La cosmologie à l’épreuve de l’esthétique Aurélien Barrau septembre 2004 1 2 Table des matières Introduction____________________________________ 5 1. Le modèle cosmologique ______________________ 8 1.1. Relativité générale___________________________________________________ 9 1.2. Particules élémentaires ______________________________________________ 13 1.3. Cosmologie physique _______________________________________________ 16 1.4. L’inflation ________________________________________________________ 21 2. Philosophie de l’art et épistémologie cosmologique au XXème siècle_____________________ 27 2.1. Le contexte historique _______________________________________________ 27 2.2. La grande rupture __________________________________________________ 35 2.3. La cosmologie au jour de l’esthétique XXème du siècle _____________________ 38 3. Nelson Goodman : des mondes et des mots ______ 55 3.1. Créer des univers___________________________________________________ 56 3.2. Critères de rectitude ________________________________________________ 61 3.3. Incohérences et limites ______________________________________________ 73 4. Arthur Danto : Transfigurer les signes et intentionnaliser le monde ________________________ 81 4.1. Contextualité et identicité ____________________________________________ 82 4.2. Sémantique et intention______________________________________________ 98 3 4.3. Le style plus que la manière _________________________________________ 110 Conclusion ___________________________________ 125 Bibliographie _________________________________ 131 Table des figures ______________________________ 136 4 Introduction Ad Reinhardt écrivait 1 que L’art nu est « une icône libre, non manipulée, et non manipulable, sans usage, invendable, irréductible, non photographiable ni reproductible, inexplicable. Un non-divertissement, fait ni pour l’art commercial ni pour l’art de masse, non expressionniste, ni pour soi-même ». Cette pure diaphanéité, ineffable, indicible, hors de ce que Gaddamer appelait « l’horizon herméneutique », est pourtant l’objet – et le sujet – d’un effort interprétatif vraisemblablement sans équivalent. L’autonomie de l’esthétique, durement conquise au prix d’une prise de conscience de l’hétéronomie de l’art, son ancrage dans la cité, son déploiement dans la sphère de la doxa, permet un regard nouveau sur le statut de l’œuvre en tant qu’œuvre. Le XXième siècle a vu l’art se transfigurer : ses méthodes, sa visée, ses formes, son rapport au monde, son dessein et ses moyens ont changé de visage et renversé la perspective séculaire en prenant de sages distances par rapport à la quête de l’Être, de l’Absolu, de l’Infini. Il n’est évidemment pas fortuit que la découverte de l’abstraction soit pratiquement contemporaine de celle de la relativité restreinte et de la mécanique ondulatoire, que l’invention du cubisme soit quasiment simultanée à celle de la relativité générale et de la physique quantique, que les révolutions conceptuelles des arts témoignent d’époques où les tensions sont telles que les schèmes doivent être bouleversés, jusque dans la description mathématico-logique du monde. Au sein de la science de la Nature, la cosmologie jouit – et souffre – d’un rôle et d’un statut singuliers qui la rendent particulièrement sensible aux changements de paradigmes, aux ruptures épistémologiques, aux incohérences de la méthode physique et aux rapport que les choses entretiennent avec celui qui les décrit. Il ne s’agit plus seulement de traduire le monde observé dans un langage donné, il s’agit d’appréhender le tout, d’inclure les conditions initiales dans le corpus, de s’abstraire de son état d’observateur produit de l’observable et de se contenter d’une expérience irreproductible. Que reste-t-il de scientifique dans une telle démarche qui renie les protocoles fondamentaux suivant lesquels la physique ambitionne de révéler – ou de construire – la Nature ? C’est en partie pour répondre à cette question qu’il peut être fructueux de considérer la réflexion esthétique, en contrepoint de ce pour quoi elle s’est initialement développée. 1 Ad Reinhardt, texte publié dans Iris Time, nº7, juin 1963. 5 Le propos ici présenté ne consiste pas à établir un parallèle entre l’art et la science, la tâche serait à la fois trop vaste et trop banale. Il ne consiste pas non plus à défendre une hypothèse particulière ou un propos original sur les liens organiques qu’entretiennent les œuvres avec les théories et les artistes avec les physiciens. Il consiste seulement à ouvrir, sans les explorer réellement, quelques pistes possibles pour sonder l’épistémologie cosmologique à la lumière de l’esthétique contemporaine. Les spécificités de la science de l’Univers se prêtent particulièrement bien à cette entreprise, tant par le statut qu’elles confèrent à l’homme qui pense le monde que par l’unicité ontologique de son objet. La cosmologie, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est essentiellement le fruit des avancées de la physique du XXième siècle et c’est sur la philosophie de l’art de cette même époque que nous tenterons d’étayer notre propos. La première partie de ce mémoire est dédiée à une présentation technique du visage actuel de la cosmologie physique. Bien que des points complexes dont la portée dépasse largement celle du modèle soient soulignés, l’enjeu n’est pas ici de nature philosophique : il s’agit d’aborder les bases du modèle auquel l’essentiel de ce travail se réfère. Les théories physiques qui sous-tendent la description de l’Univers sont rapidement exposées en explicitant les hypothèses, les observations, les croyances et les « actes de foi » qui les fondent et sont généralement omis de la présentation. En insistant sur le paradigme inflationnaire, sur ses forces et ses faiblesses, sur ses non-dits et ses extrapolations audacieuses, sur le rapport ambigu du modèle avec les faits, sur le rôle que des considérations esthétiques ou pragmatiques peuvent subrepticement jouer, les éléments permettant la construction du Cosmos des physiciens sont ainsi évoqués. Le second chapitre est consacré à une étude succincte des conséquences que les courants de pensée esthétique les plus marquants du XXième siècle pourraient avoir sur la vision cosmologique. A cette fin, une très brève histoire de la philosophie de l’art est passée en présentée. Elle se conclut par une lecture « décalée » de Lukács, Heidegger, Marcuse, Benjamin, Adorno, Jauss et Habermas pour tenter de montrer que leurs propos pourraient être féconds dans le cadre d’une réflexion sur le statut de la science de l’Univers. Curieusement, il apparaît que leurs visions de l’activité poïétique peuvent ouvrir des portes inhabituelles et potentiellement riches pour la compréhension des fondements de la physique du monde et du monde de la physique. 6 Les troisième et quatrième parties sont dédiées à une étude plus approfondie de deux philosophes analytiques américains : Nelson Goodman et Arthur Danto. Ils me semblent avoir, dans des directions différentes, poussé l’esthétique dans ses retranchements et peut-être touché à la conclusion et aux limites de l’approche contemporaine. Les mondes multiples de Goodman peuvent-il se lire d’un point de vue cosmologique ? Les Manières de faire des mondes en art sont-elles similaires à celles requises pour créer des univers en science ? Le Langage de l’art peut-il aussi constituer un « discours de physique » ? L’intentionnalité que Danto identifie comme le cœur de la signification d’une œuvre joue-t-elle le même rôle quand l’enjeu est la compréhension du monde ? La théorie institutionnelle constitue-t-elle aussi un passage obligé en science ? Sans que des réponses définitives y soient évidemment trouvées, ce sont ces questions qui président à l’essentiel de la problématique de ce mémoire. 7 1. Le modèle cosmologique Le modèle standard de la cosmologie physique d’aujourd’hui est une conjonction de faits d’expérience, d’hypothèses méthodologiques et de modèles théoriques. L’émergence du paradigme contemporain, auquel on se réfère généralement en tant que Big-Bang chaud 2 , est le fruit de diverses découvertes inattendues et d’un cheminement de pensée original qui contribuent au statut singulier de la cosmologie au sein des autres sciences. Avant de discuter les liens possibles entre les développements esthétiques et l’épistémologie cosmologique, qui constitueront le cœur de ce mémoire, cette partie entend dresser, dans une perspective essentiellement technique, les fondements de la description physique de l’Univers. Les conséquences philosophiques de cette approche seront discutées dans les chapitres suivants. Il est important de noter dès à présent que, de façon quasi-exhaustive, les observations autant que les théories sur lesquelles repose le modèle standard ici présenté ont été établies au cours du vingtième siècle. Sans un premier temps, seront présentés les deux piliers de la physique contemporaine que sont la relativité générale et la mécanique quantique. La seconde sera abordée essentiellement du point de vue de la physique des particules élémentaires qui joue un rôle socle en cosmologie. Ensuite, les résultats expérimentaux qui permettent de conclure à l’existence d’un Big-Bang seront passés en revue de façon à mettre en lumière la part d’arbitraire et les contraintes externes. A l’issue de la présentation du modèle sous-jacent, l’hypothèse de l’inflation 3 sera discutée en détails parce qu’elle est un point important et archétypal des succès et des difficultés de la description de l’Univers primordial. 2 Une description moderne et complète de l’état de l’art est donnée dans E. W. Kolb, M. S. Turner, The Early Universe, New York, Addison-Wesley, 1990. On peut aussi consulter P. J. E. PEEBLES, Principles of Physical Cosmology, Princeton, Princeton University Press, 1993 et J. A. PEACOCK, Cosmological Physics, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 3 La première référence à l’inflation peut être trouvée dans A. A. STAROBINSKI, « Spectrum of Relict Gravitational Radiation and the Early State of the Universe », Journal of Experimental and Theoretical Physics, 30, 1979, p: 682, c’est néanmoins Alan Guth qui comprit l’intérêt cosmologique de cette situation. La publication historique est : A. GUTH, « The Inflationary Universe : a Possible Solution to the Horizon and Flatness Problems », Physical Review D, 23, 1981, pp. 347-356. 8 1.1. Relativité générale La théorie de la relativité restreinte se fonde 4 , dans la description initiale d’Einstein, sur très peu d’hypothèses : le postulat définitoire de l’existence de référentiels d’inertie (c’est-àdire dans lesquels le mouvement libre des corps s’effectue à vitesse constante), le principe de relativité de Galilée, fondé sur l’expérience et qui stipule que les lois de la nature sont les mêmes dans tous les référentiels inertiels, et la prise en compte de la finitude de la vitesse de propagation des interactions. On sait aujourd’hui que des considérations de théorie des groupes permettent même de montrer l’existence d’une vitesse limite pour la propagation des interactions sans la supposer a priori 5 . A partir des symétries fondamentales de l’espacetemps – homogénéité et isotropie de l’espace, homogénéité du temps – on montre aisément que la finitude et l’invariance de la vitesse de la lumière conduit à la conservation d’une quantité essentielle nommée intervalle et définie comme la différence entre l’écoulement temporel et la distance spatiale séparant deux événements. De la conservation de cet intervalle – qui se traduit par une rotation dans l’espace-temps – découle la transformation de Lorentz qui régit les changements de référentiels. L’espace et le temps ne sont plus absolus. Ils se dilatent, se contractent et se changent l’un en l’autre. Les voyages dans le futur deviennent possibles. L’âge des jumeaux n’est plus voué à demeurer identique. A partir d’un très petit nombre d’hypothèses, la cohérence mathématique impose une redéfinition de la structure même des concepts centraux de la physique. Il s’ensuit de plus une équivalence entre masse et énergie dont les conséquences très profondes seront présentées au sein du paragraphe dédié à la physique des particules élémentaires. Les vérifications expérimentales de la théorie de la relativité restreinte sont innombrables et son bien-fondé n’est plus guère discuté même si la prudence scientifique impose de douter – par défaut – de tout modèle lorsqu’il est utilisé audelà du domaine empiriquement accessible. C’est un outil indispensable à la description des phénomènes lorsque des vitesses conséquentes entrent en jeu. Bien que ses corrélats conceptuels soient d’une importance considérable (comme le fait remarquer Bernard 4 Une bonne description concise est donnée dans L. LANDAU, E. LIFCHITZ, Physique Théorique, traduit du russe par S. Medvédev, Moscou, Mir Moscou, 1989 (1e éd. russe 1964), t. II, pp :7-36 5 On peut consulter la belle démonstration de Levy-Lebond qui est sans doute la dérivation la plus élégante a l’heure actuelle : J.-M. LEVY-LEBLOND, « One More Derivation of the Lorentz Transformation », American Journal of Physics, 44, 3, 1976, pp: 271-277 9 d’Espagnat, les concepts kantiens d’espace et de temps n’ont plus de sens dans un monde décrit en ces termes), du point de vue de la physique de l’Univers à grande échelle c’est avant tout la relativité générale 6 qui permet une nouvelle approche du Cosmos. La gravité est sans aucun doute la force qui nous semble la plus familière. Elle est aussi celle qui, historiquement, a permis la naissance de la physique. Au vu du paradigme contemporain, elle semble pourtant bien singulière. Elle est la seule force à longue portée s’exerçant entre corps neutres. Elle présente une constante de couplage incroyablement petite. Et, surtout, elle donne lieu à des trajectoires qui ne dépendent pas de la masse des corps. Il est fondamental de noter que la gravitation est le seul champ de force dans lequel – paradoxalement ? – les équations de la dynamique ne font pas intervenir le terme de masse. Cette remarque permet d’établir une analogie essentielle entre le mouvement des corps dans un champ gravitationnel et leur mouvement libre dans un référentiel non-inertiel. Parce que, précisément, tous les habitants du monde sont identiquement soumis à la gravité, on peut penser leurs déplacements comme résultant d’un mouvement d’ensemble du cadre référent qui, par essence, ne dépend pas non plus des caractéristiques propres des entités qu’il contient. Pour néanmoins équivaloir à l’effet de la gravité, le mouvement doit être accéléré et donc conduire à un référentiel qui n’est plus galiléen. Cette similitude de description entre la gravité dans un référentiel inertiel et le mouvement libre dans un référentiel non-intertiel constitue le principe d’équivalence sur lequel se fonde la théorie d’Einstein. L’élimination du champ n’est néanmoins possible que dans une zone limitée de l’espace – c’est le caractère local de la théorie – et les propriétés à l’infini ne peuvent être identiques. Ces remarques reposent sur une description purement classique du champ gravitationnel. Pour tenir compte des avancées de la relativité restreinte, il faut étudier les conséquences de cette approche sur la forme de l’intervalle. Lorsqu’un changement de référentiel est opéré en relativité restreinte, celui-ci doit être décrit par une transformation de Lorentz. En l’absence de gravité, lorsqu’il est légitime de cantonner la description aux référentiels d’inertie, l’intervalle est conservé. Mais le principe d’équivalence impose de considérer un repère accéléré et les principes généraux n’assurent 6 A. EINSTEIN, « The Foundation of the General Theory of Relativity », Annalen der Physik, 49, 1916, pp. 769822 10 plus l’invariance de l’intervalle. Il doit être écrit comme une forme quadratique générale des variations des coordonnées et requiert donc l’introduction d’un être mathématique spécifique – le tenseur métrique – qui décrit la géométrie de l’espace temps. Avant même d’écrire les équations de champ, l’une des propriétés les plus importantes de la relativité générale peut ainsi être appréhendée intuitivement : la trame géométrique de la nature est déterminée par le contenu effectif et n’est plus une propriété immuable de l’espace et du temps. La gravité impose un référentiel non-inertiel qui, lui même, impose une nouvelle géométrie 7 . Dans un référentiel en chute libre, la gravitation a disparu. La physique est alors extrêmement simple. Mais cela n’est vrai que localement : des masses initialement immobiles dans ce repère vont, à l’intérieur de celui-ci, nécessairement se mettre en mouvement. Dans le langage de Newton c’est une conséquence des forces de marée ; dans le langage d’Einstein c’est une conséquence de la courbure. Le tenseur de Riemann, généralisation de la courbure gaussienne d’une sphère, permet de rendre compte de cet effet (il se construit d’ailleurs à partir de coefficients de connections qui intègrent le fait que la dérivée d’un vecteur ne se transforme pas de façon adéquate, c’est-à-dire conformément au groupe de Lorentz) : il donne accès à l’accélération de la séparation géodésique. Cette idée de courbure qui impose une redéfinition des fondements de la physique classique n’est pas sans difficultés interprétatives. Riemann a tenté de formuler une théorie gravitationnelle fondée sur le concept de courbure mais n’a pas réussi à concilier le fait que des corps de vitesses initiales différentes suivent des trajectoires différentes (on peut penser à une balle de fusil ou à une balle en mousse) avec la description du mouvement en termes de structure géométrique – auquel cas chacun devrait y être identiquement soumis. C’est précisément parce qu’il ne faut plus raisonner dans l’espace mais dans l’espace-temps : la relativité restreinte est donc plus liée au développement de la relativité générale qu’il n’y parait au premier abord. La construction des équations de champ d’Einstein est assez simple dans sa démarche 8 (et très complexe dans sa mise en œuvre). En chaque point de l’espace-temps, on définit un tenseur – c’est-à-dire un être mathématique qui se transforme selon le groupe de Lorentz – 7 L. LANDAU, E. LIFCHITZ, Physique Théorique, op. cit., t. II, pp :293-335 8 La monographie de référence sur le sujet est C. MISNER, K. S. THORNE, J. WHEELER, Gravitation, New York, W. H. Freeman and company, 1970 11 rendant compte de la pression et de la densité locales : le tenseur énergie impulsion. Reste à élaborer un objet qui décrit exhaustivement les propriétés géométriques : le tenseur d’Einstein. Celui-ci peut être construit de façon non ambiguë en demandant qu’il soit symétrique (parce que la métrique doit l’être), linéaire en tenseur de Riemann (pour être une mesure naturelle de la courbure), nul en espace-temps plat (pour coïncider avec l’image habituelle en absence de gravité) et soumis à une loi d’auto-conservation (pour des raisons plus techniques liées aux degrés de liberté internes de la théorie). La théorie de la relativité générale suppose le lien le plus simple possible entre ces deux objets : la proportionnalité. Les équations de champ stipulent donc que le tenseur d’Einstein est proportionnel au tenseur énergie-impulsion (avec un facteur multiplicatif de 8π pour permettre de retrouver la loi de Newton en champ faible). Cela suffit à établir le modèle le plus révolutionnaire de la physique du vingtième siècle. Il est important de noter qu’une grande partie des contraintes imposées aux objets mathématiques sur lesquelles repose ce formalisme est arbitraire. Les notions de naturalité et de simplicité sont non seulement, dans une large mesure, d’ordre esthétique 9 mais également relatives à un cadre de pensée. Ce point n’est d’ailleurs pas strictement singulier à la relativité générale : la démonstration contemporaine des équations de Maxwell de l’électromagnétisme se fonde sur des arguments très similaires (proportionnalité du champtenseur par rapport au quadri-potentiel). Il sera l’objet d’une étude particulière dans les prochains chapitres. La relativité générale ouvre un nouveau cadre de référence au sein duquel la structure ultime de la trame géométrique qui nous entoure devient donc une conséquence du contenu et perd l’apparente absoluité de son caractère supposé immuable. Ses conséquences pour le modèle cosmologique sont immenses puisque la métrique qui décrit l’Univers dans son ensemble est une conséquence de ce modèle, moyennant quelques hypothèses supplémentaires sur les symétries du monde. 9 S. CHANDRASEKHAR, Truth and Beauty: Aesthetics and Motivations in Science, Chicago, University of Chicago Press, 1987 12 1.2. Particules élémentaires Le second pilier théorique de la cosmologie physique est la mécanique quantique. Les bases de cette approche sont décrites en détails dans de nombreux ouvrages 10 et nous ne présentons ici que ses conséquences pour la physique des particules élémentaires. Son rôle est déterminant pour la description des premiers instants de l’Univers et pour la compréhension des processus violents qui y sont encore à l’œuvre. La théorie quantique, qui décrit le monde en termes de probabilités irréductibles, doit, comme tous les modèles physiques, obéir au principe de la relativité restreinte. Ceci est rendu nécessaire par les vitesses élevées des particules élémentaires mais aussi par les nombreux phénomènes nouveaux et effectivement vérifiés qui en découlent. En même temps que Schrödinger et Heisenberg, Dirac réfléchissait à l’élaboration d’une théorie quantique mais, à la différence de ses illustres confrères, il voulait que, dès sa construction, celle-ci soit invariante de Lorentz – c’est-à-dire qu’elle vérifie la relativité restreinte. Ce qui n’est pas le cas de la célèbre équation quantique de Schrödinger : en disymétrisant fondamentalement le temps et l’espace (les dérivées sont du premier ordre en temps et du second ordre en espace) elle s’inscrit en faux par rapport à l’équivalence des dimensions requise par la théorie d’Einstein. Pour établir une approche quantique relativiste, il fallait tenir compte de deux points essentiels : accepter la fameuse relation entre la masse et l’énergie et intégrer le moment angulaire intrinsèque (spin) de l’électron. Dirac a prouvé que pour traiter l’espace et le temps de façon symétrique, la fonction d’onde – c’est-à-dire l’objet mathématique qui contient toute l’information sur le système -- ne pouvait pas être un simple nombre. Elle devait comporter deux composantes et devenir un être plus complexe appelé spinneur. Il est d’ailleurs très spectaculaire de constater que le spin aurait ainsi pu être découvert comme une sorte de charge de Lorentz. Du point de vue des particules élémentaires la première conséquence spectaculaire de cette approche vient de ce que, dans un acte d’étonnante bravoure intellectuelle, Dirac a considéré que les solutions d’énergie négatives à la formule d’Einstein n’étaient pas de simples artéfacts mathématiques mais les prémices réelles d’un monde caché. Ces entités physiques d’énergie négative ne s’accordent avec aucune idée 10 Le meilleur traité en langue française est sans aucun doute C. COHEN-TANNOUDJI, B. DIU, F. LALOE, Mécanique Quantique, Paris, Hermann, 1998 (1e éd. 1973) 13 intuitive et, pour les interpréter, il fallut oser penser l’existence d’une mer de particules d’énergie négative qui « stabilise » cet univers obscur et empêchent les corpuscules réels de sombrer vers les états d’énergie négative. Lorsqu’un apport d’énergie extérieur permet à une particule d’énergie négative de quitter sa place, cela se traduit dans notre monde par l’apparition d’un nouveau quantum : une antiparticule. Ces constituants d’antimatière imposent de repenser les fondements du monde microscopique. Les particules élémentaires ne sont plus immuables, elles peuvent être crées et détruites, comme la lumière. Matière et antimatière s’annihilent lors d’une co-présence simultanée : les quanta deviennent rayonnement. Dans la forme la plus aboutie de la théorie quantique relativiste, toutes les entités sont décrites par des champs 11 . De même que le photon est une manifestation du champ électromagnétique, l’électron peut être considéré comme une manifestation du champ électronique. Une fois acceptée l’idée fondamentale de la mécanique quantique d’une fonction d’onde étendue dans tout l’espace et associée à une densité de probabilité de présence, il n’est pas déraisonnable d’accepter le concept d’un champ, lui aussi emplissant tout l’espace. Chaque fonction d’onde peut alors être vue comme une excitation plus ou moins localisée du champ à une fréquence donnée. La première quantification est la prise en compte de la dualité onde-corpuscule et la seconde quantification est la prise en compte de la possibilité de créer ou de détruire des quanta lors des réactions. A partir de ces notions, se sont développées les idées des théories de perturbation qui permettent de calculer les occurrences des différents phénomènes en termes de processus fondamentaux et de corrections par rapport à ceux-ci. Le concept sous-jacent de renormalisation permet – et demande – de redéfinir les particules élémentaires en tant qu’objets nus entourés d’inéluctables interactions avec le vide via des processus virtuels. Ces processus étant d’ailleurs bien réels mais de courte durée puisqu’ils violent la conservation de l’énergie en accord avec les inégalités de Heisenberg. Le vide quantique est bien loin d’être vide (la définition ou plus exactement la recherche du vide dans une théorie donnée est d’ailleurs l’un des points les plus importants et les plus délicats de la physique théorique), il est peuplé d’une énergie irréductible, ce qui n’est pas sans conséquence en cosmologie… 11 M. E. PESKIN, D. V. SCHROEDER, Quantum Field Theory, New York, Addison-Wesley, 1995 14 Le physique des particules élémentaires se fonde à la fois sur ces développements de la théorie quantique des champs et sur un certain nombre de symétries 12 . Dans les années soixante, des centaines de corpuscules apparemment élémentaires étaient révélés par les accélérateurs et c’est le recours aux groupes de symétries qui permit de résoudre la plupart des apories. En se fondant sur l’indépendance de charge de l’interaction nucléaire forte, Murray Gell-Mann et Yuval Ne’eman ont proposé de voir le proton et le neutron comme deux états d’une même particule. Ce pas conceptuel considérable permet de considérer une invariance dans un espace abstrait dont le proton et le neutron constitueraient les vecteurs de base. A ce groupe de rotation sont associées différentes représentations qui figurent les particules observées. De plus, parmi l’infinité des représentations mathématiquement possibles, on put montrer que celles qui étaient effectivement occupées pouvaient être générées en combinant seulement deux états de la représentation fondamentale. Zweig les appela quarks en référence au roman de James Joyce Finnegans Wake 13 . Il est frappant de noter que ces entités réellement élémentaires – dans l’état actuel des connaissances – sont en fait des objets très abstraits bien plus que des petites billes à l’intérieur des nucléons. Les symétries jouent un rôle bien plus large encore via le concept de jauge. Le théorème de Noether montre qu’à chaque symétrie continue est associée une loi de conservation. D’un point de vue heuristique, ces invariances sont primordiales puisqu’elles président à la dynamique des systèmes. En électrodynamique quantique, la conservation de la charge électrique est associée à l’invariance de phase de la fonction d’onde. Mais cette symétrie est globale et l’arbitraire qui en découle n’a de légitimité que si la convention est respectée dans tout l’espace. Lorsqu’on souhaite néanmoins appliquer de façon locale cette symétrie globale, il faut introduire un médiateur qui compensera la liberté incidemment prise par le physicien. Ce médiateur est en l’occurrence le photon, le grain de lumière. Dans le cadre des théories de jauge, il peut donc être compris comme la résultante d’une localité illégitimement requise. Dans le cadre des interactions nucléaires faibles, la similitude de comportement entre l’électron et le neutrino – deux particules disjointes au regard de l’électromagnétisme mais identiques au regard de cette force faible – permet d’introduire une 12 Une description simple et intuitive avec un recours minimum aux mathématiques peut être trouvé dans : G. D. COUGHLAN, J. E. DODD, The Ideas of Particle Physics, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 (1e éd. 1984) 13 Une introduction historique peut être trouvée dans L. Z. FANG, R. RUFFINI (éd.), Quantum Cosmology, Singapore, World Scientific, 1987 15 nouvelle rotation dans un espace abstrait. Lorsque cette rotation globale est, suivant le précepte de jauge, appliquée de façon locale, de nouveaux médiateurs doivent apparaître : les bosons W et Z, vecteur de l’interaction nucléaire faible. Un dernier ingrédient manque encore pour donner sa cohérence au modèle : comprendre l’origine des masses. Fort heureusement, un certain nombre de symétries sont spontanément brisées dans la nature. Ce qui signifie que les solutions n’ont plus la symétrie des équations ou que les causes n’ont plus les symétries des conséquences. Des exceptions au principe de Curie en quelque sorte. Dans ces situations, l’état d’énergie minimale ne correspond plus avec l’état vide de particules. Il s’ensuit une nécessité pratique de développer les quantités physiques autour d’un nouveau point de stabilité dont l’une des conséquences majeures se traduit par l’apparition d’un terme de masse dans la fonction de Lagrange qui décrit le système. Dans le cadre du modèle électrofaible succinctement présenté au paragraphe précédent, cela permet de résoudre la plupart des difficultés : les particules de jauge W et Z deviennent massives, comme c’est effectivement observé, et les indésirables bosons de Goldstone disparaissent. Mais il reste un prix à payer : l’émergence d’une nouvelle particule, effectivement responsable de cette brisure de symétrie : le boson de Higgs qui est aujourd’hui l’objet d’une traque sans relâche auprès des grands collisionneurs. 1.3. Cosmologie physique L’objet de la cosmologie est si vaste – l’Univers dans toute son étendue spatiale et temporelle – que celle-ci ne peut faire l’économie d’une interrogation sur la légitimité de son approche et même sur l’existence de l’objet de son étude. Ce qu’un physicien entend par Cosmos est certainement très éloigné de ce qu’un poète pourrait signifier par ce même mot. Le concept même d’Univers prend ici un sens très particulier : il suppose un contenu physique et intelligible, régi par un certain nombre de relations qu’il s’agit de mettre en évidence. Il suppose aussi une échelle : un modèle cosmologique considéré comme exhaustif n’aurait pas vocation à expliquer la structure des planètes, ni des étoiles, ni même des galaxies. Les galaxies sont les atomes de la cosmologie, elles sont les entités élémentaires et – presque – insécables, les composants du fluide cosmique qui peuple le tout. Le terme cosmologie s’est généralisé et englobe maintenant ce qui autrefois apparaissait sous les dénominations 16 distinctes de cosmographie et de cosmogonie 14 . La première – sans doute la branche la plus dépouillée de toute l’astrophysique – étudie la structure géométrique globale de l’espacetemps, indépendamment de son contenu. La seconde s’intéresse à l’évolution de la matière, de l’énergie, du rayonnement et des différents objets qui peuplent l’Univers. Comme évoqué en introduction, la possibilité même d’une cosmologie scientifique n’est pas assurée. Les spécificités de cette discipline sont essentiellement triples : l’expérience ne saurait être reproduite, l’observateur est parti-prenante du système qu’il décrit et les conditions initiales doivent être considérées comme internes au système. Comme toutes les sciences, mais sans doute plus encore que les autres, la cosmologie repose sur ses mythes, ses chimères et ses évidences réfutées. Le premier principe de la cosmologie consiste donc sans doute à supposer qu’une cosmologie scientifique a un sens, que l’Univers est plus que la somme de ses parties, que la description de l’ensemble échappe à l’accumulation des faits et des régularités isolés. Il faut ensuite postuler (encore que quelques études s’intéressent maintenant à ce point précis) que les lois de la physique sont les mêmes partout, que ce que l’on sait de la Nature sur Terre reste valable aux confins de l’espace inter-galactique. Bien sûr, cette hypothèse est une condition de possibilité et sa portée dépasse largement ce seul champ d’étude puisqu’elle est consubstantielle à l’idée même de loi. Elle est aussi largement liée aux symétries fondamentales sur lesquelles reposent les lois de conservation. Elle présente néanmoins l’avantage certain d’être testable : de nombreuses lois physiques peuvent être observationnellement vérifiées sans que le physicien soit effectivement présent in situ et rien n’indique, à l’heure actuelle, une quelconque déviation par rapport à cette hypothèse. Le second postulat généralement émis – mais il n’a ni la même portée ni la même nécessité que le précédent – consiste à supposer que l’Univers présente un aspect identique (à grande échelle) en tout point : l’espace est homogène. Ce principe, quelque peu dogmatique, est l’un des fondements de tous les modèles cosmologiques contemporains. Les propriétés du Cosmos influencent celles de la matière : les galaxies, plongées dans la géométrie de l’Univers subissent son évolution. Réciproquement, les propriétés du Cosmos sont influencées – et même déterminées – par son contenu matériel et énergétique. Il n’y a pas de cosmologie 14 M. LACHIEZE-REY, Initiation à la Cosmologie, Paris, Masson, 1992 17 possible sans astronomie, sans astrophysique et sans physique des hautes énergies. C’est en fait la base de son statut de discipline observationnelle. Au-delà de la physique, la cosmologie s’adresse aux questions les plus fondamentales qu’il soit possible de poser sur certains aspects du (des ?) monde(s). L’origine, le devenir. Une nouvelle face de l’éternelle question de Leibniz « pourquoi quelque chose plutôt que rien » que l’on trouve dans tant d’essais philosophiques, jusqu’à la première phrase de l’Introduction à la Métaphysique de Heidegger. Il existe aujourd’hui de nombreuses indications en faveur d’une expansion de l’Univers : la distance entre les galaxies ne cesse de croître et cela renvoie en fait à l’existence d’un Big-Bang chaud. L’observation présente conduit naturellement à formuler des hypothèses sur le passé le plus reculé. L’extrapolation au futur est délicate mais elle est possible : le destin est partiellement accessible et le devenir de l’Univers peut être aujourd’hui appréhendé avec une confiance sans précédent. Il est assez remarquable que la science physique, dans son cadre mathématique rigide, s’applique aussi bien à la description de l’Univers. Celle-ci requiert le recours à de très nombreuses structures extrêmement hiérarchisées sur des échelles de temps et de distance qui sont habituellement totalement inaccessibles. Pourquoi le tout est-il en fait si facilement accessible ? Pourquoi la physique est-elle strictement incapable de prédire la trajectoire d’une boule de billard quelques secondes après qu’elle a été lancée mais pense-t-elle – sans doute à raison – pouvoir connaître la dynamique du Cosmos dans dix milliards d’années ? Une des voies de réponse vient précisément de l’homogénéité et de l’isotropie : à grande échelle l’Univers est extrêmement simple et c’est le socle des modèles contemporains. Les éléments fondamentaux du monde tel qu’il nous apparaît aujourd’hui sont peu nombreux. En premier lieu, l’homogénéité est telle que les fluctuations de masse ne deviennent importantes que lorsque les volumes considérés sont inférieurs au pourcent du rayon de Hubble – c’est-à-dire au rayon de l’Univers causal 15 . Ensuite, l’Univers est en expansion, avec une vitesse proportionnelle à la distance qui sépare les objets considérés. Cet état, décrit par la relativité générale est le fruit d’une phase dense et chaude appelée Big-Bang. Enfin, il existe des indications en faveur d’une phase d’expansion très rapide de l’Univers dans ses premiers instants, l’inflation. Son étude sera présentée plus en détails, comme exemple paradigmatique d’une théorie acceptée et 15 On nomme univers causal l’ensemble des points ayant été capables d’échanger de l’information, donc séparés par une distance inférieure à l’âge de l’Univers multipliée par la vitesse de la lumière. 18 pourtant sujette à caution. Il s’agira en fait de l’archétype sur lequel nous développerons les comparaisons et analogies entre la pensée esthétique et la pensée scientifique en cosmologie. Du point de vue observationnel les indications en faveur de ce modèle se fondent essentiellement sur trois points fondamentaux 16 . D’abord la loi de Hubble, c’est-à-dire la proportionnalité entre la distance des objets et leur vitesse d’éloignement par rapport à la Terre (ou à n’importe quel autre point puisqu’il n’existe aucun lieu intrinsèquement privilégié dans le Cosmos). Celle-ci ne s’est jamais démentie dès lors que l’on considère des échelles suffisantes pour que les effets locaux soient négligeables. Ensuite, les abondances des éléments légers dans l’Univers. Ces dernières sont prédites par la théorie de la nucléosynthèse primordiale – c’est-à-dire par la description de la formation des noyaux lorsque la température devint suffisamment basse, environ trois minutes après le Big-Bang – et sont en remarquable adéquation avec les mesures. Enfin, la clé de voûte de l’édifice est sans aucun doute aujourd’hui le fond diffus cosmologique 17 : ces rayonnements témoignent directement de l’état de l’Univers jeune. Ils se sont découplés de la matière lorsque, trois cent mille ans environ après l’instant initial, leur énergie devint trop faible pour ioniser les atomes. Depuis lors, ils se propagent librement et constituent une sorte de photographie instantanée du Cosmos des temps reculés. L’existence même de ce bain thermique est une indication très forte en faveur du Big-Bang mais, au-delà, ses caractéristiques sont d’une extrême richesse pour la détermination des paramètres cosmologiques. Son isotropie témoigne de l’extraordinaire homogénéité de l’Univers primordial. Les très légères variations de température observées sur la voûte céleste permettent de mesurer les ondes acoustiques – puisqu’il s’agit effectivement d’ondes de densité – présentes dans le fluide primordial et, par là, d’accéder de façon relativement directe à l’âge de l’Univers, à sa masse (volumique) totale, à la proportion de matière baryonique (c’est-à-dire constituée de particules usuelles) et nonbaryonique, à la vitesse d’expansion et à la répartition de la puissance entre les différentes échelles. Ces dernières années ont permis des développements considérables en ce sens et les mesures aujourd’hui disponibles permettent d’accéder à la plupart de ces paramètres avec une 16 La référence sur le sujet demeure : P. J. E. PEEBLES, Principles of Physical Cosmology, Princeton, Princeton University Press, 1993 17 La première mesure des anisotropies du fond diffus, qui permit l’entrée de la cosmologie dans l’ère de la physique de précision et changea considérablement le visage du monde, est présentée dans : G. F. SMOOT et alii, « Structure in the COBE DMR first Year Map », Astrophysical. Journal, 396, 1992, pp: 1-5 19 précision de l’ordre de quelques pourcents. La cosmologie observationnelle est entrée dans une ère de précision. Figure 1: Le fond diffus cosmologique observé par le satéllite WMAP, 2003 Il est néanmoins important de noter qu’en contrepoint de cette belle concordance, un grand nombre de questions nouvelles voient également le jour. D’abord l’essentiel de la matière de l’Univers est invisible. Pour solutionner ce problème pour le moins sérieux, il faut supposer l’existence d’une composante étrange de matière « noire » dont on ne peut que spéculer sur l’origine et la nature. Ensuite, une expérience fondée sur l’étude des lointaines 18 a montré il y a quelques années, à la surprise générale, que l’Univers était actuellement dans une phase d’expansion accélérée. Même s’il est techniquement possible de rendre compte de cet effet via la présence d’une constante cosmologique dans les équations d’Einstein (dont l’histoire est cocasse puisqu’elle fut initialement introduite, à tort, pour faire artificiellement apparaître un état stationnaire) la nature physique de cette nouvelle « force » demeure strictement mystérieuse. Enfin, pour comprendre le fait étonnant que des zones causalement décorélées – n’ayant jamais pu échanger d’information – se trouvent presque exactement à la même température, il faut supposer l’existence d’une phase d’accélération très importante nommée inflation. Face à une telle situation, il est possible de considérer que le modèle standard du Big-Bang est en grande difficulté ou, au contraire, qu’il est d’une singulière 18 S. PERLMUTTER et alii, « Measurements of Omega and Lambda from 42 High Redshift Supernovae», Astrophysica. Journal, 517, 1999 pp: 565-586 20 cohérence 19 . L’arbitraire de ces points de vue, qui peuvent tous deux être scientifiquement soutenus, sera l’un des points clé de l’analogie avec une forme de pensée esthétique. 