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Henri Crétella
La nouvelle inquisition
L’article de Roger-Pol Droit : « Les crimes d’idées de Schmitt et de Heidegger »,
paru dans Le Monde des Livres du 25 mars, renouvelle jusqu’à la caricature la manière
de procéder caractéristique de « la police de la pensée » qu’Orwell décrit dans son «
anti-utopique » roman : 1984. Le titre de l’article déjà ne peut manquer, quasi
littéralement, d’évoquer ce qui dans le roman est ironiquement appelé « le crime de
penser » ; lequel crime – faut-il le rappeler ? s’y trouve défini comme le « crime
essentiel » : il est en effet celui qui, sous un régime totalitaire, « contient tous les
autres » crimes en lui. À cet égard, en particulier, Roger-Pol Droit a dépassé
l’inconscient modèle que constitue pour lui l’imaginaire ‘Oceania’ d’Orwell. Car en
celle-ci, la persécution de la pensée n’allait pas jusqu’à lui imputer le crime contre
l’humanité. Alors que c’est précisément devant cette imputation-là, celle donc de la
Shoah ! que ne recule pas Roger-Pol Droit. — Mais ce que l’on est tenté, au premier
abord, de considérer comme le simple délire d’un journaliste mal inspiré, est, en
réalité, un phénomène d’une tout autre portée. À savoir, l’expression de ce type
nouveau, « moderne », d’inquisition, lequel a supplanté le genre de police de la pensée
qui l’a religieusement précédé.
Encore faut-il ne pas s’y tromper, supplanter ne signifie pas éliminer. Les deux
sortes d’inquisition l’ancienne et la nouvelle peuvent même fort bien collaborer. La
preuve en est, justement, les trois plus récents développements de la désormais
sexagénaire « affaire Heidegger ». Ceux-ci ont été, il y a un peu plus d’une vingtaine
d’années, paroissialement initiés par le militant catholique allemand Hugo Ott.
Outrancièrement exploités par Victor Farias fin des années quatre-vingts, ils ont,
depuis, « œcuméniquement » rencontré grâce à lui une audience internationale
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inespérée. Et les voici, aujourd’hui, faussement réfléchis par Emmanuel Faye. Ce que
démontre en effet, involontairement, le compte-rendu de Roger-Pol Droit, c’est
combien peu fiable doit être le réquisitoire auquel il s’en remet. Car la présentation qui
en est faite, et la citation de Heidegger qui en est donnée, font apparaître deux
confusions dont la grossièreté suffirait, si elles étaient confirmées, à discréditer
l’ouvrage entier. Commençons par l’extrait cité du cours de Heidegger lors du
semestre d’hiver 1933-34 : la traduction qui en est imprimée en caractères gras a
fonction de preuve. Elle attesterait qu’il y aurait bien identité de crime de pensée entre
Schmitt et Heidegger : ce dernier n’y utilise-t-il pas le terme spécifiquement
schmittien d’ennemi et ne parle-t-il pas d’anéantir celui-ci ?
— Or, si l’on se reporte au cours de Heidegger ainsi incriminé, l’on s’aperçoit qu’il
s’y agit, non d’ennemis humains et de l’exterminatrice nécessité d’en finir avec ceux-
ci, mais de l’interprétation d’un célèbre fragment d’Héraclite consacré au « combat »,
dans lequel celui-ci apparaît opposer, non des hommes, mais des puissances
lesquelles ne sont irréductiblement « ennemies » que parce qu’elles sont également
nécessaires à l’historique déploiement de la vie. Car il n’y a de vie qu’à la condition
que s’affrontent historiquement et que s’affirment mutuellement
forces de conservation et forces de renouvellement. Rien de fanatiquement criminel
donc, dans cet extrait tronqué du cours de Heidegger, mais une interprétation
parfaitement équilibrée de cet héraclitéen « combat » dont il nous est démontré qu’il
faut historiquement le situer par delà la guerre et la paix.
La preuve ainsi invalidée, l’accusation qu’elle prétend fonder se trouve par là même
ramenée à sa confuse démesure. Elle tendait, en effet, à démontrer que sous le terme d’
« asiatique », l’ « aryen » Heidegger aurait identifié l’ennemi juif à devoir exterminer.
Or, ce que Heidegger entend par asiatique n’a rien à voir avec ce fantasme
persécutoire. Le terme d’asiatique, ou celui d’oriental, définit chez lui la puissance
d’origine et de renouvellement, à laquelle est subordonnée la puissance d’adaptation et
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de conservation qui, elle, définit l’Occident. De sorte que, s’il y avait une hiérarchie à
établir, celle-ci ne serait pas celle qu’on croit : les tard venus que sont les occidentaux
devraient observer le droit d’aînesse qui revient légitimement à ceux qui les ont
précédé dans l’ordre civilisé. Dans la mesure par conséquent où le Juif symboliserait
l’Orient, et l’Allemand l’Occident, ce serait donc à ce dernier de recevoir, selon
Heidegger, la loi du premier. Ce qui, du reste, s’est déjà historiquement vérifié à
travers la Chrétienté.
