Préface - Ministère de l`économie

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PRÉFACE
Le livre que voici est le texte, remanié en vue de sa publication, d’une thèse
d’histoire soutenue par Frédéric Tristram devant l’Université de Paris
X-Nanterre. Il constitue une œuvre indéniablement originale, qui porte sur un
sujet fort ambitieux.
De nos jours, les multiples questions qui touchent à la fiscalité sont très
souvent présentes dans la vie politique des démocraties et dans les préoccupations de l’opinion publique. Elles suscitent de vifs débats, mais on s’accorde sur un point, c’est que le système fiscal exerce une réelle influence dans le
domaine économique et social : ainsi il joue un rôle essentiel dans la répartition des revenus, ou dans les délocalisations d’entreprises. Pourtant l’histoire de la fiscalité à l’époque contemporaine est demeurée jusqu’à présent
quasiment terra incognita. Cette lacune surprenante et même scandaleuse de
notre historiographie traduisait une négligence coupable des historiens. Sans
doute, ce qui touche à l’impôt leur apparaissait-il aride, trop technique, donc
rebutant. Il faut savoir gré à Frédéric Tristram d’avoir le premier osé s’attaquer à la fiscalité française au XXe siècle : il a ainsi défriché de nouveaux
territoires et montré que cette histoire pouvait être passionnante.
Son projet était ambitieux, à un double titre. Il a voulu faire d’abord l’histoire d’une administration, la direction générale des Impôts (DGI), créée en
1948, mais il se sert de l’étude de cette administration centrale et de son rôle
comme d’un fil directeur lui permettant de reconstituer toute la politique fiscale de la France.
Ensuite, son étude va du lendemain de la seconde guerre mondiale jusqu’à
la fin des années 1960. Elle porte donc sur une période cruciale, mais en fait,
le champ chronologique couvert est bien plus étendu, car, pour saisir la
signification de la création de la DGI, qui n’était à ses débuts qu’une toute
petite structure se superposant aux anciennes régies, et pour comprendre le
sens des réformes envisagées, l’auteur a été amené à retracer ce qu’étaient
l’administration fiscale et le système fiscal de la France depuis la première
guerre mondiale. De plus, il aide à comprendre des questions toujours
d’actualité aujourd’hui, comme le prélèvement à la source de l’impôt sur le
revenu des personnes physiques, le quotient familial ou l’avoir fiscal…
Pour traiter de manière approfondie un sujet si vaste et complexe, Frédéric
Tristram a consulté et croisé des archives diverses, reflétant la multiplicité
des acteurs participant à la décision fiscale. Il a d’abord exploité les fonds
provenant du ministère des Finances, conservés par le service des Archives
économiques et financières (SAEF), tout particulièrement ceux qui concernent la fiscalité, mais aussi ceux du commissariat général du Plan ou du
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Une fiscalité pour la croissance
SGCI. Il a eu largement recours à des papiers privés, provenant d’hommes
politiques ou de hauts fonctionnaires, il a utilisé les témoignages oraux de
certains d’entre eux, et il a systématiquement dépouillé le bulletin du CNPF
et les documents de multiples branches professionnelles qui ont été en rapport avec la DGI, pour saisir l’influence des groupes de pression. Il a ainsi
exploité une masse de documents impressionnante, contenant des informations souvent très techniques. En utilisant à bon escient divers travaux de praticiens, de juristes ou d’économistes, il est parvenu à comprendre (et à faire
comprendre aisément à ses lecteurs) le sens des dispositions législatives ou
réglementaires les plus ardues. Il a réussi à exploiter avec clarté, quand
c’était nécessaire, les documents les plus techniques, dans le seul but
d’appuyer et d’illustrer sa démonstration.
Celle-ci repose sur une idée centrale : « L’impôt, qui avait à l’origine une
fonction essentiellement budgétaire, est progressivement devenu, après la
dernière guerre, un instrument de politique économique » : alors que, selon
la conception traditionnelle, il constituait essentiellement un élément de
l’équilibre des finances publiques, des approches novatrices poussent à s’en
servir pour soutenir la croissance économique. L’auteur veut tout à la fois
montrer la « conversion » de la DGI à ces conceptions nouvelles et saisir la
mise en œuvre difficile de cette réforme de la fiscalité entre 1948 et 1968.
C’est une période d’intense transformation du système fiscal et
d’« adaptation de la fiscalité aux règles du marché », ainsi que l’indiquait le
titre de la thèse, mais le mouvement de réforme n’a pas progressé de façon
linéaire, l’ardeur réformatrice de la DGI ayant fluctué, avec des temps forts
très marqués et des moments de répit relatif ou de pause.
