poussant le poète à une postulation vers l'anéantissement (c'est le principe de la double postulation1
baudelairienne, idée reprise des romantiques).
–Les deux derniers vers (« Sois donc le crieur du devoir, / Ô notre funèbre oiseau noir ! ») procèdent d'un
mouvement d'allégorisation (le passage au tutoiement est révélateur : le Corbeau devient l'allégorie du devoir)
et de généralisation (le possessif « notre » indique l'implication d'un lecteur, spectateur de la mise en scène
macabre du poète). La formulation pose problème : de quel « devoir » s'agit-il ? d'un devoir de mémoire, de la
célébration du souvenir de héros morts pour la France ? Connaissant les positions antimilitaristes de R., il semble
peu probable que le poème célèbre un sentiment patriotique et que le devoir en question soit celui qui exige que
l'on meure pour sa patrie. Faut-il lire la phrase ironiquement ? Le « devoir » serait alors ce qui entraîne la mort,
la dévastation et auquel il faudrait absolument se soustraire en considérant les résultats produits (i.e. le
déferlement des charognards sur les cadavres dans une plaine désolée).
–Notons aussi l'incidente « n'est-ce pas » (v16) et le terme « passant » qui postule l'existence, une fois de plus, d'un
lecteur-spectateur de la mise en scène poétique.
c) La supplication finale
–La dernière strophe débute par la conjonction « Mais » (mise en valeur par la ponctuation : rythme 1/3/4) qui
indique une rupture.
–A qui s'adresse le poète dans cette dernière strophe ? Est-ce à Dieu ? (hypothèse confortée par la structure
symétrique du poème où la dernière strophe - d'une seule phrase - serait le pendant de la première). Au corbeaux
(« armée » de Dieu) ou aux « saints du ciel » ? (qui serait alors une apostrophe, mais l'identification reste alors
problématique). Je préfère, mais ce n'est qu'une hypothèse, considérer que le poète s'adresse à Dieu (l'expression
« saints du ciel » étant alors un apposition aux « fauvettes de mai », seul espoir pour le poète).
–Notez que la prière initiale et les ordres martiaux adressés aux corbeaux laissent place à une supplication
désespérée : le verbe « Laissez » v20 est beaucoup moins injonctif, beaucoup moins violent que les précédents
impératifs. Le poète dans sa prison terrestre (verbe « enchaîne », négation « on ne peut fuir ») fait le constat
d'une défaite radicale (« la défaite sans avenir », terme mis en évidence par la dramatisation liée au rejet du sujet
du verbe « enchaîne » à la fin du poème) et se fait implorant : qu'il lui soit permit de conserver un peu d'espoir,
aussi ténu soit-il.
–Notez l'expression « pour ceux » (v22) et le pronom indéfini « on » (v23) : une manière pour le poète d'impliquer
le lecteur, de donner plus de force pathétique à cette prière.
II) Un paysage étrange et de désolation
a) La nature désolée
Plusieurs éléments caractérisent ce paysage « étrange ».
–Le poème évoque une atmosphère nocturne ( l'expression « soir charmé » au vers 20 conforte cette hypothèse),
dominée par le noir (noir uniforme du corbeau « oiseau noir »), une immensité plane et rase (« prairie », « les
champs »), le froid (« froide est la prairie », « les vents froids », « l'hiver »), un paysage immobile et désert (la
seule présence humaine est résumée dans le terme « hameaux »), un paysage où plane un silence inquiétant
(« les longs angélus se sont tus »), en un mot un paysage naturel où se lit l'accablement et la souffrance (termes
« abattus », « fleuves jaunis », « calvaires », les « fossés » et le « trous » évoquant les ravages de la guerre).
–C'est, en somme, un paysage abandonné de Dieu. Rappelons que le froid est un attribut satanique, que si Dieu
est le Verbe, le silence est associé à Satan. [rappel : Dieu était indifférent aux souffrances des hommes dans le
sonnet Le Mal]. Le poème va plus loin et suggère que Dieu a une part de responsabilité dans cette désolation :
voir le parallèle « hameaux abattus » / « faites s'abattre », emploi du terme « calvaires » au v. 10
–Au total un paysage désolé, accablé, comme écrasé (peut-être une réminiscence, toutes proportions gardées, du
vers de Baudelaire « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle »), ce que semble montrer la reprise
systématique et parfois anaphorique de la préposition « sur » : le poète est exilé, écrasé au sol, dans sa prison
terrestre.
–La dévastation du paysage est aussi lisible dans la forme même du poème (versification) : relevons, par
exemple, la dissonance au vers 2 de la succession sonore « quand dans », le hiatus « les hameaux », la diérèse
« vieux calvaires », omniprésence de la sonorité désagréable [r] (allitération) et [i] (assonance) dans les 3
premières strophes…
–Peut-être peut-on parler ici d'un paysage état d'âme (écho de l'intériorité ravagée du poète) ?
b) les corbeaux
–Au paysage précédemment évoqué semblent s'opposer « les chers corbeaux délicieux » : après le silence, voici le
cri désagréable des nuées de corbeaux (« Armée étrange aux cris sévères » : notez l'allitération en [r] et le
1 "Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou
spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre".