É D I T O R I A L Nutrition périopératoire en chirurgie digestive : la preuve est faite Perioperative nutrition in digestive surgery: now evidence-based ● X. Hébuterne* e 4 janvier 2005, la Société française de chirurgie digestive (SFCD) a rendu publiques ses recommandations de pratique clinique (RPC) sur les soins périopératoires en chirurgie digestive programmée chez l’adulte (1). La commission d’évaluation de la SFCD a colligé les données factuelles à partir des articles originaux et pertinents retrouvés dans trois bases bibliographiques (Medline, Embase et Cochrane Library) dans le but d’établir des recommandations sur les soins périopératoires. Parmi les nombreuses questions posées à propos de la préparation diges- L * Fédération d’hépato-gastroentérologie et de nutrition clinique, hôpital de l’Archet 2, Nice. tive, de la préparation cutanée, de l’antibioprophylaxie, du drainage vésical, de la transfusion, une concernait la place de la nutrition périopératoire, une autre l’intérêt de l’aspiration digestive systématique en postopératoire, et la troisième l’intérêt de la réalimentation orale postopératoire précoce. Les principales conclusions de ces RPC sont résumées dans le tableau ; elles appellent quelques commentaires. Il y a près de 70 ans, des auteurs démontraient une association entre la dénutrition et les complications postopératoires (2). Dans ce travail, les malades dénutris opérés d’un ulcère faisaient significativement plus de pneumopathies et d’infections de paroi que les malades non dénutris, et un critère aussi simple que la perte de Tableau. Nutrition périopératoire : recommandations de la Société française de chirurgie digestive (SFCD). D’après Mariette et al. (1). Nutrition artificielle périopératoire Malades ne devant pas recevoir une nutrition artificielle périopératoire Dans la période périopératoire (2 semaines avant et 2 semaines après l’intervention chirurgicale), la nutrition artificielle standard est inutile chez les patients non ou peu dénutris (perte de poids < 10 %) qui peuvent, dans la semaine suivant l’intervention, reprendre une alimentation couvrant 60 % des besoins (grade A). Malades devant recevoir une nutrition artificielle périopératoire La nutrition artificielle périopératoire est recommandée chez les malades sévèrement dénutris (perte de poids ≥ 20 %) devant subir une intervention chirurgicale majeure, sans que le type de celle-ci constitue, à elle seule, une indication de nutrition artificielle (grade A). On ne peut recommander une attitude univoque chez les patients modérément dénutris (perte de poids de 10 à 19 %) (grade B). La nutrition postopératoire de principe est indiquée : – chez tous les malades ayant reçu une nutrition artificielle préopératoire (grade A) ; – chez tous les malades n’ayant pas reçu de nutrition artificielle préopératoire et sévèrement dénutris (grade A) ; – chez les malades qui sont incapables de reprendre une alimentation couvrant 60 % de leurs besoins nutritionnels dans un délai d’une semaine après l’intervention (grade A), chez tout patient présentant une complication postopératoire précoce responsable d’un hypermétabolisme et de la prolongation du jeûne (grade A) ; – chez les autres malades, on ne peut recommander une attitude univoque (grade B). Immunonutrition Une immunonutrition entérale d’une semaine est recommandée en préopératoire chez tous les patients soumis à une chirurgie digestive majeure (grade A). Elle sera poursuivie en postopératoire chez les patients dénutris en préopératoire : – pendant une semaine en l’absence de complication ; – ou jusqu’à reprise d’une alimentation orale assurant au moins 60 % des besoins nutritionnels (grade A). Aspiration digestive Il est recommandé de ne pas utiliser de manière systématique d’aspiration digestive par SNG après chirurgie vésiculaire ou gastrique élective (grade A), ni après hépatectomie ou chirurgie de la voie biliaire principale (accord d’experts). Après résection colorectale élective, il est recommandé de ne pas utiliser d’aspiration digestive par SNG (grade A). Cette recommandation semble pouvoir être étendue à la chirurgie de l’intestin grêle (accord d’experts). Aucune recommandation ne peut être formulée pour la chirurgie digestive réalisée en urgence. Réalimentation postopératoire précoce L’utilité du jeûne alimentaire n’étant pas démontrée après chirurgie