En 1948, la toute nouvelle DGI fait une première tentative, en partie avortée, pour moderniser notre système fiscal, et elle hésite ensuite à soutenir les
premiers efforts des pouvoirs publics pour mettre l’impôt au service de la
modernisation de l’économie. À partir du milieu de l’année 1952, sa position
s’infléchit, elle prend l’initiative d’un train de réformes d’inspiration libérale
et elle est directement à l’origine de la création de la TVA en 1954. Mais la
révolte poujadiste de 1954 brise net cet élan réformateur. Après avoir tenté
vainement de sauver les réformes en cours, la DGI abandonne toute ambition
modernisatrice. La crise des finances publiques qui marque les deux dernières
années de la Cinquième République, due largement au coût de la guerre
d’Algérie, laisse pendant cinq ans l’administration fiscale « sans projet et
sans influence ». Cette pause prend fin en 1959 : le pouvoir gaulliste relance
alors une politique fiscale dynamique, à laquelle la DGI est étroitement
associée ; celle-ci soutient activement cette politique, qui s’accélère de 1963
à 1968 sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing.
Ce livre nous fait découvrir l’importance et la personnalité de hauts fonctionnaires marquants qui ont été à la tête de la DGI, comme Paul Delouvrier,
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Pierre Allix, Maurice Lauré (« le père de la TVA ») ou Robert Blot. Ce sont
eux qui expriment la doctrine de la DGI et qui interviennent en son nom dans
tous les débats sur l’impôt. Au surplus, plusieurs d’entre eux, qui ont été
membres des cabinets de ministres des Finances ou du Budget, ont eu à ce
titre spécialement en charge les questions fiscales, comme Paul Delouvrier
auprès de René Mayer ou Robert Blot auprès d’Edgar Faure : ces relations
personnelles étroites avec leurs ministres leur ont valu de jouer un rôle de
premier plan. Ici se pose, plus largement, le problème du rôle de la DGI et de
ses dirigeants dans la modernisation du système fiscal entre 1948 et 1968.
La politique fiscale est faite d’une série de décisions auxquelles la DGI
participe indéniablement. Mais elle n’est qu’un des nombreux acteurs qui
interviennent dans le processus décisionnel. Elle se trouve en concurrence
avec d’autres structures, comme la direction du Trésor et celle du Budget, ou
encore le groupe de travail Fiscalité du commissariat général du Plan, et elle
doit compter aussi avec les avis des multiples experts fiscaux, que les partis
politiques ou des groupements professionnels ont pris à leur service. Enfin et
surtout, c’est toujours le pouvoir politique qui a le dernier mot… C’est déjà
vrai sous la Quatrième République, et cela devient une évidence sous la Cinquième République, qui renforce l’autorité du gouvernement. Même dans ce
domaine strict de l’impôt, la DGI ne peut donc pas prétendre disposer du
monopole de la compétence, et elle ne constitue pas une véritable technocratie.
Son pouvoir n’est pas nul pour autant, loin de là, et Frédéric Tristram montre
bien qu’elle exerce constamment une « magistrature d’influence » qui peut
prendre des formes très diverses.
Au total, cette histoire de l’impôt constitue une contribution importante à
l’histoire économique de notre pays, à divers titres.
Quoique hostile en principe à l’utilisation de l’instrument fiscal dans des
politiques sectorielles, la DGI a dû consentir aux aides fiscales à la construction demandées par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en
1950 ; en 1955 elle a préconisé, à la demande des professionnels, des mesures spéciales destinées à améliorer l’imposition des entreprises de transport,
mais elle a été en définitive écartée de la réforme du régime fiscal des transports de marchandises réalisée l’année suivante. Son rôle a été par contre
primordial lors de la réforme du système fiscal concernant le secteur de la
distribution : elle s’associe étroitement aux professionnels du commerce,
d’abord lors de la préparation de la loi du 6 janvier 1966 destinée à favoriser
une restructuration du secteur profitant aux entreprises les plus importantes,
puis tout au long de sa mise en œuvre.
De manière plus générale, cette thèse montre comment, à partir de 1952,
les interventions directes de l’État dans l’économie ont été relayées par la
concession aux entreprises d’avantages fiscaux destinés à les aider à trouver
des capitaux et à influencer leurs structures de financement. L’administration
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fiscale a d’abord favorisé le développement de l’autofinancement (d’où
l’adoption de la TVA en 1954, puis du système de l’amortissement dégressif
en 1959), mais à partir de 1959 elle devient méfiante vis-à-vis de l’autofinancement et elle préfère inciter les entreprises à faire appel au marché financier, rendu plus attractif grâce à l’avoir fiscal mis en place en 1965.
