Les tares du consommationnisme

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Les tares du consommationnisme
« Il y a un passage très périlleux
dans la vie des peuples démocratiques.
Lorsque le goût des jouissances matérielles se
développe […] plus rapidement que les lumières et que les habitudes
de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés comme
hors d’eux-mêmes à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. »
Alexis de Tocqueville , 1840.
Il est une évidence : la crise écologique profonde que traverse l’Humanité ne trouvera pas de
solution par la seule mise en œuvre de mesures destinées à accompagner « durablement » le mode
de production dont les fondements les plus solides demeureraient inchangés. L’incapacité de nos
sociétés à prendre pleinement conscience de cette évidence découle d’une incompréhension
majeure. La nature véritable du système capitaliste contemporain est insuffisamment analysée, donc
mal comprise. Toute analyse qui se garde d’incriminer le « consommationnisme » comme le
premier responsable de la ruine de la planète passe à côté du devoir d’intelligence nécessaire à la
préservation de l’équilibre des écosystèmes et à la qualité des ressources naturelles disponibles,
toutes choses indispensables à la survie de l’espèce humaine. Le consommationnisme ayant investi
tous les recoins de la société – au point d’en être oppressif - la résolution de la crise écologique
justifie la remise en cause de notre mode de vie. La question de la dégradation accélérée de notre
environnement est donc d’abord une question sociale dans laquelle l’existence des rapports de
domination ne saurait être niée ou sous-estimée. Ainsi posée, la question est politique. Partant, la
responsabilité de la « puissance publique » incarnée par l’État est indiscutable en ce qui concerne la
résolution de la crise écologique ou sa non résolution.
Un système expansif asservi au capital
Le consommationnisme est un système. En cela il est pourvu de principes de
fonctionnement particuliers, de valeurs mobilisatrices propres à nourrir sa croissance, d’un discours
spécifique célébrant en permanence le culte de l’autosatisfaction et dissimulant tout à la fois les
vrais buts et la nature réelle de son existence. Le but premier de ce système est de fournir au mode
de production dominant (le capitalisme mondialisé) l’assise lui permettant de se perpétuer et
d’étendre son emprise sectorielle et géographique. La valorisation des capacités de production exige
que la consommation croisse régulièrement sans que les consommateurs soient capables de définir
de quoi sera faite leur consommation supplémentaire future. Ainsi, il faut susciter des besoins et des
désirs nouveaux chez l’individu, affecter les marchandises – y compris les plus ordinaires - de
symboles qui en augmenteront la valeur et la demande. Le capitalisme a sans cesse besoin que les
consommateurs aient de plus grands besoins. En noyant le superflu dans le nécessaire, en accélérant
le vieillissement des produits, en dépréciant – avant de les faire disparaître - les consommations et
services collectifs pour leur substituer des consommations individuelles, le système assure sa
rentabilité. La soumission aux intérêts du capital suppose que la consommation devienne
entièrement individualisée dans ses pratiques et privée dans son statut juridique.
La production du consommateur
C’est aux États-unis dans les années 1920 que l’on trouve l’origine du consommationnisme.
Les industriels de l’époque se demandèrent comment trouver des acheteurs pour tout ce que
l'industrie pouvait produire. Edward Barnays, neveu de Freud , leur donna la réponse. Pour lui, si
les besoins des gens sont limités par nature, leurs désirs sont par essence illimités. Pour les
libérer il suffit d‘accepter l'idée selon laquelle les achats des consommateurs ne correspondent pas
à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles. « C'est aux ressorts inconscients,
aux motivations irrationnelles, aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu'il fallait faire
appel. Au lieu de s'adresser, comme elle l'avait fait jusque-là, au sens pratique des acheteurs, la
publicité devait contenir un message qui transforme les produits même les plus triviaux en
vecteurs d'un sens symbolique. Il fallait en appeler aux « émotions irrationnelles », créer une
culture de la consommation, produire le consommateur type qui cherche, et trouve, dans la
consommation, un moyen d'exprimer son Moi le plus intime. » (1) Une nouvelle race d'acheteurs
est née qui n'a pas besoin de ce qu'elle désire et ne désire pas ce dont elle a besoin. Le
consommationnisme est ainsi le moyen de produire les consommateurs conformes à la définition
des exigences du modèle dominant. Sa fonction est de fabriquer des désirs, des images de soi et
des styles de vie dont l’intériorisation par chacun permet la substitution de consommateurs dociles
aux citoyens potentiellement dangereux pour l'ordre établi.
