413). 59 Sur le soulèvement comme impératif de se changer soi-même : DE II, n° 259, « L’esprit d’un monde sans esprit », p. 749. Voir aussi DE II, n o 269, « Inutile de se soulever ? », p. 793 : c’est par le soulèvement « que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire ». raison13.indb 214 24/09/10 19:17:26 PLURALISME ET RELATIONS INTERETHNIQUES : LE CAS DU RACISME RÉPUBLICAIN Sophie Guérard de Latour* 215 raison publique n° 13 • pups • 2010 Dans le libéralisme politique contemporain, le pluralisme ne se limite pas au simple constat de la pluralité. Il exprime plus fondamentalement la valeur positive que les démocraties libérales accordent à la diversité sociale, celle produite en particulier par la variété des conceptions du bien 1. Pour John Rawls, « le libéralisme politique part de l’hypothèse que, d’un point de vue politique, l’existence d’une pluralité de doctrines raisonnables, mais incompatibles entre elles, est le résultat normal de l’existence de la raison humaine dans le cadre des institutions libres d’un régime démocratique constitutionnel » 2. La volonté du libéralisme politique d’évaluer positivement la pluralité normative du monde social explique en partie la capacité des démocraties influencées par cette philosophie à accueillir favorablement la politisation des identités collectives. S’il est « normal » que les citoyens soient en désaccord quant à leurs conceptions du bien, la variété des solidarités identitaires et des perspectives culturelles semble l’être aussi. Il n’est donc pas surprenant que le libéralisme politique soit parvenu à intégrer dans son cadre d’analyse l’émergence de revendications identitaires. C’est ce qu’indiquent entre autres les travaux de Will * Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, agrégée de philosophie et maître de conférences à l’université Paris 1, Sophie Guérard de Latour est spécialiste de philosophie politique contemporaine. Ses recherches portent sur les rapports entre citoyenneté moderne et diversité culturelle. 1 Justine Lacroix, « Communautarisme et pluralisme dans le débat français. Essai d’élucidation », Éthique publique, printemps 2007, vol. 9, n° 1. Voir la section « Le pluralisme n’est pas la pluralité ». 2 John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. Paris, PUF, p. 4. raison13.indb 215 24/09/10 19:17:26 216 Kymlicka 3, de Joseph Raz 4, de Joseph Carens 5 qui s’efforcent de dépasser les limites de « l’universalisme abstrait » 6 et d’élaborer une conception de la citoyenneté capable de respecter les individus non seulement en dépit de mais aussi en vertu de leurs différences. À l’inverse, les difficultés des républicains français à admettre cette évolution politique suggèrent le caractère peu pluraliste de l’espace public hexagonal. Elles se sont clairement manifestées au cours de l’année 2005, dans l’hostilité ouvertement affichée à l’égard des nouveaux groupes contestataires tels que les Indigènes de la République 7 et le Comité Représentatif des Associations Noires de France. Elles attestent de l’impossibilité pour une République qui se dit « une et indivisible » d’accorder la moindre reconnaissance publique aux minorités ethniques. Le « modèle d’intégration républicain » établit en effet une distinction radicale entre l’individu socialisé et le sujet de droit ; il postule qu’il ne peut pas exister de « communauté de citoyens » sans que les individus ne transcendent leurs particularismes sociaux et culturels afin de se percevoir comme les membres d’un même corps politique. Tel est l’idéal que les républicains français ne cessent d’opposer depuis des années au « modèle multiculturaliste » défendu dans d’autres démocraties et aux prétendus « replis communautaires » que ce modèle est censé favoriser. Or, il suffit de penser à l’influence politique croissante du Front National dans la vie politique française depuis la fin des années 1980 et aux événements qui ont suivi la seconde affaire du foulard – la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles, les émeutes urbaines de l’automne 2005 – pour douter des vertus intégratrices du modèle républicain. Manifestement, la société française est traversée de frontières ethniques et 3 Will Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités (1996), trad. Patrick Savidan, Paris, La Découverte, 2001. 4 Joseph Raz, « Multiculturalism », Ratio Juris, septembre 1998, vol. 11, n° 3. 5 Joseph Carens, Culture, Citizenship and Community. A Contextual Exploration of Justice as Evenhandedness, Oxford & New York, Oxford University Press, 2000. 6 Iris Marion Young, The Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990. 7 J. Lindgaard, « L’appel des Indigènes de la République : Contestation ou consécration du dogme républicain. Etude de cas », dans V. Bourdeau & R. Merrill (dir.), La République et ses démons, Paris, Ere, 2007. raison13.indb 216 24/09/10 19:17:26 LE RACISME DU MODÈLE RÉPUBLICAIN Dans son article « La République française dévoilée » 10, Max Silverman expose clairement la critique extrême que certains adressent à la République française. Revenant sur le cas de la loi de 2004 interdisant 8 E. Fassin & D. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006. 9 Alain Touraine, « Égalité et différence », dans M. Wieviorka & J. Ohana (dir.), La Différence culturelle : une reformulation des débats, Paris, Balland, 2001, p. 89-90 ; Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 2008. 10 Max Silverman, « The French Republic unveiled », Ethnic and Racial Studies, juillet 2007, vol. 30, n° 4, p. 628-642. Nous traduisons le titre et les passages cités. raison13.indb 217 217 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain de barrières raciales que l’invocation rituelle de « l’indivisibilité du peuple français » n’est pas parvenue à abattre. De ce fait, il devient de plus en plus difficile de cantonner les différences identitaires à la seule sphère privée, à partir du moment où elles inspirent la contestation sociale, influencent le contenu des débats publics et investissent le discours des hommes politiques 8. Aux yeux de nombreux théoriciens, la rigueur de la position républicaine sur ces questions prend désormais la forme d’une rhétorique conservatrice, incapable d’affronter les problèmes sociaux et de combattre efficacement les dérives xénophobes de l’opinion publique 9. Dans ce qui suit, nous aimerions examiner la nature du conservatisme républicain. Parce que ce conservatisme semble s’affirmer sous la pression du multiculturalisme, il nous paraît pertinent de concentrer l’analyse sur les arguments qui articulent l’universalisme républicain aux relations interethniques. Nous commencerons par exposer la critique la plus sévère adressée au régime républicain, accusé par certains d’être fondamentalement raciste. Nous tâcherons ensuite de montrer le caractère réducteur de cette critique. Nous proposerons d’y substituer une approche socio-historique du racisme républicain qui nous paraît mieux correspondre à la complexité du phénomène. Nous essaierons enfin d’indiquer quelle voie cette autre perspective ouvre pour rendre le républicanisme français plus ouvert au pluralisme culturel des démocraties modernes. 24/09/10 19:17:26 le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, il se demande comment la classe politique et une grande partie de l’opinion françaises en sont venues à élever de symboles religieux au rang d’armes politiques. Une telle réaction paraît excessive dans la mesure où ces symboles sont en tant que tels inoffensifs. Surtout, la peur qu’ils suscitent procède manifestement d’un biais culturel que Silverman critique en commentant avec ironie les déclarations du Ministre de l’Éducation Nationale, Luc Ferry, sur la barbe islamique : 218 Portée par un Musulman et interprétée par l’État comme un signe d’obédience religieuse […], la barbe défierait les principes mêmes de la République, en dépit du fait que Jules Ferry, Clémenceau et d’autres géants de la Troisième République française arboraient manifestement sans aucune gêne une pilosité faciale abondante. Comme David Macey le remarque ironiquement, la barbe de Jules Ferry était vraisemblablement une barbe républicaine 11. Même si le port d’un foulard ou d’une barbe peut exprimer une provocation politique, ils restent des symboles, c’est-à-dire des signes qui prennent sens en fonction d’un contexte donné. À l’évidence, ce processus d’interprétation n’est pas neutre, car il s’appuie inévitablement sur certaines références culturelles. Le jugement contradictoire qui conduit à percevoir la barbe tantôt comme un défi politique tantôt comme un détail physique illustre bien le caractère asymétrique de tout décodage symbolique. Il s’agit donc de comprendre d’où vient cette asymétrie et pourquoi elle conduit l’opinion publique française à considérer le voile et la barbe islamiques comme des dangers politiques suffisamment sérieux pour justifier le durcissement de la loi sur laïcité. S’inspirant des travaux de Shmuel Trigano sur la « régénération des Juifs » 12, Silverman voit dans ces réactions excessives « le retour du refoulé » qui exprime la diabolisation de la différence originellement inscrite dans le projet républicain. Dès les débuts de la République, la volonté politique d’« accorder tout aux Juifs en tant qu’individus et rien en tant 11 Ibid., p. 628-629. 12 S. Trigano, La République et les Juifs, Paris, Gallimard, 1982. raison13.indb 218 24/09/10 19:17:26 13 Silverman, « The French Republic unveiled », art. cit., p. 631. raison13.indb 219 219 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain que nation » était lourde d’ambiguïtés. La fameuse formule du député Clermont-Tonnerre ne réclamait pas seulement le même statut civique pour les Juifs que pour les autres Français ; elle signifiait aussi que, dans leur cas, l’intégration politique exigeait de rompre avec la communauté d’origine. Or, en établissant dès l’origine une frontière entre ceux qui devaient renoncer à leur différence et les autres, la République fonda son projet politique sur une ambivalence profonde à l’égard de l’altérité qui, loin de l’effacer, l’érigeait en préoccupation obsessionnelle. D’après Silverman, « l’usage que Trigano fait du “retour du refoulé” met en lumière la façon dont le désaveu de la différence à un niveau conscient est conditionné par le fétichisme de la différence à un niveau inconscient » 13. Les polémiques récentes à propos des signes religieux « ostensibles » suggèrent qu’une telle grille d’analyse reste valable. Elles indiquent que les membres des minorités ethniques subissent aujourd’hui la même situation de « double contrainte » (double bind) que les Juifs d’autrefois : être assignés à leur différence d’origine par l’exigence même qui leur demande d’y renoncer. On constate aisément, dans le cas de la minorité musulmane, que leurs symboles religieux effraient plus que d’autres parce qu’ils sont associés à l’image d’une culture jugée « exotique », au sens où elle serait encore trop éloignée de la modernité politique. Cette différence culturelle, à la fois rejetée et fantasmée, serait la cause des réactions paranoïaques de la population française observées lors de l’Affaire du voile. Fort de cette analyse, Silverman attaque le modèle républicain sur deux fronts. D’abord, il avance un argument pragmatique qui insiste sur le caractère contre-productif de ce type d’intégration politique. Le modèle républicain repose sur un profond paradoxe, dans la mesure où il politise les différences culturelles qu’il prétend dépolitiser. Il produit l’inverse de l’effet recherché puisque son refus de les reconnaître publiquement procède d’une diabolisation inconsciente qui contribue à leur construction. Ensuite, il développe cette objection politique avec un argument moral. L’exigence de privatisation de la différence est contre-productive parce qu’elle est injuste : elle trace implicitement 24/09/10 19:17:26 220 une frontière entre les identités perçues comme une menace politique et les identités jugées inoffensives. Cette partialité inavouée politise les identités minoritaires tout en dépolitisant l’identité majoritaire, et incite indirectement les minorités à se mobiliser autour de l’identité discriminée. Une telle partialité est injuste, non seulement parce qu’elle contredit le principe de l’égalité de traitement mais surtout parce qu’elle néglige le « besoin d’identité » qui anime les sociétés post-modernes et le rôle que les références culturelles jouent dans le processus de construction identitaire : « en attachant des motivations politiques univoques à ce qui relève sans doute d’une approche post-moderne et enjouée de l’identité et de l’ethnicité (même d’une mode), l’État français se méprend sérieusement sur le sens de la culture urbaine des jeunes et contribue à sa racialisation » 14. Dans cette perspective critique, la politisation identitaire devient un effet positif et non pas négatif du modèle d’intégration républicain. Elle n’est pas le résidu d’une privatisation insuffisante des différences culturelles mais le résultat même de cette stratégie politique. Silverman renverse ainsi le diagnostic des républicains français : le communautarisme ne serait pas le fait de groupes minoritaires, comme ils le répètent à l’envi, mais celui de l’État qui impose implicitement les normes de la culture majoritaire à l’ensemble des citoyens. Symétriquement, un tel renversement oblige à réévaluer le modèle multiculturaliste tant décrié par les républicains français. Bien qu’il paraisse logique que le pluralisme reconnaisse les différences, tandis que l’insistance sur l’uniformité les supprime, il se peut bien que les différences soient rendues plus et non pas moins visibles par les États homogénéisants. En d’autres termes, de façon paradoxale, plus l’État insiste sur l’uniformité et sur la neutralité de la sphère publique, plus il rend visible les différences mêmes qu’il espère effacer ; plus il insiste sur l’invisibilité, plus il construit la visibilité des différences particulières 15. 14 Ibid., p. 636. 15 Ibid. raison13.indb 220 24/09/10 19:17:26 16 Une conception réifiée de la culture d’origine peut jouer le même rôle que l’hérédité biologique dans la constitution d’une pensée raciste. Elle n’en est alors que la version euphémisée. Voir V. de Rudder, C. Poiret & F. Vourc’h, L’Inégalité raciste : l’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, PUF, 2000. 17 P. Blanchard, N. Bancel & S. Lemaire (dir.), La Fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005. raison13.indb 221 221 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain Autrement dit, si le modèle universaliste politise les identités qu’il prétend dépolitiser, le modèle multiculturaliste dépolitise celles qu’il semble politiser. Le deuxième, parce qu’il admet que la neutralité culturelle de l’espace public est un leurre, accepte d’y remédier en accordant une forme de reconnaissance publique aux identités minoritaires et échappe de la sorte au paradoxe de l’assimilationnisme français. Cette critique du modèle républicain est singulièrement radicale. Elle ne reproche pas à la République de reposer sur un idéal universaliste qui, faute d’être parfaitement réalisé, laisserait perdurer des injustices telles que le racisme. Elle accuse le racisme d’être à proprement parler « républicain », c’est-à-dire d’être l’effet structurel du modèle politique français. Précisons que le concept de « race » ne renvoie pas ici à une définition étroitement biologique mais à tout processus qui tend à enfermer autrui dans une altérité irréductible 16. En fondant son universalisme sur le rejet de la différence culturelle, la République est vouée, d’après Silverman, à réactiver des barrières raciales dans différents contextes et à différentes époques. C’est ce que suggère selon lui le soutien enthousiaste que les républicains apportèrent au projet colonial sous la IIIe République, ainsi que le traitement sécuritaire et paternaliste qu’ils appliquent d’aujourd’hui au problème des banlieues. Sur ce point, les tenants actuels de la « fracture coloniale » 17 les rejoignent. Eux aussi considèrent que la situation des immigrés post-coloniaux en France ne se réduit pas à un problème d’exclusion économique mais qu’il procède plus profondément du racisme inhérent au républicanisme français, c’est-à-dire de la logique politique qui, en fondant la communauté civique sur le rejet de la différence, ne cesse d’ériger des barrières insurmontables entre ses citoyens. 24/09/10 19:17:26 UNE CRITIQUE CONTRE-PRODUCTIVE 222 La critique du racisme républicain présente l’avantage de mettre en évidence des problèmes généralement négligés par les républicains français. Elle dénonce à juste titre le manque de neutralité de l’espace public, en montrant à quel point tout jugement portant sur la différence qui est « trop visible » ou « trop ostensible » est culturellement biaisé. Toutefois, du fait même de sa radicalité, on peut retourner une telle critique contre elle-même. En effet, tout comme Silverman accuse la République de construire les différences qu’elle prétend neutraliser, on peut lui reprocher de créer le monstre qu’il veut combattre. Ceci se manifeste principalement de deux façons : d’un côté, parce que sa critique repose sur la dénonciation d’un « modèle » politique dont une grille de lecture psycho-analytique est censée dévoiler l’essence ; de l’autre, parce qu’en expliquant le processus de racialisation à partir du rejet de l’exotisme, elle réduit la différence culturelle à sa dimension religieuse, reproduisant ainsi l’obsession identitaire qu’elle cherche à dépasser. Racisme républicain et remise en cause de l’universalisme Il y a quelque chose d’insatisfaisant à concentrer la critique du communautarisme républicain sur la notion de « modèle politique » originel. D’abord, certains faits invitent à douter de l’opposition entre le « succès » du modèle multiculturaliste et « l’échec » du modèle assimilationniste en matière de gestion des conflits ethniques. Les émeutes urbaines qui ont secoué la Grande-Bretagne 18, démocratie engagée de longue date dans la cause multiculturaliste, suggèrent qu’il ne suffit pas d’accorder une reconnaissance institutionnelle aux groupes minoritaires pour empêcher l’ethnicisation des conflits sociaux. Ensuite, l’idée qu’il faudrait remonter aux origines du projet républicain pour 18 En 1981 à Brixton et Birmingham, et plus récemment en 2001 à Bradford. Pour une analyse critique reliant les émeutes de 1981 au modèle multiculturaliste, voir Lord Scarman, « Toleration and the Law », dans Susan Mendus & David Edwards (dir.), On Toleration, Oxford, Clarendon Press, 1987. Voir aussi D. Lapeyronnie, L’Individu et les minorités : la France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, Paris, PUF, 1993. raison13.indb 222 24/09/10 19:17:26 19 Will Kymlicka, Politics in the Vernacular. Nationalism, Multiculturalism, and Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 2001. Voir le chapitre « Human rights and ethnocultural justice », p. 69-90. raison13.indb 223 223 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain en dévoiler la vérité essentielle et comprendre ses dysfonctionnements actuels paraît simpliste. Elle accorde, en effet, un poids excessif au facteur politique dans la radicalisation identitaire, ce qui tend à minorer de façon contestable le rôle des causes sociales. Le fait que les démocraties multiculturalistes ne soient pas épargnées par ce phénomène de radicalisation invite au contraire à se demander s’il ne dépend pas autant des processus de discrimination à l’œuvre au sein de la société que de l’homogénéisation culturelle orchestrée par l’État. À l’évidence, la dénonciation d’un « modèle politique » spécifique a un intérêt stratégique pour l’argumentation, car en identifiant un coupable, elle rend l’accusation plus parlante : en effet, si l’universalisme à la française procède d’un projet politique injuste, il est légitime de l’attaquer et de l’abandonner pour un autre modèle, véritablement pluraliste. Or, ce que ce type de critique gagne en puissance de persuasion, il le perd en précision conceptuelle et donc en force de conviction. En concentrant son accusation sur le racisme inhérent à l’universalisme républicain, il tend implicitement à discréditer le projet démocratique et obscurcit de ce fait la nature du projet multiculturaliste, qu’il présente pourtant comme la voie politique à suivre. Pour éviter de telles imprécisions, il convient, dans un premier temps, de rappeler que l’assimilationnisme n’est pas une exception française. Les analyses de Kymlicka sur les rapports entre citoyenneté démocratique et minorités culturelles montrent clairement que toutes les démocraties libérales ont commencé par adopter ce type de politique. Bien qu’officiellement attachées au respect des droits de l’homme, elles ont su mettre à profit l’indétermination relative de ces principes pour promouvoir la culture majoritaire et marginaliser soit les nations qu’elles avaient intérêt à annexer soit les immigrés qu’elles voulaient assimiler 19. Ensuite, il faut insister sur le fait que, même tempérées par une forme de multiculturalisme, les démocraties libérales restent fondées sur la promotion d’une culture commune. Nombre de penseurs libéraux, plus 24/09/10 19:17:26 224 respectueux du pluralisme des sociétés modernes que les républicains français, n’en reconnaissent pas moins la légitimité du nationalisme, c’est-à-dire de la promotion par l’État d’une culture commune 20. Le multiculturalisme, en effet, n’est qu’une face du phénomène. Reconnaître publiquement les identités minoritaires n’exclut pas l’affirmation de la culture majoritaire, dans la mesure où celle-ci favorise la mise en œuvre des principes de justice. Le multiculturalisme est un projet libéral, réalisé dans le cadre d’institutions libérales 21, et comme ces institutions ne sont jamais neutres d’un point de vue culturel, l’institutionnalisation du multiculturalisme ne peut pas l’être non plus. Il en résulte que la demande d’intégration nationale reste légitime dans le cas des minorités issues de l’immigration. Même si cette intégration ne doit pas être assimilationniste, elle requiert tout de même l’adoption d’une culture commune, par l’apprentissage en particulier de la langue majoritaire et de l’histoire nationale. Or, si les démocraties multiculturalistes ne peuvent pas supprimer la part minimale d’homogénéisation culturelle que requiert le projet universaliste, ne sontelles pas condamnées, elles aussi, à produire de l’exclusion identitaire ? La perspective adoptée par Silverman pose donc le problème suivant : si le projet universaliste est raciste en lui-même, parce qu’il ne peut pas transcender parfaitement les différences culturelles et parce qu’il est voué à institutionnaliser les normes culturelles de la majorité, qu’est-ce qui distingue essentiellement l’universalisme républicain de l’universalisme libéral ? Qu’est-ce qui garantit que le second ne sera pas aussi raciste que le premier et qu’il ne contribuera pas lui aussi à ériger des barrières identitaires au nom de l’idéal démocratique ? Critique de l’exotisme et préjugé raciste On peut ensuite reprocher à cette critique de rester elle-même enfermée dans les cadres de la pensée raciste qu’elle prétend déconstruire. Silverman 20 Y. Tamir, Liberal Nationalism, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; D. Miller, On Nationality, New York, Clarendon Press, 1995. 21 W. Kymlicka, « Tester les limites du multiculturalisme libéral ? Le cas des tribunaux religieux en droit familial », Éthique publique, printemps 2007, vol. 9, n° 1. raison13.indb 224 24/09/10 19:17:26 22 E. Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914, Paris, Fayard, 1971. 23 Le Creuset français publié en 1988 est considéré comme le texte fondateur de l’histoire contemporaine de l’immigration française, dans la mesure où il contribua à donner une crédibilité scientifique à un domaine de la recherche jusqu’alors négligé par les historiens (Le Creuset français. Histoire de l’immigration XIXeXXe siècles, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1988). raison13.indb 225 225 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain part du constat fait par Trigano que, dès l’origine, les républicains ont établi une frontière entre la culture nationale et les cultures « étrangères », en supposant que certains individus appartenaient « naturellement » à la nation française et en imposant uniquement aux Juifs qu’ils rompent avec leur culture d’origine. Il estime que l’injonction d’invisibilité imposée aux Français musulmans de nos jours reproduit celle exigée des Juifs dans le passé. Dans les deux cas, la différence religieuse est perçue comme un signe d’« exotisme », c’est-à-dire de distance culturelle entre les groupes minoritaires (les personnes de culture juive ou musulmane) et le groupe majoritaire (les personnes de culture chrétienne) qui compromet l’intégration politique. Or, s’il est légitime de dénoncer le concept de « distance culturelle », qui dénature le sens de l’universalisme et le transforme en communautarisme, il est réducteur en revanche de limiter l’analyse de ce concept au cas des différences religieuses. C’est pourtant ce que fait Silverman en négligeant la situation des minorités régionales en France, alors que, pour les républicains de la iiie République, les Bretons, Basques, les Corses ou les Occitans n’étaient pas moins « exotiques » que les Juifs et qu’ils furent assimilés à la culture française avec la même violence que ces derniers 22. Le monopole de l’exotisme que Silverman accorde implicitement aux minorités religieuses se retrouve chez les théoriciens français de la « fracture coloniale », dans leur rejet commun du « dogme du creuset français ». Ils contestent, en effet, la position défendue par l’historien Gérard Noiriel 23 qui affirme que les différentes vagues massives d’immigration se sont progressivement intégrées à la population, malgré la diversité des origines culturelles et en dépit des réactions chroniques de xénophobie de la population française à leur égard. Ce dogme constitue, d’après eux, un obstacle épistémologique empêchant de voir la « fracture coloniale » 24/09/10 19:17:26 226 qui traverse désormais la société française et qui révèle les limites de sa capacité d’intégration. À cause d’un imaginaire colonial toujours vivace, les immigrés post-coloniaux subiraient une forme de racisme que les immigrés précédents 24 et les minorités régionales 25 n’auraient pas connue et seraient, de ce fait, condamnés à rester des citoyens de seconde classe. Or, d’après Noiriel, la thèse de la « fracture coloniale » est une « imposture scientifique » 26 qui accorde un poids excessif au contexte colonial dans l’explication de la xénophobie française. Noiriel rappelle ainsi que, jusque dans les années 1950, les Algériens qui travaillaient en France subissaient moins le racisme que les immigrés russes, arméniens et polonais et que les doutes sur leur capacité d’intégration ne s’imposèrent à l’opinion publique qu’à partir de la Guerre d’Algérie. Surtout, la thèse de la fracture coloniale pose problème dans la mesure où, en maintenant une distinction entre les différents types d’immigrés, elle reproduit malgré elle l’opposition normative forgée par ceux qui font dépendre (à tort) le succès ou l’échec de l’intégration de la plus ou moins grande « distance culturelle » entre les immigrés et les nationaux 27. Le caractère sélectif de la mémoire des partisans de cette thèse, et plus généralement des tenants de la critique raciale, invite à se demander si la perspective qu’ils adoptent n’est pas redevable du préjugé même qu’ils dénoncent. Affirmer que les immigrés post-coloniaux restent 24 P. Blanchard, « La France, entre deux immigrations », dans Blanchard, Bancel & Lemaire (dir.), La Fracture coloniale, op. cit., p. 173-182. 25 « [I]l existe en effet une différence de nature entre la métropole et les colonies. Dans le premier cas, les réformes républicaines, même si elles ne débouchent pas sur une modification radicale des structures sociales – ce n’est d’ailleurs pas le but – permettent une certaine mobilité sociale et, au prix de la méfiance envers les langues et les cultures régionales, la formation d’un État-nation dans lequel les Français vont se reconnaître. Il existe donc une adéquation possible entre le discours républicain universel et une réalisation concrète, en France, de la République », P. Blanchard, « La France, entre deux immigrations », ibid., p. 42. 26 « Ce type de raisonnement illustre la confusion qui règne dans ce milieu entre l’analyse d’un processus historique et des jugements de valeur politique. Le discours sur l’intégration “réussie” est un discours d’experts, à caractère normatif, ce n’est pas un constat scientifique. », G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècles). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 680. 27 Ibid., p. 674. raison13.indb 226 24/09/10 19:17:26 des victimes « à part », parce qu’ils subissent une forme de racisme irréductible aux autres formes de xénophobie, n’est-ce pas une autre façon de conforter les fantasmes à propos de leur « différence » ? Réduire l’exotisme de l’étranger à son identité religieuse, n’est-ce pas encore une manière de construire de la « distance culturelle » entre les différentes minorités ? Ces doutes suggèrent que la critique du racisme républicain, pour séduisante qu’elle soit, risque en définitive d’être prise au piège de sa propre radicalité et de s’enfermer dans les catégories essentialisantes qu’elle affirme déconstruire. LA CRITIQUE SOCIO-HISTORIQUE DE L’ESPACE PUBLIC RÉPUBLICAIN La stigmatisation des Musulmans dans la France actuelle ne s’explique […] pas par « l’imaginaire colonial », mais par les discours d’actualité sur le terrorisme islamiste. C’est la raison pour laquelle elle sévit au même degré dans des pays comme le Danemark ou les États-Unis qui n’ont pas colonisé de pays musulmans 28. De prime abord, on ne voit pas pourquoi les deux explications s’excluent, à partir du moment où le stéréotype de l’islamiste terroriste peut être considéré comme la déclinaison actuelle du préjugé colonial. Toutefois, le fait que l’islamophobie déborde le cadre des anciennes métropoles coloniales invite à nuancer l’analyse des conditions de racialisation de la différence culturelle. C’est ce que Noiriel cherche à faire en adoptant une approche socio-historique des rapports entre immigration et nation, afin de comprendre comment l’intériorisation de l’identité française a pesé sur la formation du racisme républicain. Il s’agit pour l’historien de saisir, derrière le principe politique qu’exprime la nation en tant que peuple, la réalité culturelle et sociologique à laquelle elle correspond. Car si la souveraineté populaire fut affirmée dès 1789, les citoyens ne s’identifièrent à la nation qu’au cours du long processus 28 Ibid., p. 686. raison13.indb 227 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain Si l’on renonce à la thèse de la fracture coloniale, on peut appréhender autrement le racisme républicain et suivre Noiriel lorsqu’il affirme : 227 24/09/10 19:17:26 de francisation que les Républicains mirent en place par la suite. La démarche socio-historique évite ainsi de s’enfermer dans le fantasme réducteur d’un projet politique originellement raciste, afin de relier l’émergence du communautarisme français à l’institutionnalisation progressive de l’espace public républicain. Pour clarifier la position de Noiriel, nous proposons de l’analyser en distinguant les trois principaux arguments qui la structurent. L’argument fonctionnel : la nation est le type d’identité collective qui correspond aux besoins de la société moderne 228 Dans Le Creuset français, l’historien examine le prétendu « problème » de l’immigration, placé au cœur des débats politiques par le Front National à partir des années 1980, en le replaçant dans son contexte, c’est-à-dire en le reliant au problème général de l’intégration des individus dans les sociétés modernes. En France, l’immigration massive est provoquée dès la fin du xixe siècle par l’industrialisation de l’économie. Le parcours des immigrés est en ce sens emblématique des bouleversements vécus par tous les Français à cette époque et s’inscrit dans le processus général de la nationalisation du lien social 29. Les immigrés sont, comme les paysans français, des déracinés venus grossir le prolétariat des bassins industriels : les uns comme les autres font l’expérience du passage d’un mode de vie traditionnel à un mode de vie moderne qu’Émile Durkheim a théorisé dans sa célèbre opposition entre la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique » 30 : La famille, l’« ethnie », le milieu local, le culte des ancêtres, l’hérédité [...] appartiennent à une époque dépassée, celle de la solidarité mécanique, où l’individu est dépourvu d’une réelle liberté car soumis à son groupe d’appartenance. Par contre le monde moderne voit le triomphe de la solidarité organique. […] Totalement coupé de ses anciennes appartenances, l’individu est de plus en plus un point à l’intersection de multiples fils qui le rattachent à la nouvelle structure sociale. Ce qui 29 Voir le texte d’E. Weber déjà cité. 30 E. Durkheim, De la division du travail social (1897), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998. raison13.indb 228 24/09/10 19:17:26 le définit ce n’est plus à présent les éléments « consanguins » mais la fonction qu’il remplit dans la nation à laquelle il appartient 31. 31 Noiriel, Le Creuset français, op. cit., p. 33. 32 E. Durkheim, Leçons de sociologie (1922), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 89. raison13.indb 229 229 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain Alors que, dans les sociétés traditionnelles, les individus sont unis par leurs « similitudes », c’est-à-dire par leur ascendance commune et par la reproduction comportementale (traditions, coutumes), dans les sociétés modernes, ils sont liés par leurs « différences » : à la manière des organes d’un corps, ils remplissent des fonctions de plus en plus spécialisées, ce qui augmente la diversité de leurs comportements tout en renforçant leur interdépendance. Dans les sociétés complexes, la solidarité cesse donc de reposer sur les communautés locales et sur les réseaux de proximité pour dépendre désormais de l’action de l’État, « cerveau » de l’organisme social 32. Noiriel considère que cette nouvelle forme de lien social s’affirme en France vers la fin des années 1880, quand, face aux ravages de la Grande Dépression, la Troisième République met en place les premières lois sociales, afin de protéger les ouvriers et promouvoir leur attachement au nouveau régime. Les rapports entre cette approche fonctionnaliste et l’identité nationale ont été mis en évidence par Ernest Gellner. Dans Nations et nationalismes, ce dernier soutient que la promotion par l’État de la culture nationale a permis de satisfaire les besoins créés par l’industrialisation de l’économie. Afin de pouvoir mobiliser une main-d’œuvre importante, suffisamment mobile et qualifiée pour s’adapter aux nouvelles conditions de production, les États modernes ont dû mettre en place un système d’enseignement unifié et centralisateur, capable de diffuser une culture commune. Pour créer un bassin d’emploi à la mesure des bouleversements structurels, ils ont dû faire en sorte que les membres d’un même territoire soient capables de travailler ensemble, malgré la diversité des langues et des mœurs, et qu’ils disposent de suffisamment d’instruction pour s’adapter aux tâches demandées. Ces contraintes structurelles expliquent pourquoi, dans les sociétés modernes, « le monopole de l’éducation légitime est maintenant 24/09/10 19:17:26 230 plus important et plus décisif que le monopole de la violence légitime » 33. Ce monopole permet à la fois de former la main-d’œuvre requise par la modernisation de l’économie et de justifier la forme étatisée de l’aide sociale. La possession d’une culture commune est en définitive le vecteur d’un sens de la solidarité qui dépasse les cadres étroits des communautés locales. L’argument fonctionnaliste invite à ne pas surévaluer le rôle joué par les « modèles politiques » dans les processus d’assimilation culturelle. En effet, l’impératif d’intégration nationale n’est pas un projet s’adressant spécifiquement aux étrangers et propre à la seule République française. Il est indissociable de l’émergence d’un type de lien social inédit qui répond aux besoins de l’évolution économique et qui, de ce fait, concerne non seulement tous les individus d’une société mais aussi l’ensemble des sociétés modernes. Toutefois, ce changement de perspective soulève d’autres difficultés. Si, dans les sociétés modernes, l’intégration nationale ne repose plus sur l’origine mais sur la participation économique et sociale, comment expliquer que les nationalismes se soient enfermés dans les limites de l’ethnicité 34 ? Pourquoi se sont-ils construits sur des mythes fondateurs qui entretiennent les individus dans l’illusion d’une ascendance commune et qui les incitent à valoriser des normes identitaires nécessairement exclusives ? En d’autres termes, comment comprendre le décalage, voire l’opposition, entre les représentations collectives associées au nationalisme et la nature objective des liens sociaux qui ont présidé à son émergence ? C’est pour tenter de résoudre cette difficulté que l’argument fonctionnel doit être complété par une réflexion sur l’émergence des représentations collectives liées à l’identité nationale. L’argument de la communauté imaginée : les nations sont des communautés d’anonymes fondées sur l’intériorisation de représentations collectives L’argument fonctionnaliste suggère que, dans les sociétés modernes, les rapports de solidarité ne sont plus directs mais indirects ; ils ne reposent 33 E. Gellner, Nations et nationalismes (1983), trad. B. Pineau, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1989, p. 56. 34 A. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Oxford, Cambridge, Blackwell, 1986. raison13.indb 230 24/09/10 19:17:26 35 Comme l’illustre l’existence en France de la tombe du Soldat inconnu. B. Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (1983), trad. P.-E. Dauzat, Paris, La Découverte & Syros, 2002, p. 47. 36 Ibid., p. 37. 37 Ibid. raison13.indb 231 231 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain plus sur la reproduction d’un mode de vie concret et familier mais sur l’insertion dans une division du travail complexe, que l’individu ne peut pas appréhender dans son ensemble ; ils ne dépendent plus du soutien des proches mais de la protection lointaine de l’État. Il faut admettre que cette nouvelle forme de solidarité sociale a un aspect mystérieux. Comment comprendre, en effet, que des individus se sentent liés les uns aux autres et acceptent de s’entraider, alors qu’ils ne se connaissent pas ? Sur ce point, les explications de Noiriel prolongent les analyses anthropologiques de Benedict Anderson sur le nationalisme. Pour Anderson, les nations sont des « communautés imaginées » dont l’anonymat est la marque distinctive 35. D’après lui, l’émergence d’un sens communautaire élargi découle essentiellement de l’apparition de nouveaux modes de communication, notamment du « capitalisme de l’imprimé ». Le livre et le journal qui constituent les deux premiers biens culturels produits en masse ont non seulement contribué à imposer une langue officielle au détriment d’autres langues, mais ont aussi favorisé l’émergence d’un nouvel imaginaire fondé sur une conception du « temps vide et homogène » 36. Un roman décrit, en effet, les parcours simultanés de personnages qui généralement ne se connaissent pas et qui vivent des histoires parallèles avant de se rencontrer : ce mode de narration suggère qu’ils sont liés par le même espace-temps, même s’ils sont initialement des étrangers l’un pour l’autre. De même, le journal n’est d’après Anderson qu’une « forme extrême du livre », un « bestseller d’un jour » 37 dont la lecture prend la forme d’une cérémonie de masse quotidienne, reliant dans le même espace-temps les membres de la communauté nationale. Dans ses travaux sur la nationalisation du lien social en France, Noiriel constate le rôle crucial joué par l’apparition des médias de masse. C’est grâce à la presse nationale que l’espace public républicain a pu se mettre en place et que les partis politiques ont pu délocaliser le 24/09/10 19:17:26 232 sentiment d’appartenance des individus pour les amener à s’identifier comme Français. Notons toutefois que l’argument de la communauté imaginée porte plus sur la forme que sur le fond. Il met en évidence les conditions requises pour l’émergence d’un imaginaire collectif, mais ne précise pas les raisons pour lesquels l’imaginaire national s’est forgé sur des symboles identitaires exclusifs. Or, la concomitance dans l’histoire de France de l’immigration massive et de la nationalisation du lien social oblige à en tenir compte ; l’histoire montre en effet que la diabolisation médiatique des immigrés a joué un rôle important dans la formation de la « communauté imaginée » française. Faut-il en conclure que la critique du racisme républicain reste pertinente ? Si la République s’est appuyée sur les médias de masse pour imposer une conception exclusive de l’identité nationale, alors le rejet de l’autre a bien, en France, une origine politique et le racisme peut être qualifié de républicain. Ici, l’argument de la « communauté imaginée » permet de réinvestir aisément le thème de « l’imaginaire colonial ». Ce n’est pourtant pas la voie suivie par Noiriel qui sollicite une autre perspective pour éclairer la nature de ce problème. L’argument de l’espace public marchand : soumis aux contraintes de la communication de masse, l’espace public républicain a instrumentalisé l’immigration pour promouvoir la solidarité française Les deux arguments précédents visent à expliquer un processus, celui de la diffusion d’une culture nationale et du sentiment d’appartenance qui en découle. Le dernier argument est à la fois explicatif et normatif et s’inspire de la théorie de habermassienne sur l’espace public. D’après Habermas, la véritable signification de l’universalisme démocratique ne réside pas tant dans le schéma de droits également reconnus à tous que dans l’usage public de la raison visant à domestiquer le pouvoir politique. Dans L’Espace public, il décrit ainsi l’émergence de l’idéal démocratique à travers la mise en place, en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, d’une « sphère publique bourgeoise », c’est-à-dire de groupes de personnes privées faisant un usage public de leur raison afin de soumettre les actions de l’État à la critique. La multiplication des Salons et des journaux, puis la mise en place des partis politiques, contribuèrent ainsi à populariser raison13.indb 232 24/09/10 19:17:27 38 Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., voir le chapitre 2, « La mise en place de l’espace public républicain ». raison13.indb 233 233 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain la pratique de la délibération collective, fondée sur l’argumentation rationnelle et sur l’universalisation des points de vue particuliers. La deuxième partie de L’Espace public, fortement influencée par les analyses de Adorno et Horkheimer, décrit les déformations subies par la sphère publique bourgeoise, sous l’effet de l’intégration politique des classes populaires et met clairement en évidence les effets corrosifs de la communication de masse sur le processus de délibération collective. Les journaux politiques, dont l’indépendance était garantie par le financement de propriétaires bourgeois, soucieux de créer leur propre tribune de discussion, furent progressivement soumis à la logique capitaliste ; devenues des entreprises comme les autres, les agences de presse multiplièrent les techniques pour vendre, en privilégiant le sensationnel sur l’analyse, l’actualité sur la mise en perspective, etc., sacrifiant ainsi la qualité de la délibération aux impératifs de rentabilité. Une évolution similaire peut être observée du côté des partis politiques qui, afin de susciter l’adhésion du plus grand nombre, se détournèrent de l’argumentation pour favoriser les slogans et les techniques d’identification simples. En d’autres termes, l’analyse de Habermas souligne la tension qui existe entre l’idéal démocratique et ses conditions de réalisation socio-économique : en exigeant la massification de la communication, l’universalisation des points de vue se trouve soumise à des contraintes systémiques qui en dénaturent le sens et qui, en élargissant le cercle de la délibération, tendent à ruiner ses chances de succès. Les analyses de Noiriel s’inscrivent dans ce schéma et présentent l’avantage d’éclairer la portée identitaire de la thèse habermassienne. Dans Immigration, antisémitisme et racisme en France, il concentre ses analyses sur « la mise en place de l’espace public républicain » 38. Sa thèse est d’affirmer que l’intégration politique des citoyens français a été étroitement liée à une intégration culturelle rendue possible par les instances d’universalisation que sont, dans les démocraties modernes, la presse et les partis politiques. Or, il s’avère que ces instances ont instrumentalisé la question de l’immigration pour promouvoir la 24/09/10 19:17:27 solidarité nationale. Mais, d’après l’historien, cette instrumentalisation découle moins d’un projet politique que des contraintes liées à la communication de masse. C’est ce que suggère son insistance sur le rôle crucial de la « fait-diversification » dans le traitement médiatique de l’information : 234 Il n’existe qu’un seul grand moyen de motiver à distance les individus auxquels on s’adresse, c’est de faire en sorte qu’ils s’identifient au récit qu’on leur présente. L’identification comble en effet magiquement la distance entre celui qui écrit et celui qui lit, car elle suscite chez le lecteur une participation fictive à l’histoire racontée. C’est l’émotion et non le raisonnement qui constitue ici la ressource déterminante. La solution qui s’est imposée dans les dernières décennies du xixe siècle, et dont l’efficacité ne s’est jamais démentie par la suite, consistait à transformer l’actualité en récit de fait divers 39. La récupération médiatique du « problème immigré » procède donc moins d’un racisme fondateur que la recherche du profit. Les faits-divers sur les crimes, agressions, viols impliquant des immigrés, fournirent aux journaux des moyens efficaces pour élargir le sentiment d’identification et susciter l’intérêt du public national. En abusant de cette technique de « fait-diversification », ils confortèrent dans l’esprit des nationaux l’identification binaire entre le « eux » et le « nous », motivée par la répétition du schéma « victimes »/« agresseurs ». Une telle évolution médiatique pesa lourdement sur le contenu des discours politiques, dans la mesure où la stigmatisation des étrangers permit aussi aux élus de renforcer l’adhésion des classes populaires au nouveau régime 40. Parallèlement, Noiriel montre comment le thème de l’immigration a été récupéré par les partis politiques conservateurs, d’abord par ceux qui étaient hostiles à la République puis par ceux qui rejetèrent les lois 39 Ibid., p 98. 40 L’importance de l’anarcho-syndicalisme dans les milieux ouvriers français et l’épisode de la Commune rappellent que la légitimité du régime républicain et sa capacité à résoudre la question sociale étaient loin de faire l’unanimité au sein des classes populaires à la fin du XIXe siècle. raison13.indb 234 24/09/10 19:17:27 41 Cette récupération s’affirme nettement après le choc créé par la création du Front Populaire en 1936 auprès des classes moyennes qui, après avoir soutenu le suffrage universel au début de la IIIe République pour écarter du pouvoir l’aristocratie et les notables, vécurent ensuite la démocratisation politique comme une véritable menace : « si le ressentiment à l’égard des ouvriers était extrêmement répandu en 1936, il était impossible de l’énoncer officiellement en ces termes, car dans l’espace public républicain il n’est pas légitime de justifier sa cause en plaidant pour le maintien d’une inégalité sociale. Les porte-parole des milieux bourgeois et petits-bourgeois ne pouvaient donc pas affirmer que l’action collective des travailleurs était anormale ou injuste. […] le discours, national-sécuritaire élaboré au cours des décennies suivantes, allait fournir à ses porte-parole les arguments permettant de traduire le sentiment d’ « inégalité retournée » (i.e. le sentiment de déclassement des classes moyennes face aux classes ouvrières provoqué par les mesures sociales) dans un langage acceptable pour un régime démocratique » (ibid., p. 436). 42 Noiriel, « Petite histoire de l’intégration à la française », Manières de voir, marsavril 2002, p. 32. 43 Voir l’étude des premières lois sociales qui d’abord n’établissaient pas de discrimination entre ouvriers français et étrangers et qui furent ensuite progressivement traversées par la frontière nationale : Le Creuset français, op. cit., p. 112. raison13.indb 235 235 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain sociales, afin de s’opposer aux progressistes en investissant une valeur, l’identité nationale, acceptable aux yeux du nouveau régime 41. L’étude historique de l’espace public républicain confirme ainsi le diagnostic de l’historien dans ses analyses précédentes selon lequel « l’intégration des classes populaires et l’exclusion des immigrants sont les deux facettes d’une même pièce » 42. On comprend dès lors comment les trois arguments s’articulent les uns aux autres. On constate qu’en France les immigrés sont identifiés et officiellement considérés comme un « problème », une « menace », au moment même où le lien social se nationalise. À partir du moment où la solidarité devient organique, i.e. dépend de l’action sociale de l’État, le fait d’être un national est désormais perçu comme un privilège. Cette évolution incite les acteurs de l’espace public à instrumentaliser le thème de l’immigration pour tracer dans l’imaginaire des Français les frontières de leur communauté 43. Dans les moments de crise, cette frontière nationale devient un puissant ressort psychologique pour maintenir la cohésion sociale aux dépens des populations immigrées. 24/09/10 19:17:27 236 Au terme de cette analyse, on constate que les charges retenues contre le régime républicain restent lourdes. Si ce dernier n’est plus accusé d’être originellement raciste, au sens où son projet politique serait en lui-même exclusif, il reste structurellement raciste. Ce sont en effet les contraintes structurelles liées à la communication de masse et à la logique de l’État social qui dénaturent l’universalisme civique, l’amenant à s’institutionnaliser sous la forme du rejet de l’autre. Ce type d’analyse qui ne dissocie pas le « modèle politique » de son contexte économique et social nous paraît toutefois plus nuancé que la critique du racisme républicain. En s’intéressant aux contraintes qui pèsent sur la formation de l’espace public démocratique, l’analyse socio-historique met en évidence des processus d’exclusion identitaire susceptibles de toucher aussi les démocraties multiculturalistes. Dans des sociétés modernes, dominées par l’économie de marché, la délibération démocratique tend à être vidée de son sens par l’influence d’une « publicité marchande » qui exploite les thèmes efficaces, tels que la peur de l’étranger, et qui fonctionne comme une puissante machine à produire du stigmate social. Ce type d’analyse ne nie pas la spécificité du cas français, mais il suggère que le racisme politique caractéristique du processus de construction nationale en France n’est pas tant une « exception républicaine » qu’un risque démocratique. VERS UN MULTICULTURALISME RÉPUBLICAIN La critique socio-historique du racisme républicain a une dimension principalement explicative, puisque son but est de comprendre les ressorts du processus d’exclusion identitaire. En refusant d’interpréter le racisme républicain à la lumière d’un « modèle politique », elle en atténue en quelque sorte la gravité et réintroduit une part de contingence dans la lecture du phénomène. Le rejet de l’autre ne serait pas l’effet du projet universel en tant que tel ; il procéderait plutôt des dérives historiques de l’institutionnalisation de l’espace public. Ainsi, différents aspects de cette perspective laissent entrevoir la possibilité d’un républicanisme plus respectueux des différences culturelles. D’abord, le fonctionnalisme durkheimien, qui est au cœur du premier argument, discrédite radicalement raison13.indb 236 24/09/10 19:17:27 Il faut centrer l’action civique sur la stigmatisation plutôt que sur la discrimination. […] Combattre la stigmatisation, ce n’est […] pas la même chose que lutter contre les discriminations, même si les objectifs visés peuvent être communs. Dans la deuxième perspective, le but affiché s’inscrit dans une logique de « compensation » pour corriger des inégalités, en isolant une caractéristique identitaire (l’origine ethnique, la couleur de peau, etc.). […] il faut souligner que ce type de mesure renforce souvent les stéréotypes 45. Le traitement juridique du racisme sous la forme de « discrimination positive » ne permet pas de combattre le racisme et risque même de le renforcer, parce qu’il ne s’attaque pas aux causes réelles de la discrimination. Celle-ci procède avant tout du pouvoir de stigmatisation que possèdent les moyens modernes de communication ; elle ne peut être éradiquée qu’en donnant aux individus concernés la capacité de contester l’assignation identitaire qu’ils subissent dans ce qu’on peut appeler les « démocraties publicitaires ». En termes habermassiens, l’enjeu consiste donc à combattre « la colonisation du monde vécu » qui résulte, pour ces individus, des effets de la publicité marchande sur la délibération politique. 44 G. Noiriel & S. Beaud, « Penser l’intégration des immigrés », Hommes et Migrations, juin 1990, p. 43-53. 45 Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., p. 689. raison13.indb 237 237 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain tout discours conservateur sur la « distance culturelle » et défend avec force la viabilité sociologique du projet républicain 44 : dans une société unie par ses « différences », les « similitudes » liées à l’origine ethnique ne sont plus les principaux facteurs d’intégration ; elles ne représentent donc pas des menaces pour la cohésion nationale. Ensuite, la référence à Habermas aide à actualiser l’intuition durkheimienne. Dominée par la raison instrumentale, la communication de masse pervertit la perception que les nationaux ont d’eux-mêmes, en les amenant à se méfier des immigrés et à forger leur identité collective aux dépens de ces derniers. Lorsque Noiriel envisage les moyens de contrer un tel processus, il opère une distinction entre stigmatisation et discrimination qui converge avec la position normative de Habermas. D’après lui : 24/09/10 19:17:27 238 De façon plus générale, on peut interpréter la distinction entre stigmatisation et discrimination à la lumière du débat contemporain entre libéraux et républicains 46. La lutte contre la discrimination s’inscrit en effet dans une conception contractualiste de la légitimité politique, étroitement liée à une définition de la liberté comme non-interférence. La promotion de l’égalité entre groupes raciaux y est pensée comme une forme de compensation rendue légitime par le caractère moralement arbitraire de la discrimination raciale : dans la position originelle de John Rawls, les sociétaires accepteraient que soient mises en place des protections juridiques leur garantissant que leur identité raciale ne compromettra pas la réalisation de leurs projets de vie. Les républicains actuels, tels que P. Pettit, J. Maynor ou C. Laborde s’écartent d’un tel schéma qui repose à leurs yeux sur une conception réductrice de la liberté, fondée sur la protection d’un espace d’action individuel. Ils considèrent la liberté au contraire comme un « bien commun » qui se caractérise par le fait de ne pas être dominé, c’està-dire par le fait d’être protégé contre les inférences arbitraires d’autrui. Cette liberté est un bien commun, car la domination n’est pas un risque individuel mais un danger qui crée des « classes de vulnérabilité » 47, c’està-dire un danger que l’on subit souvent collectivement. Les travaux de Noiriel sur les effets de la stigmatisation des immigrés en France illustrent clairement la portée collective de la domination raciste. Dans leur cas, l’expérience de l’injustice ne se caractérise pas seulement par un accès inégal aux ressources mais aussi, et avant tout, par l’insécurité psychologique que suscite l’intériorisation d’un stéréotype négatif 48. Ces individus sont 46 A. Boyer & S. Chauvier (dir.), « Libéraux et républicains », Cahiers de philosophie de Caen, 2000, n° 34. 47 P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004, p. 162. 48 Voir à ce propos les réactions de panique des immigrés français d’origine russe lors de l’assassinat du président Doumer par Gorguloff décrites par Noiriel (Immigration, antisémitisme et racisme en France, op. cit., p. 475) ainsi que son analyse : « Lorsque Gorguloff a assassiné le président Doumer, même les membres de la “deuxième génération” russe se sont sentis impliqués. À l’inverse, quand Auguste Vaillant a lancé une bombe à la Chambre des députés en 1894, les Français ne se sont nullement sentis responsables de cet acte terroriste parce que Vaillant était Français. Lorsque vous appartenez au groupe dominant votre religion ou votre nationalité ne sont pas des facteurs discriminants » (ibid., p. 687). raison13.indb 238 24/09/10 19:17:27 49 Pettit, Républicanisme, op. cit., p. 100. 50 « Cela veut dire que l’identification d’une certaine forme d’action étatique comme étant arbitraire et source de domination correspond essentiellement à une question politique ; ce n’est pas un problème que les théoriciens peuvent résoudre calmement dans leurs bureaux » (ibid., p. 82-83). 51 Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine. Essais de théorie politique (1996), trad. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1997, p. 265-266. raison13.indb 239 239 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain « dominés » parce que l’assignation identitaire qu’ils subissent les empêche de « faire face à l’autre » et de profiter du « sentiment d’immunité et d’indépendance » 49 qui caractérise la liberté républicaine. En ce sens, la position de Noiriel conforte l’idée républicaine selon laquelle la lutte contre le racisme est plus un enjeu politique que juridique. La question de la discrimination ne peut pas être réglée a priori, de façon procédurale. Étant liée aux conditions de communication des conditions modernes, elle peut prendre mille visages et ne saurait être identifiée qu’au terme du processus de contestation politique qui amène certains groupes à contester la racialisation dont ils sont victimes 50. De même, en France, la lutte contre le racisme républicain requiert moins un combat pour les droits culturels que l’amélioration des conditions de la délibération politique. Sur ce point, les problèmes soulevés par la stigmatisation des immigrés nous invitent à aller plus loin que Habermas et à réintroduire la dimension de l’identité nationale que ce dernier préfère écarter. Habermas reproche en effet aux républicains contemporains de lier trop fortement la délibération politique à l’identité nationale. À ses yeux, si l’autonomie politique a été généralement institutionnalisée dans le cadre de l’État-nation, le lien entre nationalité et citoyenneté reste un fait historique contingent. La portée universelle du langage ouvre la délibération démocratique sur un horizon qui déborde le cadre de toute communauté culturelle et qui interdit que l’on réduise les débats politiques à un processus d’interprétation éthique, engageant la compréhension de l’identité collective 51. Or, sans vouloir nier la portée universelle du principe de discussion théorisé par Habermas, il nous semble réducteur de fonder la compréhension de la légitimité politique sur ce seul principe. En 24/09/10 19:17:27 240 effet, le pouvoir légitimant de la délibération politique ne repose pas seulement sur le contenu mais aussi sur la forme ; elle n’implique pas uniquement les arguments échangés mais aussi le substrat culturel qui matérialise l’argumentation. Comme l’a souligné Kymlicka, les citoyens des démocraties modernes ne veulent pas seulement participer à la délibération politique ; ils veulent aussi le faire dans leur langue ordinaire (vernacular 52), avec tout le « rituel » (façons de débattre, habitudes, symboles) que cette langue institue et dans lequel ils se reconnaissent. De façon similaire, l’insistance de Noiriel sur l’exploitation médiatique des affects et des images pour ancrer le sens de l’identité nationale dans la vie ordinaire des citoyens invite à ne pas négliger la dimension symbolique du lien politique. Il en déduit que la lutte contre la stigmatisation passe en grande partie par la refonte de l’imaginaire national, afin de transformer en profondeur les représentations collectives de l’« être-Français ». Elle exige notamment que les Français cessent d’imaginer leur pays comme une vieille nation, dont l’identité culturelle n’a pas été affectée par plus de deux siècles d’immigration massive et qu’ils admettent enfin que « leur histoire est aussi notre histoire » 53. Ici encore, on peut considérer que les analyses de l’historien prolongent les intuitions durkheimiennes. Pour Durkheim, en effet, la nation démocratique est le lieu d’institutionnalisation du « culte de l’individu » 54. Rompant avec l’approche transcendantale de Kant, le sociologue considère l’individualisme moral comme un produit social et non comme une valeur universelle tirée de la raison pratique. Le respect de la dignité humaine constitue le reste de conscience collective, le dernier type de « similitude » que les hommes modernes partagent. Il est 52 Kymlicka, Politics in the Vernacular, op. cit., p. 213. 53 Slogan de la Cité nationale de l’Immigration, musée dont Noiriel a activement soutenu la création depuis la fin des années 1980, bien qu’il en ait quitté le bureau scientifique en 2007, année d’inauguration du Musée, pour contester la création du Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale par le Président Nicolas Sarkozy. 54 E. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels » (1898), La Science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987. Voir l’interprétation de M. Cladis, A Communitarian Defense of Liberalism. Emile Durkheim and Contemporary Social Theory, Stanford, Stanford University Press, 1992, chapitre 2. raison13.indb 240 24/09/10 19:17:27 Ce dernier point nous invite à conclure en nuançant la portée de l’opposition initialement tracée entre discrimination et stigmatisation. 55 Cette théorie, qui fonde la morale sur l’anthropologie, affirme d’une part que tout groupe humain est uni par des représentations dotées d’une certaine autorité et qu’en ce sens, toute société est une communauté morale de type religieux – la religion de l’individu étant celle des sociétés modernes ; d’autre part que ces représentations se confondent avec les symboles qui matérialisent l’identité du groupe – les animaux totémiques dans le cas des autochtones australiens, les symboles nationaux dans le cas des sociétés modernes. 56 Nous empruntons cette expression à J.-P. Warnier pour insister sur la fonction du contexte matériel dans les processus de formation de la subjectivité. Voir J.-P. Warnier, Construire la culture matérielle : l’homme qui pensait avec ses doigts, Paris, PUF, 1999. 57 On notera au passage qu’Erving Goffman, un des principaux théoriciens du « stigmate », s’est largement inspiré du symbolisme durkheimien et que sa théorie de l’interactionnisme social cherche à montrer la façon dont les rites de la vie quotidienne institutionnalisent le « culte de l’individu » dans les sociétés modernes. Voir Chris Shilling, « Embodiment, emotions, and the foundations of social order: Durkheim’s enduring contribution », J.-C. Alexander & P. Smith (dir.), The Cambridge Companion to Durkheim, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 211- 238. raison13.indb 241 241 sophie guérard de latour Pluralisme et relations interethniques : le cas du racisme républicain le dernier idéal suffisamment abstrait pour relier des individus de plus en plus différents et pour assurer l’unité morale des sociétés modernes. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim développe ainsi son modèle religieux, en le rattachant à la théorie du « symbolisme social » que l’étude du totémisme australien lui a permis d’élaborer 55. Même si Noiriel ne se réfère pas au symbolisme durkheimien, les suggestions qu’il donne en matière de lutte contre la stigmatisation vont dans ce sens. Elles indiquent que le pouvoir d’exclusion identitaire des médias de masse a une dimension symbolique que la perspective habermassienne ne permet pas d’intégrer. En se focalisant sur le destin tragique de la raison communicationnelle à l’ère des médias de masse, Habermas se concentre pour sa part sur la dégradation des conditions de la délibération mais il n’examine pas suffisamment les formes inédites prises par la culture matérielle 56. Or, c’est aussi au niveau de la matérialisation des rapports culturels que les processus de stigmatisation 57 se mettent en place et que la lutte contre le rejet de la différence doit opérer. 24/09/10 19:17:27 242 raison13.indb 242 Pour combattre les stéréotypes racistes et susciter l’émergence d’un nouvel imaginaire national, sans doute est-il nécessaire de recourir à des mesures volontaristes de « discrimination positive ». On voit mal, en effet, comment le travail sur les représentations communes peut s’enclencher si la visibilité des minorités stigmatisées n’est pas activement promue et si le paysage symbolique de la nation n’est pas bousculé. Le rapport qui unit alors anti-discrimination et anti-stigmatisation est, comme l’a montré Cécile Laborde, celui de moyen à fin : si le but est la « banalisation » (mainstreaming) des identités minoritaires, il faut paradoxalement commencer par accentuer leur visibilité, afin que les préjugés réducteurs qui leur sont associés soient battus en brèche. En définitive, l’analyse socio-historique du racisme républicain offre une voie intéressante pour dépasser les limites de la critique proposée par Silverman. Elle indique que le racisme républicain n’est pas strictement « politique » au sens où il n’est pas le produit d’un modèle institutionnel spécifique. Elle s’avère ainsi fort utile pour en finir avec l’idée d’exception culturelle française. Plutôt que d’enfermer la République française dans le mythe de sa singularité, son héritage républicain devrait l’inciter à s’ouvrir aux analyses progressistes que cette tradition de pensée continue d’inspirer. Mais pour progresser dans cette direction, il faut commencer par se départir du radicalisme critique qui, sous couvert d’attaquer ce mythe, contribue malgré lui à le perpétuer. 24/09/10 19:17:27 DIVISION DU SOCIAL ET AUTO-INSTITUTION : LE PROJET DÉMOCRATIQUE SELON CASTORIADIS ET LEFORT Nicolas Poirier* 1 243 raison publique n° 13 • pups • 2010 Penser de façon conjointe les itinéraires de Castoriadis et de Lefort n’est pas quelque chose qui va de soi. Car si les parcours de Castoriadis et de Lefort ont pu effectivement se rejoindre dans le cadre du travail d’analyse critique mené à Socialisme ou Barbarie ou même dans les années 1970, au sein de revues comme Textures ou Libre, leurs tracés ne se confondront pour ainsi dire jamais et, s’il faut bien parler dans leur cas de convergences, celles-ci doivent plutôt être appréhendées comme des points de rencontre autour de problématiques et d’oppositions communes que comme l’aboutissement d’une réflexion menée de concert à partir d’une même sensibilité philosophique et politique. En fait, à étudier l’évolution conjointe des pensées de Castoriadis et de Lefort, il est surprenant de constater leur proximité sur un certain nombre de problèmes (l’analyse du phénomène bureaucratique, la volonté de ne jamais céder sur l’exigence démocratique notamment), en même temps que leurs différences importantes sur ces mêmes questions, les croisements de leurs itinéraires étant inséparables des points de rupture, les rencontres entre leurs pensées ne se métamorphosant jamais en recoupements purs et simples. Ainsi, aussi bien chez Castoriadis que chez Lefort, la critique de la domination bureaucratique est-elle inséparable d’un même souci accordé à l’exigence démocratique, et sur un plan plus théorique, d’une commune volonté de repenser la politique à rebours des diverses formes de réductionnisme qui dominaient le monde intellectuel * Professeur de philosophie et docteur en sciences politiques, Nicolas Poirier est l’auteur de Castoriadis. L’imaginaire radical (Paris, PUF, 2004). raison13.indb 243 24/09/10 19:17:27 244 au sortir des années 1960, qu’il s’agisse de la sociologie de la domination d’inspiration wébérienne, avec Bourdieu notamment, ou du marxisme de tendance structuraliste et fonctionnaliste 1. Mais encore faut-il se garder d’interpréter cette convergence en omettant de signaler les nombreux points de divergence qui interdisent de rabattre une exigence commune sur un même substrat, aussi bien politique que théorique : que l’on cherche à redonner sa place à une pensée de la politique, irréductible à une simple euphémisation d’intérêts matériels et de rapports de domination, ne signifie pas que l’on reconnaisse nécessairement dans la politique une seule et même essence. Ainsi la volonté de repenser la « chair » du social au-delà de la stricte fonctionnalité sur laquelle s’organisent les sociétés, et la consistance propre aux « choses » politiques irréductibles à des travestissements idéologiques dont il s’agirait de faire la généalogie, débouchera sur des analyses foncièrement différentes chez les deux penseurs, pour ne pas dire antagonistes : Castoriadis n’acceptera ainsi jamais l’idée d’une division originaire du social, et il objectera à Lefort que la caractérisation du pouvoir démocratique comme lieu vide fait l’impasse sur l’effectivité des politiques déterminées dans un sens oligarchique. Inversement, Lefort marquera toujours ses distances avec l’idée de la démocratie conçue comme une forme de régime qui pourrait s’incarner dans des institutions bien définies, l’institutionnalisation de l’agir démocratique sous forme de démocratie directe risquant de conduire au rêve mortifère d’une société cherchant à s’incarner en passant outre la distinction du réel et du symbolique, et en éliminant de la sorte la condition sans laquelle il n’y a pas de liberté politique. Il semble qu’un des points notables du désaccord entre Castoriadis et Lefort, au-delà du problème de l’organisation politique, qui a été l’un des motifs centraux de la rupture entre les deux penseurs à la fin des années 1950, moment où Lefort quitte définitivement le groupe Socialisme ou Barbarie, tient à la conception qu’ils se font de la démocratie et du 1 Voir l’article de Lefort, « Maintenant », Libre, 1976, n° 1, repris dans Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 275-299, plus particulièrement p. 277-283, ainsi que celui de Castoriadis sur Althusser, « De la langue de bois à la langue de caoutchouc », Libre, 1978, n° 4, repris dans La Société française, Paris, U.G.E., coll. « 10-18 », p. 295-314. raison13.indb Sec1:244 24/09/10 19:17:27 L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE Si la question des rapports entre autonomie et hétéronomie s’avère primordiale pour comprendre les termes de l’opposition entre Lefort et Castoriadis, c’est qu’elle implique non seulement une différence dans l’évaluation des visées qui doivent être celles d’un projet politique d’émancipation, mais également une divergence dans la compréhension du phénomène démocratique et de son émergence historique ; d’où la nécessité de pointer une opposition flagrante dans ce qui, de prime abord, pourrait sembler constituer une convergence de vues. Tous deux reconnaissent en effet que la naissance de la démocratie introduit une rupture exceptionnelle dans l’ordre d’un monde strictement hiérarchisé, fondé sur la reconnaissance d’une autorité indiscutable, rupture à partir de laquelle s’édifie une société dont les places, symboliquement marquées, sont établies une bonne fois pour toutes, n’autorisant nulle remise en question qui puisse porter atteinte à la structure profonde d’un ordre dont la légitimité ne saurait être interrogée. raison13.indb Sec1:245 245 nicolas poirier Division du social et auto-institution statut qu’ils accordent au pouvoir politique. Il y a chez eux une façon très différente de poser la question de la loi, qui implique de concevoir d’une manière fort divergente le rapport qu’entretient la société à elle-même : si, pour Castoriadis, la réflexivité inhérente à l’institution démocratique doit être pensée dans la perspective de l’autonomie, un peuple ne pouvant être libre que s’il obéit à la loi qu’il s’est lui-même donnée, la réflexivité politique doit au contraire se penser d’après Lefort comme avènement de la liberté à partir d’un nouage entre dehors et dedans, où puisse s’articuler la mise en question de la loi dans l’horizon d’une hétéronomie indépassable. Le présent article cherche précisément à faire ressortir, à partir de la question du lien qui noue autonomie et hétéronomie, les différences d’approche entre une pensée de la démocratie comme auto-institution explicite de la société et une conception de l’agir démocratique soucieuse de mettre avant tout l’accent sur le fait du conflit et de la division sociale, l’objet de l’agir démocratique consistant davantage pour Lefort à contester le pouvoir, en revendiquant contre lui des droits, qu’à chercher à en démocratiser l’exercice effectif, comme le soutient Castoriadis. 24/09/10 19:17:27 246 Or, si le constat peut sembler à première vue similaire, la compréhension de ce qui est impliqué par la rupture démocratique est en réalité fort différente chez les deux auteurs. Influencé par la lecture de Tocqueville, qui avait montré que la démocratie moderne, en brisant les réseaux de dépendance qui formaient le corps unitaire des sociétés d’ancien régime, avait conduit à l’avènement d’un individu reconnu comme tel, Lefort s’était efforcé de repenser la question de la démocratie à partir de la prise en compte de cette mutation fondamentale – l’idée centrale que l’on peut tirer de Tocqueville étant selon Lefort qu’il n’y a pas d’ordre social légitime qui vaut en soi : l’effervescence créatrice qui travaille au cœur du social ferait signe vers cette double dimension d’incertitude et d’indétermination qui ouvre la société à son historicité et rend possible une dynamique de l’émancipation sans terme défini 2. Si la lecture de Castoriadis tranche nettement avec celle de Lefort, c’est d’une part parce que celui-ci, en accord avec les thèses des hellénistes contemporains (Vidal-Naquet, Vernant, Loraux, Meier), voit dans la polis grecque, et non à l’époque moderne, les signes de cette rupture avec l’ordre sacré des temps anciens, mais également parce qu’il interprète cette césure en y voyant l’émergence du projet d’autonomie. La double naissance de la politique et de la philosophie dans le monde grec ancien atteste à ce titre selon Castoriadis d’une remise en cause fondamentale de l’ordre hérité des choses : à partir du moment où est remise en question l’origine de la loi, qui ne peut plus être imputée à une source extra-sociale, naturelle ou divine, les hommes doivent reconnaître qu’ils sont les auteurs de leurs institutions, et qu’ils peuvent ainsi se réserver le droit de les transformer, l’ordre des lois ne pouvant valoir comme absolument juste. L’avènement de l’institution démocratique implique donc d’après Castoriadis la reconnaissance de l’autonomie et la remise en cause de l’hétéronomie 3. 2 Voir sur ce point « Réflexions sur le projet politique du MAUSS », 1993, dans Le Temps présent, op. cit., p. 727-730 ; « Réversibilité : liberté politique et liberté de l’individu », dans Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles (1986), Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 232-235. 3 Voir notamment « Imaginaire politique grec et moderne », dans La Montée de l’insignifiance, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1996, p. 160-164. raison13.indb Sec1:246 24/09/10 19:17:27 247 nicolas poirier Division du social et auto-institution C’est précisément dans ce lien entre autonomie et hétéronomie que se nouent les termes de la divergence philosophique qui interdit d’interpréter certaines convergences entre Castoriadis et Lefort comme le signe d’un accord de fond. Lefort va en effet développer l’idée d’une division constitutive de la société, en interprétant l’avènement du social comme lieu d’une hétéronomie indépassable bâtie sur des pôles asymétriques. Si le social est divisé dès qu’il se manifeste, c’est non seulement au sens où le moment de son apparition contient également la menace de sa disparition, suivant l’idée kantienne d’une « insociable sociabilité » réinterprétée sur un plan ontologique 4, mais c’est également au sens où il est ouvert à un dehors en référence auquel son articulation devient pensable. Castoriadis va à l’inverse montrer qu’un tel clivage n’est pas une condition structurelle de la société, lui permettant de s’articuler au plan symbolique, mais qu’il constitue l’effet conjoncturel d’une division asymétrique et antagoniste du social 5, qui peut être surmontée moyennant une intervention politique orientée dans ce sens. Tout se passe comme si Lefort appelait division ce que Castoriadis caractérise comme domination – l’un voyant précisément dans l’hétéronomie la condition d’avènement de la liberté politique, l’autre conditionnant l’émergence de la liberté, définie comme autonomie, à la contestation de l’hétéronomie. L’interprétation par Lefort du sens de la révolution démocratique nous semble particulièrement révélatrice de son désaccord de fond avec Castoriadis. Dans son texte de 1981, « Permanence du théologicopolitique », Lefort affirme que l’un des défauts majeurs de la science politique est de voir dans la désintrication du religieux et du politique ayant accompagné l’avènement des Lumières un phénomène objectif 6, la tâche du sociologue revenant à mettre en perspective cet événement dans le cadre d’une histoire plus longue, où sera de la sorte interprétée la sécularisation des sociétés occidentales comme le signe de la naissance de 4 Voir Miguel Abensour, « Les deux interprétations du totalitarisme chez Lefort », dans C. Habib & C. Mouchard (dir.), La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Éditions Esprit, 1993, p. 101. 5 Voir « Pouvoir, politique, autonomie », dans Le Monde morcelé, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1990, p. 118. 6 Essais sur le politique, op. cit., p. 285-286. raison13.indb Sec1:247 24/09/10 19:17:27 248 la modernité et de la rationalisation des activités humaines. Le problème d’une telle conception est, d’après Lefort, qu’elle revient à se donner le « religieux » et le « politique » comme deux entités aux contours bien délimités, dont le sens véritable ne ferait au fond pas problème, et dont il conviendrait d’étudier l’articulation à l’aune de l’histoire empirique 7. À penser au contraire le politique, non comme une dimension particulière du champ social et localisable à l’intérieur de celui-ci, mais comme régime, ou pour employer une formule plus précise, comme « mise en forme de la coexistence humaine » 8, on parvient à saisir le sens du phénomène religieux comme l’expression d’un mode singulier d’institution de la société 9, sans partir d’éléments préalablement donnés puisque ceux-ci ne sont concevables qu’à partir d’une expérience toujours déjà sociale 10. Du coup, appréhender philosophiquement le politique, c’est comprendre le sens profond des structures d’une société, où le « politique » et le « religieux » sont inextricablement reliés, puisque c’est à partir de leur articulation symbolique que la société peut former un tout cohérent 11. Lefort ne nie nullement, dans le sillage de Tocqueville, le fait de la sécularisation comme une dimension constitutive de la modernité, mais il s’interdit d’y lire le témoignage d’un effacement complet du religieux 12. LA DÉMOCRATIE COMME MISE AU JOUR DE LA DIVISION SOCIALE (LEFORT) C’est précisément à partir de la mise en question de la transcendance que la société peut finalement s’ouvrir au vide qui la traverse. Par le soupçon 7 8 9 10 11 Voir ibid., p. 285. Ibid., p. 281. Voir ibid., p. 282. Voir ibid., p. 281. Lefort accorde au religieux un statut primordial dans la mise en forme du fait social ; voir sur ce point « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », dans Le Temps présent, op. cit., p. 567-568 : « C’est, à mon sens, l’erreur de nombreuses sociologies de la religion que d’avoir considéré le phénomène religieux comme le produit de l’imagination des hommes ou comme le résultat du rapport que les hommes entretiennent avec la nature et un certain état de la technique […]. En réalité, c’est de façon inaugurale que les hommes ont une religion ou font l’expérience d’un rapport avec ce qui les dépasse » (je souligne). 12 Voir « Permanence du théologico-politique ? », op. cit., p. 286-287. raison13.indb Sec1:248 24/09/10 19:17:27 249 nicolas poirier Division du social et auto-institution qu’elle porte envers la conception d’une origine divine du social, la pensée des Lumières ne fait au fond que porter au jour l’idée selon laquelle la société est incapable de coïncider avec elle-même, car prise à travers une ouverture dont elle n’est pas l’auteur, celle-ci ne peut coïncider avec sa propre essence et prétendre se clore sur elle-même dans le fantasme d’abolition de l’altérité 13. Mettre en question l’origine prétendument sacrée du social revient dès lors pour une société à reconnaître l’absence même d’origine comme sa dimension constitutive, et à se frayer un chemin dans l’histoire qui fasse droit à l’incertitude et soit en mesure d’accueillir l’événement du nouveau. Au fond, la possibilité pour une société d’instaurer un rapport réflexif à son historicité implique pour celle-ci la capacité à s’ouvrir à son absence d’origine, c’est-à-dire à la division qui la traverse, et fait signe en direction d’un dehors : le surgissement de l’historicité selon Lefort va ainsi de pair avec la reconnaissance du fait indépassable de l’hétéronomie. L’idée d’un avènement de la modernité comme mouvement de désincorporation du pouvoir atteste de la même tendance : dans le cadre du régime monarchique, le roi incarnait en sa personne le pouvoir qu’il avait comme incorporé. Médiateur entre le ciel et la terre, le corps du roi, à la fois mortel et immortel, fournissait à la société une assise et une légitimité absolues. Souverain de droit divin, la personne du roi était donc la garante de l’unité du royaume à qui elle donnait corps : c’est justement parce qu’elle reposait sur le principe d’une hiérarchie et d’une unité sacrée que la société se rapportait à elle-même sans jamais faire l’épreuve du doute et de l’incertitude 14. La principale conséquence de la révolution démocratique consiste précisément selon Lefort dans la désincorporation du corps du roi, dont le symbole reste la décapitation de Louis XVI, ayant rendu possible l’émergence d’une figure du pouvoir désacralisé, parallèlement au mouvement de remise en question de la société par elle-même qui ouvre l’espace-temps d’une interrogation indéfinie sur les critères ultimes de la vérité et de la justice 15. 13 Voir ibid., p. 287-290. 14 Voir « La question de la démocratie » (1983), dans Essais sur le politique, op. cit., p. 27-28. 15 Voir ibid., p. 30-31. raison13.indb Sec1:249 24/09/10 19:17:27 250 Le sens de la révolution démocratique doit donc se comprendre comme l’avènement d’une forme de société, où le pouvoir est reconnu comme cette instance symbolique inappropriable qui ne relève d’aucune transcendance, mais constitue en quelque sorte ce « lieu vide » à partir duquel peut se développer une vie politique à laquelle le conflit est consubstantiel, et qu’il faut justement aménager par sa mise en scène institutionnelle 16. C’est en effet à partir de ce lieu vide que s’articulent les différentes sphères qui composent le tout d’une société, mais ne peuvent être unifiées à partir d’une transcendance, qui fournirait la mesure de ce qui est et de ce qui vaut, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime 17. De ce point de vue, la modernité démocratique se caractériserait par la désintrication de l’ordre du pouvoir, de l’ordre de la loi et de l’ordre du savoir, soit ce que Lefort nomme « la dissolution des repères de la certitude 18 » ; ainsi, en l’absence d’une garantie transcendante de l’ordre social, qui unifierait la société et lui dicterait ses fins, va pouvoir s’ouvrir un espace démocratique de libre débat, où le principe de la loi est indéfiniment mis en question dans le cadre d’une interrogation ne tenant pour légitime aucun savoir établi 19 : Toute société est prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas. Cette indétermination libère la société de l’attrait de l’Un, si caractéristique des totalitarismes où tout dépend d’une volonté une, celle du parti ou du Chef. De ce fait, les fondements de la loi comme de la société ne sont jamais assurés. Il y aura toujours mise en discussion possible de ce que devraient être la loi, le pouvoir et la société pour être vraiment ce qu’ils doivent être. Pour le dire autrement : la démocratie moderne affirme de façon irréversible la légitimité du débat portant sur la distinction du légitime et de l’illégitime 20. 16 Voir ibid., p. 28. 17 Voir C. Lefort & M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », Textures, 1971, n° 2-3, p. 13. 18 Voir « La question de la démocratie », art. cit., p. 30. 19 Voir « L’impensé de l’Union de la gauche », dans L’Invention démocratique (1981), Paris, Fayard, 1998, p. 152-153. Voir sur ce point S. Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, Vrin/EHESS, coll. « Contextes », 2004, p. 204-207. 20 « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », art. cit., p. 563. raison13.indb Sec1:250 24/09/10 19:17:27 Du coup, le principe de la division qui était masqué au sein des régimes traditionnels, puisque le dehors se matérialisait dans un pouvoir faisant office de médiateur avec l’Autre 21, peut apparaître dans toute sa profondeur sans faire l’objet d’une dénégation : Le pouvoir démocratique, par l’écart qu’il maintient entre le symbolique et le réel, ne remplit sa fonction qu’en laissant concevoir la division de l’espace politique et de l’espace social, la division au sein de l’espace politique et, enfin, sous l’effet de cette dernière, la division sociale interne 22. On se tromperait à juger que le pouvoir se loge désormais dans la société, pour cette raison qu’il émane du suffrage populaire ; il demeure l’instance par la vertu de laquelle celle-ci s’appréhende en son unité, se rapporte à elle-même dans l’espace et le temps. Mais cette instance n’est plus référée à un pôle inconditionné ; en ce sens, elle marque un clivage entre le dedans et le dehors du social, qui institue leur mise en rapport ; elle se fait tacitement reconnaître comme purement symbolique 24. 251 nicolas poirier Division du social et auto-institution Le paradoxe du régime démocratique, c’est que si son institution fait signe vers un dehors inappropriable, ce n’est nullement au sens où cette extériorité renverrait à une origine extra-sociale, mais au sens où aucune instance particulière (individu, groupe, parti, institution) ne peut précisément confisquer le pouvoir et l’exercer en son nom propre 23. L’institution démocratique n’entend marquer le dehors que pour empêcher le dedans de se clore sur lui-même dans le mouvement de résorption de sa propre division. Ni dedans, ni dehors, le pouvoir est cette dimension qui permet à la société de se réfléchir et de s’ouvrir à son historicité hors de tout fantasme de clôture du sens : L’originalité des analyses de Lefort est donc de montrer, à rebours des thématiques qui font coïncider l’émergence de la modernité avec 21 Voir « Permanence du théologico-politique ? », art. cit., p. 292. 22 « L’impensé de l’Union de la gauche », art. cit., p. 152. 23 Voir « L’image du corps et le totalitarisme », dans L’Invention démocratique, op. cit., p. 172-173. 24 « La question de la démocratie », art. cit., p. 28. raison13.indb Sec1:251 24/09/10 19:17:28 252 l’effacement de la religion, que si la démocratie se déploie bel et bien au travers d’une mise en question des fondements religieux de l’autorité, cela n’implique nullement qu’on la conçoive sous l’angle de l’autonomie, dans la mesure où c’est précisément parce qu’elle se rapporte à son défaut d’origine que la démocratie ouvre sur la figure d’un pouvoir vide qui assure la mise en scène de la liberté humaine. Refuser d’admettre que l’hétéronomie est une dimension constitutive de la liberté humaine revient d’ailleurs, selon Lefort, à verser dans le fantasme mortifère du totalitarisme, celui-ci se situant paradoxalement dans le prolongement et le renversement de la révolution démocratique. En dessinant la double figure d’un pouvoir vide et d’une société en défaut d’identité substantielle, la démocratie implique en effet la représentation d’un pouvoir et d’une unité purement humains, qui puissent autrement dit se suffire à euxmêmes 25. Or, le totalitarisme se situe dans le prolongement de ce « désir » d’autonomie, qu’il renverse au sens où viendrait s’accomplir dans la plus parfaite immanence une société incapable de maintenir une ouverture sur son propre vide 26. Vu sous cet angle, le totalitarisme apparaît en effet comme une tentative désespérée de réincorporation du social, au-delà de sa fragmentation en atomes qui constitue le trait central des sociétés démocratiques modernes. Contre cette dissolution du tout organique, le totalitarisme va ainsi édifier un dispositif dont la finalité est de ressouder le pouvoir et la société, en conjurant d’après le modèle d’une société homogène et transparente le principe de la division sociale 27. L’INSTITUTION DÉMOCRATIQUE COMME EXPOSITION LUCIDE AU CHAOS (CASTORIADIS) Comme Lefort, Castoriadis voit dans la démocratie le régime qui, par la remise en question des fondements institués de la loi, rend possible l’émergence d’un espace public où la légitimité des lois est susceptible 25 Voir « Repenser la démocratie », dans Le Temps présent, op. cit., p. 351. 26 Voir « L’image du corps et le totalitarisme », art. cit., p. 174-175 ; voir également « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », art. cit., p. 562-563. 27 Voir « L’image du corps et le totalitarisme », art. cit., p. 174-175, ainsi que « La question de la démocratie », art. cit., p. 22-23. raison13.indb Sec1:252 24/09/10 19:17:28 253 nicolas poirier Division du social et auto-institution d’une interrogation et d’une critique permanentes 28. De ce point de vue, les deux auteurs s’accordent pour reconnaître dans la démocratie la forme de régime politique la plus exigeante 29, puisqu’ouverte à son absence de fondement, elle inscrit son action dans un mouvement de réflexivité qui la pousse à instaurer des lois justes sans jamais pouvoir fournir le fondement ultime de leur légitimité. Castoriadis montre ainsi qu’en inventant la démocratie, les Grecs ont dans le même mouvement fait surgir le vide sur lequel repose toute institution, l’être devant se concevoir comme chaos. Non que la démocratie soit la seule forme de société à être travaillée par le désordre, car en réalité toute institution sociale, quelle qu’en soit la forme, repose sur un abîme ; ce que veut signifier Castoriadis, c’est que la démocratie est la seule forme de société capable de s’affronter avec lucidité à son propre chaos : contrairement d’une part à l’institution religieuse qui fait signe vers le chaos tout en le recouvrant, d’autre part au totalitarisme qui forclôt le chaos en cherchant à l’épuiser et mettre ainsi un terme à l’histoire, la démocratie constitue cette forme exceptionnelle d’institution au travers de laquelle la société arrive à reconnaître le désordre d’où elle provient et s’affirme comme l’auteur de ses lois. L’institution religieuse est selon Castoriadis la forme la plus ancienne et la plus répandue par laquelle la société essaie de donner sens à l’absence d’ordre. Le propre de l’institution religieuse de la société, à la différence du totalitarisme, est de faire signe vers le chaos, même si elle tend finalement à le recouvrir 30. La religion, au contraire du totalitarisme, ne nie pas que l’institution première de la société se fasse sur du désordre, c’est d’ailleurs là sa justification : il lui faut produire le mode d’institution qui protège la société du danger d’anéantissement dont elle pressent en permanence l’ombre menaçante. En termes politiques, la mise en sens religieuse du chaos implique nécessairement 28 Voir « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme, Paris, Le Seuil, coll. « Empreintes », 1986, p. 292-296. 29 Voir par exemple C. Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », art. cit., p. 563. 30 Voir « Institution de la société et religion », dans Domaines de l’homme, op. cit., p. 378. raison13.indb Sec1:253 24/09/10 19:17:28 la négation de l’auto-création de la société par elle-même, le refus d’admettre que la société est auto-institution, le mode d’institution religieux posant comme vérité ultime qu’il n’y a qu’un ordre politique possible, un ab-solu, une instance de pouvoir séparée, sacrée, qui ne peut être mise en question : L’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. Autant dire : elle lui permet de s’instaurer comme société hétéronome, dans le clivage désormais lui-même institué entre société instituante et société instituée, dans le recouvrement du fait que l’institution de la société est auto-institution, soit auto-création 31. 254 En sacralisant son origine, la religion permet ainsi de circonscrire le chaos et de s’en protéger, le désordre étant en définitive ordonné par Dieu : c’est ce qui protège la société contre la menace de la désintégration, et cette protection passe par l’institution du sacré comme formation de compromis qui réifie le chaos, en lui donnant un nom et une figure 32. De ce point de vue, si elle met l’individu en face de l’abîme, la religion cherche aussi à en masquer le vide abyssal. C’est pourquoi Castoriadis dit de l’institution religieuse de la société qu’elle est présentation en même temps qu’occultation du chaos 33. La religion aliène en effet la société à une représentation de l’origine extra-sociale de la loi qui rend celle-ci non questionnable, et fabrique un type d’individu devant travailler à la perpétuation de cette institution posée comme soustraite à l’activité instituante des hommes. Il est dans ces conditions tout à fait logique que l’imaginaire de l’individu soit formaté de telle sorte que son expression ne menace pas le principe de l’hétéronomie par où la société s’aliène 31 Ibid., p. 381. 32 Voir ibid., p. 378. 33 Voir Devant la guerre, Paris, Fayard, 1981, p. 241 : « La religion instituée, formation de compromis, est toujours présentification/occultation de l’abîme. Le sacré est le simulacre institué de l’Abîme ». raison13.indb Sec1:254 24/09/10 19:17:28 255 nicolas poirier Division du social et auto-institution à ses institutions posées comme indiscutables 34. En définitive, d’après Castoriadis, dans une société religieuse, le type anthropologique qui est institué ne permet aucune altération véritable qui rende possible la création véritable, dans la mesure où le principe du vivre-ensemble religieux est donné et légitimé une fois pour toutes en tant qu’ordre unique 35. Or, à la différence de la religion, qui cherche à ménager malgré tout une place au désordre créateur, ne serait-ce que par la volonté de le tenir à distance, le projet totalitaire se déploie selon une stricte logique de dénégation du chaos, ou parce que la dénégation ne peut supprimer réellement l’objet de son déni, par la volonté de l’épuiser – le totalitarisme ne laissant aucune multiplicité libre hors de la tutelle de l’Un. Le totalitarisme est volonté d’occultation sans reste du désordre : il est la négation du double principe de l’individualité et du vivre-ensemble. Le totalitarisme perçoit dans chaque individu une menace de chaos, et afin de conjurer cette menace, il cherche à les transformer en des atomes désindividués qui agissent mécaniquement au service de l’Un : de ce point de vue, il faut voir dans le totalitarisme la destruction de la politique, qui est selon Arendt fondée sur la condition primordiale de la pluralité, plus que son exacerbation, ainsi que le laisse supposer la vulgate anti-totalitaire 36. Le mode d’institution démocratique de la société passe, d’après Castoriadis, à l’inverse des deux types d’institution évoqués précédemment, par la reconnaissance que la société est auto-création, qu’il n’y a donc pas de source extra-sociale de la loi. La démocratie 34 Voir « Politique, pouvoir, autonomie », art. cit., p. 130 : « La dénégation de la dimension instituante de la société, le recouvrement de l’imaginaire instituant par l’imaginaire institué, va de pair avec la création d’individus absolument conformes, qui se vivent et se pensent dans la répétition (quoiqu’ils puissent faire par ailleurs – et ils font très peu), et dont l’imagination radicale est bridée autant que faire se peut et qui ne sont guère vraiment individués ». 35 Voir ibid., p. 130. 36 Voir à ce propos les remarques de Miguel Abensour, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », dans Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, anthologie de textes choisis et présentés par Enzo Traverso, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 759. raison13.indb Sec1:255 24/09/10 19:17:28 implique ainsi la reconnaissance du fait que les lois, n’ayant pas d’origine autre que sociale, peuvent être mises en question, et fabrique un type d’individu investissant de sens la participation à l’activité politique autoinstituante. Le sujet démocratique, qui se soucie du chaos autant pour le tenir à distance que pour l’affronter avec lucidité, reconnaît que la seule source de la loi est l’activité instituante de la société, la démocratie posant par principe qu’il existe une pluralité d’ordres possibles. LA DÉMOCRATIE : LIEU DE L’INDÉTERMINATION OU RÉGIME DE L’AUTO-INSTITUTION 256 IMPLICITE ? De la reconnaissance commune du fait de l’absence de transcendance, Castoriadis et Lefort ne tirent donc pas les mêmes conclusions. Alors que chez Lefort la dissolution des repères de la certitude constitue une invitation pour la société à affronter la question de sa propre division, par où celle-ci se met en mesure d’accueillir l’indéterminé 37, chez Castoriadis la nécessité pour la société de faire sa place au chaos créateur implique certes la reconnaissance de son indétermination, mais aussi la perspective de son auto-détermination, la société autonome devant de la sorte travailler à produire les déterminations objectives (ses institutions, ses lois…) dont elle est et se sait l’origine explicite. En fait, si les deux penseurs s’accordent pour estimer que toute société repose sur une absence de garantie ultime, ils divergent sur le problème de l’origine de la loi : dire comme Lefort que la société est traversée par du vide implique de reconnaître qu’elle est sans origine, et par conséquent qu’il est impossible de rapporter la loi à une instance originaire, nul n’étant à proprement parler l’auteur des lois 38. Or, si pour Castoriadis 37 Voir « La question de la démocratie », art. cit., p. 26. 38 Voir sur ce point « La dissolution des repères et les enjeux de la démocratie », art. cit., p. 568 : « La pensée contemporaine souffre d’un artificialisme qui habite la plupart des ouvrages de sociologie, lorsqu’elle laisse entendre que les institutionsmères sont des créations humaines. Dire que ces institutions ne sont pas le produit de décisions humaines ne revient pas pour autant à dire qu’elles sont d’origine divine. » ; voir également « Machiavel et la verità effetuale », dans Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 169. raison13.indb Sec1:256 24/09/10 19:17:28 257 nicolas poirier Division du social et auto-institution l’institution ne se fonde sur aucune garantie ultime, ce n’est pas au sens où la société serait sans origine, mais au sens où il n’y a pas d’origine extra-sociale de la loi, celle-ci ne faisant que reposer sur l’activité des hommes. Défendre donc comme Castoriadis le caractère autonome de l’institution revient à faire du demos le sujet de la loi, au sens où c’est en vertu de son autonomie créatrice qu’il s’institue comme l’instance originaire de la loi ; que par ailleurs l’activité de la société instituante ne puisse se fonder sur aucune garantie transcendante n’implique pas que la loi soit sans origine. En fait, Lefort pointe dans l’indétermination constitutive du régime démocratique le signe de son défaut d’origine, qui interdit de concevoir la démocratie comme le pouvoir du peuple, au sens où celui-ci s’auto-institue en tant que sujet autonome créateur de ses lois ; à l’inverse, Castoriadis perçoit dans l’absence de fondation ultime de la loi la reconnaissance de l’activité instituante du demos, qui se sait, en l’absence de source transcendante de l’institution, le législateur des lois dont il est l’origine explicite. Là où Lefort pense la condition de l’émancipation à partir d’un nouage symbolique où s’articule le fait de la division, Castoriadis cherche à concevoir la liberté politique en tant qu’elle se déploie sur le principe d’un mouvement d’auto-institution. Que les deux penseurs se soient toujours efforcés de percevoir dans l’événement ou dans l’historicité la dimension incontournable du politique ne doit donc pas conduire à minimiser leurs divergences. C’est une chose de dire avec Lefort que l’accident et la discorde sont les conditions d’une politique de la liberté, qui ne se déploierait pas en référence à un modèle de la cité juste établi une fois pour toutes 39, une autre de considérer la démocratie comme régime de l’indétermination. C’est en tout cas là une différence essentielle entre Castoriadis et Lefort : alors que le second voit dans la démocratie une forme de régime qui puisse faire droit à l’indéterminé sans lequel il n’y a pas d’histoire possible, 39 Voir Le Travail de l’œuvre Machiavel (1972), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 426 : « Tant qu’on imagine la société comme le lieu où toutes choses tendent à reposer dans la plénitude de la forme naturelle, l’instable, le mouvant, le discordant sont les signes d’une dégradation de l’Être. Mais l’Être, devons-nous entendre, ne se laisse appréhender qu’en regard de ce qui advient, dans l’articulation des apparences, dans le mouvement qui leur interdit de se fixer et dans la remise en jeu incessante de l’acquis ». raison13.indb Sec1:257 24/09/10 19:17:28 258 le premier perçoit la démocratie comme le lieu de l’auto-détermination explicite. Ainsi, dans la perspective qui est celle de Castoriadis, affirmer d’une part que la loi repose sur une indétermination primordiale, d’autre part que toute société est immergée dans une historicité qui la met aux prises avec sa mortalité, ce n’est pas simplement faire ressortir le caractère finalement indéterminé du social, sa contingence ultime au sens ou son être-ainsi n’a aucune nécessité véritable et qu’il pourrait tout aussi bien se manifester sous une forme différente, mais c’est surtout concevoir l’indétermination comme impliquant le pouvoir d’auto-détermination. L’idée d’indétermination du social doit donc se comprendre d’après Castoriadis en un sens bien précis : si l’être du social est tel qu’il n’est pas intégralement déterminé – qu’il est donc en son fond chaos – cette indétermination n’implique pas qu’il faille comprendre, à la manière de Lefort, l’essence de la démocratie en tant que régime de la pure ouverture ; en faisant ressortir le caractère d’indétermination inhérente à l’être du social, Castoriadis entend avant tout souligner que le social en son fond déterminable, c’est-à-dire qu’il constitue le lieu de l’auto-détermination à partir duquel les hommes peuvent poser librement leurs lois. Que l’être du social soit donc indéterminé ne signifie pas seulement qu’il est impossible d’épuiser sa richesse – l’un des fantasmes du marxisme ayant été de chercher à établir un système scientifique qui rendrait compte de son essence – mais qu’il est également nécessaire de produire des déterminations objectives qui viennent lui donner forme : c’est précisément parce qu’il n’y a pas de société structurellement organisée conformément à un ordre naturel de la justice que l’action politique d’auto-institution s’avère nécessaire. De ce point de vue, une société démocratique n’est pas une société de l’indétermination, c’est une société qui se détermine de manière à rendre possible la mise en question de sa propre institution 40 – « la démocratie, pourra affirmer Castoriadis, n’est pas l’indétermination, c’est l’auto-institution explicite » 41. Ainsi, selon 40 Voir « La relativité du relativisme. Débat de Castoriadis avec le M.A.U.S.S. », Revue du MAUSS, 1999, n° 13, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., p. 29. 41 « La démocratie. Débat de Castoriadis avec le M.A.U.S.S. », Revue du MAUSS, 1999, n° 14, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., p. 194. raison13.indb Sec1:258 24/09/10 19:17:28 Castoriadis, dire comme Lefort de la démocratie qu’elle est le régime de l’indétermination, c’est faire l’impasse sur le contenu déterminé de toute politique démocratique effective, même celle qui se prétend la plus soucieuse de préserver l’indéterminé 42 : affirmer dans cette logique que les sociétés démocratiques sont régies par le principe de l’« indétermination » et de l’« ouverture » revient à occulter le fait que la politique des sociétés occidentales est effectivement déterminée selon une orientation particulière, les « démocraties » fonctionnant dans la réalité comme des oligarchies libérales aux fondements bien déterminés 43. 259 nicolas poirier Division du social et auto-institution Ce qui semble finalement central dans cette divergence de vues, c’est qu’elle révèle, au-delà des oppositions circonstancielles, un antagonisme de fond qui touche à des orientations philosophiques contradictoires, au-delà de la rupture des deux penseurs avec Marx : alors que Castoriadis continuera à penser la société et l’histoire dans l’optique d’une vision globale, tout en critiquant la dimension spéculative et déterministe de la pensée héritée, Lefort développera sa réflexion dans une fidélité marquée à la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui le conduira à remettre totalement en cause le sens même du projet d’autonomie. C’est au fond dans la perspective d’une critique radicale de l’idée d’autonomie, qui tiendrait plus du fantasme métaphysique que d’une conception politique défendable, que Lefort s’emploiera à repenser l’agir démocratique à partir notamment d’une relecture de Machiavel, là où Castoriadis cherchera au contraire à tisser ensemble les fils de la praxis démocratique et ceux de l’autonomie. 42 Voir sur ce point « Quelle démocratie ? », Figures du pensable, Paris, Le Seuil, 1999, p. 154. 43 Voir ibid. : « Pour autant [...] qu’il puisse être déterminé, ce régime de la prétendue indétermination est parfaitement “déterminé” par des mécanismes informels, réels, essentiellement distincts des règles formelles (juridiques) mais permis et couverts par celles-ci, et qui assurent, tant que faire se peut [...] la reproduction du même ». raison13.indb Sec1:259 24/09/10 19:17:28 raison13.indb Sec1:260 24/09/10 19:17:28 EUROPE NÉO-LIBÉRALE ? LES LIMITES D’UNE INTERPRÉTATION TÉLÉOLOGIQUE DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE Sigfrido Ramírez Pérez* 1 261 N’AURA PAS LIEU, PARIS, RAISONS D’AGIR, 2010. Voici un pamphlet réussi sur l’intégration européenne. Réussi en tant que pamphlet car il arrive à condenser dans un format accessible et bon marché (7 euros), plus d’un demi-siècle d’intégration européenne. L’ambition est celle que le maître Pierre Bourdieu donnait à cette collection qu’il avait fondée : Offrir des instruments de compréhension, donc de liberté que produit la recherche internationale sous toutes ses formes, littéraire, scientifique, rassembler, sans autre considération que la qualité des œuvres, leur nouveauté, leur rigueur, leur originalité, des travaux, français et étrangers, sur les problèmes les plus difficiles et les plus brûlants de la pensée et de l’action, tel est le but de cette collection qui voudrait réunir les exigences d’un rigoureux classicisme et les audaces de l’avant-garde 2. raison publique n° 13 • pups • 2010 À PROPOS DE : FRANÇOIS DENORD ET ANTOINE SCHWARTZ, L’EUROPE SOCIALE Des ambitions qui sont sans doute à la hauteur de l’époque turbulente et confuse que traversent nos sociétés du xxie siècle. Malheureusement, ce livre est loin de constituer le volume « Intégration européenne » que l’on * Sigrido Ramírez Pérez est chercheur, poctorant FECYT, Institut d’histoire économique, Università Bocconi, Milan. 2 Site Raisons d’agir (<www.homme-moderne.org/raisonsdagir-editions/index.html>), consulté le 22 mai 2010. raison13.indb 261 24/09/10 19:17:28 262 pourrait espérer pour une encyclopédie populaire : dans ses contenus, il n’est ni nouveau, ni rigoureux, ni original, et il ne prend pas en compte les conclusions des principaux travaux internationaux consacrés à l’histoire de l’intégration européenne. Sans doute ces limites tiennentelles au fait que le livre est animé par une volonté militante forte : ses auteurs, tous deux jeunes chercheurs brillants, ont pour intention affichée de fournir des outils pour la réflexion et pour l’action politique. Ainsi, on peut lire un article signé par eux dans le numéro de juin 2009 du Monde Diplomatique 3. Leur texte est encadré par un autre article de Frédéric Lordon, chercheur en économie, qui a lui aussi publié plusieurs livres dans la même collection, sous le titre « Fin de la mondialisation, commencement de l’Europe ? » ; et il est introduit, en première page, par un article du directeur du journal, Serge Halimi, sous le titre : « Simulacre européen ». L’ensemble est paru quelques jours avant les élections au Parlement Européen, le 9 mai 2009. Tout indique, par conséquent, que le livre de Denord et de Schwartz s’inscrit ouvertement dans une stratégie intellectuelle qui dépasse de très loin l’exigence académique d’exposer le résultat de recherches menées pendant de longues années dans les bibliothèques et les archives sur l’intégration européenne. Ce pamphlet participe bien d’une opération plus large : montrer comment la gauche française devrait conceptualiser l’intégration européenne actuelle à partir d’un retour sur son histoire. Pour remplir cet objectif, les auteurs sollicités par Raisons d’agir ne sont en rien des historiens et spécialistes universitaires de l’intégration européenne, mais des auteurs consacrant leurs recherches au libéralisme et au néo-libéralisme dans l’histoire de la France des xixe et xxe siècles. En effet, François Denord, diplômé de Science Po Paris, est un sociologue du Centre de Sociologie Européenne – le centre fondé par Pierre Bourdieu à l’EHESS – où il a obtenu un doctorat publié en 2007 sous le titre : Néo-libéralisme version française : histoire d’une idéologie politique. De son côté, Antoine Schwartz finit une thèse en sciences politiques à Paris X Nanterre, dans le laboratoire Groupe d’analyse politique, sur la formule 3 François Denord & Antoine Schwartz, « Dès les années 1950, un parfum d’oligarchie », Le Monde Diplomatique, juin 2009, p. 6-7. raison13.indb 262 24/09/10 19:17:28 raison13.indb 263 263 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… de gouvernement des libéraux du Second Empire (1857-1875). Avec de tels précédents, le résultat de leur livre semblait écrit d’avance : la construction européenne est forcément néo-libérale, non seulement aujourd’hui – thèse qui pourrait se discuter – mais dès ses origines – affirmation dont on cherchera à montrer qu’elle est fausse. La conclusion politique de nos auteurs coïncide, ce qui n’est guère étonnant, avec celle de leurs compagnons du Monde diplomatique : l’intégration européenne est illégitime, malgré les élections européennes. « C’est en effet, le fond du problème. Comment donc une Europe intrinsèquement néo-libérale pourrait-elle se muer en Europe sociale ? Même les alchimistes peinent à changer le plomb en or… » (p. 120). Les alchimistes en question ne sont autres que les socialistes français, et européens, contraints « de nier ou de minimiser la réalité néo-libérale de l’Union européenne » (ibid.). Ainsi, pour les auteurs, « derrière le fanion de l’utopie européenne qui hante depuis Victor Hugo les consciences progressistes, ronronne le moteur de l’adaptation à l’économie mondialisée et de la normalisation politique qu’incarne l’alternance centriste » (p. 122). C’est pourquoi « un gouvernement qui parviendrait au pouvoir pour mener une politique de rupture avec le néo-libéralisme n’aurait guère de marge de manœuvre » (p. 124). La conclusion politique de ces recherches est non moins claire et sans appel : il faut pilonner « les trois piliers de l’ordre économique européen (le monétarisme, la libre concurrence et le libre-échange) » (p. 123). Le moyen d’y parvenir, pour une gauche politique au pouvoir, est également dépourvu de nuances : « provoquer une crise salvatrice – par exemple le blocage des institutions qu’avaient osé en leur temps le général de Gaulle ou Margaret Thatcher ». Celle-ci « permettrait d’engager une renégociation d’ensemble des traités et de proposer la mise en place de coopérations renforcées avec des partenaires prêts à promouvoir des politiques différentes » (p. 124). Dans le reste du livre, les auteurs mobilisent l’histoire de l’intégration européenne pour conclure qu’elle fut, dès ses origines, l’expérience aboutie d’une cabale néo-libérale qui est parvenue à ligoter à la fois la démocratie et la gauche en Europe occidentale. Cependant, hélas pour les auteurs, ainsi que pour le projet intellectuel et politique qui les a conduits dans une telle 24/09/10 19:17:28 264 raison13.indb 264 aventure, leur façon de procéder est très éloignée du haut niveau d’exigence intellectuelle que revendique la collection Raisons d’agir. Venons-en, maintenant, aux questions de fond. Les auteurs commencent leur pamphlet en agitant un épouvantail : ils prétendent que l’histoire de la construction européenne est fondée sur un mythe, celui des « quasi-saints » que sont les « pères fondateurs ». Après quoi, ils avancent leurs trois thèses visant à démonter ce mythe, qui seront développées au cours de l’ouvrage : Thèse 1 : la construction européenne a été guidée, dès ses origines, par l’objectif du rétablissement du libre-échange sous la pression des ÉtatsUnis, dans le cadre de la Guerre froide et de la lutte anti-communiste. Thèse 2 : l’intégration européenne s’est faite exclusivement par la voie du marché, depuis la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), initiée en mai 1950 par le Plan Schuman, jusqu’à l’Union Européenne, initiée par le Traité de Maastricht, en 1992. Ce processus, loin d’être fortuit, serait le résultat de l’action des néo-libéraux dont l’objectif, couronné de succès, aurait été d’extirper le socialisme, et ce sous toutes ses formes. Thèse 3 : la dynamique entre les différentes institutions européennes a été pilotée par des instances supranationales technocratiques (Cour de Justice, Banque centrale européenne) qui ont miné l’indépendance des États-nations, tout en créant une Union européenne érigée en apôtre du libéralisme commercial dans le monde et non pas en instrument visant à gouverner la mondialisation, comme le prétendraient ses thuriféraires. Conclusion : le modèle social européen est devenu la victime, ou plutôt la proie, de l’intégration européenne, dont les avancées en matière de politique sociale ont été subordonnées aux politiques néo-libérales, guidées par des oligarchies – y compris syndicales – et ce dans le but de satisfaire les « intérêts des patrons des grandes entreprises » (p. 11). Passons leurs arguments au crible de ce qui est l’état de la recherche en historiographie de l’intégration européenne – puisque tel est l’un des objectifs méthodologiques de la collection Raisons d’agir – pour se pencher ensuite sur les conséquences intellectuelles, et si l’on veut politiques, d’une autre interprétation de l’histoire européenne, en grande partie opposée à celle présentée ici par les auteurs. 24/09/10 19:17:28 4 A.S. Milward, The European Rescue of the Nation-State, London & New York, Routledge, 1992, chapitre 6. La traduction est faite par mes soins car ce livre n’est pas traduit en français. Et cela, malgré le succès qu’il a rencontré et qui lui a valu une deuxième édition en 2000, avec une invitation à sa lecture faite par Perry Anderson, éditeur historique de la New Left Review. Anderson, de son côté, a dédié à Milward son livre récent sur l’histoire de l’intégration européenne (P. Anderson, The New Old World, London & New York, Verso, 2009). 5 A.S. Milward, The Reconstruction of Western Europe, 1945-1951 (1984), London, Methuen, 1987 ; The Rise and Fall of a National Strategy, 1945-1963, London & Portland, Frank Cass. Whitehall History Publishing, 2002 ; Politics and Economics in the History of the European Union, London, Routledge, 2005. On ne mentionnera pas ici les différents articles en anglais, mais aussi en français, italien, portugais, espagnol et allemand que Milward a publiés sur la question. On retiendra simplement : « Le changement dans la continuité », Le Débat, septembre-octobre 1996, n° 91, p. 134-142. 6 Pour un panorama récent de l’historiographie de l’intégration européenne, on peut consulter, W. Kaiser, B. Leucht & M. Rasmussen (dir.), The History of the European Union: Origins of a Trans- and Supranational Polity: 1950-1972, London & New York, Routledge, 2009. 7 A.S. Milward, F.M.B. Lynch, R. Ranieri, F. Romero & V. Sørensen, The Frontier of National Sovereignty. History and Theory. 1945-1992, London, Routledge, 1993. La liste des thèses dirigées ou co-supervisées sur l’histoire de l’intégration européenne est trop longue pour les énumérer ici. L’année prochaine sera publié un livre de Mélanges assez complet : F. Guirao, F.B. Lynch, S.M. Ramírez Pérez, Alan S. Milward and a Century of European Change, London & New York, Routledge, à paraître en 2011. raison13.indb 265 265 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… La question du mythe des « pères fondateurs » est bien connue des historiens. Il revient, en particulier, à l’une de ses plus brillantes figures, le professeur britannique Alan S. Milward, d’avoir exposé et démonté ce mythe, et ce au moins depuis 1992, dans un chapitre de son livre The European Rescue of the Nation-State, intitulé : « Les vies et les enseignements des Saints-Pères de l’Europe » 4. Denord et Schwartz ne citent aucun de ses nombreux travaux 5, et paraissent ignorer que, s’il a bien existé une historiographie « fédéraliste », son influence et ses arguments ont bel et bien été mis à mal non seulement par le travail de Milward 6, mais également par l’école historiographique qu’il a formée dans le cadre de sa chaire d’histoire de l’intégration européenne à l’Institut universitaire européen de Florence 7. On peut conjecturer que le fait de mentionner ces travaux aurait mis Denord et Schwartz dans l’embarras en les contraignant à composer avec les conclusions produites par ces recherches. 