1.4. L’inflation Pour clore cette introduction au modèle cosmologique, il est intéressant d’étudier plus en détails le scénario inflationnaire parce qu’il constitue l’exemple le plus éloquent de cette imbrication complexe de faits d’expérience, de nécessités mathématiques et de spéculations heuristiquement fondées 20 . Le modèle du Big-Bang dans sa version pré-inflationnaire est un cadre très riche mais il ne permet pas de rendre compte de la platitude et de l’homogénéité de l’Univers, ni d’ailleurs de l’origine de la matière et des structures. L’avènement du paradigme inflationnaire, dans les années 1980 21 , donne un cadre dynamique pour expliquer la génération de ces objets. Néanmoins, à la différence de la théorie du Big-Bang qui est bien établie, il n’y a pas encore strico sensu de théorie de l’inflation. La plupart des physiciens considèrent l’inflation comme une idée séduisante et efficace, un paradigme, qui peut se réaliser dans différents modèles. Juan García-Bellido propose une analogie osée entre le statut actuel de l’inflation et la mécanique Newtonienne lors de son développement (les cosmologistes préfèrent d’ordinaire une comparaison plus technique avec les théories de jauge en physique des particules élémentaires). D’un point de vue contemporain, on peut considérer que Newton a été chanceux : il a proposé une loi gravitationnelle fondée sur la notion de force (avec d’ailleurs beaucoup de réserves sur le sens à donner à ce mot) sans disposer d’un cadre théorique convenable pour décrire l’espace et le temps. Ce à quoi ses contemporains Leibniz et Berkeley étaient sans doute particulièrement sensibles. Néanmoins, Newton a été sage au point d’utiliser souvent la formulation « tout se passe comme si… », prenant ainsi une certaine distance par rapport aux éventuelles prétentions ontologiques imputables à son modèle. En fait, ce qui permit sans aucun doute le succès de cette approche fut son extraordinaire capacité à prévoir les mouvements des planètes. Elle demeura en quelque sorte heuristiquement fondée durant des siècles. Ce n’est en fait qu’avec la relativité générale que 19 La cohérence du modèle requiert le recours à une théorie quantique des premiers instants. L’état de l’art est résumé dans : L. Z. FANG, R. RUFFINI (éd.), Quantum Cosmology, Singapore, World Scientific, 1987 20 Une introduction qualitative et philosophique au modèle de l’inflation peut être trouvée dans (à paraître) : J. GARCIA-BELILDO, « The Paradigm of Inflation », preprint hep-ph/0406191 21 A. GUTH, « The Inflationary Universe : a Possible Solution to the Horizon and Flatness Problems », op. cit., pp. 347-356 21 cette sorte de coïncidence miraculeuse fut dissipée et que l’approche Newtonienne put apparaître de façon satisfaisante comme la limite d’une description qui rend compte de la nature profonde (ou au moins d’une proposition sur celle-ci) de l’espace-temps. On peut supposer que l’inflation est dans une situation similaire par rapport à une théorie plus fondamentale et encore inconnue. Les observations coïncident à merveille avec le modèle inflationnaire mais personne ne sait exactement pourquoi. Au niveau élémentaire, l’idée de l’inflation est d’une simplicité presque insultante pour les cosmologistes : comment est-il possible, comme le fait remarquer par exemple Andrei Linde 22 qui est un des principaux acteurs de la théorie inflationnaire, qu’elle soit apparue si tard dans l’histoire de la science de l’Univers ? De plus, la plupart des prédictions de l’inflation ont été faites avant les observations correspondantes, ce qui est relativement rare et crédibilise considérablement l’approche. A l’heure actuelle, les mesures permettent de confirmer le paradigme général mais pas encore de discerner les différents modèles. L’inflation suppose l’existence d’une période d’expansion accélérée dans les premiers instants de l’Univers pour rendre compte de l’homogénéité et de la platitude aujourd’hui observées. Dans le contexte de la relativité générale, cela signifie qu’une pression négative était alors la source de la gravité et la plus simple réalisation de ce scénario est une densité d’énergie constante conduisant à un Univers de type de-Sitter (pour lequel le facteur d’échelle – la taille caractéristique de l’Univers – croît exponentiellement). Tous les champs fondamentaux – y compris éventuellement l’inflaton responsable de cette situation – sont supposés être régis par un comportement quantique dans un espace-temps courbe. L’expansion inflationnaire porte ces fluctuations de la métrique et des champs hors de l’horizon causal, induisant une transition du quantique au classique. Ultérieurement, lorsque l’Univers deviendra dominé par le rayonnement, l’horizon causal croissant à nouveau plus vite que le facteur d’échelle, les fluctuations ré-entreront dans l’horizon donnant naissance à des perturbations de densité de matière et de rayonnement. Ces perturbations ayant une amplitude proportionnelle à la densité d’énergie constante qui permet l’inflation, elles conduisent à un spectre de puissance invariant d’échelle : quel que soit l’angle considéré sur le ciel, la valeur moyenne du carré des fluctuations est identique. Cette prédiction très forte, 22 A. LINDE, « Prospects for Inflation», talk at the Nobel Symposium "Cosmology and String Theory", 2004, preprint hep-th/0402051 22 récemment confirmée expérimentalement par différents détecteurs 23 , est un argument clé en faveur d’une phase inflationnaire. Il est remarquable qu’un tel spectre, complexe en soi, et postulé par Harisson et Zeldovitch en 1970 pour expliquer la distribution contemporaine de matière puisse être naturellement généré par une idée aussi simple que l’inflation. Il n’en demeure pas moins que le caractère euclidien de l’espace est sans aucun doute la prédiction la plus forte de l’inflation. Autrement dit, la courbure doit être quasiment nulle au sein d’une sphère dont la taille est de l’ordre de celle de l’horizon de Hubble. Michael Turner, l’un des cosmologistes les plus reconnus aujourd’hui, n’a de cesse de rappeler 24 que contrairement à l’espoir illusoire placé dans la recherche des ondes gravitationnelles primordiales, c’est bel et bien cette géométrie improbable – puisqu’une infinité de valeurs de densité auraient conduit à des géométries sphériques ou hyperboliques et qu’une unique valeur s’accordait avec le caractère euclidien de l’espace – qui est la meilleure « preuve » du paradigme inflationnaire. L’inflation est un cadre extraordinaire en ceci qu’il produit une phénoménologie extrêmement riche à partir d’une hypothèse extrêmement simple 25 . En particulier, l’apparition de la matière est comprise comme la désexcitation du champ d’inflaton lors de la période de réchauffement. Quand ce champ atteint le fond de son potentiel, il commence à osciller autour de son minimum et ces oscillations sont très exactement les particules en théorie quantique des champs. L’énergie potentielle se transforme en énergie cinétique et l’Univers commence à s’échauffer après le considérable refroidissement qu’il a subi lors de la détente due à l’inflation. Il existe donc de forts liens entre ces idées cosmologiques et la physique des particules même si, justement, un cadre microphysique défini fait toujours défaut dans ce contexte. On peut, en particulier, remarquer que le champ supposé responsable de l’inflation est presque systématiquement considéré comme scalaire – de moment angulaire intrinsèque nul – alors qu’aucun champ scalaire fondamental n’a encore été découvert dans la nature… Bien que l’on s’intéresse généralement aux conséquences de l’inflation sur « notre » part d’Univers, c'est-à-dire sur une région dont la taille est, par définition, égale à celle du 23 D. N. SPERGEL et alii, « First Year Wilkinson Microwave Anisotropy Probe (WMAP) Observations: Determination of Cosmological Parameters », Astrophysical Journal Supplement, 148, 2003, p. 175 24 communication privée 25 On peut consulter, par exemple: G. BOTHUN, Modern Cosmological Observations and Problems, Londres, Taylor & Francis, 1998 23 rayon de Hubble, on peut aller plus loin et faire parler le modèle au-delà de l’horizon. S’agit-il encore de science ? Au sens de Popper, probablement pas. Au sens d’une épistémologie contemporaine plus heuristique et plus pragmatique, probablement. C’est d’ailleurs une question que l’on pourrait – devrait – se poser lorsque l’on utilise la relativité générale pour décrire le mouvement des corps à l’intérieur d’un trou noir, prédiction que l’on ne pourra, par essence, jamais vérifier et qui se trouve pourtant dans tous les ouvrages de gravitation… Toujours est-il que d’un point de vue « interne », la théorie inflationnaire n’a strictement aucune raison de cesser d’être valide au-delà du rayon de Hubble (elle est d’ailleurs utilisée à ces échelles pour prédire les propriétés précédemment exposées), de même que la relativité générale n’a aucune raison de n’être plus valide en deçà de l’horizon d’un trou noir. Il est alors fascinant de constater que la prise en compte de la rétroaction de la métrique et du champ d’inflaton sur l’espace-temps non perturbé induit un mouvement Brownien – c'est-àdire une marche au hasard – du champ. Il s’ensuit que contrairement à l’image classique il ne descend pas systématiquement la pente du potentiel (à l’instar d’une boule qui roule le long d’une montagne) mais remonte parfois. Dans les domaines où se produit effectivement un tel phénomène, le taux d’expansion augmente. Etant donné que l’amplitude des fluctuations quantiques est proportionnelle au taux d’expansion local, le champ peut continuer à gravir la pente, conduisant à une augmentation plus importante encore de l’expansion ! Ces domaines sont en état d’ « inflation éternelle ». L’Univers devient alors cloisonné en domaines au sein desquels le champ d’inflaton a descendu le potentiel, conduisant au réchauffement et à la production de particules, et en domaines où le champ s’est élevé le long du potentiel, conduisant à une expansion toujours plus rapide. Il est important de constater que dans ce contexte le terme Univers, qui est usuellement utilisé, ne se réfère pas du tout au monde qui nous est causalement accessible mais à la totalité des mondes. Le concept d’Univers, qui pouvait sembler figé dans le sens où il englobe tous les autres, se trouve ici lui-même relativisé. Dans cette image stochastique, l’Univers est en auto-reproduction infinie et en éternelle inflation. Il se peut alors que nous vivions dans une île de chaleur appropriée au développement de la biologie au sein d’un Univers – au sens global – généralement froid et en expansion rapide. Cette île est simplement suffisamment vaste pour que les écarts par rapport à l’homogénéité et à la platitude soient dérisoires. On doit alors penser l’Univers comme un agrégat de zones causalement décorrélées dont certaines ont thermalisé et d’autres subissent encore l’expansion inflationnaire. De ce point de vue, il n’existe plus un Big-Bang, mais une infinité de Big-Bangs. Cela permet de s’affranchir du problème des conditions initiales de l’inflation : lorsqu’un domaine a subi un minuscule élan à l’inflation, celui-ci permettra à 24 l’inflation de se produire éternellement dans l’Univers. Les régions séparées de l’Univers peuvent s’effondrer lors de la domination de la matière ou bien subir une expansion sans fin. Notre monde – jusqu’au rayon de Hubble, soit quatorze milliards d’années-lumière - ne serait en fait qu’un insignifiant domaine du véritable méta-Univers qui emplit tout l’espace-temps. Il est peu probable que l’on puisse espérer trouver une signature observationnelle claire de ce scénario mais certaines de ses conséquences devraient néanmoins apparaître sur le fond diffus cosmologique visible. On peut douter du caractère strictement scientifique des hypothèses précédentes mais ceux qui les formulent se définissent comme des physiciens – et sont reconnus comme tels par leurs pairs. L’inflation, dans sa généralité, est pourtant une théorie clairement « falsifiable ». On pourrait exclure l’inflation. Mais le jeu n’est pas simple parce que ce paradigme a été imaginé pour fonctionner redoutablement bien. La première possibilité serait bien-sûr d’observer une courbure non nulle de l’Univers. La dilution extrême due à l’inflation s’accommode mal d’un reliquat de courbure dans notre domaine d’Univers et les mesures actuelles indiquent une absence de courbure à 2 % près 26 . Une autre voie consisterait à montrer que l’Univers est topologiquement non trivial. L’expansion ne change pas la topologie. Or l’étude du fond diffus cosmologique ne présente pas de structures laissant penser à l’existence de cellules topologiques complexes. Il ne devrait donc pas être aujourd’hui possible, dans le cadre du paradigme inflationnaire, de mettre en évidence des répétitions d’images de galaxies consécutives à une éventuelle topologie « multi-connexe » de notre monde (ce que Jean-Pierre Luminet appelle l’Univers Chiffonné). Une troisième possibilité viendrait de l’existence d’une rotation globale de l’Univers. S’il existait, en quelque sorte, un axe privilégié dans les cieux, celui-ci s’inscrirait en faux par rapport à l’isotropie selon laquelle l’inflation étend toutes les échelles. Ensuite, pour des raisons plus techniques liées à la parité, certaines corrélations entre des modes de polarisation du fond diffus sont interdites. Bien que des contaminations – liées en particulier aux avant-plans astrophysiques et au champ magnétique primordial – soient toujours possibles, ce test est particulièrement important parce qu’il est envisageable dans un avenir proche et constitue une prédiction claire et simple de l’inflation. Enfin, l’écart éventuel par rapport à l’invariance d’échelle parfaite ne saurait être trop important. Bien qu’une déviation de quelques centièmes 26 D.N. SPERGEL et alii, « First Year Wilkinson Microwave Anisotropy Probe (WMAP) Observations: Determination of Cosmological Parameters », op. cit. 25 de pourcent soit possible – et permette même de discriminer entre plusieurs modèles particuliers au sein du paradigme inflationnaire – une inclinaison substantielle du spectre de puissance de l’Univers serait en désaccord patent avec les concepts fondateurs de l’inflation. Cette possibilité est d’ores et déjà pratiquement exclue. L’inflation – considérée en son sens large comme un ensemble de théories microscopiques possibles qui induisent génériquement une expansion considérable de notre Univers – est donc un cadre scientifique testable qui propose des prédictions précises pouvant être mises à l’épreuve des observations. Il n’est pas sans lacune. En fait aucun modèle microphysique cohérent ne permet de rendre compte de cette théorie effective. Les tentatives de construction de modèles inflationnaires dans le cadre de la supersymétrie et de la supergravité 27 – qui constituent les extensions naturelles du modèle standard de la physique des particules – sont aujourd’hui au mieux artificielles, au pire pratiquement impossibles. On ne connaît pas l’échelle d’énergie de l’inflation. Elle a souvent été associée à l’échelle de grande unification à laquelle les intensités des forces nucléaire faible, nucléaire forte et électromagnétique se rejoignent, mais cela n’est pas sans poser quelques difficultés du point de vue de la physique des hautes énergies 28 . De plus, il est aujourd’hui impossible de savoir si le champ d’inflaton, responsable du phénomène, est une réelle entité fondamentale ou une manifestation effective d’une théorie plus globale et plus profonde. Sans compter que l’inflation ne peut, ni de droit, ni de fait, résoudre tous les problèmes cosmologiques centraux. Elle reste essentiellement muette sur la présence contemporaine d’une constante cosmologique (l’accélération observée aujourd’hui correspond à une densité d’énergie approximativement constante), sur les fractions de matière baryonique et non-baryonique, sur le taux d’expansion actuel, sur l’âge de l’Univers et sur son destin. Malgré ces faiblesses, ou plutôt ces incomplétudes, le paradigme inflationnaire est, me semble-t-il, l’image archétypal de la physique d’aujourd’hui (au moins pour ce qui est de l’étude de l’Univers dans son ensemble) et c’est sur cette construction que nous prendrons appui pour la suite de cette étude. 27 M. KAKU, Introduction to Superstrings and M-theory, Berlin, Springer, 1999 ; G. KANE, M. SHIFMAN, éd. , The Supersymmetric World, Singapore, World Scientific, 2000 ; G. KANE, M. SHIFMAN, éd. , The Supersymmetric World, Singapore, World Scientific, 2000 28 A. BARRAU, « Could the Next Generation of Cosmology Exclude Supergravity ? », Physical Review D, 69, 2004, p 105021 26 2. Philosophie de l’art et épistémologie cosmologique au XXème siècle 2.1. Le contexte historique L’avènement de l’esthétique en tant que philosophie de l’art ne s’est pas faite en un jour par la seule grâce du philosophe allemand Baumgarten qui est usuellement considéré comme le fondateur de cette discipline au milieu du XVIIIième siècle. Suivant Marc Jimenez 29 , on peut lire le développement de l’autonomie esthétique en contrepoint de l’acceptation par l’art d’une certaine hétéronomie. Ce paragraphe entend situer le cadre dans lequel seront développées les analogies entre esthétique et épistémologie cosmologique en présentant une brève histoire de l’esthétique centrée sur les aspects qui seront utiles au propos considéré. L’esthétique du XXème siècle, qui nous intéressera dans ce mémoire, est l’héritière directe d’une tradition dont les fondements remontent sans doute à la Renaissance. C’est à ce moment précis de l’Histoire qu’en dépit de la toute puissance de Dieu, l’acte créateur peut devenir l’apanage d’un être humain : le statut de l’artiste change irrémédiablement. Quand le pinceau échappe – était-ce par mégarde ? – des mains de Titien, c’est l’empereur Charles Quint qui se baisse pour le ramasser 30 ; quand Léonard de Vinci accepte encore d’être le premier ingénieur militaire de César Borgia, Michel-Ange se « contente » du titre de Michelangelo « le divin » ; quand Filippo Lippi, le sublime, vit dans l’indigence, son fils Filippino Lippi amasse une fortune en quelques années. En imitant la Nature, pour rendre hommage à Dieu et transcender les contingences artéfactuelles 31 en se fondant sur les justes proportions de l’harmonie dictées par la puissance naissante des mathématiques, l’artiste de la Renaissance n’est déjà plus un simple artisan. A l’âge classique, Descartes ouvre une 29 en particulier son ouvrage introductif : M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’Esthétique, Paris, Gallimard, 1997 30 ibib p. 38 31 On le voit en particulier dans l’ouvrage de G. VASARI, Les Vies des Meilleurs peintres, Sculpteurs et architectes, Paris, Berger-Levrault, 1981 27 première brèche dans la froide perfection de l’édifice en concluant que le beau « ne saurait être mesuré » ou soumis au calcul scientifique 32 . Mais son rôle est avant tout primordial en ceci qu’il a offert, si ce n’est à l’art, au moins au sujet pensant, une liberté encore insoupçonnée et une réelle autonomie. Il souligne la vanité d’une définition absolue du beau en soi sans remettre en cause son entreprise de classification et d’ordonnancement du foisonnement intellectuel et artistique de la Renaissance. Les successeurs de Descartes furent sans doute « plus cartésiens » que leur maître et la toute puissance de la raison devint avant tout celle du souverain et de son système de pouvoir. Tous les serviteurs de Louis XIV sont cartésiens (depuis Le Brun, premier peintre, jusqu’à Félibien, historiographe des bâtiments) et si l’édifice ne manque effectivement pas d’un certain prestige, il se révèle peu propice à l’expression de la créativité 33 : Colbert administre les Beaux-Arts comme les finances ou la marine. La fin du XVIIième siècle voit la situation évoluer significativement suite à une seconde brèche, certainement due à Félibien qui, pour cartésien qu’il soit, ne réduit pas la beauté à la raison. Il évoque 34 un « je ne sais quoi » qui échappe au traitement rationnel et devient constitutif de la beauté. S’ensuivent de nombreuses controverses qui plongent la question esthétique dans une certaine confusion : débat sur la couleur d’abord, qui oppose les partisans du disegno de Raphaël (c’est-à-dire les cartésiens) aux adeptes du colore chez Titien, débat entre les anciens et les modernes ensuite, sous l’impulsion de Charles Perrault. A mi-chemin entre le XVIIième et le XVIIIième siècle, l’approche empiriste offre un éclairage essentiellement subjectiviste sur l’esthétique. Séduit par les thèses de Locke, Hutcheson développe l’idée d’un « sentiment intérieur » et amène Hume à s’intéresser aux arguments de Locke. Hume, en étudiant la question de la norme du goût 35 , marque selon Cassirer un tournant dans l’esthétique en lui conférant un « socle psychologique ». Il tente la conciliation impossible entre « les lumières de l’entendement et les impressions du sentiment » et, réfutant rapidement les thèses qu’il avait développées dans Le Sceptique, propose une approche normative fondée sur la qualité de celui qui s’adonne à la critique. Même si les analystes ultérieurs auront beau jeu de dénoncer les faiblesses logiques de la 32 Il n’existe pas, à proprement parler, d’esthétique cartésienne. Seul son Abrégé de Musique, écrit à l’âge de vingt deux ans s’est directement et explicitement intéressé à la question de l’art. 33 E. FAURE, Histoire de l’art, t. 1, Paris, Gallimard, Folio essais, p. 229 34 A. FELIBIEN, Entretiens sur les Vies et sur les Ouvrages des plus Excellents Peintres Anciens et Modernes, t. 1, Paris, Belles Lettres, 1987 35 HUME, Essais Esthétiques, Flammarion, Paris, 2000 28 réponse de Hume au paradoxe qu’il a lui-même soulevé, sa très grande sensibilité l’a amené à développer une véritable philosophie d’artiste qui, comme Bouveresse l’a montré, annonce nombre d’aspects de la psychologie moderne et des thérapeutiques qui y sont associées. Figure 2 : Baccio Bandinelli, Laocoon, 1525 29 Le concept de génie acquiert alors une importance prépondérante et apparaît transversalement à l’émergence d’une définition de l’Art. Du Bos, en héritier de l’âge classique, tente une explication physiologique du génie mais doit conclure sur un échec en admettant que cette catégorie qui « élève les peintres au-dessus d’eux-mêmes » ne relève pas d’une explication physique ou médicale. Batteux considère que le génie est « celui qui sait percevoir la nature sous des rapports nouveaux » et Diderot, parachevant la rupture avec le rationalisme du XVIIième siècle, remarque qu’il peut même résider dans « la rudesse, l’irrégularité, le sublime, le pathétique ». Il est remarquable que cette période pré-kantienne s’achève par l’ouverture de deux voies apparemment divergentes. La première, initiée par Batteux, vise à clore l’éternelle controverse de l’ « Ut pictura poesis » 36 et à unifier le concept d’art : pour la première fois « Art » s’écrit au singulier ! La seconde, due à Lessing, vise au contraire à libérer les différentes disciplines artistiques : en étudiant le groupe de sculptures antiques Laocoon, Lessing montre que la sculpture ne saurait obéir aux mêmes lois que la narration écrite et qu’il convient donc d’offrir à chaque art une autonomie radicale pour qu’il s’exprime et s’exerce dans son excellence. De ces lignes antagonistes – synthèse et analyse en quelque sorte – mais liées dans leur ambition de mettre en lumière la spécificité de la pratique artistique, émerge une situation qui permet à la première grande révolution de s’opérer : la critique kantienne. La Critique de la Faculté de Juger a suscité nombre d’exégèses souvent contradictoires. Si Ruyssen y voit un « fâcheux appendice aux deux grandes critiques » 37 , Philonenko la considère au contraire comme « le fondement et l’achèvement de la Critique de la Raison Pure et de la Critique de la Raison Pratique » 38 . Kant y découvre, entre l’imagination et l’entendement, un rapport différent de celui qui donne lieu aux connaissances théoriques. En ces dernières le jugement est déterminant – il procède du général au singulier – alors que la faculté de juger, au contraire, réfléchit sur un objet pour lequel le particulier est donné avant l’universel : le jugement devient réfléchissant et se fonde sur une activité de subsomption. Les quatre moments de l’Analytique du Beau 39 montrent que le goût est 36 Horace, ami de Virgile et protégé de mécène, écrivait “Ut pictura poesis erit », la poésie est comme la peinture. On réfère ici au débat concernant la hiérarchie des arts. 37 38 39 E. KANT, Critique de la Faculté de Juger, Folio, Paris, 1985, p. 9, Préface de Ferdinand Alquié ibid ibid, pp. 129-181 30 indépendant de tout intérêt, que le beau est universel et sans concept, que la beauté est la forme de la finalité d’un objet qui est perçue sans représentation d’une fin et que ce qui est beau est l’objet d’une satisfaction nécessaire. En dépit d’un certain nombre d’a priori qui seront dénoncés par ses successeurs – supériorité ontologique du beau naturel sur le beau artéfactuel, primat du sentiment de ferveur, liens entre le sublime et la liberté – Kant affirme avec force l’autonomie de la sphère esthétique et l’irréductible subjectivité du jugement du goût. Bien qu’il se tienne à distance (trop ?) respectueuse de la pratique des arts, cette absoluité du jugement kantien sera lourde de conséquences sur l’histoire de l’esthétique. Au début du XIXième siècle, deux tendances divergentes se dessinent. D’une part, une volonté de sacralisation de l’art, incarnée par Van Schelling, qui cherche dans cette voie à assouvir un désir métaphysique ou théologique et, d’autre part, une volonté de sécularisation de l’art, incarnée par Schiller, qui lui assigne des fins sociales, pédagogiques ou politiques. De cette tension, en particulier, naquit la seconde rupture majeure de l’esthétique : la philosophie de l’art hégélienne. En opposition presque littérale à l’ermite de Königsberg, Hegel se passionne pour presque toutes les créations humaines, fréquente les artistes de son temps, voyage dans une grande partie de l’Europe, considère que les beautés naturelles ne sauraient prétendre à la dignité des produits humains et tente de montrer que la réflexion sur l’art est un « anneau nécessaire à l’ensemble de la philosophie » 40 . Chez Kant, le pouvoir de la raison est limité au monde phénoménal et demeure en fait inéluctablement disjoint de l’ensoi, chez Hegel l’esprit s’incarne dans les choses, dans l’Histoire et dans les œuvres. L’art, avec la religion et la philosophie, doit constituer l’un des absolus vers lesquels mène le déploiement de l’activité spirituelle. Si sa taxonomie hiérarchisée reste approximative et arbitraire – art symbolique, art classique et art romantique – Hegel a fait preuve d’une clairvoyance exceptionnelle dans son annonce de la modernité. L’idée d’une « fin de l’art », souvent mal interprétée, est sans doute plus novatrice encore en ce qu’elle est considérée maintenant comme effective par plusieurs esthéticiens contemporains 41 dans un sens très proche de celui de Hegel : non pas, bien sûr, comme un achèvement de la pratique artistique mais comme une fusion symbiotique entre celle-ci et l’activité philosophie. La liberté quasitotale que Hegel a proposé aux artistes et l’affirmation de l’historicité du beau sont sans doute des points de non-retour de l’histoire de l’esthétique. 40 G.W.F. HEGEL, Esthétiques, traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1944 41 Ce thème sera développé dans les derniers chapitres de ce mémoire. 31 En contrepoint de cette évolution de l’esthétique vers une autonomie croissante, on peut aussi lire l’histoire de l’art comme celle de l’hétéronomie de son objet 42 . Platon, le premier sans doute, pense l’art dans la Cité. Il se méfie des artistes mais loue le Beau dont la définition approximative donnée dans Hippias Majeur 43 ne prend son sens qu’à la lumière du Banquet et de la théorie de la réminiscence qui permettent de comprendre comment il est possible de reconnaître cette idée qui « brille plus que les autres ». Platon attribue à l’art un rôle pédagogique important. Il méprise les harmonies dangereuses – seule la sagesse de la lyre et de la cithare trouvent grâce à ses yeux – et la démarche imitative, il condamne la poésie et toutes les formes dramatiques mais ne réfute pas la pratique artistique. Il souhaite simplement assujettir l’artiste au philosophe, à sa vigilance, à sa censure. L’art est au service de la Cité. L’opposition aristotélicienne prend le contre-pied de l’approche platonicienne en ce qu’elle réhabilite la mimesis. Le plaisir retrouve sa légitimité dans le projet artistique. Aristote admet une évolution possible des formes de l’art : elles cessent d’obéir à une définition immuable et éternelle. Dans ce que l’on pourrait considérer rétrospectivement comme une sorte d’intuition psychanalytique, Aristote souhaite orienter la mimesis vers la catharsis pour donner au spectateur la possibilité d’accéder à un exutoire « transférentiel » qui évite d’avoir à vivre effectivement les situations représentées. Si donc Aristote semble s’opposer à Platon, son projet reste – c’est presque une évidence pour un penseur grec – avant tout politique et, sans libérer véritablement l’artiste, l’enferme dans un nouveau dogme. La Poétique d’Aristote fut l’objet d’innombrables commentaires – le premier connu est celui d’Averroès – et son herméneutique n’est sans doute pas achevée. Rares sont les artistes du XXième siècle à s’en réclamer et Brecht, qui s’intéressait pourtant fortement dans sa pratique théâtrale au lien entre esthétique et politique, fut l’un des fers de lance d’une critique radicale de la recherche de la catharsis qui anesthésie la « violence de la réalité ». Les « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud, pensent également l’art dans son hétéronomie et annoncent le malaise du XXième siècle. Le premier prend conscience que l’art constitue une exception au principe d’adéquation entre le stade de développement économique d’une société et sa production intellectuelle. Sans d’ailleurs parvenir à résoudre 42 M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’Esthétique, op. cit., pp. 207-298 43 Des huit definitions que Socrate extorque à Hippias, la seule conclusion possible est « Les belles choses sont difficiles ». 32 cette aporie, il constate que si les Grecs sont parvenus à une telle perfection – il était un grand admirateur de la statutaire antique – c’est parce qu’ils disposaient d’une mythologie permettant de transfigurer les formes sociales. Marx procède à une forme de révolution du système hégélien en ceci qu’il ne conditionne pas l’évolution de l’art à une réalisation de l’esprit mais aux conditions matérielles et économiques. Cette forme de modernité est à tempérer par sa défiance envers les peintres de son temps : Marx meurt la même année que Manet mais Olympia n’est pas du tout à son goût. Hegel, d’ailleurs, qui s’enthousiasmait en présence de Hölderlin pour Bach, Rossini, Mozart, Gluck et Haendel n’a jamais prononcé un mot sur Beethoven. Etrange indifférence des philosophes aux artistes de leur temps 44 . Figure 3 : Edouard Manet, Olympia, 1863 Nietzsche, jeune professeur de philologie ordinaire, jette un premier pavé dans la mare hellénistique en publiant La Naissance de la Tragédie. Cet ouvrage est non seulement une thèse audacieuse et révolutionnaire (mais terriblement séduisante) sur la pratique des Anciens 44 Voir l’éloquent chapitre sur l’art du XXième siècle écrit par Luc Ferry et André Comte-Sponville dans leur ouvrage de « vulgarisation philosophique » La Sagesse des Modernes. Tous les clichés éculés de dénonciation de l’art moderne et contemporain y sont utilisés. On y lit, par exemple, des démonstrations aussi philosophiquement convaincantes que « Combien de Kandinsky pour un Rembrandt » ! 33 mais il est aussi la première pierre d’une pensée singulière et intransigeante sur l’art. Remarquant que seule la « niaiserie allemande » a pu se contenter de déceler chez les Grecs « le calme dans la grandeur et le sentiment idéal » 45 , il émet l’hypothèse qu’Apollon, ayant des siècles durant protégé le peuple grec des fièvres voluptueuses venues d’Asie, dut composer avec Dionysos 46 et ses rythmes mélodieux et sauvages. Cet improbable équilibre entre la mesure et la démesure s’incarne dans les premières tragédies attiques, bien antérieurement à Socrate et même à l’épopée homérique. Ce déclin de la magie tragique se traduit par une lente disparition du chœur, très présent chez Eschyle, beaucoup moins chez Sophocle, plus du tout chez Euripide. Inspiré par Schopenhauer qui proclame la triple identité du monde de la volonté et de la musique et par Wagner (avant de dénoncer le « crétinisme » de Bayreuth) dont la Tétralogie aurait du permettre de réentendre la « flûte de Dionysos », Nietzsche cherche un « Socrate musicien ». Il reproche à la religion et à la métaphysique d’être fondamentalement des ennemis de l’art. Le critique d’art Michel Nuridsany considère même que Nietzsche a ouvert une nouvelle voie en ce qu’il est le premier philosophe à s’être intéressé de façon prépondérante à l’Art et non pas au Beau 47 . L’esthétique se déplace lentement vers la pratique au détriment de l’objet. Freud contribue sans doute à la tendance hégélienne de revalorisation du contenu au détriment de la forme. Après que Jung a attiré son attention sur le roman de Wilhelm Jensen Gradiva, il entreprend de soumettre certaines œuvres à une analyse psychanalytique. Il s’intéresse en particulier au Moïse de Michel-Ange, en se fondant sur les descriptions de Vasari, et aux œuvres picturales de Léonard de Vinci, en recourant à la fameuse description que celui-ci fit d’un rêve mettant en scène un vautour lui frappant les lèvres de sa queue. Freud établit une affinité profonde entre la création artistique et le songe, entre l’artiste et le névrosé. En montrant que l’activité de transfert cathartique permet une sublimation, il associe l’art à Eros et conclut qu’il s’agit d’une « retraite devant les dures nécessités de la vie pas assez profonde pour faire oublier notre misère réelle ». 45 F. NIETZSCHE, La Naissance de la Tragédie, traduit de l’allemand par M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Paris, Gallimard, 1977 (1e éd. all. 1872, 1e éd. fr. 1949) 46 L. FERRY, Homo Aestheticus, Paris, Grasset, 1990, pp.209-668 47 communication privée 34 2.2. La grande rupture C’est sous ce visage protéiforme que se présente l’esthétique à l’orée du XXième siècle. Une grande part de son évolution radicale est liée aux ruptures sans précédent qui se sont dessinées entre 1880 et 1920. Baudelaire, quelques décennies plus tôt, avait préparé de terrain de la liberté en fustigeant les critiques institutionnels, ces « professeurs-jurés d’esthétique », esprits « passéistes » malmenés par un monde « d’harmonies nouvelles » et « d’une vitalité inconnue » 48 . Il dénie aux « tyrans-mandarins », à ces impies qui « se substituent à Dieu », le droit de se prononcer seulement sur la beauté parce qu’ils en ignorent le sens : le « beau est toujours bizarre », un « beau banal » est une absurdité. Dans une tendance romantique assumée, Baudelaire considère que « l’artiste ne relève que de lui-même. […] Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu ». Il tente de montrer l’ineptie du lamento d’inspiration hégélienne et pense que l’art, vivant, phénix insaisissable, est en train de tuer l’Histoire 49 . Baudelaire est considéré comme l’un des premiers modernes en ce « siècle orgueilleux » où il sied d’encenser Ingres et de jeter l’anathème sur Delacroix, Courbet, Manet et Corot : sa sensibilité extrême aux ruptures lui a sans doute permis de pressentir très tôt, dans son art comme dans son activité critique, la naissance d’une époque esthétique nouvelle. Vingt-cinq ans avant le début du XXième siècle, la première exposition scandaleuse du groupe des impressionnistes se tient dans l’atelier de Nadar, l’année même où Wagner achève le Crépuscule des dieux… Dans les quelques dizaines d’années qui suivent, le visage de l’art change alors profondément et c’est sur cette rupture que s’appuiera depuis lors l’esthétique, jusqu’à sa forme actuelle. L’expressionnisme allemand, entre Die Brücke et Neue Künstlervereinigung, prend ses distances avec l’impressionnisme et les préoccupations purement plastiques. Matisse et Rouault souhaitent séparer la couleur de sa référence à l’objet et, créant le fauvisme, s’inspirent des arts africains et océaniens. Kandinsky fonde l’abstraction et tente très rapidement d’en donner une explication théorique dans l’Almanach du Cavalier Bleu 48 C. BAUDELAIRE, Critique d’Art et Critique Musical, « Exposition universelle de 1855 », Paris, Gallimard, 1992, p. 237 49 M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’Esthétique, op. cit, p. 304 35 (Blaue Reiter) 50 . Malevitch, simultanément, aborde la question sous une forme différente : son Carré noir sur fond blanc devient peu à peu un Carré blanc sur fond Blanc, monochrome avant la lettre qui donnera naissance au Suprématisme. Delaunay, dans sa série Fenêtres exalte la couleur et le mouvement entre orphisme et abstraction lyrique. Picasso, Braque et, dans une certaine mesure, Mondrian, instaurent la démarche cubiste à laquelle – en s’en réclamant ou en s’en distanciant – la quasi-totalité des œuvres plastiques ultérieures se référeront. Les Demoiselles d’Avignon, peintes en 1907 au Bateau-Lavoir (l’atelier parisien de Picasso) constituent un point charnière qui marque profondément son temps et inspire directement des artistes comme Gleizes, Metzinger, Gris, Léger et Marcoussis. Le Futurisme de Severini et Balla, le Rayonnisme de Larionov et Gontcharova, le Vorticisme de Lewis et le mouvement Dada (qui osait dire « merde à la beauté ») de Picabia, Duchamp, Arp, Richter et Ernst proposent des thèses radicales qui revendiquent l’éternité tout en intégrant la conscience de leur fragilité. Dans une ligne finalement plus proche de la modulation continue de Wagner que des tentatives désespérées de Stravinsky pour sauver le système tonal, Schönberg découvre une nouvelle forme musicale où le chromatisme supplante le diatonisme. Il écrit dans le Blaue Reiter de Kandinsky et pense, lui aussi, à un art total comme Scriabine l’avait rêvé. La musique se déconstruit et se refonde sur des entités chromatiques élémentaires. Dans le pavillon réservé à Rodin lors de l’exposition universelle de 1900, le public découvre ébahi l’Homme qui Marche, dépourvu de tête ! Duchamp s’associe au Manifeste du Surréalisme publié par Breton et pose dans le monde de l’art plastique des jalons qui révolutionneront une certaine conception de la relation entre le créé et le donné : les ready-made et, au premier rang d’entre eux, le scandaleux Urinoir 51 . Cet emballement d’actes artistiques novateurs et radicaux ne se fait pas sans un développement conjoint – quoique souvent décalé – de l’esthétique. Benedetto Croce joue, en particulier, un rôle considérable dans la théorisation du refus de la différentiation esthétique entre forme et contenu que la postérité a identifié comme un débat entres les systèmes kantien et hégélien. Franz Marc n’hésite pas à déclarer que « Nous nous trouvons aujourd'hui au tournant de deux longues périodes, semblables au monde d’il y a quinze siècles, lorsqu’il y eut une période de transition sans art ni religion, où ce qui était grand et vieux mourut et fut remplacé par ce qui était nouveau et inespéré » 52 tandis que 50 Développement qui sera ultérieurement mené dans : V. KANDISNSKY, Du Spirituel dans l’Art et dans la Peinture en Particulier, traduit de l’allemand par N. Debrand, Paris, Folio, 1989 et dans V. KANDISNSKY, Point et Ligne sur Plan, traduit de l’allemand par J. Leppien, Paris, Folio, 1991 51 Nommé alors Fountain et signé R. Mutt 52 Cité par M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’Esthétique, op. cit, p. 324 36 Malevitch considère que ce « zéro des formes » est aussi « zéro de la création » (l’expression n’a aucune connotation péjorative) et a valeur de métaphysique et de théologie. Mondrian confère à la géométrie bidimensionnelle une troisième dimension artistique qui supplante celle de l’espace. Comme le montre Worringer 53 dès 1908, toutes ces révolutions présentent une convergence vers le besoin de dénoncer un ordre établi et de jouer un rôle social. Ce chaos apparent, présenté ici très brièvement dans le dessein de souligner l’effervescence intellectuelle des décennies qui entourent l’achèvement du XIXième siècle, semble s’organiser autour d’une nouvelle visée : un tournant culturel et politique est à l’œuvre. Celui-ci marque le début de l’esthétique contemporaine dont l’étude de la portée épistémologique est l’enjeu de ce mémoire. Figure 4 : Auguste Rodin, L'homme qui marche, 1878 53 W. WORRINGER, Abstraction et Einfühlung,. Contribution à la psychologie du style, traduit de l’allemand par E. Martineau, Paris, Klincksieck, 1986 37 2.3. La cosmologie au jour de l’esthétique XXème du siècle Marc Jimenez considère que l’art du début du XXième siècle, celui qui s’est établi de façon contemporaine à la relativité d’Einstein, est caractérisé par une « dislocation des formes ». Comme l’illustre presque caricaturalement cette remarque, la concordance entre les différents champs de pensée quand les circonstances de l’Histoire y sont propices ne fait plus guère de doute. La lumière que les uns peuvent apporter sur les autres est certainement un problème plus délicat dont l’étude est dépendante des fins escomptées et de la portée d’une discipline cognitive hors de sa sphère de prédilection. La question de l’opportunité d’une visite de l’épistémologie cosmologique au regard de l’esthétique est donc avant tout une question définitoire : celle de la science de l’Univers, bien sûr, mais aussi et surtout celle de l’art en tant que tel. Avant de s’attacher plus en détail aux propositions de Goodman et Danto qui ambitionnent de répondre globalement à cette interrogation, il s’agit ici de rechercher quelques ébauches de parallélismes envisageables. L’enjeu n’est pas d’établir un système rigoureux ou une argumentation dont la visée serait clairement déterminée, il consiste seulement à considérer les penseurs de l’art du XXième siècle avec la préoccupation sousjacente d’éclairer quelques apories de la science de l’Univers. George Lukács, celui qui fut appelé le « Marx de l’esthétique », s’intéresse au problème de la conciliation entre l’éternité visée par l’art (un préjugé qui n’est d’ailleurs plus guère d’actualité chez les critiques contemporains) et la temporalité intrinsèque à l’Histoire qu’il reflète. Lukács propose une réponse originale 54 en supplantant l’essentialité à l’éternité. Devant un constat désabusé (c’est presque une constante de l’esthétique du XXième siècle) de l’état du monde, il considère que l’art organise et « met en forme » les données brutes de la vie empirique. N’est-ce pas exactement en ces termes que les physiciens décrivent leur activité ? L’analogie est plus profonde. Définissant la vie comme une « anarchie du clairobscur », Lukács s’intéresse à l’incomplétude irréductible de l’existence, à l’impossibilité empirique de l’absolu, à l’improbabilité du hasard réalisé. Bien qu’il n’aborde pas la question de façon absolument explicite, sa définition opérationnelle de l’art est intéressante pour la science : la faille entre le « moi et le monde » qui pose tant de difficultés à Lukács est structurellement comparable au problème récurant du statut de l’observateur en cosmologie. 