Introduction
L’intitulé de cette conférence, empires et colonisations d’Alexandre à Brejnev, peut
paraître insolite : quand on évoque la colonisation on pense aux « enfumades » de Bugeaud
lors de la conquête de l’Algérie par la France où à la répression des soulèvements de Sétif en
1945, de Madagascar en 1947 ou de celui de Yen-Bay au Vietnam en 1930 dont parlera avec
talent cet après-midi mon collègue Daniel Varga, docteur en histoire qui a soutenu une thèse
sur la décolonisation de l’Indochine. Mais il faut se souvenir que le conquérant gréco-
macédonien Alexandre a donné naissance au premier empire colonial européen au IV° siècle
avant notre ère, un empire qui s’étendait de la Grèce à l’Asie centrale, tandis que Léonid
Brejnev, l’un des derniers tsars rouges, a régné sur l’ultime empire colonial européen, l’URSS
et ses satellites, et que la domination russe a été marquée à cette époque par la répression du
printemps de Prague en 1968 et l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, deux
manifestations de l’impérialisme russe. Je vais donc tenter de situer le phénomène colonial
dans la longue durée historique et dans un esprit d’histoire globale, de World History comme
disent les chercheurs anglo-saxons, c’est-à-dire d’histoire comparative en rupture avec
l’histoire traditionnellement européanisée de la colonisation.
Le passé colonial de la France est aujourd’hui l’objet de vifs débats, ce qui justifie la
place que lui accordent les nouveaux programmes. La mauvaise conscience occidentale (le
sanglot de l’homme blanc, selon le titre d’un essai de Pascal Bruckner) s’est substituée à la
bonne conscience du temps de l’exposition coloniale internationale de Vincennes (1931)
amenant l’historien Pierre Guillaume à écrire dans le Monde colonial en 1973 que Le fardeau
de l’homme blanc est devenu son remords. De l’exaltation de « l’œuvre coloniale », on est en
effet passé à la repentance. Il n’en a pas toujours été ainsi, comme le remarquait Marc Ferro
en 1994 dans son Histoire des colonisations :
Du temps des colonies, on présentait la vie en rose. Certes le colon y travaillait dur :
avant de partir, persécuté dans son propre pays, il était venu là où Dieu l’avait conduit ; il
entendait y cultiver la terre, croître, s’y multiplier. Mais « il lui avait fallu se défendre contre les
agresseurs, rebelles et autres salopards ». Quelle avait été grande sa gloire, et méritoire sa
souffrance d’être un conquérant !
Aujourd’hui le ton a changé ; la mauvaise conscience a pris la relève (…) l’anticolonialisme
occupe tous les gradins. Peu de fausses notes. Devant le tribunal de l’Histoire passent en
jugement les horribles forfaits de la traite, le bilan du travail forcé, que sais-je ? Bilan de la
présence française ou hollandaise, ou anglaise, il n’est pas une orange qui ne fût souillée, une
olive surie.
Ainsi, pour une ultime exigence d’orgueil, la mémoire historique européenne s’est assurée un
dernier privilège, celui de parler en noir et blanc de ses propres méfaits, de les évaluer elle-même
avec une intransigeance inégalée.
Peu suspect de sympathie pour un colonialisme qu’il a combattu, le directeur du Livre
noir du colonialisme ajoute cependant :
Pourtant cette audace fait problème (…) ces Annamites, ces Noirs, ces Arabes, ils ont joué un
rôle aussi. Il convient de leur donner la parole, car, s’ils se souviennent des forfaits qu’on a dit,
ils se rappellent aussi avec émotion leur instituteur et leur toubib, la malaria et les Pères Blancs.
Car la colonisation, ce fut cela aussi. (…)
De plus, on comprendrait mal pourquoi l’analyse historique reprendrait à son compte une
vision qui européanise le phénomène colonial. Certes, pendant cinq siècles, les Européens l’ont
bien incarné et ont ainsi scellé l’unification du monde. Mais d’autres colonisations ont également
contribué à façonner l’image actuelle de la planète.