24/09/10 19:17:28 266 Commençons par la première thèse, développée dans le chapitre I, « L’Europe à l’heure américaine ». Les auteurs partent d’emblée dans un idéalisme de type hégélien en expliquant aux lecteurs que les réseaux fédéralistes ont effectivement guidé les décisions politiques qui ont permis les débuts de l’intégration européenne et son développement. Tel serait le cas, en particulier, du Mouvement européen qui, avec le Congrès de La Haye de 1948, avait été le point de départ d’une action conjointe d’hommes politiques venant des différents partis politiques de droite (Winston Churchill, Robert Schuman, Alcide de Gasperi) et de gauche (Léon Blum, Paul-Henri Spaak). Selon cette analyse, si cette cabale fédéraliste a eu de l’influence, c’était en partie parce que ceux qui s'y associaient avaient en partage leur anticommunisme et étaient en partie financés par les services secrets américains dans le cadre de la Guerre Froide 8. Avec leur appui, les États-Unis ont lancé les deux organisations internationales, l’OTAN et l’OECE, qui seraient les piliers militaires et économiques dans lesquels s’inséreraient les premiers essais d’intégration européenne : le Plan Schuman, la Communauté européenne de défense et, enfin, la Communauté économique européenne et l’Euratom. La caricature arrive à son comble quand les auteurs prétendent que le seul à vouloir sauver l’Europe de sa destinée libre-échangiste et atlantiste était Charles de Gaulle. Son Plan Fouchet de coopération politique, qui a échoué par manque d’appui chez les autres pays membres, aurait été la seule vraie Europe européenne en face de l’Europe américaine crée par la CECA de Jean Monnet et par les Traités de Rome de Paul-Henri Spaak et Robert Marjolin. On a rarement vu une liquidation aussi sommaire et simplificatrice, dépourvue de rigueur et de respect pour les travaux des historiens des différentes générations, écoles et nationalités qui ont tant écrit sur cette période fondatrice de l’intégration européenne. Il aurait pourtant suffi 8 Compte tenu de l’ambition d’introduction encyclopédique du livre de Denord et Schwartz, ceux-ci auraient pu utiliser, et citer, les actes du colloque sur le Congrès de la Haye, organisée par le Centre Virtuel pour la Recherche de l’Europe, plutôt que d’improviser des commentaires sur des contemporains de l’époque dont la valeur, en tant que preuve historique, est nulle. Voir J.-M. Guieu & J.-C. Le Dréau, Le « Congrès de l’Europe » à la Haye (1948-2008), Bruxelles, Euroclio, P.I.E.-Peter Lang, 2008. raison13.indb 266 24/09/10 19:17:28 9 Pour une bibliographie excellente et complète sur les travaux des historiens par thématiques, voir J. Raflik & J.-M. Guieu, « Penser et construire l’Europe, bibliographie », Historiens & Géographes, juillet-août 2007, n° 399, p. 145-183. raison13.indb 267 267 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… d’utiliser une bibliographie facilement accessible à tout enseignant du secondaire en France en 2007, grâce au travail effectué par les spécialistes français, quand l’histoire de l’intégration européenne a été le sujet du CAPES et de l’agrégation 9. Il est en outre proprement stupéfiant que des sociologues et politistes, qui se disent véritablement soucieux d’adopter une démarche historique, puissent se contenter de puiser superficiellement dans ces débats, sans se poser la question que tout chercheur en sciences sociales doit se poser pour expliquer un phénomène social : quels sont les agents et/ou les structures qui ont joué un rôle déterminant dans ce processus de construction politique. Pour un historien, les agents principaux de ce processus inédit de cession volontaire de souveraineté nationale multilatéral comme l’intégration européenne, ne sont pas, contrairement à ce que soutiennent les auteurs, les technocrates ou les intellectuels, mais les hommes d’État. Socialistes, libéraux ou chrétiens-démocrates, comme Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak, Jean Monnet ou Paul Van Zeeland, ce sont eux qui ont pris la décision consciente de partager leur souveraineté nationale, sous la vigilance des structures politiques, économiques et sociales qui caractérisent les sociétés de masses des démocraties libérales occidentales. Comme Milward l’a démontré, la mise en commun de la souveraineté politique dans six pays de l’Europe occidentale, durant cette phase précise de l’histoire, a répondu à une demande interne des États-nations européens, alors en pleine chute impériale, après l’abîme de la crise économique du 1929, l’ascension du fascisme et du communisme, et la défaite pendant la guerre : leur re-légitimation à travers la construction de l’État-providence (welfare state) dont la viabilité internationale aura été sauvegardée (rescue) par l’intégration européenne. Donc, on ne peut parler d’Europe américaine, car les États-Unis avaient bel et bien essayé d’imposer un modèle libreéchangiste et de sécurité qui, s’il avait triomphé, aurait donné raison à nos auteurs : l’OECE et l’OTAN, et non pas les communautés européennes 24/09/10 19:17:28 268 raison13.indb 268 (CECA-CEE-Euratom) ou la Communauté européenne de Défense (CED). On pourrait certes argumenter que l’OTAN a gagné sur la CED, en ajoutant toutefois que cela n’a pas été seulement le fait des Américains mais du Parlement français, le seul des États membres à ne pas avoir ratifié le traité CED. En conclusion sur ce premier point, l’interprétation dominante dans l’historiographie de l’intégration de l’Europe, depuis plus d’une décennie, est bel et bien que les origines de l’intégration européenne sont européennes, et non pas américaines, et qu’elles ont servi à construire le modèle social européen, pas à le démolir. Voilà une analyse qui devait gêner nos auteurs dans leur interprétation et qu’ils auraient dû, en tout cas, discuter ou au moins tenter de réfuter. Concernant maintenant la critique « oligarchique » qu’ils formulent quant aux origines du processus, les auteurs semblent ne pas saisir comment fonctionnent les systèmes sociaux, politiques et économiques dans les sociétés du capitalisme avancé, en particulier le rôle de la démocratie représentative et les contraintes des structures économiques, sociales, militaires et politiques des relations internationales. La meilleure preuve que les structures démocratiques pouvaient bloquer le projet d’intégration politique, ou au contraire l’accepter volontairement, n’est autre que le rejet de la CED par le Parlement français. Par ailleurs, la preuve la plus évidente que la CEE n’était pas, dès ses origines, une restauration du libre-échange atlantiste est le refus du général de Gaulle d’en sortir quand il est arrivé au pouvoir. Enfin, la preuve définitive que la France, ou tout autre pays de la CEE, ne pouvait pas progresser dans la voie de l’intégration en ne jouant que sur le rapport des forces nationales, est l’échec du Plan Fouchet. Bref, l’histoire des origines de l’intégration européenne nous montre des choses utiles pour comprendre le présent – du moins, à condition de savoir le déchiffrer dans sa complexité au lieu d’élaborer hâtivement une philosophie de l’histoire idéaliste qui réduit le processus de l’intégration européenne à la constante progression téléologique de l’idée fédérale ou… néo-libérale. Mais passons, justement, du poids des idées de la cabale fédéraliste à celle de la cabale néo-libérale, qui est l’objet du deuxième chapitre du livre. 24/09/10 19:17:28 10 S.M. Ramírez Pérez, Public Policies, European Integration and Multinational Corporations in the Automobile sector: the French and Italian cases in a comparative perspective 1945-1973, Ph.D. European University Institute Florence, 2007, p. 354365. 11 J. Gillingham, European Integration 1950-2003. Superstate or New Market Economy?, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. Sur la CECA, voir J. Gillingham, Coal, Steel and the Rebirth of Europe 1945-1955, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 12 R. Ranieri & L. Tosi (dir.), La Comunità europea del carbone e dell’acciaio 19522002: gli esiti del trattato in Europa e in Italia, Padova, Cedam, 2004. raison13.indb 269 269 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… Le chapitre 2 commence par une erreur qui s’explique par le projet des auteurs, celui de prouver que l’intégration européenne est une expérience purement et simplement néo-libérale lancée par les membres de la Société Mont Pèlerin, et en particulier par les ordo-libéraux allemands et les hommes d’affaires de la Ligue européenne de coopération économique. Les travaux des historiens montrent pourtant que la première expérience d’intégration, la CECA, avait pour objectif de contrôler le puissant cartel de l’acier. Elle s’est d’ailleurs attiré l’opposition de presque tous les milieux des affaires conservateurs qui voyaient dans ses pouvoirs d’intervention sur les structures des marchés – le fameux dirigisme – ainsi que dans sa supranationalité des précédents très dangereux pour les autres secteurs de l’économie. Je me permets ici de renvoyer à mon propre travail de doctorat, dans lequel j’ai pu montrer que le PDG de Renault, Pierre Lefaucheux, 9e Sage de la Résistance, membre du Comité général d’étude et protagoniste de la nationalisation de cette entreprise multinationale de la mécanique, a bel et bien aidé Jean Monnet à contrer les influences des sidérurgistes sur le monde politique et l’opinion publique française 10. Si Denord et Schwartz avaient tenu compte des travaux pionniers sur la CECA de l’historien américain, John Gillingham 11, et des recherches sur l’histoire de la CECA éditées par Ruggero Ranieri 12, sans doute auraientils convenu de la nature interventionniste de la CECA – un exemple de « monnetisme » non repris dans les Traités de Rome. Peut-être auraientils dû aussi mieux utiliser le dernier livre de Gillingham qui, avec la foi du converti à la confession néo-libérale, est l’historien le plus proche de leur point de vue dans l’interprétation générale de l’histoire de l’intégration européenne. Si l’on peut comprendre que des historiens néo-libéraux 24/09/10 19:17:28 270 raison13.indb 270 soutiennent le mythe de l’influence de leurs idées dans ce processus politique, il est en revanche pour le moins paradoxal que cela devienne aussi le cheval de bataille des intellectuels de gauche en France. Sur le Traité de Rome, les erreurs d’interprétation et l’utilisation non rigoureuse des travaux des historiens, de la part de Denord et Schwartz, sont tout aussi évidentes. La question ne concerne pas seulement la nature du Traité – chose qui se discute dans la mesure où, comme tout document d’ordre quasi constitutionnel, il est le résultat d’un compromis entre intérêts nationaux, principes idéologiques et rapports de forces. Mais elle vise aussi le développement des politiques qui se sont définies au travers du jeu inter-institutionnel d’une communauté politique en construction, dominée dès ses origines par ses États membres, et non par des cliques européistes ou intellectuelles. Sur la nature du traité et sa supposée matrice néo-libérale, les preuves sont claires et sans appel contre la thèse de Denord et Schwartz. D’abord, il faut rappeler la distance entre le Rapport Spaak, qui était un document en effet très libéral, et le Traité de Rome. Cette distance est même abyssale. Les États membres ont changé ce projet. Au premier chef, les premiers ministres de gauche, comme le socialiste français Guy Mollet, le Belge Achille Van Acker et les sociaux-démocrates hollandais Willem Drees et Sicco Mansholt, ont œuvré pour trouver un compromis avec les chrétiensdémocrates allemands et italiens, en particulier le chancelier allemand Konrad Adenauer. À l’époque, les ordo-libéraux, représentés politiquement par le ministre des finances d’Adenauer qu’était Ludwig Erhard, n’ont pas été tous satisfaits par le Traité de Rome, contrairement à ce que disent les auteurs. Erhard, en effet, souhaitait le développement d’une zone de libre-échange paneuropéenne que les gouvernements conservateurs anglais avaient lancée dans l’OEEC, pour faire capoter la CEE. Ce plan devait échouer, avant de se prolonger par la création de l’AELE, qui aurait été le véritable projet libre-échangiste souhaité par Erhard pour créer par la suite, avec les États-Unis dans le cadre du GATT, un marché transatlantique. Le lien entre Erhard et le monde des affaires qui était le plus proche des néolibéraux n’était pas la Ligue Européenne de Coopération Économique – elle comprenait des travaillistes et syndicalistes britanniques – mais la section allemande du Comité pour le Progrès Économique et Social, que 24/09/10 19:17:28 13 S.M. Ramírez Pérez, « The European Committee for Economic and Social Progress: Business Networks between European and Atlantic Communities », dans W. Kaiser, B. Leucht & M. Gehler (dir.), Transnational Networks in Regional Integration: Governing Europe 1945-83, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2010, p. 61-84. 14 S.M. Ramírez Pérez, « The French automobile industry and the Treaty of Rome: Between Welfare State and Multinational Corporations », dans M. Gehler (dir.), From Common Market to European Union Building: 50 Years of the Rome Treaties, 1957-2007, Wien, Köln & Weimar, Böhlau Verlag, 2009, p. 169-197. raison13.indb 271 271 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… les auteurs ne citent pas. Cette section a défendu, en solitaire à l’intérieur du Comité, et en accord avec le Committee for Economic Development (CED) – l’association de l’establishment des multinationales américaines – l’élimination de la brèche économique qu’inaugurait, à leurs yeux, la création de la Communauté économique européenne, tant à l’intérieur de l’Europe que vis-à-vis des États-Unis 13. Pour ce qui est de l’harmonisation sociale manquée au Traité de Rome, il faudrait préciser, en outre, que si la France avait toujours proposé une « harmonisation des conditions de production » comme préalable à un des objectifs de l’intégration européenne qu’était la création d’un marché supranational, ce n’était pas tant par idéologie que pour des raisons pragmatiques, en particulier par crainte de ne pas disposer d’une industrie capable de rester compétitive vis-à-vis de l’industrie allemande ou italienne. En effet, l’industrie française était dépendante, tel le toxicomane à sa drogue, des marchés coloniaux qui étaient pourtant en train de s’évanouir les uns après les autres consécutivement aux luttes pour l’indépendance. De surcroît, les mesures fiscales et sociales du Front Républicain, dans le contexte précis de la guerre d’Algérie, mettaient les Français dans une situation de faiblesse qui les ont poussés à chercher des garanties, qu’ils ont obtenues avec une clause de sauvegarde. Enfin, si ce fut bien la création du marché commun, et non pas d’un simple libre-échange commercial, qui constitua le centre du Traité de Rome, celle-ci était incluse dans une construction politique plus large, la France ayant obtenu que les nouvelles institutions politiques ainsi que la libéralisation commerciale se développent en parallèle des politiques communes européennes, qui ne furent néo-libérales ni dans leur conception ni dans leur développement postérieur, mais bien plutôt le résultat d’un compromis politique 14. Ce compromis s’est noué entre intérêts nationaux et conceptions politiques, 24/09/10 19:17:29 272 principalement socialistes et démocrates-chrétiennes, pour soutenir, renforcer et compléter les politiques nationales tendant à consolider le modèle social européen : l’État-providence. Bref, on ne peut pas du tout attribuer la création de l’Europe à des hommes politiques néo-libéraux. Les acteurs que les auteurs definissent comme néo-libéraux ont été, en vérité, des hommes d’État sociaux-libéraux, comme le Belge Jean Rey, ou des socialistes libéraux comme Robert Marjolin, influencés par les idées du New Deal et par le travaillisme britannique – et non par le néolibéralisme 15. La seule vraie exception serait Alfred Müller-Armack. Encore faut-il préciser que, côté allemand, on ne peut définir un acteur politique aussi important que Walter Hallstein comme un « néo-libéral ». Schwartz et Denord semblent néanmoins conscients de la faiblesse de leur thèse sur tous ces points. On s'en aperçoit lorsqu’ils évoquent les politiques communes importantes – politique commerciale, politique agricole commune (PAC) et politique de la concurrence – qu’ils cherchent à décrire, de manière erronée, comme néo-libérales, tranchant, de la sorte, des débats dont certains restent encore ouverts. Aux pages 70-71, les auteurs paraissent ignorer les conclusions de certains de ces travaux qu’ils mentionnent. Tel est le cas, sur ce dossier, des études d’Ann-Christina Knudsen, qui nous montrent que la PAC a été guidée par le souci de garantir les revenus des agriculteurs européens et non de créer un marché. Sans parler du contrôle des prix et des quantités à produire, qui font de ce secteur, fondamental pour beaucoup d’économies, un secteur strictement planifié et objet d’un interventionnisme politique 16. Concernant la politique de la concurrence, les auteurs éludent l’existence d’un débat, qui reste encore ouvert entre spécialistes de l’intégration européenne, sur la prétendue origine néolibérale de cette politique. J'ai eu l’occasion d’étudier ce problème et j’ai tiré des conclusions qui ont été récemment corroborées par un juriste, s’appuyant sur les mêmes sources essentielles que sont les archives des 15 M. Dumoulin (dir.), La Commission Européenne, 1958-1972. Histoire et mémoires d’une institution, Luxembourg, Office des Publications des communautés européennes, 2007. 16 A.-C. Knudsen, Farmers on Welfare. The Making of Europe’s Common Agricultural Policy, Ithaca & New York, Cornell University Press, 2009. raison13.indb 272 24/09/10 19:17:29 Enfin, Denord et Schwartz disent peu de chose de la politique commerciale, sûrement parce que ce qui différencie une zone de libreéchange, comme l’AELE, d’une union douanière installée par la CEE n’est autre que l’existence d’une politique commerciale commune, dans le cadre de laquelle la CEE a refusé, avec succès, la création d’une zone de libre-échange transatlantique proposée par les États-Unis lors du Kennedy Round 18. Il est surtout étonnant que les auteurs centrent leur propos sur les échecs de l’Europe communautaire en invoquant des politiques qui n’ont fait leur entrée dans l’intégration européenne de façon indiscutable que lors du Traité de Maastricht, comme par exemple la coordination des politiques macroéconomiques, la politique industrielle ou la politique sociale. Ils oublient que ces politiques avaient peu des chances d’être vraiment développées par les institutions 17 S.M. Ramírez Pérez, « Anti-trust ou anti-US ? L’industrie automobile européenne et les origines de la politique de la concurrence de la CEE », dans E. Bussière, M. Dumoulin & S. Schirmann (dir.), Europe organisée, Europe du libre marché, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2006. p. 203-229 ; P. Akman, « Searching the Long-Lost Soul of Article 82 EC », Oxford Journal of Legal Studies, 2009, vol. 29, n° 2, p. 267-303. 18 S.M. Ramírez Pérez, « The role of multinational corporations in the Foreign Trade Policy of the European Economic Community: the automobile policy between 1959 and 1967 », Actes du Gerpisa, Variety of Capitalism and Diversity of Productive Models, Paris, CCFA, 2005, p. 87-105. raison13.indb 273 273 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… négociations du Traité de Rome 17. Pour preuve, je cite les positions prises en faveur du Traité de Rome, et en particulier en faveur des articles sur la concurrence, par le PDG de Renault, Pierre Dreyfus. Cet ancien Président des Houillères de Lorraine, ancien camarade de Claude Levi-Strauss et de Robert Marjolin dans l’aile planiste de la SFIO pendant les années 30, deviendra le ministre de l’industrie qui négociera les nationalisations de 1981, avant de devenir conseiller du Président Mitterrand. J’ai exhumé ainsi la conférence que Marjolin a prononcée devant les cadres de Renault, vitrine de l’État-providence à la française, qui explicite les raisons d’adopter le Traité de Rome, en insistant sur la nécessité de trouver une base arrière pour affronter les multinationales nord-américaines, dans une économie qui se mondialisait et dans le contexte précis de la perte des marchés des colonies de cette République Impériale qu’avait été la France. 24/09/10 19:17:29 274 européennes, même si les commissaires chargés de cette question ont cherché à convaincre les États de céder une part de leur souveraineté également dans ces domaines. Même si cela risquait de mettre à mal leur hypothèse de fond, les auteurs auraient dû plutôt évaluer les politiques d’aide au développement, la politique régionale, la Banque européenne d’Investissement ou le Fonds social européen. Plutôt que de se pencher sur les accomplissements, les auteurs ont préféré présenter, dans ce deuxième chapitre, une intégration guidée par une Commission européenne considérée comme un nid de bureaucrates illégitimes et néo-libéraux. En réalité, comme les travaux de Milward, parmi d’autres, l’ont démontré, ce sont les gouvernements des Six qui ont délimité et modulé les rythmes de l’intégration européenne à partir du Conseil des Ministres, véritable locus des décisions de Bruxelles, où siègent les représentants démocratiques des peuples de l’Europe jusqu’à la montée en puissance d’un Parlement européen directement élu à partir de 1979. En conclusion, il n’y a pas eu de cabale néo-libérale comme moteur de l’intégration européenne. Le troisième chapitre évoque enfin la période qui s’étend de 1979 à nos jours. Entrent alors en scène les nouveaux « Méchants » de service : « l’Angleterre Thatchérienne, la France mitterrandienne et le patronat européen organisé ». Le fruit de tout cela n’est autre que l’Acte Unique européen et le Traité de Maastricht, avec son Union monétaire résultant de l’idéologie monétariste et du lobby du monde des affaires européen, à travers l’European Round Table of industrialists (ERT) et l’Association pour l’Union monétaire de l’Europe. Il faut dire que, sur cette période commençant en 2009, les travaux des historiens sont assez limités car les archives publiques – base première, même si elle n’est pas la seule, de leurs recherches – ne sont pas encore ouvertes, en raison de la limite générale de 30 ans pour accéder à ces archives. On se retrouve donc sur un terrain plutôt étudié en détail par des chercheurs d’autres disciplines, en particulier les politistes. Dans leur grande majorité, ceux-ci considèrent que la meilleure façon de concevoir l’intégration européenne sur cette période est de l’étudier sous l’angle d’une construction politique transnationale, dans la mesure où s’est raison13.indb 274 24/09/10 19:17:29 19 Pour un ouvrage collectif récent en français, voir R. Dehousse (dir.), Politiques Européennes, Paris, Presses de Science Po, 2009. Pour une vision complète et originale, avec une réédition récente, A. Smith, Le Gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique (2004), Paris, LGDJ, 2010. Pour une étude de la période qui contredit la vision de Denord et Schwartz, voir N. Jabko, L’Europe par la marché : histoire d’une stratégie improbable (2006), Paris, Presses de Sciences Po, 2009. 20 B. van Apeldoorn, Transnational Capitalism and the Struggle over European Integration, London, Routledge, 2002. 21 S.M. Ramírez Pérez, « Transnational business networks propragating EC industrial policy: The role of the Common Market Automobile Constructors », dans Kaiser, Leucht & Rasmussen (dir.), The History of the European Union, op. cit., p. 74-93. raison13.indb 275 275 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… créé un processus d’institutionnalisation politique forte qui devait s’accélérer après 1979, et non pas un simple marché tendant à créer un ordre économique ordo-libéral 19. On verra pourquoi ne pas adopter ce tournant politique pour analyser l’intégration européenne est une erreur d’analyse majeure, aux conséquences fâcheuses pour les louables intentions des auteurs et de la collection qui les édite. Sur l’Acte Unique Européen, les auteurs soutiennent que les institutions européennes se sont mises au service de la pensée unique néo-libérale bien avant l’arrivée de Jacques Delors à la Commission européenne, par le biais de l’ERT. N’ayant hélas pas utilisé le travail le plus détaillé – dans une perspective gramscienne 20 – sur cette institution, Denord et Schwartz oublient que l’ERT, lors de sa fondation, n’était ni néolibérale ni libre-échangiste. Son fondateur, Pehr Gyllenhammar, PDG de l’entreprise suédoise Volvo, était plutôt partisan d’une politique industrielle européenne et il a collaboré avec la France de Mitterrand pendant ses premières années. Comme la Suède ne faisait pas encore partie de la CEE, c’est Pierre Dreyfus qui avait œuvré pour que Gyllenhammar participe aux discussions communautaires avec les autres multinationales européennes de l’automobile, afin d’encourager d’abord le Commissaire chargé de l’industrie, Altiero Spinelli, et ensuite son successeur Étienne Davignon, à développer une politique néo-corporatiste – et non pas néolibérale – au niveau européen dans des secteurs industriels 21. Mais le plus important, dans cette partie, est sans doute le choix de Denord et Schwartz de s’en prendre au « tournant européen » du Parti Socialiste, et à Jacques Delors en particulier, dont la faute serait d’avoir 24/09/10 19:17:29 276 accepté la subordination de l’Europe Sociale à ce pilier néo-libéral qu’était le marché unique. La réalité est que l’Acte Unique Européen n’était que la réalisation du marché unique. Le marché commun accompli en 1968 n’avait éliminé que les restrictions quantitatives et les barrières douanières internes, tandis que le marché unique s’attaquait aux barrières non douanières, comme les normes techniques, et promouvait les quatre libertés (libre circulation des marchandises, des capitaux, des hommes et des services). Toutefois, là encore, si le contenu du marché unique était libéral, et non pas interventionniste suivant le modèle de la CECA ou de la PAC, il est excessif de parler de victoire néo-libérale, dans la mesure notamment où il y avait aussi des avancées importantes pour l’intégration européenne, avec l’augmentation des décisions à la majorité qualifiée. La Dame de Fer, en personne, le dit dans ses mémoires : « Looking back, it is now possible to see my second term (1983-1987) as Prime Minister as that in which the European Community subtly but surely shifted its direction away from being a Community of open trade, light regulation and freely co-operating sovereign nation-states towards statism and centralism » 22. Sans doute le néo-libéralisme, comme idéologie, a-t-il joué après 1979 un rôle plus important dans l’intégration européenne, en s’appuyant sur les conséquences sociales et politiques de la crise économique des années 70 sur chacune des économies européennes. Mais il ne faudrait pas renverser l’analyse causale du processus : ce n’est pas l’intégration européenne qui a renforcé un néo-libéralisme qui était déjà triomphant avant le marché unique. Je propose de parler plutôt de compromis « social-libéral » : la formule semble plus adaptée au rapport des forces politiques en Europe, avec des pays du Sud de la nouvelle Europe élargie, comprenant des gouvernements dirigés la plupart du temps par des socialistes, et des conservateurs et libéraux du Nord de l’Europe 23. La plus grande erreur de Denord et Schwartz, dans cette partie, est d’oublier que l’intégration européenne a été d’abord un projet politique 22 M. Thatcher, The Downing Street Years, London, HarperCollins, 1993, p. 536. 23 S.M. Ramírez Pérez, « The European Search for a New Industrial Policy (19701992) », dans S. Baroncelli, C. Spagnolo & L.S. Talani (dir.), Back to Maastricht: Obstacles to Constitutional Reform within the EU Treaty (1991-2007), Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. 303-325. raison13.indb 276 24/09/10 19:17:29 raison13.indb 277 277 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… des États et de forces politiques différentes, et non la construction d’un marché, qui fut un moyen et non pas l’objectif final des actions de la plupart des acteurs politiques européens – sauf sans doute Thatcher. Il est certes bien évident que les questions économiques ont été prioritaires jusqu’en 1992, mais déjà lors de l’Acte Unique Européen, puis surtout avec Maastricht, de nouvelles dimensions plus strictement politiques – comme la politique étrangère et de sécurité commune, ou la Justice et les Affaires intérieures – ont peu à peu émergé, en moins de deux décennies, avec la création de l’Union européenne. Cette Union européenne a coexisté avec les Communautés européennes jusqu’au Traité de Lisbonne de 2009, quand elle s’y est substituée définitivement, achevant un processus qui est qualitativement très différent de la période de l’avant 1992. La fin de la Guerre Froide, avec la dissolution du bloc communiste en Europe, la montée de l’unilatéralisme américain et l’accentuation de la globalisation en ont été les raisons de fond. Mais les auteurs n’évaluent pas cette période à l’aune de ces bouleversements du cadre mondial, alors qu’ils ont passé tout le premier chapitre à présenter l’intégration européenne comme un rejeton de la politique des blocs. Au reste, s’y arrêter rendrait plus malaisée l’entreprise de démolition intellectuelle de la construction européenne « réellement existante » car il serait difficile pour les auteurs d’expliquer comment cette entreprise néolibérale et technocratique, représentée au premier chef par des socialistes, a pu attirer, malgré Maastricht qui est supposé constituer un hymne à la joie néo-libéral, d’abord des pays incarnant des modèles avancés d’Étatprovidence social-démocrate – comme la Suède, l’Autriche, et la Finlande en 1995 – pour ensuite avaler successivement des pays de l’Europe de l’ancien bloc soviétique qui n’avaient, si l’on suit la logique des auteurs, aucun besoin de l’Europe pour garder leur autonomie regagnée avec grand effort et assurer la prospérité de leurs citoyens. Mais il semblerait que si la vie était dure en Europe après 1992, elle l’était encore plus en dehors d’elle, pour les pays plus ou moins riches d’Europe. Pour revenir au sujet et au titre du livre, « l’Europe sociale » ne doit pas être recherchée, durant cette période, là où les États membres n’ont pas voulu la développer, c’est-à-dire dans la réalisation manquée d’un État social européen, mais plutôt du côté du renforcement des fonds sociaux 24/09/10 19:17:29 et des fonds régionaux qui ont servi à gérer les reconversions industrielles des pays de la CEE. Reprocher à l’intégration européenne de ne pas avoir un seul modèle européen est vain du point de vue de la recherche, car il n’a jamais été question d’uniformiser les différents modèles d’État social existant en Europe. Au demeurant, aucun peuple ne souhaite renoncer au sien, étant donné que chacun est indissolublement lié aux conceptions nationales de la citoyenneté, qui ne sont pas les mêmes pour les six, encore moins pour les neuf, douze, quinze ou vingt-sept membres. 278 raison13.indb 278 À l’heure actuelle, l’exemple de l’Europe monétaire mérite un commentaire spécial non seulement parce que, pour les auteurs, elle représente le meilleur exemple du néo-libéralisme – convergence de l’ordo-libéralisme et du monétarisme – mais aussi parce que ce livre s’inscrit dans une perspective politique assez précise dans le panorama politique franco-français : celle adoptée, entre autres, par le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Malgré tous les problèmes, et ils ne sont pas minces, qu’on peut trouver dans l’intégration monétaire depuis son instauration, l’Euro a bien fonctionné pour les buts d’intégration et de protection des pays de la zone. Et cela, contre toutes les prévisions des économistes, orthodoxes ou hétérodoxes, qui pour des raisons diverses ne croient guère à sa pérennité. Mais les faits sont là : l’Euro tient depuis plus d’une décennie, et il reste aujourd’hui le levier principal pour la défense d’un projet européen qui se trouve dans une situation de crise structurelle grave depuis la démission de la Commission Santer en 1999. Cette crise a culminé avec l’échec du référendum constitutionnel de 2005 et dans les circonstances médiocres qui ont débouché sur l’approbation finale du Traité de Lisbonne, à la fin 2009. On pourrait alors discuter en effet de l’existence d’un tournant néo-libéral de l’intégration économique européenne depuis l’approbation en 1997 du pacte de stabilité et de croissance ainsi qu’à l’heure actuelle, en 2010. On pourrait considérer aussi le rôle de la « troisième voie » du New Labour dans ces évolutions. Mais la solution que nous proposent Denord et Schwartz, à savoir procéder comme De Gaulle et Thatcher, en bloquant le fonctionnement de l’Union à partir du refus d’une seule nation, afin de tout changer, 24/09/10 19:17:29 24 H. Golemis, « Can PIGS fly? », Transform: European Journal for Alternative Thinking and Political Dialogue, 2010, n° 6, p. 129-115. Voir dans le meme journal E. Gauthier, « Crisis, Europe, Alternatives and Strategic Challenges for the European Left », p. 115-129. raison13.indb 279 279 sigfrido ramírez pérez Europe néo-libérale ? Les limites d’une interprétaion téléologique… équivaut ni plus ni moins aujourd’hui, à ce que le NPA et d’autres ont proposé : rompre avec une intégration européenne néo-libérale qu’ils ne s’estiment pas capables de transformer de l’intérieur. Cela voudrait dire recommander à la France de sortir de l’Euro unilatéralement pour gagner des « marges de manœuvre » en dévaluant le franc, puis éventuellement en sortant pacifiquement de l’Union européenne. Mais la France serait alors bien seule, car aucun autre pays membre ne souhaite sortir de la zone Euro. Bien au contraire : des membres de l’Union veulent entrer dans la zone Euro, et des voisins demandent à être dans l’UE. Dans le cas grec, où ce débat est très vif à l’heure actuelle (en mai 2010), des intellectuels de gauche, autour de la revue Transform!, nous expliquent pourquoi sortir de l’Euro ne serait aujourd’hui ni progressiste ni efficace, mais très dangereux à la fois pour le pays et l’action unitaire des partis de gauche, en Grèce et en Europe. Outre le fait d’accentuer la crise, une telle sortie contribuerait à ce que la crise ne soit plus qu’un problème national, et non pas une question européenne, mettant ainsi le pays dans les mains du Fonds Monétaire International 24. Bien entendu, on quitte là le terrain de la discussion historique et scientifique, pour aller vers le débat politique. Il ne s’agit pas de mêler les deux registres de discours, comme le font allègrement nos deux auteurs, mais il n’est pas interdit non plus de réfléchir, en citoyen, à l’avenir. Le processus politique d’intégration est si fortement enclenché que les intellectuels progressistes devraient plutôt, me semble-t-il, penser à saisir toutes les opportunités pour faire avancer les choses de l’intérieur de l’intégration existante. Paradoxalement, il semblerait qu’une certaine gauche manifeste une attitude vis-à-vis de l’intégration européenne qui rappelle celle de la gauche communiste concernant la « démocratie bourgeoise ». Évitons à une nouvelle génération de refaire encore un long chemin d’erreurs et mettons les choses au clair : si l’Europe sociale doit être l’objectif politique d’un mouvement social 24/09/10 19:17:29 européen, comme le demandait Pierre Bourdieu, la solution ne passe pas par un retour à des voies nationales d’action politique, mais par une action politique transnationale pour la définir et l’atteindre par étapes et alliances intellectuelles et politiques. L’histoire de l’intégration européenne peut y aider en montrant les chemins parcourus, ou non, et non pas en accordant crédit à une téléologie néo-libérale. Partir d’un débat autour du livre de Perry Anderson déjà cité 25 pourrait être un bon début. 280 25 Anderson, The New Old World, op. cit. raison13.indb 280 24/09/10 19:17:29 Littérature, arts et culture La littérature pour la jeunesse : une école de vie ? raison13.indb 281 24/09/10 19:17:29 raison13.indb 282 24/09/10 19:17:29 INTRODUCTION Sylvie Servoise* 283 raison publique n° 13 • pups • 2010 On a souvent reproché à la littérature pour la jeunesse du passé son caractère édifiant. De fait, elle fut d’abord consciemment morale et éducative. On trouve déjà dans Les Aventures de Télémaque, écrites par Fénelon en 1694 à destination du petit-fils de Louis XIV et considérées comme le premier texte pour la jeunesse, cette alliance de l’instruction et du plaisir qui sera pour longtemps au cœur de la littérature destinée aux plus jeunes. Mais Fénelon, contant les aventures maritimes du fils d’Ulysse dans le but de faire connaître au futur souverain la culture antique et de lui dispenser une formation morale et politique, faisait-il autre chose que suivre les préceptes de l’époque classique qui avait repris à son compte la célèbre formule d’Horace : « il obtient tous les suffrages celui qui unit l’utile à l’agréable, et plaît et instruit en même temps » 1 ? La littérature pour la jeunesse, en ce sens, ne saurait se distinguer radicalement de la littérature tout court, ou du moins d’une certaine conception, en l’occurrence d’inspiration classique, de la littérature ; mais le fait est que, tout au long de son histoire, relativement récente – l’initiative de Fénelon figurant longtemps comme un cas isolé, ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du xviiie siècle qu’une littérature spécifiquement conçue à destination des enfants émergea – elle a tenu, peut-être plus que toute autre, cette double exigence : instruire et plaire. * Sylvie Servoise est maître de conférences en littérature générale et comparée à l’université du Maine et rédactrice en chef de la rubrique « Littérature, arts et culture » de Raison publique. 1 Horace, Art poétique, III, 342-343. raison13.indb 283 24/09/10 19:17:29 Contre cette tendance moralisatrice de la littérature pour la jeunesse, plusieurs voix se sont insurgées, et non des moindres. Ainsi, Baudelaire s’en prit-il violemment à Arnaud Berquin, écrivain et pédagogue prolifique, auteur notamment de L’Ami des enfans (1782-1783), dont il considérait les œuvres comme profondément pernicieuses : sous couvert de prétentions morales et éducatives et d’incitations à la vertu, elles répandaient, selon le poète, des images contraires à la réalité, propres à abuser le jeune lecteur : 284 Un jour que j’avais le cerveau embarbouillé de ce problème à la mode : la morale dans l’art, la providence des écrivains me mit sous la main un volume de Berquin. Tout d’abord je vis que les enfants y parlaient comme de grandes personnes, comme des livres, et qu’ils moralisaient leurs parents. Voilà un art faux, me dis-je. Mais voilà qu’en poursuivant je m’aperçus que la sagesse y est incessamment abreuvée de sucrerie, la méchanceté invariablement ridiculisée par le châtiment. Si vous êtes sage, vous aurez du nanan, telle est la base de cette morale. La vertu est la condition SINE QUA NON du succès. C’est à douter si Berquin était chrétien. Voilà, pour le coup, me dis-je, un art pernicieux. Car l’élève de Berquin, entrant dans le monde, fera bien vite la réciproque : le succès est la condition SINE QUA NON de la vertu. D’ailleurs l’étiquette du crime heureux le trompera et, les préceptes du maître aidant, il ira s’installer à l’auberge du vice, croyant loger à l’enseigne de la morale. Eh bien ! Berquin, M. de Montyon, M. Émile Augier et tant d’autres personnes honorables, c’est tout un. Ils assassinent la vertu 2… Sans doute, les jeunes lecteurs d’aujourd’hui se voient proposer des œuvres qui n’ont plus grand-chose en commun avec les traités éducatifs du xviiie siècle. Mais il n’en demeure pas moins que l’on retrouve sous la plume d’observateurs de la production actuelle des dénonciations aussi virulentes que celles prononcées par Baudelaire. L’accent est alors moins mis sur les impostures d’une littérature pour la jeunesse qui s’afficherait 2 Ch. Baudelaire, « Les drames et les romans honnêtes », Œuvres complètes, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 621-622, cité dans D. Thaler & A. Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 296-297. raison13.indb 284 24/09/10 19:17:29 comme morale que sur le conformisme d’une littérature de « bons sentiments » qui sacrifierait la qualité esthétique et littéraire sur l’autel de la « bien-pensance », comme l’illustrent ces propos d’Isabelle Jan, ancienne éditrice de livres pour enfants et écrivain : On relève un infléchissement notable de la critique, le débat portant désormais sur le plan esthétique : la littérature pour la jeunesse mettrait en péril sa dimension littéraire en versant dans le « militantisme » – un militantisme qui passerait d’autant mieux qu’il coïnciderait avec certains impératifs moraux de notre époque, consensuels et « politiquement corrects » 4. Se dessine alors l’idée d’une production qui, épousant les valeurs et respectant les tabous de son temps, ne ferait jamais que donner des modèles, ou contre-modèles, exemplaires, au risque d’oublier ce 285 sylvie servoise Introduction Au cours des deux dernières décennies, nous avons été envahis par une littérature bien pensante. Surtout la littérature pour adolescents. On raconte des histoires de famille avec un infirme, un drogué et des petits amis du tiers-monde. Je n’ai rien contre… à condition que tout cela entre dans la littérature de manière vivante. Pour être sûr de son affaire, l’auteur ajoute des parents divorcés, on adopte un petit kurde et tout cela se passe dans un tremblement de terre. Une véritable débauche de bons sentiments à l’envers. […] Les grands auteurs ont toujours vécu dans leur temps mais ici, on transforme la littérature de jeunesse en militantisme. Avant, il ne fallait pas dire zut à sa grand-mère, se mouiller les cheveux ou être coquette ; maintenant il faut appartenir à une organisation humanitaire : c’est pareil ! La cause est peut-être plus intéressante, mais la littérature est tout aussi ennuyeuse 3. 3 I. Jan, propos recueillis par D. Demers, « Faut-il censurer les contes de fées ? », Châtelaine, août 1990, p. 92-93, cité dans Thaler & Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents, op. cit., p. 298. 4 C’est notamment ce qu’avancent P. Bruno et P. Geneste dans « Le roman pour la jeunesse », dans D. Escarpit (dir.), La Littérature de jeunesse : itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008, quand ils évoquent le glissement du « roman social » des années 1970 au « roman des droits de l’homme », à l’œuvre depuis le milieu des années 1990. raison13.indb 285 24/09/10 19:17:29 qu’elle est – de la littérature – pour se concentrer sur son destinataire : un individu en formation, appelé à s’intégrer à la société d’aujourd’hui et à construire celle de demain. 286 Dès lors, plusieurs questions peuvent se poser, et qui sont à l’origine du choix du thème du présent dossier : doit-on souscrire à la conception d’une littérature pour la jeunesse qui serait, aujourd’hui encore, en priorité éducative et morale ? L’évolution de celle-ci ne consisterait-elle qu’en un adoucissement des moyens – la parole de l’adulte, et de l’écrivain, ne se fait plus autoritaire mais invitante, les temps ayant changé – pour une fin qui, elle, demeure inchangée ? Si la littérature pour la jeunesse est bien une « école de vie », quelles matières y sont enseignées, quels sont les enjeux de cet apprentissage ? Et si visée éducative il y a, on peut se demander quels sont véritablement les « risques » qu’elle fait courir à la littérature : est-il vraiment impensable de faire de la littérature avec de bons sentiments ? Un premier ensemble d’articles s’intéresse à l’aspect spéculaire de la littérature pour la jeunesse qui met en abyme, dans certains textes, sa fonction éducative pour mieux la renforcer ou, au contraire, la questionner. Laurent Bazin s’intéresse ainsi plus particulièrement à la représentation de l’institution scolaire dans les récits de Fantasy, où le parcours de formation des héros s’inscrit dans un monde parallèle qui renvoie obliquement à notre réalité. J. K. Rowling, P. Pullman, ou encore K. Takami, pour ne citer que quelques-uns des auteurs sollicités, font davantage que prendre l’école comme cadre attendu d’une action dont les héros sont des adolescents et comme lieu d’identification possible avec le jeune lecteur : ils en font l’élément problématique qui lance l’action elle-même, le déclencheur de l’intrigue. Car problématique, l’école l’est bien dans ces romans, qui la représentent comme une prison dont les personnages doivent paradoxalement « apprendre » à s’évader pour pouvoir se construire en tant que personne, individu autonome et maître de ses choix. Représentant une institution viciée qui appellerait, en réponse, une « école de la désobéissance », la littérature pour la jeunesse exprimerait dès lors un « diagnostic désenchanté sur la capacité raison13.indb 286 24/09/10 19:17:29 raison13.indb 287 287 sylvie servoise Introduction de l’institution éducative à répondre aux attentes et aux besoins des jeunes générations » et dénoncerait, pour mieux inviter à chercher de nouvelles voies, la fin du « grand récit laïque » qui fait de l’école le garant des valeurs républicaines d’égalité et de justice sociales. Mais s’il est enterré par certains, ce grand récit résiste, selon Gilles Béhotéguy, dans d’autres œuvres à destination de la jeunesse, et notamment dans les romans contemporains qui mettent en scène le livre et la lecture. En réponse aux discours sur l’illettrisme et l’abandon de la lecture qui ont marqué les dernières décennies, nombreux sont les auteurs qui ont voulu célébrer dans leurs œuvres l’envie, le goût et le « plaisir » de lire. G. Béhotéguy décèle dans ces textes l’expression, de la part des auteurs, d’une « nostalgie d’un Moi-jeune-lecteur-passionné » et dénonce un regard rétrospectif, autobiographique et modélisant qui correspond mal aux pratiques de la jeunesse d’aujourd’hui. Il souligne également le lien qui unit ce type de récits aux contes édifiants du passé et à l’exemplum qui illustrait l’ancienne instruction civique et la leçon de morale dispensées dans l’école de la iiie République, sur le fond – « la vraie richesse de l’homme, c’est la connaissance » – et sur la forme – chaque parcours de lecture devenant le lieu d’« une démonstration des circonstances, des événements et des rencontres qui donnent au personnage le goût de lire ». Engagés avant tout à « montrer la lecture dans une fonction d’intégration sociale, ces romans puisent dans la légende d’une France dynamique où peut toujours advenir le miracle républicain et démocratique de la réussite par le travail et le mérite », ces romans manquent, selon l’auteur de l’article, d’évoquer ce qui est sans doute le plus important : le rapport intime du lecteur au texte, ce que R. Barthes nommait le « plaisir du texte ». L’article de Stéphane Bonnery reprend l’idée selon laquelle la production actuelle poursuit sa mission éducative et morale mais insiste sur l’évolution de ses modes d’expression. S’intéressant à la mise en scène, dans les albums enfantins, des modalités d’apprentissage et de transmission d’adultes à enfants, il constate que celles-ci ont évolué vers une configuration à la fois plus libérale, c’est-à-dire apparemment moins autoritaire et hiérarchique, et plus contrôlée dans les faits, les parents accompagnant davantage les jeunes enfants dans la lecture et intervenant 24/09/10 19:17:29 288 sur des sujets de plus en plus nombreux. S’appuyant notamment sur la série Babar, de sa naissance avant-guerre jusqu’à aujourd’hui, S. Bonnery souligne que l’intention de transmettre un contenu culturel a connu une double évolution : d’une part elle est devenue l’objet même de l’album et d’autre part elle s’exprime de manière « semi-implicite », le lecteur étant tenu, s’il veut comprendre l’histoire racontée, de connaître les références sollicitées. Ainsi, l’un des principaux usages possibles des albums considérés consiste en une transmission patrimoniale et, en même temps, à une appropriation « ouverte » de ce patrimoine, personnelle, inventive, « qui fait du lecteur un enquêteur lancé sur la piste de sens cachés ». Une telle posture de la découverte et de la participation est sollicitée dans les « récits de visite » (au musée, dans un pays étranger…) mis en scène dans les albums et correspond, conclut l’auteur de l’article, à une conception nouvelle des rapports adultes-enfants et de l’enjeu de ce rapport : la constitution, de la part de l’enfant, d’un point de vue personnel par identification et confrontation des discours transmis. Ainsi, même si la conclusion, ou « morale » de l’histoire est bien moins imposée que laissée ouverte à l’interprétation du lecteur, même si elle peut s’avérer non univoque ou difficile à identifier, elle n’a pas disparu. Un second ensemble d’article s’intéresse précisément à la façon dont la littérature pour la jeunesse se confronte aux questions d’inégalités, sociales, culturelles et sexuelles : comment elle les met en scène, quelle représentation elle en donne, comment elle tente d’informer les jeunes lecteurs sans pour autant les décourager. Dans cette double exigence – dire le monde et ses parts d’ombre sans désespérer le lecteur – se tient toute la difficulté, mais aussi toute l’ambiguïté, de la notion d’engagement appliquée à la littérature pour la jeunesse. Consacrant son article à deux romans de Jeanne Benameur traitant de la déchirure expérimentée par des adolescentes d’origine maghrébine entre la culture familiale traditionnelle héritée et la culture de l’école transmise, Isabelle Charpentier montre comment la littérature pour la jeunesse invite les jeunes lecteurs à s’interroger sur l’altérité et les rapports de force (issus du triptyque cher aux Cultural Studies : « race, class, gender »), qui clivent le monde social. Analysant la trajectoire de deux personnages féminins raison13.indb 288 24/09/10 19:17:29 raison13.indb 289 289 sylvie servoise Introduction opposés, « Samira la réfléchie », protagoniste de Samira des Quatre-routes et « Yasmina la guerrière » (Pourquoi pas moi ?), I. Charpentier conclut à l’ambivalence de ce type de romans : d’un côté, ils sont « vecteurs de valeurs citoyennes et éthiques telles que la tolérance, l’égalité mais aussi supports de critique sociale, dénonçant indéniablement l’ordre patriarcal qui pèse encore fortement sur les filles issues de l’immigration maghrébine » ; d’un autre, ils « n’évitent pas toujours la reproduction de stéréotypes de genre » : ainsi Samira sort de ses épreuves confortée dans ses choix « intégrationnistes » et assume la « richesse » de sa position « d’entredeux » ; Yasmina, elle, renonce finalement à être l’égale des garçons et voit s’ouvrir « un nouveau champ de possibles, interdit jusqu’alors mais aussi objectivement plus compatible avec les représentations communes : les qualités artistiques habituellement reconnues aux femmes et la distribution genrée des rôles sociaux… ». Jeanne Benameur est du reste convoquée, parmi d’autres auteurs, dans l’article de Michèle Bacholle-Bošković dédié aux auteurs pour la jeunesse qui se sont intéressés aux minorités visibles et se sont « engagés » dans la bataille pour l’égalité et contre le racisme. Une analyse de la réception du monde de l’édition à l’égard de ces thématiques révèle la persistance d’une certaine « frilosité » des éditeurs, mais aussi d’une volonté accrue des auteurs, auxquels M. Bacholle-Bošković laisse amplement la parole, de mettre en scène le multiculturalisme de nos sociétés contemporaines, sans verser pour autant dans une « discrimination positive », qui serait le corollaire d’une « leçon de morale » que tous exècrent : le texte se présente pour ces auteurs essentiellement comme un « lieu d’interrogation, d’exploration de l’identité, un moyen de donner aux jeunes des outils pour formuler leur propre identité et comprendre celle des autres ». Aux antipodes – apparemment – des romans réalistes pour la jeunesse, appelés aussi « romans-miroirs », un troisième ensemble de texte s’ouvre à l’une des tendances les plus visibles de la production actuelle de la littérature pour la jeunesse, celle du fantastique. De l’autre côté du miroir, Isabelle Casta fait un sort à la « bit-lit » (littérature de morsure) en soulignant que si le vampire n’a cessé de fasciner le (jeune) lecteur depuis les premiers récits (Le Vampire de John William Polidori, Dracula de Bram Stoker), la topique vampirique s’est récemment 24/09/10 19:17:29 290 raison13.indb 290 inversée : alors que le vampire a longtemps incarné la transgression des tabous (le libertinage, le saphisme, le viol et le meurtre), il serait aujourd’hui une figure plus humaine, torturée, voire exemplaire, à laquelle est confié le soin d’apprendre aux jeunes lecteurs à grandir et à aimer. S’appuyant notamment sur la saga Twilight de Stephenie Meyer, I. Casta montre comment la vague « vampire » pourrait constituer une réponse à « l’absence de romantisme de notre société » et aux « demandes adolescentes concernant l’affectif, le pulsionnel », à une époque qui remet entre autres en question les bien-fondés et les effets de la libération sexuelle des années 1970. Le roman de vampire se verrait donc chargé de l’éducation sentimentale et sexuelle des adolescents, réinvestissant les topoï du romantisme gothique (la rencontre de la jeune vierge et du vampire, le sacrifice amoureux…) et se révélant, paradoxalement, comme le lieu utopique d’une humanité réconciliée avec ses désirs. De même que les vampires renvoient à des invariants anthropologiques (le désir d’éternité, l’amour comme dévoration, Éros/Thanatos), le monde des sorciers et des magiciens mis en scène dans Harry Potter se révèle, sous la plume d’Éric Auriacombe, comme une figuration particulièrement efficace des conflits psychiques qui animent les enfants et les adolescents : se conjuguent ainsi dans l’œuvre, à travers les personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent, les problématiques du deuil précoce, du traumatisme, de la maltraitance, de la mémoire et les mécanismes psychologiques auxquels le sujet a recours pour y faire face. École de vie, la littérature pour la jeunesse se fait plus exactement, dans Harry Potter, école contre la mort, le récit permettant de « monstrer » des éléments que le sujet s’efforce d’éviter, les rendant « présentables, supportables », audibles par les jeunes lecteurs. Mais outre une représentation de ces thématiques existentielles, c’est aussi une résolution des angoisses ou conflits qu’elles engendrent que propose J.K. Rowling, inscrivant par-là son œuvre dans un champ résolument éthique, qui engage le lecteur à prendre ses responsabilités, à l’égard de lui-même comme à l’égard d’autrui. Une démarche d’autant plus efficace que la longévité de la série amène le lecteur à grandir en même temps que son héros. 24/09/10 19:17:29 raison13.indb 291 291 sylvie servoise Introduction Les deux derniers articles du dossier interrogent la dimension philosophique des œuvres à destination de la jeunesse, et notamment des albums enfantins. Ceux-ci donnent à penser, mais selon des modalités qui sont propres aussi bien à la forme d’expression – une histoire simple, où récits et images se répondent ; une langue particulière – qu’au destinataire : un enfant dont il convient de respecter la sensibilité, sans pour autant l’abuser à la manière d’un Berquin dénoncé par Baudelaire. Maud Gaultier traite ainsi des diverses stratégies d’écriture mises en œuvre par des auteurs argentins « pour respecter l’âge du destinataire sans affadir ou édulcorer » des questions longtemps restées taboues dans la littérature enfantine : la mort et la sexualité. Dans une perspective à la fois diachronique et synchronique, elle montre comment les « valeurs fortes » dont cette littérature demeure imprégnée sont désormais « véhiculées par un autre langage », garant du respect du jeune lecteur et soucieux de sa nature spécifiquement littéraire. Une langue directe, un style poétique, le recours à l’allégorie, la cohérence du récit sont ainsi quelques-uns des mécanismes dévoilés permettant de confronter, mieux que tout discours argumentatif, les plus jeunes à l’angoisse de la mort et de la sexualité. Edwige Chirouter insiste elle aussi sur « le rôle de médiation nécessaire » que jouent, en donnant forme à « des problématiques éthiques ou existentielles », les histoires racontées aux enfants et s’intéresse aux enjeux et modalités de la pratique de la « philosophie avec les enfants » qui se développe en France depuis une vingtaine d’années. Partant du principe que « la littérature a la même raison d’être que la philosophie : dire, configurer, comprendre, éclairer », elle voit dans la pratique de la philosophie à partir de supports littéraires le lieu par excellence de réconciliation de deux disciplines « trop souvent et injustement cloisonnées dans le système éducatif français » et souligne la complémentarité des postures du lecteur littéraire et du lecteur philosophe que les enfants sont amenés à adopter devant certains albums. La littérature pour la jeunesse renouerait ainsi avec l’alliance originelle de la littérature et de la philosophie, non seulement dans ses modalités de réception (« le consentement euphorique à la fiction ») mais dans son 24/09/10 19:17:30 objet même : construire un « discours qui donne sens et intelligibilité à notre existence ». 292 raison13.indb 292 Aux textes qui suivent s’ajoutent des articles consultables en ligne sur le site <www.raison-publique.fr>, également consacrés à « La littérature pour la jeunesse, une école de vie ? » : « Perrault, Grimm et Andersen au miroir de l’illustration, dans la collection Grasset/M. Chat. Le défi de la double destination des contes : public enfantin ou public adulte ? » de Dominique Peyrache-Leborgne ; « Théâtre et jeune public : la ruche québécoise », de José Manuel Ruiz ; « Donner à voir la poésie du réel », de Marianne Berissi ; « De l’expérience narrative à l’expérience morale : quel rôle pour la littérature de jeunesse ? » de Giulia Pozzi ; « Le discours écologique dans les albums de jeunesse : entre vocation didactique et littérature », de Laurence Allain-Le Forestier. 