Henri Crétella La nouvelle inquisition

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Henri Crétella
La nouvelle inquisition
L’article de Roger-Pol Droit : « Les crimes d’idées de Schmitt et de Heidegger »,
paru dans Le Monde des Livres du 25 mars, renouvelle jusqu’à la caricature la manière
de procéder caractéristique de « la police de la pensée » qu’Orwell décrit dans son «
anti-utopique » roman : 1984. Le titre de l’article déjà ne peut manquer, quasi
littéralement, d’évoquer ce qui dans le roman est ironiquement appelé « le crime de
penser » ; lequel crime – faut-il le rappeler ? s’y trouve défini comme le « crime
essentiel » : il est en effet celui qui, sous un régime totalitaire, « contient tous les
autres » crimes en lui. À cet égard, en particulier, Roger-Pol Droit a dépassé
l’inconscient modèle que constitue pour lui l’imaginaire ‘Oceania’ d’Orwell. Car en
celle-ci, la persécution de la pensée n’allait pas jusqu’à lui imputer le crime contre
l’humanité. Alors que c’est précisément devant cette imputation-là, celle donc de la
Shoah ! que ne recule pas Roger-Pol Droit. — Mais ce que l’on est tenté, au premier
abord, de considérer comme le simple délire d’un journaliste mal inspiré, est, en
réalité, un phénomène d’une tout autre portée. À savoir, l’expression de ce type
nouveau, « moderne », d’inquisition, lequel a supplanté le genre de police de la pensée
qui l’a religieusement précédé.
Encore faut-il ne pas s’y tromper, supplanter ne signifie pas éliminer. Les deux
sortes d’inquisition l’ancienne et la nouvelle peuvent même fort bien collaborer. La
preuve en est, justement, les trois plus récents développements de la désormais
sexagénaire « affaire Heidegger ». Ceux-ci ont été, il y a un peu plus d’une vingtaine
d’années, paroissialement initiés par le militant catholique allemand Hugo Ott.
Outrancièrement exploités par Victor Farias fin des années quatre-vingts, ils ont,
depuis, « œcuméniquement » rencontré grâce à lui une audience internationale
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inespérée. Et les voici, aujourd’hui, faussement réfléchis par Emmanuel Faye. Ce que
démontre en effet, involontairement, le compte-rendu de Roger-Pol Droit, c’est
combien peu fiable doit être le réquisitoire auquel il s’en remet. Car la présentation qui
en est faite, et la citation de Heidegger qui en est donnée, font apparaître deux
confusions dont la grossièreté suffirait, si elles étaient confirmées, à discréditer
l’ouvrage entier. Commençons par l’extrait cité du cours de Heidegger lors du
semestre d’hiver 1933-34 : la traduction qui en est imprimée en caractères gras a
fonction de preuve. Elle attesterait qu’il y aurait bien identité de crime de pensée entre
Schmitt et Heidegger : ce dernier n’y utilise-t-il pas le terme spécifiquement
schmittien d’ennemi et ne parle-t-il pas d’anéantir celui-ci ?
— Or, si l’on se reporte au cours de Heidegger ainsi incriminé, l’on s’aperçoit qu’il
s’y agit, non d’ennemis humains et de l’exterminatrice nécessité d’en finir avec ceuxci, mais de l’interprétation d’un célèbre fragment d’Héraclite consacré au « combat »,
dans lequel celui-ci apparaît opposer, non des hommes, mais des puissances —
lesquelles ne sont irréductiblement « ennemies » que parce qu’elles sont également
nécessaires à l’historique déploiement de la vie. Car il n’y a de vie qu’à la condition
que s’affrontent historiquement et que s’affirment mutuellement
forces de conservation et forces de renouvellement. Rien de fanatiquement criminel
donc, dans cet extrait tronqué du cours de Heidegger, mais une interprétation
parfaitement équilibrée de cet héraclitéen « combat » dont il nous est démontré qu’il
faut historiquement le situer par delà la guerre et la paix.
La preuve ainsi invalidée, l’accusation qu’elle prétend fonder se trouve par là même
ramenée à sa confuse démesure. Elle tendait, en effet, à démontrer que sous le terme d’
« asiatique », l’ « aryen » Heidegger aurait identifié l’ennemi juif à devoir exterminer.