Le consommateur contre le citoyen
L’individualisation du consommateur est par conséquent conçue comme l’opposé du citoyen. Elle
est le repoussoir de l'affirmation collective de besoins collectifs, du désir de changement social et
de l’attention au bien commun. La publicité et la panoplie des techniques du marketing ont dès lors
une fonction à la fois économique et politique. Elles remplacent l'imagination et les désirs de tous
par ceux de chacun. Elles ne promettent pas aux consommateurs une condition commune
meilleure mais à chacun de se soustraire à la condition commune. Celui qui peut s'offrir un bien
nouveau, distinctif et rare ne devient-il pas un heureux privilégié. Le consommationnisme fait
miroiter la possibilité de solutions individuelles aux problèmes collectifs. Chacun est incité à rejeter
son existence sociale alors qu'il reste pourtant un individu social. On a affaire ici, comme le dit
André Gorz, à une socialisation antisociale. Les techniques audiovisuelles du marketing participent
forcément à ce processus de singularisation/uniformisation. L’histoire de chaque individu étant de
moins en moins différente de celle des autres parce que son histoire se forme sans cesse davantage
dans les images et les sons que les médias déversent dans sa conscience, tout comme dans les objets
et les rapports aux objets que ces images le conduisent à consommer. Il perd la réalité de sa
singularité tout en gardant l’illusion d’être singulier. Ainsi se renforce le divorce entre le
consommateur artificiellement libre de ses choix et le citoyen nécessairement pourvu de son libre
arbitre et d’un esprit critique lui permettant d’espérer comprendre l’impact social et
environnemental de sa consommation.
La tyrannie des firmes et de leurs marques
La production d'images de marque est aujourd’hui la source la plus profitable de l'économie
immatérielle. Elle confère aux firmes qui les génèrent de très confortables rentes de monopole. La
marque attribue au produit une valeur symbolique difficilement mesurable monétairement, mais qui
prend le pas sur sa valeur utilitaire et d'échange. Le capital immatériel des firmes comprend
désormais leur notoriété et leur prestige. Comme véhicule privilégié de normes acceptées par les
consommateurs, l'image de marque permet au capital immatériel de prendre le pouvoir sur les
espaces publics (à commencer par celui de l’École), sur le quotidien des individus, mais aussi sur
l'imaginaire social. De surcroît, le capital symbolique des firmes est mis en valeur par leurs
acheteurs eux-mêmes. Ces derniers accomplissent le travail invisible de la production de soi qui
aliène un sujet à l'objet et qui produit en chaque consommateur les désirs et les images de lui-même
dont le miroir réfléchissant est la marchandise elle-même. C'est la marque qui fait la valeur du
produit et non plus l'inverse. Le pouvoir que le capital symbolique exerce sur le travail invisible de
production de soi et la violence indicible que l'envahissement publicitaire fait subir à l'individu dans
tous les moments de sa vie quotidienne font du consommationnisme une forme de totalitarisme. «
Rien dans l'histoire de l'humanité n'est comparable au pouvoir de pénétration de ces grandes
entreprises au coeur du paysage social »(2)
La légende de la productivité
La plus grande prouesse du consommationnisme – hormis sa prétention au développement
de la démocratie par la liberté du consommateur – tient dans la fable selon laquelle ce modèle
économique est globalement productif. On a beaucoup trop vite jeté aux oubliettes la théorie d’Ivan
Illich. Avec son concept de "contre-productivité" il nous expliqua dans les années soixante-dix que
plus les institutions des sociétés industrielles croissent, plus elles risquent d’être un obstacle à la
réalisation des objectifs auxquels elles cherchent à concourir. Ainsi, la médecine pourra rendre
malade, l'école instruira mal, l'alimentation industrielle empoisonnera, les transports paralyseront ou
la profusion d'information détruira le sens.