24/09/10 19:17:30 L’ÉCOLE DE LA FICTION : FORMATION, FORMATAGE ET DÉFORMATION DANS LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE CONTEMPORAINE Laurent Bazin* 1 293 ÉDUCATION ET ÉVASION La littérature d’enfance et de jeunesse se construit dans l’articulation dialectique de deux finalités distinctes, mais non incompatibles : l’évasion, autrement dit la capacité de faire rêver un public encore éminemment sensible à la fonction ludique des histoires, et l’éducation, soit la transmission de valeurs ou de codes censés contribuer à la formation de ce même public perçu cette fois dans le processus de sa maturation. Cette interaction entre distraction et didactisation, que la Grèce antique vivait sur le mode d’une harmonieuse complémentarité (la skholè est à la fois le temps du loisir et de l’étude), est aujourd’hui perçue de façon souvent antagoniste, au point que les temporalités « administratives » de l’enfant (scolaire, périscolaire et hors temps scolaire) renvoient à des modalités distinctes de la personne : l’élève, auquel correspond un ministère, et le jeune, qui dépend d’un autre. La littérature de jeunesse, elle, tente modestement de jouer sur les deux tableaux, comme le rappelle avec humour l’intitulé éditorial de L’École des raison publique n° 13 • pups • 2010 L’école peut te paraître… inhabituelle, au premier coup d’œil. Anormale, même. Mais crois bien que nos enseignements et ce que nous pouvons t’offrir dépassent tes rêves les plus fous. A. Horowitz, L’Île des sorciers, Paris, Hachette Jeunesse, 2006, p. 50. * Laurent Bazin est maître de conférences en littérature française du XX e siècle à l’université de Versailles-Saint-Quentin et appartient à l’équipe pédagogique du Master LIJE (Littérature pour la Jeunesse) de l’université du Maine. raison13.indb 293 24/09/10 19:17:30 294 loisirs. La combinatoire entre divertissement et édification constitue ainsi le principe structurant du genre, qu’on peut représenter sous la forme d’un spectre conjuguant les deux dimensions avec des pondérations différentes selon les types de publication, les intentions auctoriales ou les motivations éditoriales. C’est le cas en particulier de la Fantasy, qui mêle harmonieusement l’évasion dans l’imaginaire (dans la mesure où son univers diégétique se situe dans l’ailleurs des mondes possibles et des univers parallèles 1) et le principe d’apprentissage (puisque son schème narratif constituant est celui de l’initiation et qu’en conséquence la trajectoire des personnages romanesques est organiquement liée à un parcours de formation). C’est tout aussi fréquent en science-fiction, notamment dans le domaine de l’utopie et/ou de la contre-utopie dont les soubassements axiologiques puissants se prêtent tout particulièrement à des effets de surdétermination idéologique. On s’intéressera ici à une forme très particulière, et d’autant plus significative, de cette interpénétration entre formation et fiction en analysant le jeu spéculaire qui conduit de nombreux récits de jeunesse contemporains à inscrire la fonction éducative (dans son principe théorique comme dans ses modalités de fonctionnement) en abyme de leur narration. Que l’univers scolaire soit présent dans le paysage éditorial de jeunesse n’est pas surprenant en soi : il est même au contraire extrêmement fréquent de retrouver une école comme cadre privilégié du récit de jeunesse, au point de devenir parfois le pivot d’une série (on pense entre autres aux ensembles de Catherine Missonnier au fil des cycles du primaire ou à la « série des Jours » de Hubert Ben Kemoun). Ce choix, essentiellement inspiré par le souci des auteurs de coller au plus près des préoccupations de son lectorat en dédoublant le monde dans lequel se meuvent en priorité les enfants et les jeunes, n’a pas vraiment pour objet de produire une réflexion analytique sur la dimension institutionnelle de l’école même s’il peut aussi être l’occasion 1 Cf. L. Bazin, « De théodicée en théorie de la fiction : le paradigme des mondes possibles dans la littérature de jeunesse contemporaine », dans Le Récit pour la jeunesse et ses transpositions / adaptations / traductions : quelles théories pour un objet littéraire en mouvement ?, Rennes, PUR, 2010. raison13.indb Sec1:294 24/09/10 19:17:30 2 A. Begag, Le Gone du chaâba, Paris, Le Seuil, coll. « Virgule », 1986 ; S. Morgenstern, La Sixième, Paris, L’École des loisirs, 1984 ; Gudule, L’Instit, Paris, Hachette, coll. « Bibliothèque Verte », 2000. 3 J. K. Rowling, Harry Potter à l’école de Poudlard, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1998 ; P. Pullman, À la croisée des mondes, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998 ; E. L’Homme, Le Livre des étoiles, Paris, Gallimard Jeunesse, 2001 ; P. Bottero, La Quête d’Ewilan, Paris, Rageot Éditeur, 2001 ; S. Denis, Haute-École, Nantes, L’Atalante, 2004 ; J.-M. Payet, Aerkaos, Paris, Panama, 2007. 4 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, Paris, Bayard Jeunesse, 2001 ; J.-Cl. Mourlevat, Le Combat d’hiver, Paris, Gallimard Jeunesse, 2006 ; K. Takami, Battle Royale, Paris, Le Livre de poche, 1999 ; Y. Grevet, Meto, Paris, Syros, 2008 ; Pierre Bordage, Ceux qui sauront, Paris, Flammarion Jeunesse, 2008. raison13.indb Sec1:295 295 laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature… de glisser ici ou là un clin d’œil critique ou un éloge discret (ainsi chez Azouz Begag, Susie Morgenstern ou Gudule 2). L’École est surtout en pareil cas un décor à finalité réaliste, chargé de mettre le lecteur en terrain de connaissance et, de la classe à la cour de récréation, constitue ainsi un point de chute pour la diégèse d’autant plus recevable que la fonction d’identification est ici privilégiée. Mais il est plus inattendu de trouver aussi des écoles, et non des moindres, dans des genres plus volontiers fréquentés pour leur propension à faire rêver. Car des mondes parallèles de High Fantasy (L’Île des sorciers, Harry Potter, À la croisée des mondes, Le Livre des étoiles, Ewilan, Haute-Ecole, Aerkaos…) 3 aux univers spéculatifs de la littérature d’anticipation (Le Destin de Linus Hope, Le Combat d’hiver, Battle royale, Meto, Ceux qui sauront…) 4, nombreux sont en effet les établissements de formation exemplifiés au cœur même de l’intrigue dont ils structurent le décor autant qu’ils en conditionnent le bon déroulement. Cette insistance à placer l’institution éducative au cœur de la fiction n’est pas sans étonner : mettre en évidence le monde scolaire dans un univers placé sous les auspices du voyage ou du rêve, inscrire le connu au sein de l’ailleurs et le familier au cœur de l’étranger aurait pu sembler être un choix plutôt inapproprié, voire contre-productif. On s’intéressera donc ici aux raisons de ce phénomène trop récurrent pour être anodin en s’interrogeant sur ce qui conduit autant d’auteurs jeunesse à tenter ce pari qui était loin d’aller de soi, avec l’hypothèse que cette tendance, sinon cette tentation, nous parle de nos sociétés d’aujourd’hui – de nos écoles aussi bien que de nos fictions. 24/09/10 19:17:30 LES ÉCOLES DANS LA FICTION 296 On se proposera d’abord de dresser un rapide état des lieux de cette mise en fiction de l’école qui en recrée les murs, réels ou virtuels, au cœur de la narration. Le propos n’est pas ici de distinguer toutes les nuances ni de discriminer toutes les idiosyncrasies, même s’il est clair que chacun des univers représentés doit énormément à la culture dont il est issu : ainsi la classe de 3e B du collège municipal de Shiroawa de Battle Royale emprunte-t-elle ses habitus éducatifs, ses comportements entre pairs et jusqu’à ses codes vestimentaires aux établissements japonais contemporains tandis que l’École de Poudlard de Harry Potter calque ses rites et ses usages sur les prestigieuses institutions qui ont fait la gloire de l’Angleterre (Les Royaumes du Nord de Pullman commençant quant à eux au cœur d’un Oxford à la fois réel et intemporel). On y retrouve donc les figures emblématiques des communautés d’appartenance : chez Takami l’enseignant dévoué (appelé d’ailleurs à disparaître dès le début du récit) et les collégiennes aux allures de nymphettes, chez Rowling les professeurs émérites et les collégiens triés sur le volet pour leurs dispositions dans l’art des sorciers. Dès lors et aussi loin qu’ils puissent par ailleurs être plongés dans les ressorts d’une aventure déroutante à maints égards (la sorcellerie ou la guerre à outrance), les héros ne s’en comportent pas moins comme des adolescents représentatifs de leur génération dont ils incarnent les caractéristiques identitaires avec une diversité suffisante de traits de caractères et de personnalité pour que chacun s’y retrouve sans peine. Emblématiques à cet égard, les personnages de Aerkaos, du Livre des Étoiles ou de La Quête d’Ewilan qui réagissent comme n’importe quel collégien ou lycéen français, les trois récits ayant d’ailleurs pour trait commun de faire des va-et-vient entre la France contemporaine et ses établissements scolaires, et les mondes de Fantasy avec leurs écoles de sorcellerie. Mais ce sont moins ces effets de contextualisation mimétique qui nous intéresseront ici que la possibilité de dégager d’éventuels invariants pardelà les variations plus spécifiquement géoculturelles. Or, ce qui frappe d’emblée est précisément la rémanence de certains traits constitutifs dans raison13.indb Sec1:296 24/09/10 19:17:30 Ainsi dans Le Destin de Linus Hope : le lycée y est par excellence l’espace où se joue la mise en œuvre d’une société totalitaire profondément élitiste puisque tous les rôles sont conditionnés par les résultats d’un examen national dont le personnage principal s’avise un jour de contester la sacro-sainte objectivité, avec pour effet de perdre sa place sociale et d’entrer dans le monde de l’opposition souterraine. L’argument va donc bien au-delà du simple clin d’œil ironique au baccalauréat (bien réel pourtant dans les pages consacrées à l’angoisse des étudiants au moment de passer l’épreuve discriminante) ; le dispositif narratif est bien plus retors puisqu’il inverse les valeurs usuelles en transformant le lieu du savoir en outil de pouvoir au service d’une conception déterministe de l’humain. Le même phénomène est à l’œuvre dans À la croisée des mondes, où l’université incarne la tentation réactionnaire des tenants de la tradition puisant dans l’érudition et le dogme les principes d’une autorité instituée en théologie ; on le retrouve plus virulent encore dans Le Combat d’hiver et Meto qui mettent en scène des internats violemment contre-utopiques chargés de perpétuer sans nuance l’ordre établi. L’apprentissage se fait à contre-sens (« L’étude raison13.indb Sec1:297 297 laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature… des œuvres issues d’espaces éditoriaux a priori très dissemblables (pour le corpus retenu : français, anglo-saxons et japonais). On constate ainsi que l’école est un élément décisif du paysage romanesque dont elle constitue la raison d’être : l’institution éducative n’est pas seulement un décor ou un prétexte descriptif ; bien au contraire, elle représente l’argument narratif qui institue la diégèse en proposant à la fois le cadre et le sens de l’action (au double sens de signification et de direction). Ce phénomène est d’autant plus important que l’École constitue souvent un élément déclencheur d’un point de vue négatif : c’est précisément parce qu’elle est problématique, qu’elle soit pervertie de l’intérieur (comme dans Harry Potter où la belle organisation de Poudlard est remise en question par le déploiement en son sein de forces subversives) ou qu’elle soit malveillante dans ses prémisses même (comme dans la quasi-totalité des autres récits), que l’histoire peut se déployer – l’intrigue consistant alors à tenter de répondre au problème structurel posé par cette institution. 24/09/10 19:17:30 est un grand moment de solitude à plusieurs » 5) et les dépositaires de la fonction éducative occupent des rôles à contre-emploi, à l’instar de ces enseignants aux corps torturés qui infligent à leur tour à leurs élèves les principes et les contraintes d’un formatage authentiquement behavioriste : Cours de mathématiques. Nous sommes en phase d’imprégnation. Le professeur nous fait répéter en chœur une équation en espérant qu’elle pénètre ainsi plus facilement dans notre mémoire 6. 298 Indépendamment donc des présupposés propres à chaque ouvrage (Pullman a la religion en ligne de mire tandis que Mourlevat s’en prend aux politiques totalitaires), le message reste similaire : l’école est une prison dont le personnage devra apprendre à se déprendre pour pouvoir se construire en tant que personne – c’est-à-dire en héros, du point de vue narratologique, ou en tant qu’être humain dans l’ordre de la diégèse. Chaque œuvre propose alors sa propre version de ce même schéma structurant, quitte à forcer parfois les ingrédients initiaux pour avancer sa démonstration : ainsi dans Battle Royale où c’est la substitution d’une « équipe éducative » à une autre qui va enclencher la lutte à mort censée apprendre aux enfants les leçons du courage et de la détermination ; ainsi encore dans L’École des sorciers ou Haute-École dont l’originalité tient à renverser les recettes du genre en faisant, pour l’un, un collège dédié à l’apprentissage des forces du mal (mais sur le mode de l’humour qui permet au récit le tour de force de faire ultimement triompher les puissances maléfiques sur les hommes d’Église) et, pour l’autre, un établissement destiné à endoctriner, pour mieux les réduire en esclavage, les magiciens d’une société où la sorcellerie est tenue pour une tare plutôt que comme un talent (« L’École avait pour mission de le transformer en esclave et, qu’il le veuille ou non, esclave il deviendrait » 7). 5 Y. Grevet, Meto, op. cit., p. 50. 6 Ibid., p. 68. 7 S. Denis, Haute-École, op. cit., p. 118. raison13.indb Sec1:298 24/09/10 19:17:30 MISE EN FICTION, MISE EN QUESTION ? Monsieur Motobuchi, si je ne m’abuse ? La notion d’égalité ne vous est pas étrangère, j’espère… Non ? Alors, écoutez, chers enfants, tous les hommes naissent égaux. Vous l’ignoriez donc ? Aucun haut fonctionnaire ne peut prétendre à des faveurs par rapport à un citoyen normal. Et ce qui vaut pour les parents vaut aussi pour les enfants. Évidemment, chacun de vous est né selon sa condition propre… Oui, il y a des riches et des pauvres, je suis bien d’accord avec vous… Mais cette situation établie a priori, contre laquelle l’individu ne peut rien, n’influence en rien la valeur de votre existence. C’est par vous-même que vous devez découvrir votre valeur. Voila raison13.indb Sec1:299 299 laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature… Reste à s’interroger sur le sens qu’il conviendrait de donner à une vision aussi pessimiste. On peut notamment se demander jusqu’à quel point cette mise en fiction récurrente de l’école ne doit pas être lue comme une mise en abyme qui serait simultanément une virulente mise en question. Difficile à cet égard de ne pas tirer les leçons d’un scénario qui, de façon systématique, condamne l’individu à conquérir son existence en luttant contre l’institution éducative censée l’y préparer. Le premier argument avancé pour justifier ce message contestataire est la problématique de l’égalité, la caractéristique la plus fréquente des écoles représentées étant de cautionner le maintien d’une hiérarchie sociale marquée par le déséquilibre des positions. Un tel postulat narratif légitime par opposition l’effort de ses membres pour tenter de s’en détacher et justifie ainsi la position actancielle occupée par les opposants immanquablement placés du bon côté axiologique. Telle est la leçon de Ceux qui sauront, uchronie bienveillante dont le scénario tragique est combattu par un idéalisme invétéré : évoquant les contours d’un monde où la monarchie aurait triomphé de la révolution et traquerait sans pitié les instituteurs clandestins tentant d’inculquer les rudiments du savoir au peuple laissé dans l’ignorance, l’ouvrage propose a contrario un plaidoyer hagiographique en l’honneur d’une école républicaine qui, seule, serait capable de produire de l’égalité sociale. Le même message est délivré, encore que de façon dramatiquement contrastée, par l’épisode crucial de Battle Royale où l’agent de l’État métamorphosé en directeur d’école explique à un lycéen fortuné qu’il a autant de droit à mourir que ses voisins moins heureux que lui : 24/09/10 19:17:30 pourquoi, Monsieur Motobuchi, je vous prierais de ne pas vous considérer comme dépositaire d’un quelconque privilège. Compris 8 ? 300 La leçon est décisive dans sa dureté lapidaire prétendant justifier le déluge de violence qui s’ensuivra : si la classe de 3e B est ainsi abandonnée au jeu cruel de la lutte pour la vie, c’est au fond pour battre en brèche l’emprisonnement de ses membres dans un conformisme socio-culturel d’autant plus redoutable qu’il cautionne sans s’en rendre compte le confort établi. La réponse avancée a beau être éminemment contestable, tout au moins dans la modalité narrative censée en exemplifier ici la portée, elle n’en rejoint pas moins une tendance généralisée dans tous les autres récits à prêcher en faveur d’une plus grande responsabilisation des individus. L’enjeu ultime de ce combat pour l’égalité des êtres est donc moins social, et encore moins économique, qu’idéologique et même métaphysique ; ce dont il est ici question, c’est de la propension de l’individu à prendre en mains son propre destin, à se faire plutôt qu’à être ou encore à se poser en s’opposant. Cette philosophie frottée d’existentialisme sartrien fonde alors ce qu’on pourrait appeler une école de la désobéissance, si par là on entend la capacité de l’humain à résister à tout pouvoir extérieur qui tirerait son autorité de sa seule position institutionnelle. Telle est de fait la leçon ultime qu’on peut retirer des œuvres considérées, à savoir un refus de l’enfermement fataliste auquel est opposé à des fins de substitution l’apprentissage de la liberté. C’est ainsi qu’un Linus Hope, qui découvre dans le dictionnaire autant que dans la vie les contradictions sémantiques du mot « destin » 9, en vient à contester l’autorité de son utopie originelle en lui opposant un éthos anti-déterministe : D’après le dictionnaire, l’accident est un fruit du hasard. En ce cas, peut-on appeler « accident » un événement qui serait prémédité ? – Disons plutôt que j’ai décidé de modifier le cours de mon destin 10. 8 K. Takami, Battle Royale, op. cit., p. 58 (mes italiques). 9 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 27-28. 10 Ibid., p. 36. raison13.indb Sec1:300 24/09/10 19:17:30 UN MONDE DÉSENCHANTÉ ? On voit en somme que l’insistance d’une certaine fiction qu’on aurait pu dire d’évasion à aborder de front la problématique de l’école ne peut guère être interprétée comme un effort propédeutique pour démultiplier la portée du message éducatif en l’incarnant dans les contours de la diégèse ; bien au contraire on sera tenté d’y voir un contrepoint critique à l’égard des prétentions didactiques, voire moralisatrices, que les adultes souhaiteraient assigner de façon exclusive à la littérature de jeunesse. Cette récurrence, qui tranche avec la valorisation littéraire de l’éducation au siècle dernier (notamment en France où l’École de la République entre dans l’imaginaire collectif à travers d’hagiographiques portraits d’instituteurs 14), n’est pas sans poser question à l’échelle des sociétés contemporaines. Car force est de constater que le regard très critique porté sur l’école par les auteurs jeunesse témoigne, par-delà les marqueurs 11 J. K. Rowling, Harry Potter et la chambre des secrets, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1999, p. 352. 12 S. Denis, Haute-École, op. cit., p. 271. 13 Ibid., p. 308. 14 Cf. par exemple A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994. raison13.indb Sec1:301 301 laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature… Le constat est le même pour Harry Potter à qui le directeur de Poudlard (le professeur Dumbledore, dont on peut d’autant moins faire une icône de l’éducation institutionnelle qu’il en viendra même à être destitué de ses fonctions par le Ministère de la Magie) enseigne les vertus de la construction proactive de soi : « Ce sont nos choix, Harry, qui montrent ce que nous sommes vraiment, plutôt que nos aptitudes » 11. On pourrait encore en dire autant de Haute-École, qu’on peut résumer à l’effort millénariste d’un peuple pour sortir de la mainmise d’un ordre ancestral de droit divin ; Arik, acteur christique de cette métamorphose, oppose à une hypothétique égalité à laquelle il ne croit plus (la parabole des dons magiques ayant précisément pour objet de montrer que les talents sont aléatoirement répartis 12) le droit des individus à disposer d’eux-mêmes et à « apprendre de leurs expériences » plutôt que dans les salles de classe 13. 24/09/10 19:17:30 culturels et les prises de position spécifiques, d’un diagnostic désenchanté sur la capacité de l’institution éducative à répondre aux attentes et aux besoins des jeunes générations. Il est à cet égard très significatif que cette recrudescence éditoriale apparaisse au terme du siècle dernier et monte en puissance avec l’entrée dans le nouveau millénaire ; tout se passe comme si la foi vingtiémiste dans la capacité de l’éducation à installer la solidarité et la justice sociale s’était peu à peu effritée au point d’avoir cédé le pas à un nouveau discours plus sensible aux valeurs de l’individuation des parcours et de l’appropriation par les publics concernés de leur propre apprentissage. 302 Ce phénomène s’explique sans doute par les effets collatéraux de la généralisation de la scolarisation qui a touché les pays industrialisés. Car il est indéniable que dans tous ces pays se pose aujourd’hui la question de l’adéquation des dispositifs en place à gérer ce passage à une éducation de masse avec toutes les difficultés que cela implique en termes d’hétérogénéité des publics et de différenciation des besoins, surtout quand le cadre de référence qui préside au déroulement de la scolarité se caractérise majoritairement (c’est le cas en France, en GrandeBretagne et au Japon) par « une conception de la connaissance identifiée aux savoirs scientifiques, une culture conditionnée par la forme scolaire et une socialisation basée sur l’intériorisation des normes sociales, la compétition et la sélection scolaire » 15. Dans ces conditions il est révélateur que, dans les pays en question, la floraison éditoriale d’une littérature de jeunesse de plus en plus contestataire soit très exactement contemporaine des constats désabusés posés ici et là sur les politiques publiques en matière d’éducation : ainsi en Grande-Bretagne où L’École des sorciers, L’École de Poudlard ou encore Les Royaumes du Nord suivent de près le réquisitoire très critique (Learning to succeed) publié en 1993 par la Commission nationale sur l’éducation. En somme, la fiction emboîte le pas au réel, si bien que la difficulté des réformes éducatives à porter la transition complexe entre héritage élitiste et éducation pour 15 J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, Auxerre, Éditions Sciences humaines, p. 286. raison13.indb Sec1:302 24/09/10 19:17:30 tous se retrouve dans des récits qui brocardent volontiers l’apparente impossibilité du monde ancien à renoncer aux habitus d’autrefois et à évoluer authentiquement vers une pédagogie des compétences et plus seulement des seuls savoirs. On lira donc la place de l’École dans une certaine fiction « d’évasion » comme un constat de crise qui porte en germe les ferments d’une mue de société : de même que l’aventure de Lyra (À la croisée des mondes), 16 B. Charlot, cité dans J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, op. cit., p. 29. 17 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 92. raison13.indb Sec1:303 303 laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature… À cela s’ajoute un autre phénomène au moins aussi prégnant, et constitutif de notre monde d’aujourd’hui, à savoir le changement d’épistémè qui a fait basculer de la galaxie Gutenberg à l’ère du numérique, soit d’une civilisation de l’imprimé à la prépondérance des écrans. Une telle révolution signifie en effet que le livre en particulier, et plus généralement la propension de l’univers scolaire à imprégner les formes culturelles collectives, cesse de constituer le centre névralgique de la conscience contemporaine ; elle affecte dès lors tout particulièrement les jeunes générations dont l’émancipation passe toujours davantage par l’immédiateté des médias, la séduction du numérique et la force prescriptive des communautés virtuelles. Il en résulte la mise en œuvre de nouveaux cadres de référence dont la montée en force entraîne un regard de plus en plus décalé sur les dispositifs éducatifs institutionnalisés, à qui est fréquemment reproché leur cloisonnement interne (entre les disciplines) autant qu’externe (césure d’avec le réel). D’où d’insidieuses questions sur la pertinence de la transmission patrimoniale et la légitimité de l’école à préparer aux enjeux du monde contemporain ; ce qui explique sans doute que, dans « la vraie vie », l’« État régulateur » 16 ait le plus grand mal à jouer son rôle dans la distance croissante qui s’installe entre les équipes éducatives d’avec leurs publics de toujours et que, dans l’ordre de la fiction, les « héros » soient ceux qui n’hésitent pas à interpeller les processus en place en utilisant les nouvelles technologies pour mieux déjouer les prescriptions du « Grand ordonnateur » 17. 24/09/10 19:17:30 304 de Linus Hope (Le Destin de Linus Hope), de Arik (Haute-École), de Ewilan (La Quête d’Ewilan), de Oona (Aerkaos) ou de Meto (Meto) consiste à remettre en cause un ordre ancestral qu’on aurait pu croire idéal puisque préétabli, de même le « sens de l’école » (que son historique de démocratisation au xxe siècle avait tendu à ancrer dans une sorte de légitimité indiscutable) ne va plus de soi. C’est particulièrement vrai dans les pays où la fonction éducative s’est substituée à un ordre antérieur millénaire au point d’en épouser la tendance à l’essentialisation : ainsi en France où la mystique républicaine a engendré « le grand récit laïque » 18 qui structure encore aujourd’hui l’identité enseignante, dans ces certitudes comme dans ses malaises. Dès lors le retour de manivelle est d’autant plus violent que s’émiettent valeurs et idéaux au gré de la grande mutation mondiale. Comme le rappelle le sociologue François Dubet : La question du sens relève bien plus d’une mutation que d’une crise de l’école, car elle ne concerne pas seulement l’école mais aussi d’autres institutions, comme l’Église ou la famille. Nous entrons dans une société où le sens de l’action et des identités est moins donné aux acteurs comme allant de soi, qu’il n’est construit par eux 19. Faut-il pour autant en conclure à la liquidation sans bénéfice d’inventaire de l’institution éducative et des valeurs dont elle est porteuse ? Probablement pas. En témoigne à cet égard le refus chez tous les auteurs considérés d’un manichéisme outrancier qui opposerait sans nuances les dangers de l’éducation institutionnelle et les mérites de l’autoformation. Même chez Rowling, Grevet ou encore Pullman, les livres continuent d’avoir un sens (ainsi dans Harry Potter où le savoir livresque d’Hermione est souvent un gage de réussite, ou encore dans Aerkaos qui propose une apologie spéculaire de la capacité du littéraire à construire des mondes meilleurs) et, avec eux, les guides chargés d’amener les jeunes 18 A. Robert, « La fin du grand récit laïque », dans V. Troger (dir.), Une histoire de l’éducation et de la formation, Auxerre, Éditions Sciences humaines, p. 231-244. 19 F. Dubet, « Le sens de l’École », dans J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, op. cit., p. 327. raison13.indb Sec1:304 24/09/10 19:17:30 En jetant des objets dans l’escalier, je provoque des réactions. Les gens me traitent de cinglé, ils sont choqués. Pour moi, l’essentiel c’est de les faire sortir de chez eux. Ils se rassemblent sur le palier, ils protestent, ils échangent des points de vue. Sinon, ils ne se parleraient pas 20. 20 A.-L. Bondoux, Le Destin de Linus Hope, op. cit., p. 81. raison13.indb Sec1:305 305 laurent bazin L’école de la fiction : formation, formatage et déformation dans la littérature… esprits à cette prise en charge raisonnée d’eux-mêmes dans un cadre qui respecte les prérequis du vivre ensemble. C’est la raison pour laquelle, dans chacun des ouvrages, des figures tutélaires continuent d’occuper un rôle décisif : Dumbledore (Harry Potter), Zorr (Haute-École) ou encore Maître Duom (La Quête d’Ewilan) plaident chacun à leur façon pour une relation différente au processus éducatif dont ils incarnent la légitimité historique et scientifique tout en appelant de leurs vœux une ouverture nouvelle qui prenne en compte les besoins de chacun. On peut dès lors considérer que la relation ambiguë qui se met en place à l’égard de l’institution éducative doit moins être interprétée comme un rejet de l’École en tant que telle, que comme l’expression d’attentes fortes à son égard – attentes sans doute aujourd’hui déçues, d’où la virulence parfois du désenchantement, mais attentes tout de même avec ce que cela implique en termes de plaidoyer en vue de jours meilleurs. À cette aune, le récit serait donc moins une instance de provocation vaguement anarchisante qui prétendrait saper les fondations même de la société, qu’une façon de stimuler les esprits pour dépasser un dilemme stérile entre tradition et modernité et s’engager dans un dialogue constructif sur les enjeux d’aujourd’hui et les perspectives de demain. Pour le dire autrement, il s’agira moins de jeter l’École aux oubliettes que de lancer quelques pavés dans la mare, l’objectif ultime étant de faire réfléchir le lectorat (adulte autant que de jeunesse) à la nécessité d’une prise de conscience collective. Exemplaire à cet égard, le personnage de Monsieur Zanz qu’on pourrait ériger en figure emblématique de cette fiction appelée à faire sortir les individus d’eux-mêmes au bénéfice de la communauté des citoyens : 24/09/10 19:17:30 raison13.indb Sec1:306 24/09/10 19:17:30 LA CÉLÉBRATION DE LA LECTURE DANS LE ROMAN FRANÇAIS CONTEMPORAIN POUR LA JEUNESSE Gilles Béhotéguy* 307 raison publique n° 13 • pups • 2010 Depuis les années 1980, un nombre de plus en plus important de romans français pour la jeunesse aime à représenter dans la fiction le livre et la lecture. La recherche universitaire y voit une démarche que Catherine Tauveron a baptisée « l’aventure littéraire » : « [L’aventure littéraire] met en scène le livre dans le livre : comme objet de quête ou objet en train d’être lu, grille de lecture du monde et grille de lecture de soi, lieu de vie du personnage ou personnage à part entière » 1. Nous nous proposons d’étudier cette « aventure littéraire » dans la production romanesque française contemporaine comme un parcours étroitement balisé. Inscrite dans le contexte spécifique des années 1980-2005 marqué par la prolifération des discours sur l’illettrisme et par des lamentations reprises à l’envi (« Les jeunes ne lisent plus ! »), comment interpréter la prolifique mise en scène de l’acte de lire dans la fiction sinon comme une forme de résistance à l’abandon de la lecture et comme une démarche pédagogique : il faut (re)donner aux jeunes l’envie, le goût et selon le discours le plus répandu, le « plaisir » de lire ? * Gilles Béhotéguy est professeur-formateur en lettres modernes à l’université Bordeaux IV-IUFM d’Aquitaine. 1 C. Tauveron (dir.), L’Aventure littéraire dans la littérature de jeunesse. Quand le livre, l’auteur et le lecteur sont mis en scène dans le livre, Grenoble, CRDP, 2002, p. 9. raison13.indb 307 24/09/10 19:17:30 LIRE OU NE PAS LIRE ? 308 Dans un grand nombre de romans, seuls des personnages de garçons confient leur aversion pour la lecture. Tous s’expriment de manière hyperbolique et leur prise de position est radicale. À leur univers de non-lecteurs, hédoniste, ouvert aux plaisirs simples de la vie, ils opposent celui des lecteurs, fermé, obscur et qui touche une population marginale. À ces clivages socioculturels volontiers caricaturaux s’ajoute une nette dépréciation de l’activité intellectuelle. Le lecteur est assimilé à la figure de l’intellectuel, bête noire des personnages d’adolescents : « Il lit trop ce type. Je n’aime pas les intellos » 2, déclare un personnage de Marie-Aude Murail. Image négative de l’intellectuel car trop proche, sans doute, de celle des parents donneurs de leçons : « Lazo, tu lis trop. Tu deviens aussi casse-pieds que les parents » 3. Dans tous les cas, le non-lecteur se considère ou est considéré comme un « anormal » par rapport à la lecture au point qu’il lui faut faire un effort pour se convaincre de sa « normalité » : « Au collège, des gars qui se méfient des livres et mêmes des filles, on en ramasse à la pelle. Ça court les couloirs. Je suis normal. Tout ce qu’il y a de plus normal » 4. Mais dans le même temps, il se sent victime d’une conspiration sociale et surtout familiale autour des livres. Cette contextualisation du dégoût de la lecture dans le roman n’est pas une caricature ou une posture provocante. Elle s’approprie les paroles d’adolescents que recueillent les enquêtes sociologiques depuis les années 1990, par exemple celle menée par François de Singly : « Les garçons associent plus que les filles le livre à la lenteur (opposée à la rapidité), à la couleur grise (opposée au rouge), à la difficulté (opposée à la facilité), à la ringardise (opposée à la modernité) » 5. Cette enquête a été confirmée par les travaux de Christian Baudelot 6 et par l’enquête de Véronique Le Goaziou : « Selon les interviewés, “la lecture est 2 3 4 5 M.-A. Murail, Le Clocher d’Abgall, Paris, L’École des loisirs, 1989, p. 26. C. Bernheim, Côte d’Azur, Paris, Gallimard, 1989, p. 51. É. Sanvoisin, les Chasseurs d’Ombres, Paris, Magnard jeunesse, 1997, p. 20. F. de Singly, « Lire des livres, une activité peu masculine », La Revue des livres pour enfants, 1993, n° 151-152, p. 41. 6 Ch. Baudelot, M. Cartier & Ch. Detrez, Et pourtant ils lisent, Paris, Le Seuil, « L’Épreuve des faits », 1999. raison13.indb 308 24/09/10 19:17:30 Le discours des amoureux de la lecture apparaît, en revanche, beaucoup plus varié. On y retrouve cependant un grand nombre de stéréotypes culturels par lesquels les adultes chantent auprès des jeunes les louanges de la lecture. Si l’on considère le personnage du lecteur comme le double du lecteur empirique, la visée éducative est évidente et la vision du monde construite par la fiction est celle d’un univers où le goût de lire va naturellement de soi. Puisant abondamment dans les lieux communs qui nourrissent les déclarations des lecteurs dans la société, le roman prête aux personnages de lecteurs une rhétorique abondante et imagée. 309 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… réservée à un monde de vieux et de morts, un monde qui va disparaître demain” » 7. À l’opposition jeunes-vieux, normal-« intello » s’ajoute un jeu des contraires qui organise un système binaire dans le récit : à l’univers des livres est opposé l’univers du sport, à l’intériorité que réclame la lecture, le monde extérieur. De cette construction par antithèses émerge une représentation de la lecture vécue comme une activité contre-nature, synonyme d’immobilité, de maladie et finalement de mort. Excessif, souvent mélodramatique, le personnage qui n’aime pas lire n’est pas pour autant un rebelle qui revendique sa position. Globalement, sa posture est celle de l’incompréhension, du rejet par rapport à une norme qu’il a néanmoins parfaitement intégrée même s’il la tourne en dérision. Le dégoût de lire n’apparaît pas comme un scandale, mais plutôt comme un handicap que supporterait le personnage présenté, finalement, comme une victime. Victime d’une famille qui le harcèle, d’une société qui le stigmatise, d’une école qui le sanctionne et de l’excès de vitalité qui ne le laisse jamais en place. L’enjeu de la réception du texte s’en trouve déplacé sur deux fronts : axiologique (il ne s’agit plus d’inviter le lecteur à juger le personnage mais de l’entraîner à compatir) ; narratif (le texte ne cherche pas seulement à dépeindre un état qui fasse système par opposition aux autres personnages – lecteurs vs. anti-lecteurs –, mais à programmer une évolution et une transformation nécessaires du personnage dans le récit). 7 V. Le Goaziou, « La Lecture des jeunes en voie de marginalisation », Bulletin des Bibliothèques de France, Paris, vol. 49, n° 3, 2004, p. 105-106. raison13.indb 309 24/09/10 19:17:30 310 Aucun ne saurait se satisfaire de la simple affirmation qu’il aime lire sans l’enchâsser dans de nombreuses métaphores. C’est par des images qui évoquent la faim et l’absorption de nourriture que les personnages lecteurs s’expriment le plus fréquemment. Quand le grand lecteur n’est pas en train de dévorer le livre, il le considère comme une gourmandise. Ainsi, un personnage parle de sa découverte de Proust et explique : « Quand j’ai lu Du côté de chez Swann, c’était la première fois que… que je salivais, c’est ça, que je salivais. Comme devant un dessert, un fruit mûr » 8. Certains écrivains exploitent cette métaphore du lecteur-dévoreur et créent la figure d’un lecteur-monstre comme protagoniste de récits fantastiques. Dans Les Mange-Mémoire, Gérard Moncomble offre de nombreuses descriptions de ripailles où les lecteurs « avalent les pages sans même prendre le temps de les froisser pour les rendre plus digestes » 9, tandis qu’Éric Sanvoisin détourne l’archétype du vampire dans Le Buveur d’encre et crée un personnage de grand lecteur assoiffé d’encre fraîche. Draculivre transforme le jeune Odilon en « buveur d’encre » et l’entraîne dans de nombreuses aventures dont la plus importante est la quête sans cesse renouvelée d’histoires à ingurgiter. En dehors de ces exemples où la faim de livres et son impossible assouvissement sont utilisés comme matériaux fantastiques, la boulimie de lectures se rencontre dans de nombreux récits à visée réaliste, topos de tout discours sur la lecture et inlassable reprise de la métaphore biblique du livre devenu miel dans la bouche d’Ezéchiel. Mais cet appétit de lecture repose sur un paradoxe : sa valorisation détonne dans une société qui par ailleurs condamne toute autre forme de « gavage », tant alimentaire que télévisuel. On peut avancer une explication culturelle à cette exception. La métaphore de la lecture-nourriture est une image incontournable tant elle appartient à la fois au patrimoine commun et au langage ordinaire, d’où son ambiguïté. Lorsque les discours sur les « dévoreurs » de livres soulignent l’excès de leur comportement, ils l’excusent et l’encouragent en sous-main au nom d’un consensus universel : lire ne peut être qu’une passion. 8 M. Le Bourhis, Acte II, Paris, Thierry Magnier, 2001, p. 136. 9 G. Moncomble, Les Mange-Mémoire, Paris, Casterman, 2000, p. 118. raison13.indb 310 24/09/10 19:17:31 Dans un article sur la lecture des adolescents, François Bon nous offre une clé d’interprétation de cette représentation décalée mais récurrente du personnage du jeune lecteur amoureux des classiques, inscrite dans le projet de la majorité des écrivains : Il y a eu bien sûr Jules Verne et Dickens mais deux livres symbolisent pour moi cet envoûtement de la lecture, quand il fait perdre le sens du monde : Le Grand Meaulnes et sa fête, et Moby Dick, le rêve d’aventure. 311 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… Festins de livres, ivresse de lire, non seulement la lecture permet au personnage du lecteur de mieux supporter le monde dans lequel il vit, mais elle lui offre aussi la possibilité de s’en extraire. Certains l’envisagent comme un refuge alors que pour d’autres elle est une fuite, loin de leur vie et loin d’eux-mêmes. Le roman pour la jeunesse attribue ainsi à la lecture des vertus qui répondent aux besoins qu’il prête aux adolescents : l’évasion, la solitude et la sécurité et une provision de modèles. Loin d’inciter à l’ouverture, l’expérience de la lecture invite au repli sur soimême, posture résolument à la marge de la réalité du monde adolescent où la sociabilité et les amis occupent le premier rang 10. En effet, cette figure du jeune lecteur contemporain que nous livre le roman n’est pas éloignée, en somme, du Don Quichotte de Cervantès. Comme lui, elle mélange la vie et les livres, fuit l’une pour les autres en cherchant à recomposer le réel pour en faire un roman dans lequel il fait meilleur vivre. D’un point de vue axiologique, cette représentation ne contribue pas au crédit du personnage qui apparaît finalement comme un adolescent introverti, tourmenté et solitaire, suffisamment romantique donc, pour être un personnage romanesque. Alors que le personnage du non-lecteur offre une image plutôt sympathique par ses fanfaronnades et reconnaissable parce qu’elle renvoie à une réalité dans le hors-texte, celui du lecteur laisse perplexe. Non par son penchant plutôt convenu pour la solitude et la rêverie, mais par son goût manifeste et insistant pour les grands textes de la littérature classique qui le coupe, effectivement, de l’univers des adolescents contemporains. 10 Voir Ch. Baudelot, Et pourtant ils lisent, op. cit. raison13.indb 311 24/09/10 19:17:31 Il ne s’agissait pas d’écrire pour un certain public, quitte à encourir ce reproche d’un livre « difficile » […] mais de m’expliquer sérieusement avec mes souvenirs de lecture, à cet âge 11. 312 À le lire, le roman pour la jeunesse n’est plus un miroir pour le lecteur mais une machine à remonter le temps pour l’écrivain. En effet, ce lien étroit que les écrivains aiment à exposer entre lectures adolescentes et écriture pour la jeunesse à l’âge adulte, nous montre que le personnage du lecteur dans la fiction est une figure plutôt régressive, une recréation à partir du souvenir et, dans la plupart des cas, du regret. On peut avancer que le personnage du lecteur, masque de l’écrivain en jeune lecteur, boucle le roman sur lui-même et, à la manière flatteuse du miroir enchanté du conte de Blanche-Neige, qu’il renvoie l’auteur à sa propre image, à son adolescence lectrice reconstruite. En tant que figure tutélaire du personnage du lecteur, Narcisse s’épanouit donc à l’aise dans le roman. Mais cette complaisance nombriliste n’est pas étrangère à l’ensemble de la production romanesque pour les adolescents comme le laissent entendre Danielle Thaler et Alain Jean-Bart : Il faut d’ailleurs davantage chercher à surprendre ces élans narcissiques [du roman pour adolescents] du côté de l’auteur adulte que du lecteur adolescent, de l’aveu même de ces écrivains qui reconnaissent avoir scruté les reflets de leur propre adolescence dans leurs romans 12. Inspiré, semble-t-il, d’une vision de la lecture et plus largement de la littérature qui, selon le mot de Roland Barthes « ne peut être autre chose qu’un souvenir d’enfance » 13, le thème de la lecture dans la fiction pour la jeunesse exprime la nostalgie d’un Moi-« jeune-lecteur-passionné » dont l’hyperbole peut seule asseoir la présence dans le récit tant l’équivalent dans le hors-texte semble à jamais perdue. Par conséquent, le personnage 11 F. Bon, « De la ville visible à la ville invisible », en ligne sur le site <www.tierslivre. net>. 12 D. Thaler & A. Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents. Roman historique, roman- miroir, roman d’aventures, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 132. 13 R. Barthes, « Réflexions sur un manuel », Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 49. raison13.indb 312 24/09/10 19:17:31 DES SCÉNARIOS BIEN PENSANTS L’opposition non-lecteur/lecteur est un moyen simple et commode de distribuer le personnel romanesque pour mieux le soumettre à une loi implicite qui gouverne chaque récit : « Il faut lire ! » Mais si le roman biaise avec la leçon de morale, il y revient en empruntant la voie de l’édification : chaque parcours de lecture est le lieu d’une démonstration des circonstances, des événements et des rencontres qui donnent au personnage le goût de lire. Rare, l’entrée dans la lecture par des scénarios fantastiques offre néanmoins quelques curiosités où se rejoue le fantasme des écrivains grands lecteurs de se trouver prisonniers des livres. Dans Le Prisonnier de la bibliothèque 14, Xavier Armange y ajoute la rencontre de son jeune protagoniste, réfractaire à la lecture, avec les fantômes des grands auteurs revenus d’outre-tombe pour vivre ensemble au-delà des époques leur passion commune pour la littérature, et pour observer le succès de leurs livres. Séduit par la personnalité exceptionnelle des grands écrivains 313 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… du lecteur accomplit un double travail. Travail de deuil d’un fantasme d’auteur – l’adolescent grand lecteur de classiques – mais au prix de la vraisemblance et au risque, parfois, de la ringardise car l’excès de la représentation de ces lecteurs modèles couvre mal les voix d’un autre âge qui n’osent avouer ne plus comprendre le rapport à la lecture des « jeunes d’aujourd’hui ». Et d’autre part, il réactualise – mais pour qui : le jeune lecteur ou l’adulte prescripteur de lectures ? – le mythe du Grand écrivain précoce lecteurs d’œuvres difficiles, afin de verser la légende de ce modèle scolaire au dossier toujours sensible de la légitimité littéraire de l’écrivain pour la jeunesse. Le récit pâtit de ce conformisme idéologique, de ce regard rétrospectif, autobiographique et modélisant dont les écrivains nourrissent leurs histoires de lire. Du coup, l’aventure de la lecture apparaît étroitement canalisée dans des scénarios convenus et bien pensants. 14 X. Armange, Le Prisonnier de la bibliothèque, Les Sables d’Olonne, L’Orbestier, « Azimut junior », 1991. raison13.indb 313 24/09/10 19:17:31 314 qui lui prodiguent des leçons de littérature, confronté à leurs textes qu’il découvre avec émotion, l’adolescent sortira de cette aventure complètement transformé et, après sa délivrance, il répondra aux journalistes qui lui demandent ce qu’il compte faire : « Je vais lire 15 ! ». On peut regretter que les détails biographiques, les longs discours didactiques et l’intertextualité surabondante ne rabattent cette conversion sur une moralité naïve et maladroite. À la fin du récit, le jeune personnage découvre que contrairement à ce que la plupart des jeunes croient, les grands écrivains sont « très sympas » et il suffit pour les apprécier de « mieux les connaître » 16. Loin de cette démonstration, les chemins de la lecture empruntent des voies beaucoup plus proches des thèmes familiers aux jeunes lecteurs. Au premier rang de ces thématiques, l’éveil du sentiment amoureux croisé avec la découverte du plaisir de lire nourrit plusieurs scénarios. L’amour apparaît comme un moyen infaillible d’accéder à la lecture, non seulement dans une relation de cause à effet – la belle lectrice opérant la conversion de l’anti-lecteur 17 – mais parce qu’ils sont consubstantiels comme le remarque, savamment, un personnage de Marie Desplechin : « Je trouve drôle que le même mot de “romantisme” parle à la fois de l’amour et des romans. Comme si l’amour et les livres, c’était pareil » 18. À côté de ces scénarios sans grande surprise parce que trop souvent cousus de fil blanc, le thème de la rencontre adulte-enfant devient triangulaire, adulte-enfant-lecture, et se décline sur le modèle du roman d’apprentissage. Dans la veine sociale qui vise à rendre compte de la vie dans les Cités, Marie Desplechin met en scène Samir, enfant taciturne et en échec scolaire 19. Ce que l’école ne lui donne pas, un étudiant en biologie le lui apportera : une petite encyclopédie sur les oiseaux. Dès lors, le 15 Ibid., p. 115. 16 Ibid. 17 Voir par exemple S. Morgenstern, Le Vampire du CDI, Paris, L’École des loisirs, « Neuf », 1997. 18 M. Desplechin, Une Vague d’amour sur un lac d’amitié, Paris, L’École des loisirs, 1995, p. 66. 19 M. Desplechin, La Prédiction de Nadia, Paris, L’École des loisirs, 1997, p. 14-15. raison13.indb 314 24/09/10 19:17:31 thème de la lecture, motif secondaire dans cette histoire, va recentrer le récit sur l’évolution et la transformation du personnage. Le livrecadeau agit comme un révélateur de la personnalité profonde de Samir qui se comporte soudain non encore en bon lecteur mais déjà en élève appliqué : Samir prit le livre avec respect et le garda, posé à plat sur ses deux mains ouvertes. Sur la double page, quelques dessins et de petits paragraphes entouraient une photo d’oiseau. Avec application, il lut le titre : « Locataire des haies, la bergeronnette » 20. 20 Ibid., p. 47. 21 A.-M. Chartier & J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), Paris, Fayard-BPI Centre Pompidou, 2000, p. 223-485. raison13.indb 315 315 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… Le parcours du personnage va s’organiser par étapes qui le conduiront à la conquête de la lecture. Il découvre d’abord le plaisir de lire et il obtient ensuite la reconnaissance et les félicitations de son instituteur qui lui ont toujours manqué. Ce scénario prévisible mêle de nombreux éléments qui étayent depuis ces vingt dernières années tous les discours 21 sur les voies mystérieuses qui mènent un enfant à la lecture, ce fameux « déclic » aux nombreuses composantes : l’admiration pour un modèle, la lecture documentaire valorisée contre la suprématie de la fiction, la bienveillance des maîtres et leurs encouragements. La commutation de ces différents éléments – l’ami en oncle ou en bibliothécaire, les encyclopédies en romans ou en poèmes, etc. – offre une trame narrative récurrente et une axiologie commune à de nombreux romans. Tous les éléments qui composent cette célébration de la lecture se retrouvent dans d’autres récits qui utilisent une « histoire de lire » pour ébaucher une mise en perspective sociale, historique et « politique » de la lecture qui dépasse le parcours singulier du personnage. Lire n’apparaît plus seulement comme une affaire privée mais comme une réponse à deux des grandes préoccupations sociales et culturelles de la France : l’égalité et l’intégration. 24/09/10 19:17:31 ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, LECTURE 316 Grâce au parti pris historique – l’action se situe en 1843 – qu’elle adopte dans son court roman Noël à tous les étages 22, M.-A. Murail replace le thème de la lecture dans une perspective « révolutionnaire », comme instrument de lutte des classes. Alors que Ferdinand le petit-bourgeois rejette, en enfant repu, les livres qu’il trouve ennuyeux, Hugues le petit pauvre meurt d’inanition dans sa soupente parce que sa « faim de livres » 23 est inassouvie. Mais comme il s’agit d’un conte de Noël, le miracle se produira. Alors que Hugues est au plus mal parce que sa sœur a vendu le livre qu’elle a volé pour acheter une cuisse de dinde et des marrons, Jeanne court chercher de l’aide chez son jeune voisin qui se révèle être médecin. Il sauve l’enfant de la maladie et de l’analphabétisme et au fil des leçons, tombe amoureux de la jeune fille. Reprenant en les édulcorant les grandes thèses sur l’instruction publique qui, de Condorcet à Jules Ferry, jalonnent le xixe siècle, ce court roman se range volontairement du côté de l’exemplum qui illustrait l’ancienne instruction civique et la leçon de morale scolaire. Si l’univers référentiel et les ficelles du mélodrame en déréalisent l’actualité, le discours sur la lecture y conserve sa portée philosophique et sa visée éducative dans le droit fil de la tradition humaniste : la vraie richesse de l’homme, c’est la connaissance. Autrement exprimée par un personnage de Azouz Begag – « Si t’as vraiment vu de l’or, il est forcément dans les livres. C’est toujours plein de richesses dans les livres ! » 24 –, cette thèse étaye quelques romans qui abordent le thème de la lecture comme instrument d’intégration. À la peinture récurrente de la violence, du racisme et de l’exclusion qui abonde dans la littérature de jeunesse contemporaine, certains écrivains issus eux-mêmes de l’immigration préfèrent le récit d’une intégration réussie mais au prix d’un discours convenu et bien pensant sur les valeurs de la lecture. 22 M.-A. Murail, Noël à tous les étages, Paris, Bayard Poche, « J’aime lire », 2001. 23 Ibid., p. 12. 24 A. Begag, Les Voleurs d’écriture, Paris, Le Seuil, coll. « Jeunesse », 1990, p. 68. raison13.indb 316 24/09/10 19:17:31 « Tu préfères dominus ou populus ? » Je ne m’étais jamais posé cette question. Dominus, ça veut dire maître en latin. Populus, ça veut dire peuple. J’ai dit populus. On a chanté ensemble la déclinaison 26. Fils d’immigré algérien, l’adolescent narrateur des Voleurs d’écriture 27 est le seul homme de la famille depuis la mort brutale de son père. Bon élève, il est partagé entre le désir de rassurer sa mère en travaillant sérieusement à l’école et l’envie de rejoindre chaque soir une bande de jeunes déjà versée dans la petite délinquance. Malgré sa terreur de la prison et de la justice, l’adolescent participe au cambriolage d’une bibliothèque. L’enchantement opère immédiatement et agit comme une révélation. Le personnage comprend l’équivalence livres/richesse et l’exprime dans une très jolie formule : « Nous sommes entrés à l’intérieur de la caverne d’Alivres Baba » 28. Alors que ses complices fouillent le bureau de la bibliothécaire pour y trouver la caisse, la présence des livres agit sur 25 26 27 28 raison13.indb 317 B. Smadja, La Tarte aux escargots, Paris, L’École des loisirs, 1995. Ibid., p. 136-137. A. Begag, Les Voleurs d’écriture, op. cit. Ibid., p. 62. 317 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… Dans La Tarte aux escargots 25, Brigitte Smadja raconte l’arrivée en France dans les années 1960 d’une petite Tunisienne et son entrée en 6e. Ce roman autobiographique s’attarde sur la description de la vie difficile de Lili et montre les vexations qu’elle subit dans son désir d’être acceptée par deux de ses camarades de classe. Pourtant, Lili brille par ses résultats scolaires mais cette supériorité ne change rien à la fascination qu’elle éprouve pour ces petites filles riches et peu intelligentes. Contrepoint à ce parcours douloureux à force d’humiliations, Luisa, la condisciple de Lili, est aussi immigrée et pauvre mais elle assume sans honte sa condition parce qu’elle puise sa force dans la lecture. La saisie de ce personnage droit et fier est toujours étroitement liée à son activité lectrice. Finalement, les deux adolescentes vont se lier d’amitié grâce à un livre, L’Espoir, de Malraux. Le titre annonce le destin des deux amies : elles lutteront mais avec leurs armes, la réussite scolaire. La scène finale révèle la dimension « politique » de ce choix : 24/09/10 19:17:31 318 sa conscience : la magie de la bibliothèque fera d’un voleur un grand lecteur. Parce qu’il s’adresse à un lectorat un peu plus jeune ou que sa visée édifiante primait dans les intentions de l’auteur, Momo petit prince des Bleuets 29 déroule un scénario dont l’exemplarité s’affiche sans second degré. Momo est un petit Marocain qui vit à la Cité des Bleuets. Parce qu’il est brillant, son institutrice a demandé à sa mère de ne pas le sacrifier comme sa sœur, brillante elle aussi, mais qui a dû aller gagner sa vie comme caissière. L’enseignante laisse une liste de livres dont Momo doit faire la lecture avant son entrée au collège. Le parcours initiatique du personnage commence à la bibliothèque où, conscient d’être un « privilégié », il lit en petit lecteur modèle pour apprendre et pour réfléchir selon un « protocole » parfaitement maîtrisé : Momo feuillette le livre jusqu’à ce qu’il arrive au grand 1. Parce que, bien souvent, les livres commencent ainsi, par un grand 1. Parfois, ils commencent aussi par un titre. Momo aime mieux, mais le grand 1 ne le dérange pas trop. Il lit ensuite chaque page, lentement, pour bien les comprendre toutes. Il examine chacun des dessins aussi, qu’il aime beaucoup. De temps en temps, il fait une pause pour réfléchir à ce qu’il vient de lire. Puis, reprenant sa lecture, il arrive à la fin du livre. Il soupire de bonheur. Il a beaucoup aimé tous les gens qui sont dans le livre 30. Deux médiateurs vont lui montrer son destin à travers un roman : La Vie devant soi. Souad, la bibliothécaire qui établit un parallèle entre les deux personnages et Monsieur Édouard, l’instituteur retraité qui lui raconte la biographie de Romain Gary. Émerveillé, Momo rapporte les propos du vieil homme à sa mère qui prophétise dans une scène tout droit sortie de La Promesse de l’aube : « Toi aussi, mon fils, tu seras un grand écrivain français ! » 31. 29 Y. Hassanl, Momo petit prince des Bleuets, Paris, Syros, 2002. 30 Ibid., p. 31. 31 Ibid., p. 54. raison13.indb 318 24/09/10 19:17:31 319 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… Enfant étranger mais brillant, fonction intégrative de la lecture, rôle déterminant d’un initiateur, valorisation de la culture et des études, respect des lois et des codes sociaux sont les points communs à ces trois histoires de lecture, comme à d’autres encore. Ces similitudes frappent car elles rassemblent les lignes de force d’une représentation idéale de l’intégration des immigrés selon les canons d’une morale républicaine pétrie des idéologies de la IIIe République et des nobles utopies qui alimentent les discours sur les vertus de la lecture dans l’institution scolaire. Engagés à montrer la lecture dans une fonction d’intégration sociale, ces romans puisent dans la légende d’une France dynamique où peut toujours advenir le miracle républicain et démocratique de la réussite par le travail et le mérite et dans l’histoire personnelle de leurs auteurs, pour en tirer un conte de notre temps : le parcours exemplaire du petit immigré méritant et travailleur renouvelle l’incroyable aventure du berger devenu roi. Manque à ces récits tendus vers une finalité instructive l’évocation du rapport intime du lecteur à sa lecture, le « plaisir du texte ». Ce silence montre bien que les écrivains ne cherchent pas à révéler au jeune lecteur ce que la lecture pourrait, personnellement, lui apporter. Relayant un discours d’élite lettrée, ces romans évaluent la lecture en fonction d’une orthodoxie culturelle pour laquelle tout livre est une richesse, notion mystérieuse mais suffisamment évocatrice pour justifier, sans plus d’explications, la pratique lectrice comme institution sociale légitimée. Démarche qu’analyse Michel de Certeau : « La fiction du “trésor” caché dans l’œuvre, coffre-fort du sens, n’a évidemment pas pour fondement la productivité du lecteur, mais l’institution sociale qui surdétermine sa relation avec le texte » 32. Cette vision optimiste de la lecture, cette foi sans recul critique dans son pouvoir de cohésion sociale, de rassemblement et d’adhésion que partagent tous les romans que nous avons lus, relèvent d’une posture d’écrivains faisant de la lecture œuvre littéraire et du roman un outil pédagogique. Il ne s’agit pas de réfléchir une pratique sociale, culturelle 32 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 248. raison13.indb 319 24/09/10 19:17:31 et surtout économique de la lecture chez les jeunes, mais de refonder pour le jeune lecteur, une axiologie universelle de la lecture. Pour preuve, la déclaration dans la presse 33 de M.-A. Murail à laquelle on ne peut que souscrire : « On ne peut pas rester sans rien faire face à un enfant qui n’arrive pas à lire. La lecture, c’est la liberté ! ». Mais l’action envisagée par l’auteure laisse perplexe quant à la nouvelle mission de l’écrivain, ouvertement pédagogue et résolument réformateur : « En ce moment, peut-on lire dans le même article, Marie-Aude travaille sur une nouvelle méthode de lecture ». 320 Les voies qui mènent au livre dans le roman pour la jeunesse ne s’aventurent jamais dans le hors-piste. Les récits composent avec des modèles valorisés à la fois par le discours social qui les véhicule et par la culture lettrée qui les a produits. Un consensus s’affirme : la lecture est un héritage sacré et une valeur imprescriptible. À ce titre, elle est envisagée comme une pratique légitimée et monovalente : en aucun cas le roman ne représente sa diversité. Lire, dans la littérature pour la jeunesse, c’est toujours lire de la littérature, ce qui exclut d’autres pratiques qui, in absentia, s’en trouvent dévaluées. Autour de ce pilier s’organisent des mises en scène concentriques qui reproduisent la conquête du plaisir de lire que les écrivains ailleurs, sur le mode fictionnel et autobiographique, ont souvent célébrée. Cependant, au modèle bourgeois de l’héritage culturel par filiation qui semble aujourd’hui avoir perdu sa pertinence, les écrivains pour la jeunesse dans leur ensemble préfèrent l’expérience de l’autodidacte qui, au gré des circonstances, des émotions et des rencontres accomplit son acculturation. Ce scénario renoue avec la dynamique des récits d’apprentissage mais il l’hybride aux contes édifiants. La crise du non-lecteur, en effet, mime l’errance et les aléas du petit « pauvre » qui devient « riche », succès des mélodrames populaires. Du coup, la conversion finale sur laquelle aime à s’attarder le roman apparaît fortement symbolique : à fils prodigue et repentant, lecteur prodige et richesse des livres ! La geste du lecteur y gagne en lisibilité : elle 33 Le Monde des ados, n° 176, novembre 2007, p. 35. raison13.indb 320 24/09/10 19:17:31 est la reconfiguration des croyances et des adhésions sociales, historiques et littéraires dans les vertus de la lecture pour les jeunes, credo dont la littérature est l’évangile, l’écrivain l’apôtre et le roman le catéchisme. 