54 G. LUKACS, L’âme des formes, traduit de l’allemand par G. Haarscher, Paris, Klincksieck, 1981 38 L’adéquation qu’il recherche entre « l’âme et l’action » est transposable point par point à celle de la théorie et de l’expérience. Sa grande sensibilité à l’interface entre le créateur et la création, entre ce qui est décrit et le substrat qui permet la description, permet à Lukács une approche singulière du réel. Pour rentre compte du caractère protéiforme du monde, il s’intéresse en particulier au roman 55 qui parvient à façonner une image tout à la fois fidèle et réorganisée de la réalité extérieure. Cette double contrainte à laquelle Lukács entend répondre est presque exactement celle que s’impose le cosmologiste. Si la science n’est qu’une copie, elle perd son sens et son intérêt. Si elle ne reflète plus, elle perd sa légitimité. La théorie du reflet joue justement un rôle important chez Lukács. Il cherche précisément, avec l’art, le reflet du réel dans la conscience humaine, transformée (transfigurée ?) par un idéal assumé. C’est une proposition très intéressante pour la recherche cosmologique. D’une part, l’ancrage indispensable de la démarche dans un réel qui doit être, ne serait-ce que méthodologiquement, supposé extérieur et, d’autre part, la nécessaire prise en compte de ce que la pensée ne peut se déployer hors de l’être, confèrent un statut privilégié à la considération épistémologique de l’analyse Lukács. Toute la difficulté consiste à intégrer l’inévitable arbitraire créateur de celui qui cherche à refléter le réel – artiste ou physicien – dans un schème qui se refuse au relativisme. La réponse de Lukács est évidemment historique. Son engagement politique important au sein du parti communiste hongrois (qui a permis à ses commentateurs tardifs de voir un lui le partisan d’un socialisme radical et démocratique face au malaise généré par son incapacité à se distancier clairement des méthodes staliniennes), ses références nombreuses à la « conscience de classe » et le privilège qu’il accorde à l’idée d’idéal révolutionnaire ne valent pas hors de leur temps. Mais il a perçu, dans la spécificité du champ artistique, une tension dans le rapport au réel qui dépasse nettement la question de la production d’œuvres. La finalité qu’il attribue à l’art est transposable littéralement à la science du Cosmos. L’originalité des termes en lesquels il pose le problème peut non seulement valider (sous certaines hypothèses) cette physique particulière comme un art, mais surtout proposer une réévaluation des enjeux scientifiques. Il ne s’agit plus de décrire une réalité extérieure ou, au contraire, d’être une simple image de l’âme humaine au travers du prisme mathématicophysique, mais plutôt de figurer une disjonction qui serait simultanément acceptée comme un fait et récusée comme un but. La vision de Lukács du « désenchantement du monde » est par certains aspects très proche de celle de Max Weber : il cherche la forme (artistique, en ce qui le concerne) adaptée à l’ère de la « parfaite culpabilité ». Sa fascination pour les romanciers 55 G. LUKACS, La Théorie du Roman, traduit de l’allemand par J. Clairvoye, Paris, Gallimard, 1981 39 russes, et en particulier pour Dostoïevski qu’il considère comme « l’Homère ou le Dante de ce temps », est révélatrice d’une grande sensibilité aux notions de frontière et d’instabilité. Les personnages de Dostoïevski sont intrinsèquement à la marge commune de deux mondes : celui des vivants et celui de la Maison des morts, celui de l’homme libre et celui du Joueur, celui du pervers perdu et de celui de l’Idiot ingénu, celui de l’innocence coupable et celui du Crime châtié. L’univers dostoïevskien s’épanouit dans un espace unidimensionnel à la frontière de la présence et de l’absence auquel il n’est donc pas étonnant que Lukács se réfère comme à un archétype. Cette approche permet une vision originale de la pensée scientifique si on la considère dans la perspective du paradigme cosmologique inflationnaire. La question de la validité du modèle demeure pertinente mais celle du choix ontologique entre les versions équivalentes perd son sens. Il ne s’agit plus de pénétrer le monde et sa signification mais de demeurer dans l’interstice infiniment mince qui sépare le monde de l’homme. La tension entre le décrit et le décrivant n’est plus une aporie de la pensée, elle en devient son essence. Les limites usuelles imputées à l’esprit humain dans sa faculté d’appréhender l’Univers ne sont plus une faiblesse à dépasser mais l’élément constitutif principal de la démarche. Bien sûr l’analogie a ses limites. Au sein même de la sphère artistique, la pensée de Lukács ne se déploie pas intemporellement jusqu’à la modernité : celui qui fût pourtant un véritable précurseur dans sa théorisation des ruptures avait peu de goût pour Matisse et Picasso, pour Schönberg et Webern. Son rapport à l’art est néanmoins riche de conséquences pour la question scientifique : il a transformé le point d’achoppement en clé de voûte de l’édifice. En explicitant la « faille essentielle entre l’intérieur et l’extérieur », Lukács porte au cœur du débat esthétique la difficulté majeure des modèles physiques d’univers. Sa réponse, si elle n’entend pas constituer une solution définitive et non équivoque au problème posé, permet pourtant d’inverser la perspective usuelle et de proposer une vision très cohérente. Bien qu’on souligne souvent ses affinités avec la doctrine du penseur hongrois, le rapport de Martin Heidegger à l’art et à l’esthétique est certainement beaucoup moins fructueux du point de vue de la résolution des apories cosmologiques. Sans doute, procède-t-il d’une même mouvance de mépris pour la création moderne, il partage un même pessimisme face au réel, il entretient un même rapport ambivalent – voir ambigu – avec le régime totalitaire émergeant (stalinien dans un cas et nazi dans l’autre) mais sa perspective est toute autre que celle de Lukács. Son approche quasi mystique 56 d’un Être (das Sein) total et oublié 56 M. HEIDEGGER, Introduction à la Métaphysique, traduit de l’allemand par G. Khan, Paris, Gallimard, 1987 (1e éd. all. 1952, 1e éd. fr. 1958) 40 qu’il faudrait retrouver contre l’être-là (Dasein) immergé dans la matérialité et l’étant (das Seiende) oublieux de l’essence ne vise plus à élucider ce que Lukács appelait la « non adéquation de l’âme et de l’action ». La tension subtile que Lukács avait mise en évidence et dont il avait usé pour créer un nouvel éclairage, devient chez Heidegger une difficulté insurmontable qui traduirait la décadence fantasmatique se développant depuis la Grèce antique jusqu’à l’occident contemporain. Toute tentative d’analogie entre les démarches esthétiques et scientifiques est presque intrinsèquement dénuée de sens chez Heidegger dans la mesure où il affiche non seulement un mépris évident 57 pour toute forme de pensée logique, physique ou mathématique mais marque également une scission infranchissable entre la modernité scientifique et le monde de l’art. Monde de l’art qui n’a d’ailleurs d’existence légitime chez Heidegger que dans une version présocratique antérieure à la chute de la métaphysique et fondamentalement orthogonale aux avant-gardes populaires qui se développèrent au cours du XXième siècle. Le rêve heideggérien, emprunté au poète Hölderlin, d’ « habiter poétiquement sur cette terre » ne résiste sans doute pas au déploiement mortifère de sa philosophie qui ne dépasse jamais véritablement – au moins pas dans le sens d’un nihilisme surmonté comme Nietzsche l’a proposé – le constat d’une irrémédiable déréliction de l’Être. Demeurent pourtant certains aspects de la pensée de Heidegger qui s’apparentent à une démarche cosmologique ou permettent, pour le moins, d’éclairer quelques aspects de celle-ci. D’abord par le rôle clé que joue la recherche de l’essence. La voie qu’il propose, la « fondation de l’Être par la parole », semble bien disjointe d’une recherche de type scientifique mais prend pourtant du sens dans cette direction si l’on tient compte du rôle central que le langage peut aussi y jouer. Le dire poétique permet, chez Heidegger, d’échapper à l’étant voilé, défiguré et mutilé par la technique. Il permet d’accéder à l’ « origine ». Peut-on se risquer à assimiler le paradigme cosmologique contemporain à un « dire poétique » ? Au sens d’un refus de la technocratie environnante qui n’interprète les choses que par leurs fins, certainement. Au sens de la capacité à synthétiser dans une phrase (ou une équation) les aspects antagonistes ou incompatibles (on peut penser à la dualité onde corpuscule ou aux tentatives de gravitation quantique) d’un réel protéiforme, sans aucun doute. Au sens d’une « proximité à l’origine », d’une quête absolue, probablement. Qu’il y ait une dimension poétique dans la création scientifique constitue presque une évidence mais que celle-ci soit en partie constitutive de celle-là est une proposition plus audacieuse. Les raisons de l’aversion de Heidegger pour la science peuvent-elles paradoxalement permettre de fonder la science ? 57 ibid p. 60 41 Dans une absoluité autonome et normative c’est vraisemblablement bien au-delà de l’analogie recherchée mais dans le cadre d’une démarche interprétative individuelle, l’hypothèse peut avoir un sens. Tout ce que Heidegger cherche dans le « dire poétique », jusqu’à l’ambiguïté des Chemins qui ne mènent nulle part, peut se trouver sans exégèse artificielle dans le modèle inflationnaire. L’intérêt très particulier qu’il voue à la grammaire, aux origines de la langue, à la source du dire, se dessine dans l’héritage formel que la science contemporaine doit à l’invention de la physique par les atomistes gréco-latins 58 et à l’avènement d’un langage mathématique de la Nature tel qu’Archimède le suggéra dans l’Arénaire. La dimension irréductiblement humaine que Heidegger assène au réel peut se lire dans l’arbitraire des hypothèses qui permettent la survie du paradigme face aux inadéquations avec les observations. Le rôle central de la quête de l’origine est bien sûr un dessein partagé. Considérer la cosmologie au vu des impératifs heideggériens ne constitue donc probablement pas une perversion de son système de pensée – ni d’ailleurs du mode scientifique – mais impose une redéfinition de l’Être convoité : il n’est plus un archétype perdu mais devient au contraire un monde à construire. On peut aussi noter que le caractère essentiellement cyclique – là encore en un sens très différent de celui de Nietzsche – de la pensée de Heidegger permet une vision originale de la construction cosmologique. Il ne s’agit bien évidemment plus de retrouver, par la grâce d’un homme au destin exceptionnel, ce que la Grèce d’Héraclite avait permis et compris il y a vingt-cinq siècles, mais plutôt d’échapper au point nodale du modèle que les cosmologistes désignent comme le why now 59 . La reproduction du « miracle », qu’il s’agisse dans un cas de l’art hellénique ou dans l’autre du Big-Bang, est un enjeu central des démarches. Heidegger n’aimait pas la physique. La physique, pourtant, pourrait bénéficier de ses thèses esthétiques si elles sont considérées en un sens moins restreint que leur auteur ne le proposait et si l’adage selon lequel « toute forme essentielle de la pensée se tient dans l’ambiguïté » 60 n’est plus porté au rang de principe mais simplement à celui de constat. Opposé à tous les dogmatismes, distant de tous les courants (comme le disait de lui Adorno), Walter Benjamin s’inscrit en marge des grands penseurs institutionnels – sa thèse 58 Je réfère ici à l’audacieuse et élégante hypothèse de Michel Serres qui sera brièvement rappelée dans le dernier chapitre de ce mémoire. 59 Le modèle cosmologique ΛCDM (Lambda-term and Cold Dark Matter) doit affronter une difficulté cruciale : pourquoi, dans l’histoire universelle, est-ce précisément aujourd’hui que l’énergie noire domine le contenu de l’Univers alors que cet instant n’a aucun statut privilégié : why now ? 60 M. HEIDEGGER, Introduction à la Métaphysique, op cit, p. 22 42 d’état lui fut refusée et il demeura interdit d’enseignement universitaire – mais ses propositions esthétiques s’inscrivent parmi les points de référence des développements ultérieurs. D’une façon assez différente de celle de Habermas, il tente de saisir le sens de la modernité et de concilier ses divergences et ses contradictions avec le secret espoir d’une cohérence interne sous-jacente. Benjamin accorde une importance particulière à l’aura. Ce concept, central chez lui dans la définition de l’art, est associé à une valeur de culte qu’il faut préserver de la dérive vers une valeur d’échange. C’est précisément dans la définition même de l’aura que l’analyse esthétique de Benjamin peut porter dans la sphère scientifique : il considère qu’il s’agit d’une « trame singulière d’espace et de temps ». On pourrait bien sûr développer une interprétation relativiste de cette proposition (n’est-ce pas exactement la définition de la métrique en mécanique einsteinienne ?) mais l’analogie n’est pas seulement formelle. Benjamin ajoute que l’aura est « l’unique apparition d’un lointain ». Cette sensibilité au caractère singulier est de la plus haute importance en épistémologie cosmologique. Elle n’est plus, chez Benjamin, une caractéristique parmi d’autres mais est élevée au rang de nécessité consubstantielle à la possibilité du geste artistique. En réfléchissant sur la reproduction de l’œuvre 61 , il montre l’existence d’une irréductible unicité qui transcende la possibilité technique de duplication. Dans une telle perspective, l’impossibilité de répéter l’expérience fondatrice en cosmologie physique, n’est plus une aporie à résoudre mais une version exacerbée de ce qui serait inhérent à la méthode. Une telle analogie n’est pas antagoniste à la démarche scientifique, elle impose seulement de rechercher des régularités62 plus que des identités. La mécanique quantique ayant montré que la reproduction parfaite n’est pas plus envisageable que l’observation sans interaction avec le système considéré, cet amendement à la méthode expérimentale de la physique apparaît de toute façon comme une contrainte interne. En associant le hic et nunc de l’original à l’« authenticité » irreproductible, Benjamin n’invalide pas la possibilité d’un protocole qui permette de déchiffrer l’art ou la Nature, il propose seulement de disjoindre chaque occurrence d’un point de vue ontologique. Il ne s’agit pas ici de revisiter une des multiples négations du principe des indiscernables de Leibniz (qui a fait couler tant d’encre lors de l’avènement d’une théorie claire des particules bosoniques) mais de considérer qu’il existe effectivement un original à l’aune duquel les copies perdent leur sens. N’est-ce pas exactement le problème que doit se poser la cosmologie 61 W. BENJAMIN, L’Œuvre d’Art à l’Epoque de sa Reproductibilité Technique, traduit de l’allemand par M. de Gandillac, Paris, Allia, 2003 (1e éd. all. 1972, 1e éd. fr. 2000) 62 C’est une notion très importante chez Goodman qui sera développée dans la dernière partie de ce mémoire 43 physique lorsqu’elle fait face à l’unicité de la réalisation ? Lorsque le fond diffus cosmologique est étudié afin d’extraire des informations cruciales sur l’Univers primordial, les incertitudes à grande échelle sont attribuées à la variance cosmique, c’est-à-dire au fait qu’il n’existe qu’un Cosmos observable. Quand les brisures spontanées de symétrie sont discutées pour comprendre comment l’état actuel de l’Univers peut découler d’un groupe mathématique plus vaste qui décrit la physique à haute énergie, c’est l’improbabilité de la réalisation (au sens statistique du terme) qui pose de nombreux problèmes conceptuels. La proposition de Benjamin consisterait, dans ce contexte, à ne plus considérer les mondes possibles comme ayant un sens scientifiquement pertinent mais de ne considérer le modèle qu’au vu du monde réel. L’aura n’est pourtant pas un être, c’est un attribut. Dans les cadres extrêmes de la création humaine – Fiat ars, pereat mundus 63 – ou de la création du monde, c'est-à-dire de l’art et de la cosmologie, il se pourrait pourtant fort bien que l’aura soit la condition de possibilité de l’être. La science du Cosmos, vue au travers du prisme de l’analyse de Benjamin, échappe donc naturellement à certaines de ses faiblesses usuelles : si elle procède d’une réalité artistique, elle ne saurait être reproductible. D’un point de vue plus pragmatique, Walter Benjamin s’est beaucoup interrogé sur les conséquences de la multiplication possible des œuvres : s’agit-il d’un enrichissement ou d’une atrophie des expériences esthétiques ? Son point de vue s’est lentement déplacé de la première à la seconde proposition. Il est intéressant de noter que si l’on change de registre dans l’analogie et que c’est à la physique et non plus à son objet – le monde – que l’on applique les raisonnements de Benjamin, les remarques ne perdent pas littéralement leur sens. L’immatérialité d’une théorie ne permet bien évidemment pas de considérer sa reproductibilité factuelle. Mais son aura réside dans son essence. Et celle-ci est effectivement reproductible avec des nuances et des variations sur le thème supposé central. En ce qui concerne, par exemple, la relativité générale, l’idée nouvelle consiste à traiter la gravité non plus comme une force mais comme un effet géométrique. Une fois acceptée cette révolution conceptuelle, il est effectivement possible de multiplier à l’infini les théorie viables (non intrinsèquement contradictoires et en adéquations avec les mesures à un instant donné) : on voit aujourd’hui fleurir de très nombreuses propositions fondées sur des termes d’ordres élevés en courbure, sur des champs scalaires additionnels, sur des dimensions supplémentaires plates ou courbes, etc. Et il est effectivement très probable qu’il s’agisse là d’un appauvrissement de l’expérience scientifique. L’aura de la relativité einsteinienne se dilue 63 ibid p.78, « qu’advienne l’art, le monde dut-il périr », phrase citée par Benjamin, avec d’ailleurs une certaine défiance, compte tenu de par la proximité qu’elle représente avec la conception fasciste de la pratique artistique. 44 dans la multiplicité des espace riemanniens et, bien qu’une telle évolution permette effectivement au plus grand nombre (d’initiés) de s’adonner à l’exercice flatteur de théorisation de l’Univers – à l’instar de la reproduction artistique qui permet à chacun l’illusion de s’approprier les chefs-d’œuvre, la découverte créative se meut peu à peu en exercice discursif. L’analyse sociologique de Benjamin porte largement hors de la sphère artistique et permet une lecture ironique de la dispersion contemporaine des possibilités mathématiques que propose la physique théorique. Comme le fait remarquer Marc Jimenez, c’est presque simultanément à la parution de l’essai de Walter Benjamin « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » que Herbert Marcuse publie un article intitulé « Sur le caractère affirmatif de la culture ». C’est un texte polémique qui rompt définitivement avec les grands systèmes philosophiques de l’art et ancre l’esthétique dans une dimension essentiellement politique et sociale. Marcuse développe la thèse selon laquelle la culture moderne est doublement affirmative : non seulement, à l’instar des idéaux antiques dont elle a hérités, propose-t-elle de fonder les valeurs sur une inaccessible vérité spirituelle et transcendante mais, de plus, a-t-elle supplanté à la promesse d’un bonheur la simple et désuète procuration d’un plaisir. Là encore, l’analogie scientifique est évidente quand on se place au niveau de la pratique effective. La physique contemporaine, comme celle des siècles précédents, ambitionne (souvent) d’asséner des vérités sur le monde. Mais elle ne se contente plus de cette dimension, certainement illusoire mais digne dans ses desseins : elle y adjoint une visée technocratique qui s’échappe de la sphère cognitive. Il ne s’agit plus seulement de comprendre et de connaître, ni même d’asservir (ce qui ne constituerait d’ailleurs pas une réelle rupture mais pourrait se lire dans une certaine tradition cartésienne), il s’agit plutôt de transformer la compréhension du monde en influence sur la contingence quotidienne. Ce nouveau registre qui devient indiscernable du précédent (une expérience de physique fondamentale peut-elle encore être financée si elle ne prétend pas permettre également – et souvent prioritairement – un everyday-life improvement 64 ?) ne cherche plus à répondre aux enjeux fondateurs du savoir et de la création, elle est effectivement du domaine de la procuration. En conformité avec les conclusions pessimistes que Marcuse expose dans « Eros et civilisation. Contribution à Freud » à propos de l’art, il semble que la science soit devenue un instrument de répression et même de sur-répression en 64 « Amélioration de la vie de tous les jours », en référence, par exemple, aux sites Internet de la NASA et de l’ESA. 45 ce qu’elle participe à la désublimation du monde. Marcuse ne nie pas aux œuvres la possibilité d’exprimer le génie humain ni leur capacité à transcender le réel, de la même façon qu’il serait déraisonnable de s’inscrire en faux par rapport à la dimension ontologique des ambitions de la cosmologie contemporaine. Il déplore, en revanche, que celles-ci ne servent plus à réfuter l’ordre établi mais à l’affirmer et à le soutenir. C’est effectivement une remarque qui peut s’appliquer à la physique du Cosmos sans ambiguïté. Non seulement dans la dimension politique – les détecteurs sont souvent construits parce qu’ils permettent également des avancées dans le domaine militaire et les scientifiques ne s’en soucient guère – mais aussi dans l’axe « métaphysique ». Ce dernier point se lit particulièrement bien dans les nouvelle tentatives de réhabilitation de l’homo-centrisme via un dangereux principe anthropique 65 . Même lorsqu’il n’est pas effectivement fait référence à ce principe – dans l’hypothèse d’inflation éternelle 66 par exemple – c’est bien la conciliation de l’improbable avec l’effectif qui motive un pan considérable de l’activité cosmologique actuelle. A un niveau inférieur, c'est-à-dire au sein même de l’activité scientifique, il est aisé de montrer que l’essentiel des efforts sont effectivement consentis dans le but de conforter l’idée dominante. C’est une des conclusions majeures de la réflexion de Kuhne sur la structure des « révolutions scientifiques » : hors de celles-ci, les recherches sont menées au sein du paradigme accepté et ne peuvent le contredire. On peut objecter à cette vision que la pratique scientifique procède au contraire par tentatives de falsification 67 : la vérification d’un résultat attendu est de portée bien moindre que la mise en évidence de failles au sein d’une théorie et les physiciens travaillent effectivement avec l’espoir avoué de mettre en défaut les modèles. Il ne s’agit pas là pourtant d’une contradiction par rapport à la proposition de Kuhne : on peut réfuter une hypothèse (et cela se fait quotidiennement) mais on ne peut – sauf révolution – le faire qu’au sein du paradigme. C’est exactement ce qui se passe, par exemple, quand on utilise les très récents résultats obtenus sur le fond diffus 68 pour réfuter la possibilité d’existence abondante de défauts topologiques dans l’Univers : une proposition est effectivement exclue, mais elle ne peut l’être que parce que le cadre de pensée du Big-Bang est implicitement supposé dans le 65 Qui vise à expliquer l’état actuel de l’Univers par la nécessité que l’homme puisse y vivre. 66 Voir le premier chapitre de ce mémoire. 67 Même si la plupart des épistémologues contemporains s’inscrivent en faux par rapport à Popper, force est de constater que certains des critères fondamentaux qu’il a établis sont pratiquement incontournables, ne serait-ce qu’au niveau théorique. 68 D. N. SPERGEL et alii, « First Year Wilkinson Microwave Anisotropy Probe (WMAP) Observations: Determination of Cosmological Parameters », Astrophysical Journal Supplement, 148, 2003, p. 175. 46 raisonnement. La « désublimation répressive » que Marcuse regrette dans L’homme unidimensionnel, cette complicité de la culture et de la société, cette assimilation abusive de la liberté à la libéralité, n’est donc pas sans écho dans le monde scientifique, au double niveau de la pensée physique elle-même et de sa pratique par la communauté des chercheurs. La « fin de l’utopie » qu’il lit dans la prise de pouvoir des institutions administratives et qu’il projette dans une possible fin de l’esthétique vaut sans aucun doute pour l’évolution de la science de la Nature dont l’objet et les méthodes se déplacent sur le même chemin technocratique. La contribution de l’Ecole de Frankfort à la réflexion sur l’art est avant tout connue par les travaux d’Adorno. Ses écrits sont d’une extrême richesse et il est pratiquement impossible de synthétiser sa pensée par quelques idées simples et concises. Marc Jimenez insiste sur l’aspect paradoxal de son soutien inconditionnel à l’avant-gardisme : Adorno milite pour une modernité radicale mais il ne voit pas que les œuvres qu’il encense sont déjà muséales, il ne jure que par la peinture non-figurative alors que celle-ci appartient déjà (en partie) à l’Histoire, il promeut le caractère subversif d’une littérature qui se trouve déjà dans les manuels scolaires, il loue la liberté procurée par l’atonalité de Schönberg sans voir que le dodécaphonisme est déjà un système dogmatique, il fait preuve d’un pessimisme presque omniprésent mais ne renonce jamais tout à fait au rêve stendhalien de l’art comme « promesse de bonheur ». Cette dualité inhérente à l’approche d’Adorno se lit effectivement tout au long de son œuvre et peut curieusement fonder une forme de cohérence et de complétude qu’un monisme rigoureux ne saurait approcher. Dès l’introduction de son ouvrage majeur, Théorie esthétique, Adorno pose la question centrale de sa démarche : celle du droit à l’existence de l’art 69 . Moins que dans les réponses apportées, souvent ambiguës ou spécifiques, c’est effectivement dans la problématisation de la légitimité de l’objet d’étude que les préoccupations d’Adorno peuvent toucher la réflexion épistémologique. Rejoignant Marcuse, il montre que l’élargissement des possibilités techniques devient souvent un « rétrécissement » de l’activité créatrice 70 . L’autonomie de l’art est avérée mais elle peut être aveugle. L’originalité de l’analyse adornienne – et sa portée jusqu’au domaine scientifique – vient de l’importance qu’il a accordé au « mouvement propre » de la discipline. En opposition à la plupart des penseurs du XXième siècle, Adorno a insisté sur l’historicité propre et 69 T. W. ADORNO, Théorie Esthétique, traduit de l’allemand par M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Klincksieck, 1995 (1e éd. all. 1970, 1e éd. fr. 1974) p. 15. 70 Ibid 47 autonome de l’art. Son mouvement cesse de n’être qu’un reflet des situations politiques et sociales, il acquiert un sens en soi et révèle une irréversibilité intrinsèque. Autrement dit, il existe des contraintes internes qui imposent un inexorable chemin et la liberté chèrement conquise est en partie illusoire. La proposition d’Adorno, quand on l’analyse suivant le champ cosmologique, prend un sens particulier parce qu’elle autonomise le discours sur l’Univers par rapport à l’Univers lui-même. Au-delà de la préoccupation usuelle de coexistence historique du système-Cosmos et du physicien qui le décrit, l’intérêt de la thèse d’Adorno est de soulever le problème plus profond de l’évolution interne du corpus théorique. L’évolution de la cosmologie peut-elle échapper à l’aveuglement inhérent à son simple mouvement ? Bien avant Goodman, Adorno écrivait que « les œuvres d’art se détachent du monde empirique et en engendrent un autre qui possède son essence propre ». C’est justement cette autonomie du monde créé – esthétique ou scientifique – qui oblige l’évolution à pervertir la discipline par rapport à ses aspirations initiales : il est impossible de ne pas évoluer et il est impossible de ne pas se distancier de son dessein au cours de cette évolution. La définition de l’art, dit Adorno, est toujours « donnée à l’avance par ce qu’il fut autrefois mais n’est légitimée que par ce qu’il est devenu » 71 . Lorsqu’elle est considérée pour la science de l’Univers, cette proposition souligne sous un angle original la disjonction entre l’hétéronomie de la validation par les résultats et l’autonomie de la poursuite du dessein original. Le rapport de la cosmologie au monde est effectivement ambivalent : comme Adorno l’écrit pour l’art, c’est bien la loi du mouvement qui permet l’interprétation et non pas les invariants. Pourtant, ce sont ces invariants qui définissent l’essence, elle-même fondamentalement disjointe de l’origine 72 , et permettent un déploiement pourvu de sens. La cosmologie s’exprime dans l’Univers et sur l’Univers, mais son destin est indépendant (dans une certaine mesure) de celui de l’Univers. Elle crée une sphère autonome qui ne saurait lui permettre de se « mettre en quarantaine »73 mais sépare radicalement le champ définitoire du champ de la pratique. Curieusement, les limites de l’hypothèse semblent moins gênantes quand on la lit dans le contexte scientifique ici considéré que quand on l’applique au monde de l’art comme Adorno le fit. La spécificité de la cosmologie, tant du point de vue des rapports qu’elle ne peut pas ne pas entretenir avec le monde extérieur que de par sa distance nécessaire avec toute forme de mimesis, est une 71 72 73 Ibid, p. 17. Ibid. Ibid, p. 25. 48 exemplification pratiquement idéalisée du mouvement de « rationalisation croissante » qu’Adorno soulignait en contrepoint de l’inévitable désoeuvrement de la praxis artistique. Théodore Adorno empruntait à Rimbaud l’adage selon lequel « il faut être résolument moderne ». Bien qu’il ne l’exprime pas explicitement comme tel, il semble que l’opposition à ce qu’il nommait avec Horkheimer l’ « industrie culturelle », le caractère révolutionnaire et souvent provocateur des créations, la capacité à rompre avec l’ordre établi, prennent le pas sur le contenu de l’œuvre. Face au constat désemparé de la capacité d’auto-destruction dont l’homme peut faire preuve (dans le contexte historique de la fin de la seconde guerre mondiale), Adorne cherche vraisemblablement à utiliser cette force d’auto-négation dans le monde de l’art pour précisément lui accorder la faculté de dépasser les canons et les archétypes du moment. Cette dualité contradictoire habite toute la création scientifique. Un article de recherche, pour être légitime et intéressant, doit être original et apporter des idées nouvelles. Mais pour porter au-delà de son auteur, il doit aussi être publié dans ce qui tient lieu de musée, ou de galerie, en physique : les revues internationales à comité de lecture. Comment accorder cette nécessité d’utiliser l’institution avec la recherche de sa pure réfutation ? C’est le long de ce chemin critique que se déploie un large pan de la pensée d’Adorno. Le risque de la modernité artistique « à tout prix », qu’il prend et assume, peut littéralement se transposer pour la modernité scientifique : il est tout à fait possible et cohérent de renoncer aux grands systèmes cosmologiques hérités d’une conciliation difficile entre relativité générale et théorie quantique pour proposer des alternatives. Elles représentent effectivement un risque parce qu’elles se distinguent du paradigme et de ses innombrables vérifications expérimentales, parce que l’Histoire montre que bien peu d’idées révolutionnaires ont été fructueuses, parce qu’elles placent leur auteur en situation de solitude intellectuelle dont peut émerger une solitude sociale. On pense, parmi les exemples sérieux, à l’univers fractal de Laurent Nottale : cette théorie très prometteuse (non sans lacunes et contradictions, mais existe-t-il un modèle absolument complet et cohérent ?) demeure marginale et suscite la méfiance a priori chez les spécialistes, même et surtout chez ceux qui n’en ont aucune connaissance. Le pari d’Adorno serait de privilégier ces pensées « hors de l’ordre » comme dirait Heidegger. D’assumer la discontinuité historique qu’elles représentent, de s’accommoder des erreurs qui les entâcheront, de faire fi de la perte d’un héritage. Le parallèle entre les champs disciplinaires est ici d’autant plus justifié que l’une des idées maîtresses d’Adorno consiste à considérer que les œuvres d’art ne critiquent (le terme est à prendre dans le contexte esthétique, c'est-à-dire comme un achèvement au sens de Benjamin) pas la réalité en la peignant de façon figurative mais en la travaillant et en la déstructurant, à 49 l’instar du modèle cosmologique qui n’a pas vocation à ressembler au monde mais à le reconstruire à partir de sa réduction à des propositions physiques élémentaires. Jimenez résume la philosophie esthétique d’Adorno à une démarche négative. S’il est sans doute excessif de passer sous silence ses contributions positives aux rapports complexes qui lient apparence et expression, cohérence et sens, sujet et objet, universel et particulier, il est évident que sa proposition s’inscrit essentiellement dans la perspective d’un refus de compromis et d’une démarcation par rapport au rêve de réconciliation de l’individu et du monde. Là encore, Adorno pense pour l’art mais peut éclairer la science : il soulignerait alors la démission de principe de la pensée physique quand il s’agit de l’homme, c'est-à-dire de l’incongruité supposée de la question, pourtant fort légitime, de l’incapacité patente de la science de la Nature à décrire aucun comportement vivant. Il faudrait se résoudre à l’existence essentiellement indépendante de différentes sphères intellectuelles et culturelles se déployant dans un monde extérieur et pourtant soumises à une inexorable « rationalisation croissante ». Dernière grande tentative de construction d’une théorie esthétique exhaustive et rigoureuse, l’œuvre d’Adorno est certainement déjà obsolète par bien des aspects mais elle est très féconde pour découvrir la pensée physique – et singulièrement la pensée cosmologique – dans la dimension complexe de son rapport à l’Histoire, à l’individu et à la société. 50 Figure 5 : Fractale de Mandelbrolt En parallèle à la démarche d’Adorno, et souvent en opposition à celle-ci, un certain nombre de philosophes se refusent à considérer la banalisation culturelle comme un facteur d’appauvrissement des expériences esthétiques. Au premier rang d’entre eux, Hans Robert Jauss propose une esthétique de la réception 74 qui insiste sur l’importance de l’accueil de l’œuvre auprès du public. Il ne s’agit pas, dans son optique, de considérer comme Duchamp – et beaucoup de penseurs dans son sillage – que c’est le regard qui fait l’art mais plutôt de s’intéresser à la potentialité normative de la réception. Les différentes réactions possibles face à l’œuvre, perçue alors comme un contenu propositionnel pur, ne se valent pas et définissent une véritable taxonomie. Jauss veut revaloriser la jouissance esthétique. Bien qu’il revendique une forte hérédité kantienne, parce qu’il prône justement un art permettant la satisfaction universellement partagée, sa proposition n’a certainement pas la portée et la généralité qui permettrait de l’étudier hors de son champ. Centrée sur l’art en tant qu’art et fondée sur la 74 R. JAUSS, Pour une Esthétique de la Réception, traduit de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard, 1978 (1e éd. all. 1972). 51 polarisation de la relation de l’artiste au spectateur, la philosophie de Jauss est peu adaptée à la réflexion sur la science. De fait, soumettre la physique à ces propositions reviendrait strictement à considérer la science comme un art et non plus à sonder l’éclairage que l’esthétique peut apporter à l’épistémologie sans nier leurs spécificités. Feyerabend 75 s’est essayé à ce jeu dangereux qui sera succinctement présenté dans la conclusion de ce mémoire. C’est sans doute Jürgen Habermas qui, dans ce renversement culturel de l’esthétique succédant à la révolution politique du « monde de l’art », permet le plus certainement une extrapolation hors de son domaine. Il n’existe pourtant pas stricto sensu d’esthétique habermasienne. Son engagement dans les débats de la cité se présente à contre-courant d’une tendance contemporaine de recentrage de la philosophie sur des problèmes techniques internes, neutres du point de vue éthique. D’une part, Habermas défend une image modeste, « déflationniste » écrit-il, de la philosophie. Il la définit comme une prise en charge et une explicitation de « l’expérience ordinaire située » et de ses structures plutôt que comme une façon de les congédier pour faire place à un savoir surplombant et pur qui s’inscrirait dans une tradition platonicienne ou cartésienne. En écho à cette prudence annoncée qui s’inscrit dans la lignée de ce que Merleau-Ponty nommait « la conscience de la rationalité dans la contingence », la pensée de Habermas ne cache pas son ambition de la recherche d’une unité discursive fragile et en constante formation. Manfred Franck considérait que Habermas a intégré comme nul autre « les courants les plus divergents avec autant d’ouverture ». C’est précisément dans cette capacité synthétique que l’on peut chercher quelques éléments fructueux pour la fondation d’une épistémologie. Dans une certaine tradition d’origine hégélienne, Habermas tente de substituer à une philosophie dialectique une forme de philosophie dialogique qui en reprendrait la forme sans en partager le fond. En solutionnant ainsi quelques apories du matérialisme marxiste dont il ne renie pas toutes les conclusions, Habermas parvient à hisser l’intersubjectivité à un rang plus ontologiquement central que le sujet lui-même. Ce changement radical de perspective est important du point de vue esthétique – et a été interprété comme tel par nombre d’exégètes – mais il l’est certainement plus encore d’un point de vue scientifique. Cette catégorie, qu’Edgar Morin considérait comme fondatrice de la démarche physique, se trouve donc ici introduite par un biais différent et indépendant. Il est révélateur de constater que, chez Habermas, cette intersubjectivité n’a aucune prétention à devenir un nouvel Arche qui acquerrait une dimension principielle. Elle 75 P. FEYERABEND, La Science en tant qu’Art, traduit de l’allemand par F. Périgaut, Paris, Albin Michel, 2003 (1e éd. all. 1983). 