Toute valeur d'usage peut être produite soit de façon autonome, soit de façon hétéronome.
Nous pouvons préserver notre santé en menant une vie saine ou en faisant appel à divers
professionnels du soin. Nous pouvons rendre service à une personne bénévolement ou lui dire qu’il
existe des services capables de répondre à sa demande. Nous pouvons nous chauffer et nous éclairer
à l’aide d’un système relativement autonome ou dépendre totalement du réseau marchand
d’approvisionnement énergétique. Pour Illich, la « synergie positive » entre les deux modes de
production n'est possible que dans certaines conditions difficiles à maintenir. « Passé certains seuils
critiques de développement, la production hétéronome engendre une telle réorganisation du milieu
physique, institutionnel et symbolique que les capacités autonomes sont paralysées. Se met alors en
place le cercle vicieux divergent de la contre-productivité. L'appauvrissement des liens qui unissent
l'homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de
substituts hétéronomes qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en
renforçant les conditions qui les rendent nécessaires. « Cette analyse démontre lumineusement
pourquoi nous sommes tant attachés à cela même qui nous détruit. » (3)
Résistance sociale contre impuissance politique
Dans ce contexte dont bien d’autres traits auraient gagnés à être dépeints, il est intellectuellement
presque impossible d’imaginer un changement radical rapide impulsé par les hommes politiques en
charge du gouvernement des choses et des êtres. La politique elle-même étant un rouage actif du
consommationnisme – tant par les diverses formes du clientélisme et du marketing politiques que
par sa fascination pour le Marché – comment croire qu’au-delà des slogans communicationnels
pourrait se profiler une réorientation fondamentale des politiques publiques ? Il faut donc s’en
remettre une fois encore à la capacité de résistance survenant dans le champ social.
Naomi Klein analyse le conflit qui se développe entre le capital immatériel des firmes et les
acteurs de cette résistance qui est comme une lutte des classes dirigée vers un nouveau
théâtre, celui du contrôle de l’espace public, des biens collectifs, de la culture commune et
de l’environnement. « Des milliers de groupements luttent aujourd'hui contre des forces
dont le dénominateur commun est, en gros, la privatisation de tous les aspects de la vie et
la transformation en marchandises de toutes les activités et valeurs. Ce processus va bien
au-delà de la privatisation de l'enseignement, de la médecine, des ressources naturelles ;
il comprend la façon dont le pouvoir des idées est transformé en slogans publicitaires,
dont les rues sont transformées en galeries commerciales, dont les écoles sont envahies
par la publicité, dont les ressources vitales sont vendues comme de quelconques
marchandises, dont le droit du travail est aboli, les gènes brevetés, des semences
génétiquement modifiées, des hommes politiques achetés. » (4)
Ce sont ces mouvements qui, par leurs pratiques collectives et multiples puis par la
réflexion théorique que ces pratiques induisent, vont faire naître une nouvelle culture
politique ouverte à de nouveaux outils conceptuels et permettre ainsi la construction d’un
nouvel imaginaire.
Yann Fiévet,
Vice-président d’Action Consommation
(1) André Gorz, L'Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003.
(2) Ben Bagdikian, The Media Monopoly, Beacon Press, 1997.
(3) Jean-Pierre Dupuy, Ivan Illich ou la bonne nouvelle, Le Monde, 26 décembre 2002.
(4) Naomi Klein, No Logo, Actes Sud 2001.
Texte paru dans l’ouvrage collectif « Repolitiser l’écologie » (Parangon, 2007).
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