321 gilles béhotéguy La célébration de la lecture dans un roman français contemporain… raison13.indb 321 24/09/10 19:17:31 raison13.indb 322 24/09/10 19:17:31 LES MISES EN SCÈNE DANS LES ALBUMS ENFANTINS DES APPRENTISSAGES DANS LA RELATION ENTRE ADULTES ET ENFANTS : DES ÉVOLUTIONS SIGNIFICATIVES DES MODALITÉS ÉDUCATIVES Stéphane Bonnery* La littérature de jeunesse est l’un des secteurs les plus stables du marché de l’édition. Elle a pour spécificité que les acheteurs ne sont pas les consommateurs : il faut séduire un triple public – l’enfant, l’adulte acheteur et l’adulte qui accompagne la lecture de l’enfant (en lisant lorsque le lecteur-enfant ne déchiffre pas encore, ou ensuite en contrôlant, en incitant ou en laissant libre cours à la lecture). Le choix de livres par les adultes, qu’ils soient acheteurs ou prescripteurs de lectures (enseignants, bibliothécaires...), repose sur une série de critères, parmi lesquels la volonté de transmettre quelque chose par le biais du livre. Si elle n’est pas le seul média à destination de l’enfance, la relative consécration 1 de la littérature de jeunesse, qui s’illustre par la reconnaissance artistique et scolaire, est telle que l’étude de la littérature de jeunesse peut être considérée 2 comme significative des valeurs, des conceptions, des savoirs, que les adultes veulent transmettre, ou du moins de ce qui leur semble transmissible par les livres. raison publique n° 13 • pups • 2010 LE CONTEXTE DE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE POUR LES 5-11 ANS 323 * Stéphane Bonnery est membre du laboratoire CIRCEFT-ESCOL et maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris 8. 1 J.-L. Fabiani, « Le plaisir et le devoir : remarques sur la production et la réception de livres destinés à la petite enfance », La Revue des livres pour enfants, 1995, n° 163-164. 2 Rappelons cependant que le livre n’a pas la même signification dans tous les milieux sociaux, même si son usage est largement diffusé. raison13.indb 323 24/09/10 19:17:31 324 Nous avons centré notre recherche sur les albums pour enfants de cinq à onze ans, tranche d’âge qui va de « l’entrée dans l’écrit », amorcée dès la grande section de maternelle, jusqu’à la fin de l’école élémentaire. Le type de morale, de valeurs, de contenus transmis apparaît en partie différent de celui qui peut prévaloir à l’entrée dans la préadolescence, âge qui est de plus en plus marqué symboliquement par l’entrée au collège : les recherches précédentes sur les usages de la littérature de jeunesse 3 indiquent en effet que, pour la tranche d’âge qui nous occupe, le livre n’est pas seulement source de lecture, mais aussi d’échanges. On peut donc supposer que les albums sont aussi écrits en perspective des échanges qu’ils vont permettre et qui constitueront un vecteur potentiel de transmission, explicite ou non. Les modalités de transmission dans les familles culturellement favorisées ont parallèlement évolué vers un modèle à la fois plus libéral, c’est-à-dire apparemment moins autoritaire et hiérarchique, et plus contrôlé dans les faits, si l’on tient compte de l’extension des domaines régulés par les parents. Ainsi, les façons d’accompagner la lecture des livres, de la réguler à distance, d’échanger à son propos, sont probablement empreintes de ces modèles sociaux d’éducation 4. Il est donc intéressant de voir en quoi les modalités éducatives pénètrent les livres eux-mêmes à la fois dans leur contenu et dans les types d’échanges que leur conception sollicite. Nous traiterons dans cet article aussi bien des contenus véhiculés par les albums qui peuvent faire « école de vie » que des modalités de transmission. Sans être exhaustifs, nous détaillerons les évolutions les plus significatives : le statut même de la transmission et de la relation entre adultes et enfants véhiculés par le livre. MÉTHODE ET CORPUS Notre propos ne porte pas sur des œuvres porteuses de caractéristiques particulières mais sur celles rendant compte des grandes tendances 3 C. Frier (dir.), Passeurs de lecture. Lire ensemble à la maison et à l’école, Paris, Retz, 2006 ; C. Poslaniec, Réception de la littérature de jeunesse par les jeunes, Lyon, INRP, 2002. 4 J.-C. Chamboredon & J.-L. Fabiani, « Les albums pour enfants. Le champ de l’édition et les définitions sociales de l’enfance », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n° 13-14. raison13.indb 324 24/09/10 19:17:31 5 J.-C. Chamboredon & J. Prévôt, « Le métier d’enfant », Revue française de sociologie, 1973, vol. XIV, n° 3, p. 3-26. 6 Série créée avant-guerre par six albums de Jean de Brunhoff, et poursuivie par son fils Laurent, des années 1950 jusqu’à ce jour. L’écart entre deux albums n’excédant jamais sept ans, cette série offre une continuité qui permet d’identifier le caractère progressif des évolutions décrites. Nous avons exclu les albums de type abécédaire. L’un des albums narratifs (Le Pique-nique de Babar) est introuvable. Tous ces albums narratifs sont publiés dans la collection des grands albums Hachette. raison13.indb 325 325 stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages… repérables dans le temps. Cette temporalité est bien sûr relative, car la diffusion de la littérature de jeunesse n’a progressivement dépassé le lectorat des enfants de familles fortunées qu’après la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet conjugué de multiples facteurs : baisse du prix des livres, démocratisation scolaire, généralisation de la fréquentation de l’école maternelle, politiques de démocratisation culturelle (développement des bibliothèques et de leurs rayons jeunesse), et perception, dans bien plus de catégories sociales qu’autrefois, de l’enfance comme objet d’action éducative spécifique, nécessitant des instruments adaptés 5. Nous avons étudié les changements – étroitement liés à ceux qui ont affecté les formes de la famille et de l’éducation – des contenus, des modalités et des statuts de la transmission dans les livres à l’œuvre depuis la Libération. Pour cette étude diachronique, trois corpus complémentaires ont été constitués. Le premier regroupe vingt-quatre albums narratifs de la série Babar 6 qui a pour particularité de s’étaler sur près de quatre-vingts ans. Cette longévité permet d’étudier les évolutions internes à la série pour les comparer à celles d’autres corpus. En France, seules les séries Caroline et Martine ont une durée de vie aussi significative. Mais Babar s’adresse à un lectorat plus mixte : en effet, les personnages centraux sont des deux sexes, et le héros devient très vite adulte et père, constituant donc moins un repère des actions de l’enfant qu’un repère de l’action de l’adulte. Les jeunes lecteurs sont alors plus spécifiquement représentés par les enfants mêmes de Babar, garçons et filles (éléphants). Ainsi, alors que Caroline et Martine montrent des univers où les adultes, et les parents en particuliers, sont rares, voire absents, Babar donne à voir non seulement des représentations sociales de l’enfance, mais aussi des représentations des rapports de générations et de transmission. 24/09/10 19:17:31 326 Un deuxième corpus est constitué de cinquante albums narratifs particulièrement significatifs dans chacune des décennies depuis la Libération, et dont la diffusion a perduré dans les circuits scolaires et « cultivés » en France. Il permet d’identifier, sur le cas précis de certains auteurs et éditeurs, les permanences et les changements au-delà du premier corpus. Un troisième corpus, plus récent, est constitué de la moitié des cent tomes de la série Max et Lili, publiée depuis 1997. Les personnages, un frère et une sœur, sont confrontés à des situations censées être proches du vécu quotidien des enfants (Max et Lili adorent les marques, Max ne pense qu’au zizi, Grand-père est mort, etc.). Le succès commercial de ces albums est un indice de la pénétration des modèles qu’ils diffusent aujourd’hui auprès des enfants, comme des adultes qui peuvent accompagner la lecture, fût-ce à distance par l’échange après lecture par l’enfant. Dans les arguments de vente (en quatrième de couverture par exemple), cette collection est présentée aux parents comme un support de discussion adapté et sensible pour les aider à aborder avec leurs enfants des thèmes délicats. CONTENUS ET MODALITÉS DE TRANSMISSION DE LA « CULTURE CULTIVÉE » ET DU RAPPORT À LA CULTURE L’étude des deux premiers corpus montre que les albums évoquent au cours du temps davantage d’éléments faisant référence à la culture savante, artistique, littéraire, et même à une culture cultivée enfantine : Pierre et le Loup, Fables de La Fontaine, etc. Il s’agit là de l’une des évolutions significatives des contenus de la transmission. Si, en début de la période étudiée, il apparaissait essentiel de transmettre des contes traditionnels, c’était « au premier degré », au travers de livres dont chacun racontait l’une de ces histoires. Ce patrimoine culturel est désormais aussi évoqué « au second degré », comme une référence censée être déjà connue, qu’il faut identifier pour donner sens au livre qui contient cette allusion, soit parce que l’auteur la tourne en dérision dans un registre humoristique, soit parce qu’il entend transmettre autre chose, au-delà de cette référence première. raison13.indb 326 24/09/10 19:17:31 Dans la série Babar, les albums jusque dans les années 1960 sont marqués par cette transmission au « premier degré ». Puis, les choses changent progressivement, au point que l’avant-dernier album de la série, intitulé Le Musée de Babar (2006), commence ainsi : Sur cette première double page de l’histoire, l’image montre un bâtiment identique à la gare d’Orsay. Et, page 11, on voit les images de la transformation de la gare en musée. La non-perception de la référence au musée d’Orsay peut se révéler pénalisante. À cela s’ajoute que l’album raconte l’inauguration du musée par la famille de Babar et ses amis qui regardent et commentent des tableaux où, à part le fait que des éléphants remplacent les humains, le lecteur éclairé peut reconnaître une transposition de La Joconde de Vinci, de tableaux de Rubens, Manet, etc. Le livre, implicitement, met en scène ce que signifie faire une visite. Nous allons y revenir. Sans doute, la référence explicite aux œuvres réelles figure en liste en avant-dernière de couverture ; mais si le lecteur n’a pas accès aux référents culturels qui permettent de relier ce que montre l’album aux véritables œuvres, ou tout simplement la conscience qu’il existe des tableaux auxquels cet album fait allusion, il passe à côté de l’essentiel même de l’histoire. Le modèle social de l’enfant lecteur de cet album est donc l’enfant qui a près de lui un adulte qui « lit » ou accompagne la lecture d’une histoire, non seulement en ce qui concerne la lecture « à plat » du texte, mais qui décode les mises en relations qui sont sollicitées, qui a conscience raison13.indb 327 327 stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages… Tous les dimanches, Babar et Céleste aiment glisser en ballon au-dessus de Célesteville. Un matin, ils aperçoivent, de l’autre côté du lac, la vieille gare complètement vide. « Les éléphants ne prennent plus le train, dit Babar, ils préfèrent conduire leur voiture. Regarde ce trafic aux portes de la ville ! » « Qu’est-ce qu’on va faire de la gare ? demande Céleste. Ce serait dommage de démolir un si bel édifice. » Elle reste pensive pendant que le ballon flotte au-dessus de la ville. « J’ai une idée ! lance-t-elle. Toutes ces œuvres d’art que nous avons collectionnées depuis des années ont besoin d’une maison. Pourquoi ne pas transformer la gare musée ? » « Excellente idée, Céleste ! », dit Babar. 24/09/10 19:17:31 qu’il y a là une occasion d’introduction à un patrimoine culturel. Le modèle social auquel renvoie l’album est donc, plus largement, celui d’une famille qui va sciemment utiliser l’œuvre pour étayer ou préparer une sortie au musée. 328 L’intention de transmettre un contenu culturel connaît ainsi une double évolution dans nos corpus. Tout d’abord, de possibilité non indispensable, elle devient l’objet même de l’album. Ensuite, elle apparaît comme semiimplicite, puisque l’identification de l’intention de l’auteur est nécessaire au lecteur (sachant que celui-ci est moins systématiquement issu des classes sociales familières de la culture cultivée), alors qu’il y a encore quelques décennies, les références au patrimoine culturel étaient soit très explicites, soit très implicites parce que cantonnées à une place accessoire dans l’album. Des évolutions semblables sont perceptibles dans le second corpus : Roule galette (1950) écrit par N. Caputo et P. Belvès, l’un des albums phare de la collection « Les albums du père Castor », raconte l’histoire d’une galette qui se sauve et rencontre d’abord un lapin qui veut la manger. Elle lui chante sa chanson (qui dit en substance qu’elle est une galette et qu’il ne l’attrapera pas) et se sauve en roulant. Elle rencontre ensuite un loup, puis un ours et le scénario se répète : l’animal veut manger la galette, celle-ci le nargue et se sauve en roulant. Enfin, elle tombe sur le renard, plus malin : au lieu de montrer qu’il veut la manger, il feint d’être âgé et de ne rien entendre, lui fait répéter sa chanson en s’approchant de plus en plus, et quand la galette est à portée de patte il l’attrape et la dévore. On peut lire cet album au premier degré, sans rien perdre d’essentiel ; mais on peut aussi le lire en le comparant à la fable de La Fontaine Le Corbeau et le renard, ou encore en rapprochant les comportements des différents animaux des stéréotypes auxquels ils se conforment : le renard parvient à ses fins par la ruse, tandis que le loup, n’écoutant que sa faim et recourant à la violence, échoue. Il y a quelques décennies, les éléments culturels pouvaient donc être mobilisés, appelant une lecture experte, mais ce n’était pas indispensable. raison13.indb 328 24/09/10 19:17:31 raison13.indb 329 329 stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages… Aujourd’hui, ces éléments culturels sont de plus en plus présents dans l’album, et leur mise en relation avec les événements de celui-ci est nécessaire pour s’approprier le livre. Ainsi en est-il par exemple de l’un des albums les plus diffusés aujourd’hui : Le Loup est revenu ! de G. de Pennart (Kaléidoscope, L’École des loisirs, 1994). M. Lapin lit dans le journal une nouvelle effrayante : le loup est revenu. Il se précipite pour fermer la porte à double tour quand il entend « TOC ! TOC ! TOC ! ». Il craint que ce ne soit le loup qui frappe à la porte, mais ce ne sont que les trois petits cochons qui, ayant appris le retour du loup, viennent se réfugier chez M. Lapin. Il s’agit bien des trois petits cochons du conte traditionnel. Scandées par des « TOC ! TOC ! TOC ! », les arrivées se succèdent : la chèvre et les chevreaux issus d’un autre conte traditionnel, l’agneau de la fable de La Fontaine, Pierre, sorti tout droit du conte musical de Prokofiev (référence relevant d’une culture musicale qui n’est pas aussi répandue que la connaissance des trois petits cochons), et enfin le Petit chaperon rouge. Il y a ici une multiplicité de référents culturels dont la connaissance est préalable pour comprendre que l’on assiste à la mise en relation dans cet album de personnages qui, dans leur histoire d’origine, ont eu affaire au loup comme figure typique du méchant. Ces mises en relation restent ici implicites (on ne dit pas qu’il existe un conte musical Pierre et le loup) mais sont nécessaires à la compréhension. Les ressorts mêmes de l’histoire reposent sur la mobilisation de ces références, parmi lesquelles le lecteur est invité implicitement à circuler, pour identifier les caractéristiques du conte d’origine, pour comprendre les critères de sélection qui ont présidé à l’introduction de tel ou tel personnage des contes traditionnels... L’un des principaux usages possibles, implicitement prescrit, de cet album consiste en une transmission patrimoniale et, en même temps, en l’appropriation « ouverte » de ce patrimoine : le lecteur doit lui-même être actif pour saisir les codes du conte qui sont utilisés, respectés, détournés... et ainsi produire des interprétations. C’est ainsi tout un rapport à la culture qui est véhiculé par ces œuvres, fondé sur la nécessité d’une familiarité avec un patrimoine donné et qui ne saurait pour autant se réduire à un simple exercice d’admiration ou d’hommage, puisqu’il s’agit ici d’un 24/09/10 19:17:31 détournement des codes. Ce rapport nouveau est celui de l’appropriation personnalisée, ou plus exactement de l’appropriation inventive, qui fait du lecteur un enquêteur lancé sur la piste de sens cachés... Ces œuvres permettent à une partie du lectorat, dont les parents sont capables d’interpréter les signes, de trouver des instruments de socialisation culturelle particulièrement riches, parce qu’exprimés de façon subtile. Cependant, on ne saurait oublier que le fait de traiter sur le mode de l’implicite ces références, qui ne sont pas également répandues socialement, peut faire ressurgir, dans l’exercice même de la lecture, les inégalités sociales et, par là, les renforcer. 330 Le corpus Max et Lili évoque très peu la question de la transmission de patrimoine d’une génération à l’autre. Il se concentre sur la transmission de valeurs et de morales, mais, comme nous le verrons, il suscite des comportements proches de ceux que l’on vient de décrire pour l’appropriation culturelle : il s’agit moins d’imposer des valeurs que de guider vers leur découverte, par un jeu d’incitation/régulation. LA TRANSMISSION, DANS LES RÉCITS DE « VISITE », DE POINTS DE VUE SUR L’INCONNU ET D’UN RAPPORT AU MONDE Nous avons évoqué, à propos de l’album Le Musée de Babar, la mise en scène de l’activité de visite. On touche là à une évolution importante des modalités de transmission. Autrefois, la présentation de connaissances sur le monde était principalement véhiculée par des albums de type encyclopédique ou documentaire. Ceux-ci continuent à exister et se sont même développés. Mais des contenus similaires sont aussi de plus en plus véhiculés par des albums narratifs, dont nos corpus sont représentatifs. Certes, le phénomène n’est pas nouveau, que l’on pense au Tour de France par deux enfants d’Augustine Fouillée (dite G. Bruno) au début du xxe siècle, ou, plus tard aux séries Caroline ou Martine, dont les seuls titres évoquent le thème de la découverte (l’héroïne va « à la plage », « à la montagne », « en camping », etc.), ou encore, dans un autre genre, plus humoristique, à la série Astérix (« chez les Goths », « en Hispanie », « chez les Helvètes », etc.). raison13.indb 330 24/09/10 19:17:31 Dans les années 1960, les deux albums successifs Babar à New York et Babar en Amérique marquent des changements mais aussi des continuités. La découverte se fait essentiellement soit sur le mode de l’admiration (paysages, monuments, gigantisme urbain...) soit sur celui de la curiosité vis-à-vis d’une altérité valorisée (alimentation, sports, modes de vie). Les comparaisons avec le pays d’origine ne reposent plus sur une posture de supériorité. Cela tient en partie au fait que Babar visite des pays « développés » et au contexte de l’époque : la période de la décolonisation incite à une forme de prudence à l’égard des ambiguïtés du discours d’avantguerre, tandis que la pénétration grandissante du modèle américain en Europe invite à regarder de plus près cette culture. Mais la découverte de façons de faire différentes est bien valorisée en tant que telle, et constitue en partie une source d’inspiration pour le pays d’origine des éléphants. raison13.indb 331 331 stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages… Mais des évolutions nettes apparaissent dans le second corpus des albums les plus significatifs de chaque décennie, évolutions qui sont condensées et amplifiées dans la collection Babar. Les deux premiers albums de celle-ci montrent la découverte par le héros, alors jeune, de la ville (Histoire de Babar, 1931), puis de certains aspects du monde lors de son voyage de noces (Le Voyage de Babar, 1932). On y trouve des invariants, toujours présents dans les derniers épisodes de la série : la beauté du paysage, l’amusement provoqué par des curiosités locales, le dépaysement, l’émerveillement induit par le gigantisme de la ville ou au contraire la tranquillité de zones désertiques, la découverte d’activités inconnues. Mais d’autres aspects sont datés. C’est le cas notamment du passage dans une île où les seuls êtres rencontrés sont des humains à la peau noire, désignés comme cannibales car ils veulent manger les héros qui, aussi éléphantesques soient-ils, n’en ont pas moins un comportement anthropomorphique. Les premiers albums de la série, qui racontent le passage d’éléphants à quatre pattes dans la brousse, à une micro-société s’inscrivant dans « la civilisation », traduisent cette double tendance à la valorisation de l’exotisme dépaysant et du monde « civilisé », révélatrice d’un point de vue ethnocentrique et dépréciatif des sociétés traditionnelles. 24/09/10 19:17:32 332 Dans ces aventures outre-Atlantique, le récit met en scène de façon nouvelle le regard du visiteur, bien plus marqué par les pratiques touristiques qu’il ne l’était dans les albums des années 1960. Ceci est accentué par le fait que, Babar et Céleste étant devenus parents, les dialogues lors des épisodes de visite sont des mises en scène des formes de socialisation par lesquelles les parents éduquent leurs enfants à de nouvelles pratiques. Est ainsi transmis un rapport esthétique au monde bien plus systématisé, énoncé à chaque découverte d’un nouveau paysage. Ces exercices de contemplation sont désignés dans l’album (par des discours des adultes à l’attention des enfants) comme l’occasion de se constituer des souvenirs, et les bénéfices culturels ou sentimentaux que la visite peut procurer sont anticipés. Une autre étape est franchie dans les albums les plus récents, Le Musée de Babar (2004) et Le Tour du monde de Babar (2006) qui mettent en scène la famille en train de visiter. Tout d’abord, le contenu de ce qui est transmis par la visite est étroitement lié à une certaine posture de la découverte. C’est le cas dans la visite du musée, où les enfants, confrontés à des désignations contradictoires de ce qu’est un beau tableau, sont invités à se faire leur opinion. À partir de ces discours disponibles, et, conformément aux valeurs culturelles nouvelles en vogue dans les classes supérieures 7, ils sont amenés à développer une grande tolérance dans une situation de découverte artistique : on apprend à découvrir avant de juger. Ce sont des principes proches qui guident la découverte culturelle dans l’album suivant, lors du voyage de Babar et de sa famille autour du monde. Face aux réactions enfantines d’incompréhension à l’égard de l’altérité (façons différentes de dire bonjour, marques de politesse, alimentation, habitat, coutumes, etc.), Céleste, la mère de famille, intervient : « Dans les autres pays, les gens disent les choses d’une autre façon. Ils font aussi des choses différentes. […] Ce sont les joies du 7 P. Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie. Le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, 2004, vol. XXXVI, n° 1. raison13.indb 332 24/09/10 19:17:32 8 Ceci est d’autant plus facile que, les albums de Babar racontant de plus en plus exclusivement soit des découvertes exotiques, soit des aventures intra-familiales, les questions touchant à la découverte de l’altérité sociale, des inégalités, de la présence d’étrangers dans un pays, etc., ne sont pas traitées, contrairement aux premiers albums où la vision sociale délivrée était pour le moins paternaliste. raison13.indb 333 333 stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages… voyage. Avez-vous vu une maison comme celle-là à Célesteville ? » (p. 14). Plus loin le narrateur précise : « Les enfants découvrent rapidement des coutumes et des manières qu’ils ne connaissent pas, exactement comme Céleste l’avait dit » (p. 19). L’adulte contraint les enfants à la découverte (par l’incitation davantage que par l’autoritarisme, même si l’interdit ou l’insistance ne sont pas exclus) et régule leurs réactions en les guidant vers une forme de curiosité empathique qui stigmatise les a priori 8. On invite les enfants à découvrir, à comprendre, à entendre des explications des adultes et des pairs, à comparer celles-ci avec leur sentiment premier, pour ainsi leur permettre de constituer leur propre avis, qui n’est pas que l’expression d’un ressenti, mais un point de vue élaboré par la confrontation d’arguments. La mise en scène de la famille qui réalise ces visites, échange et confronte des avis, est aussi l’occasion de montrer au lecteur comment on effectue une visite cultivée et quelles sont les différentes postures possibles face à un objet de contemplation. Le narrateur ne dit pas que tel est l’objet du livre et, de fait, les visées les plus « transmissives » sont de moins en moins soutenues par des modalités monstratives directes. Il s’agit plutôt ici de signification indirecte, semi-implicite : c’est le cas par exemple quand les enfants de Babar et Céleste vont pour la première fois au musée et demandent : « Est-ce comme aller faire les courses ? Est-ce comme aller à la messe ?... » puis quand ils vont, chacun à leur façon, réagir aux œuvres en désignant ce qu’ils aiment, les uns évoquant les couleurs utilisées, les autres le thème traité, les réflexions qu’elles sollicitent, etc. Sans le dire explicitement, les personnages de l’album expriment et incarnent différentes modalités de la contemplation esthétique ou de l’attitude touristique. Ce qui est sollicité, c’est, de la part de l’enfant lecteur, la constitution d’un point de vue personnel par identification et confrontation des discours transmis par les personnages. 24/09/10 19:17:32 ÉVOLUTIONS DE LA PAROLE D’AUTORITÉ DU STATUT DU PERSONNAGE ADULTE ET DES MODÈLES DES RELATIONS ÉDUCATIVES 334 Plusieurs recherches signalent que la littérature de jeunesse comporte de moins en moins de morales imposées 9, ce que nos travaux confirment et nuancent. Sur le contenu lui-même, la morale ou la conclusion sont sans doute désormais bien moins imposées que laissées « ouvertes » à l’interprétation du lecteur. Dans des cas non négligeables, la morale de l’œuvre n’est pas évidente à identifier. Dans d’autres récits, il peut y en avoir plusieurs. Mais nos conclusions contredisent l’idée que la question morale elle-même disparaît. Si les morales totalement imposées se raréfient, l’ouverture de la conclusion vise à mettre le lecteur en situation de construire un point de vue, d’interpréter les indices permettant de conclure de telle ou telle façon, de s’interroger sur les conséquences de certains actes ou comportements, sur le rapport entre telle action et les valeurs qui la soustendent... Ainsi, le choix de la conclusion n’est pas réellement ouvert au sens où il serait laissé libre. Souvent, le livre fait appel au jugement du lecteur ou à ses capacités de déduction pour trouver la conclusion qui « s’impose » au travers d’indices semi-implicites dans le texte et les images ; dans d’autres cas, on fait appel à son jugement pour choisir parmi les conclusions possibles proposées par des personnages adultes à l’attention des personnages enfants, ou parmi celles (ou la combinaison de celles) qui s’imposent au vu de l’expérience effectuée par le personnage enfant. Les personnages adultes sont rarement montrés comme imposant une vérité unique. Ils ont des avis différents, à partir desquels les enfants doivent composer leur propre jugement, voire avec lesquels ils vont pouvoir « jouer » dans certains cas. C’est que le statut même de la transmission a évolué. Les albums donnaient autrefois à voir des formes de relation entre adulte et enfant qui reposaient principalement sur un statut classique : le personnage adulte portait la parole qui fait autorité, il 9 H.-H. Ewers, « La littérature moderne pour enfants. Son évolution historique à travers l’exemple allemand du XVIIIe au XXe siècle », dans E. Becchi & D. Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, t. 2, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1998. raison13.indb 334 24/09/10 19:17:32 La littérature de jeunesse propose donc des modélisations assez similaires de la construction d’un point de vue sur les formes de la vie en société et sur les formes culturelles, ainsi que des modalités décrites de leur transmission. Ces modèles de la transmission intergénérationnelle, dans leurs contenus et modalités, reflètent en partie les formes de socialisation que raison13.indb 335 335 stéphane bonnery Les mises en scène dans les albums enfantins des apprentissages… constituait un repère par rapport auquel le personnage enfant se jaugeait. Lorsque les personnages adultes étaient absents, le narrateur remplissait cette fonction. Aujourd’hui, les personnages adultes sont des figures de doute, qui délivrent des opinions contradictoires... mais ils ont de l’expérience et leur doute est significatif d’une attitude prudente. Les conseils et prescriptions qu’ils prodiguent apparaissent donc comme l’occasion pour l’enfant de faire lui-même des expériences qui le conduiront à son tour à émettre des jugements réfléchis et personnels. L’enfant lecteur, en se mettant à la place de l’enfant personnage, doit faire un travail de confrontation de ces « transmissions contradictoires ». Cette mise en scène est structurante du troisième corpus. Par exemple, l’album Max et Lili aiment les marques montre une mère hostile à « la dictature des marques » et un père qui, bien que soucieux des dépenses inutiles, est plus sensible aux arguments de la qualité qu’un tel produit garantit, etc. Ces avis sont disponibles pour être confrontés à ceux des amis des deux héros, et à l’expérience de ceux-ci. Il est ici donné à voir au jeune lecteur un modèle de comportement d’écoute des avis adultes, qui ne correspond pas à une soumission docile, mais qui consiste à prendre en considération ces avis en les confrontant à l’opinion des pairs, à l’expérience vécue, à les intégrer dans une mûre réflexion. Mais un modèle de la relation éducative dans la famille est aussi adressé aux adultes : ceux-ci ne doivent ni imposer leur avis, ni laisser leurs enfants dénués d’avis adulte, s’ils veulent leur permettre de penser leur expérience et de se faire leur opinion. Notons qu’un constat identique ressort de l’analyse de nos deux autres corpus. On retrouve, sur les questions de comportements sociaux ou moraux, les éléments évoqués au sujet du rapport à l’altérité lors d’une visite ou d’une découverte, artistique ou touristique. 24/09/10 19:17:32 336 raison13.indb 336 les sociologies de la famille et de l’éducation désignent comme ceux qui se sont développés dans les milieux sociaux culturellement bien dotés. Ainsi la littérature de jeunesse témoigne de ces changements de formes éducatives, et simultanément, elle en est prescriptrice par les modèles sociaux qu’elle diffuse. Et ces modèles sociaux, socialement marqués, ne sont pas sans effets de domination sur les familles, populaires notamment, où le statut de l’adulte et de sa parole est plus traditionnel. Le « message » véhiculé n’est pas seul en question, il y aussi les modalités de sa diffusion. Le lecteur modèle est ainsi un sujet qui doit arbitrer des choix, ce qui est potentiellement source de développement. Mais il est aussi un lecteur supposé être déjà prêt à remettre en cause la parole d’un adulte, à arbitrer des transmissions contradictoires, alors que ce modèle d’éducation est inégalement partagé selon les milieux sociaux. Il est aussi censé être un lecteur enfant accompagné à distance dans sa lecture par un adulte qui intervient pour aiguiller vers les bons indices, pour signifier les décodages à opérer ou les références culturelles, etc., autant de dispositions inégalement réparties dans les familles. Ainsi, le message des albums, par leur forme même, peut être inégalement audible socialement, ce que pourrait permettre de vérifier une recherche sur les usages sociaux de cette littérature de jeunesse dans différents types de familles. 24/09/10 19:17:32 PORTRAITS ENGAGÉS D’ADOLESCENTES ENTRE DEUX CULTURES. CONFLITS GENRÉS, CULTURELS ET SOCIAUX DANS DEUX ROMANS POUR LA JEUNESSE DE JEANNE BENAMEUR Isabelle Charpentier* 1 337 raison publique n° 13 • pups • 2010 Professeure de français pendant vingt ans en collège de banlieue parisienne, aujourd’hui écrivaine « vivant de sa plume » depuis 2000, Jeanne Benameur est née en 1952 dans une petite ville algérienne près de Constantine. Son père, sans diplôme, d’origine tunisienne, de langue maternelle arabe, s’expatrie à la fin de la Seconde Guerre mondiale en Algérie, où il devient surveillant en chef de prison. Sa mère, fille d’immigrés vénitiens, est née dans le Nord de la France au sein d’une famille de mineurs, de langue maternelle italienne, et est titulaire du Certificat d’Études Primaires. Quittant l’Algérie avec sa famille au début du conflit colonial, en décembre 1957, J. Benameur passe son enfance à La Rochelle. À l’issue d’une scolarité primaire et secondaire brillante, la cadette devient ainsi la première de la fratrie de quatre enfants à effectuer des études universitaires, en Lettres Modernes, Littérature Comparée et Latin. Écrivant exclusivement en français, la langue d’adoption de sa famille, elle obtient en 1999 un succès d’estime avec la publication de son premier roman de littérature générale Les Demeurées (Denoël). Mais c’est essentiellement grâce à ses fictions destinées aux « jeunes * Politiste et sociologue, Isabelle Charpentier est docteure en science politique, et maître de conférences en science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin. Elle est chercheuse au Centre d’analyse des régulations politiques dans cette même université et chercheuse associée au Centre de sociologie européenne (CSE-EHESSCNRS). raison13.indb 337 24/09/10 19:17:32 338 publics » – définissant ainsi un horizon de réception spécifique 1, par ailleurs lié aux représentations évolutives de l’enfance et de l’adolescence 2 – publiées notamment chez Thierry Magnier et étudiées dans les classes de français des collèges depuis une dizaine d’années, qu’elle se fait connaître et reconnaître par des instances de prescription et de légitimation scolaires et médiatiques. Auteure « engagée » dans ses ouvrages (pour elle, « toute écriture poétique est éminemment politique » 3), membre notamment de l’association « Parrains par Mille » qui s’occupe d’adolescents en difficultés, collaborant ponctuellement avec des mouvements féministes comme « Ni putes ni soumises », J. Benameur intervient aussi régulièrement à la demande d’associations de bibliothèques de rue afin d’animer en résidence des ateliers d’écriture dans les quartiers dits « sensibles » ou auprès de publics ouvriers. Les thématiques et les personnages « métissés », d’un double point de vue culturel et social, privilégiés depuis 1992 par l’écrivaine dans ses ouvrages à succès, régulièrement réédités 4, sont inséparables de la trajectoire sociobiographique de l’auteure, elle-même très marquée par sa double culture d’origine. En prise directe avec des problèmes de société qui constituent le contexte constant et le support majeur des intrigues 5, nourris par l’actualité, (apparemment) rétifs aux stéréotypes, ces romans graves et réalistes à tonalité « humaniste » 1 Voir B. Ferrier, Tout n’est pas littérature ! La littérarité à l’épreuve des romans pour la jeunesse, Rennes, PUR, 2009. 2 Sur cet aspect, voir I. Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009 ; N. Prince, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2010 et F. Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Rennes, PUR, 2009, notamment p. 16-17. 3 Sauf indication contraire, les citations sont extraites d’un entretien avec J. Benameur, réalisé en septembre 2006. Elle se dit « située radicalement à gauche… de façon frontale » depuis ses années estudiantines dans la période de l’après Mai 68, et proche aujourd’hui du Parti socialiste. 4 Notamment J. Benameur, Samira des Quatre-Routes, Paris, Père Castor Flammarion, 1992 ; Adil cœur rebelle, Paris, Père Castor Flammarion, 1994 ; Pourquoi pas moi ?, Paris, Hachette Jeunesse, 1997 ; Ca t’apprendra à vivre, Paris, Le Seuil, coll. « Jeunesse », 1998 ; Si mêmes les arbres meurent, Paris, Thierry Magnier, 2000. 5 Pour d’autres exemples de cette thématique dans la littérature pour la jeunesse, voir K. Attikpoé (dir.), L’Inscription du social dans le roman contemporain pour la jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2008. raison13.indb Sec1:338 24/09/10 19:17:32 339 isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures n’éludent en rien l’âpreté de l’existence. Ils mettent en scène des adolescents des deux sexes, âgés de 13 à 16 ans, issus de l’immigration maghrébine et/ou élevés dans des milieux populaires. Vivant dans des « cités » défavorisées de banlieue parisienne, ils sont confrontés assez classiquement à l’univers « des adultes », mis en scène selon des modalités diverses – certains pères sont ainsi descendus de leur piédestal d’autorité, tandis que certaines mères ne constituent manifestement pas un modèle d’identification, mais incarnent tout au contraire une tradition à ne surtout pas reproduire. En révolte contre la culture familiale héritée et les inégalités sociales, en quête identitaire, les jeunes protagonistes tourmenté(e)s sont confrontés à des difficultés familiales touchant les adultes de leur entourage immédiat (divorce des parents, mort du père…), à des crises existentielles personnelles (déchirement entre l’amour filial et un sentiment implicite de honte sociale lié à la découverte de « l’autre » culture promue par l’école…) et/ou à des choix cruciaux pour leur vie future (orientation professionnelle dissonante par rapport aux rôles familiaux/sociaux assignés…). Dans ces romans d’apprentissage qui posent la question du bien et du mal, où rien n’est jamais acquis et où l’éventualité de « mal finir » n’est pas éludée, les chemins semés d’embûches et de questionnements que les protagonistes, comptant essentiellement sur eux-mêmes, doivent parcourir, vont leur permettre in fine de se construire et de grandir. Le thème des liens et conflits entre générations (père/fils ; père/fille ; mère/ fils ; mère/fille ; grand-père/petit-fils) et au sein de la fratrie (frère/ sœur ; sœur/sœur), ainsi que celui de l’écartèlement entre deux cultures et deux fidélités présentées comme sinon inconciliables, au moins largement conflictuelles, que matérialise notamment un rapport tendu à la langue arabe maternelle (cf. infra note 14), apparaissent également centraux dans cette œuvre où, par une sorte d’éthique tacite, les métis culturels sont aussi et toujours, selon la belle expression de Claude Grignon, des « métis sociaux » 6 en devenir. En ce sens, les ouvrages s’intéressent particulièrement aux espaces de sociabilité autres que le 6 C. Grignon, Préface à R. Hoggart, 33 Newport Street – Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Le Seuil /Gallimard, 1991, p. 8. raison13.indb Sec1:339 24/09/10 19:17:32 340 cercle familial (l’école et le quartier) où les adolescent(e)s-personnages sont inséré(e)s, aux représentations qu’ils en ont et aux usages qu’ils en font. Enfin, les effets liés au genre et aux rapports sociaux de sexe asymétriques font l’objet d’une attention récurrente : la domination masculine pesant fortement sur les filles issues de l’immigration maghrébine est ainsi particulièrement soulignée. J. Benameur s’attache à traiter spécifiquement la déchirure expérimentée par les adolescentes entre la culture familiale traditionnelle héritée et la culture de l’école transmise ; elle insiste sur les rôles cruciaux des « rencontres fondatrices » 7 avec des enseignantes médiatrices avec qui se tissent des liens affectifs de confiance forts, mais aussi sur ceux des passions artistiques et, plus généralement, de l’éducation dans l’émancipation des jeunes filles d’origine maghrébine ; elle met en mot leurs révoltes contre les relégations, leurs souhaits d’indépendance, de réalisation professionnelle et de mobilité sociale. De manière plus originale encore, certains romans mettent aussi en scène des conflits entre pairs adolescent(e)s, qui s’affrontent (et/ou parfois s’apprivoisent progressivement) comme porteur(se)s de valeurs et de visions du monde opposées, souvent en lien avec des socialisations familiales et des origines sociales, économiques et culturelles différenciées. Mêlant les deux aspects (confrontations inter- et intragénérationnelles), Samira des Quatre-Routes et Pourquoi pas moi ?, deux des romans pour la jeunesse les plus connus de J. Benameur auxquels on a choisi de s’intéresser plus spécifiquement ici, organisent entièrement leur intrigue autour de deux jeunes « héros féminins » 8, narratrices et véritables actrices principales des récits – placées donc d’emblée dans une position inhabituelle, le rôle de moteur de la fiction se déclinant traditionnellement au masculin. Hiérarchie genrée des 7 Sur cette notion, voir P. Fustier, Le Lien d’accompagnement, Paris, Dunod, 2000. 8 On utilise ici l’expression de « héros féminin » pour désigner le personnage féminin principal du roman qui, confrontée à des épreuves menaçant son intégrité physique ou psychologique, sa vie sentimentale ou sa condition sociale, oriente le récit et résout son intrigue. Cette figure se distingue ainsi de l’héroïne, évoluant parallèlement à un héros, personnage premier du récit, et qui soit s’oppose à lui, soit le soutient dans sa quête, soit constitue l’objet de cette quête. raison13.indb Sec1:340 24/09/10 19:17:32 SAMIRA LA RÉFLÉCHIE OU LA RÉVOLTE CONTENUE : LES CONDITIONS DE LA FORTUNE D’UN HÉROS FÉMININ MÉTISSÉ Premier roman pour la jeunesse de l’écrivaine publié en 1992 puis réédité en 1999 aux Éditions Père Castor Flammarion, Samira des Quatre-Routes place au cœur du récit un héros féminin métissé, Samira Benamri, collégienne de 13 ans d’origine algérienne vivant dans une « cité » populaire de banlieue parisienne (le quartier des « QuatreRoutes » qui apparaît dès le titre commentaire), en révolte face à la tradition culturelle qu’incarnent ses parents, et à laquelle se soumet sans rébellion sa sœur aînée Fatima, âgée de 18 ans. Celle-ci s’apprête à quitter le lycée sans diplôme pour épouser le très conservateur Kaddour, comptable d’entreprise et professeur d’arabe bénévole dans le quartier, que sa famille a choisi pour elle. Samira s’insurge contre cette situation : « Je voudrais quelquefois m’appeler Dupont, Berthaud ou Simonnet et raison13.indb Sec1:341 341 isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures pouvoirs, des rôles sociaux assignés et de la division du travail entre les sexes, déchirements personnels et/ou écartèlement entre deux cultures, mais aussi inégalités et injustices sociales, phénomènes de violence, de racisme, de montée en puissance de partis politiques xénophobes, sont au cœur des concurrences et des affrontements auxquels sont confrontées les jeunes protagonistes des deux fictions, partagées entre la peur et le désir mêlés de grandir. Ce sont ainsi les tensions entre des représentations et des discours concurrents portés par des adultes ou des pairs « ethniquement », culturellement, socialement et/ou sexuellement situés qui sont mises en scène et proposées à la réflexion des jeunes lecteurs, invités à s’interroger sur l’altérité et les rapports de force qui clivent un monde social complexe et souvent âpre. C’est ce qu’on se propose d’éclairer ici, en se fondant sur l’analyse de l’engagement socio-pédagogique et politique de J. Benameur, perceptible – parfois non sans ambivalence – dans les caractéristiques et les valeurs qu’elle attribue aux protagonistes adolescentes décrites dans les deux romans précités ainsi que dans les situations auxquelles elle les confronte. 24/09/10 19:17:32 342 rentrer dans une maison où on ne se réjouit pas de marier les filles à dixhuit ans à peine, sans diplôme, sans rien » 9. Souhaitant pour sa part poursuivre ses études afin de devenir journaliste, rêvant de liberté, d’indépendance et de justice, Samira cherche à aider son camarade de classe François Rodier, dont elle est secrètement amoureuse et qui vit avec sa mère, peintre divorcée, dans une grande maison « des beaux quartiers » voisins. Le roman oppose ici frontalement l’espace de la cité populaire à celui de la coquette banlieue résidentielle pavillonnaire réservée aux classes moyennes qui la jouxte, proposant ainsi une représentation située des hiérarchies sociales et des frontières symboliques qui clivent les modes de vie : « Je suis maintenant passée du côté des pavillons. On dirait que c’est une autre ville, ici. Les petits jardins les uns à côté des autres et les jolis portails. Ici aussi, le linge sèche, mais sur des cordes à linge, derrière les maisons. Il doit sentir bon quand on le rentre, le soir. […] C’est donc ici que vit François. Quelle chance ! », remarque Samira lorsqu’elle se rend chez son ami 10. Traumatisé par la violente agression par un groupe de militants d’extrême-droite dont il a été victime avec son frère aîné Éric après que ce dernier a pris le parti de jeunes beurs – prestement assimilés à des « casseurs » par les journalistes – lors d’une manifestation lycéenne 11, François vit claustré chez lui. Terrorisé, il refuse de retourner au collège. À la demande de sa professeure de français et avec la complicité de son amie Marianne – mais en dissimulant avec culpabilité 12 ses visites à son 9 J. Benameur, Samira des Quatre-Routes, op. cit., p. 30. 10 Samira découvre ensuite les « vastes » pièces joliment décorées de la maison et la grande chambre-refuge que François occupe seul, alors qu’elle est obligée de partager la sienne avec sa sœur aînée (ibid., p. 62 et 67). 11 Peut-être jugée trop sombre, cette scène d’agression, présentée comme révélatrice de la bêtise et de l’intolérance, n’est pas décrite dans le roman. Seules ses conséquences psychologiques sur François sont évoquées. 12 La culpabilité et la honte qu’éprouve Samira, liées au mensonge envers ses parents, apparaissent symptomatiques de son écartèlement entre deux cultures : son amour pour François et l’aide qu’elle souhaite lui apporter apparaissent confusément incompatibles avec les fidélités familiales : « […] j’ai l’impression très forte d’être vraiment à ma place et en même temps de trahir. Mais quoi ? », s’interroge ainsi l’adolescente (ibid., p. 47). Et, plus loin : « C’est la première fois que je mens aussi fort à mes parents. J’ai honte. Comment pourrai-je regarder mon père en face ce raison13.indb Sec1:342 24/09/10 19:17:32 soir ? Pourtant, je suis sûre que j’ai raison. Après tout, je ne fais rien de mal », réfléchit-elle lors de sa première visite à François (ibid., p. 61). 13 La tension dans le rapport avec la langue arabe du pays d’origine que Samira ne maîtrise pas cristallise ce malaise : « […] nous avons appris qu’en Algérie, bientôt, tout serait écrit en arabe, […] la langue française allait disparaître des journaux, de la communication, de tout. Ma mère […] s’est réjouie, et Fatima aussi. – Il est grand temps, disent-elles, qu’on en revienne à la langue du pays. […] Moi, j’ai eu tout à coup le cœur serré. Alors, comment je ferai pour comprendre quand j’irai là-bas aux vacances puisque je ne lis pas l’arabe ? Ma langue maintenant, c’est le français. Je serai vraiment une étrangère qui ne comprend rien. On ne voudra plus des gens comme moi. On les mettra à l’écart. J’ai le cœur gros. […] Ce n’est pas en supprimant une richesse qu’on combat la pauvreté » (ibid., p. 88-89). 14 Ibid., p. 16. 15 Ibid., p. 25. raison13.indb Sec1:343 343 isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures père sévère qui contrôle strictement les fréquentations de ses filles et refuse de les laisser sortir de la maison en dehors des temps scolaires –, Samira apporte à François leçons et devoirs après les cours, et noue progressivement avec lui un dialogue complice qui parvient à le faire sortir de son mutisme. Transcendant les barrières sociales, culturelles et ethniques, leur amitié amoureuse fondée sur une base égalitaire et une empathie compréhensive mutuelle leur permet de surmonter les obstacles conjoncturels et semble pouvoir s’ancrer dans la durée. Métis culturelle écartelée entre deux univers 13, « déplacée » où qu’elle soit, Samira se débat tout au long du récit entre son désir d’émancipation/ intégration sociale et culturelle en tant que fille d’origine algérienne, et son souci de ne pas trahir les siens. « Ce qui m’a poussée à écrire ce roman, c’est la conscience que j’ai prise de l’aggravation du problème posé par la double culture, aggravation très lourde pour les filles en particulier, en milieu maghrébin. Née de parents d’origine étrangère, je suis d’autant plus sensible à cette question », déclare J. Benameur en entretien. L’auteure multiplie ainsi dans le roman les déclarations d’intentions émancipatrices qu’elle prête à Samira rêvant d’un avenir meilleur, où les filles, libérées du poids de l’ordre patriarcal, ne sont plus d’éternelles mineures, assignées à la seule maternité : « Moi quand je serai grande, je prendrai la pilule et j’aurai des enfants quand je voudrai seulement » 14. « Un jour, je n’habiterai plus ici. Et je me jure, aujourd’hui, et pour toujours, que je n’aurai pas besoin d’un Kaddour pour m’en sortir » 15 ; 24/09/10 19:17:32 344 ou encore, comparant ses aspirations à celles de sa sœur aînée : « Elle a choisi la tradition. […] [Elle veut] vivre comme les vieilles de là-bas. Pas moi ! Moi, j’ai l’impression d’être une étrangère ! […] Si un jour j’épouse un garçon, ce sera pour qu’il soit […] un égal, pas un maître ». 16 L’écrivaine rappelle aussi qu’à l’époque de l’écriture du récit, en 1991, les débats autour de la laïcité, que cristallise la polémique à propos du port du « voile islamique » par de jeunes musulmanes à l’école, sont d’une actualité brûlante. Dans le roman, Samira rejette d’ailleurs catégoriquement le hijab, symbole pour elle d’une tradition culturelle et religieuse aliénante et répressive pour les filles : « J’ai vu des filles à l’école remettre le voile comme c’était la coutume là-bas. Et leurs frères viennent les chercher maintenant à la sortie, ou leurs cousins. Moi, je ne veux pas qu’on vienne me chercher. Je veux garder mon jean et mes cheveux libres. Je ne veux pas du voile » 17. Pourtant, la révolte de Samira demeure réfléchie et largement contenue : constituant le lecteur en interlocuteur privilégié, elle ne s’exprime que dans le secret du for privé au cours de longs monologues intérieurs – que la narration à la première personne du singulier rend plus saillants –, ou dans les échanges épistolaires avec son confident François, mais ne se manifeste jamais dans des discours publics ou dans des comportements frontaux d’opposition, qui bouleverseraient radicalement la hiérarchie des rôles assignés par la tradition familiale. Dans ces conditions, le roman conclut (plutôt naïvement) au triomphe possible des idéaux de Samira ; elle sort de l’épreuve psychologique confortée dans ses choix « intégrationnistes » (parfois contrariés par le racisme ambiant) 18 et sa 16 Ibid., p. 104 et 126. 17 Ibid., p. 39. 18 Jamais nostalgique, la fidélité (largement convenue) au pays d’origine (d’ailleurs presque exclusivement désigné grâce à la périphrase « là-bas », marquant l’éloignement référentiel) prend souvent la forme distanciée d’un attachement « scolaire » aux inventions et aux prouesses historiques, par trop oubliées en Occident, d’illustres ancêtres ; c’est ce qu’exprime Samira dans une lettre à François : « Je n’ai pas envie de cacher d’où je viens. Je suis fière d’appartenir à un peuple qui a inventé les chiffres, qui a construit des monuments magnifiques, qui a permis d’aller si loin dans l’art de la musique, de la calligraphie, de raison13.indb Sec1:344 24/09/10 19:17:32 réflexion sur la place complexe qu’elle occupe dans le monde social en tant que fille issue de l’immigration maghrébine, assumant « la richesse » de sa position « d’entre-deux », et ayant gagné la compréhension et la confiance d’un amoureux « français » doux et sincère – sans pourtant que la réussite de la relation soit in fine certaine. Dans ce premier roman dont la thématique centrale apparaît assez sombre, l’espoir demeure résolument placé du côté de l’adolescente qui, s’extrayant (au moins en partie) des rapports de domination sexuée et culturelle, acquiert une nouvelle confiance en elle-même. YASMINA LA GUERRIÈRE OU LA « MALÉDICTION D’ÊTRE UNE FILLE » : L’INFORTUNE D’UN HÉROS FÉMININ SUBVERSIF Troisième roman pour la jeunesse de l’écrivaine publié en 1997 chez Hachette Jeunesse et réédité en 2002, Pourquoi pas moi ? raconte la rébellion radicale d’un autre héros féminin autrement plus transgressif que le précédent, Yasmina. D’origine maghrébine elle aussi, cette collégienne de 13 ans est entrée en révolte frontale contre la tradition culturelle et l’ordre patriarcal qu’incarne sa famille ouvrière 19, lesquels imposent le l’astronomie, de la navigation, et qui a apporté tant de choses qui servent à tous aujourd’hui. […] C’est en cours d’histoire que j’ai appris avec émerveillement tout ce que mes ancêtres avaient fait de beau et j’ai été fière, oui. […] Maintenant, en plus de mon pays de soleil, j’aime la France et j’aimerais la connaître mieux encore, la visiter. Mais pas si je vois écrit sur les murs “MORT AUX ARABES” ou si j’entends “Ils n’ont qu’à retourner chez eux”. On ne prend le pain de personne » (ibid., p. 102-103). 19 On notera que dans les deux romans évoqués, J. Benameur s’écarte sensiblement de la représentation stéréotypée, récurrente dans nombre de romans pour la jeunesse, d’une famille « idéale », pourvoyeuse d’amour, de tendresse et de raison13.indb Sec1:345 345 isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures Pourtant, tous les héros féminins de J. Benameur n’ont pas les mêmes probabilités de se réaliser. D’autant moins qu’ils affichent de manière ostentatoire un caractère radicalement subversif de l’ordre patriarcal, en cherchant à s’approprier par des coups de force symboliques des attributs masculins traditionnels, à l’instar du personnage insoumis de Yasmina dans le roman Pourquoi pas moi ? 24/09/10 19:17:32 346 cloisonnement des espaces masculins et féminins, hiérarchisent les rôles, les prérogatives (telles celles, que Yasmina estime enviables, de devenir chef de bande, sortir le soir, avoir des conversations privilégiées avec le père, cracher, boire directement au goulot de la bouteille, siffler avec les doigts et la bouche, ne pas ranger sa chambre, parler grossièrement, et même étudier ou lire 20…) et les pouvoirs pour, in fine, contrôler les filles dès qu’elles commencent « à avoir de la poitrine » 21, les claustrer au foyer et les reléguer dans le rôle de mère et d’épouse. Encouragée par sa professeure de dessin et Lee-Qong, une orpheline vietnamienne introvertie, rescapée d’un boat people – « la seule fille qu’elle supporte » 22 –, Yasmina rêve de devenir peintre… mais surtout d’être un garçon, avec toutes les prérogatives attachées à ce statut envié. Ainsi s’exprime la révolte de protection, havre de paix et lieu d’épanouissement. Au contraire, ce sont ici surtout les tensions, la fermeture, les carcans de la tradition et ses interdits qu’elle incarne, en particulier pour les filles d’origine maghrébine pour lesquelles l’enjeu majeur est de conquérir une autonomie. 20 Ainsi répond le père de Yasmina, lorsque son frère Rachid l’encourage à s’appliquer à l’école : « “Ouais ouais […] mais attention aussi que ça lui monte pas trop à la tête, les études ! Une fille, ça doit pas passer tout son temps dans sa chambre à lire…” » (J. Benameur, Pourquoi pas moi ?, op. cit., p. 85). La méfiance paternelle parfois entretenue avec l’univers scolaire s’explique par la crainte que cette socialisation ne détourne les filles de ce qui demeure selon la tradition leur vocation première, indépassable : trouver un « bon mari » et avoir des enfants. 21 Ibid., p. 48. Le roman n’aborde qu’implicitement les risques que la puberté et l’éveil sexuel des filles leur font courir dans les représentations parentales à travers quelques allusions : depuis qu’elle est réglée, Yasmina a ainsi l’impression d’être regardée « de travers », de devoir faire « attention à ci et à ça » (ibid., p. 48) : c’est qu’ « en dehors de l’école depuis qu’elle a treize ans, le monde est devenu peuplé de garçons et de dangers pour ses parents » (ibid., p. 73). On rappellera que dans la tradition arabomusulmane, les notions de pudeur, d’honneur (capital symbolique collectif détenu en propre par une lignée familiale), de honte et l’interdit de la virginité contraignent drastiquement, dès la puberté, les corps féminins, soumis aux prescriptions religieuses et à la surveillance communautaire polymorphe. Voir L. Abu-Lughod, Sentiments voilés, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2008 ; M. Chebel, Le Corps en Islam, Paris, PUF, 2004 ; I. Charpentier, « Virginité des filles et rapports sociaux de sexe dans quelques récits d’écrivaines marocaines contemporaines », Genre, Sexualité et Société, printemps 2010, n° 3 (en ligne <http://gss.revues.org> ; I. Charpentier, « Entre Islam et traditions – L’interdit de la virginité féminine (et ses contournements) au Maroc », Sociologie Santé, mars 2010, n° 31, p. 197-219. 