Or, ce que Heidegger entend par asiatique n’a rien à voir avec ce fantasme
persécutoire. Le terme d’asiatique, ou celui d’oriental, définit chez lui la puissance
d’origine et de renouvellement, à laquelle est subordonnée la puissance d’adaptation et
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de conservation qui, elle, définit l’Occident. De sorte que, s’il y avait une hiérarchie à
établir, celle-ci ne serait pas celle qu’on croit : les tard venus que sont les occidentaux
devraient observer le droit d’aînesse qui revient légitimement à ceux qui les ont
précédé dans l’ordre civilisé. Dans la mesure par conséquent où le Juif symboliserait
l’Orient, et l’Allemand l’Occident, ce serait donc à ce dernier de recevoir, selon
Heidegger, la loi du premier. Ce qui, du reste, s’est déjà historiquement vérifié à
travers la Chrétienté.
Or cela précisément pourrait plus justement se renouveler si le cours actuel de la
mondialisation se trouvait inversé. Au lieu d’être, de manière conservatoire, ordonné à
une fin occidentale de l’histoire, le cours de celle-ci se trouverait orienté dans la
salutaire direction de sa régénération. Telle apparaît, ainsi, la perspective à laquelle
voudrait nous soustraire l’inquisition nouvelle qui régit ce qu’on appelle : « l’affaire
Heidegger ».
Puisse Le Monde – entre ces deux voies – faire le bon choix !
Lundi 28 mars 2005
Henri Crétella
***
Heidegger : l’inédit et l’inouï
Rarement la nécessité d’aimer ses ennemis n’aura été a contrario mieux illustrée
que par le Heidegger qu’Emmanuel Faye vient de publier. Qu’a souhaité l’auteur
en effet, et que va-t-il récolter ? Son intention fut d’écarter de Heidegger le plus
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grand nombre de lecteurs possible et ce qu’il devra constater sera, d’une part le
regain d’intérêt de ceux qui déjà le connaissaient et, d’autre part l’arrivée de
lecteurs nouveaux sur son « chemin de pensée ». Car telle est la loi qui veut que
celui que la colère emporte soit justement châtié par son propre excès. La volonté
de censure à l’encontre de Heidegger va donc, une fois de plus, heureusement
contribuer à la réception de sa pensée. Le phénomène s’est, effectivement, déjà
produit trois fois : la première, au lendemain de la victoire alliée de 1945, et les
deux suivantes, à vingt et quarante ans de distance. Ce que, dès 1945, l’on a appelé
« l’affaire Heidegger » apparaît ainsi devoir se rejouer tous les vingt ans. Rien
n’était donc moins imprévisible que la « quatrième instance » qui vient de s’ouvrir
de cet inquisitorial procès dont, sous le nom de Heidegger , la pensée fait l’objet.
Toutefois, même si l’on avait pu déjà observer, lors des deux précédentes instances,
que le niveau d’accusation s’abaissait chaque fois d’un cran, il était difficile
d’imaginer jusqu’où Emmanuel Faye allait le faire descendre. Ou, plutôt, le faire
sombrer.
Qu’on en juge. La logique de son propos le conduit, p. 243, à formuler une «
hypothèse » et, p. 482, à avancer un « questionnement » dignes de s’inscrire dans le
plus sombre délire. Selon la première, Heidegger pourrait bien avoir été l’un des «
nègres » ayant participé à « la conception en amont » des discours de Hitler dans
l’année de sa prise de pouvoir(1933-34). Et selon le second, il faudrait « se
demander s’il n’y a pas, dans ses écrits sur Jünger, » — encore tout récemment
inédits — «comme une ‘prophétie’ de Heidegger qui, sur un autre plan,
accompagnerait celle de Hitler et sa réalisation. » Les trois derniers mots de cette
citation ne sauraient, comme je l’ai fait, manquer d’être soulignés lorsqu’on sait,
comme l’auteur l’a rappelé, que ladite « prophétie » de Hitler n’est autre que celle
énoncée dans son discours du 30 janvier 1939. Dans ce discours au Reichstag en
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effet, le Führer annonçait rien de moins que « l’anéantissement de la race juive en
Europe » si une seconde guerre mondiale venait à se déclarer. Ledit « prophète »
n’étant en l’occurrence pas désarmé a — faut-il encore le préciser ? — assez vite
démontré sa volonté de tenir sa promesse insensée. De sorte que voilà Heidegger
ainsi accusé, non seulement de la Shoah mais, « ses écrits sur Jünger » se situant «
sur un autre plan », de la poursuite en esprit de ce projet criminel
jusqu’aujourd’hui. Jusqu’au jour, autrement dit, où le livre d’Emmanuel Faye en
ayant éventé le dessein secret, le crime de pensée en quoi consisterait l’œuvre de
Heidegger pourrait être résolument écarté. Ce qui, en l’espèce signifie :
définitivement censuré.