colorectale élective, la réalimentation orale précoce et progressive dès le lendemain de l’intervention, sous réserve de sa tolérance immédiate, est recommandée (grade A). La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 5 - vol. VIII - septembre-octobre 2005 193 É D I T O R I poids était un indicateur pronostique fiable. Depuis lors, de très nombreuses études ont clairement établi, chez les malades qui doivent subir un acte de chirurgie digestive programmé, d’une part que la dénutrition est fréquente, touchant de 20 à 50 % d’entre eux (3), d’autre part qu’elle est associée de manière indépendante à une augmentation de la morbidité, de la mortalité, de la durée d’hospitalisation et du coût des soins (4, 5). En particulier, les complications infectieuses, et plus spécialement les infections nosocomiales, sont plus fréquentes chez les malades dénutris que chez les malades non dénutris (6). Ces éléments, déjà clairement énoncés au cours de la conférence de consensus sur la nutrition artificielle périopératoire en chirurgie programmée de l’adulte organisée par la Société francophone de nutrition entérale et parentérale (SFNEP) (7), ont été récemment confirmés par les RPC proposées par la SFCD (1). Dès lors, le dépistage et la prise en charge de la dénutrition doivent être systématiques chez tout malade qui doit subir un acte de chirurgie digestive majeur. Cela amène bien évidemment à se poser la question des outils pour mettre en place un tel dépistage et des moyens à mettre en œuvre pour prévenir et traiter la dénutrition. A ment utiles et qu’ils présentent une certaine corrélation avec le pronostic des malades (8), le paramètre idéal d’évaluation de l’état nutritionnel n’existe pas. Par exemple, si l’albumine plasmatique est couramment utilisée pour évaluer l’état nutritionnel et si une albuminémie basse est associée à une durée d’hospitalisation plus longue (9), l’hypoalbuminémie n’est pas spécifique d’un mauvais état nutritionnel (10) mais peut refléter un état inflammatoire sévère, un syndrome néphrotique, une entéropathie exsudative ou une insuffisance hépatique. Les RPC de la SFCD considèrent qu’un malade est dénutri si son indice de masse corporelle (IMC = poids/taille2) est inférieur à 18,5 pour un adulte ou à 22 pour une personne âgée et/ou s’il existe une perte pondérale supérieure à 10 %, ce qui correspond aux données les plus souvent acceptées dans la littérature. Considérant l’absence de critère simple et idéal pour dépister les sujets dénutris, de nombreux auteurs ont tenté de mettre au point des index basés sur la combinaison de plusieurs paramètres dans le but de sélectionner les malades les plus à risque de développer des complications liées à leur état nutritionnel. Certains de ces index ont été créés à partir d’équations mathématiques qui combinent plusieurs marqueurs de l’état nutritionnel, d’autres sont basés sur une évaluation clinique subjective (11). Parmi les nombreux scores proposés, le Nutritional Risk Index (NRI), qui combine l’albuminémie et la perte de poids, est recommandé dans le cadre du Programme national nutrition et santé (PNNS). Son intérêt pronostique a été parfaitement validé chez le malade chirurgical (12). DÉPISTAGE DE LA DÉNUTRITION Le diagnostic de la dénutrition ou du risque de dénutrition est généralement fondé sur des critères objectifs comme la détermination du poids et du degré d’amaigrissement, la quantification des ingesta, la mesure des paramètres anthropométriques, la concentration de protéines hépatiques (albumine, transthyrétine, transferrine, protéine porteuse du rétinol), la créatininurie des 24 heures, reflet de la masse musculaire, ainsi que la détermination de la composition corporelle. Bien que tous ces indicateurs soient épidémiologique- NRI = (1,519 x albumine g/l) + 0,417 (poids actuel/poids usuel x 100) > 97,5 : non dénutri, 83,5-97,5 : dénutrition modérée, < 83,5 : dénutrition sévère IMC ≤ 18,5 et/ou Poids (-) : 2 % en 1 semaine 5 % en 1 mois 10 % en 6 mois Niveau 1 24 premières heures STOP : poids 1x/s NON STOP : poids 1x/s ± ingesta NA : nutrition artificielle Personnels concernés : aide-soigants, infirmiers, diététiciens, médecins OUI NRI : index de Buzby (1,519 x albuminémie g/l) + 0,417 (poids actuel/poids usuel x 100) Niveau 2 48 premières heures Niveau 3 L > 97,5 Pas de dénutrition 83,5 à 97,5 Dénutrition modérée < 83,5 Dénutrition sévère Facteurs aggravants – ingesta insuffisants – terrain – pathologies agressives – durée d’hospitalisation Intervention diététique Évaluation ingesta Suppléments ± NA Mobiliser le patient Pesée hebdomadaire Discussion NA Intervention de l’équipe de nutrition : pH et diététicien NA dans le respect de l’éthique http://www.nutrimetre.org/PDF/noticeAlgoadult.pdf PNNS 2003 Figure 1. Stratégie de dépistage de la dénutrition chez l’adulte hospitalisé proposée par le Programme national nutrition et santé (PNNS). 