Imagination ou pouvoir - Espace Culture

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LNA#60 / humeurs
Imagination ou pouvoir ?
Les deux paradigmes de l’éducation du citoyen
Par Jean-François REY
Professeur honoraire de philosophie
D
e toute évidence, voici un petit livre qui ne peut pas
manquer de faire polémique dans les universités, les
écoles et les lieux de formation des futurs enseignants, du
moins ce qu’il en reste. Il s’agit de l’ouvrage de la philosophe
américaine Martha Nussbaum. Le titre français, Les émotions
démocratiques. Comment former le citoyen du XXI ème siècle ?,
est trompeur, alors que le titre original est plus explicite :
Not for profit. Why Democracy needs Humanities 1. Encore
un livre sur l’éducation « à l’américaine » dira-t-on ici, où
on connaît mieux l’auteur pour ses travaux alimentant
la réflexion (et la polémique) sur le care ? Un demi-siècle
après le verdict sans appel de Hannah Arendt sur la crise
de l’éducation aux États-Unis, Martha Nussbaum ne craint
pas de réhabiliter John Dewey et son « learning by doing »
et la tradition pédagogique où il s’inscrit : Rousseau, Pestalozzi, Froebel. En effet, bien des thèses soutenues ici seront
mal reçues en ces temps où il est de bon ton de charger
le pédagogisme et le progressisme de la responsabilité des
maux dont souffre l’enseignement en général et l’université
en particulier. Pourtant, on aurait tort de s’agacer. Car la
problématique de ce petit ouvrage, très clair et documenté, réside dans le titre du deuxième chapitre : « Éducation
tournée vers le profit (ou) éducation tournée vers la démocratie ». Partant du principe que produire de la croissance
économique ne revient pas à produire de la démocratie,
notre philosophe oppose un paradigme de développement
économique et un paradigme de développement humain au
cœur duquel se tient la « vie bonne » au sens aristotélicien et
le questionnement socratique.
Le constat est pessimiste : le second paradigme ne l’emporte
pas sur le premier. Les États-Unis ne s’en sortent pas mal
pourtant, à l’inverse du Royaume Uni et de l’Inde (que
Martha Nussbaum connaît bien à travers sa collaboration
avec Amartya Sen). Nous devons nous-mêmes nous interroger sur la place que nous devons réserver aux « humanités »,
aux arts libéraux, à la philosophie dans le cursus des études
scientifiques, technologiques ou économiques. Toutefois, ce
n’est pas ce signal d’alarme qui retient notre attention. C’est
le cœur de l’ouvrage que vise le titre français : « les émotions démocratiques ». Là, l’auteur(e) est plus original(e) que
dans ses idées pédagogiques parfois un peu courtes. Placer
Socrate, comme elle le fait, au centre de son programme,
Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du
XXI ème siècle ?, (édition américaine 2010) traduit de l’anglais par Solange Chavel,
Paris, éd. Climats, 2011.
c’est mettre l’accent sur l’exercice de la pensée critique, la
pratique du débat argumenté dès l’école élémentaire, tels
les ateliers de philosophie à l’école primaire en France ou
en Belgique. Il s’agit essentiellement d’éducation morale et
cette éducation, là est l’essentiel, passe par la culture des
émotions démocratiques. Reprenant à la fois son travail sur
la vulnérabilité et ses recherches sur les capabilities définies
par Amartya Sen (à la fois libertés, pouvoirs, droits sociaux),
Martha Nussbaum place au cœur de la vie démocratique les
capacités à imaginer l’expérience d’un autre. L’imagination
en ce sens, qu’on l’appelle conjecturale ou empathique, fait
bien partie de ce que Kant appelait les maximes du sens
commun, en particulier celle dite de la « pensée élargie ».
Mais l’intérêt de l’apport de Martha Nussbaum est de rattacher ces maximes au contexte de la vie émotionnelle tout
entière marquée par la vulnérabilité, jamais aussi patente que
chez le nourrisson dépendant dont on doit tirer un adulte
autonome. La vulnérabilité exceptionnelle de l’être humain
à la naissance a été relevée par Platon (Protagoras), Kant
et Freud : tous ces auteurs interrogent la « curieuse articulation chez les êtres humains de la compétence et de la vulnérabilité » 2. Cette dernière engendre la honte de n’être pas
capable, de n’être pas à la bonne hauteur, jointe à un sentiment illusoire et jubilatoire de toute puissance. Cette honte
se double d’un dégoût pour le corps et ses sécrétions, qui
peut virer en dégoût « projectif » sur des groupes humains
jugés minoritaires ou inférieurs. De sorte que la démocratie, toujours menacée dans sa dimension égalitaire par ces
phénomènes de rejet, ne peut pas se détourner de la prise en
compte des émotions dans l’éducation. Il faut donc pouvoir
jouer à la fois sur le narcissisme et la vulnérabilité, la honte
et le dégoût, la compassion et l’imagination conjecturale.
Ces réflexions ne sont pas très originales dans l’histoire de
la psychologie du développement, de la pédagogie ou de la
philosophie de l’éducation. On connaît l’importance que
Henri Wallon accordait à l’émotion dans le développement
affectif et cognitif de l’enfant, ainsi qu’à la contagion émotionnelle pour la construction de la socialisation des jeunes
enfants. Mais c’est bien d’un ancrage de la démocratie dans
la vie émotionnelle qu’il s’agit. Non pas pour y être attaché
quasi « viscéralement », mais pour associer culture de l’âme,
perception de l’égale dignité et souci du bien commun.
Comme Martha Nussbaum l’énonce en conclusion, il ne
1
22
Martha Nussbaum, op. cit., p. 43.
2
humeurs / LNA#60
s’agit pas de revenir à un idéal de gentleman cultivé, mais
il faut viser à former « un membre actif, critique, réflexif et
empathique d’une communauté d’égaux » 3.
Concluons sur une question posée par la présidente de
Harvard citée par Martha Nussbaum : « Les universités
sont-elles devenues trop dociles devant les buts immédiats
et mondains qu’elles servent ? Le modèle du marché est-il
devenu l’identité fondamentale et caractéristique de l’enseignement supérieur ? » 4. Le présent est toujours myope.
L’université doit voir plus loin. Les propositions présentées
par Martha Nussbaum, et que certains programmes aux
États-Unis ont déjà mis en œuvre, vont dans ce sens : préférer
l’examen critique, la réflexivité et l’imagination, infléchir
les politiques universitaires vers l’accueil de la philosophie,
des arts et de la littérature dans les cursus scientifiques
ou technologiques, et non pas seulement dans les grandes
écoles, alors que les universités aujourd’hui sont obsédées
par la professionnalisation, la performance et l’évaluation
quantitative. À contre courant ? Pas sûr.
ENSEIGNER
IMMEDIAT
DOCILES
BUT
Ibidem, p. 177.
3
Ibidem, p. 157.
4
23
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