DOCTRINE
FINANCES PUBLIQUES
L’enseignement des finances
publiques à l’Universite
´
Bilan et propositions de re
´formes
Par Re
´mi PELLET
Professeur à l’Universite
´Paris Descartes et à Sciences-Po Paris
SOMMAIRE
I. — VIE ET MORT DE LA « SCIENCE DES FINANCES »
A. — Les finances publiques branche d’une e
´conomie politique longtemps exclue
de l’Universite
´
B. — Les juristes « financiers » des faculte
´s de droit au service du libe
´ralisme
e
´conomique
C. — L’e
´clatement de la « science des finances » et la marginalisation des finan-
ces publiques dans les faculte
´s de droit pendant « les trente glorieuses »
II. — DU « DROIT DES FINANCES PUBLIQUES » AU « DROIT FINANCIER PUBLIC » ?
A. — La recherche et les enseignements universitaires en droit des finances
publiques depuis les anne
´es 1980
B. — La ne
´cessite
´et les voies d’une re
´forme de l’enseignement de droit des
finances publiques
Le pre
´sident du Conseil national du Droit, M. le professeur Didier Truchet,
nous a sugge
´re
´de mettre par e
´crit nos analyses et propositions concernant
l’e
´volution de l’enseignement et de la recherche dans le domaine des finances
publiques, afin de tenter d’expliquer pour quelles raisons cette discipline
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universitaire attire peu de chercheurs au sein des faculte
´s de droit, comme
le prouve, notamment, le petit nombre de candidats à l’agre
´gation spe
´cialistes
de cette matie
`re, sachant par ailleurs que les praticiens du droit, des administra-
tions publiques et du secteur prive
´, s’interrogent sur l’inte
´rêt de maintenir en
l’e
´tat un enseignement qu’ils jugent tre
`se
´loigne
´de leurs besoins de formation
dans le domaine financier et comptable. Et en effet, comme nous avons pu
le constater dans nos propres expe
´riences de praticien (1), les hauts fonctionnai-
res et les responsables des concours administratifs ne sont pas satisfaits de
la place qu’occupe aujourd’hui la discipline financie
`re dans la formation et
la se
´lection des cadres publics dirigeants. Les spe
´cialistes universitaires de
la discipline, qui sont associe
´s au sein de la Socie
´te
´Française des Finances
Publiques (SFFP), sont eux aussi pleinement conscients de la ne
´cessite
´de
proce
´der à une re
´forme profonde de la matie
`re : le pre
´sident de la SFFP,
notre colle
`gue et ami le professeur Robert Hertzog, s’interrogeait ainsi re
´cem-
ment sur les causes de « l’e
´chec du droit des finances publiques » avant de
souhaiter que « vive le droit financier public ! » (2).
Pour essayer de comprendre les raisons pour lesquelles l’enseignement et
la recherche universitaires dans le domaine des finances publiques ne sont
pas pleinement satisfaisants, il nous semble nécessaire de rappeler les condi-
tions dans lesquelles l’e
´tude de cette matie
`re a progressivement pris place en
France dans les faculte
´s de droit. Des travaux universitaires re
´cents et de
grande qualite
´, consacre
´s à l’histoire de l’enseignement des finances publiques
et de l’e
´conomie dans l’enseignement supe
´rieur en France et à l’e
´tranger,
permettent ainsi de conclure que l’organisation actuelle de la discipline ne
re
´pond pas à des exigences scientifiques (I) et qu’elle pourrait donc être remise
en cause afin d’être rationalise
´e par des re
´formes « re
´alistes », susceptibles
de concilier les attentes des universitaires, des praticiens et des e
´tudiants (II).
I. — VIE ET MORT DE LA « SCIENCE DES FINANCES »
Comme on le sait, les re
´volutions anglaises (Magna Carta de 1215, Pe
´tition
des Droits de 1628), ame
´ricaines (« No taxation without representation »,
1775) et françaises (article 14 de la De
´claration des droits de l’Homme et
du citoyen) ont e
´te
´faites au nom du droit des peuples à consentir à l’impôt.
Il n’est donc pas e
´tonnant que la re
´flexion the
´orique sur les questions financie
`-
res et fiscales fût d’abord politique : « (...) l’impôt a e
´te
´largement appre
´hende
´
à l’e
´poque moderne, et notamment au XVIII
e
sie
`cle, comme une question
proprement politique, comme le lieu où se rencontrent le droit souverain d’un
E
´tat absolutiste (son droit d’imposer) et les liberte
´s individuelles de ses sujets
(leur droit de proprie
´te
´). Penser l’impôt e
´tait donc principalement penser la
(1) www.remipellet.com
(2) http://www.sffp. asso.fr/edito.html
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`L’UNIVERSITE
´
nature et les limites de la souverainete
´, ou, sous un autre angle, la pense
´e
de la souverainete
´ae
´te
´oriente
´e par la ne
´cessite
´d’inte
´grer la re
´alite
´de
l’impôt » (3). Mais, dans le domaine acade
´mique, l’approche « politique » des
finances publiques ne va pas d’emble
´e s’imposer : deux disciplines, l’e
´cono-
mie (A) puis le droit (B), vont pre
´tendre rendre scientifique l’e
´tude des ques-
tions financie
`res, avant que ne soit consomme
´le divorce entre les e
´conomistes
et les juristes d’une part, et, au sein du monde juridique, entre les « fiscalistes »
et les « financiers » d’autre part, rendant de
´finitivement caduque l’ambition
d’une « Science des finances » (C).