22 J. Benameur, Pourquoi pas moi ?, op. cit., p. 25. raison13.indb Sec1:346 24/09/10 19:17:32 23 24 25 26 27 28 29 30 31 Ibid., p. 18. Ibid., p. 67. Ibid., p. 24. Ibid., p. 25. Ibid., p. 48. Ibid., p. 24. Ibid., p. 48 et 50. Ibid., p. 50. Ibid., p. 47. raison13.indb Sec1:347 347 isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures l’adolescente devant l’asymétrie des rôles sociaux sexués assignés : « Mais qu’est-ce qu’ils ont tous, avec ça ? Une fille et un garçon, c’est si différent ? Ça bouffe plus la même viande ? Ça respire plus le même air ? Alors quoi ? Qu’est-ce qu’ils avaient, à en faire une histoire comme ça ? » 23 ; « […] c’est pas une malédiction, quand même, d’être une fille ! […] Pourquoi ça enlève des droits que les autres ont, juste parce qu’ils sont des garçons ? » 24 Socialisée dans l’enfance aux comportements masculins valorisés par un frère aîné érigé en modèle sexué identitaire, Yasmina rejette violemment les attributs – volontairement stéréotypés – de la féminité adolescente et se réjouit ainsi de n’être pas « devenue une fille […] qui ne pense qu’à se coiffer, à faire des chichis et à ricaner trop fort dès qu’un garçon passe. Une bouffonne, quoi » 25, qui « parle pour ne rien dire » 26. « […] Mon tour de poitrine, j’m’en fous ! Quand je pense qu’il y en a au collège qui prennent des airs de stars parce qu’elles ont le soutien-gorge Machin ! Les bouffonnes !... » 27. Mal à l’aise avec sa féminité naissante, l’adolescente rétive aux concessions adopte pour se démarquer de manière provocatrice de celles qu’elle qualifie de « chichiteuses » 28 un langage, un habillement (blouson, jean, baskets et non « la belle robe à fleurs petite fille modèle, nulle » qui ferait tant plaisir à son père 29) et des « qualités » communément considérés comme masculines (le courage, l’attirance pour l’action périlleuse, l’agilité, l’endurance, la détermination, mais aussi l’agressivité dans les paroles, les intentions ou les comportements – lorsqu’elle est en colère, Yasmina peut ainsi « gifler » et « griffer » 30, [elle a] la « rage »…), qui apparaissent singulièrement « déplacés » dans l’univers familial et social de référence. Car la première préoccupation de ce « garçon manqué » 31 en souffrance, présentée – complaisamment – d’emblée comme revancharde, butée, « mal embouchée » et, pour tout 24/09/10 19:17:32 348 dire, peu « sympathique », est de bouleverser radicalement la distribution hiérarchique des rôles sociaux différenciés assignés traditionnellement à chacun des deux sexes, en prenant la tête d’une bande de garçons de la « cité » de la banlieue parisienne où elle vit. Elle occuperait ainsi la place laissée vacante par Rachid, son frère aîné et complice tant admiré, qui s’est pourtant progressivement éloigné d’elle lorsqu’il est « devenu un homme » et qu’il est parti travailler comme apprenti dans le garage de son oncle à plusieurs centaines de kilomètres de là. Or, « la bande des Butte-Rouge » est exclusivement masculine, et n’admet donc pas de fille dans ses rangs. Pour réaliser ce rêve qui tourne à l’obsession et « exister enfin », la jeune fille, dépeinte dès le début du roman comme « une guerrière », est prête à prendre tous les risques pour relever, au péril de sa vie, le défi initiatique qui consiste à apposer l’empreinte rouge d’une brique fétiche le plus haut possible sur le mur du collège. Obnubilée par cet exploit, inconsciente du danger qu’il présente pour son intégrité physique malgré les mises en garde répétées de la réservée Lee-Qong, Yasmina finit par le tenter et fait une chute grave qui, ayant probablement touché la moelle épinière, la laisse paralysée depuis la taille et lui interdit l’usage de ses jambes. Longuement hospitalisée, elle tue son ennui en consacrant tout son temps à sa passion première, le dessin, et apprend que son père pourtant intransigeant, sous la pression de sa mère bouleversée par l’accident et ce qu’il a révélé de la personnalité de Yasmina, accepte désormais ce dont il refusait d’entendre parler auparavant : la possibilité pour elle, au sortir de l’hôpital, de prendre des cours de dessin en dehors de l’école. Au final, celle qui a refusé de « rester à sa place » et qui voulu bouleverser de manière radicalement subversive les rapports de domination sexuée est brutalement ramenée au principe de réalité. N’ayant pas opéré le « bon » choix, elle est cruellement punie : privée (temporairement ? le roman n’ouvre ici qu’un faible espoir) de sa mobilité, n’ayant évidemment plus aucune chance de réaliser son aspiration manifestement par trop transgressive (prendre la tête de la bande de garçons), Yasmina voit néanmoins un autre champ des possibles s’ouvrir devant elle, interdit jusqu’à lors, mais aussi objectivement plus compatible avec les représentations communes : les « qualités » artistiques raison13.indb Sec1:348 24/09/10 19:17:32 habituellement reconnues aux femmes et la distribution genrée des rôles sociaux 32… 32 Voir aussi S. Cromer, « Genre et littérature jeunesse en France : éléments pour une synthèse », Nordiques, 2010, n° 21. 33 Voir A. Mattelart & É. Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003 ; H. Glévarec, É. Macé & É. Maigret (dir.), Cultural Studies. Anthologie, Paris, Armand Colin, 2008. raison13.indb Sec1:349 349 isabelle charpentier Portraits engagés d’adolescentes entre deux cultures Initiations à la diversité des cultures, incitations au questionnement citoyen et vecteurs de valeurs « citoyennes » et éthiques telles que la tolérance, l’égalité, l’humanisme, les deux romans se font aussi supports de critique sociale, en ce qu’ils dénoncent indéniablement l’ordre patriarcal qui pèse encore fortement sur les filles issues de l’immigration maghrébine – sans toutefois toujours éviter la reproduction de stéréotypes de genre. Le triptyque « race, class, gender » cher aux Cultural Studies 33 y apparaît néanmoins constamment interrogé (parfois non sans ambivalence), chaque récit portant alternativement la focale sur l’un de ces éléments, et questionnant sa prévalence sur les autres dans les rapports de domination triplement articulés autour du genre, de l’origine ethnique et de la classe sociale. Objets d’appropriations et d’usages différenciés par les deux héros féminins concernés, ces éléments combinés font peser sur leurs trajectoires respectives des contraintes contrastées, et ne leur ouvrent pas, en définitive, les mêmes possibilités subjectives et objectives de réaliser leurs aspirations. Mais est-ce ainsi que les jeunes lecteur(trice)s s’approprient les intrigues ? Quelles interprétations en font-ils ? Comment perçoivent-ils les fortunes différentes des deux protagonistes ? À travers la constante sociale contenue dans ses romans pour la jeunesse qui ne visent ni à noircir, ni à édulcorer une réalité complexe, tout en abordant l’adolescence dans sa diversité sociale, économique et culturelle, J. Benameur renvoie à des enjeux plus intimes. Elle dit vouloir contribuer à la prise de conscience des injustices sociales, par ailleurs « ethniquement » et sexuellement situées : elle souhaite œuvrer « à ouvrir [ses lecteurs] au monde, et à leur rendre le monde lisible », affirme-t-elle en entretien. Seule une étude sociologique robuste des réceptions concrètes, par hypothèse 24/09/10 19:17:32 différenciées et plurielles 34, de ses récits par les jeunes publics auxquels elle les destine pourrait permettre de lever le voile sur ce point aveugle de l’analyse et de saisir les conditions genrées, culturelles, sociales… de réussite d’une telle stratégie auctoriale, inséparablement esthétique, didactique et politique. 350 34 Voir I. Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres ? Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006. raison13.indb Sec1:350 24/09/10 19:17:32 DES MINORITÉS PLUS VISIBLES : RÉFLEXIONS D’AUTEURS JEUNESSE Michèle Bacholle-Bošković * 351 raison publique n° 13 • pups • 2010 En 1983, de nouveaux acteurs sociaux entraient sur la scène médiatique française, marchant pour l’égalité et contre le racisme. Le mot « beur » s’installait dans le vocabulaire courant ; les banlieues commençaient à faire parler d’elles, non tant par la violence des années à venir, mais dans ce qui allait s’imposer sous l’étiquette « littérature beure », une voix autre, inspirée par des situations « sociales et spatiales périphériques » 1. Cette littérature exprimait d’abord un malaise identitaire 2. Les écrits dits « post-beurs » ou des « écrivains de banlieue » des dix dernières années disent le malaise des banlieues, le racisme, la violence, la haine qu’éprouvent les jeunes des cités 3. Alors que les Beurs et les minorités devenaient plus visibles en littérature générale 4, au cinéma, à la télévision et dans la musique, la littérature jeunesse ne demeura pas en * Michèle Bacholle-Bošković est Professeur en études françaises à Eastern Connecticut State University (États-Unis). 1 A. Begag & A. Chaouite, Écarts d’identité, Paris, Le Seuil, 1990. 2 Voir par exemple M. Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Gallimard, 1988 et F. Belghoul, Georgette !, Paris, Barrault, 1986. 3 Dans M. Razane, Dit violent, Paris, Gallimard, 2006, Mehdi nourrit sa vengeance contre une bande ennemie et dénonce la violence des institutions à l’égard des jeunes des cités. 4 Voir comme ouvrages de référence M. Laronde, Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993 ; A. Hargreaves, Voices from the North African Immigrant Community in France: Immigration and Identity in Beur Fiction, New York, Berg, 1991 et un numéro spécial de la revue Expressions maghrébines édité par Alec Hargreaves et intitulé Au-delà de la littérature « beur » ? (été 2008). raison13.indb 351 24/09/10 19:17:33 352 reste 5. Au fil des ans, les illustrations laissèrent apparaître des enfants « autres » (d’origine maghrébine, africaine, asiatique) au milieu des petites têtes blondes 6. Des auteurs de littérature générale, tels Azouz Begag, Gisèle Pineau, Marie Ndiaye, Tahar Ben Jelloun se tournèrent vers le public jeunesse. Les auteurs de littérature jeunesse exprimèrent de façon plus ou moins ouverte, avec sérieux ou avec humour, une réalité sociale de plus en plus présente dans l’actualité. Ainsi au début des années 1990 Jeanne Benameur écrivit Samira des QuatreRoutes en réponse à « l’aggravation du problème posé par la double culture, aggravation très lourde pour les filles en particulier en milieu maghrébin » 7. Plus récemment, Jean Molla, dans Djamila, dénonce, avec beaucoup de tact et d’émotion, la violence faite à l’encontre des filles dans les cités, violence qui a motivé la création en 2003 de l’organisation « Ni putes ni soumises » 8. Dans Couscous clan, Guillaume Guéraud fait dire à un de ses personnages que les meilleurs films « sont ceux qui nous regardent autant qu’on les regarde… Ça doit être aussi valable pour les livres ! […] Ces mensonges permettent parfois de nous faire toucher la vérité de plus près ! » 9. C’est cette vérité que dévoile par exemple Brigitte Smadja dans Il faut sauver Saïd 10 ; elle y tire le signal d’alarme d’une institution scolaire à la dérive. Lieu d’apprentissage – et de questionnement identitaire, comme dans le roman de Belghoul – l’école est devenue un lieu de lutte et de survie 11. 5 Même si, en 1993, l’éditrice Fazia Kerrad se disait « alertée […] en France par la pauvreté des ouvrages de jeunesse à coloration maghrébine » (« Le Maghreb en cause. De la rupture à l’échange », dans J. Perrot (dir), La Littérature de jeunesse au croisement des cultures, Créteil, CRDP de l’académie de Créteil, 1993 [p. 233-248], p. 241). Cette coloration fut graduelle, elle commença dans les années 1990 et prit son essor dans les années 2000. 6 Voir M. Bacholle-Bošković, « Ce que lisent nos “têtes blondes” : minorités visibles dans la France contemporaine », The French Review, 2008, vol. 81, n° 5, p. 882-894. 7 J. Benameur, Samira des Quatre-Routes, Paris, Père Castor Flammarion, 1992, p. 4. 8 « Pour dire non à la dégradation constante et inadmissible que subissent les filles dans nos quartiers » (cf. site <www.niputesnisoumises.com>). 9 G. Guéraud, Couscous clan, Rodez, Le Rouergue, 2004, p. 174-175. 10 B. Smadja, Il faut sauver Saïd, Paris, École des Loisirs, coll. « Neuf », 2003. 11 Cf. M. Bacholle-Bošković, « Et les enfants, alors ? Une littérature beure de jeunesse ? », Expressions maghrébines, 2008, vol. 7, n° 1, p. 165-166. raison13.indb 352 24/09/10 19:17:33 12 Communication personnelle. 13 M. Laronde, « La “Mouvance beure” : émergence médiatique », The French Review, 1988, vol. 161, n° 5, p. 684-692, citation p. 689. 14 Cf. M. Bacholle-Bošković, « Auteurs de jeunesse franco-maghrébins : un modèle d’intégration ? », Neohelicon, 2009, vol. 36, n° 1, p. 65-74. 15 M. Soriano, Guide de la littérature pour la jeunesse, Paris, Flammarion, 1975, p. 188. raison13.indb 353 353 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse Les romans cités ci-dessus abordent de front des sujets précis. D’autres textes effectuent une approche « par la bande », pour reprendre le terme utilisé par Hubert Ben Kemoun en référence à son approche du racisme et des tensions sociales 12. D’une « spécificité beure » 13, il ne reste par exemple dans Je suis un gros menteur de Karim Ressouni-Demigneux que l’entourage du héros, lui-même « marocain-bourguignon » (comme l’auteur), et des réflexions sur le racisme, l’appartenance ethnique, la honte, les traditions religieuses. Dans L’Œuf du coq, Ben Kemoun plante le décor de sa satire politique dans un zoo où règne un coq tricolore et borgne qui signe l’arrêt d’expulsion des animaux étrangers. Nadira Aouadi et Mohamed Rouabhi défendent, quant à eux, le droit à la différence de l’enfant, Aouadi dans une histoire de gentils monstres à la solution légère, Rouabhi, qui se proclame « algérien et français en même temps », dans un conte moins optimiste puisque l’enfant achèvera sa métamorphose en poisson et s’éloignera des hommes. Examiner en détail tous les textes ayant trait aux minorités visibles serait bien présomptueux et excède les objectifs de cet article 14. Nombre d’auteurs jeunesse s’emploient à faire tomber les barrières des classifications, à brouiller les limites, à défier les discours théoriques. Ils écrivent aussi bien sur le quotidien que sur le fantastique, des contes dits modernes que des romans policiers. Comme le remarquait Marc Soriano, « quand il s’agit de livres pour enfants, il est pratiquement impossible de se limiter à leur texte. Il faut très vite en venir à leur contexte, au monde adulte dont ils expriment les exigences et les contradictions : conflits entre groupes sociaux, rapports entre l’idéologie dominante et celle des classes dominées » 15, rapports qui se déclinent dans la France contemporaine selon des lignes ethniques et culturelles et non plus seulement sociales. Vingt ans plus tard, l’auteure jeunesse Rolande Causse exprime indirectement la responsabilité sociale des auteurs 24/09/10 19:17:33 354 jeunesse : « La xénophobie et le racisme accompagnent l’inculture […]. L’enseignement de l’histoire, celui des langues, la fréquentation des livres permet d’être plus vigilants et de lutter plus efficacement afin d’endiguer tout racisme » 16. Rappelons l’existence de la loi du 16 juillet 1949, révisée en novembre 1954, qui interdit la publication d’ouvrages pour la jeunesse de nature « à inspirer ou à entretenir des préjugés ethniques » 17. Dans les vingt dernières années, nombre d’auteurs jeunesse se sont lancés, chacun à sa manière, dans la bataille pour l’égalité et contre le racisme, ce qui les qualifierait d’« écrivains engagés ». Nous nous proposons d’exposer ici les réflexions faites sur le multiculturalisme et les minorités visibles en littérature jeunesse par une dizaine d’entre eux, choisis pour la pertinence de leur œuvre à ce sujet, sans préoccupation de leur appartenance ethnique ou religieuse, de leur âge ou de leur productivité littéraire 18. En nous appuyant sur ces réflexions, nous nous intéresserons tout d’abord au monde de l’édition et aux résistances qu’il peut opposer à la prise en compte de ces thématiques. Dans un second temps, il s’agira d’examiner les modalités de l’engagement telles que les expriment les auteurs, pour ensuite mesurer l’importance que revêt à leurs yeux la mémoire des origines. Nous conclurons notre propos en soulignant le souci qu’ont les auteurs convoqués ici de ne pas basculer dans une forme caricaturale de l’engagement par le recours à une conception ouverte de l’identité. LE MONDE DE L’ÉDITION FACE AUX MINORITÉS Certains auteurs déplorent encore une certaine « frilosité » chez les éditeurs, et ce en termes plus ou moins accusateurs. Catherine Kalengula, qui a commencé par publier dans la presse et qui est entrée sur la scène de 16 R. Causse, Qui a lu petit lira grand, Paris, Plon, 2000, p. 147. 17 A. Fourment, « Les Publications périodiques depuis le XVIIIe siècle : distraire et éduquer », dans A. Renonciat, V. Ezralty & G. Patte (dir). Livres d’enfance, livres de France, Paris, Hachette jeunesse, 1998, p. 103-116, p. 113. 18 Ces entretiens réalisés entre février 2006 et novembre 2008 figurent dans un manuscrit encore inédit, intitulé Propos d’auteurs jeunesse : Autour du multiculturalisme et des minorités visibles. raison13.indb 354 24/09/10 19:17:33 l’édition avec Francette, une héroïne métisse 19, pense que « les éditeurs ne sont pas forcément prêts à changer, surtout au niveau album ». Susie Morgenstern, réfléchissant à son statut d’auteure de jeunesse américaine installée en France et écrivant en français, son statut de « bicul » – un être « en possession de deux cultures » – note l’impossibilité d’être en France un trait d’union « comme en Amérique : Italo-Américain, IrlandaisAméricain, etc. Pas possible ! » 20. Interrogée à ce sujet, Marie-Félicité Ebokéa, auteure camerounaise vivant à Paris tranche : L’éditeur auquel Marc Cantin soumit le manuscrit de Demain, je serai africain, prit moins de gants. Après lecture de ce petit livre où l’enfant (blanc) émet le souhait de devenir africain, l’éditeur est intervenu pour en interdire la publication, sous prétexte qu’il trouvait choquant qu’un enfant blanc veuille devenir noir ! J’ai arrêté de travailler pour cet éditeur, l’éditrice a démissionné... […] Aujourd’hui [fin 2008], les éditeurs n’ont plus peur de sortir ce genre de texte. Il y a dix ans, certains étaient encore frileux, par convictions personnelles et parce qu’ils pensaient que les parents des lecteurs pourraient être choqués. Il y a dix ans, en presse jeunesse, il fallait aussi être « lisse », représenter un Africain si on racontait l’histoire d’un enfant français qui se rendait en voyage en Afrique, ou si on parlait clairement, de façon réaliste, d’un problème lié à l’immigration, au racisme. Puis, 19 Cette série, publiée chez Hatier, compte à ce jour cinq titres : Mystère à l’école (2007), Drôle de momie ! (2007), Mission Noël (2007), Enquête à quatre pattes (2008) et Le Fantôme de Trucmachin (2009). 20 S. Morgenstern, « Le Biculturalisme du troisième type », dans J. Perrot (dir), La Littérature de jeunesse au croisement des cultures, Créteil, CRDP de l’académie de Créteil, 1993, p. 173-182, p. 173 et p. 177. raison13.indb 355 355 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse on ne peut être qu’un, pas les deux. Quand j’essaie de vendre des histoires qui n’ont rien d’africaines, on me dit « Mais non, reste dans ce que tu sais faire. Tu es Africaine, raconte-nous des belles histoires africaines ». […] on ne peut pas faire cohabiter cette fierté, cette multiculturalité, dans la littérature en France. La France est une vieille fille qu’il ne faut pas brusquer. 24/09/10 19:17:33 un peu avant 2000 (l’effet Coupe du Monde, Black, Blanc, Beur ?), la volonté de représenter les minorités a été mieux accueillie, demandée (timidement). Ebokéa rejoint Cantin sur ce point, admettant que « la littérature de jeunesse est le lieu où on est le plus visible aujourd’hui ». Mais cette visibilité se fait selon des modalités qui suscitent des critiques. Kalengula note ainsi que 356 dans des romans ado, on voit un petit peu plus peut-être de personnages maintenant maghrébins, africains, mais c’est toujours pour parler de problèmes de cité, ou de problèmes de racisme. On ne les voit jamais évoluer dans une vie normale, si je peux dire, avec des problèmes comme les autres. [...] Je trouve que c’est ça qui a besoin vraiment d’évoluer. Nous reviendrons sur ce sujet. Il est difficile de dater l’apparition des minorités visibles et du multiculturalisme sur la scène de l’édition. L’illustrateur Marcelino Truong 21 rappelle que les éditions Syros avaient lancé dans les années 1980 la collection « Multicultures ». Comme d’autres, dont La Découverte, Syros était au nombre des éditeurs « progressistes ». De nos jours, il y a dans l’ensemble une ouverture. Kalengula, qui n’avait pas initialement imaginé sa petite Francette métisse, fut agréablement surprise de l’accueil fait par Hatier à cette idée, de la liberté qui lui fut octroyée. De mes interlocuteurs, Louis Atangana 22 fut le plus virulent à ce sujet : « Le Rouergue et quelques autres tentent d’être différents mais ce n’est pas facile. En fait, tout le monde produit les mêmes romans par peur de prendre des risques ; d’assumer une différence […]. Il faut que les éditeurs français se rendent compte que la France a changé et que les minorités visibles sont capables d’écrire des romans sur ces questions. Mais ces romans ne doivent pas non plus montrer trop de bons sentiments », et 21 Il est aussi l’auteur d’une série de livres situés dans le Viêt-nam du XIXe siècle, avant la colonisation française, avec la jeune fille Fleur d’eau comme personnage principal. Depuis 1991, Truong a illustré plus d’une centaine de livres jeunesse. 22 Auteur de trois romans pour adolescents : De nulle part (Le Rouergue, 2002), Chambre 27 (Le Rouergue, 2003) et Vertige virtuel (Rageot, 2009). raison13.indb 356 24/09/10 19:17:33 il ne faut pas non plus penser que la « représentation des minorités », s’empresse-t-il d’ajouter, soit « la chasse gardée des auteurs issus des minorités visibles ». Il est clair pour lui que la « frilosité » des éditeurs à l’égard du multiculturalisme et des minorités visibles s’explique par le passé colonial de la France. La question de l’origine dans De nulle part est intimement liée à ce passé, la cité n’étant qu’un prolongement, en métropole, des quartiers indigènes dans les villes coloniales. […] Je voudrais d’ailleurs rappeler que les banlieues ne sont pas seulement une continuité des quartiers indigènes. Elles proviennent aussi des « quartiers dangereux » du xixe et du xxe siècle, « classe laborieuse, classe dangereuse ». LES MODALITÉS DE L’ENGAGEMENT Il y a toutefois représentation et représentation ; anodine, indirecte (par le biais des illustrations ou par la présence d’un petit copain beur aux côtés du héros 23) ou directe, plus engagée, avec désignation de problèmes précis, comme la situation des sans-papiers incarnés par le personnage du jeune Félix créé par Marc Cantin 24 ou celle des sans-abri représentés dans 23 H. Ben Kemoun, Tous les jours, c’est foot !, Paris, Nathan, 1996 et les autres livres de la série « Nico ». 24 Trilogie parue chez Milan, Moi, Félix, 10 ans, sans-papiers (2000), Moi, Félix, 11 ans, français de papier (2003) et Moi, Félix, 12 ans, sans frontières (2003). Cantin se livre en fait dans ses textes aux deux approches, directe et indirecte. raison13.indb 357 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse Pour Atangana, la « littérature de jeunesse est surtout une littérature de classe moyenne […] on a des difficultés à représenter les milieux populaires » ; or, les « minorités dites visibles appartiennent pour une large part à ce milieu ». Il impute l’impossibilité de la littérature de jeunesse à aller de l’avant dans sa représentation du multiculturalisme et des minorités visibles aux « imageries issues de la colonisation qui hantent encore l’inconscient collectif. La société française a besoin de se mettre “sur le divan” et de se regarder telle qu’elle est ». La littérature jeunesse s’offre alors comme un miroir tendu à notre société. 357 24/09/10 19:17:33 L’Envers du décor de Gudule. En 1996, Cantin voit le traitement que font les journalistes des événements de l’église Saint-Bernard, et je me dis qu’on ne peut jamais vraiment se mettre à la place d’un sans-papiers. Articles de presse ou reportages TV/radio nous laissent toujours à distance. Je pense alors qu’un roman à la première personne et au présent, où le lecteur aurait l’âge du héros, pourrait permettre cette identification, permettre de comprendre un peu mieux ce qu’est la clandestinité. 358 Commence alors pour lui un travail d’enquête et de dénonciation 25. Devant le succès du premier tome, l’éditeur en commanda un deuxième, puis un troisième. Gudule, elle, manifesta aux côtés du professeur Albert Jacquard en faveur des plus démunis : L’Envers du décor est le fruit de ma révolte face à la misère. Lorsque je l’ai écrit, je vivais dans le dix-huitième arrondissement de Paris, près de la Porte de la Chapelle. De nombreux sans-abri hantaient les rues de mon quartier et l’hiver était particulièrement froid. Cela m’était insupportable. Je n’en dormais plus la nuit. J’ai donc décidé d’écrire un livre pour exprimer ma colère face à cette situation insupportable. Témoins de situations sociales inacceptables, les auteurs s’engagent. Témoins d’une société en mutation, ils ne peuvent que la refléter. « Le multiculturalisme, qu’il soit accepté ou non par certains, est un fait, explique ainsi Cantin. Selon moi, on doit donc le retrouver dans une écriture contemporaine qui se prétend en phase avec le monde ». Si des auteurs comme Cantin et Gudule offrent dans leurs textes un reflet de la société française contemporaine, d’autres s’attachent aussi à déconstruire des discours, telle Dounia Bouzar, auteure d’essais 26, anthropologue 25 Auteur de terrain, Cantin se rend régulièrement en Amérique du sud ; voir son site (et son blog) : <http://cantin.apinc.org>. 26 Pour la jeunesse elle a publié chez De la Martinière Être musulman aujourd’hui (2003), À la rencontre des Musulmans (2003) et À la fois française et musulmane (2002) ; parmi sa production générale, citons L’une voilée, l’autre pas, Paris, Albin Michel, 2003. raison13.indb 358 24/09/10 19:17:33 spécialiste du fait religieux, membre pendant deux ans du Conseil Français du Culte Musulman : « J’estime que mon engagement citoyen à moi est de déconstruire tous les discours quand on parle de culture ou de religion et que c’est là que je suis compétente et c’est là que je fais avancer le vivre ensemble ». Femme de terrain, ancienne éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, elle se trouva fort souvent en première ligne et impute nombre de problèmes au manque de repères et aux insuffisances du travail de mémoire : Mémoire des origines Plusieurs des auteurs interviewés insistent sur l’importance de la connaissance du passé et des origines. Aouadi, Algérienne venue en France à l’âge de cinq ans, s’adapta sans problème à sa nouvelle situation 27 : « Je n’ai pas eu à me chercher ou à me reconnaître dans une communauté, ou dans une identité étant donné que je savais d’où je venais. J’ai en effet la chance d’avoir des parents qui ont cultivé ce travail de mémoire. Ils nous ont transmis oralement des trésors d’anecdotes et d’aventures familiales. Ce sont des histoires qui m’ont donné des ailes ». Gudule rejoint Aouadi ; à propos de son héroïne Mélodie, métisse née 27 Elle a jusqu’à présent principalement publié dans la presse, sauf Zig, Paris, Anna Chanel, 2009. raison13.indb 359 359 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse La génération qui a grandi à l’ombre d’une mémoire défaillante et partielle va très mal, non pas parce qu’elle n’est pas intégrée et qu’elle a une culture différente, mais parce qu’elle n’a pas de culture, donc elle n’a pas de références. […] je voulais essayer de briser un peu ce tabou, cette histoire qui devient tabou, qui n’est parlée ni par un récit collectif qui aurait pu se déployer en France et qui aurait pu libérer la parole – on a énormément de mal à faire le récit du passé colonial, de l’histoire des relations entre la France et l’Algérie... […] D’un côté, nous avons donc un silence porté par la société, et de l’autre côté un silence porté par les pères qui se sont figés aussi. Je voulais essayer de donner quelques repères à ces gamins pour les aider à ne pas tomber dans ces trous de mémoire. 24/09/10 19:17:33 de mère célibataire française et de père jamaïcain (presque) inconnu 28, elle relève que [s]avoir qui l’on est, d’où l’on vient, avoir de véritables racines culturelles et familiales, vous situe, par rapport à l’autre et à vous-même. […] avoir une véritable appartenance et une place au sein d’un groupe ethnique, est un facteur d’équilibre mental. Mélodie, elle, est dans le flou. 360 Vincent Ntuygwentondo, héros d’Atangana que l’on suit de 9 à 18 ans, éprouve un problème identitaire semblable 29. Ses parents sont morts dans un accident de voiture alors qu’il avait moins de trois ans, sa grand-mère l’a élevé dans le silence de ses origines « vaguement » africaines. L’auteur note que le rapport au passé reste « problématique » pour Vincent ; à « cause du silence de sa grand-mère. Il vit son passé de manière douloureuse. Avec un doigt accusateur porté sur lui : on le somme de décliner son origine », origine qu’il cherche dans les papiers de sa grand-mère, à la bibliothèque municipale, en vain. Pour des enfants comme Mélodie et Vincent, ces enfants qui ont grandi dans « les trous de mémoire » (Bouzar), le travail de mémoire se révèle essentiel et salutaire. Atangana observe, comme Bouzar, que les « jeunes n’ont plus de repères. Ils naviguent dans des bouts de cultures de manière tout à fait superficielle. Y compris avec la culture dite d’origine. Ils reprennent des imageries qui ne sont pas la réalité ». Dans La Barque de Tran Quoc Trung, le narrateur de treize ans se sent perdu dans cette France où il vient de s’installer 30. Il veut à la fois oublier et se souvenir. Sa grand-mère, qui garde et transmet rites et traditions, joue dans sa vie un rôle prépondérant. Pour Tran, ce personnage inspiré de sa grand-mère paternelle « dit quelque chose du lien entre générations, de la transmission, de la passation d’une mémoire et d’une histoire familiales qui ne doivent pas nous écraser mais qui font partie de chacun d’entre nous » et sans lesquels, ajouterons-nous, on ne peut aller de l’avant. Toujours prompt à indiquer la signification de son nom, Ben Kemoun explique en ce sens : « Pour savoir où je vais, j’ai 28 Gudule, Mélodie des îles, Paris, J’ai lu, 2001. 29 L. Atangana, De nulle part, Rodez, Le Rouergue, 2002. 30 Tran Quoc Trung, La Barque, Paris, L’École des loisirs, 2001. raison13.indb 360 24/09/10 19:17:33 besoin de savoir d’où je viens », équation simple, mais qui fait souvent défaut à beaucoup de jeunes et aux divers personnages imaginés par ces auteurs. Ebokéa se rappelle quant à elle l’accueil qui lui fut réservé lors d’un séjour aux États-Unis : Aux États-Unis, devant le regard moins lénifiant de l’autre, qui ne va pas parfois sans un certain racisme, elle retrouva ses racines africaines, bases de son écriture. L’IDENTITÉ COMME LIEU D’ÉCHANGE ET OUVERTURE AUX AUTRES Que prônent alors ces auteurs ? Plus de visibilité des minorités, mais sans ostentation, sans que ce soit lié à un problème, comme l’a énoncé Kalengula plus haut. Une banalisation, somme toute, du multiculturel, des minorités visibles, comme l’explique aussi Bouzar : « C’est plutôt ça que j’aimerais prôner, que ça se normalise. […] Qu’on ne dise pas “Ah, tiens, aujourd’hui c’est un Noir qui présente le journal”, qu’on ne le voie plus, qu’on voie un Français ». Notons ce paradoxe : cette banalisation n’empêche pas l’existence de groupes minoritaires, ni n’exclut le sentiment d’appartenance à de tels groupes. Nous demeurons encore dans un discours sur les minorités visibles. La banalisation de cette question conduira d’un discours sur les minorités « invisibles », trop présentes pour que leur absence soit remarquée, à une conception ouverte de l’identité qui correspond au vécu de ces auteurs et à ce qu’ils instillent dans les personnages qu’ils mettent en scène, personnages nés de l’expérience migratoire, de la rencontre de deux cultures, de deux modes de vivre et de penser. Le texte se présente alors comme un lieu raison13.indb 361 361 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse Camerounaise aux États-Unis, je suis vraiment une nigger. […] les gens me renvoyaient un regard, j’étais une Africaine […]. Ici, […] on fait semblant de ne pas voir que tu es afro, on n’en parle surtout pas, on n’est pas raciste et en fait on t’endort. […] les États-Unis m’ont fait un bien fou en me renvoyant « Tu es noire, un point c’est tout. En tant que Noire, tu as quelque chose à nous apporter, tu l’apportes. Tu vis avec ce que tu es, mais tu peux participer à la construction de quelque chose ». 24/09/10 19:17:33 362 d’interrogation, d’exploration de l’identité, un moyen de donner aux jeunes les outils pour formuler leur propre identité et comprendre celle des autres. Pour Tran, « écrire pour les jeunes, c’est partager avec eux des interrogations […], des “ressentis”, leur donner les “mots” qu’ils n’ont pas encore (et surtout pas donner des leçons de morale !) ». Car, en effet, combattant les stéréotypes et idées préconçues, il ne faut pas tomber dans le piège inverse : « L’harmonie, ce n’est pas, j’aime tout le monde, ça c’est le politically correct qui sévit de plus en plus, en littérature jeunesse comme ailleurs » affirme Ben Kemoun 31. De même ne faut-il pas tomber dans une sorte de discrimination positive. Gudule insiste sur le fait qu’elle « ne décide pas d’un “quota” de personnages de couleur […]. Cette démarche m’apparaîtrait comme démagogique et même insultante, à la limite ». Pour l’illustrateur, l’écueil principal est celui de la caricature. En 1991, Isabelle Fuhrman, directrice artistique chez Je bouquine, proposa à Truong d’illustrer un texte de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé 32 ; Fuhrman avait fait appel à moi parce que, pour traiter un sujet où il n’y a que des Noirs, elle souhaitait quelqu’un qui, je crois, j’imagine, fasse des Noirs qui ne soient pas caricaturaux, qui ne soient pas l’étiquette du Banania. […] c’est quelque chose qui me tient à cœur, d’essayer de donner toujours à mes personnages qui ne sont pas blancs, une dignité. […] je n’aime pas, c’est vrai, les caricatures […] parce que, sans monter sur mes grands chevaux, c’est quand même une forme de racisme, et c’est quelque chose après qui est très vite capté par les enfants […]. Ces parodies de tous bords sont porteuses « de stupidité » et potentiellement dangereuses – et Truong d’évoquer les représentations caricaturales récupérées par le nazisme. Aux stéréotypes vecteurs de 31 Expression américaine, « politically correct » qualifie par exemple l’effort qui est fait de remplacer des termes jugés offensants (sexistes, racistes etc.) par des termes neutres – ainsi « African American » a remplacé « Negro ». Ce comportement n’est pas très éloigné de l’« affirmative action », mouvement qui promeut les minorités (femmes, Afro-américains, latinos, etc.) et règle maints aspects de la vie américaine – traduit en français par « discrimination positive ». 32 M. Condé, Haïti chérie, Paris, Bayard jeunesse, 1991. raison13.indb 362 24/09/10 19:17:33 préjugés 33, l’auteur et l’illustrateur jeunesse ne peuvent répondre par des généralisations et des clichés. Ainsi, tous ces auteurs sont engagés, conscients d’être porteurs d’une certaine responsabilité sociale. Ben Kemoun l’exprime clairement : Bien sûr qu’un auteur doit s’engager. Pas nécessairement dans un parti politique, mais être membre à part entière de la vie de sa cité, oui ! Je n’écris pas pour mon nombril, mais en tant que citoyen ayant l’immense, l’incommensurable prétention, non de changer le monde, mais de bouleverser quelque chose chez mes lecteurs. Eux, devenus plus grands, se chargeront de le faire évoluer, ce monde. 33 Dans Vacances forcées de Kalengula, les deux héroïnes – Nora la banlieusarde et Charlotte la campagnarde – « franchissent les barrières de leurs préjugés, construits malgré elles, par ce qu’elles entendent à la télé ou ce que leur racontent les adultes » (Kalengula). 34 K. Ressouni-Demigneux, Ce matin, mon grand-père est mort, Paris, Rue du monde, 2003. raison13.indb 363 363 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse Ressouni-Demigneux s’est trouvé « engagé » comme malgré lui. Malgré son divorce, sa mère décida de lui donner un prénom marocain et lui imposa de porter ses deux noms de famille tout au long de sa scolarité en France. Il remarque qu’il a « toujours eu cette chose un peu bizarre d’avoir une culture qui m’était plaquée sur le visage. Effectivement, moi j’ai toujours été assigné à une origine que je devais un peu fantasmer, qui n’était pas mon vécu ». Son premier roman, à base autobiographique 34, ne fait aucune mention de l’apparence physique ou de l’identité ethnique de l’enfant, « il n’y avait strictement rien sur les origines du petit garçon. Je crois en fait que pour moi, ça n’avait aucune importance dans cette histoire-là. L’essentiel, c’était de raconter cette histoire d’amour entre ce grand-père et ce petit garçon ». Mais en apposant son nom sur la couverture du livre, il savait que « de toute manière, on me renverrait sans arrêt à mes origines. Lorsque je rencontrais des classes pour Ce matin, mon grand-père est mort, on parlait évidemment du livre, du roman, mais tout un pan de la discussion portait toujours sur moi, sur mes origines ». Ressouni-Demigneux abdiqua devant ce fait de sa vie. En signant avec l’éditeur Alain Serres (Rue du Monde), il lui dit « qu’il y aurait une 24/09/10 19:17:33 364 suite [Je suis un gros menteur] et que le petit garçon, là, on connaîtrait ses origines. Je me souviens que je l’ai dit en pensant à l’illustrateur, en disant à mon éditeur qu’il ne fallait pas que le petit garçon soit un petit blond aux yeux bleus, qu’en fait il aurait des origines marquées par la suite » 35. Ce matin, mon grand-père est mort porte toutefois la dualité de son auteur dans la co-existence du texte (au passé) et des légendes des illustrations de Daniel Maja (au présent) 36. Dans ses rencontres avec les enfants, comme dans ses textes, Ressouni-Demigneux joue de leurs attentes : « j’use et j’abuse de mon côté Karim quand ils ont des réactions que je trouve très sectaires dans leur arabité ou dans leur côté religieux un peu fermé […], je leur donne un discours qui va un peu les contrarier ; je joue sur cette projection ». De par son double patronyme et l’usage qu’il en fait, Ressouni-Demigneux illustre parfaitement le caractère fluide de l’identité et favorise le questionnement et l’échange. Les auteurs interviewés ont ainsi conscience d’être porteurs d’une responsabilité sociale. Mais ils ne se veulent ni prédicateurs, ni donneurs de leçons… ou de réponses. Pour Atangana, « [l]e roman ne peut faire qu’une chose. Interroger. Appuyer là où ça fait mal. Il faudrait éviter une littérature revendicative et tirant vers une volonté de repentir ». Ils reconnaissent la nécessité de s’ouvrir aux autres. Ben Kemoun estime que son travail d’auteur consiste à « ouvrir le champ de vision de [s]es lecteurs […]. Avec un livre, on voit plus loin, on agrandit l’espace et le monde » ; l’autre est source d’enrichissement, – « les solutions viennent de l’extérieur », ajoute-t-il. Il faut s’ouvrir aux autres et être à l’écoute, 35 Ce premier livre illustre une remarque de Claude-Anne Parmegiani (« Livres d’images, livres illustrés, 1945-1995 », dans A. Renonciat, V, Ezralty & G. Patte (dir.), Livres d’enfance, livres de France, Paris, Hachette jeunesse, 1998, p. 85-95) : l’image continue de s’émanciper vis-à-vis du texte, qui noue « un dialogue différent avec l’écrit dont elle offre désormais une lecture plurielle » (p. 95). Notons que les déclarations de Ressouni-Demigneux révèlent une manière générale et persistante de décliner la question de l’origine en termes relatifs à l’intégration – le petit blond aux yeux bleus a lui aussi des origines. 36 Dans le troisième livre mettant en scène Ismaïl, Ressouni-Demigneux aborde un sujet encore tabou en littérature jeunesse, l’homosexualité (cf. Je ne pense qu’à ça, Paris, Rue du monde, 2009). raison13.indb 364 24/09/10 19:17:33 c’est encore ce que souligne Cantin : « L’important, c’est d’être toujours prêt à réfléchir [aux problèmes posés] et de rester à l’écoute. C’est ce que j’attends de mes lecteurs ». En imaginant ces personnages qui vont parfois « vivre une aventure difficile, parfois très violente, parfois injuste » et pour qui « rien ne sera plus jamais comme avant, l’auteur n’aura pas nécessairement vaincu le racisme, viré les fascistes de son quartier, porté les candidats de progrès vers des victoires électorales [...]. Non, grâce à l’histoire, il aura passé un Rubicon essentiel pour lui », et le jeune lecteur aura passé avec lui son propre Rubicon (Ben Kemoun). Ensemble, ils iront vers un meilleur « vivre ensemble, dans la diversité » (Cantin) et construiront une société « saine » (Gudule). 365 michèle bacholle-boŠkoviĆ Des minorités plus visibles : réflexions d’auteurs jeunesse raison13.indb 365 24/09/10 19:17:33 raison13.indb 366 24/09/10 19:17:33 LE VAMPIRE ET LA JEUNE FILLE, OU COMMENT GRANDIR À L’OMBRE DE TWILIGHT… Isabelle Casta* D. Mellier, L’Écriture de l’excès, Paris, Champion, 1999, p. 433 On trouve les « blockbusters » des lectures adolescentes, en plus des ouvrages et auteurs « organiquement » cooptés pour ce créneau, dans la « vague-vampire » qui submerge l’édition en ce moment ; une vague, ou plutôt un typhon, car la saga de Stephenie Meyer 1 a été lue à ce jour par 85 millions de lecteurs (lecteurs au sens de « lectrices » en immense majorité !). Cela ne peut être négligé, les chiffres quittant ici leur simple 367 raison publique n° 13 • pups • 2010 Alors qu’Emma est une femme comme une femme, Dracula n’est comme rien. […] Ce que raconte l’histoire de Dracula n’est semblable à rien, si ce n’est à d’autres histoires. Qu’il n’y ait de vampire nulle part hors de la fiction oblige, pour penser Dracula, à en faire un symbole ou un motif. * Isabelle Casta est maître de conférences en littérature française à l’université de Picardie. 1 Il s’agit d’une tétralogie composée de : Fascination, Tentation, Hésitation et Révélation, Paris, Hachette, 2006-2009. Les adaptations cinématographiques drainent autant de spectateurs, décuplant l’effet-roman par l’effet-image. 383 millions de dollars pour Fascination… et troisième meilleur démarrage de l’histoire du cinéma avec Tentation, l’opus 2 sorti le 18 novembre 2009, juste derrière Spider-Man III et Batman - Dark Knight, avec 164 millions de dollars la première semaine d’exploitation. En France, 2 400 000 entrées en une semaine confirment la ferveur intacte des fans ; un milliard de dollars pour les deux films et quatre-vingt-cinq millions de livres vendus pour la tétralogie propulsent Stephenie Meyer, paisible mère de famille de l’Arizona, sur le podium de Roald Dahl et de J.K. Rowling ; toute une mythologie s’érige déjà autour de l’écriture même de la saga : un rêve, quelques pages, puis un ouvrage refusé par 14 maisons d’édition ; enfin l’acceptation, le succès immédiat, le bouche à oreille fulgurant, l’attente fébrile des fans de tome en tome… la légende peut commencer. raison13.indb 367 24/09/10 19:17:33 368 valeur statistique pour accéder à un statut anthropologique : oui, dans la gigantesque « chick lit » (littéralement : « la littérature pour poulettes »), la « bit lit » (« littérature de morsure ») est en train de devenir un phénomène de société – et donc une interpellation pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse. Si l’on interroge de près l’histoire récente des succès du genre, on trouve, au sommet de la pyramide, Harry Potter, puis Buffy the Vampire Slayer (dont 45 romans sont parus aux éditions Fleuve noir, en asymptote avec la série télévisée devenue culte) qui se présente comme une variante féministe de la relative hiérarchie masculine de Poudlard et enfin, Twilight. Rappelons que ces trois histoires se déroulent dans un cadre scolaire (lycée puis université pour Buffy, lycée pour Twilight, école de magie pour Harry) : la relative proximité avec la vie quotidienne de l’adolescent lecteur renforce le sentiment d’appartenance et de familiarité. La mode « vampire », depuis les premiers récits de John William Polidori (Le Vampire, 1819), de Sheridan le Fanu (Carmilla, 1871) en passant par La Ville Vampire de Paul Féval, La Morte Amoureuse de T. Gautier, Dracula de Stoker jusqu’aux récentes variations d’Anne Rice, Fred Saberhagen, Loren D. Eastleman, Kim Newman 2, Laurell K. Hamilton… (j’arrête là une liste qui pourrait prendre l’allure d’une litanie 3), n’a jamais cessé de fasciner les jeunes lecteurs, comme si entre l’adolescent et le vampire il y avait une parenté mystérieuse, une histoire commune, un chemin à tracer qui les rassemble. Il est intéressant de constater que la topique vampirique s’est cependant récemment inversée. La littérature de jeunesse institutionnelle véhicule un bagage majoritairement « bien-pensant » qui remplace peu ou prou les cours de morale républicaine de jadis 4 : on peut s’en irriter, s’en réjouir ou 2 Son Anno Dracula (Paris, J’ai Lu, 1998) appartient à l’un des sous-genres de la fantasy, l’historic fantasy : on y retrouve l’influence de Alan Moore, l’auteur de La Ligue des gentlemans extraordinaires et de Watchmen. 3 Sans résister pourtant à citer encore Smarra (1821) et Infernaliana (1822) de Ch. Nodier, La Guzla (1827) de P. Mérimée, L’Oupire et La Famille du vourdalak, d’A. Tolstoï (1841), Le Gardien du cimetière, de J. Ray (1919) ou La jeune vampire, de J.H. Rosny (1920)… 4 I. Nières-Chevrel rappelle ainsi que : « Dans l’enseignement primaire, la littérature d’enfance est sollicitée pour nourrir la leçon de morale qui ouvre la journée » (Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier jeunesse, 2009, p. 209). raison13.indb 368 24/09/10 19:17:33 LE PRÉDATEUR ET LA JEUNE VIERGE… UN FANTASME RÉCURRENT ! Peut-être, par le vaste monde, existe-t-il un être dont les aspirations s’harmonisent à mes désirs, inconditionnellement, sans compromis d’aucune sorte, un être plein, entier, solitaire, ivre d’affection et de vérité, blessé sans doute, comme je le suis moi-même… F.-S. Pauly, L’Invitée de Dracula, Paris, Denoël, 2001, p. 339 À l’origine, le mythe vampirique n’a rien de particulièrement « glamour ». Il résulte plutôt du croisement, très bien analysé par Claude Lecouteux et Jean Marigny, de trois éléments : 1. Un homme, un lieu, un temps : le voïvode Vlad « Tepes » 6 Szekelys Basarab III est un prince valaque né en 1431 en Transylvanie, portant le titre de « Drakul », c’est-à-dire décoré de l’ordre du « Dragon », distinction particulièrement prestigieuse donnée par l’empereur Sigismond à ses plus fidèles lieutenants. Combattant les Ottomans, après avoir écrasé les Moldaves, il décide de mener aussi une guerre de 5 À propos des représentations familiales actuelles qui peuplent les ouvrages pour la jeunesse, voir S. Martin & M.-Cl. Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, Paris, Klincksieck, 2009, p. 159. 6 Vlad l’Empaleur. raison13.indb 369 369 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… s’en accommoder, mais le fait est là 5. Mais est-ce cette même évolution que l’on voit opérer dans la littérature vampire ? Traditionnellement, le vampire se permettait de faire tout ce qui est moralement interdit aux gens « normaux », c’est-à-dire le libertinage (Lord Ruthven), le saphisme (Carmilla), le viol et le meurtre (Dracula) ; à partir des années 1990 (et le film magistral de F. Ford Coppola), on voit naître un comportement radicalement différent, torturé (Angel et Spike dans Buffy), chaste et protecteur (Edward Cullen), amoureux et sacrificiel (True Blood). Qu’est-ce que le grand public attend donc des vampires ? N’y aurait-il pas un fort paradoxe, qui est de s’en remettre à des « morts-vivants », des « nosferat » au sens plein du terme, pour recueillir des leçons de vie et notamment apprendre à grandir, à aimer ? 24/09/10 19:17:33 370 raison13.indb 370 terreur psychologique ; les historiens actuels sont en effet persuadés que Vlad empale les morts qu’il ramasse chaque soir sur les champs de batailles, sans distinguer les siens de ceux de l’ennemi, et lorsque le petit jour se lève sur les plaines de l’Europe centrale, le spectacle de rangées entières d’hommes empalés épouvante les armées ennemies et participe bien sûr à la victoire du prince chrétien, dont aucune biographie n’a jamais mentionné une particulière propension pour l’absorption du sang de son prochain. Après sa mort (il est assassiné en 1476 à Bucarest) les Saxons, qui le haïssent, feront courir sur lui les fameux récits d’atrocités que la tradition a gardés. 2. Une maladie, la porphyrie : très répandu en Roumanie/Serbie/ Valachie, mais aussi en Grèce et en Pologne (et plus largement en Europe centrale, orientale et balkanique), ce trouble du métabolisme vient sans doute d’une consanguinité fréquente dans des sociétés fermées : c’est un empoisonnement du sang par « porphyrine » (liée au plomb), dont les symptômes sont une allergie totale à l’ail (par insuffisance hépatique) et une impossibilité radicale d’aller au soleil – toute exposition déclenchant des lésions cutanées irréversibles. Pourquoi « porphyrie » ? Parce que le mot signifie « pourpre », qui est la couleur des urines des malades atteints de cette affection… On voit tout de suite le profit que les « fantastiqueurs » tireront de ce tableau de symptômes. 3. Un texte enfin : en 1746, un prêtre dominicain, le lorrain Dom Augustin Calmet, rédige une « Dissertation sur les apparitions des esprits et sur les Vampires, ou : Les revenants de Hongrie, de Moravie, etc. ». Cet ouvrage connaît un immense succès et va impressionner durablement toute la génération romantique (Nodier, Mérimée, Alexis Tolstoï…). Pourquoi ? Parce qu’en 1732, dans une petite ville de Serbie nommée Medvegia, les habitants ont obtenu du pouvoir central de Vienne qu’il envoie un groupe d’experts en vampirisme pour déterrer des cadavres après une épidémie suspecte. Pour rassurer les foules, on coupe la tête des corps trop bien conservés, on les brûle et on jette leurs cendres dans le fleuve ! La romancière française Fred Vargas se souviendra de cet épisode pour écrire son dixième roman, Un Lieu incertain (2008) qui flirte avec le surnaturel vampirique. 24/09/10 19:17:33 7 S. Meyer, Hésitation, trad. L. Rigoureau, Hachette, Paris, 2007, p. 600 : « Et je me donnerai à toi de toutes les manières humaines possibles avant que tu ne me transformes en immortelle ». raison13.indb 371 371 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… Les effets conjoints de ces trois éléments vont contribuer à la naissance de la littérature de l’imaginaire la plus prolifique qui soit… dont notre saga Twilight est le lointain et surprenant avatar. Disons tout de suite que le vampire est la figure la plus achevée du « revenant ». Moins horrifique que le zombie cannibale ou la momie, moins rustique que le loup-garou, moins évanescent que le fantôme, il peut passer pour humain, donc se mêler incognito à la foule, jusqu’à ce que la faim le saisisse… Et Bella croisa Edward Cullen… Pourquoi ce couple, antagonique mais sensuellement si riche de potentialités érotiques 7 et funèbres, connaît-il un tel retentissement chez nos adolescentes ? La perte de la virginité se métaphorise ici en perte (possible) de la vie, la nuit de noces s’achevant le lendemain matin par la découverte de nombreuses contusions et marbrures sur le corps trop « charnel » de Bella. On parle ainsi dans cette trilogie de sang, de sexe et de solitude, les grands universaux de notre expérience humaine. La thématique du mort-vivant, forcément beau et tragique, à qui l’on donne son sang pour qu’il puisse perdurer, a sans doute le visage méconnaissable de l’enfant que toute fille, devenue femme, nourrira en effet de sa vie : figure d’apprentissage, le vampire est en soi celui qui se « meurt » à sa première forme (l’enfance, asexuée et innocente) pour renaître à la vie adulte – pour lui éternelle, sexuellement active, dangereuse donc par les engagements irréversibles que cela suppose. En termes axiologiques, le personnage d’Edward Cullen est (comme le titre du premier tome l’indique) « fascinant » : figé dans la vénusté et la grâce de ses dix-sept ans, il séduit une jeune mortelle, Isabella Swann, et se révèle à elle, peu à peu, dans une ordalie lyrique et fusionnelle où l’enjeu se trouve de fait immédiatement tragique ; pour garder la femme aimée toujours près de lui, il doit la… tuer, évidemment, et la « transformer » ; cet enchaînement radical amour/mort/éternité/résurrection renoue avec les plus anciens mythes 24/09/10 19:17:34 372 raison13.indb 372 de l’amour courtois, finement analysés par Denis de Rougemont dans son Amour et l‘Occident. La vague-vampire serait donc une réponse à l’absence de romantisme de notre société, où le « bon » sexe semble la réponse appropriée aux demandes adolescentes concernant l’affectif, le pulsionnel, l’abîme de la passion où l’on se perd pour mieux se retrouver, à l’instar des grands mystiques… ou de Roméo et Juliette, constamment évoqué et invoqué dans Twilight. Plus que de religiosité, c’est de transcendance qu’il est ici question, me semble-t-il. Bien d’autres raisons peuvent encore surgir, et c’est leur addition qui crée le « phénomène Twilight », sans qu’il soit loisible d’en privilégier une plus particulièrement : reflux de la libération sexuelle après le choc du sida, valorisation du temps des « fiançailles », de l’attente, de l’intériorisation de la passion avant sa consommation. On peut à ce titre lire l’ensemble du tome II, Tentation, comme une retraite réciproque des deux amants, expérimentant dans la distance et la solitude la force de leur amour… Rappelons en outre que les pédopsychologues insistent sur le caractère double du vampire : éternellement jeune, il est aussi très vieux ; il a amassé toute la sagesse et l’expérience que cent ans de survie (Edward est mort de la grippe espagnole en 1918) peuvent procurer à un esprit ouvert. Perpétuel émigrant, il fuit avec sa famille chaque fois que sa jeunesse inaltérable devient problématique ; condamné à l’errance, à l’arrachement affectif, il a toute la grâce de l’enfant, et toute la gravité de l’aïeul : l’attrait œdipien joue alors à plein… « Edward » est d’ailleurs un prénom qui sonne comme délicieusement désuet aux oreilles américaines, renvoyant à une culture et à un pays, l’Angleterre, érigée en patrie de l’art de vivre, de l’élégance à jamais perdue. Luttant contre ses pulsions sanguinaires, le vampire ressemble aux adolescents, bouleversés par la violence de leurs désirs, par les transformations de leur corps… Maîtrisant ses instincts, il rejoint le parangon de l’amour courtois en s’effaçant devant Jacob Black, au début de Tentation, pour laisser à Bella la liberté de rester humaine. C’est vraiment en toute conscience, en toute connaissance, qu’elle le rejoindra pour s’unir à lui : un vampire mormon ? La question reste ouverte… 24/09/10 19:17:34 PLUSIEURS VIES OU… UNE AUTRE VIE ? Contrairement au chrétien Jésus, dans le désert, certains succombent à la tentation. Je t’offre l’immortalité, mais c’est à toi de choisir. Je ne te forcerai pas. Réfléchis bien. Y. Navarro, Buffy contre les vampires : les portes de l’Éternité, trad. Isabelle Troin, Paris, Fleuve noir, 2003, p. 167 8 Le prénom de la fille de Bella, Renesmée, résulte d’ailleurs de la contraction des prénoms de ses deux « grand-mères », Renée pour la famille Swan, Esmé pour la famille Cullen. raison13.indb 373 373 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… Si la littérature jeunesse a pour objectif avoué de créer du lien social, d’amadouer à la différence, de prôner tolérance et respect de l’autre, elle ne saurait faire l’économie d’une « éducation sentimentale », fûtelle fantasmagorique et transfigurante. Harry Potter face au vampire Voldemort affronte en fait le traumatisme originel de la mort de ses parents, disparus en lui sauvant la vie. Buffy connaît par deux fois la souffrance d’aimer un vampire, autrement dit l’ennemi qu’elle combat de toutes ses forces, mais qui la vainc par l’amour, non par la haine et l’anéantissement. Lorsque naît l’enfant hybride d’Edward et de Bella, petite fille mi-humaine (son cœur bat), mi-vampire (elle en a tous les pouvoirs), elle symbolise une nouvelle ère, une réconciliation entre des espèces fondamentalement ennemies. C’est la leçon ultime de la tétralogie, même si les gardiens du dogme vampirique, les Volturi, commencent par vouloir la détruire ; séduits par la sang-mêlé, ils finissent par se retirer, sans conflit et sans violence ; là aussi, belle leçon de tolérance et d’acceptation du différent, du nouveau, de l’inusité. Plus modestement, c’est aussi au niveau du lectorat que survient un petit miracle ; au-delà du cœur de cible originel, les 12-18 ans, s’opère une « union sacrée » des femmes qui, faisant fi des attentes segmentantes de l’édition, adoptent la saga comme un signe de reconnaissance, toutes classes et tous âges confondus. Avec Bella devenant maman, le caractère transgénérationnel des lectrices de Twilight s’affirme définitivement. Filles, mères 8 et même grands-mères se rejoignent et communi(qu)ent 24/09/10 19:17:34 374 dans l’admiration du beau Robert Pattinson 9, avec la certitude délicieuse de participer à une passation de féminité, à la fois sérieuse et légère. Car l’acmé de chaque roman, c’est évidemment la « transformation » de la femme amoureuse par la morsure de son amant-vampire ; ce qui chez Stoker était présenté comme une violence insupportable est aujourd’hui une scène d’amour, troublante et un peu kitsch, puisque c’est la transposition d’une défloration qui est à chaque fois rapportée. Dans le cas de Dracula l’Immortel (œuvre écrite en 2009 par le propre petit-neveu de Bram Stoker, sur un canevas et des notes laissés par son aïeul), il s’agit plus de retrouvailles que d’initiation, Mina ayant déjà conçu un fils, vingt ans auparavant, avec le Comte maléfique ; on l’aura compris : le symbolisme sexuel est tellement insistant, que l’on a l’impression de lire « la belle au bois dormant » à l’envers… le baiser du prince charmant n’éveille plus la jeune femme à la vie, mais à la mort ou, si l’on préfère, à l’immortalité. C’est le passage obligé où chaque écrivain va déployer toutes les nuances de sa palette érotique, puisque la souffrance ne doit jamais l’emporter sur la sensualité ; on peut donc parler de nouveaux topoï de la rencontre amoureuse, où la possession et la pénétration de l’autre s’effectuent à travers le rite du sang offert et reçu, communion douloureuse mais extatique, et librement consentie. Il est cependant frappant que deux des héroïnes les plus charismatiques aient choisi de porter l’enfant d’un vampire, avant même l’ultime « transformation ». Il s’agit dans ce cas moins d’une nuit de noces… que d’une plongée vers le néant et son possible corrélat, l’éternité vampirique. Écoutons d’abord s’arrêter le cœur d’Isabella Swan, le « cygne » immaculé de Twilight : Lorsque je retombai sur la table, je ne permis à aucune partie de mon corps de rompre les rangs. En moi, la bataille devint enragée, entre mon cœur et l’incendie. L’un comme l’autre perdaient. Les flammes étaient condamnées, ayant déjà consumé tout ce qui était combustible ; mon cœur galopait à toute vitesse vers son dernier battement. Le feu 9 C’est l’interprète d’Edward Cullen au cinéma ; son apparition déclenche de véritables crises d’hystérie collective. raison13.indb 374 24/09/10 19:17:34 se rétrécit, se rassemblant dans le seul organe humain qui subsistait avec une violence proprement intolérable. Y répondit un bruit sourd, profond, creux. Mon cœur tressauta à deux reprises puis, moins fort, une dernière fois. Il n’y avait plus de bruit. Plus un souffle. Pas même le mien 10. Cette scène succédant à vingt pages d’accouchement horrifique, on ne peut pas dire à cet égard que Stephenie Meyer édulcore particulièrement le propos. Dacre Stoker parachève, lui, le noir roman d’amour entre Mina et Dracula, en les faisant se rejoindre pour l’éternité : Theodora (Le Baiser du Vampire) et Jessica (Comment se débarrasser d’un vampire amoureux), les deux « vierges » que nous allons maintenant évoquer, justifient pleinement par le récit de leur sacrifice amoureux, le succès de la « bit lit » : le romantisme gothique du sang versé remplace et euphémise implicitement la narration trop crue ou trop réaliste de la défloration. Chaque fois on entendra un message paradoxalement rassurant : l’amour peut blesser, mais c’est une très brève et supportable souffrance avant la splendeur sans égal de l’union définitive. Nous avons bien affaire à une éducation sexuelle fantasmée, mais plutôt positive. Jessica accepte enfin son fiancé vampire : 10 S. Meyer, Révélation, trad. L. Rigoureau, Paris, Hachette, 2008, p. 395. 11 D. Stoker & I. Holt, Dracula L’immortel, trad. J.