Aussi bien, n’est-ce à rien moins qu’à une sorte de solution finale de la question
heideggerienne — son extirpation radicale du domaine de la pensée —
qu’Emmanuel Faye nous invite à procéder. La quatrième instance de l’affaire
Heidegger en serait ainsi la dernière, l’ultime instance : celle devant, à jamais,
conjurer le germe du crime contre l’humanité que Heidegger aurait introduit au sein
de la philosophie. Il n’y a pas à commenter plus avant ce projet délirant. Ce qui
s’impose au contraire est maintenant de déterminer par quelle étrange méthode
Emmanuel Faye essaie de nous persuader de l’adopter. Il apparaît alors que son
livre est plus nuisible au philosophe dont il prétend illustrer la pensée qu’à celui
qu’il s’efforce de censurer. Car notre auteur se réclame de Descartes, dont chacun
sait avec quelle énergie couronnée de succès il s’est opposé à la recherche des
causes occultes en tous domaines. Or voici que son autoproclamé champion confie
aujourd’hui au plus grossier des occultismes le soin de conjurer l’extrême «
dangerosité »— comme il dit— que représenterait Heidegger pour la philosophie.
Dans les volumes de l’édition intégrale de Heidegger c’est, à l’instar du Da Vinci
code, un véritable « code nazi » en effet qu’il nous invite à déceler : grâce à lui qui
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l’aurait décrypté. D’où ses récurrentes références à des sociétés ou ententes
secrètes, à des discours ou des symboles communiquant entre eux en dessous du
niveau du commun entendement, à des menées cachées de la part de Heidegger et
de ses ésotériques alliés, j’en passe et des meilleures. De sorte qu’au final, pour qui
préfèrerait évoquer Joyce que Dan Brown, c’est un « portrait de Heidegger en
‘nègre’ de Hitler » qui nous est livré. On pourrait aussi, il est vrai, par métaphore
renvoyer au Nègre du ‘Narcisse’ de Conrad et plus brièvement intituler son
Heidegger : « Le nègre de Hitler ».
Mais bien évidemment si, dans sa conception, le livre d’Emmanuel Faye peut
être apparenté au best-seller « danbrownien », tout l’oppose en revanche en matière
de vérité aux œuvres de Joyce et de Conrad dont les titres viennent d’être évoqués.
Car la méthode suivie, faite d’allusions, de digressions, d’amalgames et de
confusions aboutirait — si sa grossièreté n’en prémunissait
— à prêter à Heidegger lui-même la criminelle impensée dont lui seul au contraire
nous aura délivrés. Fort heureusement la contre-vérité proposée peut être décelée,
même par qui ne connaîtrait l’œuvre de Heidegger qu’au travers de ce
qu’Emmanuel Faye lui en transmet. Il n’y a donc guère à s’inquiéter de ce côté. Ce
qui importe est bien différent. Il consiste à devoir : d’abord, préciser de quel
principe d’aberration résulte une aussi stupéfiante incrimination, et, ensuite, à lui
opposer la juste façon d’appréhender ce que Heidegger nous a politiquement donné
à penser.