52 intègre sa contingence et en tire sa légitimité. Elle permet en somme de substantialiser les consensus et les oppositions en opérant une synthèse qui ne s’opposerait pas à la pluralité des voix. Cette concordance de solutions entre la visée habermasienne, qui entend avant tout penser la modernité au-delà de son échec effectif, d’une part, l’utilisation esthétique « traditionnelle » de ce concept pour permettre d’outrepasser les contradictions kantiennes 76 d’autre part et, finalement, la grande pertinence scientifique de l’approche, autorise quelque espoir dans l’analogie proposée. La philosophie de Habermas est très nuancée : bien que dans l’horizon adornien, il fait preuve d’une plus grande retenue. Là où Adorno rejette en bloc toutes les sciences sociales contemporaines, Habermas entreprend une critique interne, là où Adorno condamne l’épistémologie moderne comme irrémédiablement entachée de positivisme, Habermas s’emploie à reconstituer la généalogie et à tracer les limites. Il tente de comprendre de l’intérieur. Cette conscience recherchée d’une intériorité inévitable et souhaitée est particulièrement propice à la pensée cosmologique. Comme rappelée dans la première partie de ce mémoire, l’une des spécificités de cette science vient de ce que l’observateur ne peut se soustraire au système qu’il observe. C’est très exactement la difficulté à laquelle Habermas considère devoir faire face. Dès l’introduction du Discours Philosophique de la Modernité 77 il expose la difficulté que représente l’impossibilité de s’extraire de la modernité pour procéder à une critique de celle-ci. En soulignant le paradoxe d’une pensée qui s’interdit de trouver en elle-même la solution aux contradictions qu’elle tente de percevoir hors d’elle-même, il propose une solution communicationnelle dans laquelle le discours est simultanément médiateur et finalité. Autrement dit, la philosophie de Habermas, quand on la lit au jour de la problématique cosmologique, semble se diriger vers un compromis assumé qui se place entre matérialisme radical et idéalisme radical, au sens des topiques de Bernard d’Espagnat 78 . Bien sûr, ce détournement scientifique des idées de Habermas n’est pas sans poser de difficultés puisque dans son ouvrage rédigé avec Adorno La dialectique de la raison (qui marque une certaine distanciation de Habermas par rapport à l’orthodoxie du manifeste fondateur de Horkheimer auquel il s’était rallié depuis son premier livre L’Espace Public jusqu’à Après Marx) conclut justement à l’impossibilité d’une science émancipatrice. Mais c’est sans compter, précisément, sur la possibilité de revisiter la question 76 On réfère ici au caractère simultanément individuel et universel du jugement de goût 77 J. HABERMAS, Le Discours Philosophique de la Modernité, traduit de l’allemand par C. Bouchindhomme et R. Rochiltz, Paris, Gallimard, 1988 (1e éd. all. 1985) p. I. 78 B. d’ESPAGNAT, Une incertaine réalité, Paris, Gautier-Villard, 1985 53 scientifique au travers du prisme dialogique. A la différence d’Adorno, Habermas n’est pas rivé sur la fonction représentative du langage ordinaire mais cherche à montrer que dans l’interaction communicationnelle authentique, l’unification qui prend la figure de l’entente ne se comporte jamais de façon strictement négative à l’égard du non identique. Au contraire, en faisant face aux ambivalences, il permet de penser l’art et la science comme des interreprésentations possibles d’un monde protéiforme. Habermas se réfère souvent à Baudelaire et lui emprunte la proposition selon laquelle l’œuvre occupe « une place singulière à l’intersection des coordonnées que sont l’actualité et l’éternité ». Peut-on penser meilleure synthèse de la force et de la faiblesse d’une théorie cosmologique ? Actuel (donc périssable) par essence mais éternel par son objet. « La modernité, écrivait Baudelaire cité par Habermas 79 , c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Au-delà de cette cohérence paradoxale mais intrinsèque, qui se traduit par une exceptionnelle sensibilité aux tensions entre l’essentiel et le substantiel (pertinent dans la sphère artistique comme dans la sphère scientifique), Habermas réfléchit également sur les versants extrinsèques de la modernité. En fustigeant les critiques qui confondent l’échec politique et social de la modernité avec une erreur du dessein lui-même, il conclut qu’« aucun parti n’a le monopole des attaques contre les intellectuels ni du néoconservatisme ». Son appel à une résistance artistique accrue pour contrer l’autonomie grandissante des systèmes étatiques d’exploitation résonne bien au-delà de l’esthétique. Ce texte, contemporain du fameux appel qu’il prononça en faveur de la désobéissance civile lorsque le gouvernement américain et l’OTAN cherchaient à implanter de nouveaux missiles nucléaires en République Fédérale Allemande avec la bénédiction du chancelier Khol, est une invitation au « droit supra-positif de résistance ». Tout l’espace de pensée dialogique capable de ne pas renoncer à l’ambition de la modernité est concerné. La recherche scientifique est, chez Habermas, une pratique de la cité dont les enjeux sont beaucoup plus subtils que la simple production de connaissance et constitue, elle aussi, un « projet inachevé ». 79 Dans le catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Centre Georges Pompidou, Paris, 1987 54 3. Nelson Goodman : des mondes et des mots Simultanément au courant européen dont les principales figures de proue ont été présentées dans le chapitre précédent, une esthétique d’origine analytique s’est développée dans les pays anglo-saxons au cours des dernières décennies. Plutôt que de se focaliser sur une opposition systématique entre l’Etat et la création, en partie effective et en partie fantasmatique, le courant analytique ne porte plus la dimension sociale, humaine ou épistémique au cœur de l’enjeu et déplace la question de la signification vers celle de la syntaxe. Certains 80 considèrent que ce recentrage sur la méthode au dépend de l’objet est un retour aux sources d’inspiration socratique. Sans caricaturer dans cette direction, on peut considérer que la démarche analytique, de par sa nature, est effectivement en mesure de faire face à la plupart des interrogations philosophiques (non pas nécessairement dans leur dimension ontologique mais au moins dans leur dimension logique). Le noyau méthodologique de la pensée analytique réside certainement dans la thèse que l’objet premier de la philosophie n’est pas le monde mais « la manière dont le monde est pensé et dit » 81 . Au lieu de voir, comme c’est souvent le cas dans la démarche substantialiste, le langage comme une distorsion de l’Être qu’il faut tenter de dépasser, la philosophie analytique le considère comme une réalité irréductible : le monde pensé et dit est le monde, il est une activité sémantique humaine. La proposition analytique a ses limites et montre, dans ses propres énoncés, l’horizon qu’elle fixe d’elle-même. Nombre de métaphysiciens contemporains attendent un ontologic turn qui prendrait le relais attendu du linguistic turn de Rorty, mais les propositions fondamentales de la pensée analytique conservent une portée qui demeure tout à fait d’actualité. Du point de vue de l’esthétique, deux personnages ont sans doute marqué la philosophie analytique plus que tout autre : Nelson Goodman et Arthur Danto. L’enjeu de ce chapitre consiste à montrer en détails les conséquences que leurs travaux pourraient revêtir s’ils étaient considérés dans le champ cosmologique. La spécificité analytique est particulièrement propice à cette mise en perspective « hors champ » parce qu’elle est précisément centrée sur les moyens plutôt que sur les « choses ». Les propositions de 80 En particulier J.-M. Schaeffer, dans ses analyses de Danto. 81 A. Danto, Analytical philosophy of Action, Cambridge University press, 1973, p. VII. 55 Goodman et de Danto sont contestables – et contestées – au sein même de leur domaine naturel d’application : beaucoup d’artistes ne souscrivent en aucun point à cette herméneutique complexe. Paradoxalement, nous tenterons de montrer que les schèmes qu’ils ont mis en place pour définir et critiquer l’activité de création plastique (l’un et l’autre s’intéressent presque exclusivement à la peinture) sont singulièrement bien adaptés pour éclairer, pour qualifier et, parfois, pour contester l’épistémologie de la cosmologie physique contemporaine. Leurs conclusions permettent de risquer une vision décalée de l’activité de recherche scientifique sur l’Univers, certainement amoindrie dans ses prétentions mais peutêtre plus cohérente dans sa définition du rapport complexe entre le Monde et l’homme qui le décrit sans s’y soustraire. 3.1. Créer des univers « Des mondes innombrables faits à partir de rien par l’usage de symboles », c’est en ces termes que s’ouvre le fameux ouvrage de Goodman Ways of Worldmaking 82 . La multiplicité des mondes, l’apparence trompeuse du donné, le pouvoir créateur de la compréhension, la variété et la fonction des symboles sont ainsi d’emblée proposés au lecteur et placés au cœur de la discussion. Puisque c’est bien d’une discussion qu’il s’agit en fait, entre les thèmes développés par Ernst Cassirer et les questions que Goodman entend leur poser pour les compléter et les affiner. En quel sens au juste y a-t-il plusieurs mondes ? Qu’est-ce qui distingue les mondes authentiques des contrefaçons ? De quoi les mondes sont-ils faits ? Comment sont-ils faits ? Et surtout, quel rôle les symboles jouent-ils dans ce faire ? Il n’est plus question de réception ou de perception mais bien d’action : comment ces symboles dénotent-ils, quelle « voie de référence » utilisent-ils ? La thèse de Goodman, si elle devait être synthétisée en deux mots, avec sa richesse et ses contradictions pourrait sans doute se résumer au titre de l’ouvrage de William James A pluralistic Universe où le choix entre monisme et dualisme tend à s’évanouir sous l’analyse. La force et l’originalité de la proposition de Goodman viennent sans doute de ce qu’elle ne s’intéresse pas à la diversité des mondes possibles, mais à celle des mondes réels et effectifs. Le premier exemple auquel recourt le philosophe est celui du système solaire : les énoncés « le Soleil se meut toujours » 82 N. GOODMAN, Manières de Faire des Mondes, traduit de l’anglais par M.-D. Popelard, Nîmes, Catherine Chambon, 1992 (1e éd. ang. 1977), p. 9. 56 et « le Soleil ne se meut jamais » sont à l’évidence tous les deux justes et pourtant mutuellement exclusifs. La physique a coutume de considérer qu’il n’y a là aucune aporie, bien au contraire, et que c’est de ce relativisme du référentiel, dont l’importance a été présentée dans la première partie de ce mémoire, que naît la cohérence de la théorie. Mais Goodman pousse l’interrogation plus loin et cherche à sonder la possibilité d’appréhender le monde indépendamment du système d’ancrage particulier considéré pour le dépeindre. C’est en ce sens qu’il écrit que « quoiqu’on ait à décrire, on est limité par les manières de décrire. A proprement parler, notre Univers consiste en ces manières plutôt qu’en un ou des mondes ». Ces descriptions rivales du mouvement sont sans doute un exemple de peu de poids dans la mesure où elles se transforment canoniquement les unes en les autres (c’est le groupe de Galilée en mécanique newtonienne et le groupe de Lorentz-Poincaré en mécanique relativiste). En revanche, la grande variété des versions et des visions qui permettent, selon Goodman, la co-existence des sciences en général, des arts et des lettres est beaucoup plus significative du point de vue des perceptions qui en sont nourries, des circonstances qui entrent en jeu, des intuitions et des expériences de pensée qui en découlent. Ici, les cadres de référence ne forment pas un ensemble aux contours définis, il n’existe plus de règles systématiques ou d’algorithme pour transformer « physique, biologie ou psychologie » l’une en l’autre, ni pour transposer « le monde de Van Gogh en celui de Canaletto ». De telles versions, qui n’ont aucune valeur de vérité, ne sont pas des descriptions mais des dépictions, c’est-à-dire qu’elles dénotent sans dépeindre 83 . La consolation d’une intertraductibilité s’évanouit. Malgré tout, une version correcte ne diffère-t-elle pas d’une version incorrecte uniquement dans sa manière de s’appliquer au monde ? Goodman inverse radicalement la perspective et considère que c’est le monde qui dépend de la correction. C’est une façon de prendre au sérieux la boutade d’Einstein selon laquelle la nature aurait été dans l’erreur si elle n’avait pas corroboré sa théorie. Se plaçant dans la perspective d’une prise de conscience de la complexité des rapports entre le monde et ses images (pour finir par abolir la distinction elle-même, en un sens littéral qui n’est ni celui de l’Image-temps ni celui de l’Imagemouvement de Deleuze 84 ), Goodman considère qu’il est impossible de tester une version en la comparant avec un monde qui n’est pas décrit ni perçu. C’est en quelque sorte le paradoxe de la primauté et de l’antériorité qui est ici posé simultanément à la science et à l’art : si la 83 N. GOODMAN, Langages de l’Art, traduit de l’anglais par J. Morizot, Nîmes, Catherine Chambon, 1990 (1e éd. ang. 1968), p. 65. 84 G. DELEUZE, L’Image-Mouvement, Paris , Editions de Minuit, 1983 ; G. DELEUZE, L’Image-Temps, Paris, Editions de Minuit, 1985 57 description ne saurait, par essence, précéder le monde, il semble que le monde ne saurait non plus la précéder puisqu’il ne donnerait alors aucun critère de rectitude. Deuxième indice fort en faveur d’une disparition de la dichotomie exclusive entre le réel et ses représentations. Il est donc clair que pour Goodman il existe plusieurs versions différentes du monde et que la question de savoir combien il existe de mondes en soi est vide de sens. Les nombreuses versions ne requièrent ni ne présupposent d’être réduites à un unique fondement. Le pluralisme ici considéré n’est pas antagoniste de la vision scientifique, Goodman considère qu’il s’opposerait seulement, mais totalement, à un physicalisme radical et monopolistique qui considérerait la description mathématico-logique du réel, supposé extérieur, comme prééminente et singulière en ceci que toutes les autres versions devraient, in fine, s’y réduire. Il propose en fait que la science de la Nature accepte ce que l’art a compris et intégré depuis longtemps. Goodman a alors beau jeu de rappeler qu’il est peu probable que la vision du monde de James Joyce puisse un jour être réduite à la physique, même si Joyce a beaucoup inspiré les physiciens ! Il développe en parallèle l’idée que la physique est en elle-même fragmentaire. Ce point, évoqué dans le premier chapitre du mémoire, est caricaturalement vérifié dans le cadre de la cosmologie qui fait appel et tente de concilier des approches intrinsèquement incompatibles. On peut d’ailleurs aller plus loin que Goodman et remarquer que la physique est non seulement cloisonnée mais aussi contradictoire. Le premier point se lit, par exemple, dans le fait qu’on est aujourd’hui dans l’impossibilité de rendre compte de la physique nucléaire à partir de la physique des particules, c’est-à-dire de décrire correctement un proton à partir des quarks qui le composent. Il s’agit pourtant de disciplines extrêmement proches. Le second point se voit, par exemple, dans l’incompatibilité de la mécanique quantique avec la relativité générale (non pas seulement dans les calculs explicites – la renormalisation – mais aussi dans les concepts centraux comme celui de trajectoire qui est indispensable en gravitation einsteinienne et dépourvu de signification en théorie des champs quantiques). Dans l’Univers relativiste, la Lune ne tourne plus autour de la Terre, elle avance en ligne droite dans l’espace-temps dont la trame géométrique est modifiée par la présence de la Terre. Bien sûr, des efforts importants sont consentis pour palier ces difficultés. Mais il est important de noter que dans la pratique scientifique, ces contradictions ne semblent poser aucun problème particulier et que l’absence de solution après près d’un siècle de recherche – qui peut être légitimement interprété comme une indication forte en faveur d’une incohérence interne insurmontable – n’incite, dans les faits, à aucune remise en cause de la légitimité de la démarche. Si l’on accepte la cosmologie comme une version du monde, il faut alors la 58 considérer comme une version protéiforme : elle n’est, au sein même de son corpus, pas unitaire. Goodman ne dénigre pas les opérations intellectuelles de construction et de réduction au sein du système scientifique. Il en fait même un clair éloge et considère que réduire un système à un autre peut constituer une contribution authentique et majeure à la compréhension des interrelations entre les mondes. Mais il considère qu’une réduction est presque toujours partielle et rarement unique : exiger une pleine et exclusive réductibilité à une version unique (qui pourrait être la physique), obligerait à renoncer à toutes les autres versions et à ne plus accepter, dans une optique pluraliste (que Goodman tente, tout au long de son œuvre, de concilier avec une version nominaliste), que des versions autres que la physique puissent être acceptables sans conduire à une conception atténuée de la rigueur. Cette proposition nécessite de reconnaître que différents standards, non moins exigeants que la science, sont appropriés pour estimer ce qu’apportent les versions perceptuelles, picturales ou littéraires. Autrement dit, toute gnoséologie n’est pas nécessairement une épistémologie. Il faut donc rechercher l’unité, non pas dans quelque chose d’ambivalent ou de neutre gisant au dessus ou en dessous des différentes versions, mais dans une organisation générale qui les embrasse. Cassirer entreprend cette démarche par le recours au mythe, à la religion et au langage pour mettre en perspective les croisements des différentes cultures. Goodman s’adonne plutôt à une étude analytique sur les types et les fonctions des symboles et des systèmes symboliques. Cette direction est extrêmement féconde pour la réflexion sur l’art et fut exhaustivement utilisé en ce sens par beaucoup d’analystes, y compris l’auteur lui-même. Elle ouvre également des portes intéressantes pour sortir d’un certain nombre de contradictions du modèle cosmologique. Elle pousse à l’extrême la proposition d’inflation éternelle de Linde 85 : il ne s’agit plus seulement de considérer qu’il existe d’autres univers (essentiellement décorellés) pour résoudre les difficultés liées aux brisures de symétrie et aux conditions initiales mais de voir ces différents univers au sein même de ce que l’on nomme le monde. On reproche souvent à Goodman l’arbitraire de son point de vue. Celui des cosmologistes l’est certainement plus encore dans la mesure où il est pratiquement invérifiable et infalsifiable par essence, à la différence de la proposition de Goodman. La philosophie de Goodman intériorise ce qui était pressenti comme nécessaire mais demeurait extérieur au monde. La diversité des possibles à laquelle la cosmologie ne peut pas ne pas faire face devient une diversité des réels. En rendant omniprésente la difficulté centrale et en multipliant à l’infini ses occurrences, elle 85 Voir le premier chapitre de ce mémoire 59 offre une solution élégante qui déplace le problème dans un autre ordre. Il n’est plus relatif à une description particulière mais à la possibilité même de décrire. Figure 6 : Andrei Linde, Création d'Univers avec inflation à double champ scalaire Face à cette audacieuse proposition, deux questions doivent être posées : quelles possibilités existe-il pour fonder une telle vision et comment peut-on effectivement faire des mondes ? A la première question, Goodman répond de façon assez laconique. Il rappelle brièvement les critiques opérées, en particulier chez Berkeley et Kant, sur la perception sans concept, sur le donné pur, sur l’immédiateté absolue, sur toutes ces tentatives de fondement par des archétypes de ce qu’on pourrait assimiler à des archaï. Evoquer un contenu non structuré, un donné non conceptualisé, un substrat sans propriété, échoue de soi car le langage impose de telles structures. Les prédicats, les images, les manières d’étiqueter, les schémas, résistent à l’absence d’application mais le contenu s’évanouit alors dans la forme. On peut bien, écrit-il, avoir « des mots sans monde, mais pas de mondes sans mot » ! Bien qu’en un sens très différents on pourrait croire lire Beckett déclarant que « nous sommes faits des mots, des mots des autres ». Plus exactement, ce que Goodman tente ici de montrer, c’est que les entités dont les mondes sont faits sont faites en même temps que les mondes. Faire, c’est dans cette perspective refaire et défaire, il faut toujours « partir des mondes à disposition ». La 60 substance s’est dissoute dans la fonction. A la seconde question, Goodman donne une réponse beaucoup plus détaillée. Il n’entend pas supplanter Dieu (il est d’ailleurs à noter qu’avec un certain cynisme Goodman parle des « dieux et autres faiseurs de mondes ») mais tente d’élucider le problème de l’élaboration d’un monde à partir des autres. La taxonomie des critères est simple et évoquée avec précision. Nous l’étudions ci-dessous dans l’optique du propos de ce mémoire. 3.2. Critères de rectitude Le premier critère est la « composition et la décomposition ». Faire le monde, dit Goodman, c’est « séparer et réunir, diviser les totalités en parties, positionner les genres en espèces, analyser les complexes en traits qui les composent, établir des distinctions ». Mais ensuite, il faut recomposer les totalités à partir de leurs membres et les parties avec les sousclasses, combiner les composantes pour faire émerger des complexes et, surtout, faire des connections. Dans cette démarche, les étiquettes, c’est-à-dire les noms, les prédicats, les gestes et les images jouent un rôle absolument central : on ne construit pas ex nihilo. L’identification est relative et contextuelle. C’est un problème qui semble assez trivial mais qui a son importance en science 86 : l’équation x=y n’a, potentiellement, de sens que parce que je me place dans un système formel symbolique au sein duquel les lettres représentent des variables qui, elles-mêmes, prennent des valeurs numériques appartenant à un ensemble défini. D’un point de vue graphique, cette égalité n’a strictement aucun sens. Au-delà de cet exemple caricatural, c’est une remarque de grande portée en physique parce qu’elle invite à considérer que ce qui est dit (et se traduira nécessairement par une égalité à un moment ou un autre) ne concerne pas les choses du monde mais un système sémantique particulier qui doit être défini. Autrement dit, les interrogations de la cosmologie ne sont pas nécessairement infondées mais elles peuvent être simplement dans l’erreur quant à leur objet. Et ce qui vaut pour l’identité vaut, chez Goodman, pour la répétitivité. C’est là encore un point très important pour la physique, au moins du point de vue heuristique. Il montre que quand une expérience est supposée être reproduite dans les mêmes conditions, c’est toujours relativement à un protocole particulier. C’est là une remarque très lourde de conséquence dans la mesure où la physique ne s’intéressant jamais aux conditions initiales (si ces dernières 86 La plupart des philosophes ayant réfléchi sur l’utilisation de signes, à commencer par Leibniz, se sont intéressés à ce point. 61 étaient effectivement produites par la théorie il ne serait pas nécessaire de s’intéresser à cet aspect), la capacité à reproduire exactement l’expérience est cruciale pour la validité du protocole. Mais qu’est-ce que reproduire une expérience exactement dans les mêmes conditions ? Un physicien des particules pourra strictement considéré que les conditions sont identiques entre une collision de protons ayant lieu en journée et au cours de la nuit si le collisionneur fonctionne nominalement dans les deux cas. Un physicien qui s’intéresse à la sensibilité photovoltaïque d’une cellule de silicium par exposition au rayonnement solaire ne le pourra certainement pas ! La situation en cosmologie est différente : les conditions initiales ne pouvant être extraites du corpus, il est nécessaire de procéder par expérience de pensée. Là encore, néanmoins, la proposition de Goodman demeure valide – même si elle perd une partie de sa portée – dans la mesure où elle récuse le sens même de l’absoluité de la reproductibilité du système-Univers. Chez Goodman, l’uniformité de la nature dont nous nous émerveillons ou l’irrégularité contre laquelle nous protestons font partie d’un monde que nous faisons nousmême. Cette évidence esthétique devient une avancée spectaculaire en physique. Elle ne signifie pas que la science n’a pas d’objet, mais qu’elle constitue son objet. Ce qui revêt bien sûr un sens particulier quand l’objet est l’Univers, qu’il devient donc indispensable de construire au vu de la visée recherchée. Goodman considère que tout dépend des genres qui sont décrétés pertinents : c’est une activité décisionnelle de l’agent qui pense et qui, dans cette circonstance, fait le monde. Là encore, la physique contemporaine peut sans doute exemplifier cette thèse. L’enjeu essentiel de la science des particules consiste à unifier. Unifier les forces et les corpuscules 87 : aux cent cinq éléments chimiques du tableau de Mendeleïev, le paradigme actuel a supplanté quelques leptons, quelques hadrons et les bosons de jauge. Mais par ailleurs sa consoeur inévitable en cosmologie, l’astrophysique, semble au contraire choisir la voie de la diversité. Elle met sans cesse en lumière de nouveaux objets jusqu’alors insoupçonnés : des naines blanches, des naines brunes, des naines rouges, des étoiles à neutrons, des disques protoplanétaires, des quasars, des pulsars et jusqu’aux fameux trous noirs auxquels Einstein lui-même ne croyait pas. La physique de l’Univers conforte donc effectivement le point de vue de Goodman au sein même de son système. Mais pour valider réellement l’hypothèse, il faut encore s’assurer qu’il s’agit là effectivement d’un choix du chercheur et non pas d’une découverte extérieure, imposée par le monde. Ce dont il est difficile de douter au vu des aspects scientifico-sociaux qu’évoque, en particulier, Edgar 87 Électricité, magnétisme, force faible, force forte et gravitation pour les interactions; fermions et bosons pour les particules (cf premier chapitre). 62 Morin dans son approche d’une Science avec Conscience 88 . On peut considérer dans l’actualité astrophysique récente un exemple en ce sens : des rayons cosmiques dont l’énergie dépasse tout ce qui avait été imaginé ont été découvert dans les dernières décennies. Certains y voient, à raison, un nouveau phénomène qui s’ajoute à la diversité des manifestations célestes. Beaucoup d’articles sérieux sont écrits et publiés en ce sens. Mais d’autres y voient, à raison également, une preuve de la convergence des connaissances puisqu’une même classe d’astres (les hypernovae) serait à l’origine de ces observations et de l’énigme des sursauts gammas. Tout autant d’articles sérieux sont écrits et publiés en ce sens. Physiciens de particules et astrophysiciens façonnent effectivement des mondes différents. Figure 7 : Vue d'artiste d'une hypernova Le second critère a trait à la pondération. Certains genres pertinents dans un monde manquent dans un autre. Ils n’en sont vraisemblablement pas strictement absents mais ils y sont présents au titre de genres non pertinents. Les différences et les nuances entre les mondes ne proviennent pas tant des entités retenues que de la force ou du relief qu’elles y acquièrent. Donnons un exemple simple : la couleur bleu n’est jamais stricto sensu absente de la physique. Rien n’invite à ne pas considérer l’existence de rayonnements électromagnétiques 88 E. MAURIN, Science avec conscience, Fayard, Paris, 1990 (1e éd 1982) 63 de quatre cent nanomètres de longueur d’onde environ dans le cadre d’une réflexion sur la production de partenaires supersymmétriques des gravitons à l’issue de l’inflation 89 . Mais c’est clairement une catégorie non pertinente, sans pour autant être dénuée de sens. Ce même bleu profond, dont les caractéristiques générales ont été décrites par Kandinsky 90 , utilisé dans la diagonale lyrique de Composition IX ou baptisé IKB 91 dans un monochrome de Klein acquiert bien sûr un tout autre statut : il devient relevant. Goodman considère que plus que de nommer ou de décrire, la tâche spécifique des œuvres d’art consiste à illustrer les genres pertinents. La différence majeure entre art et science est donc beaucoup plus subtile : l’art se situe dans un méta-monde qui permet de sonder le sens des autres univers. Même lorsque coïncident les champs d’application – les objets décrits ou dépeints – il arrive que les types ou les genres exemplifiés et exprimés soient très différents. Un poème, explique Goodman, qui ne contient aucun prédicat explicitement triste ni ne réfère à des personnages effectivement moroses peut être mélancolique par sa structure même. Il considère que l’exemplification et l’expression, bien qu’allant dans la direction opposée à celle de la dénotation (c'est-à-dire du symbole à l’un de ses aspects littéraux ou métaphoriques au lieu d’aller vers ce à quoi il s’applique) n’en sont pas moins des fonctions référentielles symboliques et des instruments pour faire un monde. La troisième approche de Goodman s’intéresse à l’agencement. Des mondes dont les différences ne concernent pas les entités ni l’accentuation peuvent néanmoins différer sur ce critère. De même que rien n’est au repos ou en mouvement qu’en fonction d’un cadre de référence, rien n’est primitif ou premier dans la dérivation indépendamment d’un système de construction. Ce pas décisif, aux conséquences immédiates du point de vue esthétique, est très important pour la cosmologie et même pour la physique en général. Depuis les années cinquante, depuis le développement de la théorie quantique des champs et du théorème de Noether 92 , la tendance est à fonder les théories sur les symétries. La transformation de Lorentz qui permet de décrire les transformations spatio-temporelles en relativité restreinte peut, comme on l’a rappelé précédemment, être vue comme résultant des propriétés d’homogénéité et d’isotropie de l’espace et du temps. L’électrodynamique quantique, qui rend 89 Il s’agit de l’un des problèmes cruciaux du paradigme inflationnaire: ces particules métastables doivent se former en quantités trop abondantes par rapport à ce que permet l’existence des noyaux tels qu’observés. 90 V. KANDISNSKY, Du Spirituel dans l’Art et dans la Peinture en Particulier, traduit de l’allemand par N. Debrand, Paris, Folio, 1989 91 92 International Klein Blue Lien entre les symétries et les lois de conservation (cf premier chapitre) 64 compte du comportement des interactions nucléaires faibles, peut être vue comme résultant d’une invariance par rotation dans l’espace électron-neutrino. La chromodynamique quantique, qui rend compte des interactions nucléaires fortes, peut être vue comme résultant d’une invariance par rotation dans l’espace proton-neutron (pour certains aspects de ses fondations). Plus généralement, les théories dites de jauge sont fondées sur ces symétries souvent globales et rendues locales pour expliquer la présence des bosons vecteurs. Pourtant, d’un point de vue mathématique, on peut aisément montrer l’exacte équivalence entre l’équation et la symétrie. Autrement dit, donner la primauté à cette dernière relève bien d’un choix de nature plutôt esthétique qui fait émerger un paradigme sur une structure pyramidale dont la géométrie a été arbitrairement décrétée le socle. C’est un parti pris qui pourrait parfaitement être renversé. On considère aujourd’hui que la conservation de l’énergie est une conséquence de l’invariance temporelle des lois de la physique. On pourrait parfaitement considérer que l’invariance temporelle est une conséquence de la conservation de l’énergie sans rien sacrifier au pouvoir prédictif de la théorie ni à sa cohérence logique. Goodman généralise ce problème. Il ne dit pas que toutes les descriptions sont équivalentes – ce qui conduirait évidemment à une aporie, ce serait-ce que d’un point de vue heuristique – mais il déplace le problème à un autre niveau : il ne s’agit plus de savoir ce qui est premier en soi mais ce qui doit être ainsi choisi pour améliorer le monde créé. L’agencement participe aux manières de faire le monde. C’est grâce à celui-ci, considère Goodman, que des arrangements et des regroupements convenables émergent et permettent de manipuler les objets à des fins de perception ou de connaissance. Il est clair que des êtres physiques effectivement considérés comme dissemblables dans un corpus peuvent être vus comme identiques dans un autre : la question de l’ontologie devient sans objet. Goodman cherche également à comprendre le sens de la suppression et de la supplémentation. Pour faire un monde à partir d’un autre, il faut souvent procéder à des coupes sévères et à des opérations de comblement. Il considère que nous passons immanquablement sur quelque chose qui est là, pour voir quelque chose qui n’est pas là, que nous allons jusqu’à écarter comme illusoire et négligeable ce qui ne saurait correspondre avec l’architecture du monde que nous construisons. Dans cette voie, Goodman donne d’ailleurs un exemple de nature scientifique en se référant aux courbes expérimentales qui sont des extrapolations (là où les mesures manquent) et des réfutations (là où l’expérience sera considérée comme fautive parce que ses résultats sont en inadéquation avec le monde). La démonstration n’est sans doute pas très heureuse. D’abord, parce qu’elle n’est pas tout à fait 65 juste : si l’extrapolation est effectivement exacte, la réfutation n’a pas de place dans un protocole expérimental digne de ce nom. Une mesure n’est effectivement jamais en accord strict avec le modèle qu’elle entend corroborer ou réfuter, mais cela est strictement pris en compte par l’inévitable évaluation des incertitudes, statistiques et systématiques. Un modèle est toujours récusé ou vérifié avec à un certain niveau de confiance, c'est-à-dire avec une certaine probabilité. Les mesures ne sont, contrairement à ce que dit Goodman, jamais réfutées dans le cadre d’une investigation rigoureuse. La statistique de leur compatibilité est juste prise en compte dans leur interprétation. Ensuite, cette démonstration n’est pas idéale parce qu’il existe d’autres domaines scientifiques pour lesquelles il est non seulement possible de confirmer le propos de Goodman mais même d’aller plus loin en ce sens. On peut, par exemple, étudier plus avant les prédictions théoriques qui sont effectivement ignorées parce qu’elles ne sauraient s’accorder avec l’expérience. Il n’existe aucun modèle qui puisse être utilisé sans réserve. Les physiciens appellent cela pudiquement le « domaine de validité » et se réfugient derrière l’idée qu’il est indispensable de procéder de la sorte tant que la Theory of Everything 93 n’est pas disponible. Etant aujourd’hui entendu qu’elle ne le sera jamais, on peut s’interroger sérieusement sur les fondements de ce raccourci qui correspond effectivement à ce que Goodman appelle, dans ce cadre, une réfutation. Sa proposition est donc très importante parce qu’elle permet de déployer un terrain de légitimité, au sein du monde créé, pour ce qui était jusqu’alors dissimulé ou accepté avec la timidité dont on fait preuve face aux questions qui dérangent. De plus, le point est spécifiquement important dans le cas de la cosmologie, compte tenu de son rapport particulier aux conditions initiales et à l’impossible extériorité de l’observateur. Nier la proposition de Goodman semble même conduire aux limites de la contradiction : si le monde est unique et indépendant de l’homme qui le pense, l’état de départ d’un processus physique doit être considéré comme étant l’état de fin d’un autre. Réciproquement, de l’infinité continue des prédictions possibles d’une théorie, seule une quantité finie et discrète sera jamais vérifiée. Pour que cela n’invalide pas a priori le sens de la démarche, il faut bien accepter des coupes dans le monde ainsi produit… Le cinquième et dernier élément fondamental est la déformation. Il faut procéder à des remises en forme, à des modifications et à des distorsions pour créer un monde à partir d’un autre. Les exemples ont trait essentiellement à l’art, à la façon dont Picasso revisite Vélasquez ou dont Brahms emprunte à Haydn. Ils s’extrapolent directement au monde scientifique pour 93 Théorie du tout, expression fréquemment utilisée par S. Hawking et de nombreux théoriciens travaillant sur les modèles spéculatifs d’unification. 66 lequel chaque modèle se fonde, au moins partiellement (et même lors les révolutions), sur les avancées précédentes. C’est sans doute la proposition la moins audacieuse et la plus implicitement admise des idées de Goodman pour construire des mondes. Cette taxonomie n’a pas vocation à l’exhaustivité : la non-unicité du monde va de pair avec la multiplicité des moyens de création des mondes. De ces pistes, Goodman voit émerger deux paradoxes apparents, deux points à clarifier en tout état de cause : celui de la définition de la vérité et celui de la relative réalité. Il est important de noter que Goodman ne cède pas au relativisme absolu qui abandonnerait la question de la rectitude. Au contraire, il rappelle que dans la mesure où une version est verbale et consiste en des énoncés, la question de la vérité est pertinente – on voit ici clairement ses origines analytiques. La vérité ne peut pas être définie ou testée par son rapport avec le monde car, non seulement les vérités diffèrent selon les mondes, mais de plus la nature de l’accord entre une version et un monde supposé extérieur à celle-ci n’est pas définie. Pourtant, concède Goodman, une version ne doit-elle pas être considérée comme vraie si elle ne blesse aucune croyance inébranlable ni aucun de ses propres préceptes ? Autant la deuxième partie de cette proposition s’insère-t-elle dans un pré-requis assez élémentaire de non contradiction, autant la première est-elle assez scandaleuse par rapport à la tradition philosophique ! Elle définirait la vérité – non sans ironie – en fonction de ce qui est usuellement considéré comme sa stricte antinomie : la doxa et l’opinion, en quelque sorte. Nietzsche écrivait que « nos convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereuses que le mensonge », sans doute le seul point sur lequel il rejoignait Socrate, et présente une sorte de consensus philosophique que Goodman prend ici à revers. Mais les croyances sont versatiles. Elles sont formées 94 dans les concepts qui sont informés 95 par les préceptes. Goodman considère que même la croyance la plus inébranlable peut être révoquée – qui aurait pu douter de la platitude de la Terre en d’autres temps ? – et passer sous la dépendance du précepte. Loin d’être un maître solennel et sévère, la vérité devient un serviteur docile et obéissant. Goodman ne manque pas, dans ce contexte, d’incriminer la démarche scientifique qu’il qualifie de « tromperie et de supercherie » si elle entreprend de se définir comme la neutre recherche de la vérité. Son propos est ici très fin parce qu’il remarque que le physicien de s’intéresse pas aux vérités triviales qu’on peut effectivement voir comme les seules établies 94 95 framed formed 67 avec certitude. Il pourrait ressasser sans fin les équations identiquement justes mais là n’est pas son propos : il s’occupe seulement de résultats d’observations et de mesures irréguliers et aux multiples facettes. Cers derniers ne lui fournissent pas plus que des suggestions pour des structures globales et des généralisations significatives. Il recherche en fait un système, une simplicité et une portée ; il taille la vérité sur mesure et décrète plus qu’il ne décrit. Goodman apporte une réponse simple et claire – mais non moins contestable – à un vieux problème épistémologique : il n’y a pas de sens à chercher à comprendre si la science crée ou découvre, la question est simplement dénuée de signification parce que la démarche ne se place pas dans l’ordre de la vérité. On peut donner un exemple dans le sens de Goodman : il est aujourd’hui considéré comme pratiquement acquis en cosmologie que l’Univers est dominé par les fluctuations quantiques du vide (ou une autre forme d’énergie à pression négative). Celles-ci seraient la force majeure à l’œuvre dans l’Univers à grande échelle parce que l’on a observé, grâce aux supernovae lointaines notamment, un effet d’accélération. Or, on pourrait également rendre compte de cette même dynamique en modifiant la théorie gravitationnelle – et en sortant donc du paradigme. Le physicien, en effet, décrète la justesse de la relativité générale et invente, plus qu’il ne découvre, une autre voie pour rendre compte de cette inadéquation. Bien sûr, la liberté n’est pas totale et absolue : il faudra valider d’un point de vue microscopique ces hypothèses qui ne sont pas que le fruit d’un imaginaire conditionné. Mais la science est temporelle, elle l’a acceptée depuis longtemps (c’est même, chez Bachelard 96 , ce qui la différencie le plus clairement de la théologie) et le modèle accepté à un instant donné y a valeur de vérité pratique. Goodman n’ouvre ici pas véritablement une nouvelle voie : il justifie et fonde l’effectivité scientifique comme un rapport acceptable au monde produit, à l’instar de celui, plus symbolique, de la création artistique. Son propos est plus descriptif que prescriptif. De plus, Goodman insiste sur la distinction à opérer entre vérité métaphorique et vérité littérale. La seconde est bien sûr primordiale en science. Mais dans un poème ou un roman, c'est-à-dire au sein de l’univers des mots, on rencontre plutôt des vérités métaphoriques ou allégoriques dont la valeur n’est pas moindre et dont la prépondérance est en l’occurrence incontestable. Il se peut même qu’un énoncé littéralement faux soit métaphoriquement vrai (c’est exactement ce qui est montré dans Langages de l’Art 97 ). Il semble en fait que la question de la vérité est non seulement non pertinente pour les versions 96 G. BACHELARD, La Formation de l’Esprit Scientifique, Paris, Vrin, 1989 97 N. GOODMAN, Langages de l’Art, traduit de l’anglais par J. Morizot, Nîmes, Catherine Chambon, 1990 (1e éd. ang. 1968) 68 non verbales mais aussi pour les versions verbales non propositionnelles. Un Mondrian ou un Malevitch des années 1915, strictement non figuratif, ne dit rien, ne dénote rien, ne dépeint rien, n’est ni vrai ni faux, mais montre beaucoup. Peut-on extrapoler ce raisonnement à certains dires cosmologiques ? Autrement dit, existe-t-il des versions non propositionnelles en science – et spécifiquement en science de l’Univers ? Si une approche rapide de la question pourrait laisser penser que toute assertion physique est nécessairement propositionnelle (dans sa syntaxe même), un examen moins superficiel conduit certainement à la conclusion opposée. Le contenu non propositionnel est simplement caché. Il ne se lit pas dans la forme, mais dans les choix implicites. La description de la gravitation par Newton stipule qu’un corps A attire un corps B avec une force inversement proportionnelle au carré de leur distance mais rien n’empêcherait de considérer qu’il existe un corps fantôme symétrique de A qui pousse le corps B avec une dépendance spatiale identique. Cette seconde version a exactement les mêmes conséquences que la première. Au sens strict, son contenu propositionnel, est identique. Ce n’est pourtant pas la même description du monde. Figure 8 : Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918 Montrer, exemplifier, à l’instar de dénoter, est une fonction référentielle et des considérations identiques s’appliquent aux images aussi bien qu’aux concepts ou qu’aux prédicats d’une théorie : le point clé est leur pertinence et leur caractère novateur, leur force et leur ajustement, ce que Goodman appelle leur correction. Plutôt que d’évoquer la vérité et la fausseté mieux vaudrait, selon-lui, parler de correction ou d’incorrection. La vérité d’une théorie n’en est qu’une caractéristique particulière et son importance se trouve bien souvent écrasée par d’autres critères qui relèvent de la puissance, de la concision, de la capacité 69 informative ou du pouvoir organisationnel. Peut-être peut-on se risquer à y ajouter la beauté. « La vérité, toute la vérité, rien que la vérité » deviendrait ainsi une règle perverse et paralysante pour un faiseur de mondes. Toute la vérité ? Ce serait trop, trop vaste, trop variable et trop banal. Enonce-t-on les règles de la logique quand on témoigne à un procès ? La vérité seule ? Ce serait trop peu : il existe, rappelle Goodman, des versions correctes qui ne sont ni fausses ni vraies et dont la portée est considérable. Cette remarque s’applique elle aussi à la description de l’Univers. Si l’on reprend l’exemple précédent, on peut considérer que l’alternative à la description newtonienne qui ferait intervenir une force répulsive et un corps fantôme n’est ni vraie (on ne peut pas mettre en évidence ce corps artéfactuel ni le rendre nécessaire par des arguments logiques) ni fausse (on ne saurait pourtant mettre en défaut ses prédictions) mais elle est incorrecte parce que la concision fait défaut, parce qu’elle a finalement été jugée métaphoriquement insatisfaisante. D’une façon plus générale, en s’intéressant à la contextualité et non plus seulement aux prétentions épistémiques, la philosophie de Goodman réconcilie des aspects antagonistes. Si sa proposition est relativement naturelle du point de vue esthétique – elle s’applique par construction au monde de l’art – elle rompt, quand on la lit du point de vue de la physique, avec la tradition d’une opposition dichotomique : il ne s’agit plus de choisir entre la cosmologie considérée, d’une part, comme investigation des propriétés de la Nature en soi ou, d’autre part, comme simple révélateur de la créativité humaine indépendamment du monde mais au contraire de permettre à ces deux aspects de se développer conjointement dans un univers produit. La liberté de l’homme pour créer un monde est très large mais la stricte et contraignante vérité demeure pertinente dans celui-ci. Cette solution originale peut marquer une avancée significative dans la construction d’une épistémologie cohérente où l’évident arbitraire du développement effectif de la cosmologie doit être marié avec les contraintes extérieures à la pensée humaine. Bien qu’elle ne soit pas clairement centrale chez Goodman, la notion de correction n’est pas définie de façon strictement non équivoque. D’abord, la correction d’un symbole se manifeste dans le caractère ajusté de son fonctionnement. Cet ajustement est non seulement ajustement à ce à quoi il fait référence (ajustement, par exemple, d’une hypothèse à un certain matériau expérimental, d’une image à ce qu’elle entend représenter) mais aussi ajustement avec un contexte, un discours ou un complexe d’autres symboles. Sous ces deux modes, il semble que pour Goodman l’ajustement ne soit ni passif, ni à sens unique, mais actif et réciproque : par rapport au niveau observationnel, il considère en fait qu’une hypothèse physique implique des opérations de supplémentation (les interpolations et extrapolations précédemment évoquées) et d’effacement (ce qu’il appelle l’élimination des données non pertinentes). La correction est 70 un concept plus large que la vérité, cette dernière ne concernant que les assertions verbales. Même au sein de celles-ci, la correction va plus loin car elle autorise des aménagements avec les règles. La vérité, écrit Goodman, est « tout au plus un ingrédient occasionnel de correction » 98 . On peut sans doute considérer qu’en subordonnant ainsi la vérité à une classe définie avant tout par sa capacité à atteindre l’objectif recherché Goodman s’inscrit dans la tradition d’un certain pragmatisme : il s’agit moins de déterminer si une théorie est vraie que de déterminer si elle rend compte des faits significatifs de façon « claire et simple ». Une autre conséquence importante de cette conception, nous y reviendrons, est une tentative d’abolition – partielle – du clivage entre création artistique et création scientifique. Les œuvres d’art sont en effet ici des symboles qui, lorsqu’ils sont corrects, permettent tout autant que les théories physiques de comprendre, de construire et d’organiser le, ou plutôt les, mondes. Le second point par rapport auquel Goodman doit évaluer la possibilité de faire des mondes est la réalité. Cette prolifération de mondes ne doit-elle pas inviter à revenir à des jugements plus raisonnables ? Plutôt que d’évoquer des versions correctes, comme si chacune procédait de la création d’un univers propre, ne faudrait-il pas mieux les reconnaître toutes comme versions d’un seul et même monde neutre et sous-jacent ? La faiblesse d’une telle vision, que l’on peut sans doute considérer comme correspondant à l’imaginaire de la grande majorité des physiciens, est de chercher à se fonder sur un unique monde pré-existant dont Goodman considère qu’il n’a plus ni genre, ni ordre, ni structure. C’est au niveau de l’assise elle-même que la proposition des mondes multiples entend éclairer les limites de la connaissance humaine. Goodman, non sans un certain sens de la formule, conclut que ce monde unique et extérieur serait un monde « inerte, qui ne mérite pas qu’on lutte pour ou contre lui ». D’un point de vue formel, on pourrait considérer le monde réel comme l’une – parmi les autres occurrences – des versions correctes. Goodman montre que le physicien qui pense une relation strictement isomorphique entre son monde et le monde attribue à tort les suppressions, les additions et les irrégularités des autres versions aux imperfections de la perception, aux urgences de la pratique et à la licence poétique. La mécanique quantique est certainement ici un exemple opportun en ceci que, face aux inégalités de Heisenberg qui constituent une sorte d’analogue physique du théorème de Gödel en mathématique dans la 98 N. GOODMAN et C. Z. ELGIN, Reconceptions en Philosophie, traduit de l’anglais par J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, PUF, 1994 (1e éd. ang. 1988) 71 mesure où elle fixent une limite à la possibilité d’investigation et donc à la complétude de la description, la science n’a pas osé reconnaître sa faiblesse. Les physiciens sont allés jusqu’à donner un sens ontologique au caractère stochastique de la théorie 99 . Ils ont attribué à la nature elle-même leur incapacité à prévoir les processus de l’infiniment petit. Le paradoxe EPR 100 et le chat de Srödinger 101 demeurent tout aussi mystérieux. L’influence que les probabilités microscopiques devraient, dans certaines conditions, avoir sur le monde macroscopique est essentiellement inexpliquée en dépit de son importance conceptuelle considérable et de près d’un siècle d’efforts incessants en ce sens : cela devrait, peut-être, conduire à penser que cette version du monde ne peut pas (ou plutôt peut ne pas) avoir prétention à toucher le monde. Pour l’ « homme de la rue », conclut Goodman, le monde réel est un bric-à-brac de morceaux scientifiques, artistiques, psychologiques, mythologiques dont il ne relève pas toujours l’incohérence avec une vision intuitivement moniste. Curieusement, notre habituel goût pour un unique monde est en fait satisfait de multiples manières selon l’instant, le lieu et le dessein. Pour reprendre les exemples de Goodman, pas même une mouche ne prendrait l’extrémité de ses ailes pour un point fixe, pas même un physicien n’accueille les molécules et les champs de force dans sa vie quotidienne : nous ne mélangeons pas les tomates, les triangles et les machines à écrire, les tyrans et les tornades. Qui, peut-on résumer, entend que tout le contenu de la célèbre gifle cornélienne puisse être limité à une répulsion électrostatique entre les nuages électroniques des atomes de la main de Don Gormas et ceux du visage de Don Diègue, eux mêmes résultant des propriétés géométriques de l’espace temps ? Goodman ne nie pas qu’il s’agisse de cela, il nie qu’il s’agisse seulement de cela. La conclusion de Goodman sur ses réserves concernant la vérité et la réalité a naturellement trait à la connaissance. Connaître ne pourra plus exclusivement, ou même essentiellement, concerner la détermination de ce qui est vrai. Découvrir, ce n’est plus arriver à une proposition qui sera affirmée ou défendue mais bien au contraire, comme on place une pièce dans un puzzle, trouver un ajustement, une version correcte, une adéquation légitime et surprenante. Une révolution où la pratique est en fait élevée au rang de principe. La 99 C’est ce qu’on peut lire dans tous les ouvrages de physique quantique, à commencer par le plus célèbre d’entre eux : C. COHEN-TANNOUDJI, B. DIU, F. LALOE, Mécanique Quantique, Paris, Hermann, 1998 (1e éd. 1973). 100 Einstein-Podolsky-Rosen. 101 Si l’on subordonne la vie d’un chat (pourquoi les physiciens sont-ils si cruels ?) à l’état quantique d’un atome et que ce dernier se trouve dans une superposition d’état, l’animal doit être à la fois mort et vivant. 72 cosmologie décrit effectivement le monde : le monde qu’elle crée ! Puisque les mondes sont faits plutôt que trouvés, connaître c’est autant construire que rendre compte. Percevoir un mouvement, pense Goodman, consiste souvent à le produire, découvrir des lois implique de les rédiger, reconnaître des motifs demande avant tout de les appliquer avec circonspection. Cela revient en quelque sorte à ce que la description devienne performative et s’évanouisse dans la création. C’est là encore un enjeu central en cosmologie parce qu’il montre une fois de plus que la question du choix entre découverte et élaboration autonome – qui a nécessairement une portée spécifique quand il s’agit d’appréhender la totalité spatiotemporelle – ne peut trouver de réponse car elle est mal posée. Goodman joue au niveau philosophique le jeu du physicien face à l’interrogation naïve « qu’y avait-il avant le BigBang » : il n’y a, par essence définitionnelle pas d’avant le Big-Bang. La distinction opératoire qui est implicitement effectuée est dénuée de sens : il est impossible, au sein des mondes de Goodman, d’expliquer sans créer. Ce qui n’est pas sans écho dans le monde quantique où la notion de fonction d’onde délocalisée impose elle aussi de renoncer à l’extériorité et au rêve d’une observation qui ne soit d’aucune façon partie prenante du système qu’elle décrit. Bien qu’il ne s’agisse pas du point de vue de la majorité des physiciens théoriciens, on peut d’ailleurs très bien – et sans aucune contradiction avec l’expérience – interpréter la mesure quantique 102 comme la création d’un nouvel Univers tout à fait décorellé du premier, engendrant ainsi une arborescence de mondes dont les occurrences sont liées à la transition de quantique vers le classique. Goodman donne une assise globale, bien plus vaste et ambitieuse, à ce que tout un pan de la physique pressentait déjà au travers de multiples indices. L’éclairage nouveau et profond qu’il apporte à la cosmologie, en tant que lieu de convergence des impératifs quantiques et gravitationnels, peut se dessiner dans la possibilité de reconnaître ce pluralisme sans renoncer à ce que s’y développe une pensée authentiquement scientifique conservant son objet et ses moyens. 3.3. Incohérences et limites Les réflexions critiques sur l’œuvre de Goodman sont très nombreuses. Roger Pouivet, dans son introduction à l’ouvrage collectif Les voies de la Référence 103 considère que les 102 Plus exactement la réduction du paquet d’ondes. 103 R. POUIVET, dir., Lire Goodman, les Voies de la Référence, Combas, Editions de l’Eclat, 1992, p. 10. Il faut noter qu’en anglais ce titre est un jeu de mots entre roots (racines) et routes (chemins). 73 écrits de Goodman ne se prêtent ni au commentaire explicatif, ni au commentaire interprétatif, mais au commentaire strictement philosophique. Son grand mérite, plus que d’avoir développé des idées radicalement nouvelles, est sans doute d’avoir donné une armature conceptuelle à la pluralité effective des mondes, d’avoir en quelque sorte supplanté la correction à la vérité comme clé de voûte de l’architecture de rectitude sans concéder à un relâchement des exigences philosophiques. Au-delà de la correspondance ou de la vérifiabilité, il faut s’intéresser à la convenance 104 : tout ne convient pas. La correction, chez Goodman, ne se réduit pas à la logique (sans bien sûr la réfuter), elle n’est pas passive, elle suppose une activité : la correction est « testée par le fonctionnement » 105 . Il y a donc intrusion de l’heuristique dans l’ontologique et c’est à la fois la force et la faiblesse de la proposition. Sans conteste, la postérité de Goodman – nécessairement récente – est nettement plus tournée vers l’esthétique que vers l’épistémologie. Quand on consulte les anthologies de la réflexion sur l’art écrites au cours des vingt dernières années du vingtième siècle, on constate une place de plus en plus prépondérante accordée à Goodman. Marc Jimenez ponctue sa réflexion sur l’histoire de l’esthétique en étudiant justement la singularité des positions de Goodman. Se fondant essentiellement sur Langages de l’Art, il montre que Goodman a voulu réhabiliter l’esthétique en prouvant qu’il n’existait pas de différence fondamentale entre l’art et la science. Il s’agit de considérer que les émotions fonctionnent de façon cognitive. L’art devient une affaire de connaissance plus que de représentation. L’expérience esthétique n’est plus fondée sur les idées, les fantasmes ou les passions, elle n’est plus ce qu’Ardorno appelait une « écriture inconsciente de l’histoire », elle repose simplement sur notre capacité à percevoir comment un système symbolique fonctionne. La différence entre l’esthétique et le non-esthétique devient strictement indépendante de la valeur esthétique : Goodman aimait à prendre l’exemple d’un Rembrandt qui, s’il était utilisé pour boucher une fenêtre endommagée, n’aurait plus aucune prétention à l’art et deviendrait exactement semblable à n’importe quelle cloison. La question n’est plus What is art 106 mais When is art 107 ? 104 Fitting 105 N. GOODMAN et C. Z. ELGIN, Reconceptions en Philosophie, op. cit., p. 158. 106 Qu’est-ce que l’art ? 107 Quand y a-t-il art ? 74 Le propos de Goodman entend changer la perspective esthétique beaucoup plus que l’approche scientifique. Dans un monde essentiellement dominé par la dérive technocratique, il cherche fondamentalement à réhabiliter l’art en le hissant au niveau des sciences dures. C’est une démarche qui n’est pas sans danger pour l’art lui-même. Du point de vue de ses conséquences lorsqu’on l’applique in extenso à la physique, la thèse de Goodman s’avère assez surprenante. On peut d’abord lui opposer un certain nombre d’objections. Il existe dans son analyse un certain nombre d’approximations et d’inexactitudes. Il oppose par exemple la physique des particules à la théorie des champs 108 , ce qui, au-delà de l’apparence des mots, est plus que malheureux puisque la première est le cadre idéal de développement de la seconde. De même, la description opérée par Catherine Elgin 109 , co-auteur de Reconceptions en Philosophie avec Goodman, de l’expérience de Michelson et Morlay prouvant l’invariance de la vitesse de la lumière n’est pas correcte parce qu’elle dénote une incompréhension de la notion de repère en physique. Le parallèle opéré entre le couple vérité/correction et le couple savoir/compréhension est intéressant du point de vue épistémologique – il précise la correspondance analytique – mais l’analogie développée avec le Number one de Jackson Pollock est peu convaincante. On peut également noter un certain nombre de contresens quant à la structure de la théorie. L’exemple favori de Goodman, celui des changements de référentiels, est présenté comme une liberté absolue et déraisonnable pour le physicien qui interdirait une vision cohérente. Là encore, il s’agit sans aucun doute d’une mésinterprétation du rôle des systèmes de référence en cinématique : le choix laissé au physicien est au contraire une contrainte considérable sur les modèles. Requérir qu’une théorie soit invariante de Lorentz – se transforme correctement par changement de référentiel inertiel et puisse donc être décrite dans n’importe lequel des ces référentiels – est une condition difficile à remplir et, loin d’autoriser des descriptions fantaisiste, conduit bien plutôt à considérablement restreindre le champ des hypothèses potentiellement acceptables. Paradoxalement, l’arbitraire du système de référence n’est pas une liberté mais une contrainte : la symétrie impose la forme. Le principe cosmologique – qui stipule que l’apparence de l’Univers est indépendante du point à partir duquel il est scruté – réduit considérablement les solutions possibles aux équations d’Einstein 108 N. GOODMAN, Manières de Faire des Mondes, op. cit. 109 R. POUIVET, dir., Lire Goodman, les Voies de la Référence, op. cit., p. 52. 75 et permet d’en extraire la solution pertinente de Friedman-Robertson-Walker. Goodman a sans doute confondu la liberté acquise avec la liberté requise. Il faut ensuite relever un certain nombre d’assertions non démontrées et certainement sujettes à caution. Goodman écrit que « reconnaître les nombreux cadres de référence valables ne nous fournit aucune information sur les mouvements des corps célestes » 110 et ajoute même que « l’astronome ne saurait s’en satisfaire ». Pourquoi en serait-il ainsi ? Personne, depuis Galilée, ne remet sérieusement en cause le fait qu’une description n’a valeur que relativement et cela ne conduit strictement à aucune aporie ni à aucune limite dans la portée du modèle. Il semble y avoir ici confusion entre la structure et le contenu. Le fait qu’une loi physique obéisse à une invariance ne demande en aucun cas que ses occurrences particulières la respectent. Autrement dit, le fait que l’espace soit supposé homogène n’est en rien contradictoire avec l’observation évidente que ses constituants ne le sont pas. Le Soleil est ici, il n’est pas là. Pourtant, l’espace est le même ici et là. L’univers ne possède pas de système d’axes fixes privilégié en soi, pourtant le fond diffus cosmologique à 3 degrés Kelvin n’est à 3 degrés Kelvin que dans un référentiel par rapport auquel tout mouvement – fût il rectiligne et uniforme – induit une distorsion Doppler de l’isotropie. Il faut prendre garde à ne pas faire dire aux solutions ce que disent les équations. Il existe également un risque d’erreur logique. Goodman pense que les mondes ne sont faits qu’avec les mots mais, au-delà d’un certain goût pour la provocation, il ne peut soutenir que les mots sont antérieurs à tous les mondes. Cette circularité logique n’est, bien évidemment, pas spécifique à la proposition de Goodman et se trouve dans la plupart des cosmogonies. Il importe néanmoins de souligner que la possibilité de faire des mondes n’apporte aucune solution à cette difficulté récurrente puisqu’ils ne sauraient être construits à partir de rien. Et quand bien même ils le pourraient, le faiseur de monde devrait encore demeurer antérieur au monde fait sans pour autant échapper à son inévitable appartenance à un monde antécédent. Goodman multiplie à l’infini la difficulté qui n’existait que de façon singulière, et qui pouvait même commencer à trouver une ébauche de solution dans les scénarios cycliques ou de pré Big-Bang. Les premiers, très séduisants, permettent de s’affranchir du problème des conditions initiales en considérant un éternel retour 111 , tandis 110 N. GOODMAN, Manières de Faire des Mondes, op. cit., p. 31. 111 Plus exactement, les modèles actuellement les plus étudiés supposent qu’un Big-Bang a lieu chaque fois que notre Univers vu ici comme une membrane quadri-dimentionnelle immergée dans un espace de dimension 76 que les seconds se fondent sur les dernières avancées de la théorie des cordes 112 . L’aporie initiale demeure donc dans toute son étendue et se trouve même, en certains aspects, amplifiée dans sa portée lorsque les mondes se multiplient. Cette perte de causalité assumée – puisque inhérente à la description – est néanmoins peu discutée par Goodman et constitue de fait une faiblesse de l’approche. De plus, il faut prendre garde à l’assimilation que Goodman opère entre l’échec effectif et l’échec inévitable. Au sein des nombreux reproches qu’il opère de la science en général et de la physique en particulier, il ne distingue pas entre les limites qui doivent être considérées comme indépassables parce que liées à l’essence de la démarche et celles qui sont seulement consécutives à l’incomplétude du modèle à un instant donné de l’histoire des idées. Cette identification abusive est lourde de conséquences. Au sein même de la physique, c’est une distinction absolument indispensable : elle sépare, par exemple, l’imprédictibilité de fait – celle qui se rencontre couramment en mécanique classique suite à la limite des moyens d’investigation et de calcul – de l’imprédictibilité de droit – celle que la mécanique quantique pense liée à la Nature elle-même. Il est plus grave encore de ne pas distinguer ces classes d’incomplétude lorsque l’on développe une pensée qui se place hors du contexte et entend juger de ce que la physique peut ou ne peut pas appréhender. Or, Goodman s’en tient strictement à ce qui est inaccessible à la physique de son temps (son propos a d’ailleurs déjà vieilli de ce simple point de vue) pour étayer son argumentation sur les versions de mondes qui demeureront ad infinitum hors de portée des sciences mathématiques. La physique, et singulièrement la cosmologie qui réfléchit sur un objet nécessairement dynamique, ne peut pas atteindre son objectif. Elle a intégré le fait d’être « l’histoire de ses erreurs rectifiées » et définir ses ambitions sur ses résultats est sans doute voué à l’échec. Goodman a sans doute confondu les lacunes effectives avec les impossibilités intrinsèques : même à vouloir s’opposer à un physicalisme radical ou à un scientisme naïf, rien n’autorise à préjuger des résultats possibles sur la seule base des limites atteintes à un stade donné de l’évolution de la discipline. On peut même s’interroger sur la possibilité de considérer la physique comme une simple version du monde sans lui ôter sa dignité : qu’il soit techniquement possible de pratiquer la physique comme faiseur de monde, c’est évident ; mais qu’une telle démarche ne supérieure rencontre une autre membrane identique, ce qui doit nécessairement se produire compte tenu de la force gravitationnelle s’exerçant entre les membranes. 112 Celle-ci permet de résoudre un certain nombre de difficultés liées, en particulier, aux problèmes de renormalisation en physique des particules et à la considérable hiérarchie d’intensité qui existe entre les interactions. 77 remette pas en cause des enjeux téléologiques de la physique l’est sans doute beaucoup moins. L’étude de l’Univers, la cosmologie, mérite-t-elle d’être menée quand les mondes sont aussi nombreux que ceux qui les pensent ? Goodman ne s’est intéressé qu’à la pratique scientifique – qui demeure effectivement possible dans son hypothèse – mais il a passé sous silence la faiblesse de l’enjeu qui y serait alors associé. Il serait, enfin, certainement possible de reprocher à Goodman de tenter à tout prix de surpasser les blessures narcissiques de Copernic, Darwin et Freud pour chercher à renouer avec un anthropocentrisme voué à l’échec. Une lecture psychanalytique de son œuvre – loin de notre présent propos – révèlerait sans doute un fantasme de réconciliation des faiblesses patentes de la pensée et de la puissance humaine avec l’aura dont le philosophe – ou le physicien – rêve de jouir en dépit des limites de ce qu’il est capable d’appréhender du monde. Goodman ne peut pas rendre compte de ce que la Nature ne cesse de nous surprendre. Comment pourrait-on être à ce point étonnés et émerveillés par des mondes que nous créons nous-mêmes ? Pourtant, l’audacieuse proposition de Goodman permet d’apporter des éléments de solutions aux difficultés que rencontre l’épistémologie cosmologique contemporaine. Notre temps fait face à un paradoxe implicite dont il est délicat de cerner les conséquences : qui soutiendrait encore que la magie d’une composition de Kandinsky, d’un contrepoint de Bach, d’un vers d’Apollinaire, d’un buste de Rodin ou d’un épisode romanesque de Joyce puisse être réduite à une fonction d’onde et n’être donc qu’une réalisation causalement inévitable de l’état physique de l’Univers primordial ? Mais, par ailleurs, qui doute sérieusement que je pense, que je crée, que je perçois, que j’aime, avec mon cerveau, que celui-ci est matériel, qu’il est entièrement régi par les règles de la biologie qui, elles-mêmes, découlent de la physique ? Réconciliation impossible. Finalement, problème récurrent de la liberté. Face à celui-ci le versant matérialiste de la philosophie a peu avancé en vingt-cinq siècles : la solution d’André Comte-Sponville 113 est étonnement proche de celle de Démocrite, elle appelle simplement saut quantique ce que Lucrèce et Epicure appelaient clynamen et parenklysis. Goodman, sans sombrer dans un relativisme anesthésiant, mais au prix d’un certain renoncement métaphysique et d’un recentrage idéologique sur l’homme aux conséquences potentiellement dangereuses, ouvre une voie originale. Il parvient, autant que faire se peut, à réconcilier la pluralité des mondes effectifs avec l’unité de l’esprit qui les 113 Exemple à dessein axé sur un philosophe médiatique qui entend communiquer à un large public les avancées contemporaines de la philosophie « de l’immanence ». 78 pense – ou les crée. Le rôle considérable qu’il donne à la dénotation, comme l’un des modes privilégiés de la référence, est important parce que celle-ci opère dans un cadre rigoureusement extensionnel : parler de dénotation fictive ou nulle ne doit pas être compris comme engageant ontologiquement à l’existence d’entités non actuelles, fictives ou possibles. Parce qu’il a ouvert la voie de la référence complexe, qui articule en une unique chaîne diverses formes élémentaires d’analyse, ce concept permet de distancier (à la différence de la démarche de Quine) les références de toute démarche de fondation « ultime ». Il s’ensuit de grandes difficultés pour la possibilité d’une approche définitionnelle et c’est la raison pour laquelle Goodman se contente d’évoquer les symptômes de l’esthétique plutôt que de tenter de cerner l’art par une approche qui lui serait extérieure. Entre densité syntaxique, densité sémantique, saturation, exemplification et référence multiple, tout peut être une œuvre d’art pour peu qu’il fonctionne comme symbole. C’est en cela que Goodman se donne les moyens de placer l’art et la science sur le même terrain, celui de la connaissance. Appliquer un symbole, qu’il soit scientifique ou esthétique, à un domaine de référence revient en fait à structurer ce domaine. L’activité artistique, comme la physique du Cosmos, nous éclaire en proposant des classements inédits et heuristiques qui invitent à reconstruire un monde. La distinction à opérer entre art et science ne se place plus sur les buts qu’ils poursuivent mais sur les types de symboles qu’ils utilisent. Ils sont essentiellement analogiques et exemplifiant pour la première et digitaux et dénotant pour la seconde. La physique privilégie la transparence référentielle et l’univocité, tandis que l’art travaille un matériau opaque et susceptible d’interprétations multiples. Mais ils se placent sur un même et unique terrain cognitif. Compte tenu de la vacuité de la notion absolue et transcendante de monde chez Goodman, la distinction entre version du monde et monde en soi s’efface dans l’application d’un schéma symbolique. Parce que toutes les versions ne sont pas traductibles les unes dans les autres nous sommes contraints de reconnaître l’existence simultanée d’une pluralité de mondes actuels. Goodman n’a donné de solution définitive ni aux difficultés génériques de la philosophie nominaliste (en particulier du point de vue de la conciliation avec la notion de classe en mathématiques 114 ) ni aux apories de la pensée scientifique. Mais il a ouvert une voie cohérente et séduisante qui ne renie pas la méthode rationnelle d’appréhension du ou des mondes. Goodman a sans doute sonné le glas de la proposition de Condillac, prisée par Ernst 114 P.-A. HUGLO, Le vocabulaire de Goodman, Ellipses, Paris, 2002, p. 37. 79 Mach, qui pensait « heureux celui qui viendra en un temps où l’on aura plus besoin d’imaginer ». Il considérerait sans doute qu’en un tel temps les mondes seraient morts avec les mots. 80 4. Arthur Danto : Transfigurer les signes et intentionnaliser le monde Pour aller plus loin dans l’analyse et déplacer le parallèle entre art et science vers une analogie directionnelle entre esthétique et épistémologie, il est bienvenu de s’intéresser à un autre philosophe américain, héritier dissident de Goodman : Arthur Danto. L’étude de son propos dans le cadre de notre réflexion est singulièrement lumineuse parce qu’il s’intéresse essentiellement aux relations. Le regard de l’esthétique sur l’art peut éclairer celui de la philosophie des sciences sur la cosmologie parce que l’esthétique étudie les rapports de l’art avec le monde, avec l’artiste, avec le spectateur et avec le matériau. C’est cette relation multiple, complexe, imbriquée et résultant de plusieurs siècles de lente maturation qui peut précisément outrepasser son objet et instruire d’autres disciplines. Non au sens où les rapports seraient analogues. Mais au sens où la fusion de l’esthétique et de l’art préfigure sans doute une convergence entre épistémologie et science. Danto est certainement l’un des représentants les plus importants de la philosophie analytique actuelle – il défend d’ailleurs ardemment l’excellence de cette discipline et légitime sans états d’âme sa main mise sur une large part de la pensée du XXième siècle 115 – mais ses analyses dépassent de loin cette sphère. Le fait que Danto ait été peintre avant de se consacrer exclusivement à la philosophie n’est d’ailleurs probablement pas étranger à la résonance considérable de ses propositions dans le « monde de l’art » américain. En combinant la rigueur analytique avec une sensibilité exacerbée, Danto est devenu l’un des porte drapeaux les plus emblématiques de la mouvance considérant qu’à l’instar du monde pensé et dit, qui doit être assimilé au monde lui-même, l’art ne peut pas être une réalité ineffable située au-delà de nos manières de penser et de dire mais n’existe qu’en tant qu’il est constitué par l’activité sémantique humaine. Le courant analytique, auquel Danto adhère, ne considère pas le langage comme un voile ou un pis-aller mais comme une réalité irréductible constituant l’un des objets privilégiés de la philosophie. Bien que ce point de vue soit a priori contestable quand il s’agit de statuer sur l’éthique ou sur l’esthétique, il est redoutablement bien adapté à l’analyse de la description physico-mathématique du réel. Dans cette dernière, le 115 A. DANTO, Après la Fin de l’Art, traduit de l’anglais par C. Hary-Schaffer, Paris, Seuil, 1996 (1e éd. ang. 1992), pp. 290-291. 81 rôle de l’équation, sur lequel nous reviendrons dans les paragraphes suivants, peut difficilement n’être pas central et le langage occupe, par essence, une place fondamentale. Danto, comme le fit Wittgenstein en d’autres domaines, entreprend avant tout une entreprise de clarification. Il refuse l’idée assez répandue selon laquelle l’art se définirait par son absence de définition et pense qu’en allant au-delà de la logique de surface et en s’adressant aux procédures de légitimation argumentative, il devient possible de cerner l’essence de l’art. Essence, qui, on peut s’en douter, se trouve bien loin des archétypes habituels et peut directement intéresser la réflexion scientifique. 4.1. Contextualité et identicité Danto est fasciné par les Boîte Brillo d’Andy Warhol. Pour une raison qu’il n’explicite jamais très clairement, la portée de cette œuvre est pour lui beaucoup plus conséquente que les ready-made de Duchamp. Pourquoi Boîte Brillo, qui met un scène des objets strictement identiques à ceux du quotidien (ce sont de véritables boîtes d’emballage) est-elle une œuvre d’art ? Toute la pensée de Danto est organisée autour de la recherche d’une réponse à cette question. Son point de départ est le constat de la vacuité des définitions traditionnelles de l’art qui se fondent sur des caractéristiques dont la non-pertinence est justement révélée par les Boîtes de Warhol 116 . Une définition authentique doit résister aux révolutions et, en particulier, à la plus radicale d’entre elles, à celle qui marque la fin de l’histoire de l’art 117 : à Boîtes Brillo. Pour chercher cette définition – dont l’énoncé strict n’est d’ailleurs donné, me semblet-il, dans aucun ouvrage de Danto – il étudie une forme transgénérique à tous les arts et plonge la création au cœur de la méthode analytique. 116 Pour comprendre l’atmosphère très particulière dans laquelle cette œuvre a été créée, on pourra se référer à : M. NURIDSANY, Andy Warhol, Paris, Flammarion, 2002. 117 Nous reviendrons sur cette notion importante chez Danto. Il s’agit bien sûr d’une allusion à Hegel. 82 Figure 9 : Andy Warhol, Boîte Brillo, 1964 Danto procède par expériences de pensée. Une approche déjà très similaire à celle nécessaire en cosmologie et en mécanique quantique. Imaginons, propose-t-il118 , un ensemble de toiles carrées constituées de monochromes rouges identiques. L’un pourrait s’appeler La Nappe Rouge, l’autre Nirvana, le troisième La Traversée de la Mer Rouge par les Hébreux, le suivant Carré rouge et le dernier Sans Titre. Ils définissent très clairement des œuvres différentes. Un titre est beaucoup plus qu’un nom, c’est une directive pour l’interprétation et pour la lecture parce qu’une œuvre, rappelle Danto, est, par définition, à propos de quelque chose. Est-ce strictement spécifique à l’art ? Une équation peut-elle se passer de titre ou, plus 118 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, traduit de l’anglais par C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989 (1e éd. ang. 1981), pp. 29-30. 83 généralement, de mise en contexte ? Peut-elle n’être à propos de rien ou, plutôt, de tout ? Il faut en définir les termes, la remarque est sans doute triviale. Mais il faut aussi la situer. Prenons l’exemple de la gravité usuellement décrite par G = 8πT . Pour que cette description prenne sens, il faut connaître la convention : G représente en fait G μν , le tenseur d’Einstein, qu’il faut lui-même définir à partir d’une combinaison du tenseur métrique et du tenseur de Ricci, obtenu par contractions sur le tenseur de Riemann, résultant de l’application des coefficients de connexion qui rendent compte de la courbure. Soit. Il s’agit d’un simple allègement d’écriture. Mais tout n’est pas dit : un système d’unités très particulier est également utilisé, dans lequel la vitesse de la lumière est égale à la constante de gravitation et à la constante de Planck, toutes fixées à 1. 1 quoi ? 1 gramme, 1 mètre, 1 an ? Non, 1 « tout court ». Un préjugé fort sur l’invariance des grandeurs fondamentales et leur caractère précisément… fondamental ! Au-delà des notations et de leurs nombreux sous-entendus, il existe évidemment une contextualité. Appliquer ces équations à la chute d’une pomme à la surface de la Terre est possible mais ridicule : elles sont inutiles. Appliquer ces équations à une collision de particules élémentaires est impossible : elles sont « hors de propos ». Appliquer ces équations à la coalescence de trous noirs de faible masse est dangereux : elles sont pertinentes mais loin de leur domaine de validité. Même lorsque toutes les conventions sont définies et connues, un « titre », une indication extérieure au modèle, une référence, semblent donc indispensables. En serait-il de même pour une théorie physique « ultime » qui décrirait l’ensemble des interactions ? Peut-être pas, au sens où l’on pourrait se passer de titre pour l’œuvre d’art « totale » dont rêvaient Scriabine et Wagner. Réfléchissant sur ses monochromes rouges, Danto, avant de tenter d’élucider ce qui permet le passage à l’art, remarque que d’un point de vue factuel, le décret qu’il y a art joue un rôle central. La pelle à neige de Duchamp est une œuvre parce qu’elle fut décrétée telle par un artiste (l’artiste est-il donc nécessairement antérieur à l’art ? Danto n’échappe pas totalement non plus aux cercles logiques). Voila qui devrait dessiner une infranchissable frontière entre le monde de l’art et celui de la science : la méthode scientifique est rigoureusement définie, au moins de façon heuristique avec une inévitable pluralité, et ne devrait pouvoir souffrir l’arbitraire du décret. Vraiment ? La discussion d’Andreï Linde sur les fluctuations du champ d’inflaton hors de l’horizon cosmologique satisfait-elle à la méthode ? L’expérience en question est irreproductible, elle a généré l’être qui tente de la penser, elle repose sur des hypothèses invérifiables et n’a aucune conséquence dans le monde. 