-N. Chatain, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 437. raison13.indb 375 375 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… « - Mon désir pour toi ne s’est jamais éteint... Puisse Dieu me pardonner... » Dracula ouvrit la bouche et découvrit ses crocs. Elle leva la main avant l’ultime morsure. […] Elle exposa alors l’artère de son cou à son amant. Dracula mordit et se mit à boire avec avidité. Le corps de Mina fut parcouru de spasmes délicieux, où le plaisir se mêlait à la douleur. Elle s’abandonna corps et âme tandis que s’écoulait son sang. […] Le sang est la vie. Le sang est notre vie. […] Le moment était venu pour elle de mourir dans ses bras... pour mieux renaître. Dans un dernier souffle d’extase, Mina baissa à jamais les paupières sur son existence de mortelle 11. 24/09/10 19:17:34 Cette fois, il n’y eut aucune hésitation au-delà des quelques respirations pendant lesquelles nous savourions ensemble l’instant qui nous lierait l’un l’autre à jamais. Ses crocs percèrent ma peau, et j’émis un petit cri. Je le sentis plonger, avec une force assurée mais une infinie douceur, dans ma veine, et boire en moi. - Je t’aime, Lucius, soupirai-je, tandis que je me sentais aspirée dans son corps, devenir une part de lui-même. Je t’ai toujours aimé 12. Theodora, elle, sauve son ami d’une exsanguination certaine : 376 – Jack, écoute-moi, chuchota-t-elle en se baissant. Écoute, il faut que tu boives... Il faut que tu me boives. Jack ouvrit lentement les yeux et les plongea dans les siens. - Tu es sûre ? murmura-t-il. - Oui, il le faut. C’est le seul moyen. - Mais je pourrais te faire du mal... protesta Jack. Le risque est trop grand. La Corruption... Je pourrais être tenté de... - J’ai confiance en toi, dit Theodora en se penchant vers lui 13. Apprendre à être soi, apprendre à être au monde, aimer plus que tout : les récits de vampire avancent masqués, mais ils configurent une nouvelle vulgate sentimentale et esthétique, fondée sur une production cinématographique massive (USA, Canada, Russie, Suède, Australie, Corée du Sud, Royaume-Uni…), sur des ouvrages critiques d’un haut niveau scientifique, sur une présence télévisuelle diversifiée et très tonique, sur l’énorme buzz que représentent les « chats », les sites, les blogs de fans qui proposent des « fanfics » (des fictions dérivées) aux arborescences multiples et d’une richesse étourdissante. C’est pour ce plaisir du partage, de la mutualisation des enchantements et des ferveurs, que nous pensons qu’il est sain, et fort légitime, de grandir à l’ombre de Twilight : Malheureusement il n’y avait plus rien. Plus que lui et moi. Nous escrimant sur un cadavre. C’était tout ce qu’il restait de la fille que lui et 12 B. Fantaskey, Comment se débarrasser d’un vampire amoureux, trad. E. Ganem, Paris, éditions le Masque, 2009, p. 409. 13 M. de la Cruz, Le Baiser du Vampire, trad. V. Le Plouhinec, Paris, Albin Michel, coll. « Wiz », 2009, p. 382. raison13.indb 376 24/09/10 19:17:34 moi avions aimée. Un corps brisé, déchiré, sanglant. Il était impossible de ressusciter Bella 14. 377 isabelle casta Le vampire et la jeune fille, ou comment grandir à l’ombre de Twilight… On ressent, obscurément, qu’au-delà de l’habillage commercial, des stratégies éditoriales indiscrètes, du « battage » médiatique et marchand, se joue et se noue un récit venu du fond des âges, riche de valeurs d’apprentissage, d’échecs surmontés, d’élans impossibles réinvestis dans d’autres projets : bref, un adolescent peut y apprendre la nécessaire frustration, l’attente, le plaisir immédiat différé en désir ardent. La société n’est pas oubliée, et chez les auteurs américains c’est toute la middle class qui surgit, l’étouffement des bourgades pleines de ragots (Forks), l’opposition entre l’immensité des espaces (l’état de Washington, à l’extrémité nord-ouest des États-Unis) et la médiocrité du train-train des petites gens (Charlie, le père de Bella). C’est exactement le background des romans de Stephen King, et cette polysensorialité des décors et des passions qui vont s’y inscrire éclaire également tout un pan de la littérature de jeunesse. Il est vrai que depuis 1987, avec Génération perdue (Joel Schumacher) et Aux frontières de l’aube (Catherine Bigelow), le vampire est devenu un teenager juste un peu plus tourmenté qu’un autre, mais il y a très longtemps aussi que l’« Eastern » (la Transylvanie) a migré en « Western » (les USA) ; sans doute est-ce pour cela que la première victime de Dracula chez Bram Stoker s’appelait Lucy «Westenra » : l’Ouest vampirisé par l’Est… jusqu’à ce que la culture née Outre-Atlantique vienne à son tour dévorer toutes les autres. L’écriture fantastique, enfantine ou non, réconcilie toujours le thétique et le non-thétique, ainsi que le souligne Christiane Montalbetti : « Les réseaux métaphoriques tissent ainsi des espaces utopiques dans lesquels l’écriture et l’objet, d’abord posés comme hétérologiques, recouvrent une homogénéité, qui fonde idéalement la possibilité ou la légitimité du geste de consignation » 15. Nous assistons en effet à la mutation irréversible d’une ancienne figure du Mal, devenue en quelques décennies objet de désir et modèle à suivre ; à cela, trois explications. La première est 14 S. Meyer, Révélation, op. cit., p. 367. 15 Ch. Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, 1997, p. 151. raison13.indb 377 24/09/10 19:17:34 378 raison13.indb 378 que dans un monde où près d’un mariage sur deux s’achève par une séparation, la soif adolescente de pérennité et d’absolu a besoin d’un support imaginaire, tutélaire et rassurant : l’amour vampire, dont le sang scelle la destinée, répond à la labilité insupportable des amours adultes. La seconde raison est plus générique : toute la littérature populaire glissant vers la fantasy, la règle d’« eucatastrophe » qui la gouverne va s’appliquer également aux récits de vampires. On ne peut pas terminer sur une note négative ! D’où la nécessité de créer des « bons » vampires, capables de lutter victorieusement contre d’autres prédateurs, qui ont nom Volturi chez Stephenie Meyer, Erzbeth Batory chez Dacre Stoker, ou Caleb dans Buffy. La troisième raison appartient au « monde de représentations » que Michel Foucault désignait sous le terme d’épistémé. Éternellement beau, jeune, puissant, le vampire nous donne une image enviable et inatteignable de notre volonté hédoniste de perfection physique. Ne jamais vieillir, ne jamais mourir… renvoie à l’obsession de notre société pour le lisse, le mince, l’accompli, le double narcissique absolu. Les grandes prescriptrices de lectures étant – souvent – des femmes, il n’est alors pas étonnant que le bel Edward Cullen soit le nouveau Heatchcliff de notre temps. 24/09/10 19:17:34 POUDLARD 1 : UNE ÉCOLE CONTRE LA MORT ? Éric Auriacombe* La parution des romans de Joanne Katlheen Rowling, Harry Potter, constitue le phénomène éditorial le plus étonnant de ce début de siècle. De très nombreux enfants et adolescents du monde entier ont attendu avec passion les différents volumes de la série, qui se sont échelonnés de 1997 à 2007. À présent, le corpus est complet et il devient possible d’étudier l’évolution du héros tout au long de son enfance et de son adolescence jusqu’à l’âge adulte. Nous proposons dans cette étude d’envisager plusieurs séries de questions : Tout d’abord, qui est Harry Potter ? Dès le premier chapitre, Harry Potter est désigné comme étant un « survivant » 2 et la problématique de la mort apparaît comme la thématique centrale de la série. Ensuite, comment le héros traverse-t-il les épreuves auxquelles il est confronté ? Quelle aide reçoit-il ? On se demandera alors dans quelle 379 raison publique n° 13 • pups • 2010 Aujourd’hui, plus encore que par le passé, l’enfant a besoin d’être rassuré par l’image d’un être qui, malgré son isolement, est capable d’établir des relations significatives et riches en récompenses avec le monde qui l’entoure. B. Bettelheim, La Psychanalyse des contes de fées, Paris, R. Laffont, 1976, p. 29 * Éric Auriacombe est psychiatre des Hôpitaux, pédopsychiatre, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse (université Paris VII). Il a consacré plusieurs livres à Harry Potter. 1 Hogwarts School of Witchcraft and Wizardry. 2 « The boy who lived ». raison13.indb 379 24/09/10 19:17:34 380 mesure Poudlard, l’école de sorcellerie qui l’accueille, constitue une « école de vie » au sens propre : un lieu pour lutter contre la mort. Enfin, un dernier questionnement concerne non plus le récit et ses personnages, mais son destinateur, l’auteur, et son destinataire, le lecteur : d’une part, quelles solutions propose J.K. Rowling aux conflits psychiques qui animent Harry Potter ? Qu’est ce qui détermine pour elle l’évolution de son héros ? À quelle exigence d’écriture obéit-elle quand elle invente ce personnage et son univers magique ? D’autre part, quelle influence peut avoir la lecture de ces romans sur les lecteurs ? Quel effet sociétal peut-on finalement repérer à partir de la diffusion mondiale de cette œuvre ? C’est alors la série elle-même qui peut prétendre au statut d’« école de vie ». HARRY POTTER : UN HÉROS PARTICULIER La première année de la vie de Harry Potter se déroule sous le regard aimant et bienveillant de ses parents, Lily et James Potter. Ceux-ci disparaissent alors qu’il n’est âgé que d’un an : ils auraient péri lors d’un accident de voiture, dans lequel l’enfant aurait été lui-même impliqué. Il en a conservé une trace, inscrite profondément dans sa chair, sous la forme d’une cicatrice sur le front en forme d’éclair. Son oncle et sa tante recueillent Harry malgré eux. Ils le maltraitent, le séquestrent, lui interdisent le droit à l’existence. À onze ans, le garçon apprend qu’il appartient au peuple des sorciers et se voit confronté à deux théories concernant la mort de ses parents : les Moldus 3 (c’està-dire des humains « ordinaires », qui ne peuvent accéder à l’univers magique) défendent la thèse de l’accident de voiture traumatique, tandis que les Sorciers évoquent un assassinat perpétré par Lord Voldemort. Sympathique (on peut littéralement souffrir avec lui), Harry est un enfant malheureux, « en souffrance » à qui on propose une alternative à sa triste vie : un « roman familial » étonnant, surprenant, plein de mystère et d’angoisse, mais aussi d’amitié et d’amour. Un aspect important du personnage tient au fait qu’il ne ressemble pas à un super-héros, puisqu’il reste un garçon presque ordinaire : comme 3 « Muggles ». raison13.indb 380 24/09/10 19:17:34 381 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? tout enfant, il s’inscrit dans un processus d’apprentissage (même s’il s’agit de la magie) et doit passer des examens. Plus fondamentalement, c’est un personnage désemparé, qui tombe souvent des nues : l’aventure lui arrive sans qu’il en prenne l’initiative. Il se dévalorise : quand il échappe au pire, il pense qu’il a eu de la chance et que si les autres ne l’avaient pas aidé, il ne s’en serait pas « sorti ». Il ressemble à tous les enfants qui peuvent ainsi facilement s’identifier à lui. Mais surtout Harry Potter est un enfant qui grandit d’une année à chaque nouveau volume : il a ainsi onze ans dans le tome I et dix-sept dans le tome VII. Le fait que le héros prenne de l’âge en même temps que ses lecteurs, phénomène assez rare dans la littérature enfantine, constitue sans doute l’une des clefs du succès de la série : il évolue en fonction du temps, découvre le monde des adultes, les premiers émois amoureux, traverse une crise adolescente… L’intrigue s’oriente vers la réapparition progressive du seigneur des ténèbres Voldemort et le suspense quant à l’issue finale s’amplifie au fil des volumes. L’évolution du personnage correspond aussi à la découverte progressive de sa famille et de ses origines, Harry reconstituant son histoire malgré le poids du secret et le silence qui pèsent sur lui. La vie psychique de Harry Potter est décrite très précisément : douleur et dépression, angoisse, culpabilité, sentiment de vide et hallucinations, doute sur son intégrité physique et mentale, rêves à répétition, cauchemars, relation spéculaire avec Voldemort, liens à son père et à sa mère. Se conjuguent les problématiques du deuil précoce, du traumatisme et de la maltraitance que la série permet d’explorer en mettant notamment en évidence des mécanismes psychologiques comme l’évitement du souvenir, le déni, le clivage mais aussi des processus plus spécifiques comme la cryptophorie 4 en lien avec un secret honteux ou terrifiant. 4 Cryptophorie : modalité de clivage provoquant l’inclusion d’« un corps étranger » dans le Moi. Notion proposée en 1987 par Nicolas Abraham et Maria Torok (L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion). raison13.indb 381 24/09/10 19:17:34 L’INFANTILE À L’ŒUVRE 382 L’univers de Harry Potter se caractérise par la juxtaposition et l’interpénétration de deux mondes, celui des Sorciers (qui ouvre vers un fonctionnement et une pensée « magique ») et celui des Moldus, qui restent condamnés, par quelque sortilège d’amnésie, à oublier le monde magique. Ces deux univers apparaissent étroitement liés comme le recto verso d’une même feuille de papier. Notre hypothèse est que ce schéma proposé par J. K. Rowling métaphorise le développement de l’être humain. Si une première approche incite à opposer le monde des enfants sorciers et celui des adultes Moldus, le concept d’infantile permet une compréhension plus pertinente. L’univers fantastique créé par J.K. Rowling vient en effet illustrer de manière exemplaire la formule qui définit l’inconscient comme « l’infantile en nous » 5, c’est-à-dire le lieu des désirs inconscients, des fantasmes, des représentants des expériences de satisfaction de désir, mais aussi d’évitement de la douleur. Cette définition de l’inconscient indique ainsi que les questions et les fonctionnements de l’enfant concernent encore les adultes, mais à leur insu. L’intérêt des adultes pour les contes provient de la persistance de ces tendances infantiles encore actives bien que refoulées (et de nombreux adultes possèdent encore heureusement une capacité d’émerveillement et de jeu enfantin). Le concept d’infantile réduit ainsi la confrontation et l’apparente opposition enfant-adulte. Cette différence reste pourtant pertinente : l’enfant n’est pas un adulte miniature. On peut évoquer, avec Sándor Ferenczi 6, l’importance de distinguer le langage de la passion (sexuelle et génitale) de l’adulte, 5 Freud dans « L’homme au rat », définit l’inconscient comme « une partie de notre personnalité qui, dans l’enfance, s’en détache, n’en suit pas l’évolution ultérieure et qui est, pour cette raison, refoulée : l’inconscient, c’est l’infantile en nous » (Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975, p. 214). 6 S. Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot, Psychanalyse 4, 1982, p. 139-147. L’adulte imposerait à l’enfant un langage de passion, empreint de sexualité inconsciente que l’enfant, dont le langage est tendre et non passionnel, ne peut élaborer. Les stimuli parentaux débordent les capacités de métabolisation de l’enfant, pouvant constituer un véritable traumatisme, menant vers le clivage du moi et le repli sur soi. raison13.indb 382 24/09/10 19:17:34 UN MONDE CONTEMPORAIN 383 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? amnésique de son passé infantile, et le langage de la tendresse de l’enfant confronté aux messages énigmatiques des adultes, qu’il s’efforce de traduire ou de théoriser. L’enfant reste ainsi un traducteur, un théoricien, un romancier, et on peut relever que, de son côté, le lecteur, qui se livre à une forme de traduction dans l’acte même de la lecture, rappelle cette nécessité pour l’enfant d’interpréter continuellement les messages passionnels que lui adressent les adultes. En proposant le monde magique de Harry Potter, Rowling fait donc une proposition régressive : trouver ou retrouver par la magie de la découverte de cet univers une forme d’actualisation de ce mode infantile qui peut concerner aussi bien les enfants que les adultes, dans une sorte de phénomène de crossover 7. Le texte se construit à partir de la problématique infantile et de l’histoire personnelle de l’auteur. Chaque lecteur va réagir à ce qui résonne en lui des fantasmes du héros et/ou de ceux de l’écrivain. Mais la série Harry Potter, dans le mouvement même de la parution des différents volumes, a également accompagné dans un processus progrédient toute une génération de lecteurs adolescents. Durant cette décennie, les enfants-lecteurs ont grandi et ils sont devenus adolescents puis adultes dans le même temps que le héros. Pour cette première génération de lecteurs, cette temporalisation croisée correspond à une dynamique « adolescente » au sens étymologique du terme : être adolescent c’est « adolescere », grandir, évoluer, tenter de devenir adulte 8. J.K. Rowling donnera d’ailleurs dans l’épilogue un aperçu de ce que devient Harry douze ans plus tard. Nous avons soutenu 9 que Harry Potter devenait un conte « contemporain » par le fait de ses lecteurs, comme pourrait l’être 7 S.L. Beckett, De grands romanciers écrivent pour les enfants, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 1997. Le mot crossover est un mot anglais qui signifie « mélange », « croisement » ou « rencontre ». 8 M. Darrigrand, Ces mots qui nous gouvernent ?, Paris, Bayard, 2008. 9 E. Auriacombe, « Les contes et la psychanalyse », dans Harry Potter, ange ou démon ?, Paris, PUF, 2007. raison13.indb 383 24/09/10 19:17:34 384 Peter Pan, mais aussi Le Monde de Narnia 10 ou Le Seigneur des Anneaux 11. Le terme « contemporain » ne renvoie pas ici à une forme de modernité, mais indique que le conte véhicule, dans sa structure comme dans ses thématiques, des préoccupations se rapportant à celles de l’humain au xxie siècle. Le conte doit être distingué de la légende ou du mythe car le héros du conte (qui peut être décrit comme le héros du Moi) reste plus abordable que celui du mythe (héros du Surmoi) et il peut à sa manière nous enseigner sur le fonctionnement du psychisme humain. Nous avons proposé 12 de comparer le conte au rêve. Il constitue en effet une parole véhiculant un message qui « présente », met au présent, actualise un fantasme tout fait, prêt-à-porter. Il propose une forme de monstration du fonctionnement psychique à l’enfant ou à l’adulte-lecteur qui peut s’en emparer en fonction de sa problématique propre. Il y a « contage », que le message soit parlé, comme dans les contes, imaginé, comme avec les films, ou lu comme dans les livres. Pour Harry Potter, nous savons combien le terme de « contagion » paraît justifié dans cette forme de transmission des uns aux autres. Les lecteurs ont notamment massivement utilisé Internet pour commenter l’évolution de leur héros et s’interroger mutuellement sur l’issue de ses aventures. Nous appelons « travail du conte » ces modalités du transmettre qui, sur un mode plus ou moins manifeste, correspondent à des fantasmes inconscients de désir. Le travail du conte paraît néanmoins plus proche du cauchemar, qui exprime chez l’enfant, de manière beaucoup moins masquée que chez l’adulte, une problématique de réalisation de désir ou d’expérience de douleur ou d’effroi. Toute une tradition psychanalytique s’attache en effet à étudier les phénomènes hallucinatoires du désir ou les mécanismes en lien avec le manque de l’objet de satisfaction. Mais les expériences de douleur et d’effroi demeurent particulières car, au lieu de chercher à les reproduire, le sujet 10 C.S. Lewis (1950). 11 J.R.R. Tolkien (1954). 12 E. Auriacombe, « Les contes et la psychanalyse », art. cit. raison13.indb 384 24/09/10 19:17:34 Les Détraqueurs comptent parmi les plus répugnantes créatures qu’on puisse trouver à la surface de la terre. Ils infestent les lieux les plus sombres, les plus immondes, ils jouissent de la pourriture et du désespoir, ils vident de toute paix, de tout espoir, de tout bonheur, l’air qui les entoure... Celui qui subit son pouvoir ne garde plus en mémoire que les pires moments de sa vie… 14 Harry Potter apparaît plus sensible que les autres enfants à l’action négative des Détraqueurs. Pourtant, il parvient à produire le phénomène magique qui les fait fuir (le « Patronus » de son père). Dans une période où le discours sur la « dépressivité » est à la mode, Harry Potter propose des solutions qui, pour être souvent magiques, demeurent néanmoins ouvertes et créatives car il y a en elles une dimension énigmatique, mystérieuse. 385 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? s’efforce de les éviter en ayant recours à des mécanismes psychologiques négatifs dont le prototype reste l’hallucination négative 13. À partir de cette fonction du conte, il devient possible de monstrer ces éléments que le sujet s’efforce d’éviter. Le conte les rend en effet présentables, supportables, métabolisables sous la forme d’histoires que l’on peut raconter aux enfants. Les enfants éprouvent des conflits psychiques, des sentiments hostiles ou agressifs, quand amour et haine s’opposent. Ils peuvent penser qu’ils sont méchants, mauvais, qu’ils sont des monstres car ils éprouvent des sentiments monstrueux. Ils interrogent les énigmes de l’amour, de la sexualité, de la rivalité fraternelle, mais surtout celles de la vie, de la mort et de l’immortalité ! Ainsi, dans Harry Potter, les « Détraqueurs » illustrent ce que peut devenir une rencontre entre un Sujet et une créature qui va tenter de le vider de toute idée de bonheur dans un processus dépressif voire mélancolique : 13 A. Green, Le Travail du négatif, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993. 14 J.K. Rowling, Harry Potter et le prisonnier d’Askaban, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard, 1999, p. 205. raison13.indb 385 24/09/10 19:17:34 Le conte transmet le message que la lutte contre les événements désagréables de la vie est inévitable. Le malheur fait partie de l’existence humaine, il faut l’affronter, venir à bout des obstacles et survivre, remporter des victoires sur soi-même. Le résultat de cette monstration peut être, comme le dit Lafforgue 15, de détoxifier les fantasmes que le conte présente de façon à ce qu’un processus de pensée puisse se produire. Celui-ci peut être à la fois individuel mais aussi, avec Harry Potter, intergénérationnel voire sociétal 16. 386 LES AVENTURES ET LES ÉPREUVES Harry, à l’âge de onze ans, apprend des éléments de son histoire et de ses origines lorsqu’il reçoit sa lettre d’admission à Poudlard, l’école des sorciers. Il va progressivement sortir de sa vie végétative et ignorante en se confrontant à la réapparition de Voldemort. Le décès des parents et la maltraitance ont placé Harry dans une forme de pathologie du narcissisme faite de dépression anaclitique (syndrome dépressif des jeunes enfants privés de leur objet d’amour) et d’abandonnisme (état psychologique avec sentiment d’insécurité permanente lié à la peur d’être abandonné). Les mécanismes défensifs de la série négative se révèlent alors prévalents : il s’agit pour Harry, afin d’éviter et d’oublier la douleur (du trauma et du manque) de choisir de ne plus penser du tout, de se cacher, d’éviter toute relation, de s’auto-interdire d’exister, de générer des états de vide psychique dans une forme de narcissisme négatif (comme si Narcisse tombait amoureux de l’absence de son reflet), de mettre en place des « blancs » de pensées, voire d’installer dans une crypte 17 inaccessible les 15 P. Lafforgue, Petit Poucet deviendra grand : Soigner avec le conte, Paris, Payot, 2002. 16 Comme dans tout conte, les trois phases du processus : transmission, réception, métacommunication se retrouvent, mais il y a ici une forme nouvelle et contemporaine car la méta-communication s’est effectuée par l’intermédiaire d’internet. 17 E. Auriacombe, Harry Potter, l’enfant héros, Paris, PUF, 2007, p. 29 : « Harry porte un secret à l’intérieur de son psychisme. Ce lieu psychique a des effets qui se manifestent malgré lui… le silence ne consiste pas seulement à se taire, c’est aussi le souhait d’ignorer, de refouler, de scotomiser. Ce silence imposé, ou que d’autres provoquent, ce “blanc de parole”, devient alors une contrainte à se taire ». raison13.indb 386 24/09/10 19:17:34 387 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? représentations ou les personnes ayant un quelconque en rapport avec la tragédie familiale. Dans cette modalité du clivage, la crypte apparaît comme un mélange, qui contient à la fois des éléments douloureux en lien avec Voldemort (les « Horcruxes » 18), mais aussi avec les parents idéalisés, beaux, jeunes et immortels 19. Nous pouvons ainsi considérer cette division comme une tentative de réparation qui donne de l’espoir et permet de survivre. Il peut s’agir d’un processus de défense désespéré. Quand l’histoire commence, la « lettre de nulle part » 20, adressée à Harry Potter par le Pr. Dumbledore pour l’inviter à se rendre au collège de Poudlard, interrompt ce fonctionnement négatif. Harry est comme réveillé ! Qui s’intéresse à lui ? Pour qui semble-t-il devenu aimable ? Qui est-il ? Le roman se déploie alors dans la réactualisation et la structuration progressive de la problématique narcissique et spéculaire. Les expériences et les épreuves que le héros traverse restent liées à des expériences de douleur et d’effroi. La douleur apparaît plus particulièrement comme un élément majeur et fondamental. Les brûlures de la cicatrice de Harry s’intensifient quand il est à proximité de Voldemort et elles le préviennent quand il est en contact psychique avec ce dernier : Harry peut alors voir par ses yeux ce que Voldemort regarde, ce qu’il fait et ressentir ses émotions. La douleur physique devient ainsi le témoin de la douleur morale qui submerge Harry avec son cortège de culpabilité, d’autoaccusation, de honte. 18 Le terme « Horcruxe » est inventé par Rowling pour désigner tout objet dans lequel une personne a dissimulé une partie de son âme. Il vise à protéger le fragment d’âme qu’il renferme de tout ce qui peut arriver au corps de la personne auquel il appartient. 19 Quand Harry se regarde dans le miroir du Rised (écriture en miroir du mot Désir), il reste fasciné par la contemplation de cette image qui révèle son désir le plus profond. Il aperçoit son reflet entouré de ses parents aimants et toujours jeunes ainsi que celui de ses ascendants. Il ne peut se détacher de cette situation aliénante d’une relation duelle dans laquelle il se complaît (J.K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard, 1998). 20 « The Letters from No One ». raison13.indb 387 24/09/10 19:17:34 D’un geste, Quirrell saisit le poignet de Harry. Celui-ci ressentit aussitôt une douleur aiguë à l’endroit de sa cicatrice. Il avait l’impression que sa tête allait se fendre en deux 21. 388 Progressivement, et contre l’avis général, Harry se persuade que Voldemort, le mage noir, est de retour. Seul le Professeur Dumbledore partage avec lui cette conviction, étayée par le fait qu’Harry éprouve des phénomènes hallucinatoires (hallucinations psychiques) qui installent une relation quasi-fusionnelle et un fonctionnement en double avec Voldemort. Ce dernier incarne ainsi l’autre spéculaire sous forme du double monstrueux, de la face d’ombre qu’Harry rejette, bien qu’il soit parfois séduit et fasciné par cette relation duelle. La relation au double possède la caractéristique d’être mortifère car dans la tension agressive qui la caractérise, l’un ne peut pas vivre tant que l’autre survit, ce qu’indique très précisément la prophétie qui obsède Harry : « et l’un devra mourir de la main de l’autre car aucun d’eux ne peut vivre tant que l’autre survit » 22. L’un des deux protagonistes de cette relation en miroir doit disparaître et ce thème devient déterminant pour Harry Potter qui met en jeu sa survie physique et psychique. On peut renvoyer au chapitre 17 du tome VII, dans lequel cette relation fusionnelle atteint son acmé. Harry et Hermione se trouvent à Godric’s Hollow, le lieu d’origine du drame, où ont été élevées la tombe des parents de Harry et celle de la famille de Dumbledore. Voldemort et Harry se trouvent très proches et Harry, dans la douleur de sa cicatrice, se clive, se dédouble : « Sa cicatrice sembla exploser et il fut à nouveau Voldemort… Il hurla de rage… Et son cri était celui de Harry, sa douleur, la douleur de Harry… » 23. Qui crie ? Tout au long du roman, nous retrouverons ces oscillations entre lui Harry et Voldemort. 21 J.K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, op. cit., p. 287. 22 J.K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du phénix, trad. J.-F. Ménard , Paris, Gallimard, 2003, p. 944. 23 J.K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard, 2007, p 369. raison13.indb 388 24/09/10 19:17:34 Dans la série Harry Potter, la problématique principale consiste à se dégager, de manière structurelle, de cette relation aliénante mortifère, à lutter contre la mort psychique, à reprendre vie dans un processus de subjectivation. UN ROMAN SUR LE DEUIL ET LA MORT Le travail de mémoire Il [le miroir] ne nous montre rien d’autre que le désir le plus profond, le plus cher, que nous ayons au fond de notre cœur. Toi qui n’as jamais connu ta famille, tu l’as vue soudain devant toi… Mais ce miroir ne peut nous apporter ni la connaissance, ni la vérité. Des hommes ont dépéri ou sont devenus fous en contemplant ce qu’ils voyaient, car ils ne savaient pas si ce que le miroir leur montrait était réel, ou même possible 24. Dumbledore tient la place d’un père idéalisé et offre à Harry un espace de parole, un cadre narratif : Je voudrais que tu nous racontes ce qui s’est passé… C’était un peu comme si on lui extrayait un venin du corps. Poursuivre son récit exigeait un considérable effort de volonté. Pourtant, il sentait qu’aller jusqu’au bout lui ferait du bien 25. 389 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? Harry résiste. Il possède une capacité à reprendre forme après les coups en s’étayant sur la qualité de ses relations affectives primaires avec ses parents. Il apprend avec le Professeur Dumbledore, qui paraît jouer à son égard le rôle de psychanalyste, à demander de l’aide du fond de sa détresse. L’intervention du Professeur empêche notamment Harry de se complaire dans la contemplation des images du passé lorsqu’il découvre ses parents dans « le miroir du Rised » : Rowling accorde donc une place importante à la prise de parole et souligne son effet curatif : de fait, le processus de mise en histoire et 24 J.K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, op. cit, p. 12. 25 J.K. Rowling, Harry Potter et la coupe de feu, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard, 2000, p. 619. raison13.indb 389 24/09/10 19:17:34 390 d’historicisation met en cause l’idéalisation imaginaire qui permettait à Harry de se positionner, dans un premier temps, au sortir de son enfance « au secret », devant le miroir du Rised. Il organise ensuite le deuil des images idéalisées en leur donnant de la nuance et de l’humanité. Dans le tome VI, Dumbledore invite Harry à un travail de mémoire grâce à des voyages dans la Pensine 26 qui lui permettent d’explorer des événements du passé. Ces leçons privées prennent l’aspect d’un véritable voyage d’exploration, en particulier de l’enfance de Voldemort. La « remémoration », voire la « reviviscence » de Harry progresse régulièrement car il trouve des aptitudes à penser son passé et ses origines. De la séance devant le miroir du Rised au voyage dans la Pensine, il découvre le visage de sa mère, se rappelle son cri au moment de mourir, s’inquiète de l’arrogance de son père et de ses mauvais tours... Progressivement, Harry intègre les souvenirs d’une histoire qui lui est racontée par d’autres, des tiers témoins. Le travail de mémoire ne peut plus alors reposer sur une idéalisation manichéenne et les personnages sont donc présentés dans toute leur complexité, avec leurs qualités mais aussi avec leurs défauts et leurs erreurs. Le travail du deuil La mort des personnages devient progressivement une thématique centrale de la série. Harry, l’enfant endeuillé précoce qui privilégie l’évitement de la douleur psychique comme réaction à l’absence, va vivre des expériences successives de perte de personnes chères dans un parcours qui passe par la mise en pensée et la représentation de la douleur de la perte. Sa réaction va évoluer au fil du temps. Si la mort de ses parents correspond aux modalités de fonctionnement négatif que nous avons décrit (évitement, clivage), nous pouvons retracer l’évolution ultérieure de cette question du deuil. Le décès de Cédric, son compagnon d’aventures 26 La Pensine est une sorte de bassine dans laquelle il est possible de déposer les filaments des souvenirs qui vous encombrent. raison13.indb 390 24/09/10 19:17:34 391 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? tué par Voldemort au cours de l’épreuve de la Coupe de Feu (tome IV), reste une expérience pleine de culpabilité car Harry s’estime responsable de la mort de son ami. Il paraît pourtant relativement indifférent à la douleur et ne parvient pas à pleurer sa mort. La disparition de Sirius Black, le parrain d’Harry, constitue une perte radicale. Il est surtout déçu de ne pas pouvoir habiter avec lui dans une maison dans laquelle il serait reconnu et protégé. Tristesse et regret demeurent centrés sur la déception du garçon sans s’appuyer vraiment sur la reconnaissance de la perte d’un être aimé. Le tome VI 27 met en scène le meurtre du Professeur Dumbledore. Cette mort semble constituer un tournant dans le fonctionnement psychique d’Harry, Dumbledore disparaissant avec son savoir, sa science du passé, ses secrets, sa connaissance des projets de Voldemort. D’autres décès sont évoqués dans la série : citons la disparition de Maugrey (sorcier abattu par Voldemort alors qu’il tente de protéger la fuite de Harry dans le tome VII), qui est pour l’auteur l’occasion d’aborder un point important – retrouver le corps du disparu – ou encore la mort d’Edwige, l’animal messager de Harry, qui vient confirmer au héros la réalité et les dangers de la guerre déclenchée par Voldemort. C’est finalement la nécessité d’enterrer un être magique, Dobby, l’« elfe de maison » 28, compagnon imaginaire d’Harry, qui permet à ce dernier de se détacher de la relation spéculaire à Voldemort et de renoncer à la magie. Il se cogne à la réalité de la douleur de la perte et expose son propre corps, sa sueur et ses larmes à son travail de deuil. Ne pas avoir recours à des techniques magiques pour rendre hommage au défunt, c’est accepter de se mesurer à la réalité et de renoncer à la réparation magique et au triomphe maniaque sur l’objet. La magie ne résout pas les problèmes. Il convient d’y renoncer pour pouvoir accéder à l’implication subjective d’un sujet humain adulte. 27 J.K. Rowling, Harry Potter et le Prince de sang-mêlé, trad. J.-F. Ménard, Paris, Gallimard, 2005. 28 « house-elf ». raison13.indb 391 24/09/10 19:17:34 Les autres morts (Tonks, Lupin, Fred...) constituent alors une série de pertes qu’Harry pourra pleurer « authentiquement ». Le deuil s’inscrit comme un processus de remémoration consistant à présentifier des éléments du disparu, pour le remettre en scène et pouvoir s’en détacher pour nouer d’autres liens. Il s’agit de garder le disparu en mémoire, de transformer la douleur en chagrin, la dépression en nostalgie… LES SOLUTIONS ÉTHIQUES 392 raison13.indb 392 Le travail de mémoire accompagne les processus de deuil et il permet finalement à Harry de se déterminer par rapport à la mort. Pour la combattre, le héros envisage d’abord d’avoir recours aux Reliques de la Mort (Deathly Hallows), des objets magiques garantissant l’immortalité : la baguette de puissance pour vaincre lors d’un duel, la pierre de résurrection pour ramener à la vie les disparus, la cape d’invisibilité pour échapper à la mort. Il suit en cela l’exemple de Dumbledore dont les ambitions de jeunesse (vaincre la mort) tiennent une place importante dans l’issue de la série. Dumbledore et Voldemort ont comme point commun la quête de l’immortalité. Celle de Voldemort passe par la création des « Horcruxes » qui ont pour effet de le maintenir en vie. Celle de Dumbledore s’appuie sur les Reliques de la Mort (Deathly Hallows). Mais Harry, guidé par ses amis Hermione et Ron, finit cependant par choisir de ne pas chercher les Reliques et de consacrer son action à la destruction des Horcruxes de Voldemort. S’il acceptait le duel avec Voldemort, avec la baguette de puissance, en face à face, Harry se mettrait au même niveau que celui-ci dans sa logique de toute puissance imaginaire. Le garçon privilégie donc, in fine, la lutte contre l’incarnation du mal au détriment de la protection magique contre la mort. Quand il comprend ensuite qu’il va mourir car il contient en lui le septième Horcruxe de Voldemort, Harry choisit le sacrifice et se livre sans défense à son ennemi. Mais dans l’entre-deux des limbes qu’il a rejoint, il décide finalement de vivre. 24/09/10 19:17:34 On peut se demander ce qui détermine l’attitude d’Harry : veut-il vraiment sauver les autres ou bien cherche-t-il à s’autodétruire ? Suicide ou sacrifice ? « J’étais prêt à mourir pour vous empêcher de faire du mal à ceux qui sont ici… », dit-il 29. Il se positionne résolument en tant que sujet dans la responsabilité. Il devait mourir : cette vérité irréfutable avait la réalité d’une surface dure contre laquelle ses pensées venaient s’écraser comme des gouttes de pluie contre les vitres d’une fenêtre. Je dois mourir. Il faut que cela finisse 30. 393 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? Les représentations fantomatiques des êtres chers décédés, ses parents, son parrain, le Pr. Lupin, vont alors l’accompagner dans cette démarche. Ils le protègent des Détraqueurs et ils lui disent, au terme de ce processus de deuil, qu’ils font partie de lui. Harry, dans sa vulnérabilité, sa nudité, se présente avec eux devant son assassin en refusant le combat et le meurtre. J.K. Rowling pose des questions essentielles – la vie et la mort, le bien et le mal, l’existence et la non-existence, la mort et l’immortalité, l’amour et la haine… – et les solutions qu’elle propose s’inscrivent dans des actes et des choix éthiques : le héros se sent responsable d’autrui (Harry entreprend de sauver tout le monde), il lutte contre l’esprit du mal grâce à l’amour de ses parents, à l’amitié. Il doit faire confiance (à l’autre, à luimême). Il peut apprendre à demander de l’aide et à s’appuyer sur la prise de parole, la narrativité, pour surmonter les pires épreuves et « grandir » peu à peu. Il refuse le face-à-face spéculaire du duel avec Voldemort, son double monstrueux. Enfin, il renonce à la magie. Harry accepte son incomplétude, sa vulnérabilité, son « être pour la mort ». Il peut alors s’exposer et se sacrifier en reconnaissant le primat de l’altérité sur le narcissisme et en assumant les conséquences éthiques, comme pourrait dire Emmanuel Levinas 31, dans l’exposition à l’autre et la responsabilité pour l’autre. 29 J.K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, op. cit., p. 788. 30 Ibid., p. 740. 31 E. Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982. raison13.indb 393 24/09/10 19:17:34 J.K. Rowling, elle-même concernée dans le mouvement de son écriture par le processus de deuil de sa mère, propose au lecteur de s’aventurer dans l’école des sorciers en quête de la pierre philosophale qui procure l’immortalité. 394 Le pire événement de mon adolescence fut la découverte de la maladie de ma mère… Je pense que la plupart des gens croient au fond d’euxmêmes que leur mère est indestructible. Apprendre que la mienne était atteinte d’une maladie incurable constitua un choc terrible... Le 30 décembre 1990, survint un événement qui devait changer à jamais mon univers et celui d’Harry : le décès de ma mère 32. L’auteur a tenté de dépasser cette peine par l’écriture. Mais si elle propose une école de vie en mettant au cœur du récit les thématiques de la douleur, du deuil, de la mort et la survie psychique, elle accompagne aussi les lecteurs dans leur propre processus du « grandir », par le biais de la temporalisation même de la série. Il ne s’agit donc pas, comme dans la plupart des contes, de proposer des fantasmes tout faits à un lecteur qui peut s’y confronter et trouver des solutions « morales », mais d’inscrire ceux-ci au cœur même du processus de lecture sur une longue période. Harry Potter indique des solutions éthiques aux difficultés rencontrées par les enfants. La série montre les possibilités de résilience d’un enfant orphelin, traumatisé et maltraité, qui survit grâce à son courage, à son inventivité et à ses amis. Il présente des messages valorisant le courage, l’intelligence, la franchise, l’amitié et l’amour, l’humour et la confiance. Il souligne l’importance d’un savoir et d’une connaissance non totalisants qui ouvrent à la tolérance : les autres peuvent être différents et il est crucial de reconnaître qu’on peut se tromper. Il faut avoir une cause à défendre, même si c’est difficile, sans céder à la facilité (sur son désir) ni à l’opinion commune. Il est nécessaire de former un groupe pour se défendre et survivre. Les Moldus (adultes) doivent être respectés, mais aussi protégés : les enfants doivent aussi prendre soin des adultes ! 32 Site officiel de J.K. Rowling : <www.jkrowling.com/textonly/fr/biography.cfm>. raison13.indb 394 24/09/10 19:17:35 L’histoire a pour fonction de montrer, de manière exemplaire et non censurée toutes ces thématiques, d’actualiser les conflits psychiques et de fournir les moyens de s’y confronter. Si l’homme se définit par ses actes, les choix d’Harry resteront déterminants dans l’avènement de la prise de parole personnelle d’un sujet certes endeuillé, mais finalement devenu plus humain. Le dévoilement de sa propre humanité constitue en définitive le message éthique fondamental transmis aux lecteurs qui pourront peutêtre s’approprier à leur tour ce type de solution dans leur évolution personnelle. 395 éric auriacombe Poudlard : une école contre la mort ? raison13.indb 395 24/09/10 19:17:35 raison13.indb 396 24/09/10 19:17:35 RÉCITS ARGENTINS POUR LES ENFANTS : LORSQUE LES ÉCRIVAINS FRANCHISSENT LES TABOUS… Maud Gaultier* 397 raison publique n° 13 • pups • 2010 En Argentine, comme dans de nombreux pays, l’histoire des livres pour enfants peut être lue comme celle de l’affranchissement progressif d’une parole constamment mutilée : au nom de préceptes destinés à « protéger » et à « éduquer » l’enfant, écrivains, pédagogues et théoriciens ont eu tendance à enfermer la production à l’intérieur de limites précises, fixées par la psychologie, la morale ou la pédagogie. Les contours actuels de la production pour la jeunesse en Argentine ont pris forme dans les années 1960, avec celle qui est considérée comme le plus grand écrivain argentin pour enfants, María Elena Walsh 1. Cette esthétique nouvelle a en quelque sorte libéré l’écriture dans la littérature enfantine. Le langage est devenu spontané, joueur, souvent même provocateur, et ce renouvellement des formes a coïncidé avec un renouvellement des thèmes abordés. Si les auteurs des générations antérieures avaient tendance à produire des œuvres « sérieuses », souvent jugées insipides 2 * Maud Gaultier est maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille 1, dans le département d’Études latino-américaines. 1 María Elena Walsh est née en 1930 et vit actuellement à Buenos Aires. Son premier livre, Tutú Marambá, paru en 1960, marque un tournant dans la littérature enfantine argentine. Très influencée par Lewis Carroll et le nonsense anglais, María Elena Walsh rompt totalement avec les schémas antérieurs, en proposant aux enfants une œuvre où règnent le jeu, l’humour et l’absurde. 2 Dans son ouvrage ¿ Mujercitas, eran las de antes ?, l’écrivaine pour enfants Graciela Cabal évoque avec humour les lectures ennuyeuses que, dans les années 1950, on proposait à l’enfant qu’elle était. Voir G.B. Cabal, ¿ Mujercitas, eran las de antes ? El sexismo en los libros para chicos, Buenos Aires, Libros del Quirquincho, 1992. raison13.indb 397 24/09/10 19:17:35 car régentées par une certaine raideur didactique et moralisante, ce n’est plus le cas aujourd’hui, et l’on constate que de nombreux auteurs traitent de thèmes autrefois tabous dans les fictions destinées aux enfants, et notamment la mort et la sexualité. DE LA RAIDEUR D’HIER À LA LIBERTÉ D’AUJOURD’HUI 398 À la veille des années 1960, par le biais d’une réflexion globale sur l’éducation, est né en Argentine un véritable discours théorique sur la littérature enfantine 3. Ce discours met en lumière les faiblesses de beaucoup des productions existantes et propose une réorientation des œuvres pour enfants. Les études sur la littérature enfantine parues à l’époque ne se bornent pas à envisager les œuvres dans la perspective d’une utilisation pédagogique. Elles abordent la question du genre et de la nature d’une telle littérature, mettant en valeur ses affinités avec le folklore et les contes populaires, analysant ses implications idéologiques et les rapports que celle-ci entretient avec la société. Elles en retracent aussi parfois l’histoire, établissent des bilans sur la production nationale, et font des présentations assez détaillées des œuvres étrangères 4. Ces recherches sont nourries des apports en matière de psychopédagogie, et s’appuient sur une grande variété d’auteurs, qu’ils soient spécialisés dans l’étude de la littérature enfantine, tels que Paul Hazard et Jean de Trigon 5, ou non (Sigmund Freud, Amado Alonso, Gaston Bachelard, Mircea Eliade, etc.). 3 Le mouvement dit « d’éducation nouvelle » a eu en Argentine des répercussions quasi immédiates, puisque les œuvres de spécialistes tels que les français Alfred Binet ou Cousinet, le suisse Clarapède, ou l’allemand Meumann ont très vite été diffusées, et lues dans le texte ou traduites. Les travaux de Jean Piaget, qui surtout après 1940 acquièrent une renommée internationale, sont bien sûr connus de tous les Argentins s’intéressant à l’enfance. 4 Voir G. Berdiales, El cuento infantil rioplatense, Santa Fe, Librería y editorial Castellví, 1958. D. Pastoriza de Etchebarne, El cuento en la literatura infantil, Buenos Aires, Kapelusz, 1962 ; F. Schultz de Mantovani, Sobre las Hadas (Ensayos de literatura infantil), Buenos Aires, Editorial Nova, 1959. 5 Cf. P. Hazard, Les Livres, les enfants et les hommes, Paris, Flammarion, 1932 ; J. de Trigon, Histoire de la littérature enfantine, Paris, Hachette, 1950. raison13.indb 398 24/09/10 19:17:35 6 S. Jesualdo, La Literatura infantil, Buenos Aires, Ed. Losada, 1959. Ce livre reste une référence en ce qui concerne les recherches en psychopédagogie ; Jesualdo y fait la synthèse des connaissances sur cette discipline et enrichit sa réflexion de son expérience personnelle en tant qu’instituteur au contact des enfants. raison13.indb 399 399 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous Si l’éducation et les livres pour enfants sont encore avant 1960 englués dans des conceptions souvent trop rigides et moralisatrices, on assiste cependant à l’évolution conjointe de la production littéraire elle-même et des méthodes pédagogiques. Cela s’explique en grande partie par le fait que les psychopédagogues placent le livre au centre de leur réflexion. Les nouvelles orientations pédagogiques réhabilitent les notions de plaisir et de liberté comme clés de voûte de tout apprentissage : celles-ci deviendront des éléments fondamentaux de la littérature enfantine, de manière quelque peu théorique au départ, puis, dans l’œuvre de María Elena Walsh, de façon éclatante dans les œuvres elles-mêmes. En 1959, l’éducateur uruguayen Sosa Jesualdo publie La Literatura infantil 6, ouvrage dans lequel il explique qu’écrire pour la jeunesse ne doit pas être perçu comme une pratique d’écriture à part, à mi-chemin entre littérature et enseignement, mais au contraire doit constituer une branche particulière de la littérature elle-même : certaines œuvres, au sein de l’expression littéraire en général, spécifiquement adressées aux enfants ou non, correspondent aux besoins cognitifs propres de l’enfance, à l’intellection particulière des petits lecteurs. Ainsi, à partir des années 1960, les auteurs, nourris par ce changement de mentalité en ce qui concerne la façon dont la société aborde l’enfant et son éducation, rejettent désormais toute idée de modèle à suivre, de préceptes qu’il faudrait respecter au nom d’impératifs, soumis à diverses modes, et variant selon les époques. Parallèlement à une plus grande liberté de style, s’est effectuée une libération des contenus, ralentie de 1976 à 1983 par la politique culturelle menée par le pouvoir dictatorial. Le démantèlement de structures spécialisées dans la diffusion des livres pour enfants, les attaques constantes au secteur entier de l’édition furent autant de freins à la poursuite de l’impulsion donnée lors de la décennie antérieure. Le pouvoir en place s’intéresse cependant de près aux livres pour enfants, mais dans un tout autre esprit : il s’agit pour lui 24/09/10 19:17:35 400 de déceler les ouvrages non conformes à l’idée qu’il se fait des livres pour enfants, en vue d’exercer la censure à leur encontre 7. Paradoxalement, c’est sous les régimes autoritaires et obscurantistes que les instances gouvernementales semblent donner le plus d’importance à un genre dont elles ne se soucient pas assez en temps de démocratie. Le secteur fut en effet « particulièrement observé et malmené pendant la Dictature » 8, remarque María Elena Walsh, qui explique qu’« il fut impossible de diffuser des écrits […] qui d’une manière ou d’une autre contredisaient la doctrine de l’Église, le sens de la famille, la tradition occidentale et chrétienne, etc. » 9. Ce n’est qu’après ces années sombres que la littérature enfantine se remet sur les rails du renouvellement amorcé en 1960. En effet, les écrivains pour enfants, en réponse à l’anathème qui avait été jeté sur le genre, eurent à cœur de s’engouffrer dans la même voie que les œuvres critiquées, et interdites, pendant la Dictature. Renouer avec l’imagination, la satire, l’humour, et la liberté du langage, devenait un véritable enjeu. Il ne s’agissait plus seulement de suivre une simple « tendance » instaurée dans les années 1960 par María Elena Walsh, mais de montrer que la littérature enfantine était bel et bien le terrain de la liberté, et non celui du dogmatisme. Ces attaques subies pendant presque dix ans ont donc finalement accentué la volonté de faire de la littérature enfantine un espace privilégié de la liberté d’expression. Débrider une parole engoncée dans des a priori sur le genre a débouché sur un renouvellement de la langue et du style, mais également sur un renouvellement des thèmes abordés. Si auparavant, cette littérature « ne pouvait inclure la cruauté, ni la mort ni la sensualité ni l’histoire, parce qu’ils appartenaient au monde des adultes et non au monde des enfants, 7 Plusieurs ouvrages, publiés avant et pendant la dernière Dictature, ont en effet été victimes de la censure, soit pour des raisons politiques, comme ce fut le cas pour Un Elefante ocupa mucho espacio de Elsa Bornemann, ou pour des raisons plus difficiles à saisir, comme pour La Torre de cubos de Laura Devetach, qui semble simplement trop novateur ou audacieux par rapport à l’idée que les censeurs se faisaient d’un livre pour enfants. 8 M.E. Walsh, Desventuras en el país-jardín-de-infantes, Crónicas 1947-1995, Buenos Aires, Seix Barral, 1995, p. 228. 9 Ibid. raison13.indb 400 24/09/10 19:17:35 10 G. Montes, El Corral de la infancia, Nueva edición, revisada y aumentada, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2001, p. 21. Graciela Montes est l’auteur de nombreux ouvrages pour enfants et d’ouvrages fondamentaux sur sa pratique d’écrivaine pour la jeunesse. Nous traduirons directement les citations provenant d’ouvrages théoriques, mais reproduirons en note les textes originaux issus des ouvrages de fiction. raison13.indb 401 401 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous à l’enfance dorée » 10, certains récits pour la jeunesse n’hésitent plus à aborder des questions politiques, d’autres s’aventurent dans certaines thématiques périlleuses telles que la question de la mort ou celle de l’érotisme. En renonçant à emmurer l’enfant dans un langage insipide et stéréotypé, la littérature enfantine argentine a ainsi peu à peu instauré l’abolition des tabous. Cela ne veut pas dire que les écrivains actuels pour la jeunesse n’ont pas une conscience aiguë de leur responsabilité ; la déontologie du livre pour enfants s’exprime désormais différemment : les « valeurs » fortes dont il est imprégné sont dorénavant véhiculées par un autre langage. Adressée à un lecteur bien particulier, la littérature enfantine adapte son langage et son discours à son destinataire. Or, cette adaptation ne risque-t-elle pas de s’effectuer au détriment de la liberté fondamentale de l’écrivain, et d’étouffer toute tentative de véritable création littéraire ? Chaque époque ayant, avec succès, transgressé les limites imposées par la génération précédente, nous pouvons nous interroger sur le bien-fondé de principes prétendant circonscrire la fiction enfantine à l’intérieur de bornes restrictives. Cela dit, nul ne peut ignorer non plus la spécificité du jeune lecteur. L’écrivain sait que, contrairement à ce qui se passe dans la littérature pour adultes, il n’écrit pas pour un possible alter ego, et ne peut par conséquent jamais donner à ses écrits la forme de l’épanchement, ou de la confession « spontanée ». Cela n’implique pas pour autant que l’écrivain doive se limiter dans le choix des thèmes, mais cela induit des ajustements dans le discours. Tout l’enjeu pour l’écrivain consiste dès lors à s’adapter au lecteur en tirant précisément sa force des stratégies narratives qu’il devra déployer pour écrire dans le respect de l’enfant. Nous allons explorer dans les pages suivantes, à travers l’analyse de quelques récits argentins, devenus aujourd’hui des « classiques » du genre, les diverses stratégies d’écriture mises en œuvre pour respecter 24/09/10 19:17:35 l’âge du destinataire sans affadir ou édulcorer le texte. Ne pouvant traiter ici de tous les thèmes nouveaux introduits dans la littérature enfantine en Argentine depuis les années 1960-1970, nous avons choisi de nous centrer sur deux thèmes particulièrement épineux et difficiles à aborder dans des fictions destinées aux enfants : la mort et la sexualité. MORT, SEXUALITÉ ET STRATÉGIES D’ÉCRITURE 402 Avant la réhabilitation des contes traditionnels, en 1976, par Bruno Bettelheim, dans Psychanalyse des contes de fées, certains psychologues préconisaient le bannissement de toute trace de violence et de sexualité dans les textes destinés aux jeunes, jugeant trop angoissante la présence d’ogres adeptes de chair fraîche ou d’un loup capable de dévorer une petite fille. Cette nécessaire protection d’un lectorat fragile et en formation a longtemps freiné en Argentine l’émergence d’une littérature de qualité, s’adressant au jeune lecteur. De la même façon que certaines voix se levaient pour interdire des thèmes précis dans les livres pour enfants, d’autres au contraire reprochaient aux écrivains de ne pas les aborder, toujours au nom de la vocation éducative qu’elles attribuaient à la littérature enfantine. Les écrivains se trouvaient alors entre deux dangereux écueils : d’une part, une occultation possible de la réalité, qui aurait conduit leurs œuvres à se cantonner uniquement à n’être qu’une « littérature de nursery » 11 ; d’autre part, un oubli de toute dimension littéraire, dans la mesure où le livre aurait été, soit mis au service de la seule transmission d’idées, soit guidé avant tout par la nécessité d’aider psychologiquement l’enfant à surmonter les différentes épreuves et réalités de la vie. La question de la mort (mort de soi, mort de l’autre) et celle de la sexualité, me semblent à cet égard, chacune à sa manière, exemplaires : très peu abordées dans les fictions argentines pour enfants, elles ont longtemps fait partie des thèmes tabous, pour des raisons évidentes. Quelques rares récits, s’adressant à de très jeunes lecteurs, ont fait date 11 G. Montes parle de « littérature de nursery » pour désigner celle qui prétend enfermer l’enfant à l’intérieur d’un espace protégé mais insipide. raison13.indb 402 24/09/10 19:17:35 dans l’histoire de la littérature enfantine de ce pays, par la façon dont précisément se conjuguent en leur sein, le « traitement » de ce thème, et la qualité littéraire du texte. Nous allons tenter de mettre au jour la manière dont ces récits réussissent à aborder ces thèmes, en se hissant au rang de « grande littérature », sans heurter dangereusement la sensibilité de leurs petits lecteurs (ou auditeurs). COMME SI LA MORT POUVAIT DÉRANGER… Les nuages apportés par le vent cachèrent le soleil. Puis le vent s’immobilisa, cessa d’être vent et fut un murmure à travers les feuilles, cessa d’être un murmure et ne fut plus qu’un mot courant de bouche en bouche jusqu’à se perdre dans le lointain. Maintenant tout le monde savait : le tatou était sur le point de mourir 13. La tristesse engendrée par la perspective de cette mort est également évoquée sans détours, en une seule phrase : « De nombreux enfants et petits-enfants tatous le regardaient avec une tristesse immense dans les yeux » 14. Non seulement la mort apparaît explicitement dans le texte, mais le moment même du trépas y est décrit, sans euphémisme ni périphrase : « Le tatou regarda autour de lui, puis baissa la tête, ferma les 12 G. Roldán, « Como si el ruido pudiera molestar », Como si el ruido pudiera molestar, Buenos Aires, Libros del Quirquincho, 1989. Toutes les traductions sont de notre fait. 13 Ibid., p. 7 : « Las nubes que trajo el viento taparon el sol. Y el viento se quedó quieto, dejó de ser viento y fue un murmullo entre las hojas, dejó de ser murmullo y apenas fue una palabra que corrió de boca en boca hasta que se perdió en la distancia. Ahora todos lo sabían : el tatú estaba a punto de morir ». 14 Ibid. : « Muchos hijos y muchísimos tatucitos lo miraban con una tristeza larga en los ojos ». raison13.indb 403 403 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous « Comme si le bruit pouvait déranger » 12, de Gustavo Roldán, publié en 1986, relate, dans un langage simple et direct, la mort d’un être cher au sein d’une communauté d’amis, constituée des animaux de la forêt du Chaco (nord de l’Argentine). Le décès est annoncé dès l’incipit, même si le narrateur prend la précaution de précéder son évocation de quelques signes avant-coureurs : 24/09/10 19:17:35 yeux, et mourut » 15. Gustavo Roldán ose mettre ses lecteurs face à la mort d’un personnage de manière frontale, en utilisant un vocabulaire précis (« il mourut », « la mort ») et non des périphrases ou des euphémismes tels que « il alla au ciel » ou « il disparut ». Les précautions narratives passent donc par une voie bien différente que celle des discours souvent mensongers des adultes lorsqu’ils abordent la question avec les enfants. Une fois le tatou mort, le narrateur n’essaie pas non plus de minimiser la souffrance ressentie par les personnages : 404 De nombreux yeux s’embuèrent, de nombreuses dents se serrèrent, de nombreux corps frémirent. Tous se sentirent oppressés par une énorme pierre. Personne ne dit rien. Sans faire de bruit, comme si le bruit pouvait déranger, les animaux s’éloignèrent les uns après les autres 16. L’accent est mis ici sur l’événement brut de la mort, sans que l’auteur ait recours à un discours religieux et sans évoquer le rituel social de l’enterrement. Le style est très sobre, mais les rythmes ternaires et binaires, ainsi que les répétitions, insufflent au récit une dimension poétique. La description de la nature, semblant être en harmonie avec l’événement tragique survenu, éveille chez le lecteur un sentiment d’apaisement. Dans la suite du récit, Roldán place dans la bouche d’un de ses personnages une explication se voulant rassurante du phénomène de la mort : Et il leur raconta que tous les animaux vivent et meurent. Que cela arrivait toujours, et que la mort, quand elle arrivait à son heure, n’était pas une mauvaise chose 17. Il s’agit donc d’un discours sur la mort non pas édulcoré, mais empreint d’une sagesse destinée à lutter contre le sentiment d’angoisse qui pourrait 15 Ibid., p. 10 : « El tatú miró para todos lados, después bajó la cabeza, cerró los ojos, y murió ». 