1 Le pop art : enjeux philosophiques et artistiques

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Le pop art : enjeux philosophiques et artistiques
Conférence prononcée à l’université d’Ottawa, en 2008, par Isabelle Thomas-Fogiel
Arthur Danto a fait de l’interprétation du Pop-art un enjeu décisif pour l’esthétique
contemporaine. A ses yeux, le pop art, d’une part, consacre la fin de l’ère moderne (qui
commence avec Manet et Mallarmé et finit avec l’expressionnisme abstrait des années 1960).
D’autre part, le Pop-art irrigue, influence, voire détermine l’art de ces quarante dernières
années (de l’art conceptuel au Land art en passant par le Body art jusqu’à des mouvements
aussi différents que le Light Space de la fin des années 1980 ou les plus récentes
performances du XXI éme siècle). Bien d’autres esthéticiens, philosophes, et historiens
d’art ont également insisté sur l’influence décisive de ce groupe de peintres américains qui
commencèrent dans les années 1960 à utiliser de manière systématique des images banales du
cinéma, de la publicité, du monde urbain et quotidien. Les artiste du Pop art avaient su
s’agréger autour d’un même but1, par delà l’individualité de chacune de leurs oeuvres (les
bouteille de coca de Warhol, les signalisations routières de Robert Indiana , les Michey de
Lichtenstein, les objets récupérés de Rauschenberg, les drapeaux de Jaspers Johns). Ce but,
sanctionné par des expositions communes dés 1962, était de rendre l’art au monde et ainsi de
protester contre sa sacralisation que perpétuait encore, à leurs yeux, l’expressionnisme abstrait
qui dominait alors la scène artistique, et était défendu par des critiques aussi influents
que C. Greenberg ou H. Rosenberg. Pour défier cette conception de l’art, Rauschenberg
assemble des matériaux de récupération de la société de tous les jours (les combine paintings),
Jaspers Johns réintroduit le figuratif, Lichtenstein agrandit une image de bande dessinée pour
en faire une œuvre d’art, Warhol reproduit des photos célèbres (Marilyn) et conteste même
le statut de l’artiste en laissant faire ses tableaux par ses assistants. Il n’est pas une instance
artistique classique qui échappent à leurs critiques : la notion de musée, bien sûr, mais aussi la
notion d’un artiste, sujet souverain, libre et créateur, mais encore la notion d’art et même la
notion d’œuvre. Mais si nous pouvons aisément accorder à A. Danto l’influence du Pop–Art
sur la totalité de la production artistique contemporaine, et par suite son importance cruciale
dans les débats les plus actuels de l’esthétique, il est, en revanche, licite d’émettre bien des
réserves sur la signification esthétique et philosophique qu’il confère à ce mouvement. C’est
ce que je souhaiterai faire ici en discutant l’interprétation de Danto pour proposer une autre
manière de penser ce moment que l’on veut inaugural de l’art contemporain. L’enjeu de cette
1 Il s’agit bien d’un mouvement ou d’une mise en commun ; ainsi dés l’automne 1962 une exposition (galerie Sidney Janis à New-york)
réunit Wahroll, Claes Oldenburg, Jil Dine, Roy Lichtenstein, James Rosenquist. Il y aura toute une série d’exposition collectives entre 63 et
65. La consécration du Pop-Art viendra en 1963 par la récompense inattendue de Rauschenberg à la biennale de Venise.
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discussion avec Danto est grand puisque, comme je le montrerai, l’interprétation du Pop-Art
par Danto a donné naissance, parfois contre son grée, aux théories esthétiques parmi les plus
marquantes de ces trente dernières années. Critiquer Danto conduit donc également, et
collatéralement, à interroger d’autres théories de l’art. Pour mener à bien cette interrogation
sur les enjeux artistiques et philosophiques du Pop-Art, je proposerai tout d’abord, une
discussion critique des thèses de Danto sur la signification du Pop-art, je suggérerai,
ensuite, une autre hypothèse de lecture de ce moment artistique et tenterai de la vérifier par
différents arguments. Enfin, une fois cette hypothèse démontrée, il sera loisible de tirer les
conséquences qu’elle implique et les perspectives qu’elle ouvre tant au niveau de l’esthétique
que, plus généralement, de la philosophie de l’art.
Donc Ier moment
Evaluation critique de la thèse de Danto sur le Pop Art.
Et tout d’abord en premier point
a) rappel du parcours de Danto.
Rappelons que Danto initialement philosophe analytique reconnu, auteur d'une Philosophie
analytique de l'histoire, d'une Philosophie analytique de la connaissance et d'une Philosophie
analytique de l'action, s'est lancé, au début des années 1960, dans ce qui aurait dû être une
«philosophie analytique de l'art», mais qui prît une direction différente qui le conduisit à ce
qu’il y a sans doute le plus éloigné de la tradition analytique, à savoir l’idéalisme spéculatif de
Hegel.