A. — Les finances publiques branche d’une e
´conomie politique
longtemps exclue de l’Universite
´
Comme l’ont e
´crit les professeurs Trotabas et Cotteret dans leur manuel
de finances publiques, en France « l’e
´chec des revendications financie
`res des
e
´tats ge
´ne
´raux du XIV
e
au XVII
e
sie
`cle a contraint le peuple à rechercher
par d’autres voies la re
´forme politique et la liberte
´politique » (4). Nous avions
avance
´il y a quelques anne
´es l’hypothe
`se selon laquelle « cet e
´chec explique
la position seconde’’ qu’ont eue dans le de
´bat politique français les questions
financie
`res, comme en te
´moigne l’adoption tardive des principes du droit
budge
´taire » (5). Au sein du syste
`me d’enseignement supe
´rieur, les questions
financie
`res resteront e
´galement longtemps secondaires et ne seront étudiées
qu’à des fins pratiques : leur sort sera lie
´à celui de l’e
´conomie politique
qui sera d’abord confine
´e dans des e
´coles professionnelles (1), avant d’être
introduite dans l’« E
´cole libre de sciences politiques » afin de mieux pre
´parer
les candidats à l’exercice de fonctions administratives (2) avant que les faculte
´s
de droit ne finissent par s’ouvrir à la discipline dans le but de justifier l’ordre
juridique libe
´ral contre « le danger socialiste » (3).
1. Les finances publiques dans les cours d’e
´conomie politique
des e
´coles professionnelles
Par le de
´cret du 15 septembre 1793, la Convention supprima officiellement
les universite
´s et les remplaça par des e
´coles professionnelles de droit, de
me
´decine et de the
´ologie, et par des e
´coles centrales. Or, l’E
´cole normale de
Paris ayant ouvert le 1
er
pluviôse an III (18 janvier 1795), une premie
`re chaire
(3) Emmanuel de Crouy-Chanel, « La de
´finition juridique de l’impôt. L’exemple
de la doctrine française », in Thomas Berns, Jean-Caude K. Dupont, Mikhaïl Xifaras
(dir.), Philosophie de l’impôt, Bruylant, 2006, p. 144.
(4) Jean-Marie Cotteret et Louis Trotabas, Droit budge
´taire et comptabilite
´publique,
Dalloz, 1989, paragraphe 15.
(5) Re
´mi Pellet, La Cour des comptes, E
´ditions La De
´couverte, 1998, p. 30.
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d’e
´conomie politique fut cre
´e
´e le 30 janvier 1795 mais elle ne dura que quatre
mois, disparaissant avec la mort pre
´mature
´e de son premier titulaire. Ne
´es
de la loi du 22 ventôse an XII (13 mars 1804) les faculte
´s de droit modernes
ont e
´te
´inte
´gre
´es dans l’Universite
´par le de
´cret du 17 mars 1808 : l’enseigne-
ment des finances publiques n’y trouvait aucune place, non plus que l’e
´cono-
mie. La chaire d’e
´conomie politique cre
´e
´e au sein de la faculte
´de droit de
Paris en 1819 ne fut jamais pourvue. La discipline n’est enseigne
´e d’abord
qu’à l’exte
´rieur de l’Universite
´: au sein de l’E
´cole spe
´ciale de commerce
cre
´e
´e par Say en 1817 et qui deviendra l’actuelle E
´cole supe
´rieure de commerce
de Paris, puis dans le syste
`me public au Conservatoire national des arts et
me
´tiers (1820), au Colle
`ge de France (1831) et à l’E
´cole des ponts et chausse
´es
(1846).
Certains de ces e
´conomistes deviennent alors spe
´cialistes des questions
financie
`res : en 1858 Joseph Garnier, professeur d’e
´conomie politique à l’E
´cole
des Ponts et Chausse
´es, publie la premie
`re e
´dition de son Traite
´des finances
dans lequel il constate qu’il n’y avait pas, à sa connaissance, « de livre
e
´le
´mentaire et didactique sur les Finances ». L’ouvrage était complet, parce
qu’il traitait de toutes les opérations financières de l’E
´tat français mais « com-
plet, il l’e
´tait encore parce qu’il pre
´sentait la plupart des syste
`mes financiers
e
´trangers. En re
´alite
´, seul le point de vue juridique faisait de
´faut. » (6). Certes,
apre
`s la chute du Second Empire, les e
´conomistes libe
´raux vont cre
´er une
e
´cole prive
´e de sciences politiques où sera enseigne
´e la « le
´gislation finan-
cie
`re » : mais cet intitule
´est trompeur puisque la dimension juridique de la
matie
`re restera secondaire.