84 Elle ne satisfait aucun des critères canoniques de la physique. Elle est pourtant publiée dans les journaux les plus prestigieux. A tort ? Sans doute pas, parce que Linde est un physicien sérieux, parce qu’il est l’un des inventeurs principaux du modèle inflationaire, parce qu’il a ainsi acquis autorité et légitimité au sein du « monde de la science » et a décrété que son étude était de type physique. La frontière entre science et non-science n’est peut-être pas nettement mieux définie qu’entre art et non-art et les investigations de Danto pour cerner l’origine de la première pourraient donc se révéler fructueuses pour la seconde. Une différence importante, sans doute essentielle, doit néanmoins être mentionnée : des répliques artistiques strictement indiscernables peuvent être ontologiquement différentes, ce qui semble difficilement imaginable en physique. Danto considère que cette remarque s’étend même à tous les domaines de la philosophie. Elle semble n’avoir pourtant aucun analogue en physique : des objets indiscernables – qu’il s’agisse de constituants de l’Univers ou de modèles sur l’Univers, à supposer que la distinction ait un sens – sont identiques à tout point de vue. Cette difficulté méthodologique, dans la mesure où Danto raisonne souvent sur de telles paires d’objets, ne doit pas être sous-estimée et sera considérée dans les différents aspects abordés ultérieurement. Il n’en demeure pas moins que le cœur de l’argument reste valide et que la contextualité, dont Danto montre l’importance en se référant aux différentes significations du bras levé du Christ dans les six épisodes missionnaires des fresques de Giotto ornant le mur nord de la Chapelle de l’Arena de Padoue 119 , est tout aussi centrale en physique. Elle peut se lire au niveau sémiologique mais, au-delà de celui-ci, elle est rendue indispensable par le sens des opérateurs. Une dérivation, par exemple, n’a pas le même sens en espace euclidien et en espace riemannien. Un champ n’a pas le même sens dans un espace quantifié et dans un espace continu. La signification et la portée des concepts, et non pas seulement leur utilisation technique, sont dépendants du cadre de pensée dans lequel ils sont employés. Pour cerner cette contextualité, Danto remarque une parenté structurale entre la théorie de l’action et la théorie de la connaissance. Corrigeant Wittgenstein, il considère que dans l’action, il y a toujours un reste : d’où la formule qu’une action est un mouvement corporel auquel s’ajoute un facteur x, ce qui, du fait de l’identité de structure, conduit à dire qu’une œuvre d’art est un objet matériel auquel s’ajoute un facteur y. Si la cosmologie peut être ainsi définie, l’objet matériel en question ne peut que se rapprocher du monde lui-même et le facteur z qu’on devrait lui adjoindre ne coule pas de source. Conscient de l’arbitraire associé 119 A. DANTO, Analytical Philosophy of Action, Cambridge University Press, 1973, p. IX. 85 au choix du facteur, Danto propose de le subordonner au cadre institutionnel du « monde de l’art ». L’idée, essentiellement liée à George Dickie, très influant aux Etats-Unis, qui soutient que l’art ne saurait être défini que comme conjonction d’un critère ontologique et d’un critère institutionnel 120 , ne convient pourtant pas exactement parce qu’elle n’indique pas les raisons pour lesquelles une œuvre devient effectivement ce qu’elle est. Il ne saurait non plus être question de voir l’art comme un miroir de la Nature, l’exemple de Danto est simple et saisissant en ce sens : un miroir (l’objet usuel) remplit très bien cette fonction et n’est pas pour autant une œuvre ! La portée de cette objection élémentaire mène d’ailleurs jusqu’à la physique qui ne saurait n’être qu’un reflet du monde. La véritable question se pose en ces termes : quel genre de prédicat les expressions « une œuvre d’art » ou « une proposition cosmologique » sont-elles au juste ? La mimesis socratique revisitée par Danto prend, pour entrevoir une ébauche de solution à cette interrogation, un aspect assez inhabituel : elle est bien plus qu’une reproduction. Qui chercherait à créer des doubles d’une réalité qui nous est déjà donnée ? Quel en serait l’intérêt, l’utilité et la finalité ? Danto pense que si la mimesis se réduisait à une vaine duplication de l’apparence des choses, la perplexité de Socrate quant au statut d’un art défini de la sorte aurait été pleinement justifiée. Mais l’art est plus – ou autre – que ce qu’il figure. Il peut d’ailleurs ne rien figurer. La théorie est elle aussi toute autre que ce qu’elle décrit : un électron ne ressemble pas à sa fonction d’onde. Le rapport ambigu et multiple de l’œuvre avec ce qu’elle représente – ou plutôt symbolise au sens de Goodman – est similaire, en plus d’un domaine, à celui que le modèle entretient avec le phénomène dont il est supposé rendre compte. L’analogie entre la création picturale et le monde est de type visuel. L’analogie entre l’équation physique et le monde est de type formel. Mais y a-t-il un écart si large entre les deux rapports ? En insistant précisément sur le fait que l’œuvre est aussi en grande partie une autorévélation de l’artiste, Danto inverse la perspective et propose finalement une voie d’étude qui sied tout autant à la physique. Dans le cadre d’une référence métaphorique donnée et explicitée – et dont la nature peut être multiple – l’activité créatrice est avant tout un rapport à soi. L’autocathexie 121 qui lui est consubstantielle est ce que Sartre appelait une « passion inutile » et ne saurait pourtant définir l’art puisque celle-ci se manifeste dans de nombreuses autres circonstances. Face à cet échec partiel, Danto évoque rapidement la position platonicienne qui se caractérise par une critique féroce de la mimesis, fondée sur l’intuition que les choses sont éphémères et que seules les formes qu’elles exemplifient sont 120 G. DICKIE, « defending Art », in American Philosophical Quarterly, 6, 1969, pp. 253-256. 121 Terme employé par Danto pour référer à un engouement pour soi-même. 86 immuables. Sa vision « étriquée » de la liberté artistique est aisée à mettre en défaut au regard de l’évolution ultérieure des pratiques – dont elle est d’ailleurs en partie responsable – mais il est intéressant de s’interroger sur le positionnement de la description physique contemporaine au sein des topiques de Platon. Autrement dit, les théories sur l’Univers sont-elles des choses ou des formes ? Le lit décrit par la science est-il celui de Dieu, celui du menuisier ou celui du peintre ? Aucun d’entre eux, sans doute. La spécificité de la cosmologie, par rapport aux autres disciplines de l’esprit humain, est d’entretenir un rapport bidirectionnel avec le monde. Elle opère une double révélation. Elle n’est pas la nature en soi, il y aurait une prétention déplacée à lui attribuer la dignité de la forme. Mais elle n’est pas non plus un objet matériel qui se contente d’exemplifier et d’incarner une essence supérieure. Elle peut certainement se définir dans ce cadre comme une double médiation : entre l’homme et le monde d’une part, entre la philosophie (c’est-à-dire l’aspiration à l’Être) et l’art (c’est-à-dire ce qui l’en détourne, chez Platon) d’autre part. En adéquation avec la déclaration de Robert Rauschenberg selon laquelle la peinture étant liée à la fois à l’art et à la vie, il faut travailler dans l’intervalle qui les sépare, Danto pense que l’histoire se dessine en contrepoint des apories précédemment exposées. Le fossé qui sépare l’art de la réalité serait le lieu véritable de réflexion et d’épanouissement de la singularité créative. Cet espace ouvert promet d’être particulièrement fécond pour l’analyse de la perspective physique puisque Danto déclare explicitement que sonder cet interstice renseigne fondamentalement sur les deux univers qu’il sépare. Aristote, fait-il remarquer, écrivait que « nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres » 122 . Cette étonnante possibilité qu’ouvre l’art (Aristote le pense ici dans une optique cathartique mais le phénomène est beaucoup plus général) se rencontre également en physique. Pourquoi les trous noirs et le Big-Bang fascinent-ils à ce point les physiciens relativistes ? Parce qu’ils représentent des singularités, parce qu’ils exhibent des situations hautement catastrophiques, parce qu’ils mettent en scène des équations où la trame géométrique qui permet l’existence de tout ce qui nous est familier devient infiniment distordue. Ce qui importe ici n’est pas ce « voyeurisme » scientifique plutôt anecdotique mais la conclusion de Danto selon laquelle il est donc indispensable que l’on ait conscience qu’il s’agit d’une imitation pour pouvoir jouir de l’imitation. Ce qui signifie, dans l’analogie 122 ARISTOTE, Poétique, 48 b 9-12 traduit du grec par Dupont-Roc et Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 43 87 considérée, que pour qu’un modèle fonctionne il faut d’abord qu’il se distancie du monde. Non pas parce qu’il en est contraint par sa faiblesse, mais parce que son essence est précisément dans cet écart. Dans cette approche, la disjonction entre la description de l’Univers et l’Univers lui-même n’est plus un vide à combler par l’avancée des méthodes et des idées mais elle est constitutive de la proposition scientifique. Une part du plaisir, poursuit Danto 123 , « s’explique parce qu’on sait que ce qui est imaginé ou imité n’a pas lieu réellement plutôt que parce que les imitations nous apprendraient quelque chose ». Cette conclusion acceptable comme rectification historique au dogme aristotélicien dans le domaine des arts peut-elle également s’extrapoler à la sphère physique ? Que le modèle soit différent du monde est une chose, qu’il doive l’être en est une autre. Il semble, en effet, que contrairement à l’intuition élémentaire, la cosmologie ne puisse se développer que sur cette base : son objet est hors d’atteinte et c’est en cela qu’il est fascinant. Qui se soucierait d’une description de l’Univers local, au-delà des conséquences pragmatiques ? Il en va tout autrement de l’Univers primordial qui tire finalement son statut de sa distance et de son unicité. Et si Danto précise que l’amateur d’art doit pré-disposer d’un concept de réalité pour entretenir un rapport intéressant avec la production mimétique, on peut effectivement considérer que le physicien doit également penser son modèle en tension avec un monde pré-conçu indépendamment de celui-ci. La radicale nouveauté consiste à ne plus voir cet état de fait évident comme un échec relatif mais comme une nécessité absolue. L’équation, effectivement, n’est pas belle en soi, elle est belle parce qu’elle se positionne correctement et judicieusement par rapport à l’Univers qui lui est extérieur. A l’instar du « reflet de garçon » qui n’est pas lui-même un garçon (à la différence d’un gros garçon ou d’un grand garçon), auquel Danto se réfère à propos de Narcisse, la description mathématique du monde ne serait pas le monde. Non pas parce qu’elle n’a pas encore atteint le niveau de clairvoyance suffisant, mais au sens où elle s’inscrit par rapport a celui-ci. Il existe des cas, corrige Danto, où il est impossible de classer avec certitude les entités. En effet, les notions physiques les plus dépouillées, celles qui se résument à un concept unique et sans attribut, peuvent coïncider avec le monde. Un point par exemple. Un point mathématique est-il différent d’un point du monde ? Pas nécessairement. Ces cas ambigus constitueraient les intersections entre la face cognitive et la face intrinsèque du monde. En corrélat direct, se pose le problème de la référence : lorsqu’une croyance a vocation à être réfutée par le développement des connaissances, il peut être plus simple de nier celles-ci. La subtilité vient de ce qu’une croyance en un faux objet n’est pas 123 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 50. 88 nécessairement une croyance fausse. De même qu’une phrase fausse est une phrase, une équation fausse est une équation. Un critère de rectitude canonique est délicat à imaginer parce qu’il faut ici requérir une mise en concordance avec une extériorité absolue. Une théorie fausse peut être strictement cohérente et parfaitement autonome. L’instant douloureux du regard sur le monde est non seulement le test crucial, il est aussi l’accouchement du modèle. En science comme en art, il acquièrt à ce moment son existence propre mais inévitablement extrinsèque. Il s’agit donc de représenter le réel. Mais le terme « représentation » a, au moins, deux acceptions différentes qui ont été distinguées par Nietzsche dans La Naissance de la Tragédie 124 . Le premier est celui de la stricte re-présentation, lorsqu’au moment paroxystique des fêtes dionysiaques où frénésie sexuelle et sauvage bestialité étaient à leur paroxysme, c’est le Dieu lui-même qui se présentait. Le second est celui de la présence à la place de grâce à laquelle un homme pouvait, sans faire illusion, représenter Dionysos sans passer pour celuici. Nietzsche pense d’ailleurs que le héros des tragédies attiques est issu de cette primitive épiphanie de substitution. Danto, en remarquant que ces deux sens correspondent à peu près à l’ambivalence du terme anglais appearance, propose d’expliquer une partie de la difficulté à définir l’art par son rapport étroit à cette double représentation. Tandis que l’évolution de l’art va clairement de la première signification vers la seconde – Danto se borne à l’art mimétique mais le concept demeure valide pour l’art non figuratif – la science semble aborder le cheminement inverse. Michel Serres, dans La Naissance de la Physique dans le Texte de Lucrèce 125 , montre clairement que ni Démocrite, ni Epicure, ni Archimède (le chaînon manquant des analyses qui considèrent que la science de la nature n’est née qu’au XVIème siècle) ne cherchaient dans la démarche physique à percer les secrets du monde en soi ou de ses créateurs. Ils représentaient, au sens usuel du terme, celui de la deuxième signification. La physique contemporaine est souvent moins prudente. Stephen Hawking entend « percer l’esprit de Dieu » et Neil Turok (son brillant collègue à la chaire Newton de l’Université de Cambridge) n’hésite pas à présenter son modèle cosmologique devant une communauté de professionnels en déclarant que « si un dieu devait choisir la forme du potentiel pour créer le monde, il prendrait celle de son instanton ». Autrement dit, la physique a aujourd’hui souvent 124 F. NIETZSCHE, La Naissance de la Tragédie, op. cit. 125 M. SERRES, La Naissance de la Physique dans le Texte de Lucrèce, Fleuves et turbulences, Paris, Editions de Minuit, 1977 89 prétention à re-présenter le monde. A être plus qu’une image, qu’un reflet, qu’une métaphore. Cette vision des choses n’est pas unanimement partagée mais elle semble s’ancrer dans l’inconscient populaire : le physicien ne propose pas, il sait. La substitution du terme de chercheur à celui de savant semble aller dans la direction opposée mais elle n’est sans doute pas représentative de l’immense privilège pragmatique dont la physique jouit par le seul fait – de peu de sens, pourtant, au niveau ontologique, René Thom 126 explique que « prévoir n’est pas comprendre » – des succès de sa branche technologique et de sa capacité à prédire les phénomènes simples. Cette évolution croisée de l’art et de la science de la nature, du point de vue de leurs rapports à la représentation initiale, peut être révélatrice d’un certain nombre de similitudes et de divergences. Elles s’enracinent l’une et l’autre dans une structure sémantique commune en atteignant respectivement leurs propres asymptotes. La cosmologie a sans doute perdu de vue ce lien ténu avec l’image du monde, bien que son utilisation de certains concepts – en particulier lorsqu’ils correspondent à des réalisations de l’Univers disjointes de celle dans laquelle nous vivons – rappellent à l’évidence une origine commune. L’esthétique de Danto joue ici le rôle de révélateur et, paradoxalement, l’étude de l’avant-garde artistique pourrait permettre à la physique du macrocosme de renouer avec certains de ses desseins originels. Restera à savoir si la fin de la science a été atteinte au sens où la fin de d’art semble avoir effectivement eu lieu. Danto demeure également très critique à l’égard d’une éventuelle « distance psychique » – d’inspiration kantienne – qui s’opposerait à l’attitude pratique. L’Univers entier doit-il être contemplé à travers un regard de distanciation esthétique, comme s’il s’agissait d’un spectacle ou d’une comédie ? Outre les conséquences potentiellement dangereuses de cette proposition du point de vue éthique, Danto montre qu’elle ne peut pas permettre d’expliquer le lien entre les œuvres et la réalité parce qu’elle se situe sur un axe précisément orthogonal. Il insiste sur ce que l’art en tant qu’art a souvent joué un rôle utilitaire d’ordre didactique, édifiant ou purgatif et que sa spécificité ne saurait donc être circonscrite par cette distinction. Là encore, les lacunes d’une approche ontologique de la question artistique sont absolument pertinentes pour les problèmes épistémologiques puisqu’il existe une isomorphie stricte entre les rapports qu’ils entretiennent au monde du point de vue de leur influence hors de leurs sphères de prédilection. On pourrait objecter que dans sa démonstration Danto use des conclusions de Nietzsche selon lesquelles « l’art n’existe que dans la mesure où il défie 126 Mathématicien français titulaire de la médaille Fields. 90 toute explication rationnelle et où son sens, d’une manière ou d’une autre, nous échappe », ce qui semble antinomique avec l’essence de la cosmologie. Du point de vue pratique, ça ne l’est pas nécessairement : Newton confessait ne pas connaître la signification profonde de la notion de force (et recourrait pourtant à son utilisation) et, plus récemment, les théories dites effectives se fondent sur des descriptions du monde qui assument leur désaccord avec les préceptes microscopiques établis. Les réserves d’usage sur la « non-rationnalité » de l’art ne sont donc pas rédhibitoires. Il semble que quelle que soit la façon selon laquelle elle est considérée, la tentative de définition de l’art – ou de la science de l’Univers – à partir d’une démarche mimétique ou anti-mimétique échoue sur le dilemme euripidien : en se conformant au programme mimétique on produit un objet qui ressemble tant à l’objet réel qu’on peut s’interroger sur son statut d’œuvre et en le réfutant radicalement, on prend de telles distances avec la réalité qu’il est délicat d’évaluer la production dans un cadre établi. La clé de la difficulté ne peut venir que de la démarche qui consiste à vouloir sonder l’art à partir de ses caractéristiques : il faut tenir compte d’autres éléments, extérieurs et fluctuants, pour tenter d’approcher une définition globale. Des œuvres indiscernables sont-elles identiques ? Le Don Quichotte de Ménard est-il similaire à celui de Cervantès ? Pour Danto, la réponse négative ne fait guère de doute et il est évident que les œuvres sont « constituées en partie par leur localisation spécifique à l’intérieur de l’histoire de la littérature, ainsi que par les relations qu’elles entretiennent avec leurs auteurs respectifs » 127 . Il considère en fait que l’œuvre de Ménard, plus profonde, exige des lecteurs assez subtils pour se rendre compte qu’elle se situe par rapport à une réalité qui inclut déjà l’existence du roman de Cervantès comme une caractéristique historique. Contre l’article de William Wimsatt et Monroe Beardsley 128 , Danto introduit ici le concept central de sa thèse : l’intentionnalité. Les exemples au sein des arts de citations et d’emprunts assumés comme tels (on pense, par exemple, à Crumb et Messiaen parmi les compositeurs contemporains) sont extrêmement nombreux et Danto considère qu’ils solutionnent partiellement la question posée : ils prouvent que l’identité d’une œuvre est intrinsèquement liée à son moment et à son lieu de naissance et qu’il est impossible de faire abstraction de la dimension historique. A nouveau, la cosmologie semble s’inscrire en faux par rapport à de 127 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 78. 128 W. K. WIMSATT, M. BEARDSLEY, « L’illusion de l’intention », in Philosophie analytique et esthétique, textes rassemblés par D. Lories, Méridiens-Klincksieck, 1988 (1e éd. ang. 1964), pp. 223-238. 91 telles remarques. Un modèle physique n’est pas à première vue contextuel. Si, de deux cravates strictement identiques, l’une est créée par Picasso dans un cadre bien défini et l’autre par un enfant qui joue, Danto considère sans hésitation que la première est une œuvre d’art et pas la seconde. Une équation pertinente, en revanche, a valeur quelles que soient les conditions dans lesquelles elle est créée. Sauf, précisément, si l’on étudie le monde physique au travers du prisme des paires indiscernables. De deux théories strictement identiques, peuton dire que l’une est scientifique et l’autre non ? En un sens assez trivial, oui, par leurs aspects sémiologiques. Ce point a déjà été mentionné et il est ici de faible intérêt car on peut considérer que ces conditions font partie intégrante du corpus et que, si elles diffèrent, les modèles eux-mêmes diffèrent. Mais en un sens plus subtil, on peut aussi noter qu’il y a une question de portée potentielle. Un modèle simplifié qui décrirait un espace dont le contenu est strictement homogène aurait-il un intérêt, fût-il précis dans ses résultats, pour décrire une boîte d’allumettes vide ? Evidemment non. Le même modèle, s’il permet d’appréhender quelques aspects du Cosmos dans son ensemble ne devient-il pas une théorie scientifique du plus haut degré de pertinence ? Enfin, en un troisième sens, on peut effectivement considérer deux équations strictement identiques qui diffèrent strictement quant à leurs sens : la première r équation de Maxwell, ∇E = 0 , par exemple, écrite dans un traité de mécanique classique et dans un traité de mécanique relativiste ne sont pas la même équation. Leur signification scientifique est strictement différente. A la différence de Goodman qui, dans la première partie de Langages de l’art, s’adonne à un curieux exercice de comparaison d’une œuvre et de sa copie en supposant qu’une analyse plus poussée pourra in fine les distinguer, Danto fonde son développement sur l’exacte identicité d’une œuvre d’art et de sa réplique qui n’en est pas une. Il ne s’agit plus d’un problème de psychologie mais d’ontologie. Il n’est plus nécessaire d’associer une différence esthétique à une différence perceptive. Quelque chose dans l’essence de l’art n’a pas trait à ce dont l’art est fait. Et, suivant notre analyse, il semble bien qu’une considération identique puisse s’appliquer à la physique. L’aspect historique n’est pas le plus novateur dans la pensée de Danto mais il y joue un rôle important. « Tout n’est pas possible à n’importe quel moment », écrit-il, et clairement, « à certaines époques, certaines œuvres d’art n’auraient tout simplement pas pu être intégrées au monde de l’art, bien qu’il eût été possible, à ces mêmes époques, de réaliser des objets semblables en tous points à de telles œuvres impossibles ». Il poursuit en montrant que le 92 même objet peut être une œuvre s’il est dû à Picasso mais ne le pourrait pas s’il était dû à Cézanne, même s’il n’existe pas de sujet défini (comme pour les cravates). En science, chaque époque n’utilise pas non plus l’intégralité des possibilités techniques qui lui sont offertes. On aurait pu – d’un point de vue mathématique – imaginer que la Nature présente des dimensions supplémentaires dès les premiers développements de la théorie des espaces vectoriels. Une telle démarche n’a pourtant acquis un statut de légitimité physique que bien plus tard. Non pas parce qu’elle est aujourd’hui prouvée par l’expérience (ce qui correspondrait à l’image classique de l’avancée des sciences et ne présenterait aucun intérêt particulier à être révélé par analogie avec la démarche esthétique) mais parce qu’elle est contextuellement correcte. Bien qu’elle demeure, une fois encore, tout aussi spéculative qu’elle l’aurait été dans le passé. En écho à Wittgenstein, Danto conclut que « la relation entre une œuvre d’art et un simple objet qui lui est semblable est analogue à la différence entre une action de base et un simple mouvement corporel qui, du point de vue des apparences, lui ressemble exactement ». C’est aussi ce qu’explique Pina Bausch quand elle montre que les gestes du quotidien, lorsqu’ils sont effectués par des danseurs, deviennent une proposition chorégraphique. Une idée ou une représentation ne peut se rapporter à un objet donné que si son histoire causale est appropriée et c’est, selon Danto, ce que Descartes n’avait pas vu dans la distinction qu’il opère implicitement dans Les Méditations entre représentation (en tant qu’idée) et représentation de. C’est en tenant compte de la définition nouvelle de la peinture en tant qu’acte telle qu’elle est apparue dans les années 50 (le matériau peinture ne devait rien représenter au-delà de luimême), et uniquement ce faisant, qu’il est possible d’interpréter l’œuvre fictive Cravate de Picasso comme une référence polémique au répertoire de la gestuelle de l’expressionnisme abstrait. La cosmologie peut effectivement être analysée comme tout aussi contextuelle en ce sens. Il faut penser aux derniers développements de la physique des hautes énergies pour comprendre ce en quoi les particules supersymétriques 129 sont de bons candidats à la matière noire de l’Univers. Elles sortiraient du champ scientifique en étant considérées indépendamment des avancées de la théorie du monde subatomique, bien qu’elles soient ici utilisées à des fins astrophysiques tout à fait différentes . A ce stade de l’étude, on a donc déjà esquissé un certain nombre de directions dans lesquelles la proposition de Danto sur l’art est riche de conséquences novatrices sur la signification de la science de la Nature et sur les aspects implicites de sa méthode. Une lacune qu’on peut relever à ce niveau dans les 129 La supersymétrie est une opération mathématique qui fait se correspondre bosons et fermions. Elle permettrait de résoudre plusieurs difficultés théoriques mais n’est toujours pas avérée expérimentalement en dépit d’efforts importants en ce sens. 93 démonstrations de Danto tient sans doute au fait qu’il considère qu’à une époque et dans un « milieu érudit » donnés, il y a unanimité sur ce qui est art et sur ce qui n’est pas art. Il est pourtant bien clair qu’il n’en n’est rien, même au sein du cercle des artistes reconnus ! Cela n’invalide pas ses conclusions mais montre la nécessité d’aller plus loin dans le processus définitoire. Danto s’intéresse d’ailleurs à un autre aspect subtil du questionnement sur l’art : son rapport avec la discipline qui l’interroge. Considérant que la philosophie a son objet propre et qu’il existe par conséquent des problèmes qui ne relèvent pas de sa compétence, il voit qu’en réfléchissant sur l’art, c’est aussi la philosophie elle-même qui se révèle au sein d’une démarche « métaphilosophique et autoréflexive ». La science de l’Univers et l’art (sans doute pourrait-on y adjoindre l’éthique) ont ceci en commun qu’il semble presque évident à la plupart des penseurs qu’ils peuvent être l’objet d’une étude philosophique. La grande majorité des philosophes se sont prononcés à leur sujet. Danto pense même que toute investigation philosophique sérieuse devra passer par l’épistémologie et l’esthétique. Pourtant, il remarque que les philosophies de l’art, même et surtout les plus remarquables d’entre elles, ne recoupent qu’à angle droit l’intérêt proprement humain qui peut être porté aux œuvres. S’il en va de même pour la philosophie des sciences, cela signifie que celle-ci est parallèle à l’esthétique… si l’on raisonne dans un espace plan ! Il faut sans doute s’autoriser, en philosophie aussi, des dimensions supplémentaires de la pensée permettant aux différentes méta-disciplines de se déployer orthogonalement à leurs objets tout en restant perpendiculaires les unes aux autres. La philosophie de l’art et le monde de l’art se comportent, chez Danto, comme deux courbes opposées qui ne se touchent qu’en un seul point et dévient ensuite à jamais sur des trajectoires différentes. Il estime qu’il en aurait éternellement été ainsi si l’art n’avait « lui-même évolué de telle façon que la question philosophique de son statut est presque devenue son essence ». Autrement dit, l’art est fini. En ce sens, qui ne préjuge bien sûr en rien du fait que l’activité artistique perdure, c’est à nouveau la question de la fin de la physique qui se pose. C’est sans doute là une clé fondamentale de différence entre la cosmologie et la création artistique : au sens de Hegel, la science de l’Univers n’est pas finie. Elle ne se confond pas avec son exégèse, elle n’est pas sa propre herméneutique. L’interrogation déterminante a alors trait à la question de savoir si cette fin n’a pas encore eu lieu ou si elle ne peut pas avoir lieu. Hélas, Hegel ne s’est pas intéressé à la science d’aussi près qu’il s’est intéressé à l’art. Il semble néanmoins que les Boîtes Brillo de la physique ne puissent pas exister en tant que telle. L’Univers est un système 94 dynamique. C’est aussi pour cela que la cosmologie est une physique particulière : son objet est temporellement sans fin 130 . Paradoxalement, il y a certainement plus d’espoir aujourd’hui de voir émerger une théorie du tout 131 physique qu’une œuvre d’art totale. Pourtant ce n’est pas là que s’achève la discipline, c’est quand elle rejoint sa propre philosophie. Parce que l’objet de la cosmologie est tout à la fois moins humain et plus mouvant que celui de l’art, il semblerait très périlleux de s’aventurer sur le terrain de la fin de la science ou, si l’on préfère, de la réalisation de l’esprit scientifique. Pour (le premier) Wittgenstein, le statut de la philosophie n’est pas sans poser de problème. Si elle entend être informative, elle peut soit nous dire ce que l’on sait déjà – auquel cas elle est inutile – soit nous dire le contraire – auquel cas elle est fausse. Compte tenu de l’identité ou, plus raisonnablement, de l’isomorphie entre l’art et la philosophie, Danto en conclut que selon cette thèse (qu’il caricature à dessein), il est « à la fois impossible et inutile de donner une définition de l’art »132 . La solution qu’il esquisse est fondée sur le fait qu’il existe une structure spécifique à l’art : c’est un ensemble « logiquement ouvert ». Il existe une propriété commune, un « look Wharton », un « style mozartien », une « sensibilité rococo ». Danto mentionne les analyses de William Kennick qui étonnent par leur puérilité et leur naïveté : un homme, pense-t-il, à qui l’on demanderait d’entrer dans un entrepôt plein et d’en rapporter les œuvres d’art saurait bien le faire, même s’il ne sait pas exactement ce qu’est l’art ! Cette position est intenable : à l’évidence, il est impossible d’extraire de l’entrepôt Boîte Brillo plutôt qu’une boîte Brillo, d’extraire une vidéo originale plutôt que sa reproduction numérique 133 (strictement indiscernable jusque dans les bits d’information qui la compose) et, même, admettons-le, d’extraire un Rembrandt plutôt qu’une copie effectuée par n’importe quel étudiant en dernière année de l’école de Beaux-Arts. Qu’adviendrait-il si l’entrepôt était rempli de modèles cosmologiques et que l’on demandait au candide considéré de rapporter ceux qui sont effectivement scientifiques et non pas ceux qui sont de pures 130 Il se peut que l’Univers ait une fin, un Big-Crunch, mais il ne sera pas possible de survivre à cette fin pour la commenter. L’étude de l’Univers ne peut donc pas être postérieure à son achèvement. 131 On réfère souvent en physique (en particulier dans le cadre des cordes et de la M-théorie) à la theory of everything comme à une évolution possible de modèles actuels. Un introduction peut être trouvée dans : M. KAKU, Introduction to Superstrings and M-theory, Berlin, Springer, 1999 132 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 109. 133 Les vidéastes sont clairs sur la question : seules les bandes numérotées et décrétés œuvres par l’artiste sont des œuvres. Leurs copies ne le sont pas. 95 affabulations ? Evidemment, s’il n’est pas physicien, il ne saura satisfaire à la requête. Le pourra-t-il nécessairement s’il est physicien ? Oui, s’il connaît les démonstrations ou les observations qui prouvent que ce modèle a du sens. Autrement dit, là encore, il lui faut chercher l’information hors de l’entrepôt. De la même façon que Danto rappelle qu’on ne peut savoir si une œuvre est une œuvre (isolément) que dans une période de stabilité artistique, on ne peut conclure sur la scientificité d’un modèle que dans un cadre historique et temporel défini, sans rupture de paradigme dirait Khune. Un ready-made de Duchamp aurait sans doute à peu près le même statut aux yeux de Vermeer qu’un espace-courbe d’Einstein aux yeux de Newton. Et de même qu’une œuvre contemporaine peut appartenir à la classe de l’art en ne partageant à peu près aucune des caractéristiques d’une création de la renaissance, une théorie contemporaine peut appartenir à la classe de la cosmologie en ne partageant aucune des caractéristiques des modèles galiléens. C’est là un argument supplémentaire en faveur d’une analogie entre ces disciplines analysées d’un point de vue philosophique et un problème supplémentaire dans la recherche d’une définition. Danto est perplexe fasse aux immenses difficultés des philosophes à rendre compte de la logique des relations et s’étonne que Wittgenstein suppose encore dans le Tractatus que les propositions à prédicats relationnels ne sont pas élémentaires. Dans le contexte de l’art, cela signifierait que si une chose donnée ne pouvait être une œuvre qu’à condition d’entretenir une relation non spécifiée avec quelque chose d’autre, alors le fait qu’un individu soit capable d’identifier des objets comme œuvres d’art ne prouverait certainement pas qu’il maîtrise le concept d’art, bien au contraire. Danto, en dépit de son intérêt pour la logique contemporaine, ne cherche pas à prouver que la définition de l’art doit se fonder sur la logique des relations, mais il utilise cette possibilité pour montrer que les tentatives d’argumentations formelles en faveur d’une impossibilité définitoire de l’art sont lacunaires et indéfendables d’un point de vue théorique. De plus, on peut certainement douter que l’imitation artistique, comme la description physicomathématique, soit un concept relationnel. Danto oppose dans cette direction l’inévitable caractère à propos d’une œuvre authentique au vide sémantique d’une mimesis aveugle sans autre horizon qu’elle-même. Une imitation peut devenir de l’art quand elle n’est plus seulement imitation et devient à propos de quelque chose. Il ne s’agit pas, comme on le pense souvent, d’un concept extensionnel mais d’un concept intentionnel et, surtout, représentationnel. Autrement dit, d’un point de vue logique, à la différence des images spéculaires qui impliquent l’existence d’un original en face duquel se trouve le miroir, les copies ne nécessitent en aucun cas l’existence de ce qu’elles représentent. Ce qui est aussi implicitement juste pour les objets de la physique de l’Univers. Dans l’actualité récente, on 96 peut mentionner l’engouement pour l’étude des trous noirs (ou autres sources de champ gravitationnel) en espace AdS 134 , motivé par de très élégantes conséquences mathématiques du point de vue des théories de champ conforme 135 , alors que les mesures ne laissent plus guère de doute sur le fait que l’espace dans lequel on vit n’est pas de type AdS. Aucun article de ce type n’est refusé au prétexte que ce qui y est décrit ne correspond pas à l’Univers réel. Il suffit qu’il corresponde à un univers possible pour entrer dans le cadre d’une cosmologie pertinente. En d’autres termes, ce qu’il représente n’existe pas, et cela ne change en rien son statut. Bien que les physiciens auraient, pour la plupart, quelques difficultés à admettre que leur travaille porte sur une « structure qui n’est jamais exemplifiée dans la réalité » – comme l’écrit Danto à propos de certaines œuvres mimétiques –, les exemples en ce sens sont très nombreux. On peut penser à l’étude des trous noirs primordiaux (fascinante d’un point de vue théorique mais se rapportant à des objets dont l’existence est presque impossible), aux modèles cosmologiques à singularité divergente future et, plus généralement, à tous les développements de physique mathématique qui ne se positionne pas par rapport à la question, à l’évidence non pertinente, de leur relation (au sens précédent) avec le monde. A la différence de ce que Russel disait des noms propres qui n’ont pas de porteurs, les imitations artistiques sans originaux ne se réduisent pas, pour Danto, à du bruit. Apprendre quand une image tient lieu de quelque chose a peu de lien avec le fait de savoir de quoi elle est l’image. Danto se rapproche assez clairement de la proposition nietzschéenne quand il considère dans cette voie qu’avant de s’opposer au réel – dans l’acception que nous en formons aujourd’hui – les statues grecques, les rites, les gravures étaient une partie de celui-ci. La ressemblance a donc été un besoin historique, un instant de genèse. Elle n’est pas liée à l’activité en soi. Elle l’est sans doute moins encore en physique : s’il est incontestable que la structure de groupe de SU(3) ne ressemble pas aux quarks 136 , il était à peu près aussi évident que la force ne Newton ne ressemblait pas à un corps « en attirant » un autre. 134 Dans la première partie de ce mémoire, le cas des espaces dS (deSitter) a été présenté : il correspond à un univers avec constante cosmologique positive. Le cas AdS (Anti-deSitter) correspond à une constante cosmologique négative. Bien que ce soit la seule différence dans le Lagrangien gravitationnel, les conséquences de ce changement de signe sont nombreuses. 135 Qui conservent les angles. 136 Qui ne ressemblent d’ailleurs nécessairement à rien puisqu’ils sont, par construction, inobservables à l’état libre. 97 4.2. Sémantique et intention Danto considère que « la relation sémantique entre l’art et le monde naquit probablement en même temps que la philosophie elle-même ». C’est presque l’analogue dans le monde de l’art de la séduisante proposition de Michel Serres suivant laquelle la physique serait née dans la Grèce antique, non pas en tant que simple questionnement rationnel sur la Nature, mais surtout en tant que méthode, analogue dans sa forme, à la vision de la Renaissance. « Tout le monde le sait, tout le monde cède à cette évidence que la physique atomique est une doctrine ancienne, mais une découverte contemporaine. Dans le deuxième cas il s’agit d’une science, celle de Perrin, Böhr ou Heinsenberg, dans le premier il ne s’agit que de philosophie, voire de poésie » 137 écrit Michel Serres avec ironie. Il remarque que de Cicéron à Marx, et jusqu’aux penseurs contemporains, la déclinaison est préjugée une faiblesse de la théorie atomique : le clinamen serait une absurdité logique, géométrique, mécanique et physique. Cette absurdité principielle serait une preuve de plus de l’absence de science dans le monde gréco-latin : il ne s’agirait que d’un mélange impur de métaphysique, de philosophie politique et de rêveries individuelles. D’où le résultat brut de la lecture traditionnelle : il n’y a pas de physique dans l’Antiquité, pas de sciences appliquées en général et le clinamen qui pourrait la fonder n’est qu’une propriété immatérielle du sujet. Le De Natura Rerum a vocation à être lu en humaniste ou en philologue mais certainement pas comme un traité de physique. Prenant le contre-pied de cette approche, Michel Serres montre, en dépit d’un apparent anachronisme, que le clynamen est en fait la première intuition claire du calcul différentiel. La formulation de Lucrèce (Paulum tantum quod momen mutatum dicere possis […] nec plus quam minimum 138 ) correspond aux définitions canoniques de l’infiniment petit virtuel et de l’infiniment petit actuel. Selon Michel Serres, toute l’incongruité reconnue par la critique à l’approche épicurienne vient de ceci qu’on a toujours considéré la chute originaire des atomes dans le cadre d’une mécanique des solides. S’il serait alors effectivement absurde qu’un petit poids solide se détourne de son orbe de chute, il en va tout autrement dans le cas où la cataracte initiale est un flux, un écoulement, un tourbillon. Au sein d’une physique des fluides, dont l’importance pratique dans le monde méditerranéen qui construisait des aqueducs et réfléchissait sur l’hydraulique est indéniable, le clinamen apparaît comme la déclinaison minimum dans l’inchoatif de la turbulence qui se forme à partir d’un 137 M. SERRES, La Naissance de la Physique dans le Texte de Lucrèce, Fleuves et turbulences, op. cit., p. 9. 138 Les atomes en chute libre dans le vide, s’écartent de leur trajectoire droite « aussi peu qu’il soit possible de dire, par-là, que le mouvement s’en trouve modifié […], pas plus que le minimum ». 98 écoulement laminaire. Michel Serres soutient la thèse que Démocrite est le Pythagore du côté des choses, de l’irrationnel et du différentiable. Pour comprendre cette naissance de la rigueur, cette approche mathématique du monde en mouvement, il faut « appliquer finement Epicure sur Archimède ou Lucrèce et sa théorie sur le corpus syracusain ». Ce corpus, c’est bien sur celui d’Archimède, de l’Arénaire dont l’enjeu est l’invention de l’infini, des séries, de la notion de limite. Michel Serres considère que « de Pascal jusqu’à Leibniz, les fondateurs de la science moderne se disent moins les héritiers de Copernic ou Galilée qu’ils n’apprennent leur métier dans l’œuvre d’Archimède. […] Il y a donc une physique mathématique, proche du monde, chez les Grecs réputés pour n’en avoir pas. De celle-ci, les traces abondent ». Son propos est audacieux mais force est de reconnaître qu’il est étayé par de très nombreux et troublants exemples tout au long du premier chapitre de La Naissance de la Physique. J’ai proposé 139 , en m’inspirant du travail de Michel Serres, une relecture de l’interprétation de Démocrite établie par Pierre-Marie Morel 140 en suivant les acquis de la physique moderne et il semble qu’on puisse effectivement conforter son hypothèse jusque dans ses conclusions les plus radicales pour, comme il l’écrivait « courir le risque de la raison dans un espace ensemencé de circonstances ». Pour en revenir à l’esthétique de Danto, La Transfiguration du Banal s’intéresse en fait tout autant au statut de la philosophie qu’à celui de l’art. Celle-ci ne peut naître, dit-il, « qu’à partir du moment où la société dispose d’un concept de ce qu’est la réalité ». Etant entendu que ce concept est souple, variable, adaptable et se rapproche en plus d’un sens de l’idée de correction chez Goodman. Ce pré requis nécessaire à l’émergence de la philosophie est d’ailleurs certainement tout aussi indispensable à l’existence d’une science de la Nature qui doit se positionner par rapport à quelque chose même si celui-ci n’est pas défini de façon rigoureuse et non équivoque. Chez Danto, la philosophie apparaît plutôt comme une forme. Il pense qu’elle se démarque de la science en ceci qu’il n’existe pas de « faits philosophiques » 141 dans le monde. Mais existe-t-il réellement des faits physiques dans le monde ? Que la physique tente de décrire les faits du monde, cela ne fait aucun doute ; mais que ceux-ci soient intrinsèquement, presque ontologiquement, de nature physique est beaucoup moins évident. C’est justement là l’essentiel de l’éclairage de Danto sur la physique 139 petit texte disponible ici : http://lpsc.in2p3.fr/aurelien/democrite 140 P.