C’est surtout après son premier livre d’esthétique (The Transfiguration of the
Commonplace), que Danto développe la théorie inspirée de Hegel, selon laquelle l'art est
arrivé à son achèvement. Ce changement spectaculaire de paradigme prend appui sur un
événement qu'A. Danto ne cessera par la suite de rappeler : le vernissage, le 21 avril 1964,
d’une exposition d'Andy Warhol2 à New York (à la Stable Gallery). De cette exposition,
Danto retient la fameuse Boite Brillo (boite de tampon à récurer) et le fait qu'il suffit à un
artiste d'exposer dans un musée cet objet utilitaire pour qu'il accède à la dignité d’ œuvre
d'art. Quelques semaines plus tard3, il développe pour la première fois la thèse selon
laquelle: «ce qui fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d'art qui consiste en
2. Voir David Bourdon, Warhol, New York, Harry N. Abrams, Inc., 1989, p. 182.
3. Arthur C. Danto, «The Artworld», The Journal of Philosophy, vol. LXI, 1964, pp. 571-584; traduction française par D. Lories, «Le
monde de l'art», Philosophie analytique et esthétique, traduction française et édition par D. Lories, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, pp.
183-198.
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une boîte de Brillo, c'est une certaine théorie de l'art»4. En fait plus rien ne distingue les boîtes
du supermarché de celles exposées par Warhol, si bien que, la boîte du supermarché devient
œuvre d’art à partir du moment où elle est pensée comme telle ; seule cette assignation
extérieure et arbitraire lui confère le titre d’œuvre. Cette exposition, sur laquelle Danto
revient de manière quasi obsessionnelle, a le statut d’un événement fondateur qui
marque le début de notre « période post-historique », qu’il définit comme « moment de
la fin de l’art ».
Pour Danto, plus aucun fait artistique ne viendra falsifier cette inéluctable « fin », même
pas la résurgence, dans les années 1980, d’une certaine réaction néo-expressionisme au Pop-
art des années 60. Avec l’exposition de 1964, nous sommes en fait parvenus au moment
où l’art pose lui-même la question philosophique de son statut. Cette question, dira
Danto, n’est plus : «qu'est-ce que l’art essentiellement », mais: «qu'est-ce qui fait maintenant
la différence entre une œuvre d'art et quelque chose qui ne l’est pas, s’il n'y a plus entre elles
de différence perceptuelle pertinente?»5 Le moment de ces quarante dernières années de
production artistique est le moment de ce qu’il appelle l'assujettissement philosophique de
l'art6. Dès lors que l'art est arrivé au moment de son histoire où il crée les conditions de
possibilité de sa propre mise en question, il ne peut que disparaître en tant qu’art et, comme le
voulait Hegel que Danto cite abondamment, devenir élucidation conceptuelle.
C’est pourquoi l’art post-moderne, qu’inaugure le Pop-Art, doit, selon Danto, être
soigneusement distingué de l'art moderne, qui débute au XIXéme et s'achève avec
l'expressionnisme abstrait d'un Pollock ou d'un Rothko. Cette période moderne (en dépit
des multiples manifestes prônant la rupture d’avec l’art ancien) n’en demeure pas moins à
l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire de l’art. En effet, aux yeux de Danto,
l’histoire de l'art s'est successivement constituée autour de deux « grands «récits». Le
premier remonte au XVIe siècle, à Vasari, pour lequel l'art est conquête progressive des
apparences visuelles et l'histoire de l'art, progrès continu de la représentation. Puis, avec le
retour critique sur soi, propre au «récit» moderniste, représenté chez Danto par les théories de
C. Greenberg, l'art s'interroge sur lui-même et tendra ainsi à devenir son propre sujet : à
l'idéal classique d'invisibilité du travail du peintre, idéal de la disparition du coup de
pinceau, succèdent une peinture où le coup de pinceau ne cherche plus à se faire oublier
puis une peinture entièrement non figurative qui n'est plus constituée que de coups de
pinceau. C’est le sens de l’esthétique de Greenberg qui entend ne plus penser la peinture
4. A. C. Danto, «Le monde l'art», art. cité, p. 195.
5 Ibid.
6 Il s'agit là du titre de son ouvrage paru en 1986: The Philosophical Disenfranchisement of Art, op. cit.
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qu’en terme de planéité et de couleurs, esthétique de Greenberg, qui consacre en même temps
qu’elle récapitule cette période moderne de l’art. Mais demandera t-on, quelle différence,
alors, entre la période moderne (Manet, Picasso, Rothko) et la période post-moderne dont
l’exposition de 1964 donnerait le coup d’envoi ? En fait, explique Danto, que l’art soit l’art de
la représentation (période vasarienne) ou le retour de l'œuvre sur elle-même (période
moderne), l'art restait assujetti à une définition de ce qu'était l'art ou de ce qu'il devait être ;
l'histoire de l'art était conçue comme le mouvement par lequel les œuvres réalisaient
progressivement cet idéal. Rien de tel avec la conception post-historique. Il ne s’agit pas de
faire de l’art ni même de réfléchir sur l’art mais de rejeter la notion même d’œuvre d’art, par
exemple en la rendant indiscernable d’un objet manufacturé quelconque.