Or cela précisément pourrait plus justement se renouveler si le cours actuel de la
mondialisation se trouvait inversé. Au lieu d’être, de manière conservatoire, ordonné à
une fin occidentale de l’histoire, le cours de celle-ci se trouverait orienté dans la
salutaire direction de sa régénération. Telle apparaît, ainsi, la perspective à laquelle
voudrait nous soustraire l’inquisition nouvelle qui régit ce qu’on appelle : « l’affaire
Heidegger ».
Puisse Le Monde – entre ces deux voies – faire le bon choix !
Lundi 28 mars 2005
Henri Crétella
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Heidegger : l’inédit et l’inouï
Rarement la nécessité d’aimer ses ennemis n’aura été a contrario mieux illustrée
que par le Heidegger qu’Emmanuel Faye vient de publier. Qu’a souhaité l’auteur
en effet, et que va-t-il récolter ? Son intention fut d’écarter de Heidegger le plus
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grand nombre de lecteurs possible et ce qu’il devra constater sera, d’une part le
regain d’intérêt de ceux qui déjà le connaissaient et, d’autre part l’arrivée de
lecteurs nouveaux sur son « chemin de pensée ». Car telle est la loi qui veut que
celui que la colère emporte soit justement châtié par son propre excès. La volonté
de censure à l’encontre de Heidegger va donc, une fois de plus, heureusement
contribuer à la réception de sa pensée. Le phénomène s’est, effectivement, déjà
produit trois fois : la première, au lendemain de la victoire alliée de 1945, et les
deux suivantes, à vingt et quarante ans de distance. Ce que, dès 1945, l’on a appelé
« l’affaire Heidegger » apparaît ainsi devoir se rejouer tous les vingt ans. Rien
n’était donc moins imprévisible que la « quatrième instance » qui vient de s’ouvrir
de cet inquisitorial procès dont, sous le nom de Heidegger , la pensée fait l’objet.
Toutefois, même si l’on avait pu déjà observer, lors des deux précédentes instances,
que le niveau d’accusation s’abaissait chaque fois d’un cran, il était difficile
d’imaginer jusqu’où Emmanuel Faye allait le faire descendre. Ou, plutôt, le faire
sombrer.
Qu’on en juge. La logique de son propos le conduit, p. 243, à formuler une «
hypothèse » et, p. 482, à avancer un « questionnement » dignes de s’inscrire dans le
plus sombre délire. Selon la première, Heidegger pourrait bien avoir été l’un des «
nègres » ayant participé à « la conception en amont » des discours de Hitler dans
l’année de sa prise de pouvoir(1933-34). Et selon le second, il faudrait « se
demander s’il n’y a pas, dans ses écrits sur Jünger, » — encore tout récemment
inédits — «comme une ‘prophétie’ de Heidegger qui, sur un autre plan,
accompagnerait celle de Hitler et sa réalisation. » Les trois derniers mots de cette
citation ne sauraient, comme je l’ai fait, manquer d’être soulignés lorsqu’on sait,
comme l’auteur l’a rappelé, que ladite « prophétie » de Hitler n’est autre que celle
énoncée dans son discours du 30 janvier 1939. Dans ce discours au Reichstag en
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effet, le Führer annonçait rien de moins que « l’anéantissement de la race juive en
Europe » si une seconde guerre mondiale venait à se déclarer. Ledit « prophète »
n’étant en l’occurrence pas désarmé a — faut-il encore le préciser ? — assez vite
démontré sa volonté de tenir sa promesse insensée. De sorte que voilà Heidegger
ainsi accusé, non seulement de la Shoah mais, « ses écrits sur Jünger » se situant «
sur un autre plan », de la poursuite en esprit de ce projet criminel
jusqu’aujourd’hui. Jusqu’au jour, autrement dit, où le livre d’Emmanuel Faye en
ayant éventé le dessein secret, le crime de pensée en quoi consisterait l’œuvre de
Heidegger pourrait être résolument écarté. Ce qui, en l’espèce signifie :
définitivement censuré.
Aussi bien, n’est-ce à rien moins qu’à une sorte de solution finale de la question
heideggerienne — son extirpation radicale du domaine de la pensée —
qu’Emmanuel Faye nous invite à procéder. La quatrième instance de l’affaire
Heidegger en serait ainsi la dernière, l’ultime instance : celle devant, à jamais,
conjurer le germe du crime contre l’humanité que Heidegger aurait introduit au sein
de la philosophie. Il n’y a pas à commenter plus avant ce projet délirant. Ce qui
s’impose au contraire est maintenant de déterminer par quelle étrange méthode
Emmanuel Faye essaie de nous persuader de l’adopter. Il apparaît alors que son
livre est plus nuisible au philosophe dont il prétend illustrer la pensée qu’à celui
qu’il s’efforce de censurer. Car notre auteur se réclame de Descartes, dont chacun
sait avec quelle énergie couronnée de succès il s’est opposé à la recherche des
causes occultes en tous domaines. Or voici que son autoproclamé champion confie
aujourd’hui au plus grossier des occultismes le soin de conjurer l’extrême «
dangerosité »— comme il dit— que représenterait Heidegger pour la philosophie.
Dans les volumes de l’édition intégrale de Heidegger c’est, à l’instar du Da Vinci
code, un véritable « code nazi » en effet qu’il nous invite à déceler : grâce à lui qui
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