Comme toute construction délirante, le livre d’Emmanuel Faye obéit en effet à
une logique aussi impérieuse que systématiquement égarante. Son principe
directeur apparaît dans l’adverbe qui constitue le premier terme du sous-titre qu’il
lui a donné: Autour des séminaires inédits de 1933-35. Car c’est bien effectivement
autour et non sur la pensée de ces « inédits » que son délire est bâti. Encore faut-il
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préciser : autour d’un contresens préalable. Préalable et germinal. Le plus
stupéfiant en son incrimination est qu’elle dérive d’un préjugé dont Heidegger
justement nous aura permis de nous libérer. À savoir : le préjugé selon lequel le
nazisme constituerait une pensée. Alors qu’il s’agit, avec lui, de la plus mortifère
impensée que l’on puisse imaginer. Pour peu en effet que l’on essaie d’en
considérer « l’hypothèse première » — celle de race — celle-ci se défait aussitôt en
une série de questions qui font voler en éclats sa prétention à fonder une «
conception du monde ». Qu’il suffise ici d’en indiquer la plus initiale. Toute « race
» s’étant constituée par génération sexuée dépend ainsi originellement d’un
principe d’altérité dont l’histoire de l’humanité démontre l’indéfinie plasticité :
dans l’espace aussi bien que dans le temps. — Comment imaginer par conséquent
qu’une « race » puisse ordonner à sa propre pérennité le processus dont elle n’est
qu’un moment particulier ? Comment autrement qu’en portant atteinte
mortellement à ce dont elle n’est elle-même que l’effet ? Tout racisme apparaît
ainsi miné par une contradiction qui, pouvant se manifester à divers niveaux
d’irréflexion, se traduit par autant de différentes tentatives d’autodestruction. Est-il
encore utile d’ajouter que le nazisme fut la plus furieuse d’entre elles ?
Mais, s’il en va bien ainsi, la notion d’ « ennemi » n’a plus qu’une validité très
limitée. L’ennemi se révèle comme étant celui dont nous devons demeurer, devenir
ou redevenir l’ami. Car le maintien de la vie est à ce prix. Telle est aussi bien la
leçon à devoir tirer du second des « séminaires inédits » autour desquels Emmanuel
Faye a bâti son invraisemblable accusation. Dans le passage dont il nous offre, pp.
391-392, la double citation, Heidegger en effet, ainsi que l’ont consigné les deux
étudiants dont les notes sont archivées, remet à sa place — tout à fait dérivée — la
fameuse distinction ami-ennemi sur laquelle Carl Schmitt avait fondé sa conception
de « l’essence de la politique ». Malheureusement, au lieu de s’interroger sur la
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signification de cette remise en question, Emmanuel Faye se hâte d’avancer que,
contre Schmitt, Heidegger n’a su guère faire prévaloir que sa non moins fameuse «
affirmation de soi » (Selbstbehauptung), proclamée déjà, dix-huit mois plus tôt,
dans son « Discours du rectorat ». — Or, en se confiant au sens apparent du terme
allemand, notre maître inquisiteur démontre n’avoir pas le moindre soupçon de
compréhension de ce que Heidegger entend désigner par le pronom « soi » (Selbst).
Il ne s’agit pas en effet d’un individu ou d’une communauté en particulier, celle-ci
fût-elle étendue à l’ensemble de l’humanité. Le soi — das Selbst — nomme, ce qui
est bien différent, le point d’entrecroisement des quatre dimensions de « l’Être » tel
que Heidegger l’a redéfini : sous le terme d’Ereignis en allemand, et en français
sous celui d’avenant. Les quatre dimensions de cette redéfinition étant la Terre, le
Ciel, l’Humain et le Divin, on aperçoit combien la réduction nazie au sol et au sang
(Blut und Boden) était loin de faire droit à ce que Heidegger proposait en tant qu’ «
affirmation », non « de », mais du « soi » dans son « Discours du rectorat ». La
mission de « l’Université allemande » n’était donc pas, à ses yeux, de faire valoir
ses propres droits, mais de défendre et d’illustrer le droit premier de toute humanité
qui est celui d’exister en vérité — cela, quelle qu’en soit la couleur, les usages ou «
les valeurs ».
Sans doute Emmanuel Faye aurait-il évité de s’y tromper s’il avait eu de
l’œuvre de Heidegger une connaissance un peu, juste un peu, moins sommaire. Il
lui aurait suffi en effet de confronter ce que Heidegger oppose à Schmitt dans ce «
séminaire inédit » avec ce qu’il expose dans le cours suivant — l’Introduction à la
métaphysique publiée il y a cinquante deux ans ! — pour qu’il découvre ce qui est
demeuré, non honteusement « inédit », mais étonnamment inouï dans le concept de
politique qu’il a osé alors proposer. À savoir, une politique n’ayant absolument rien
à voir avec une lutte des hommes pour le pouvoir ; une politique consistant
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simplement en l’accord spontané de leurs diverses activités : une politique ayant
donc pour unique condition que chacun n’obéisse qu’à sa propre vocation. Or, cela
signifie que chacun doive combattre en lui tout ce qui en dévie. S’agissant de la
philosophie, dont Pétrarque nous dit, qu’elle « va, pauvre et nue », on ne conçoit
que trop aisément qu’Emmanuel Faye se soit détourné de son chemin
heideggerien.— Quant à la façon dont il l’a fait, il reste à former le souhait que cela
n’aille pas sans ses plus salutaires regrets.
11 avril 2005 Henri Crétella
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Le manuel de l'inquisition nouvelle
Une inquisition se reconnaît, principalement, à ces trois saisissants caractères :
l’invraisemblance de ses imputations, la violence de ses procédés, et la portée
définitive de ses arrêts. À ce triple égard, le Heidegger qu’Emmanuel Faye vient de
publier mérite bien de figurer comme le manuel de cette Inquisition nouvelle qui a
séculièrement supplanté, sans toutefois l’éliminer, son ecclésiastique aînée.
Qu’on en juge en fonction des trois critères indiqués. Quant à l’imputation,
Heidegger s’y trouve accusé, rien moins, que d’avoir commis : l’Introduction du
nazisme dans la philosophie, ainsi que le titre du livre le spécifie. Ce qui signifie qu’il
aurait fondé en pensée le génocide des Juifs perpétré par les nazis : il aurait, autrement
dit, non seulement par avance légitimé la Shoah, mais sa philosophie continuerait
jusqu’aujourd’hui d’avoir cet objectif comme visée. Jusqu’aujourd’hui ou, plutôt
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encore au delà, si nous n’y mettons pas le holà — comme Emmanuel Faye nous
conjure de le faire, de la plus pressante manière. D’où l’extraordinaire brutalité de ses
procédés : le plus violent étant le moins apparent. Il consiste en effet à ne pas vouloir
lire l’auteur à condamner, à se refuser de prendre la moindre connaissance de la
pensée à devoir définitivement excommunier. Ce qui pourrait sembler ne pas manquer
d’une certaine cohérence avec l’accusation portée : comment consentir à étudier une
œuvre dont l’objectif serait de promouvoir le plus horrible crime contre l’humanité
jamais imaginé ? Mais encore faudrait-il, pour que la cohérence soit avérée, que le
crime en question ait nécessité une pensée pour être perpétré.— Or qu’un crime puisse
jamais être être associé à une pensée, cela justement constitue la supposition erronée
sur laquelle notre manuel est édifié. La réfuter suffit, par conséquent, à l’invalider
entièrement.
Il y a en effet incompatibilité entre crime et pensée. Tuer suppose la volonté de ne
pas penser à ce que l’on commet. Sans doute existe-t-il des crimes prémédités : et
combien « savamment» ! Mais la préméditation en question est justement, comme le
préfixe l’indique subtilement, ce qui précède et, en l’occurrence, exclut la méditation.
Le passage à l’acte criminel est l’exact opposé de la décision de penser. Autant celleci suppose d’avoir une certaine sérénité – fût-elle « crispée » –, autant celui-là est-il,
littéralement : dément. À l’origine du crime, il convient donc de placer : non une
pensée, mais ce qu’il faut appeler une impensée, en donnant à cette expression le sens
accentué de négation de la pensée.— Or tel est précisément le principal enseignement
à devoir tirer du bref emballement subi par Heidegger au tout début de la période
nazie.
Loin de participer alors, si peu que ce soit, à la violence nazie, Heidegger en effet a
cru pouvoir, en s’y engageant, « assainir et clarifier » un « mouvement » dans lequel il
voyait une possibilité de renouvellement : non exclusivement celle du peuple allemand
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mais, avec lui, celle également de l’ensemble de l’Occident. Qu’il ait commencé à
déchanter assez rapidement et — philosophiquement— fait beaucoup plus que «
résister », cela peut désormais être établi avec toute la précision chronologique et
documentaire exigible en la matière. Notamment grâce à la publication de l’édition
intégrale de son œuvre de pensée. Encore faut-il que cette édition réglée « de dernière
main » par Heidegger lui-même — la Gesamtausgabe : 102 volumes prévus dont plus
des deux tiers parus —non seulement demeure disponible, mais surtout, continue
d’être considérée comme digne d’être étudiée. Soit, pour être tout à fait précis, qu’elle
puisse être analysée par les uns aussi loin qu’ils le pourront, et par les autres discutée
ou critiquée autant qu’ils le voudront. Mais qu’elle ne soit pas vouée au pilori et avec
elle tous ceux qui, à des degrés divers s’y seraient intéressés : fût-ce dans l’intention
de s’y opposer.— Or, c’est là précisément ce qu’Emmanuel Faye voudrait à tout prix
empêcher : car il ne doit pas ignorer qu’une œuvre persuade d’autant plus de sa vérité
qu’elle est plus âprement discutée ou critiquée. D’où la proscription fulminée dans son
manuel d’inquisition. Il y édicte en effet, pour l’avenir – un avenir qui commence dès
à présent – l’exclusion totale de l’œuvre de Heidegger des études philosophiques. Ce
qui implique, quant au passé, de s’en remettre tout simplement à ce qu’il nous dit du «
crime de pensée » que cette œuvre aurait constitué.
Aurait-il voulu promouvoir une « novpensée », qui serait le digne pendant de la «
novlangue » ironiquement analysée par Orwell dans 1984, qu’il n’aurait pas écrit un
autre « roman ». Sauf qu’il n’y a dans celui-ci plus aucune trace d’ironie, mais,
dogmatiquement asséné, le contresens le plus caractérisé. Le plus caractérisé et, par
conséquent, le plus facile à redresser. À condition naturellement de pouvoir confronter
l’œuvre originale à l’image inversée qui en est proposée.— Mais que vaudrait une
inquisition si elle n’empêchait une telle confrontation ? Sa mission consiste, en effet, à
dresser un barrage d’intimidation devant toute tentative de vérification. Et, en
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l’occurrence, comment mieux parvenir à le faire qu’en présentant le modèle
autoritaire d’une non-lecture de Heidegger ? Car il n’y a pas d’inquisition sans le bras
spirituellement armé d’une autorité. L’Église l’exerçait dans le passé, mais a dû la
céder aux médias depuis assez longtemps déjà. La presse, en particulier, a hérité en
matière d’opinion de l’autorité qui reposait auparavant sur la religion. D’où
l’importance de gagner les journaux à sa cause qu’Emmanuel Faye n’a, évidemment,
pas manqué de considérer. Le proche avenir dira s’ils vont massivement lui emboîter
le pas. Le feraient-ils cependant, que l’affaire ne serait pas pour autant réglée. Il
appartient en effet aux lecteurs d’en décider. Comme ce fut le cas trois fois déjà dans
le passé, ceux-ci feront la part de ce qui relève de la soumission à la facilité et de ce
qui, à l’opposé, doit être inscrit au registre de la vérité.
Le choix est effectivement le suivant. Soit faire droit à une œuvre d’une décisive
portée pour la régénération de la pensée. Soit se soumettre à l’ahurissante version
qu’Emmanuel Faye voudrait en imposer. Lire ou dé-lire, telle est donc la question. Ou
bien affronter la légendaire difficulté d’une œuvre dont le simple volume a de quoi
effrayer : environ vingt-cinq mille pages déjà publiées, et nettement plus de dix mille à
venir dont on peut se douter qu’elles ne seront pas sans nouveauté. Ou bien employer
une simple grille de rejet faite de deux principes croisés : antisémitisme et
germanoracisme, aussi peu réfléchis qu’il le fallait pour pouvoir être inconsidérément
appliqués. Rien de plus facile alors que de suivre l’exemple de notre manuel et de
parvenir à une version personnelle du « code nazi » auquel le sens de l’œuvre a été
réduit.
Rien de plus facile en effet, mais à quel prix ? Le lecteur du manuel ne saurait
guère tarder à vérifier que, sous le nom de Heidegger, c’est bien la liberté de penser
qui, de nouveau, se trouve attaquée. La question est simplement de savoir jusqu’où il
devra aller cette fois pour s’opposer à une opération de censure qui en est à sa
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quatrième agression désormais. Le caractère démesuré de cette dernière suffira-t-il à la
déconsidérer, ou bien faudra-t-il envisager de dresser contre elle un manifeste en
défense de la liberté intellectuelle ? Les deux éventualités méritent d’être considérées.
18 avril 2005 Henri Crétella
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Réplique à Robert Maggiori
Au sujet de son compte-rendu dans « Libération » du 5 mai 2005
Cher Robert Maggiori,
On pouvait craindre pire, le souvenir de votre "Heil Heidegger" ne pouvant s'effacer;
mais on pouvait aussi espérer mieux: votre compte-rendu de la préface de Fédier aux
"Écrits politiques" de Heidegger le laissait souhaiter. Votre sympathie, toutefois, pour les
co-impliqués dans la condamnation de Faye, et les contraintes médiatiques, d’autre part,
auxquelles vous ne pouvez échapper, vous ont jusqu’ici empêché d’avoir un libre –
personnel – accès à l’œuvre d’abord, et à « l’affaire Heidegger » ensuite. Vous ne pouvez
donc à ce second sujet qu'osciller entre la plus désolante approbation de la condamnation
– votre "Heil Heidegger!" pour le renommer – et une inconséquente approbation de la
défense – votre recension de la préface de Fédier* – en passant par la position, non
d'équilibre mais d'instable compromis qui est la vôtre aujourd'hui. Celle-ci ne saurait,
ainsi, vous être beaucoup reprochée, étant donnée la situation dans laquelle vous êtes
placé**. Mais force étant d’espérer, fût-ce en l’inespéré, il faut souhaiter que vous
prendrez conscience assez tôt – et assez fort – de la menace que fait peser sur la liberté de
penser une Inquisition, dont contradictoirement vous louez le « travail » - celui
d’Emmanuel Faye - « extrêmement sérieux, documenté » (sic !), mais ne manquez
toutefois pas de pressentir la mortelle nocivité contre des œuvres, celle de Lévinas en
particulier, qui doivent à Heidegger le meilleur de leur inspiration.
Je vous rappelle donc ma –« nouvelle »– adresse au cas où… Car je ne saurais, pour
ma part, me refuser à un dialogue auquel vous semblez penser qu’il faudrait en appeler et
auquel je ne vois, quant à moi, aucune « impossibilité ».***
Henri Crétella
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* En ce que vous dites aujourd’hui du livre qu’il publie – « Martin Heidegger – Le
temps - Le monde » se mesure surtout combien vous avez encore changé sur le sujet. La
question se pose même de savoir si vous avez pu lire le livre en question. Car, si vous
l’aviez fait, il n’aurait pas manqué de vous apparaître que, loin d’être une simple « mise
en contact de la pensée de Heidegger », les cours réunis dans ce volume proposent la
première véritable compréhension de la pensée de l’existence et du monde selon la
temporalité : non telle que Heidegger l’aurait exposée, mais telle qu’indépendamment de
lui, Fédier y donne accès. De sorte que cet ouvrage est le plus probant témoignage que
pour être « heideggérien », il faut, d’abord, se refuser à être le disciple d’un auteur et
d’un penseur – et non d’un « maître » – dont l’œuvre a étonnamment besoin que nous ne
lui devions rien.
** Cela saurait d’autant moins vous être reproché que votre « compte-rendu », tel
qu’il est, demeure le meilleur de ceux que j’ai lus jusqu’ici : et vous devez bien penser
qu’il y a peu de risque qu’il m’en ait « beaucoup » échappé.
*** Parmi les « originalités » de Heidegger, une des moins rappelées jusqu’ici, se
trouve être cette paradoxale pensée de « la possibilité de l’impossibilité », auquel seul
l’inconnu que je suis ne manque jamais de se référer : c’est pourquoi j’ai placé le dernier
mot de ce message entre guillemets.
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