Ce parcours de Danto restitué et sa thèse principale éclairée, il nous faut maintenant tenter
de la discuter
b) Discussion de l’interprétation de Danto
Le premier argument factuel que l’on peut opposer à Danto est le suivant : pourquoi dater
de 1964 la fin de l’art alors même que Duchamp dés 1912-1917 avait, avec les ready made,
posé la question de la différence entre un objet usuel, industriel et fonctionnel et l’œuvre
d’art, en exposant par exemple un porte-bouteille directement importé du supermarché voisin.
Ainsi, ce que Danto nomme « l’indiscernabilité perceptuelle » entre l’objet de tous les jours et
l’œuvre d’art vaut déjà en 1912. Dés lors, pourquoi choisir le Pop-Art comme origine de notre
période « post-moderne » ou « post-historique » ? Comment dans cette esthétique de Danto,
rendre compte des ready made de Duchamp ?
Outre ce premier fait qui ne cadre pas avec la théorie de Danto, il en est un second plus grave
qui, à mon sens, vient la falsifier. En effet, on ne peut que constater l’écart entre l’exposition
réelle de 1964 et ce qu’en retient Danto pour étayer sa thèse d’une « fin de l’art ». De fait, dans
sa démonstration, Danto fait comme s’il n’y avait qu’une seule Boîte Brillo semblable à celles du
supermarché. Il lui donne exactement le même statut et le même sens que le porte-bouteille de
Duchamp, c’est-à-dire l’interprète comme un ready-made. Or, et c’est ce qui est décisif, tel
n’est absolument pas le cas. A. Warhol n’exposait pas ce jour là des cartons directement
importés du supermarché, mais bien de véritables créations artisanales, puisque il avait
demandé à un menuisier de fabriquer des centaines de boites en contreplaqué, aux
dimensions des boites d’emballage du supermarché. Une fois, le travail du menuisier
effectué, ces boites avaient été peintes par un élève de l’atelier, puis sérigraphiées par
Warhol et Malanga, de façon à reproduire l'aspect des boîtes Brillo mais aussi des paquets
5
de Kellogg's, des conserves Del Monte (fruits au sirop), etc.7. Non seulement les objets
étaient bien façonnés, travaillés et non directement importés mais encore, il n’y avait pas, comme
l’oublient les analyses de Danto, qu’une seule boite mais bien des centaines de boites, agencées
dans la galerie selon une disposition précise ; cette disposition, raconte Robert Indiana, faisait
que les spectateurs évoluaient au sein d’étroits couloirs, dans une sorte de cheminement rendu
difficile par la profusion des boites empilées les unes sur les autres.8 Dés lors, A. Warhol, loin
d’importer un objet d’usage commun dans un musée, comme l’avait fait Duchamp, a crée
une véritable installation et pensé l’organisation spatiale des boites qu’il avait façonnées.
Nous avons donc bien une composition au sens classique d’Alberti et non pas une importation au
sens de Duchamp. L’interprétation de Danto paraît bien falsifiée ici, dans la simple mesure où
elle ne peut rendre compte du fait même sur lequel elle se penche. Plus encore, c’est l’esthétique
et la philosophie de l’art de Danto qui se trouve affectée, comme nous le verrons par la suite, tant
il a fait de cette exposition la source, le fondement, l’axiome sur lequel repose sa thèse de la fin
de l’art, et sa reprise de la philosophie de Hegel. Il nous faut donc, contre Danto, ré-
entreprendre l’analyse du fait même (l’exposition de 1964) et poser ces questions : Quelle
est la signification de cette composition qui n’est pas simple transfert d’un espace à un autre ?
Pourquoi faire des boites à la ressemblance de boites de supermarché et pourquoi les multiplier
et les agencer selon une disposition précise ?
II) Deuxième moment : Pour une autre interprétation des boites Brillo
A) Proposition de l’ hypothèse
Pour répondre à ces questions, il faut tout d’abord reprendre la description. Comme je le
disais, il n’y a pas une boite brillo, mais une centaine9, parmi d’autres boites de produits
divers. Elles ne sont pas comme dans le supermarché à portée de main d’homme mais
disposées de telle sorte que le spectateur s’en trouve enserré comme par les arbres d’une forêt.
Les terme utilisés par Indiana, pour commenter l’impression ressentie, sont ceux de
« profusion » et de « foisonnement ». Il s’agit ici d’une mise en scène de différents objets
les plus emblématiques de la société de consommation. Cette mise en scène prend la forme
d’une répétition outrancière, d’une exagération dans la mimesis, d’un véritable excès de
l’imitation. Warhol met en scène les emblèmes de la société de consommation jusqu’à
l’excès, l’exubérance, la surabondance. Cette répétition semble exténuer l’objet en tant que
7. Voir D. Bourdon, Warhol, op. cit., pp. 182-6.
8. Victor Bockris, Warhol, Londres, Frederick Muller, 1989, p. 198.
9 Pour répondre à ces questions, il faut se pencher plus précisément sur certain nombre de traits décisifs du Pop-Art, dont l’exposition de
Warhol constitue, -avec la récompense inattendue de Rauschenberg à la biennale de Venise la même année-, l’apogée.
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