2. La « le
´gislation financie
`re » à l’E
´cole libre de sciences politiques
pour la pre
´paration aux concours administratifs
Comme Pierre Rosanvallon l’a justement souligne
´, « Il est paradoxal de
constater que la France — re
´pute
´e terre de tradition e
´tatique — est, au milieu
du XIX
e
sie
`cle, dote
´e d’une administration moins rationnellement organise
´e
et d’administrateurs moins bien forme
´s qu’en Allemagne, ou même qu’en
Angleterre. De
`s 1727, l’E
´tat prussien avait par exemple fonde
´deux chaires
de “came
´ralistique” (la science de la gestion de l’E
´tat) pour pre
´parer ses
administrateurs à leurs tâches. Le “retard” français sur l’Allemagne et sur
l’Angleterre, patent au de
´but du XIX
e
sie
`cle, subsiste encore à la fin du sie
`cle
(...Or,) le retard de la France en matie
`re d’organisation administrative ge
´ne
´rale
contraste singulie
`rement avec son inde
´niable avance pour ce qui concerne la
qualite
´de la formation des cadres techniques et militaires de l’E
´tat. (..)
(6) Renaud Bourget, La science juridique et le droit financier et fiscal. E
´tude
historique et comparative du de
´veloppement de la science juridique fiscale (fin XIXe
et XXesie
`cles), the
`se Paris II, 2010, p. 302.
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961L’ENSEIGNEMENT DES FINANCES PUBLIQUES A
`L’UNIVERSITE
´
Pourquoi la France n’a-t-elle donc pas fait pour ses administrateurs ce qu’elle
a su re
´aliser pour ses inge
´nieurs ? (...). On souhaite une administration efficace
et rationnelle, mais on redoute que son organisation sur le mode des grands
corps techniques et militaires ne la constitue en force trop inde
´pendante (...).
Les conservateurs au pouvoir craignent qu’une administration trop inde
´pen-
dante ne vienne pratiquement limiter leurs pre
´rogatives de gouvernants, et
les milieux d’opposition redoutent une force qui serait insuffisamment contrô-
le
´e par le pouvoir le
´gislatif » (7). Cette de
´fiance à l’e
´gard de l’administration
est la raison pour laquelle ont e
´choue
´les tre
`s nombreuses tentatives de cre
´ation
d’une e
´cole d’administration spe
´cialise
´e. Elle explique sans doute aussi la
difficulte
´à introduire l’enseignement de la science politique dans les faculte
´s
de droit : dans celles-ci, « (..) au de
´but de la III
e
Re
´publique, pour ce qui est
des cours “re
´glementaires” obligatoires (car les faculte
´s proposent çà et là
des cours comple
´mentaires, dont le nombre est surtout important à Paris), le
droit romain et le droit prive
´constituent la quasi-totalite
´de la matie
`re des
cours de droit. » (8).
Mais le de
´sastre militaire de Sedan et ses suites vont faire prendre conscience
de la ne
´cessite
´d’un changement du syste
`me universitaire français. La de
´faite
de 1870 et la Commune de Paris seront ainsi comprises comme une faillite
de la formation des « e
´lites ». Ainsi, dans son ouvrage de 1871 sur La re
´forme
intellectuelle et morale, Ernest Renan conside
`re que « Dans la lutte qui vient
de finir l’infe
´riorite
´de la France a e
´te
´surtout intellectuelle » et il propose
de « supprimer (..) les e
´coles spe
´ciales, E
´cole polytechnique, E
´cole normale,
etc., institutions inutiles quand on posse
`de un bon syste
`me d’universite
´s, et
qui empêchent les universite
´s de se de
´velopper. », afin de « former par les
universite
´s une tête de socie
´te
´rationaliste, re
´gnant par la science, fie
`re de
cette science et peu dispose
´e à laisser pe
´rir son privile
`ge au profit d’une foule
ignorante ».
Ami de Taine, Emile Boutmy, qui doit à ses relations une chaire d’histoire
des civilisations à l’E
´cole spe
´ciale d’architecture, lance en 1871 Quelques
ide
´es sur la cre
´ation d’une faculte
´libre d’enseignement supe
´rieur, essai qui
est fonde
´sur le constat suivant : « C’est l’universite
´de Berlin qui a triomphe
´
à Sadowa, on l’a dit avec une raison profonde ; et il faudrait être aveugle
pour ne pas voir l’ignorance française derrie
`re la folle de
´claration de guerre
qui nous a conduits où nous sommes ». La même anne
´e Boutmy parvient à
cre
´er L’E
´cole libre de sciences politiques qui devient rapidement une ve
´ritable
e
´cole professionnelle d’administration qui doit former une e
´lite à même de
re
´sister aux faiblesses du corps le
´gislatif. « Le rôle des leaders, la crise de
(7) Pierre Rosanvallon, L’E
´tat en France, chapitre V, « L’administration comme
proble
`me », Seuil, 1990, p. 63-68.
(8) Pierre Favre, Naissances de la science politique en France, 1870-1914, Fayard,
1989, p. 91-92.
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