Introduction
Ad Reinhardt écrivait1 que L’art nu est « une icône libre, non manipulée, et non
manipulable, sans usage, invendable, irréductible, non photographiable ni reproductible,
inexplicable. Un non-divertissement, fait ni pour l’art commercial ni pour l’art de masse, non
expressionniste, ni pour soi-même ». Cette pure diaphanéité, ineffable, indicible, hors de ce
que Gaddamer appelait « l’horizon herméneutique », est pourtant l’objet – et le sujet – d’un
effort interprétatif vraisemblablement sans équivalent. L’autonomie de l’esthétique, durement
conquise au prix d’une prise de conscience de l’hétéronomie de l’art, son ancrage dans la cité,
son déploiement dans la sphère de la doxa, permet un regard nouveau sur le statut de l’œuvre
en tant qu’œuvre. Le XXième siècle a vu l’art se transfigurer : ses méthodes, sa visée, ses
formes, son rapport au monde, son dessein et ses moyens ont changé de visage et renversé la
perspective séculaire en prenant de sages distances par rapport à la quête de l’Être, de
l’Absolu, de l’Infini.
Il n’est évidemment pas fortuit que la découverte de l’abstraction soit pratiquement
contemporaine de celle de la relativité restreinte et de la mécanique ondulatoire, que
l’invention du cubisme soit quasiment simultanée à celle de la relativité générale et de la
physique quantique, que les révolutions conceptuelles des arts témoignent d’époques où les
tensions sont telles que les schèmes doivent être bouleversés, jusque dans la description
mathématico-logique du monde. Au sein de la science de la Nature, la cosmologie jouit – et
souffre – d’un rôle et d’un statut singuliers qui la rendent particulièrement sensible aux
changements de paradigmes, aux ruptures épistémologiques, aux incohérences de la méthode
physique et aux rapport que les choses entretiennent avec celui qui les décrit. Il ne s’agit plus
seulement de traduire le monde observé dans un langage donné, il s’agit d’appréhender le
tout, d’inclure les conditions initiales dans le corpus, de s’abstraire de son état d’observateur
produit de l’observable et de se contenter d’une expérience irreproductible. Que reste-t-il de
scientifique dans une telle démarche qui renie les protocoles fondamentaux suivant lesquels la
physique ambitionne de révéler – ou de construire – la Nature ? C’est en partie pour répondre
à cette question qu’il peut être fructueux de considérer la réflexion esthétique, en contrepoint
de ce pour quoi elle s’est initialement développée.
1 Ad Reinhardt, texte publié dans Iris Time, nº7, juin 1963.
5