Il convient de noter que tout au long de l’époque étudiée, la DGI a souvent
pris, en matière économique, des positions sensiblement différentes des choix
faits par les autres directions du ministère des Finances (principalement la
direction du Trésor et la direction du Budget), dont l’action a déjà été mise
en évidence par des ouvrages publiés par le Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Ainsi l’État, même réduit à l’État financier,
apparaît comme une réalité complexe, et la question classique du rôle joué
par lui dans l’économie française après la seconde guerre mondiale s’enrichit de perspectives inédites.
Mais cette thèse apporte aussi bien d’autres contributions à toute l’histoire
de notre pays : l’histoire fiscale agit en effet comme un révélateur qui éclaire
d’un jour nouveau de nombreux aspects de la vie politique et sociale.
Ainsi l’auteur retrace les positions qu’ont prises, à des moments cruciaux,
face au thème récurrent de la réforme fiscale, les principaux partis politiques,
du parti communiste jusqu’au groupe des indépendants et paysans. On
découvre ainsi qu’en 1953 la SFIO veut alléger la charge fiscale des salariés,
mais aussi celle des petits travailleurs indépendants, ce qui peut s’expliquer
par la structure sociale de son électorat. Les indépendants et paysans sont
eux fort divisés sur ces questions fiscales : on trouve parmi eux de nombreux
conservateurs, qui s’opposent à une aile réformatrice menée par Antoine
Pinay puis Valéry Giscard d’Estaing.
Frédéric Tristram apporte aussi, chemin faisant, des vues nouvelles sur
l’action des principaux ministres ayant joué un rôle dans la politique fiscale
de la Quatrième République. À cet égard, le gouvernement Pinay en 1952 se
scinde en deux périodes fort différentes : après un premier semestre où il se
contente de prendre acte d’un refus quasiment général de l’impôt, il donne
une nette impulsion à une réforme libérale de la fiscalité. L’expérience
Mendès France s’est soldée par un relatif échec de sa politique fiscale, en
partie parce que le programme de ce président du Conseil était trop imprécis
en ce domaine. Par contre, en 1956-1957, Guy Mollet et son ministre des
Finances Paul Ramadier ont voulu imposer au pays un réel effort fiscal,
auquel s’est opposé, au sein même de leur majorité, le parti radical. Cette
thèse permet aussi de suivre l’action de Valéry Giscard d’Estaing : on le voit
à ses débuts, en 1953, comme conseiller technique chargé des questions
budgétaires auprès d’Edgar Faure, se prononcer clairement en faveur de la
TVA. Et sous la Cinquième République, il apparaît comme le principal auteur
des réformes de 1959 et de 1965.
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Préface
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Enfin, l’auteur montre bien la grande sensibilité aux questions fiscales des
petits et moyens entrepreneurs et des travailleurs indépendants. Le poujadisme
a été, on le sait, le révélateur d’une crise profonde due aux menaces que la
modernisation de l’économie faisait peser sur la situation de cette petite
bourgeoisie indépendante durant les années 1950. Mais Frédéric Tristram en
propose une interprétation renouvelée, en insistant sur ses causes immédiates, qui sont proprement fiscales. Le contrôle polyvalent, souvent évoqué par
l’Union de défense des artisans et commerçants de Pierre Poujade, apparaît
relativement secondaire, car il touche peu les petits entrepreneurs. Les peurs
suscitées parmi ces derniers proviennent bien davantage de la remise en
cause du régime fiscal des artisans, de l’augmentation des forfaits d’imposition
sur les bénéfices industriels et commerciaux, et de la réforme des taxes sur le
chiffre d’affaires qui, avec l’adoption de la TVA, profite essentiellement aux
grandes entreprises industrielles. Ensuite, durant les années 1960, la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) s’efforce de
faire reconnaître sa respectabilité par les pouvoirs publics : un de ses dirigeants, Gustave Deleau, a participé activement, aux Assises du commerce qui
ont préparé la loi du 6 janvier 1966, en se prêtant avec la DGI au jeu d’une
véritable « économie concertée ».
On trouvera dans ce livre pionnier bien d’autres informations, et notamment nombre d’éléments pouvant nourrir une réflexion générale, sur les
profondes résistances à l’impôt qui s’expriment depuis si longtemps au sein
de la société française et sur les difficultés particulières que rencontrent
toujours dans notre pays les tentatives de réforme fiscale… Souhaitons que
les recherches en ce domaine nouveau s’amplifient, et que d’autres historiens
s’engagent sur la voie si brillamment ouverte par Frédéric Tristram…
Alain PLESSIS
Professeur émérite à l’Université de Paris X-Nanterre
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