Textes
Le cogito (« je pense ») et son interprétation
1. « J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois
de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles
étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus; mais, pour ce qu’alors je désirais
vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le
contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais
imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque
chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens
nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût
telle qu’ils nous la font imaginer. Et pour ce qu’il y a des hommes qui se méprennent
en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des
paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je rejetai
comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations.
Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés,
nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors,
qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais
entrées en l’esprit, n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais,
aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était
faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et
remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que
toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de
l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe
de la philosophie que je cherchais. »
Descartes, Discours de la Méthode (1637), Quatrième partie
2. « De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes
choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis,
j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la
conçois en mon esprit. »
Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Seconde Méditation
3. « La raison pour laquelle je crois que l'âme pense toujours, est la même qui me fait
croire que la lumière luit toujours, bien qu'il n'y ait point d'yeux qui la regardent ; que
la chaleur est toujours chaude, bien qu'on ne s'y chauffe point ; que le corps, ou la
substance étendue, a toujours de l'extension ; et généralement, que ce qui constitue
la nature d'une chose et toujours en elle, pendant qu'elle existe ; en sorte qu'il me
serait plus aisé de croire que l'âme cesserait d'exister, quand on dit qu'elle cesse de
penser, que non pas de concevoir, qu'elle fût sans pensée. Et je ne vois ici aucune
difficulté, sinon qu'on juge superflu de croire qu'elle pense, lorsqu'il ne nous en
demeure aucun souvenir par après. Mais si on considère que nous avons toutes les
nuits mille pensées, et même en veillant que nous en avons eu mille depuis une
heure, dont il ne nous reste plus aucune trace en la mémoire, et dont nous ne voyons
pas mieux l'utilité, que de celles que nous pouvons avoir eues avant que de naître, on
aura bien moins de peine à se le persuader qu'à juger qu'une substance dont la
nature est de penser, puisse exister, et toutefois ne penser point. »
Descartes, Lettre à Gibieuf, 19 janvier 1642
4. « Une pensée vient quand elle veut, non quand je veux, en telle sorte que c’est
falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe
« pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit ce vieil et illustre « je », ce n’est là,
pour le dire en termes modérés, qu’une hypothèse, qu’une allégation ; surtout, ce
n’est pas une « certitude immédiate. »
Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal (1886), §17