-M. MOREL, Atome et nécessité, Paris, PUF, 2000. 141 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 139. 99 quand on lit « hors propos » son discours : la science de la nature n’a plus ambition à toucher aux choses elles-mêmes mais ouvre un espace de pensée au sein duquel les règles du rapport au monde sont d’une nature spécifique. Le paradigme de la philosophie est, pour Danto, le Tractatus de Wittgenstein parce que les propositions qu’il recèle ne font pas partie du monde qu’il décrit. Grâce à lui, on peut « représenter la totalité de la réalité mais nous ne saurions la représenter comme totalité ». Pour ce faire, il faudrait effectivement se placer en un lieu extérieur au langage : le Tractatus est à propos du monde, il n’est pas le monde. Danto explique dans ce sens que la philosophie s’occupe de ce que, de manière métaphorique, il appelle, l’ « espace entre le langage et le monde ». Les mots, ajoute-t-il « font sans conteste partie du monde mais peuvent être considérés comme extérieurs au monde, cela dans la mesure où le monde peut être représenté, bien ou mal, par eux ». Dans ces assertions, il est très intéressant de remplacer « philosophie » par physique, et « mot » par modèle ou équation. Le résultat est singulièrement cohérent. Les théories cosmologiques sont effectivement à propos du monde, elles sont simultanément intérieures et extérieures à lui. L’aspect novateur de cette analyse tient à ce que Danto montre qu’il est nécessaire, dans une telle approche, de recourir à deux classes verbales distinctes : l’une a trait aux propositions et l’autre à l’évaluation des succès ou échecs des liaisons sémantiques. Autrement dit, il faut une mise à distance du réel sans pour autant renoncer aux critères d’adéquations. Ce sont là des réquisits absolument adaptés aux ambitions et aux faiblesses de la cosmologie. La difficulté qu’il identifie en esthétique, et qui demeure en épistémologie, est liée à ce que l’on ignore, à « ce contre quoi il faut se prémunir » : le factice semble guetter insidieusement et il est très délicat de le pré-définir. Austin, repris par Danto, écrivait 142 qu’ « il faut également qu’il existe quelque chose qui soit différent des mots, et à propos de quoi les mots servent comme moyen de communication : on pourrait l’appeler le monde. Il n’y a pas de raison pour que le monde n’inclut pas aussi les mots, ceci de toutes les manières possibles sauf celle de l’énoncé actuel qu’on est en train de faire à propos du monde en une occasion donnée ». Cette proposition subtile se démarque à la fois d’une démarche analytique radicale et d’une approche substantialiste rigoureuse. Elle pose effectivement le problème central du Tractatus, mais son écho est bien plus large : ce sont la méthode philosophique (plus certainement quand elle revendique une immanence assumée) et la méthode scientifique qui doivent instaurer cette distance et cette exception du cas traité. C’est implicitement ce que fait Spinoza quand il disserte sur l’illusoire liberté à l’aide de nombreux exemples dont il exclut l’homme écrivant 142 J. L. AUSTIN, Truth, Philosophical papers, Oxford University Press, 1970, p. 89. 100 l’Ethique, c’est ce que fait Epicure quand il ne tente pas de rendre compte de ses œuvres à l’aide du parenklisis, c’est ce que fait le cosmologiste quand il s’approprie son modèle et, ce faisant, l’extrait du monde. Quine a rectifié Austin en disant qu’ « Être réel, c’est être la valeur d’une variable liée », insistant ainsi, en généralisant la notion de « mot », sur l’importance de se situer hors du réel pour disposer d’une table de vérité de celui-ci. Ce qui est étonnant dans une telle démarche, c’est que le monde-réel change selon l’aspect étudié et donc selon ce qu’il faut corrélativement en exclure. C’est ce que la physique de l’Univers avait déjà admis en son propre sein et qui se généralise ici à l’activité discursive sur le monde. Les faits esthétiques de Danto jouissent d’un double statut, se situant « en même temps à l’intérieur et à l’extérieur du monde, faisant partie de la réalité d’un côté et de la représentation de l’autre ». Son apport fondamental est d’avoir compris les œuvres d’art comme des mots du langage, ceci parce que, bien qu’elles puissent disposer de répliques qui sont de simples objets réels, elles sont à propos de quelque chose. La grande force de cette proposition est son degré de généralité qui sied tout autant à la mimesis de la statutaire grecque qu’à l’art abstrait du XXème siècle. Au-delà, elle peut être proposée pour la cosmologie sans entrer en contradiction avec aucun de ses principes fondateurs. Elle permet de comprendre la création humaine à propos de quelque chose du monde, qu’il s’agisse d’art ou de science, comme une mise à distance qui demeure pourtant fondamentalement hétéronome par rapport à celui-ci. Le problème, posé par Danto, d’une évocation représentationnelle non picturale est idéalement exemplifié par la modélisation physicomathématique du monde. Suivant sa proposition, s’il est impossible d’imaginer un monde qui ne serait fait que de modèles cosmologiques ou d’œuvres d’art, on pourrait très bien imaginer un monde dépourvu de physique et de peinture. Un tel monde ne serait ni supérieur, ni inférieur à celui que nous connaissons : il serait antérieur, il correspondrait à une étape de la pensée qui ne disposerait pas encore du concept de réalité. Certaines possibilités de contradictions au sein de cette extrapolation à la physique semblent presque avoir été anticipées par Danto qui introduit la notion d’autoréférentialité : c’est une classe décrivant, par exemple, les énoncés conduisant à des paradoxes sémantiques du type « cette phrase est fausse ». Dans le cadre cosmologique, il permet d’aborder des situations délicates concernant, entre autres, les conditions initiales et les conditions aux limites. La proposition de Hartle et Hawking, par exemple, stipule que la bonne condition aux limites de l’Univers est qu’il n’y a pas de condition aux limites. Ce genre d’apories représentationnelles entre dans la classe d’autoréférentialité et ne posent pas de problème particulier dans l’approche de Danto parce qu’il ne s’interdit pas de modeler le « degré de réalité » des énoncés propositionnels. Il prend 101 exemple, loin dans cette direction, sur les tableaux de Stella (et sur les dessins de Escher) qui sont conçus de façon que toute proposition sur leur rapport au monde soit structurellement invalidée par leur construction. A l’instar de certaines théories cosmologiques – qui sont pourtant scientifiques de par leur Nature – il existe des œuvres qui, « bien que n’étant pas inconsistantes par leur forme, ne peuvent néanmoins jamais être vraies dans aucun monde ». L’approche de Danto permet justement de les considérer comme des instanciations légitimes de leurs mondes. Figure 10 : M. C. Esher, Mains se dessinant, 1948 Les paires d’objets indiscernables dont l’un est une œuvre d’art et l’autre n’en est pas une constituent le noyau de l’argumentation de Danto. En se référant au Massif du MontBlanc de Viollet-le-Duc, il va jusqu’à imaginer une copie de la montagne qui serait identique à celle-ci mais à laquelle le caractère artéfactuel conférerait le statut d’œuvre. Tout cela converge vers une conclusion unique et relativement simple : parce que nos réactions sont – et doivent effectivement être – différentes face à ces deux entités apparemment semblables, il faut que la réaction esthétique passe par une médiation conceptuelle et non pas (seulement) par une perception sensorielle. Toute définition de l’art qui considère la réaction esthétique ou l’œuvre elle-même comme un facteur définitoire risque donc d’être circulaire ou incohérente. Suivant, en certains aspects, George Dickie et Ted Cohen, Danto conclut qu’il ne va pas de soi que les considérations esthétiques appartiennent à la définition de l’art. Elles peuvent tout à fait être associées au concept d’art sans être pertinentes pour sa logique interne. Une appréciation esthétique négative portée sur un objet ne nie en aucun cas sa possibilité d’appartenir au monde de l’art. Personne, même ceux qui les considèrent comme des œuvres majeures, ne songe à dire que l’urinoir – Fontaine – de Duchamp ou les boîtes Brillo de 102 Warhol sont beaux. La beauté est, en quelque sorte, un concept connexe à celui d’art : il n’est pas consubstantiel à ce dernier, mais il ne lui est pas strictement étranger. Il n’est pas évident d’identifier l’analogue de la beauté au sein de la sphère physique. Il ne peut s’agir de la rigueur ou de la logique mathématique, elles constituent (au moins en principe) une condition nécessaire à la pensée physique. Il ne saurait non plus s’agir de l’efficacité ou de la falsifiabilité : elles sont hors de propos dès lors que la science considérée touche à l’Univers dans son ensemble. Il pourrait, simplement, s’agir également de la beauté. D’une beauté scientifique qui n’aurait pas vocation à être intimement liée à la beauté artistique. Elle ne constitue pas une version mystique de l’évaluation rationnelle mais le pan irréductiblement humain de la démarche qui fait préférer un modèle à ses alternatives indiscernables quant à leurs conséquences et prédictions observationnelles. Danto résume la situation ainsi : « en tant qu’objet introduit dans le monde de l’art, les propriétés de Fontaine sont celles que cet objet partage avec la plupart des objets de porcelaine industrielle, alors qu’en tant qu’œuvre d’art Fontaine partage certaines de ses propriétés avec le Tombeau de Jules II de Michel-Ange et le Persée de Cellini ». Aristote avait déjà remarqué qu’il faut préalablement savoir qu’une œuvre mimétique n’est pas la réalité pour pouvoir en éprouver du plaisir et permettre le déploiement de l’effet cathartique. C’est ici ce que rappelle Danto : le statut d’œuvre est antérieur à la possibilité de l’expérience esthétique qui est associée à l’objet considéré. Il pense finalement qu’il existe juste une spécificité de l’esthétique liée aux œuvres d’art et que les deux notions ne sont donc pas ontologiquement dépendantes l’une de l’autre. L’extrapolation à l’idée selon laquelle il existe également une esthétique spécifique à l’activité physique est pratiquement directe : Danto désolidarise le beau de l’art et permet au premier d’être attribué avec tout autant de pertinence à d’autres domaines. Le statut du langage esthétique dans le domaine philosophique est pour lui « exactement semblable à celui du langage moral en éthique » et il est bien clair que cette dernière n’a pas l’exclusivité de celui-ci : « le sens de la beauté n’a rien à voir avec le flair pour l’art ». L’Erotique est le grand chef-d’œuvre d’Aristote. Qu’il n’a hélas jamais écrit ! Mais auquel Danto se réfère avec malice parce qu’il considère qu’il existe quelque chose de comparable au sens esthétique : les attitudes sexuelles. « Si on trouve sexuellement stimulant quelque chose, on ne se borne pas à enregistrer passivement qu’il en est ainsi, mais on est excité, et il est difficile de d’imaginer que quelqu’un soit excité sans avoir les réactions physiques correspondantes » écrit-il pour souligner que l’état d’excitation implique bien plus qu’un état d’esprit. Ce parallèle audacieux permet de s’inscrire radicalement en faux par 103 rapport à l’approche kantienne où le sens esthétique devait être désintéressé (et, avouons-le, assez éthéré 143 ). Danto revendique au contraire une démarche active qui lie l’acte à l’impression. Il utilise aussi cette comparaison pour montrer qu’il ne souscrit pas entièrement à la définition institutionnelle de l’art : il existe, selon lui, des points qui ne peuvent se résoudre que du point de vue de la « question ontologique ». Pour les aborder, il convient d’abord de noter que les entités élémentaires ne sont pas clairement définies en art. Cette remarque est évidemment très fructueuse pour le propos scientifique. Danto montre, à l’aide de différents exemples, que les principes de « soustraction philosophique » qui s’appliquent très bien aux objets réels ne fonctionnent plus avec les œuvres d’art parce qu’en leur sein les frontières ne sont pas identifiables. Ce problème, qui semblait spécifique à la cosmologie, de l’impossibilité de dessiner une limite claire entre ce qui peut ou ne peut pas appartenir au corpus considéré, se trouve ici exhibé au sein de la réflexion esthétique par Danto. Il y a une décision qui tient de l’arbitraire dans le choix indispensable du cadre d’une œuvre donnée. La relation, écrit Danto, « liant l’œuvre à son substrat matériel est aussi complexe que celle qui lie l’esprit au corps ». C’est sans doute l’équivalent de la relation liant la théorie au phénomène : elle est tout à la fois organique et insaisissable. La contribution essentielle de Danto tient certainement à l’inversion de perspective qu’il opère ici aussi en montrant qu’il faut constituer l’œuvre avant de pouvoir envisager une quelconque réaction esthétique. Autrement dit, ce n’est pas suite aux impressions de l’amateur ou du spectateur que les contours et la valeur de l’objet artistique se forment, ce sont au contraire ces derniers qui rendent possibles les appréciations. Danto montre en fait que pour que l’esthétique acquière un sens, il faut que les liens entre l’œuvre et la sphère matérielle soient préalablement établis. Et, bien qu’il ne l’écrive pas explicitement, ces liens sont clairement chez lui conventionnels. Du point de vue physique, cette approche est novatrice parce qu’elle ne considère pas que la pertinence dépende de la nature des liens entre le modèle et le monde : elle stipule plutôt que la simple existence de ces liens est nécessaire. De plus, la porte ainsi ouverte mène vers un chemin à deux directions : non seulement celui qui s’intéresse au lien entre la théorie et le réel, mais aussi celui qui interroge le rapport de la description à son substrat. Rappelant que Lawrence annonçait que « nous sommes de la chair » comme les expressionnistes abstraits proclamaient que « les tableaux 143 Adorno considérait l’esthétique kantienne comme un « hédonisme émasculé » : T. W. ADORNO, Théorie Esthétique, op. cit., p. 28. 104 sont de la peinture », Danto souligne l’unidirectionalité de la relation : l’action de représenter implique de peindre (ou d’écrire, de composer, etc.) alors que celle de peindre n’implique pas de représenter. C’est un point qui n’est habituellement pas étudié en cosmologie et, pourtant, il est vrai que si cette science demande le recours aux travaux mathématiques et à l’observation critique de l’Univers, aucune de ces deux activités ne nécessite l’existence même de la cosmologie. De cette contingence, l’art a tiré des conséquences (en particulier avec De Kooning) que la physique n’a sans doute pas encore intégrées. La possibilité de n’être pas en tant que tel au cœur même d’un dispositif qui s’y prêterait impose bien sûr un exercice définitoire plus conséquent. C’est une démarche de questionnement sur la légitimité dont la science est finalement assez peu coutumière et pour lequel la réflexion esthétique peut à nouveau constituer un guide intéressant. Lorsque Harold Rosenberg tente de déposer sur sa toile la peinture de façon que celle-ci ne soit rien d’autre que de la peinture dépourvue de toute signification, il montre la complexité inhérente à la représentation : de même qu’une équation n’est jamais tout à fait lisse et fondamentale, une couleur n’est jamais tout à fait neutre et élémentaire. Il a paradoxalement montré que son idéal constitué d’un artiste qui serait un peintre au sens technique du terme et d’un acte artistique qui serait l’action de peindre (sans copier, imiter, représenter, exprimer, suggérer ou insinuer) est strictement impossible à atteindre. On peut, d’un point de vue mathématique, le définir comme un état asymptotique qui demeure par essence hors de portée. Ni les « coulures » des années 50, ni le fameux dripping de Pollock – véritable monument érigé en l’honneur de la vie propre de la peinture –, ni les coups de pinceaux visqueux et gras de Lichtenstein n’ont pu s’y opposer. Ce dernier cas est particulièrement intéressant : Danto montre que les peintures de Lichtenstein « ne possèdent pas les propriétés qui sont associées à leur sujet »144 . En général, il s’agirait d’une remarque bien peu pertinente : chacun sait qu’un tableau représentant des roses n’a pas l’odeur des roses. Mais, en l’occurrence, le sujet des peintures de Lichtenstein est la peinture. « L’incompatibilité entre les coups de pinceau montrés et la manière dont il le sont » est une situation paradoxale que la physique ne sait pas encore se créer : il n’existe pas d’équation qui soit à propos d’elle-même. Le rapport de la représentation au média représentationnel est donc ambivalent et la théorie de l’art peut offrir des pistes prometteuses pour l’épistémologie. Danto, suivant une formulation qui serait parfaitement adaptée pour des questions cosmologiques, déclare à propos des tableaux de Lichtenstein qu’ « ils sont au sujet de théories qu’ils rejettent, qu’ils ont intériorisé des théories spécifiques qu’il faut connaître si on 144 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 182. 105 veut les apprécier, et qu’ils font allusion à d’autres théories, dont l’ignorance appauvrit la manière de les apprécier ». Si les deux derniers points sont, comme on l’a montré précédemment, assez évidemment vrais pour la physique, le premier constitue la pierre d’achoppement d’un grand nombre d’approches métaphysiques de la science : il est très difficile d’imaginer des théories s’épanouissant dans un monde qu’elles réfutent. Cette sorte de connivence entre l’Univers pré-conçu et le modèle qui tente de le décrire est presque inévitable dans les faits même si elle n’est pas indispensable en soi. Il est probable que la voie de distanciation ouverte par l’esthétique soit utile au futur de l’épistémologie mais la science n’est pas encore capable d’aller si loin dans l’exploration des liens qui l’unissent à son matériau et à son objet. Figure 11 : Roy Lichtenstein, Brushstroke, 1965 Danto, tout au long de son œuvre, martèle son idée maîtresse : les qualités esthétiques de l’œuvre ne sont pas immuables, ne sont pas une joie éternelle, ne dépendent pas que de la position cognitive de l’esthète mais dépendent aussi « de leur identité historique, de sorte que, à la lumière de ce qu’on apprend sur une œuvre donnée, on peut être amené à réviser complètement le jugement qu’on a sur elle ». On pourrait reprocher à cette démarche d’être parfois à sens unique : il montre que l’art contemporain pose problème quand on le lit avec les yeux du passé mais il ne tient pas compte de ce que l’art du passé fait aussi difficulté quand 106 on le décrypte avec les outils du présent. En fait, Danto n’imagine pas que l’art contemporain – ou une partie de celui-ci – puisse ne pas être de l’art. Mais, cette « hypothèse de travail » acceptée, l’importance qu’il accorde à la contextualité est fructueuse bien au-delà de la sphère de la peinture. Elle généralise la thèse de Wolfflin 145 d’après laquelle tout n’est pas possible toujours et a le mérite de ne plus considérer le facteur historique comme un facteur limitant qui serait inhérent aux contingences des connaissances d’une époque donnée – comme cela est souvent fait en physique – mais plutôt comme une facette inexorable et même souhaitable de l’approche. Elle est à la temporalité ce que l’à propos est à la visée. Danto pense qu’à l’adage selon lequel il n’existe pas d’observation sans théorie en science (qui, déjà, n’est pas trivial, même s’il est à peu près unanimement considéré aujourd’hui comme exact) correspond celui selon lequel il n’existe pas « d’appréciation sans interprétation » en art. Sachant qu’il définit l’interprétation comme la détermination des relations qui existent entre une œuvre et sa réplique matérielle, le parallèle est important : il signifie en fait que décrire l’Univers suivant les règles de la physique, c’est avant tout extraire une instanciation des mondes mathématiquement possibles et la singulariser par rapport aux autres. La cosmologie ne se positionne plus seulement par rapport au monde mais aussi par rapport à ses propres répliques. Le sens de ce mot est différent en science, il ne réfère pas à des propositions indiscernables dans leurs formes (personne ne songe à s’approprier une équation du point de vue matériel) mais similaires dans leurs conséquences observables : on pense, par exemple, aux deux descriptions strictement analogues de la gravité mentionnées dans le premier chapitre de ce mémoire. Danto fait entrer de plain pied ces paires de modèles dans le champ de l’investigation épistémologique. Il ne s’intéresse pas aux raisons qui nous feront préférer une description à l’autre (il s’agit du domaine de la psychologie) mais il ouvre la porte à une forme de déconstruction des critères usuels de classification des propositions scientifiques. La part d’ineffable y devient fondamentale et légitime (en désaccord, sans doute, avec ses buts avoués). Au détour d’une réflexion sur l’énigmatique Chute d’Icare de Bruegel, Danto rappelle, dans une optique en l’occurrence assez proche de celle de Goodman, que nous structurons notre champ visuel de telle manière que « tout ce qui ne s’accorde pas avec nos schémas est relégué dans un arrière fond inessentiel ». Qui voit spontanément trois jambes à la femme de La Baignoire de Degas ? Qui s’intéresse au bras supplémentaire de la Pietà Rondanini de 145 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 182. 107 Michel-Ange ? Nos schèmes conceptuels sont lourdement prédéterminés et les œuvres, comme les modèles, quand ils sont authentiquement considérés, ont justement pour rôle de permettre un éclairage nouveau sur les archétypes. Une fois de plus, cela n’est pas spécifique à l’art : beaucoup de faits cosmologiques ont été découverts tard dans l’histoire des sciences alors qu’ils étaient contenus dans le cœur du paradigme du moment mais passaient inaperçus à cause de leur inadéquation avec le « schéma » standard. C’est d’ailleurs ce à propos de quoi Andrei Linde s’interroge pour la théorie de l’inflation : pourquoi l’idée d’une expansion considérable du facteur d’échelle de l’Univers est-elle venue si tard alors qu’elle est pratiquement générique dans les descriptions en terme de champ scalaire ? Parce qu’une telle proposition n’entrait pas dans le cadre de ce que Danto appelle une « relation pertinente ». Dans une certaine mesure, la différence entre les modes artistiques et scientifiques apparaît dans la dissymétrie qui existe par rapport à ce que Danto nomme la « relation de collaboration spontanée » entre l’artiste et le spectateur. Celle-ci n’existe certainement pas sous une forme identique au sein de la physique en général mais peut probablement se déceler au sein de quelques aspects particuliers de la cosmologie. Le fait que l’objet soit l’Univers dans son ensemble crée immanquablement une catégorie inhabituelle de spectateurs : les théories ellesmêmes. En écho aux arguments préalablement exposés, cette remarque demande de penser le modèle dans un cadre plus large : l’auto-inclusion n’est plus un luxe ou une « bizarrerie » improbable, c’est un élément constitutif. Comme l’écrit Danto, « la chose entière bouge en même temps » : on ne peut plus disjoindre l’auteur du spectateur et la pensée de la Nature. Il est dénué de sens d’espérer pouvoir établir une équation ou une œuvre artistique qui ne nécessiterait pas de titre. Le titre est « davantage qu’un nom ou qu’un label, c’est une directive pour l’interprétation ». Ce qui ressemble à une femme à barbe dans un tableau de Véronèse s’avère, après avoir pris connaissance du titre, être Hercule et Omphale, ce qui transfigure évidemment la toile. Même le fréquent sans titre n’est pas anodin : il exprime le fait que tous les indices nécessaires pour que l’œuvre fonctionne comme une œuvre sont contenus dans l’objet en question. Il dit déjà quelque chose au spectateur, il lui indique où chercher. Tout cela, conclut Danto, revient ipso facto à admettre que plusieurs structurations différentes sont possibles. Le point important ici est de bien noter que ces arguments demeurent strictement valides dans un contexte cosmologique. Le titre est alors un peu plus que la phrase surplombant l’article : il est aussi contenu dans le nom de l’auteur, dans le choix de la revue, dans la liste des références et citations. Un travail scientifique ne peut pas non plus être lu sans directive. La mention d’un modèle particulier dans la bibliographie peut changer le sens d’une publication : elle informe des connaissances et des croyances de 108 l’auteur. Est-il favorable à un modèle où seule l’inflation a produit les fluctuations ou pense-til que des défauts topologiques y ont contribué ? Est-il de l’école de Starobinsky ou de celle de Steinhardt ? Cela ne peut pas ne pas changer le sens de son propos. Il n’est pas possible de lire sans qu’une direction et qu’un but sous-jacent soient associés, il existe toujours une visée. Danto considère explicitement que « si on voit une œuvre de manière neutre, on ne la voit pas comme une œuvre d’art ». Contrairement à l’intuition élémentaire qui pourrait laisser penser que la science, justement, recherche cette neutralité, l’analyse menée montrant l’analogie de fonctionnement entre les œuvres et les modèles, permet de renverser cette disjonction. De même qu’interpréter une œuvre d’art revient à « proposer une théorie concernant ce à propos de quoi elle est », comprendre et donner vie à un modèle cosmologique, l’intégrer à la dynamique de la science, revient sans doute à percevoir l’enjeu qui le sous-tend et à le mettre en relation avec l’ensemble des faits et des autres propositions. Une œuvre n’existe qu’en tant qu’elle est interprétée. Danto ne cherche, hélas, pas à savoir pourquoi il serait illégitime ou absurde d’interpréter la réplique matérielle d’une œuvre et ne résout donc pas réellement le paradoxe qu’il avait soulevé. En insistant lourdement sur l’hétéronomie, il pose néanmoins des jalons novateurs dans son entreprise définitoire. L’exemple qu’il donne est d’ailleurs assez amusant : celui de deux tableaux identiques (un rectangle séparé par une ligne horizontale en son milieu) – destinés à la bibliothèque d’un laboratoire de physique 146 – qui illustreraient la première loi de Newton pour l’un et la troisième loi de Newton pour l’autre. Bien que totalement semblables, les deux œuvres sont radicalement différentes. Pour la première, la droite représente une trajectoire rectiligne uniforme (le principe d’inertie), pour la seconde, elle représente la séparation entre deux corps à l’équilibre compte tenu de la loi de l’action et de la réaction. Une fois interprétés, il est bien clair que les deux tableaux sont non seulement différents du point de vue du contenu mais aussi du point de vue de la valeur esthétique (le second est beaucoup moins riche). 146 Les laboratoires américains auraient donc les moyens de solliciter des artistes pour décorer leurs salles ? 109 Figure 12 : Bruegel, La chute d'Icare, 1558 4.3. Le style plus que la manière « Les termes observationnels de la science sont tellement saturés de théorie que la tentative de chercher une description neutre afin d’aboutir à une explication scientifique qui soit idéalement objective revient en fait à s’interdire de faire de la science. Mon analyse des œuvres de J. et de K. 147 – sans parler de Bruegel l’ancien – suggère qu’il en va un peu de même dans le domaine de l’art ». Il est très étonnant, et certainement pas fortuit, de remarquer que Danto semble considérer comme évidemment acquise une large part de l’argumentation développée dans ce mémoire ! De son point de vue de philosophe de l’art, il lui semble aller de soi que la science est strictement orthogonale, presque par construction et par essence, à toute forme d’objectivité pure. Il cherche seulement à montrer que l’art s’approche de cette position si complètement subjective. Extérieur à la discipline, il décèle aisément les présupposés, les non-dits et les impératifs externes de la démarche scientifique, presque symétriquement à la façon dont les épistémologues perçoivent l’art comme le paradigme de l’expression d’une subjectivité totale. La dimension interprétative devient analytiquement liée à l’idée même d’œuvre ou de modèle. De même que la connaissance de l’intention du peintre ne change pas la forme du tableau, la connaissance du mécanisme de formation de galaxie et de l’évolution stellaire ne change pas la position des étoiles sur la voûte céleste. Mais l’un 147 Les tableaux fictifs présentés préalablement. 110 comme l’autre changent radicalement en tant qu’éléments d’un contexte : le tableau en tant qu’œuvre et le ciel en tant qu’objet physique. Il convient d’insister sur le fait que si le ciel est nécessairement un objet physique quand on l’observe à des fins cosmologiques et si le tableau est nécessairement un objet artistique quand on l’observe à des fins esthétiques (le terme étant entendu ici au sens commun de théorie de l’art) rien n’indique ou n’oblige à considérer qu’il en va de même « dans l’absolu ». L’originalité de la lecture de Danto me semble résider dans ce qu’il recourt systématiquement à cette mise à distance du monde sans entrer dans un relativisme « des mondes » aussi nombreux que les visions qui leur sont attachées comme Goodman l’a proposé. Dans le vocabulaire analytique, on pourrait dire, suivant Danto, qu’un objet o n’est une œuvre ou une théorie que relativement à une interprétation I qui est une fonction grâce à laquelle o est transfiguré en œuvre ou en théorie : I(o)=OE. Comme il le fait lui-même remarquer, une grande force de sa proposition vient de ce qu’elle « adoucit » l’idée de Berkeley sans la renier totalement : il ne s’agit plus de considérer que les objets disparaissent s’ils ne sont pas perçus 148 mais qu’ils disparaissent en tant que ce qu’ils ambitionnent d’être s’ils ne sont pas interprétés. On peut, dit-il, « être réaliste en ce qui concerne les objets et idéaliste en ce qui concerne les idées ». Il n’y a pas d’art sans monde de l’art, il n’y a pas de science sans contexte scientifique. L’interprétation est assimilée à une sorte de baptême qui fait entrer l’œuvre dans sa véritable vie d’œuvre. Le levier logique grâce auquel un simple objet accède au rang d’œuvre d’art est l’acte d’identification artistique : Danto l’associe à la copule « est » du point de vue linguistique. C’est ce qui se passe quand j’affirme que cette touche de peinture est Icare ou que cette représentation de SU(3) est un quark. Une telle identification transfigurative est très proche, de par sa nature, des identifications magiques, mythiques, religieuses et métaphoriques. Le a est b du monde de l’art ou du monde physique n’est pas une vérité littérale. Il serait dénué d’intérêt de se demander si Aristote et Platon sont réellement dans la composition de Raphaël, comme de chercher à savoir si l’Univers lui-même est réellement dans la fonction d’onde solution de l’équation de Wheeler-DeWitt. L’identification n’est pas en relation stricte avec la rectitude. En revanche, au sein de leurs mondes respectifs, il existe bien pour l’art et pour la physique des critères de vérité. Ils correspondent, à l’évidence, aux règles internes des disciplines et 148 Ces propositions ont été très exhaustivement étudiées dans le cadre de la mécanique quantique. En dépit de leur caractère séduisant pour réconcilier ce qui est inhérent à la mesure avec ce qui est inhérent à « la Nature », elles ne parviennent jamais à acquérir dans le contexte de la physique un statut philosophiquement pertinent. Elles suscitent plus d’interrogation et de paradoxes qu’elles n’en résolvent. On peut, à ce propos, consulter tous les ouvrages de Bernard d’Espagnat qui contiennent de longues et complètes discussions du sens que peut avoir le monde physique dans une vision où l’existence ne peut se dissocier de la mesure. 111 permettent une évaluation. Il pourrait sembler que le caractère « élastique » des règles du monde de l’art ne se retrouve pas en science : le dodécaphonisme a transgressé les règles du système tonal, l’impressionnisme a transgressé les lois de la perspective, et les exemples sont dans ce sens infiniment nombreux. La situation est pourtant tout à fait similaire en cosmologie : non seulement les lois se sont succédées et démenties les unes les autres (l’avancement des sciences procède bien sûr par réfutations successives : de Newton à Einstein, des particules aux champs, des points aux opérateurs, etc.) mais, de plus, les fondements eux-mêmes ne sont pas immuables. Les mathématiques ne sont pas figées et leur cœur, la logique, ne cesse d’évoluer. Introduire des dimensions supplémentaires aurait été une violation des lois de la science en un temps. Changer du temps en espace et de l’espace en temps également. Autrement dit, la physique n’évolue pas par avancées dans un cadre dont les lois sont claires : elle modifie également ses lois, jusque dans le sacro-saint rapport à l’expérience puisque la mécanique quantique a obligé à considérer comme acceptable des modèles dont le résultat est aléatoire du point de vue de la mesure ! Figure 13 : Modèle de classification des quarks SU(3) Les parallèles effectués entre le monde de l’art et celui de la science souffrent souvent de ce que le premier semble très peu contraint au regard du second. Danto, sans bien sûr entrer dans la comparaison avec la physique, montre en fait que les contraintes sont finalement très importantes et indispensables dans l’univers artistique. « Il faut qu’il y en ait » 112 écrit-il 149 . Pour que le fait d’évoquer un chien qui parle puisse apparaître comme un acte d’imagination, il faut savoir que les chiens ne parlent pas. Danto explique que la connaissance des croyances en vigueur est nécessaire à l’activité créatrice. Elle n’est, là encore, absolument pas autonome. Le grand mérite, pour notre propos, de la thèse exposée dans La Transfiguration du Banal vient de ce qu’elle montre que le jeu de l’art se joue aussi à trois : l’œuvre est une médiation (éventuellement fictive) entre le spectateur et le monde. S’il est clair que la cosmologie est à l’intersection du physicien et de l’Univers, l’esthétique avait coutume d’oublier le troisième acteur. Pour le réhabiliter, Danto défend l’idée que l’on « ne peut pas interpréter comme on veut ». Si, devant la toile d’un artiste olfactif (comme Duchamp appelait, avec un certain dédain, la mouvance Lichtenstein-Kuriloff), le spectateur cherche au-delà du matériau pictural, il rate l’œuvre. Interpréter une ligne noire comme une ligne noire peut avoir des sens radicalement différents selon que celui qui parvient à cette conclusion est un barbare (Danto aime à désigner ainsi malicieusement l’homme qui ne connaîtrait rien au monde de l’art) ou un adepte du réductionnisme. Mais le sens dépend aussi de ce que signifient une ligne et la couleur noire dans le monde. Asserter qu’il s’agit de peinture noire peut être en soi un acte artistique. Le noir a changé de statut après avoir été considéré via le prisme de l’art (ou de la physique) mais il demeure le noir « du monde ». C’est ce que Danto résume en citant ce saisissant extrait de Ch’ing Yuan (exprimant la doctrine bouddhiste supérieure) : Avant d’avoir étudié le zen pendant trente années, je voyais les montagnes comme des montagnes et les rivières comme des rivières. Lorsque j’eus acquis une connaissance plus intime des choses, j’en vins à comprendre que les montagnes ne sont pas des montagnes et que les rivières ne sont pas des rivières. Mais, maintenant que j’ai compris le fin mot de tout, je suis tranquille. Car je vois de nouveau les montagnes comme des montagnes et des rivières comme des rivières. Il voit, commente Danto, « les montagnes comme des montagnes mais cela ne veut pas dire qu’il les voit telles qu’il les voyait avant ». Tout est là. Le monde, chez Danto, demeure le monde. Mais il ne dispense pas de l’appréhender au travers d’un « ensemble complexe d’exercices spirituels et grâce à une métaphysique et une épistémologie remarquables ». Contrairement à Goodman (et à tout le courant épistémologique idéaliste 150 ), il estime que « nous sentons que le monde ne dépend pas de nos pensées ». Sans que cela ne contredise le fait que voir un trait noir comme un trait noir n’a pas le même sens suivant que celui qui le 149 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 209. 150 Dont Goodman ne se réclame en aucun cas mais qui, en l’occurrence, parvient à des conclusions similaires. 113 propose est un homme qui a trouvé dans la substance picturale per se la nature profonde de l’art ou un philistin pour qui la copule « est » devient tautologique. Le statut artistique ou scientifique d’une proposition semble donc se résumer à deux aspects essentiels : la non contradiction avec les règles internes de la discipline à un instant donné et, surtout, le caractère artistique ou scientifique de l’interprétation. Le problème s’est déplacé. En quoi une œuvre d’art qui serait l’annuaire téléphonique de Manhattan de 1980 différerait-elle de l’annuaire téléphonique de Manhattan de 1980 ? Elle diffère en ceci que l’un a été placé dans la catégorie du roman et a de fait acquis un sens particulier. Il représente quelque chose. L’hypothèse de Danto est que le « phénomène des répliques matérielles identiques appartenant à des ordres ontologiques différents » n’est possible que si au moins un des objets possède une propriété représentationnelle. Il doit être à propos de quelque chose. Les « problèmes d’infrastructure » sont non pertinents dans ce cas. Là encore, l’approche n’est pas réservée au monde de l’art : le champ électrique et le champ gravitationnel ont la même structure, ils sont tous deux représentés par une même divergence nulle (hors des sources), ils obéissent à des équations de même forme. Mais ils diffèrent fondamentalement en ce qu’il ne sont pas à propos de la même chose : une pomme et un électron ne sont pas les mêmes êtres du monde physique. Les topiques de Goodman, quant à la contingence et à la pertinence, ne sont pas strictement applicables dans ce contexte mais elles ont le mérite de tracer des lignes de démarcation sur lesquelles Danto peut poser les questions définitoires. En s’appuyant sur l’exemple éloquent d’un diagramme de Loran 151 détourné par Lichtenstein pour figurer la femme de Cézanne, en clin d’œil aux pulsions sexuelles ambiguës du peintre d’Aix, Danto montre qu’un emprunt placé hors contexte n’est pas un plagiat. Il faut s’affranchir du contenu. En fait, la différence entre un objet simple et une œuvre tient à ce que l’œuvre utilise « la manière dont la représentation non artistique présente son contenu pour mettre en avant une idée concernant la manière dont ce contenu est présenté ». C’est une des clés de la pensée de Danto. Elle permet, par exemple, de comprendre pourquoi une copie d’œuvre d’art peut ne pas être une œuvre d’art : elle se borne à montrer la manière selon laquelle l’œuvre présente son contenu, sans s’en servir pour mettre en avant une idée à son sujet. C’est une remarque extrêmement intéressante dans le champ cosmologique : la physique ne « copie » pas à proprement parler mais elle met en relation avec un contenu. 151 Erle Loran est un critique d’art qui a analysé quelques aspects novateurs des oeuvres de Cézanne dans un ouvrage intitulé La Composition chez Cézanne. 