16 Ibid., p. 10-11 : « Muchos ojos se mojaron, muchos dientes se apretaron, por muchos cuerpos pasó un escalofrío. Todos sintieron que los oprimía una piedra muy grande. Nadie dijo nada. Sin hacer ruido, como si el ruido pudiera molestar, los animales se fueron alejando ». 17 Ibid., p. 8 : « Y les contó que todos los animales viven y mueren. Que eso pasaba siempre y que la muerte, cuando llegaba a su debido tiempo, no era una cosa mala ». raison13.indb 404 24/09/10 19:17:35 18 Celle-ci est d’ailleurs renforcée par sa structure circulaire (l’image du vent par exemple intervient au début et à la fin du texte). 19 L. Devetach, Monigote en la arena, La Habana, Casa de las Américas, 1975. raison13.indb 405 405 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous être celui de l’enfant. Cela dit, les mécanismes permettant de rasséréner les lecteurs ne nous semblent pas se trouver dans ce discours explicatif, mais résident plutôt dans la profonde cohérence du récit 18 ainsi que dans le recours à un langage et à un style éminemment poétiques. En outre, certains « messages », tel que celui qui consiste à rappeler qu’après la mort d’un être cher, « la vie continue », ne sont énoncés que sous la forme de métaphores subtiles, permettant au récit de ne pas se transformer en un manuel déguisé de psychologie. En effet, si le vent s’est arrêté de souffler à l’annonce de la mort du tatou, figeant ainsi le temps métaphoriquement, celui-ci se remet à souffler, et le temps à s’écouler, lorsque se clôt notre histoire. Le silence de mort occasionné par le tragique événement laisse la place à l’irruption des paroles d’un des personnages, qui, une fois sa peine apprivoisée, fait revivre le tatou à travers ses souvenirs. Si aucune transcendance n’est évoquée ici, les êtres continuent à exister grâce à la mémoire des vivants. Mais le caractère apaisant du récit n’est pas uniquement dû à l’amenuisement des peines au fil du temps et aux évocations joyeuses du défunt par le souvenir : l’envoûtement qui se dégage des descriptions, le caractère « littérairement réussi » du conte, nous semble témoigner de la préoccupation de l’auteur de permettre à l’enfant de surmonter sa peine. N’oublions pas non plus que la parenté de ce texte au genre de la fable animalière, sans empêcher l’identification des enfants aux personnages, animaux doués de paroles et de sentiments humains, crée en même temps une certaine distance pouvant contribuer à ménager la sensibilité du lecteur. « Petit bonhomme sur le sable » 19, autre conte argentin ayant abordé la question de la mort, est antérieur à celui de Gustavo Roldán, puisqu’il date de 1975. Il est de nature très différente, dans la mesure où il n’aborde pas la mort de manière frontale et explicite, comme le texte de Roldán (en cela Roldán est novateur) ; en revanche, il est par certains aspects plus audacieux : en effet, il ne s’agit pas de la mort d’un grand-père ou 24/09/10 19:17:35 406 d’une personne âgée, mais de la mort d’un être qui pourrait presque être un enfant. Dans ce récit, une petite fille dessine un bonhomme sur le sable. Celui-ci prend vie mais à peine a-t-il pris conscience du monde qui l’entoure que l’eau l’avertit : « Gloups gloups, un petit bonhomme sur le sable est une chose qui ne dure pas longtemps » 20, lui dit-elle, préoccupée. Le bonhomme comprend que sa vie est éphémère et qu’il va mourir. Le conte est à partir de là structuré en deux temps. Tout d’abord, les divers éléments susceptibles d’accélérer l’effacement du graffiti décident de s’éloigner de lui afin de prolonger sa vie ; mais le bonhomme se sent seul et décide de profiter de ses amis même si à leur contact il est condamné à mourir rapidement. L’eau, le vent, les feuilles et les fourmis jouent alors avec lui, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Comme pour Roldán, ce qui frappe en premier lieu est la sobriété du texte, qui contient une charge émotive très forte sans pour autant s’attarder sur la description des sentiments du personnage qui va mourir. La beauté de la vie est seulement suggérée par l’évocation poétique du paysage que le bonhomme découvre en prenant conscience de sa propre existence et du monde qui l’entoure. Son angoisse n’est dépeinte qu’en une seule phrase : « Petit bonhomme tirait sur ses boutons et était si préoccupé qu’il ne goûta même pas aux bonbons de fleur d’abricot que les fourmis lui offrirent. » 21 Comme dans le récit précédent, aucune allusion n’est faite à la religion, à la représentation sociale de la mort, ou à l’espoir d’une vie après le trépas. La mort est là, dans sa terrible évidence et avec le désarroi et l’inquiétude qu’elle engendre. Malgré cela, un sens se construit au fur et à mesure que défile l’histoire, permettant à la fois d’évoquer l’angoisse de la mort et de la dépasser. Premièrement, l’allégorie du dessin sur le sable permet de suggérer la mort sans aucune ambiguïté, sans pour autant la nommer, ce qui introduit toute l’épaisseur des mots entre l’événement lui-même et son évocation… comme si les mots servaient à la fois de révélateurs et d’écrans protecteurs. Le recours à l’allégorie permet en outre de donner 20 Ibid., p 10 : « Glubi glubi, monigote en la arena es cosa que dura poco ». 21 Ibid., p. 11 : « Monigote seguía tirándose los botones y estaba tan preocupado que ni siquiera probó los caramelos de flor de durazno que le ofrecieron las hormigas ». raison13.indb 406 24/09/10 19:17:35 407 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous une cohérence à l’événement, de l’inscrire dans l’ordre des choses. En effet, en décidant lui-même de prendre le risque de jouer avec ses amis, autrement dit en prenant le risque de vivre, notre bonhomme prend sa destinée en main. La mort ne lui apparaît plus comme quelque chose qu’il va subir passivement mais comme l’accomplissement d’une fatalité qu’il a acceptée. D’ailleurs, tenter d’échapper à la mort ne consistait pas seulement à faire l’expérience de la solitude, mais à comprendre deux choses : d’une part, vie et mort sont indissociables et il faut donc les accepter toutes les deux ; d’autre part, en tentant de ne pas s’effacer, le bonhomme empêchait le monde de suivre son cours naturel : l’eau, évitant de le recouvrir, n’obéissait plus aux cycles de la marée, le vent ne faisait plus tourbillonner les feuilles d’automne, et ainsi de suite. Cet arrêt des fonctions élémentaires de la Nature est synthétisé dans le texte par l’oxymore « La pluie ne pleuvait plus » 22 qui en peu de mots évoque avec grande efficacité l’impossibilité ou le caractère paradoxal d’une telle situation. L’énumération des différents amis du petit bonhomme, qui répètent tous les uns après les autres la lancinante formule « un petit bonhomme sur le sable est une chose qui ne dure pas longtemps », confère au récit un caractère incantatoire, venant renforcer le sentiment d’apaisement que le narrateur cherche à faire ressentir au lecteur. Si dans la première phase du texte les personnages disaient ces mots avec regret, et en concluaient qu’ils devaient tenter de ne pas effacer le bonhomme avec leurs jeux, cette même formule est répétée dans la deuxième phase de l’histoire, mais en prenant un autre sens : cette fois-ci, c’est précisément parce que sa vie est éphémère que les personnages en concluent qu’ils doivent jouer avec lui. La formule, angoissante dans la première partie du texte, est ensuite liée au jeu et à ses joies. La litanie ne confère donc pas seulement un rythme rassurant au récit, mais elle permet de faire évoluer le sens de cette formule, qui, prononcée au départ avec inquiétude, est désormais répétée avec allégresse. Tout se passe comme si l’idée de la mort était apprivoisée sous l’effet du déroulement du récit. 22 « La lluvia no llovió », ibid. raison13.indb 407 24/09/10 19:17:35 À la fin, le bonhomme dessiné sur le sable redevient ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : Petit bonhomme joua et joua au milieu d’une ronde dorée, et il rit jusqu’au ciel avec sa voix de castagnettes. Et pendant qu’il s’effaçait, il rit encore à tel point que le sable entier fut un rire qui joue à changer de couleur lorsque souffle le vent 23. 408 Au-delà de la métaphore poétique suggérant une joyeuse fusion du sable avec le paysage, la mort est vue ici sous son aspect le plus réaliste : c’est une dégradation du corps qui se change en poussière. Malgré tout, l’image finale, par sa beauté, transforme la tristesse du contenu en une émotion esthétique. Sans éluder la peine et l’angoisse que provoque la mort, ces deux textes proposent, chacun à leur manière, une vision du monde rassurante. Cet apaisement n’est pas dû à un quelconque discours lénifiant sur la mort, mais naît simplement du pouvoir que possède la fiction : rendre le monde cohérent. Trouver le discours littéraire adéquat a consisté ici, non pas à nier la réalité douloureuse du monde aux yeux de l’enfant, mais à faire jaillir du texte fictionnel un sens et une magie capables de transcender cette réalité. DU PLAISIR DE LIRE AU LIVRE SUR LE PLAISIR Graciela Montes explique, dans un de ses articles, comment, après avoir longtemps ignoré le sujet, les livres pour enfants se sont mis à parler de sexualité : À partir des années soixante les pédagogues les plus progressistes considéraient comme nécessaire et recommandable que les récits pour enfants rendent compte de l’activité sexuelle de la nature. Pour cela, on suggérait de parler d’abord des fleurs, des poussins ensuite et enfin des petits veaux. Même les plus audacieux n’osaient pas aller au-delà 24. 23 Ibid., p. 13 : « Monigote jugó y jugó en medio de la ronda dorada, y rió hasta el cielo con su voz de castañuela. Y mientras se borraba siguió riendo, hasta que toda la arena fue una risa que juega a cambiar de colores cuando la sopla el viento ». 24 G. Montes, El Corral de la infancia, nueva edición, revisada y aumentada, op. cit., p. 22. raison13.indb 408 24/09/10 19:17:35 Santiago sentait qu’il lui arrivait des choses, des choses qui arrivent à l’intérieur de soi. […] Il sentait que tout allait à mille à l’heure dans son corps. Son cœur battait comme une mitraillette. Les paumes de ses mains devenaient rouges et chaudes. […] Le sang battait dans ses lèvres. Et lui venait l’envie 27. 25 Ibid. : « Du sexe, d’accord, mais un sexe raisonnable, sans émotions, sans sexualité, sans imagination ». 26 Il faut en effet faire la différence entre le thème des amours enfantines, qui lui aussi a mis du temps à apparaître, mais a été par la suite beaucoup plus amplement traité, et celui de la sexualité. Peut-être devrions-nous parler davantage ici d’érotisme car il ne s’agit pas de la reproduction sexuelle mais bien du désir et du plaisir sexuels dont nous parlons ici. 27 G. Montes, Historia de un amor exagerado, Buenos Aires, Colihue, 2000, p. 17-18 : « Santiago sentía que le pasaban cosas, cosas de ésas que pasan por adentro. […] Y, además, sentía que todo le corría a lo loco en el cuerpo. El corazón le batía como una ametralladora. Las palmas de las manos se le iban poniendo rojas y calientes. […] Le latían los labios. Y le venían las ganas ». raison13.indb 409 409 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous Or, pour Graciela Montes, s’il est louable de considérer inopportun de cacher aux enfants un aspect aussi important de l’existence, le manque de simplicité et de spontanéité, avec lequel ces pédagogues proposaient d’aborder la question avec les enfants, aboutissait à construire autour de la sexualité un discours guindé et absurde. En fin de compte, cela revenait, d’après elle, à parler de sexe sans sexualité 25. Rares sont les livres de notre corpus qui abordent le thème, et, s’ils le font, c’est sous une forme extrêmement allusive. Deux écrivains ont néanmoins tenté, selon nous avec succès, de s’aventurer sur le terrain glissant de l’érotisme : il s’agit de Graciela Montes, dans Historia de un amor exagerado, et de Gustavo Roldán, dans le recueil Dragón. Graciela Montes raconte une histoire d’amour entre deux enfants de la même classe, ce qui n’est en soi, pas particulièrement nouveau 26. Néanmoins, et c’est là que réside toute l’originalité du récit, les sentiments ressentis par les enfants sont relatés à l’aide d’images faisant très clairement allusion à l’émoi sexuel. Le narrateur s’attarde en effet sur les sensations physiques ressenties par l’enfant, en les décrivant de manière imagée, mais fort éloquente : 24/09/10 19:17:35 410 La nature du trouble ressenti par l’enfant ressemble à s’y méprendre au désir charnel. L’« envie » mentionnée ici, précise juste après le narrateur, est celle de sauter sur ses camarades de classe lorsqu’ils se moquent de Teresita, celle d’être grand, beau et fort pour la protéger, en somme, des envies qui, explicitement, n’auraient aucun caractère sexuel. Le texte joue évidemment sur l’ambiguïté : à chaque fois que le narrateur mentionne « l’envie », il omet, dans un premier temps, de préciser de quel genre d’envie il s’agit, et utilise l’expression comme si elle n’appelait aucun complément. Dans un passage où le récit devient encore plus explicite, il est expliqué que tous les enfants du même âge que Santiago avaient, eux aussi, des envies : « […] peu d’entre eux avaient un petit ami mais, […] tous, sans exception, avaient envie » 28. Sans aborder l’acte charnel en lui-même (la relation entre les deux enfants reste platonique), Graciela Montes donne à son récit une forte charge érotique. Les émotions ressenties par le protagoniste sont tout au long du texte légèrement teintées de sexualité, sans que jamais, malgré tout, le narrateur nous fasse réellement sortir de l’ambiguïté qu’il cultive. Une image, apparaissant à deux reprises, contient néanmoins des allusions dont nous ne pouvons ignorer le sens nettement sexuel : le narrateur explique que, lorsque Teresita sourit à Santiago, celui-ci « sentait que pénétrait dans son corps une espèce de lait tiède » 29. Alors que Graciela Montes ancre son récit dans la réalité quotidienne de l’enfant, et recherche une identification entre le lecteur et le personnage, Gustavo Roldán transporte le lecteur loin du monde réel, ce qui lui laisse plus de libertés. Il choisit lui aussi un langage imagé pour véhiculer l’érotisme. Cela dit, les personnages n’étant pas des enfants, mais des dragons (adultes), il peut se permettre de faire référence à une relation 28 Ibid., p. 29-30 : « … pocos de ellos eran novios pero […] todos, sin excepción, tenían ganas ». 29 Ibid., p. 15 : « sentía que le entraba en el cuerpo una especie de leche tibia ». Cette image est réitérée peu après, avec une légère variation qui rend son sens encore plus évident : « Et Santiago senti son corps inondé par une espèce de lait tiède ». Ibid., p. 19 : « […] y a Santiago se le inundó el cuerpo con una especie de leche tibia ». C’est nous qui soulignons. raison13.indb 410 24/09/10 19:17:35 Lorsque les dragons s’aiment, ils déclenchent des raz de marée […]. C’est pourquoi, parfois, pour s’aimer sans déranger personne, ils s’envolent le plus haut possible dans le ciel 31. Gustavo Roldán crée ici une véritable mythologie : les phénomènes naturels de notre planète sont expliqués en fonction de l’activité sexuelle des animaux fabuleux. L’explication scientifique du phénomène de l’éclipse est ainsi rejetée au profit d’une autre, éminemment poétique : La lune, ou le soleil, semble s’effacer lentement dans le ciel et tout le monde dit qu’il s’agit d’une éclipse […]. Vaines explications, colportées par ceux qui ne regardent pas bien. S’ils regardaient attentivement, ils 30 G. Roldán, « Juego de Dragón », Dragón, Buenos Aires, Primera Sudamericana, 1997, p. 29 : « Y el dragón y la dragona bailaron y volaron y se amaron muy alto, arriba de las nubes, donde los vientos y la música son una sola cosa […] ». 31 G. Roldán, « Amor de Dragón », ibid., p. 62 : « Cuando los dragones se aman se desatan los maremotos, […] Por eso a veces, para amarse sin molestar a nadie, vuelan hasta el cielo más alto... ». raison13.indb 411 411 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous sexuelle : le récit ayant d’emblée une dimension onirique et poétique, la distance entre ce qui est raconté et le lecteur est plus grande. Après s’être livrés à toutes sortes de jeux, les personnages de « Jeu de Dragon » changent d’activité : ils s’envolent dans les airs pour, note le narrateur, « s’aimer ». Voici comment la scène d’amour est mentionnée : « Et le dragon et la dragonne dansèrent et volèrent et s’aimèrent très haut, au-dessus des nuages, là où vents et musique ne font qu’un […] » 30. La scène est très érotique, même si le texte aborde cette sensualité sur un mode relativement allusif. L’expression « ils s’aimèrent » est en elle-même assez floue, et peut tout à fait garder un sens abstrait ; notons cependant qu’elle est placée après deux verbes désignant des actions mettant en œuvre le corps. En outre, si l’union des corps n’est pas explicitement nommée, le texte opère en fait un simple déplacement : ce sont les vents (mot masculin) et la musique (mot féminin) qui, eux, s’unissent. Dans « Amour de Dragon », la même expression renvoie de façon peu équivoque à l’amour charnel : 24/09/10 19:17:35 verraient clairement la silhouette de deux dragons qui s’aiment et qui cachent la lumière des astres en se rapprochant ou en s’éloignant 32. 412 L’éclipse n’est donc rien d’autre que le résultat d’un coït entre deux dragons ! La poésie du passage, qui, tout en faisant clairement allusion à un accouplement, demeure d’une grande sobriété, permet à Gustavo Roldán de mettre en scène ni plus ni moins que deux personnages faisant l’amour, dans un livre pour enfants. Que les personnages soient des créatures imaginaires établit une distanciation, certes, mais celle-ci est en réalité très relative : le recueil humanise constamment le couple de dragons, de sorte que lorsqu’ils font l’amour, ils sont tout aussi personnifiés que lorsqu’ils jouent, qu’ils parlent, ou qu’ils pleurent. La sensualité est d’autant plus forte qu’elle n’est pas seulement présente parce que le récit narre ici un acte sexuel : c’est l’univers entier qui est « érotisé ». Il est intéressant de noter enfin que la sexualité est, dans les deux récits analysés ici, traitée sans qu’il ne soit, à aucun moment, fait allusion à la reproduction. Désir et plaisir naissent de l’amour, et non pas de notre simple instinct de survie : il s’agit bien ici d’érotisme, et en aucun cas de leçon de biologie ! Pour lutter contre le danger de faire de la littérature enfantine une littérature de commande, obéissant à des principes « extra-littéraires », la majorité des écrivains argentins préconisent, comme Graciela Montes, un retour au texte lui-même : Je propose un retour vigoureux à la matérialité du texte, au discours, aux mots, à ces mots plutôt que d’autres, dans cet ordre plutôt que dans tel autre, […] à cette linéarité unique que représente le texte, dans la conviction que c’est bien là, et non ailleurs, que la littérature a élu domicile, et où le métier d’écrivain trouve son sens 33. 32 Ibid. : « O la luna o el sol parecen borrarse lentamente en el cielo y todos dicen que hay un eclipse […]. Vanas explicaciones. Las dicen los que nunca miran bien. Si mirasen bien verían claramente la figura de dos dragones que se aman y que van tapando la luz de los astros según se acerquen o se alejen ». 33 G. Montes, El Corral de la infancia, op. cit., p. 27. Laura Devetach va dans le même sens, lorsqu’elle parle de sa « recherche continuelle pour réussir à ce que la réalité raison13.indb 412 24/09/10 19:17:35 L’arme que nos écrivains ont trouvée pour éviter les différents abîmes inhérents au genre est donc de donner au langage le rôle primordial, de ne pas écouter les voix extérieures mais de laisser la logique interne des textes dicter sa loi. L’obsession des auteurs qui s’adressent aux enfants est désormais de trouver leur propre langage, un langage vrai, authentique, libéré des préjugés divers et des restrictions externes. Dans les textes que nous avons étudiés, l’équilibre nous semble avoir été trouvé, entre le respect de l’immaturité enfantine, les nécessaires précautions à prendre lorsque l’on s’adresse au jeune lecteur, et la nécessité de faire surgir de la fiction une parole non bridée, d’où peut émerger une véritable littérature de qualité. raison13.indb 413 maud gaultier Récits argentins pour les enfants : lorsque les écrivains franchissent les tabous à communiquer soit texte et que le texte à communiquer soit réalité » (L. Devetach, Oficio de palabrera, Buenos Aires, Colihue, 1991, p. 49). 413 24/09/10 19:17:35 raison13.indb 414 24/09/10 19:17:35 À QUOI PENSE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE ? PHILOSOPHER AVEC LES ENFANTS GRÂCE À LA LECTURE DE RÉCITS Edwige Chirouter* 415 raison publique n° 13 • pups • 2010 La pratique de la « philosophie avec les enfants » se développe en France depuis maintenant une vingtaine d’années. Venues des États-Unis, suite aux recherches du philosophe Matthew Lipman, et répondant à l’appel à « philosopher hors les murs » lancé par le GREFH 1 et Jacques Derrida dans les années 1970 2, les « Discussions à Visée Philosophique » prennent des formes diverses, répondent à des enjeux pluriels et suscitent de nombreuses controverses 3. Car si ces pratiques répondent au besoin de démocratisation d’une discipline scolaire jugée trop souvent comme hermétique et élitiste, elles bouleversent aussi complètement les représentations traditionnelles de son enseignement. En quoi ces pratiques avec de si jeunes élèves peuvent-elles être véritablement philosophiques ? Les enfants en sont-ils capables ? Quels dispositifs mettre en place ? Quels supports utiliser ? Dans ma thèse 4, je suis partie du * Edwige Chirouter est professeur de philosophie à l’université de Nantes, IUFM des Pays de la Loire, docteur en sciences de l’éducation, chercheuse associée au CREN (Université de Nantes) et au LIMIER (Université du Québec). 1 Groupe pour la Recherche sur l’Enseignement Philosophique. 2 Le GREPH publia en 1977 un ouvrage collectif : Qui a peur de la philosophie ? (Paris, Champs-Flammarion) et organisa en 1979 des états-généraux de la Philosophie. 3 Pour plus de précisions sur l’historique de la philosophie avec les enfants, voir les nombreux travaux de M. Tozzi., notamment l’article « Lipman, Levine, Tozzi », dans C. Leleux (dir.), La Philosophie pour enfants, le modèle M. Lipman en discussion, Bruxelles, De Boeck, 2005. 4 E. Chirouter, « À quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de la littérature et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire », doctorat en sciences de l’éducation, 2008, direction M. Tozzi, université Montpellier III. raison13.indb 415 24/09/10 19:17:35 416 raison13.indb 416 postulat suivant : on ne peut apprendre à philosopher sans supports, sans textes, qui permettent la mise à distance et la problématisation du sujet. Les textes de philosophie classique étant trop ardus et complexes pour des élèves du primaire, c’est grâce à la littérature que l’on peut peut-être leur permettre d’entrer dans cet apprentissage difficile et rigoureux. Et surtout, c’est peut-être grâce à l’enfance que la littérature et la philosophie pourraient retrouver leur alliance originelle. L’enfance est le pont qui permettrait de retrouver la fraternité de ces deux paroles, qu’il ne faut certes pas confondre, mais dont il ne faut surtout pas oublier non plus le fondement commun : la littérature et la philosophie sont toutes les deux des discours qui donnent sens et intelligibilité à notre existence. Elles naissent de l’étonnement devant le monde, expérience fondatrice dont l’enfance nous rappelle chaque jour la force, et cherchent toutes les deux à éclairer notre condition. Disciplines trop souvent et injustement cloisonnées dans le système éducatif français, la littérature et la philosophie ne pourraient-elles pas retrouver leur complémentarité grâce au développement de la philosophie avec les enfants ? Ce rapprochement est d’autant plus possible que, parallèlement au développement de la philosophie avec les enfants, la littérature dite « de jeunesse » semble aussi depuis une vingtaine années avoir pris de plus en plus en compte les interrogations métaphysiques des enfants. En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim a convaincu beaucoup d’éducateurs que les enfants ont des préoccupations existentielles intenses et surtout que, même très jeunes, ils sont capables d’interpréter inconsciemment le message latent des contes pour dépasser leurs angoisses inconscientes et répondre à leurs questionnements métaphysiques profonds. Tout a depuis concouru pour permettre à ce genre, longtemps méprisé et considéré comme de la paralittérature, de gagner ses lettres de noblesse éditoriales, universitaires, institutionnelles : nouveau statut de l’enfant, considéré comme « sujet pensant », développement de la recherche, ouverture de bibliothèques et de librairies spécialisées, succès des grands salons (comme celui de Montreuil), succès des ventes, intérêt de la critique, inscription officielle dans les programmes scolaires. Aujourd’hui, des auteurs comme Claude Ponti, Tomi Ungerer ou Anthony Browne offrent à leur jeune lecteur 24/09/10 19:17:35 L’ALLIANCE PROFONDE DE L’ENFANCE, DE LA LITTÉRATURE ET DE LA PHILOSOPHIE Parce que l’enfance fonctionne intimement selon les modalités de la pensée magique, elle est l’âge d’or de cette capacité proprement humaine à s’immerger corps et âme dans l’univers fictionnel. Ce génie de l’abandon dans l’imaginaire se retrouve aussi dans les jeux d’imitation et de rôle. C’est ce charme de la fiction qui a d’ailleurs pu être aussi la cible des philosophes (comme Platon ou Rousseau). Son pouvoir de séduction et d’emprise est tel qu’elle peut s’avérer une illusion dangereuse qui flatte les passions et les pulsions. Ce « consentement euphorique à 5 Pour un panorama plus complet de la littérature philosophique pour enfants, voir E. Chirouter, « L’enfant, la littérature et la philosophie. De la lecture littéraire à la lecture philosophique de la même œuvre », Penser l’éducation. Philosophie de l’éducation et histoire des idées pédagogiques, 2008, n° 24, p. 43-63. raison13.indb 417 417 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… des récits ambitieux et subtils qui abordent, sans aucune moralisation ou mièvrerie, des questions métaphysiques universelles. Et, en plus de la publication de ces albums (souvent magnifiques aussi sur le plan graphique), ou des nombreuses adaptations de mythes, contes ou fables, on voit apparaître depuis quelques années sur le marché de l’édition jeunesse toute une série de « petits manuels de philosophie pour enfants », dont les plus connus sont certainement les « Goûters philo » édités par Milan. Chez Gallimard, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dirige la collection « Chouette penser ! », tandis que Bayard édite les « Petites conférences pour enfants » 5. Ainsi, tous les éducateurs qui souhaitent guider les enfants dans le difficile chemin de la pensée et de la connaissance de soi ont aujourd’hui à leur disposition un continent magnifique de riches histoires. De plus, accompagnant et favorisant cette profusion d’ouvrages qui abordent avec intelligence de grandes questions philosophiques, les programmes de littérature à l’école primaire insistent sur cette dimension anthropologique et métaphysique des œuvres et incitent à des débats dits « réflexifs ». C’est dans cette brèche que tous ceux qui souhaitent une initiation précoce à la philosophie ont pu s’engouffrer pour mettre en place des séances dans les classes. 24/09/10 19:17:36 418 la fiction » 6, parce qu’il est constitutif de notre condition humaine, ne s’évanouit jamais complètement. Nous le retrouvons, presque intact, à chaque fois que nous (re)faisons l’expérience initiatique de la rencontre littéraire, à chaque fois que nous sommes pris dans et par un récit. À chaque lecture intense, c’est l’enfant en nous qui se réveille. Comme l’écrit magnifiquement Vincent Jouve, « la lecture est d’abord une revanche de l’enfance » 7. Mais la fiction littéraire n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire : elle dispose d’une fonction référentielle qui nous dévoile des dimensions insoupçonnées de la réalité. Comme l’a souligné Paul Ricœur, tout comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et rationnel, le récit nous permet d’interroger le réel et de le penser. Parce qu’il représente la possibilité démultipliée d’expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde, il constitue un espace autonome de pensée. La littérature constitue à ce titre une expérience authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs vont pouvoir appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense laboratoire où les hommes peuvent modeler, dessiner, redessiner à l’infini les situations, les dilemmes, les problèmes qui les travaillent. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des lois de la morale, la fiction me permet de vivre par procuration ce que le réel, seul, ne me permettra jamais de vivre : « Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal », écrit ainsi Ricœur dans Soi-même comme un autre 8. Et pour l’enfant, dont la capacité d’abstraction est en cours d’élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation nécessaire qui donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. Elles permettent pour lui aussi d’expérimenter des mondes possibles. Elles instaurent les problématiques dans une « bonne distance » par rapport à l’expérience quotidienne et facilitent par là le développement d’une 6 V. Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, p. 86. 7 Ibid, p. 87. 8 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990. raison13.indb 418 24/09/10 19:17:36 raison13.indb 419 419 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… pensée plus conceptuelle. Il n’y a pas de véritable œuvre littéraire qui ne soit aussi une pensée sur le monde et l’existence. Ainsi dès l’école primaire, le travail sur cette dimension fondamentale des œuvres peut amorcer, dans le même temps, un apprentissage de la pensée philosophique. Il y a bien une conjonction nécessaire entre les deux disciplines. Ce n’est certes pas formulé de façon aussi explicite dans les programmes de l’école primaire, mais pour éviter l’approche techniciste, l’enseignement de la littérature doit retrouver la raison d’être même des récits : pourquoi y a-t-il de la littérature (plutôt que rien) ? Parce que les hommes ont besoin de dire le monde et de le penser. Pourquoi avons-nous besoin de nous raconter des histoires ? Pour donner forme et sens aux mystères du monde, à son « inquiétante étrangeté ». La littérature a la même raison d’être que la philosophie : dire, configurer, comprendre, éclairer. Mais même si les frontières entre philosophie et littérature sont difficiles à délimiter (un aphorisme de René Char relève-t-il plus de la poésie ou de la philosophie ? Où situer le Zarathoustra de Nietzsche ?), il est cependant nécessaire de bien distinguer l’approche littéraire et l’approche philosophique : la première se fonde à la fois sur un travail de la langue, du style, en tant qu’il produit des effets et sur la pluralité des interprétations possibles. Elle s’intéresse d’abord au texte, à sa structure, à son inscription dans une histoire, dans un genre, à ses significations et à ses effets esthétiques. La pensée du texte est indissociable de l’expérience d’écriture et de la forme à travers laquelle l’écrivain a choisi de la livrer. C’est la construction de cette approche spécifique du texte, et la mise en perspective avec d’autres œuvres, que vise en priorité l’enseignement de la littérature à l’école. L’approche philosophique est autrement spécifique et donne un éclairage du texte qui est nécessaire pour permettre au lecteur non seulement de s’approprier l’œuvre dans toute sa richesse mais pour surtout en saisir sa finalité ultime. Une œuvre n’existe pas essentiellement pour s’inscrire dans l’histoire d’un genre, ni même pour modifier le rapport à la langue (une expérience purement formelle ou technique serait finalement vaine), mais elle existe parce que l’auteur, à travers la métaphore fictionnelle, nous livre une parole. L’approche philosophique du texte est non seulement complémentaire de l’approche strictement 24/09/10 19:17:36 littéraire mais elle est absolument nécessaire pour mettre en lumière la raison d’être profonde du récit. C’est ce qu’énonce clairement Tzvetan Todorov dans son plaidoyer pour un enseignement de la littérature qui met en avant le sens et les finalités heuristiques et initiatiques des œuvres : 420 La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification »), risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature 9. Et la complémentarité des deux approches est réciproque. Il ne doit donc pas y avoir de hiérarchie ou de rapports de subordination entre ces deux disciplines. Si l’enseignement de la littérature nécessite cette approche philosophique, l’enseignement de la philosophie nécessite aussi ce recours à la sensibilité et à la bonne distance du texte littéraire pour redonner de l’âme et de la vivacité à son discours. La philosophie a aussi comme finalité ultime de bouleverser le sujet et de l’aider à vivre. Dans ce cadre, l’approche philosophique se nourrit du texte littéraire, le respecte profondément en préservant son irréductibilité et la pluralité de ses significations, mais pour ensuite prendre ses distances et se situer finalement sur le terrain abstrait des concepts. Elle vise à dépasser les particularités des expériences singulières et les ambiguïtés du langage pour tendre vers un certain rapport à la vérité, à l’objectivité et l’universalité. Ce respect réciproque de la spécificité et de la complémentarité de ces deux approches ne peut être garanti que par le souci, la lucidité et la professionnalité de l’enseignant. Garantir la rigueur philosophique des échanges et respecter l’irréductibilité du texte : telles doivent être les deux priorités du professeur qui met en place ces séances de philosophie dans sa classe. 9 T. Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 25. raison13.indb 420 24/09/10 19:17:36 LA PHILOSOPHIE DES PROGRAMMES DE LITTÉRATURE AU CYCLE 3 DE L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE À l’école primaire, il ne s’agit en aucune façon de proposer aux élèves une initiation à la lecture littéraire qui passerait par une explication formelle des processus narratifs ou stylistiques. […] Si l’explication n’est pas au programme de l’école primaire, une réflexion collective débouchant sur des propositions interprétatives est possible et nécessaire. Dès raison13.indb 421 421 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… Les programmes de 2002 ont bouleversé l’enseignement de la littérature à l’école élémentaire. D’abord, ils introduisent clairement un programme de « littérature » dès le cycle 3, et non de « littérature de jeunesse », ce qui tend à souligner que les auteurs des programmes ne veulent pas établir de hiérarchie, ni même de différence, entre ce qui historiquement a relevé des deux « genres ». Mais c’est surtout la philosophie de ces programmes qui est remarquable : la finalité de l’enseignement de la littérature est clairement de permettre à l’élève de faire une rencontre esthétique, affective et intellectuelle avec le texte. Toutes les recherches et les réflexions contemporaines sur la définition de la littérature comme « expérience de vérité » (théories de la réception, P. Ricœur, J. Bruner), de la littérature de jeunesse (M. Soriano, C. Tauveron), l’évolution du regard sur l’enfant, sujet porteur d’interrogations métaphysiques et existentielles (B. Bettelheim) et en particulier sur l’enfant lecteur (V. Jouve) sont toutes reprises dans les très ambitieux Documents d’application (2002). La philosophie même de ces programmes est d’insister sur la fondation d’une « culture commune », sur la « familiarisation » avec des œuvres fortes permettant une « rencontre » esthétique et intellectuelle entre le texte et le lecteur. L’enfant doit se constituer une « encyclopédie personnelle » (la référence à Umberto Eco est explicite) qui lui permettra à la fois au collège de poursuivre son histoire avec la littérature et qui lui aura permis de comprendre que le texte littéraire peut l’aider à donner sens au monde. S’inspirant de l’herméneutique moderne, les programmes visent donc absolument à éviter la dérive techniciste de l’enseignement. L’œuvre ne doit jamais être un prétexte à l’étude des techniques d’écriture, à un décorticage formaliste : 24/09/10 19:17:36 l’école maternelle, l’enfant peut réfléchir sur les enjeux de ce qu’on lui lit lorsque le texte résiste à une interprétation immédiate (a fortiori au cycle 3). L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvre(s) 10. 422 Il faut d’abord et avant tout permettre à l’enfant de faire l’expérience initiatique de la rencontre avec la littérature : je rencontre un texte qui va me permettre de mieux me connaître et de mieux connaître le monde. Et en insistant ainsi sur le discours du texte, les programmes ont ouvert la voie à des débats réflexifs à visée philosophique. Pour permettre à l’élève de saisir cette dimension réflexive de la littérature, les programmes vont insister sur une pédagogie non seulement de la compréhension mais aussi et surtout de l’interprétation. Parce que l’on va d’abord s’intéresser à ce que dit le texte, à ce qu’il peut apporter à l’enfant, l’enseignant va devoir pointer les zones d’ombres, les questions, les mystères, qui traversent l’œuvre. Le débat interprétatif et le débat réflexif sont souvent inextricablement liés : poser des questions sur les blancs du texte, c’est souvent aborder les grandes questions métaphysiques qu’il soulève. C’est le cas par exemple pour l’album Remue-ménage chez madame K. de Wolf Erlbruch 11 qui interroge les représentations du masculin et du féminin et pose implicitement les questions de l’irrationalité de l’angoisse existentielle. Madame K. est une « Emma Bovary » qui cherche le sens de son existence dans un quotidien terne et vain. Elle va se prendre d’affection pour un petit oiseau et cet amour va lui donner la force de s’émanciper et de changer de vie. À la fin de l’album, on la voit littéralement prendre son envol. Cet événement crée une rupture dans l’horizon d’attente du lecteur. L’album se présente depuis le début comme un récit réaliste et l’envol de l’héroïne constitue ainsi une vraie surprise et un vrai mystère. Que symbolise cet envol ? Qu’est-ce que 10 Documents d’application des programmes, Littérature, cycle 3, Paris, SCEREN, 2002, p. 6 (nous soulignons). 11 W. Erlbruch, Remue-ménage chez Madame K., Toulouse, Éditions Milan, 1995 (liste de référence 2004). raison13.indb 422 24/09/10 19:17:36 L’ENFANT LECTEUR/L’ENFANT PHILOSOPHE. DES POSTURES LITTÉRAIRES AUX POSTURES PHILOSOPHIQUES DANS LA LECTURE D’UNE ŒUVRE La reconnaissance de cette capacité fondamentale de l’enfant à rencontrer des œuvres riches et complexes a accompagné et soutenu la recherche en didactique de la lecture littéraire 12. Nous savons aujourd’hui précisément comment le lecteur s’approprie le texte littéraire et comment il en vient à saisir sa portée philosophique. Soulignons d’abord l’irréductibilité de l’expérience littéraire, dans le sens où chacun construit singulièrement son rapport au texte. Car, même si on observe que sont à l’œuvre dans l’appropriation les mêmes activités fondamentales (que nous allons décrire), il persiste conjointement l’irréductible singularité de chaque lecture en fonction de l’histoire personnelle, de la culture, de l’imaginaire, des désirs du 423 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… l’auteur a voulu dire ? Et en débattant sur ce mystère du texte, on aborde nécessairement des questions éthiques et philosophiques : Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que l’accomplissement de soi et une vie réussie ? Certains enfants abordent même parfois la question de la mort et du suicide. C’est donc bien une pédagogie de l’interprétation qui est mise en avant et par conséquent une pédagogie de la discussion sur les énigmes que soulèvent les textes, énigmes qui relèvent souvent de la métaphysique. Dans l’analyse des scripts de séances de discussions à visée philosophique menées dans des classes de cycle 3, j’ai pu observer à l’œuvre cette complémentarité. Dans leurs interactions, les différentes communautés de recherche enfantine ont donné vie à cette alliance fondamentale de la littérature et de la philosophie : la réflexion sur l’implicite des textes a ouvert la voie à des réflexions de type philosophique sur les enjeux dont ils sont porteurs. C’est bien essentiellement en explorant la littérarité des œuvres, en fouillant et creusant leur complexité que la réflexion philosophique a pu s’éveiller et gagner en rigueur et en profondeur. 12 Voir notamment les travaux de V. Jouve ou de M.-J. Fourtanier, G. Langlade, C. Mazauric. raison13.indb 423 24/09/10 19:17:36 424 lecteur. Chaque sujet, quand il s’approprie l’œuvre, supprime, ajoute, et transforme celle-ci en fonction de sa singularité et de son rapport au monde. Tout cela sans perdre de vue pour autant que la lecture littéraire ne met en branle ces données individuelles du sujet lecteur qu’en réponse aux sollicitations particulières des œuvres. C’est un dialogue entre elle et moi. Françoise Demougin parle de la construction d’un « texte fantôme » qui se dessine progressivement au fil de la lecture 13. Ce « texte fantôme », c’est mon texte, c’est ma lecture singulière et irréductible. Il y a autant de madame Bovary qu’il y a des lectures de Madame Bovary. Je vais d’abord décrire quelques opérations mentales d’appropriation littéraire du texte et j’en ajouterai une, plus spécifique, qui touche à la préhension par le lecteur de la portée philosophique du texte, ce que j’appelle dans ma thèse le moment de « saisissement ontologique » et la construction de la « pensée fantôme ». La première grande opération de lecture est « la concrétisation imageante » par laquelle une image s’impose dans l’esprit du lecteur et lui permet de concrétiser la scène et les personnages. Dans cette opération, les ajouts, les suppressions et les transformations du texte par le sujet sont inévitables. Je peux m’imaginer la couleur de la robe de Madame Bovary même si celle-ci n’était pas évoquée dans le passage. Mais cette visualisation me permet surtout de m’investir affectivement et de donner corps à la scène. Certaines images, certaines impressions, resteront à jamais ancrées dans la mémoire, dans l’imagination, dans l’inconscient du lecteur. Comme le souligne V. Jouve, « La casquette de Charles Bovary, la pension Vauquer, l’île de Robinson, le visage de Fabrice del Dongo sont au-delà des détails fournis par le récit, imaginés différemment – et personnellement par chaque lecteur » 14. La deuxième opération est « l’activation fantasmatique » par laquelle le lecteur s’attache affectivement aux personnages. C’est une opération qu’on peut rapprocher du transfert psychanalytique ou à l’identification. Je vais 13 F. Demougin, « Le texte fantôme : lecture littéraire en maternelle », communication, colloque des 7es Journées de didactique de la littérature, IUFM de Montpellier, avril 2006. 14 Jouve, La Lecture, op. cit., p. 87-88. raison13.indb 424 24/09/10 19:17:36 LE SAISISSEMENT ONTOLOGIQUE. LA PENSÉE FANTÔME Grâce au développement de la didactique de la littérature, et en particulier de la lecture littéraire, on comprend donc mieux maintenant comment de jeunes lecteurs entrent en littérature. On repère ainsi différentes postures par lesquelles s’accomplit le processus d’appropriation du texte. De la simple compréhension du texte 425 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… me reconnaître dans tel ou tel personnage, dans sa sensibilité, ses doutes et angoisses. Je vais sympathiser avec lui, au sens étymologique du mot, je vais donc « souffrir avec » lui, compatir à ses malheurs, partager ses bonheurs, trembler pour son sort. On voit déjà ici que ces opérations ne peuvent pas être pensées dans un ordre chronologique. Dans l’appropriation du texte littéraire, l’enfant ne va pas d’abord imaginer les personnages puis s’attacher à eux : si j’imagine Emma Bovary dans une robe magnifique, c’est parce je veux la rendre belle et que je me suis attachée et identifiée à elle. Ces deux opérations de concrétisation imageante et d’activation fantasmatique sont donc inextricablement liées comme le sont le débat interprétatif sur la signification, le sens caché de tel ou tel passage du texte, et le débat à visée philosophique sur le sens et la portée du récit. Une autre opération communément repérée est celle qui provoque des « réactions axiologiques ». Ici le lecteur va émettre des jugements moraux à propos des personnages et de leurs actes. Est-ce ce qu’ils agissent bien ou mal ? Ont-ils eu raison d’agir la sorte ? Là aussi, la singularité entre en jeu : c’est bien avec sa propre sensibilité, son propre système de valeurs que le lecteur va juger. Cette opération est très clairement inscrite dans le programme de littérature au cycle 3. L’enfant doit être amené à émettre des jugements moraux sur les actes ou décisions des personnages et à s’interroger ainsi sur les valeurs et les principes qui guident nos actions. P. Ricœur affirmait que cette dimension éthique (ce « caractère dérangeant ») est fondamentale dans l’acte d’appropriation de la littérature 15. 15 Le Français dans le monde, entretien avec P. Ricœur, « La perte de la vue serait pour moi la perte de la lecture », n° 327, mai-juin 2003. raison13.indb 425 24/09/10 19:17:36 426 manifeste à l’identification au(x) personnage(s), aux projections fantasmatiques et à l’interprétation de l’implicite, le (jeune) lecteur va se créer un « texte fantôme » qui est sa lecture singulière, unique du texte. De la même façon, je postule l’existence d’une « pensée fantôme ». En plus de toutes ces postures spécifiquement littéraires, il peut y avoir aussi de la part du lecteur un moment de « saisissement ontologique » où il saisit la pensée propre du texte pour nourrir, enrichir, transformer sa vision et sa compréhension du monde. Le « saisissement ontologique », c’est le moment de la rencontre entre la pensée du texte et la façon dont le lecteur s’approprie singulièrement cette pensée pour rendre son existence et son monde plus intelligibles. Le récit lu change mes représentations, m’aide à voir plus clair, non plus seulement dans ma vie inconsciente, comme le disait B. Bettelheim, mais aussi dans mon rapport rationnel à la réalité et au sens que je dois lui donner. J’ai pu clairement repérer dans les scripts de séances qui constituaient le corpus de ma thèse ces moments effectifs de « Kairos », où la métaphore vive du texte permet à de jeunes élèves d’élaborer un travail conceptuel, où elle leur permet de philosopher. Je ne redonnerai ici qu’un seul exemple de « réaction ontologique » qui me semble particulièrement significatif. Il s’agit de l’intervention d’une élève de CM1 lors d’une séance sur le thème de « Grandir » à partir de la lecture de l’album d’Anaïs Vaugelade, Laurent tout seul 16. Laurent, un petit lapin curieux, veut découvrir le monde. Il va toujours « un petit peu plus loin » que ne le lui autorise sa mère, jusqu’à se perdre dans la nuit. Par cette désobéissance, il découvre la liberté mais aussi la solitude, le doute, l’euphorie de l’indépendance et des nouvelles rencontres. Au-delà de la question de l’autonomie, Laurent tout seul pose toute une série de questions existentielles sur les relations humaines, la nécessité de la transgression à certaines conditions et dans certaines circonstances, la nécessité de se créer un cercle d’amis pour vaincre la solitude. Le cheminement qui mène à devenir une « grande personne » est présenté, de façon toujours implicite et symbolique, comme un chemin complexe, où se mêlent les plus grandes joies et les plus grandes 16 A. Vaugelade, Laurent tout seul, Paris, L’École des loisirs, 1996. raison13.indb 426 24/09/10 19:17:36 427 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… angoisses. Lors de ce débat, la question qui « travaillait » intensément les élèves était la suivante : « faut-il désobéir pour grandir ? » et « quelles sont les transgressions légitimes et/ou illégitimes ? ». Au moment où Inès va intervenir, la communauté de recherche s’est lancée à la fois dans un catalogue de comparaison des différents interdits parentaux et sur la différence entre « grand en taille » et « grand dans sa tête ». C’est alors qu’Inès prend la parole en faisant spontanément référence à l’album : « Laurent aussi, il y a l’exemple de sortir de la maison parce que si on reste à la maison, on va jamais découvrir. Il va jamais découvrir le monde ». Nous voyons qu’Inès s’appuie spontanément sur la métaphore du récit («l’exemple de sortir de la maison », c’est-à-dire « sortir des jupes de sa mère », « couper le cordon » au sens figuré, prendre ses responsabilités et son autonomie) pour relancer la discussion sur la définition du concept de « grande personne ». Ce recours à la métaphore permet la problématisation de la question car elle apporte de la complexité aux échanges. On remarquera aussi que pour Inès la fiction littéraire a valeur d’argument (ou plutôt ici de contre-argument), et cela par sa fonction référentielle évidente, ce que Jérôme Bruner appelle son « droit à la réalité » 17. Puis Inès généralise à partir de cet exemple (« on ») pour assimiler « grandir » et « découvrir » et affirmer que l’autonomie et l’accomplissement de soi nécessitent forcément une prise de risque salutaire. Il y a bien une démarche de conceptualisation car elle détermine un attribut au concept de « grande personne ». Dans cette intervention, la fiction littéraire permet ainsi des démarches de problématisation, d’argumentation et de conceptualisation. Il s’agit bien ici d’une « réaction ontologique », d’une lecture spécifiquement philosophique de l’album qui va permettre non seulement à Inès, mais aussi à la communauté de recherche dans son ensemble, d’approfondir le concept de « grande personne ». Nous avons pu ainsi observer dans l’ensemble des scripts de séances menées dans différentes classes de l’école élémentaire que la littérature 17 J. Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité individuelle, Paris, Retz, 2002, p. 21. raison13.indb 427 24/09/10 19:17:36 428 facilite chez les élèves la construction d’une pensée de type philosophique car elle permet effectivement : – L’investissement du sujet dans la réflexion (l’identification aux personnages permet cette « nécessité intérieure » inhérente à tout engagement authentique dans la pensée) ; – La problématisation (par le dispositif de mise en réseau d’albums sur une question philosophique et le rôle de contre-exemple que peut jouer le texte) ; – L’argumentation (grâce à sa « fonction référentielle » qui semble évidente chez les enfants, tant leur rapport à la fiction et à l’imaginaire est constitutif de leur condition) ; – La conceptualisation (quand les élèves saisissent la pensée du texte et déterminent par là certains attributs du concept travaillé). En ce sens, la « bonne distance » qu’instaure la littérature entre l’expérience personnelle, trop chargée d’affect, et le concept, trop abstrait, permet effectivement à de très jeunes élèves de s’engager dans la difficile aventure de la pensée critique. Fonctionnant sur le mode de la pensée magique, l’enfance est l’âge d’or de la croyance en l’imaginaire. Ce « consentement euphorique à la fiction » 18, ne disparaît (heureusement) jamais complètement et c’est lui qui œuvre à chaque lecture de récit. C’est l’enfant en nous qui resurgit chaque fois que s’ouvre un livre. L’enfance, la littérature, et la philosophie se rejoignent alors, car cet abandon magnifique naïf et total au monde de la fiction ne se fait pas dans un désir insouciant d’échapper à la réalité, dans un désir de simple amusement ou de fuite. L’enfant cherche aussi dans l’acte de lire des réponses à ses interrogations fondamentales. Il s’abandonne dans l’espoir sérieux de trouver du sens à son expérience. La lecture est aussi une quête à la recherche de soi et des autres. La philosophie et la littérature nous offrent des pensées vivantes sur les enjeux de la condition humaine et les valeurs de la culture. Elles extériorisent et mettent en question les représentations que nous avons de nous-mêmes et du monde. Or, les jeunes élèves sont tout à fait capables 18 V. Jouve, La Lecture, op. cit. raison13.indb 428 24/09/10 19:17:36 de saisir la pensée d’un récit pour construire leur propre réflexion sur une notion, un concept. La littérature de jeunesse peut donc bien être une véritable « école de vie », quand les auteurs et les éditeurs font le pari d’une écriture ambitieuse, tant sur le fond que sur la forme, et si les adultes savent accompagner les enfants dans une lecture philosophique des œuvres qui leur permettent de mieux donner sens au monde et à leur existence. 429 edwige chirouter À quoi pense la littérature de jeunesse ? Philosopher avec les enfants… raison13.indb 429 24/09/10 19:17:36 raison13.indb 430 24/09/10 19:17:36 INFORMATIONS POUR LES AUTEURS 431 raison publique n° 13 • pups • 2010 Dans un monde en constante évolution, s’impose la tâche de mettre au jour et à l’épreuve les normes et les valeurs qui animent la vie en société. Forte de cette conviction, la revue Raison publique se constitue dès lors autour d’un pari : contribuer, par la critique, l’analyse et la réflexion, à la compréhension des conditions à travers lesquelles le monde contemporain prend conscience de lui-même, ainsi que des questionnements qu’il suscite chez tout individu soucieux d’en cerner les trajectoires. Fournir les pièces d’un dossier, identifier les manières de penser et de figurer un problème, éclairer les termes d’un débat, mettre à l’épreuve des arguments, tracer des perspectives, en explorer le sens : ces démarches, qui mobilisent tant les ressources de l’investigation philosophique et de l’analyse sociale (I), que celles de la critique littéraire et culturelle (II), sont requises par la complexité même des objets dont une raison publique, faisant droit aux puissances de l’expérience et de l’imagination, peut vouloir se saisir. Nous indiquons ci-dessous les thèmes des appels à contributions en cours (III). Nous remercions les contributeurs de bien vouloir tenir compte des normes éditoriales que nous présentons sur le site de la revue (http://www.raison-publique.fr/Note-aux-contributeurs.html) I. ÉTHIQUE, POLITIQUE ET SOCIÉTÉ Coordonnatrice : Solange Chavel Raison publique ne privilégie pas d’orientation philosophique particulière. Elle publie des articles qui, soucieux d’articuler analyse sociale et analyse normative, font porter leurs interrogations sur des domaines ayant un rapport direct avec des questions intéressant la vie publique et sociale. Les contributions plus historiques sont également les bienvenues, pour autant que leurs implications du point de vue de raison13.indb 431 24/09/10 19:17:36 432 la philosophie pratique contemporaine soient mises en avant. La revue publie aussi des commentaires et des réponses faisant suite à des articles parus dans ses pages. Raison publique privilégie les contributions qui, sans rien sacrifier de la rigueur académique et de la précision requises, restent accessibles à un public non spécialisé. La revue consacre une large place éditoriale aux contributions libres. N’hésitez donc pas à nous soumettre tout article relevant des axes de recherche et de réflexion de Raison publique. Évaluation des contributions : Pour les dossiers, l’évaluation des articles se fait en deux temps. Elle porte tout d’abord sur une proposition (3 000 signes maximum, espaces compris) qui, soulignant le lien avec le thème de l’appel à contributions, précise la thèse qui sera défendue, ses enjeux ainsi que le corpus et ou le contexte d’application envisagé. Les articles (40 000 signes maximum, espaces compris) correspondant aux propositions retenues font ensuite l’objet d’une évaluation en « double aveugle ». Pour la rubrique « questions présentes », l’évaluation en « double aveugle » porte directement sur l’article. Nul besoin ici de proposition préalable. II. LITTÉRATURE, ARTS ET CULTURE Coordonnatrice : Sylvie Servoise Avec le numéro 10 (mai 2009), Raison publique a ouvert ses pages à une nouvelle rubrique, intitulée « Littérature, arts et culture ». Il s’agit d’une ouverture à un vaste champ de la production culturelle qui, regroupant divers supports (œuvres littéraires, cinématographiques, artistiques) vise à rappeler simplement ceci : l’art, au même titre que la philosophie, l’économie, la sociologie ou toute autre science humaine, est à la fois une représentation de la société et un discours sur celle-ci. Sur les questions éthiques, politiques, économiques, juridiques et sociales relevant de la vie collective, l’art a son mot à dire et sa contribution à l’élaboration d’un espace commun est indéniable. Sans doute le fait-il avec son langage – du reste pluriel – et les moyens qui lui sont propres, sans doute sa visée n’est-elle pas celle des autres disciplines qui prennent ces questions comme objet d’étude. Mais il n’empêche que l’art, à sa raison13.indb 432 24/09/10 19:17:36 manière, constitue un apport essentiel et unique, parce que spécifique, à toute entreprise de saisie du monde contemporain. Au sein de chaque numéro de la revue, la rubrique propose un ensemble d’articles réunis autour d’un thème commun. Évaluation des contributions : Le comité de lecture évalue tout d’abord les propositions (5 000 signes maximum, espaces compris). Celles-ci doivent indiquer le lien avec le thème de l’appel à contributions et préciser la thèse qui sera défendue, ses enjeux ainsi que le corpus et/ou le contexte d’application envisagé. Ce même comité de lecture examinera également les articles (30 000 signes maximum, espaces compris) correspondant aux propositions retenues. Éthique, politique et société – Les diverses formes de la division du travail social et leurs limites (dossier coordonné par Axel Gosseries) – Grammaire de la vulnérabilité (dossier coordonné par Marie Gaille et Sandra Laugier) – Démocratiser l’entreprise ? (dossier coordonné par Marc Fleurbaey et Axel Gosseries) À venir : « Les enjeux de la neuroéthique » (dossier coordonné par Jean-Cassien Billier et Vanessa Nurock), « Liberté de circulation des personnes entre les États » (Justine Lacroix et Speranta et Dumitru), « La transparence » (dossier coordonné par Hélène L’Heuillet), « Nouvelles théories/figures de la représentation démocratique » (dossier coordonné par Hervé Pourtois), « Religion et politique » (dossier coordonné par Laurence Kaufmann) raison publique n° 13 Informations pour les auteurs III. APPELS À CONTRIBUTIONS EN COURS 433 Littérature, arts et culture – L’art de l’intime (dossier coordonné par Sylvie Servoise) – Représentations du monde du travail (dossier coordonné par Sylvie Servoise) raison13.indb 433 24/09/10 19:17:36 Retrouvez sur le site de la revue (<www.raison-publique.fr/Appelsa-contributions.html>) le détail et le calendrier des prochains appels à contribution, ainsi que des précisions relatives au format et à la présentation des articles. 434 raison13.indb 434 24/09/10 19:17:36