114 Considérons l’équation paramétrique de la trajectoire d’un rayon lumineux au voisinage d’un trou noir. Imaginons que, dans un cas, elle ait été obtenue en observant effectivement la trajectoire et en la reproduisant à l’aide de fonctions analytiques connues. Imaginons que, dans un second cas, la même équation ait été obtenue en résolvant les équations de la relativité générale modifiée par un terme de Gauss-Bonnet dans le Lagrangien 152 . La signification de ces deux mêmes équations est sans commune mesure. Dans le premier cas, elle n’est rien de plus qu’une représentation à visée pragmatique. Dans le second, elle réfère à la manière dont une théorie nouvelle tente de représenter le monde. Chez Danto, l’usage artistique des moyens de représentation va au-delà de toute considération sémantique (qu’il s’agisse du Sinn ou de la Bedeutung), quelle que soit en fin de compte la chose que l’œuvre représente, elle doit exprimer quelque chose à propos de son contenu, et cette expression n’est pas un pur produit du contenu lui-même. Le mécanisme d’autoréférentialité sémantique de l’art est complexe et partiellement récursif. Sous une forme plus implicite il est aussi inévitable en cosmologie : au niveau de l’objet, bien sûr, mais aussi au niveau de la proposition. Une théorie qui ne dirait rien – plus exactement qui ne permettrait pas aux physiciens se réclamant de cette thèse de dire quoi que ce soit – au sujet de la façon dont elle représente le monde ne serait peut-être pas à exclure de la méthode scientifique de facto mais elle ne donnerait aucune raison de la préférer à une concurrente. La description de l’Univers ne cherche pas à faire l’économie d’une expression subjective sur sa propre manière d’inférer l’état du monde. On peut émettre l’hypothèse qu’une des raisons pour lesquelles il n’est pas apparu de parallèle entre épistémologie et esthétique avant un stade très avancé de l’évolution de ces disciplines (sauf peut-être, justement, à leur naissance) vient de ce qu’il n’existe pas de théorie mimétique en science. Le rapport de la science au monde ne s’est pas positionné dans l’axe de l’imitation. En fait, les arguments de Danto montrent que l’imitation en tant qu’art ne diffère pas dans sa structure des œuvres contemporaines. Mais pour faire apparaître cette structure sous-jacente, il fallait un recul que la seule mimesis ne permettait sans doute pas. C’est d’ailleurs ce que dit implicitement Danto quand il déclare 153 que « l’analogue philosophique du concept artistique de médium est la conscience ». Ce qu’il considère comme une pure diaphanéité qui n’est « pas assez opaque pour pouvoir devenir un objet » se distancie 152 Le terme de Gauss-Bonnet est de second ordre en courbure scalaire et permet, dans certaines théories de corde, de construire une première ébauche de théorie gravitationnelle quantique. 153 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 242. 115 fondamentalement de l’imitation élémentaire. Resterait à définir quel est le médium de la physique, étant entendu qu’il n’est pas le matériau (c’est à cette différence que s’est intéressée la peinture dite hardcore selon l’expression de Joseph Mashek). Peut-être se caractérise-t-il en partie par le fait qu’il n’est pas définissable. On peut rigoureusement étudier la méthode, l’objet, les conséquences, mais le médium est mouvant. Il est variable avec le temps et avec la visée. Cette part obscure de l’analogie n’est pas centrale, précisément parce que l’approche analytique de Danto pousse inexorablement à réduire l’étude à son aspect linguistique (dont l’ambition et la portée touchent néanmoins à l’ontologie puisque le langage est ici bien plus qu’une activité discursive sur un Être indépendant) qui se substitue dans une large mesure au médium. Danto s’étonne qu’une longue tradition philosophique se soit égarée dans un usage inapproprié des prédicats esthétiques. Il considère que le problème vient de ce qu’on a trop souvent assimilé l’expression « sont de puissants dessins de fleurs » (qui peut parfaitement s’appliquer à une peinture de pâquerettes) à l’expression « sont des dessins de fleurs puissantes » (qui siérait assez mal en la même occasion). L’ambiguïté de l’expression « est beau », à laquelle les esthéticiens ont accordé une trop grande importance, vient, selon lui, de ce que la tradition semble l’appliquer indifféremment aux œuvres et aux simples objets réels, sans que cela ne choque notre sensibilité verbale. C’est une inexactitude qui se retrouve fréquemment en cosmologie. Quand Brian Green écrit L’Univers élégant 154 , il joue sur cette ambivalence. Pourtant, ce n’est en aucun cas l’Univers qu’il cherche à présenter comme élégant : ce sont bien les théories et les propositions sur celui-ci, c’est sa transfiguration au travers du miroir déformant que constitue le langage physico-mathématique. Il n’y aurait aucun sens à statuer sur les propriétés esthétiques de ce dont nous sommes simultanément partie et produit. Qu’un homme puisse se trouver beau ou non est incontestablement légitime, mais qu’il puisse prédiquer sur l’esthétique du Cosmos tient sans doute de la faute logique dans la mesure où il lui est impossible, d’une part, de disposer d’autres instanciations de comparaison, et, d’autre part, de pouvoir envisager une quelconque modification de la forme ou de la structure sans induire une chaîne causale remettant généralement en cause sa propre existence. « Il existe un ensemble de prédicats qui s’appliquent uniquement aux œuvres d’art, et non pas aux objets réels, ni d’ailleurs aux répliques matérielles des œuvres », écrit Danto. C’est très exactement vrai pour les modèles cosmologiques : les évaluations, jugements, mises en perspective ou réfutations ne sont pas applicables au monde qu’ils décrivent mais à la façon dont ils le décrivent. Rappelons que dans ce contexte, je considère que l’analogue 154 B. GREENE, The Elegant Universe, New York, Vintage, 2000 116 scientifique de la réplique matérielle est la théorie « réplique » conduisant aux mêmes observables que la théorie « originale » (donc indiscernable du point de vue du rapport au monde) mais fondée sur des principes en inadéquation avec les règles d’usage (donc variables) du corpus scientifique. L’exemple de la « particule fantôme » donné précédemment pour la mécanique newtonienne n’est pas un cas isolé : on peut toujours construire une infinité de théories conduisant aux mêmes résultats mais qui seront éliminées sur des critères internes. Si l’on propose un modèle au sein duquel les lois de la physique sont strictement les mêmes que celles qui sont aujourd’hui admises là où les mesures sont effectuées mais suppose l’existence de démons, d’anges et de chimères aux mêmes lieux, brouillant arbitrairement cet ordre, dès que la mesure s’achève, il est bien équivalent à l’approche standard du point de vue objectif – c’est-à-dire de l’observation – et n’est pourtant pas scientifique. Danto note luimême qu’il est frappé par « la facilité avec laquelle on peut transposer ces distinctions dans un champ philosophique tout à fait différent ». On peut même aller plus loin dans cette direction. Danto propose une réinterprétation de l’imitation qui s’inscrit en faux par rapport à l’idée qu’elle est non pertinente pour l’activité scientifique. Il s’agit de voir que le fait qu’une chose soit une imitation n’exige pas qu’il existe quelque chose qui est imité : « i est une imitation d’O » peut être vrai même s’il n’existe aucun O dans l’Univers. L’imitation fonctionne, chez Danto, comme la description : ce sont les critères syntaxiques qui permettent essentiellement de décider de la qualité et de l’utilité. Ce qui importe, qu’il s’agisse d’art ou de physique, pour le spectateur ou le lecteur, c’est de comprendre comment devrait se présenter le sujet dans la logique de la représentation. Il ne s’agit pas de chercher une vérité mais d’exprimer certaines choses à propos d’une vérité. Dans cette tâche, certains aspects sont transparents, d’autres sont opaques et cette taxinomie n’est pas invariable : ce qui était transparent pour les contemporains de Giotto est devenu opaque pour nous (mais non moins précieux), nous percevons son style non plus comme une invisible réalité mais comme une signature identifiable. De la même façon, des modèles qui, il y a quelques décennies, pouvaient sembler toucher à la nature intrinsèque du Cosmos sont aujourd’hui considérés comme des archétypes d’un courant de pensée particulier. La transparence devient inéluctablement translucide : le temps fait apparaître les choix en tant que choix et non plus comme des effets du monde. Danto pense d’ailleurs que « quand nous voyons le monde d’une façon donnée, nous ne le voyons pas comme une manière de voir le monde : nous voyons simplement le monde. Notre conscience du monde ne fait pas partie des choses dont nous sommes conscients ». La pertinence de cette analyse dans 117 le champ cosmologique est évidente et ne nécessite aucun commentaire mais il est tout à fait remarquable que cette lourde conclusion apparaisse au détour d’une réflexion sur l’art ! C’est en essayant de définir la spécificité des œuvres que Danto parvient à évoquer le rôle de ce que Frege nommait la Färbung 155 dans le rapport au monde : il faut un recul historique et conceptuel avant de pouvoir contempler de l’extérieur les a priori qui induisaient une confusion entre les choses et le regard sur les choses. La théorie de la transparence a pourtant ses limites et, en les traçant, Danto introduit l’une de ses idées maîtresses – et paradoxalement moins novatrice que beaucoup de ses remarques mineures – concernant ce que révèle l’art : « l’œuvre est une extériorisation de la conscience de l’artiste ». Ce que révèle l’art n’est pas (seulement) ce qu’a vu l’artiste mais la manière dont il l’a vu. Cette position médiane entre le monde et le créateur, entre la chose et la conscience, entre l’objet et le sujet est presque une définition de la cosmologie physique : elle vise la Nature avec les limites de la pensée, elle montre la pensée avec les contraintes de la Nature. L’art est quelque part à l’intersection entre le style, l’expression et la rhétorique. Cette dernière n’est pas anodine parce qu’elle est fondamentalement associée à l’idée d’une visée. Il s’agit « d’amener les auditeurs d’un discours à adopter une attitude spécifique envers l’objet de celui-ci, de les amener à le voir dans une lumière particulière ». Le rhétoricien ne se borne pas à énoncer des faits, il « les suggère avec l’intention spécifique de transformer la manière dont l’auditoire les perçoit ». Curieusement, Danto prend l’exemple de la pratique scientifique pour illustrer la possibilité d’une expérience discursive dénuée de fonction rhétorique. Peut-on encore imaginer que la visée scientifique soit, précisément, l’absence de visée ? Peut-on encore croire que la science vise la neutre description ? Peut-on encore soutenir que l’intentionnalité n’y a aucune place ? Il n’y a, écrit-il, « aucune intervention de la part de l’écrivain qui se contente de laisser parler les faits d’eux-mêmes, le locuteur ne met en œuvre aucun art spécifique qui tenterait de faire adopter une attitude spécifique au récepteur ». Voila une analyse qui se tient (volontairement ?) à une étonnante distance de la pratique scientifique ! Mais, au-delà des us en vigueur (qui montrent que la rhétorique est de mise), il semble que même dans un « monde idéal », la physique n’ait pas vocation à en rester « aux faits » : quel serait l’intérêt de s’en tenir « aux faits » ? Mentionner un fait n’a de sens scientifique que s’il permet d’étayer un argument afin de construire un modèle qui correspond à une visée et à une vision. Si l’on mentionne que le flux d’antiprotons issus de l’évaporation 155 “coloration”. 118 de trous noirs microscopiques, calculé dans le cadre de théories à dimensions supplémentaires, vaut environ 10 −6 GeV −1 m −2 sr −1 s −1 , quel sens cela a-t-il ? Aucun, sans doute. Si l’on ajoute que cette valeur est très inférieure au fond d’antiprotons secondaires, cela ne change guère la conclusion. Mais il en va tout autrement si l’on commente que cela confirme la concordance entre les modèles comportant des dimensions supplémentaires et les observations. Néanmoins, le même résultat, assorti de la même comparaison, peut aussi être interprété comme la mise en évidence d’une totale immunité du rayonnement cosmique par rapport à ces sources exotiques. La conclusion s’en trouve inversée. Ce qui importe ici, c’est que le commentaire en question n’est pas juste un éclaircissement qui permet de comprendre le sens de faits neutres qui constitueraient la véritable visée. Il constitue l’essentiel de l’acte scientifique. C’est dans l’intention de celui-ci que se dessinera la pertinence cosmologique du calcul ou de la mesure. Le fait d’expérience en soi, n’est rien. C’est son utilisation dans un but inévitablement pré-déterminé qui le valide ou l’invalide comme fait de science 156 . S’il est effectivement des contextes dans lesquels une simple mesure peut apparemment constituer un résultat important (dans l’actualité récente, on peut penser à la mesure de la densité totale de l’Univers par WMAP 157 ), c’est uniquement parce que chaque lecteur trouvera immédiatement une interprétation de cette dernière par rapport aux fins qu’il vise. L’acte rhétorique peut être en amont ou en aval de la mesure, mais il est sans aucun doute présent dans la démarche interprétative. La même valeur de ce paramètre de densité aura des sens très différents pour deux cosmologistes développant des approches contradictoires : elle ne parle pas d’elle-même. Bien sûr, la praxis rhétorique peut être plus subtile. Danto s’intéresse en particulier à la métaphore et remarque l’importance psychologique de la mise en activité du spectateur ou de l’auditeur au travers d’une analyse d’Aristote qui plaçait l’enthymème au sommet de cet art. L’enthymème est un syllogisme auquel manque la prémisse ou la conclusion : il demande au récepteur de prendre part à la construction de la structure logique. Danto conclut que l’enjeu est en fait « d’amener l’esprit à agir ». Le point clé qui est ici mis en évidence est la dimension performative : elle était déjà admise en cosmologie – pour les raisons préalablement évoquées – et Danto l’introduit dans le monde de l’art. Elle ne va pas de soi : elle est simplement indispensable pour que l’œuvre fonctionne (comme dirait Goodman dans la circonstance). Si le public n’a, en particulier, pas le niveau de connaissance requis (d’où 156 Ce point de vue ne fait pas l’unanimité et certains cosmologistes avec qui j’ai eu l’occasion d’en discuter ne partagent pas mon avis. Il faudrait définir plus finement la pré-détermination dans ce contexte. 157 D. N. SPERGEL et alii, « First Year Wilkinson Microwave Anisotropy Probe (WMAP) Observations: Determination of Cosmological Parameters », Astrophysical Journal Supplement, 148, 2003, p. 175 119 l’importance de la théorie institutionnelle), aucune activité douée de sens n’est engendrée et l’œuvre cesse d’être une œuvre : elle devient un objet banal. Il est à peu près certain que ni les larges bandes de Buren, ni les puissants coups de grattoir de Soulages, ni les longues équations d’Einstein ne peuvent jouer un rôle métaphorique si celui qui les contemple n’est pas familier du monde de l’art ou de la géométrie non euclidienne. On peut, bien sûr, profiter de cette remarque pour rappeler, comme Danto, l’importance de l’historicité, mais le cœur de la démonstration a trait à l’impossibilité de statuer isolément sur la nature d’une production humaine. Les relations causales sont analytiquement contenues dans l’œuvre, l’intentionnalité est son essence. Ce concept d’intentionnalité est à mon sens le dénouement et la pierre angulaire de la réflexion de Danto. C’est parce que les métaphores ont obligatoirement une structure intentionnelle qu’il les place au centre de la démarche artistique. Comme il le fait remarquer, une des caractéristiques les plus saisissantes de l’intentionnalité est que « la substitution d’expressions équivalentes y est impossible ». Le paradoxe des œuvres indiscernables dont l’une seulement appartient à la sphère artistique est en voie de résolution. Non sans ironie, Danto explique qu’à l’instar du concept « hautement artificiel » de mondes possibles – qui permet de remplacer l’idée qu’il est possible que quelque chose soit vrai dans le monde réel par l’idée que quelque chose est effectivement vrai dans un monde possible – le concept de métaphore peut être tronqué : on ne tardera sans doute pas à considérer qu’au lieu de dire qu’une phrase donnée est métaphoriquement vraie dans le monde réel il faut dire qu’elle est littéralement vraie dans un monde possible. D’un point de vue formel, cela permet à la sémantique des métaphores d’entrer dans le cadre de la logique modale. Mais l’objectif de Danto est autre : il s’agit de montrer que la particularité des contextes intentionnels réside dans le fait que les termes n’y ont pas la même référence que dans le discours non intentionnel. Hélas il ne cherche pas à étudier la possibilité d’existence d’un « discours non intentionnel », qui ne semble pas nécessairement assurée, et se focalise sur les descriptions d’états cognitifs comme « exemples paradigmatiques de l’intentionnalité ». Finalement, il défend l’idée que l’esprit est un médium « dans lequel les occurrences de représentations propositionnelles existent exactement de la même manière que les occurrences de phrases écrites sur le papier […] s’il est vrai qu’il y a intentionnalité dès lors qu’il y a référence à une représentation » 158 . La physique, et singulièrement la cosmologie, tombent littéralement sous 158 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 292. 120 le coup de cette remarque. Danto cite d’ailleurs l’exemple de l’écrivain qui choisit ses mots pour donner corps à la description dans un but précis. C’est bien exactement ce qui a lieu en science : en fonction du modèle que l’on tente d’étayer ou de réfuter, une même galaxie n’est pas décrite par les mêmes « mots ». Elle peut être légitimement ponctuelle et insécable pour l’étude topologique de l’Univers à grande échelle (cosmographie), elle peut être légitimement un milieu homogène composé de gaz pour l’étude de la propagation du rayonnement cosmique, elle peut être une structure complexe présentant des bras spiraux pour l’étude de l’évolution stellaire. Je ne pense pas qu’il s’agisse simplement de différents niveaux de détails d’un même objet physique, adaptés à l’usage pragmatique qui en est fait. Je pense qu’il s’agit de différents objets physiques associés au même objet réel. C’est la leçon que la mécanique quantique a – une fois de plus – apporté dans son champ : il faut se résoudre à voir le photon comme une onde ou comme un corpuscule suivant l’expérience menée, il est différentes instanciations physiques du même objet du monde. L’analyse de Danto – contrairement aux apparences – invite en fait à aller plus loin que celle de Goodman : il ne suffit pas d’écarter les caractéristiques non pertinentes dans un monde particulier et de choisir « dans le lot » celles qui sont adaptées, il faut considérer qu’il n’y pas de caractéristiques pertinentes « en soi ». Le lien vital entre la forme et le contenu qu’évoque Danto pour porter les métaphores au rang de petites œuvres d’art mérite d’être pris en compte du point de vue scientifique, champ dans lequel il a été nettement moins considéré que dans le domaine de l’art. La proposition de Danto ne consiste pas à mettre une nouvelle fois en lumière le fait que la forme est aussi un contenu, comme chacun sait depuis Kant. Il s’agit en fait d’abolir la distinction : sans la forme particulière choisit par l’artiste, l’œuvre ne se trouve pas amoindrie, elle cesse d’exister en tant qu’œuvre. Il fallait probablement prendre plus au sérieux la remarque d’Einstein selon laquelle « les tenseurs connaissent mieux la physique que le physicien lui-même » : il n’est plus seulement question de dire, avec Galilée, que les mathématiques sont le langage de la Nature, il en va du sens de l’activité discursive sur le monde. La langue de la cosmologie est une large part de la représentation qui lui permet d’être en tant que proposition métaphorique. En remplaçant une série de 256 équations scalaires par une unique équation entre tenseurs de quatrième rang, il n’est pas uniquement question d’alléger l’écriture (encore qu’il ne s’agisse pas en l’occurrence d’un détail pour permettre à la pensée de se développer), il en va aussi de la signification visée. Il s’agit de représenter l’invariance de Lorentz, de créer un objet physique qui possèdera de nouvelles propriétés. 121 Les prédicats artistiques ont un statut « à part ». Danto réfute, par exemple, l’idée que le prédicat « est triste » puisse appartenir au cercle des prédicats artistiques. Comme mentionné plus tôt, un tableau peut exprimer la puissance sans être puissant au sens artistique du prédicat. Un dessin peut exprimer de la fluidité sans être un dessin fluide. De plus, les prédicats artistiques impliquent une évaluation. Une théorie scientifique peut, elle aussi, porter sur la gravité sans être soumise à celle-ci. Elle peut être élégante et simple pour décrire des situations apocalyptiques et complexes. Il est intéressant de voir que si l’on applique la démarche de Danto à la méthode physique, une théorie du tout semble exclue ipso facto parce qu’elle ne permettrait justement plus l’extériorité qui permet de prédiquer sur elle. Il existe des situations dans lesquelles la science n’a pas atteint le raffinement de l’art : un tableau peut, par exemple, être une métaphore de la peinture « en même temps qu’il en est une instanciation » 159 , il exemplifie littéralement ce qu’il exemplifie métaphoriquement. On ne saurait trouver de tels cas en physique : la discipline ne sait – pas encore ? – faire preuve d’autoréférentialité. La théorie cosmologique est, au sens de Danto, plus intrinsèquement métaphorique que l’art : elle ne peut pas se substituer au monde qu’elle représente, elle se contente de l’exprimer dans une sorte de métonymie globale qui confond à dessein le monde et le dire sur le monde. L’art est une affaire de style. Danto aime l’art : ses envolées lyriques sur la grâce divine qui touche Mantegna, sur l’amour de Rembrandt ou sur la passion de Cézanne ne trompent pas et donnent à sa démarche analytique ce petit soupçon d’humanité qui la crédibilise et l’autorise à n’être pas tout à fait inacceptable pour les artistes eux-mêmes. Ce sentiment fort que Danto laisse apparaître, ce goût profondément ancré en lui, c’est par l’étude du style qu’il les dévoile. Fort heureusement, dérivant de stylus (instrument d’écriture pointu), le terme prend dans le contexte sémiologique un sens nettement moins trivial que les mots apparentés stimulus (pointe) et instigare (piquer). Le « style », chez Danto, c’est ce qui reste quand on a soustrait le contenu. C’est ce qui différentie les incarnations multiples d’une même substance. C’est ce qui permet à Michel-Ange de ne plus signer ses œuvres après sa première Pietà. C’est ce qui, contrairement à la manière, ne saurait s’acquérir par le travail. C’est ce que Buffon considère comme la façon dont l’homme représente le monde, moins le monde. Alors que la rhétorique établissait le lien entre la représentation et le spectateur, le style « concerne la relation entre la représentation et son créateur ». L’art n’a donc pas le 159 A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 302. 122 monopole du style, à moins que toute création soit art. Ce lien organique entre l’auteur et la représentation qu’il construit – ce style donc – est l’une des caractéristiques essentielles de la pensée scientifique. Si le cosmologiste doit, effectivement, user de rhétorique pour convaincre ses pairs, pour faire parler les mesures, pour transfigurer les faits « tout court » en faits « de science », il doit aussi faire preuve de style pour imaginer une représentation qui soit à l’intersection du monde et du langage (mathématique). Finalement, Danto sent bien que pour définir l’art, il faudrait définir l’homme. Faisant sienne la thèse de Peirce selon laquelle « l’homme est la somme de son langage parce que l’homme est un signe », il considère que d’un point de vue cognitif, l’homme est un système de représentation dans lequel nos propres croyances nous sont transparentes et nous donnent l’illusion de toucher le monde. Il me semble qu’on pourrait définir le génie comme celui qui rend opaque une relation jusqu’alors translucide. Les grands artistes ont déconstruit ce que leurs prédécesseurs avaient établi parce qu’ils ont fait preuve d’une nouvelle sensibilité à l’arbitraire de certains choix : ce qui était le monde devint une croyance que l’on pouvait outrepasser ou démentir. Les grands physiciens ont réfuté les systèmes en vigueur en soulignant un apriorisme qui imputait à la Nature ce qui se révéla n’être, là aussi, qu’une croyance. La Terre cessa d’être plate, le Soleil cessa d’être le centre de l’Univers, le temps cessa d’être absolu, les particules cessèrent d’être ponctuelles, la géométrie cessa d’être euclidienne. Ce n’est pas contre l’apparence du monde qu’il fallut lutter pour imposer ces révolutions, c’est contre les croyances développées par un système humain de représentation. Danto a montré qu’en art ou en science, demeure quelque chose de fondamentalement humain, décisionnel et intentionnel. Sa définition du style ne se place ni dans la dimension sémiotique à laquelle Gilles-Gaston Granger s’est référé en suivant Peirce 160 , ni dans la dimension polémique d’Alois Riegl que Feyerabend présente 161 comme l’exact contre-pied de la théorie « évolutionniste » de Vasari, ni dans la dimension psychologique que Bourdieu propose avec prudence162 . Elle touche plus directement à l’ineffable. Elle est simplement au cœur de ce que Bouveresse appelait une philosophie d’artiste. 160 G.-G. GRANGER, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Collin, 1968 161 P. FEYERABEND, La Science en tant qu’Art, traduit de l’allemand par F. Périgaut, Paris, Albin Michel, 2003 (1e éd. all. 1983), p. 29. L’ouvrage de Riegl Spätromische Kunstindustrie (publié pour la première fois en 1901) n’a pas été traduit en français. 162 P. BOURDIEU, A. DARBEL, L’amour de l’Art, Paris, Editions de Minuit, 1969 123 Figure 14: Michel-Ange, Pietà, 1499 124 Conclusion Si Danto a clairement passé son stylus philosophique au travers de certaines brèches ouvertes par Goodman, il ne s’inscrit pas véritablement dans la continuité de l’auteur des ambitieuses Reconceptions en Philosophie 163 . Là où Goodman proposait de porter l’art à la dignité de la science, Danto conduit plutôt à penser la science au travers du prisme de l’art. La grande généralité de son analyse lui permet de porter bien au-delà de son champ naturel. La pensée de Danto semble s’écrire en terrain difficile, sur le fil instable qui sépare un relativisme au penchant nihiliste d’une intenable velléité à l’unification. Entre Goodman et Feyerabend, en somme. Entre la science vue comme un monde et la science vue comme un « acte de foi » 164 . Entre l’art vu comme un instant et l’art vu comme un schème culturel. Danto, à ma connaissance, ne s’est pas strictement intéressé à la question scientifique. Les ouvrages postérieurs à La Transfiguration du Banal, et en particulier Après la Fin de l’Art, ouvrent la porte à de nouvelles investigations (plus spécialement sur le statut général de la philosophie) mais restent centrés sur la question définitoire de l’œuvre. Son regard critique sur Johns et Rauschenberg 165 et, finalement, sur l’expressionnisme abstrait en général, sonne le glas de l’absoluité associée jusqu’alors à l’idée d’art. Michel Nuridsany explique ne pas comprendre pourquoi l’art a été si longtemps apprécié dans la perspective d’une quête d’infini ou d’éternité : la voix de Teresa Stich-Randall, entendue furtivement à Aix il y a plus de quarante ans, reste « l’expérience artistique la plus présente et la plus intense » 166 de la vie de ce critique d’art très actif et habitué à côtoyer les créateurs les plus brillants de notre temps. Et que dire de Klein qui transfigurait une portion du ciel sans avoir (ne serait-ce que matériellement) la possibilité de modifier quoi que ce soit à cet éphémère état naturel qui devenait soudain totalement culturel ? Goodman a voulu comprendre l’art ; pour ce faire, il a considéré que « l’objectif est d’avoir un accès à une théorie générale des symboles » 167 . Danto 163 Pour l’anecdote, Danto évoque même ses « comptes à régler avec Goodman » (A. DANTO, La Transfiguration du Banal, op. cit., p. 302), mais cela ne constitue pas une preuve d’inadéquation philosophique. 164 P. FEYERABEND, La Science en tant qu’Art, op. cit., p. 71. 165 A. DANTO, Après la Fin de l’Art, traduit de l’anglais par C. Hary-Schaffer, Paris, Seuil, 1996, p.297. 166 Conversation privée à propos de ses ouvrages sur Andy Warhol et sur l’art contemporain chinois. 167 N. GOODMAN, Langages de l’Art, traduit de l’anglais par J. Morizot, Nîmes, Catherine Chambon, 1990, p. 27. 125 – il réfuterait pourtant sans le moindre doute cette idée – a surtout voulu communiquer son amour de l’art ; pour ce faire il a dû l’aborder dans toute sa complexité et dans toute son ambivalence. C’est, je pense, parce qu’il ne s’est pas résolu à travestir l’esprit de l’art, qu’il respecte jusque dans ses incongruités logiques, que Danto n’a pas véritablement répondu aux questions qu’il avait posées et aux objectifs qu’il s’était fixé. C’est aussi pourquoi son propos dépasse la contingence de son objet et porte jusque dans la démarche cosmologique. Les neurologistes réfléchissant sur leur discipline ont, depuis longtemps, souligné les dangers récursifs d’un cerveau qui tente de se penser lui-même 168 . Les philosophes savent que même les disciplines dites normatives souffrent de difficultés inhérentes à leurs ambitions. Mais, curieusement, les cosmologistes semblent n’avoir pas véritablement pris la mesure de la lourde et fascinante singularité de leur rapport au monde. Ils font non seulement parler la science sur un objet – le tout – qui n’est pas nécessairement de son ressort mais, de plus, ils poussent la méthode scientifique dans ses retranchements les plus inavouables : l’expérience ne peut être réitérée, les conditions initiales deviennent partie intégrante du corpus, les prédictions ne sont plus toujours vérifiables ou falsifiables, l’observateur ne peut s’extraire du système qu’il décrit. Que reste-t-il d’authentiquement physique dans cette approche ? C’est paradoxalement ici que l’étude esthétique apporte des éléments de réponse et des indices originaux. Elle est utile parce que, précisément, l’approche analytique de Danto et Goodman a permis une approche définitoire qui va bien au-delà de la spécificité de l’art : de même que le sens d’une œuvre est bien plus que son contenu, le sens et l’essence de l’art ou de la science sont bien plus que leurs visées. Il existe, autrement dit, des convergences si profondes, dont l’unité est clairement ancrée dans la structure de l’esprit humain, entre ces propositions sur le monde, que mieux cerner l’une d’entre elles permet immédiatement de mettre en lumière certains aspects sombres de la seconde. Ni les univers créés de Goodman, ni l’intentionnalité de Danto, ni l’essentialité de Lukács, ni la quête des origines de Heidegger, ni l’aura de Benjamin, ni l’unidimensionnalité de Marcuse, ni la dogmatique modernité d’Adorno, ni la réception de Jauss, ni la fonction communicative d’Habermas, ni la postmodernité de Lyotard 169 , ne donnent de réponse définitive et pleinement satisfaisante à la recherche d’une 168 Jusque dans l’ouvrage très polémique J.-P. CHANGEUX (dir.), Fondements Naturels de l’Ethique, Paris, Odile Jacob, 1991 169 J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit, 1979 : dans cet ouvrage qui connut un retentissement considérable aux Etats-Unis, Lyotard explique que les grandes théories scientifiques, morales, idéologiques et artistiques de la période moderne tendent à devenir caduques. 126 relation univoque entre la création artistique et la science de la Nature. Ils permettent néanmoins de définitivement tourner certaines pages de l’histoire esthético-épistémologique : les approches définitoires purement ontologiques ou purement psychologiques semblent vouées à l’échec. Le réseau complexe de liens qui unit l’homme à l’œuvre, l’œuvre au monde et le monde à la pensée n’apparaît que par son image spéculaire déformée par le miroir de la visée recherchée. C’est pour cette raison qu’il me semble potentiellement fructueux, pour amoindrir les biais usuels (mais en introduire d’autres, il est vrai), de considérer une discipline au jour des outils théoriques développés pour en disséquer une autre. Fondamentalement, c’est presque une évidence, l’art et la science ne diffèrent pas tant par leurs enjeux. Nous avons ici montré que leurs méthodes ne relèvent pas non plus d’ordres strictement disjoints. Entre le réel voilé de Bernard d’Espagnat et le voile d’ignorance de Johan Rawls, les difficultés inhérentes à une réflexion sur soi, sur la totalité, sur la beauté, sur la vérité, ne sauraient vraisemblablement être transcendées au sein d’un unique corpus. Sans doute la petite étude préliminaire de quelques éléments esthétiques pertinents pour la pensée cosmologique présentée dans ce mémoire doit-elle nous conduire à admettre qu’il est trop tôt pour conclure. Trop tôt pour les philosophes, qui n’ont pas encore les outils théoriques pour une analyse globale, trop tôt pour les artistes, qui n’ont pas encore ressuscité l’art tué par Warhol, trop tôt pour les physiciens qui n’ont encore défini ni leur objet ni leur sujet. Il semble pourtant qu’Anne Cauquelin, dans son Petit Traité d’Art Contemporain 170 , dont l’ambition modeste, loin du panégyrique ou du dénigrement, ne consiste qu’à chercher à sonder l’origine de l’incompréhension contemporaine entre l’artiste et son public potentiel, propose des pistes qui synthétisent beaucoup des avancées du siècle écoulé. Faisant sienne l’analyse sémiologique de Goodman et la visée intentionnelle de Danto, elle montre qu’une œuvre ne saurait demeurer sans écho : la réception (qui bien souvent précède l’œuvre en ceci qu’elle est définie par des attentes) est consubstantielle à l’art et, vis-à-vis de celle-ci, l’art contemporain a le mérite de souligner les séquences logiques et chronologiques implicites qui nous sont devenues inévitables. L’art contemporain choque et c’est en cela qu’il révèle les non-dits d’une société. C’est aussi l’un des atouts de la cosmologie physique (peut-être le plus fondamental) : personne ne croit sérieusement que le modèle actuel soit définitif (et, a fortiori, qu’il soit vrai) mais il a l’immense privilège de nous obliger à repenser ce qui est choisi, ce qui est subi et ce qui est produit dans notre rapport au monde. 170 A. CAUQUELIN, Petit traité d’art contemporain, Paris, Seuil, 1996 127 Anne Cauquelin propose l’art comme un jeu. Un jeu qui se joue dans des mondes 171 . Un jeu qui se joue avec des règles, donc des conventions, qui ne nécessitent aucun recours « à Dieu, à ses saints, à l’Origine et à l’Être ». Un jeu qui se définit par ses outils, par son terrain, par ses protagonistes, par son protocole d’actions dirigées vers l’issue et par ses spectateurs. L’aspect ludique ne « joue » aucun rôle particulier et c’est à mi-chemin entre le « jeu » des facultés de Kant et le « jeu » de langage de Wittgenstein que ce concept d’extension variable peut, selon Anne Cauquelin, se substituer à celui de monde comme terrain d’épanouissement de l’art. Seulement, en art, même si chacun accepte que les règles ne soient pas normatives, le fameux « je n’y comprends plus rien » a un sens bien particulier : il signifie qu’il y a quelque chose à comprendre et que ce quelque chose a été compris. Jusqu’où s’interroge Anne Cauquelin ? Jusqu’à Matisse, Miró, Hartung et Fontana ? Sûrement. Jusqu’à l’hyperréalisme, le Pop Art, la trans-avant-garde, le minimalisme, l’abstraction, le formalisme, sans doute. Jusqu’à Duchamp, Warhol, Ad Reinhardt ou Beuys ? C’est moins sûr. Jusqu’à l’art technologique, jusqu’aux vidéos, jusqu’aux œuvres sur internet ? Sûrement pas. Sans prendre part directement au jeu, le spectateur sent qu’il en est malgré tout un acteur fondamental et son « je ne comprends pas » est aussi un reproche et un doute émis sur le fait qu’il puisse encore s’agir d’art. Quand il est question de physique théorique, le « barbare » de Danto ne cherche plus non plus à comprendre depuis longtemps. Peut-être la force de Newton pouvait-elle intriguer et aiguiser la curiosité de ceux de ses contemporains qui avaient le luxe de pouvoir y réfléchir mais la géométrie riemannienne d’Einstein ne suscite même plus l’étonnement de l’ « honnête homme » d’aujourd’hui : il n’est plus concerné par cette science qui le dépasse. Il en va nécessairement autrement quand il s’agit de cosmologie : si les aspects les plus formels demeurent – pas forcément à juste titre – inaccessibles dans leurs sphères éthérées, les conséquences qui en découlent ne laissent pas indifférents. Mieux, elles génèrent adhésion ou refus catégorique. Rares sont ceux qui croient le cosmologiste lorsqu’il déclare que la question « qu’y avait-il avant le Big-Bang ? » n’a pas de sens 172 . Rares sont ceux qui acceptent l’idée que la question « qu’y a-t-il au-delà de l’Univers ? » est non pertinente par 171 Goodman n’est pas le seul à s’intéresser aux mondes multiples. On peut citer Les Mondes de L’art de H. S. Becker, Mondes Multiples de D. Foresta, L’intentionalité des mondes possibles de J. Hintikka. 172 Et peut-être ont-ils raison : la pre Big-Bang Cosmology est en plein développement, en particulier sous l’impulsion de G. Veneziano, l’un des principaux investigateurs de la théorie des cordes qui vient d’être nommé titulaire de la chaire de physique corpusculaire du Collège de France. 128 construction 173 . Rares sont ceux qui acquiescent quand on leur assène des vérités sur un futur Big-Crunch ou une expansion ad infinum 174 . En art, comme en cosmologie, chacun est concerné par le jeu : sans en être nécessairement un joueur, l’homme de la rue ne peut pas s’exclure du jeu. On touche à des questions spécifiquement humaines, existentielles et ontologiques. Pour les atteindre et, avant cela, pour les formuler, il faut passer par la médiation de la croyance. Croyance que Maine de Biran avant Peirce 175 considérait comme « au fondement de toute connaissance possible car elle dessine les conditions dans lesquelles une connaissance peut être acquise ». Anne Coquelin ajoute qu’elle « intentionnalise » les champs des attitudes possibles. L’art et la cosmologie touchent en fait directement à cette croyance : ils la mobilisent et la modifient. Si la croyance qu’il y a de l’art est « un élément fondamental non contingent et non ponctuel pour le jugement esthétique », le mérite de cette lecture décalée de la réflexion sur les œuvres consiste certainement à montrer que la croyance qu’il y a un Univers, une intelligibilité du tout, un sens à décrire les temps révolus et le futur inaccessible, une possibilité de s’extraire par la pensée de ce dont on ne saurait s’extraire par les actes, est un pré-requis absolument inévitable et consubstantiel à l’idée d’une cosmologie physique. Contrairement à ce que disait Feyerabend, la science n’est pas un acte de foi : elle requiert un acte de foi. Il ne s’agit pas de croire en la physique. Il s’agit de croire pour la physique. L’analyse d’Anne Coquelin montre que le jeu de l’art déroule dans un site : c’est une expérience située. C’est là que je propose d’établir la disjonction entre le monde de l’art et la science du monde. L’art et la physique ne jouent pas dans le même site. Ils sont tous deux textués : le discours leur donne vie, les interprète et les juge. L’objet devient un « texteobjet », le monde devient un « monde-mot ». L’argumentation cesse de n’être qu’une herméneutique, il devient partie prenante de la création. Mais le lieu de l’art est ouvert, les esthéticiens comme Shusterman ou Passeron 176 se sont employés à y faire entrer toutes les 173 Et peut-être ont-il raison : au sens de l’univers causal, le modèle d’eternal inflation de Linde donne des éléments de réponse à cette question. 174 Et peut-être ont-ils raison : les modèles de type ekpyrotique ou cycliques en cosmologie branaire brouillent les pistes concernant la signification d’une singularité future. 175 C. S. PEIRCE, Writings on semiotics, University of North Carolina Press, 1992, p. 144. 176 SHUSTERMAN, L’Art à l’état vif, Paris, Editions de Minuit, 1991 ; R. PASSERON, « La Naissance d’Icare », Poïetique, Paris, ae2cg éditions, 1996 129 activités poïétiques. Il fait partie de l’œuvre. Il est artistiquement pertinent. Le lieu de la science est plus obscur, il accueille moins volontiers les exégètes profanes, il entretient un certain mystère sur sa légitimité. Le Cosmos ne se prête pas aisément à l’exiguïté d’une mise en situation. La physique de l’Univers a sans doute profité de ce qui était l’apanage de son objet, en oubliant un peu vite qu’elle ne peut se caractériser, comme l’écrivait Gilles-Gaston Granger, que par son projet. La cosmologie en tant qu’œuvre reste à définir et à écrire. 130 Bibliographie T. W. ADORNO, Théorie Esthétique, traduit de l’allemand par M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Klincksieck, 1995 (1e éd. all. 1970, 1e éd. fr. 1974) ARISTOTE, Poétique, traduit du grec par Dupont-Roc et Lallot, Paris, Seuil, 1980 J. L. AUSTIN, Truth, Philosophical papers, Oxford University Press, 1970 G. BACHELARD, La Formation de l’Esprit Scientifique, Paris, Vrin, 1989 A. 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C. Esher, Mains se dessinant, 1948................................................................ 102 Figure 11 : Roy Lichtenstein, Brushstroke, 1965................................................................... 106 Figure 12 : Bruegel, La chute d'Icare, 1558 .......................................................................... 110 Figure 13 : Modèle de classification des quarks SU(3) ......................................................... 112 Figure 14: Michel-Ange, Pietà, 1499..................................................................................... 124 136