194 La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 5 - vol. VIII - septembre-octobre 2005 É D I T O R Dans la fameuse étude des “vétérans” (13), dont le but était de juger de l’intérêt de la nutrition parentérale préopératoire, le NRI a été utilisé pour évaluer le degré de dénutrition des malades. Dans le groupe des malades sévèrement dénutris n’ayant pas reçu de nutrition parentérale, la prévalence des complications sévères postopératoires était significativement plus élevée que chez les malades dont le NRI était normal (20 % pour les complications non infectieuses et 40 % pour les complications infectieuses). La mise en œuvre systématique du dépistage de la dénutrition en chirurgie digestive est une nécessité ; elle permettra de repérer les malades les plus à risque et qui nécessitent une intervention nutritionnelle. D’autre part, dans le cadre de la nouvelle tarification à l’activité, le codage de la dénutrition permet logiquement de valoriser financièrement le séjour hospitalier d’un malade dénutri comparativement à un malade non dénutri. Les recommandations du PNNS sont pour cela la méthode qui paraît la plus simple et la plus adaptée en routine (figure 1). Trois niveaux de dépistage sont prévus. Le premier, simple, consiste à évaluer l’IMC et la perte de poids. En cas d’IMC inférieur à 18,5 et/ou de perte pondérale significative, une évaluation plus poussée faisant appel au NRI est requise, ce qui permet de classer les malades en : non dénutris, modérément dénutris et sévèrement dénutris (niveau 2). Le niveau 3 fait appel, en outre, à l’évaluation des ingesta par un diététicien, ce qui est essentiel pour déterminer le mode de prise en charge. RECOMMANDATIONS POUR LA NUTRITION ARTIFICIELLE (ENTÉRALE OU PARENTÉRALE) PRÉ- ET POSTOPÉRATOIRE Globalement, les RPC de la SFCD reprennent et confortent les recommandations de la conférence de consensus de la SFNEP. La nutrition parentérale préopératoire n’est indiquée que chez les patients qui ont des fonctions digestives sévèrement altérées, et elle n’est bénéfique que chez les malades sévèrement dénutris (perte de poids supérieure ou égale à 20 % et/ou NRI inférieur à 87,5). Dans ces cas-là, même si les données de la littérature sont hétérogènes (probablement du fait de nutritions parentérales de qualité différente selon les études), la nutrition parentérale permet de diminuer significativement le risque de complication infectieuse postopératoire (14, 15). À notre avis, il est également important, comme cela est proposé dans l’arbre décisionnel du PNNS, de tenir compte de la vitesse de la perte pondérale. Ainsi, il nous semble qu’un malade qui a perdu 10 % de son poids corporel en moins de trois mois doit être considéré comme étant sévèrement dénutri. D’autre part, l’âge des malades devrait également être pris en considération, les conséquences de la dénutrition étant plus importantes chez une personne de plus de 70 ans que chez un patient plus jeune. Les modalités de la nutrition parentérale ont été rappelées. Sa durée ne doit pas être inférieure à sept jours. Elle doit être administrée le plus souvent à l’aide d’une voie veineuse centrale, apporter environ 35 kcal/kg/j, et 60 à 70 % de l’énergie non protéique doit être sous forme glucidique. Les besoins protéiques sont compris entre 150 et 300 g d’azote/kg/j. Toute nutrition parentérale doit I A L couvrir les besoins en électrolytes (y compris le phosphore), vitamines et oligo-éléments. La voie entérale est, dans la mesure du possible, préférable à la voie parentérale car elle est associée à moins de complications. Elle utilise une sonde nasogastrique ou nasojéjunale, voire, si elle doit être prolongée plus d’un mois, une gastrostomie ou une jéjunostomie (16). INTÉRÊT DE L’ASPIRATION DIGESTIVE ET DE LA RÉALIMENTATION ORALE LIQUIDE POSTOPÉRATOIRE PRÉCOCE Après chirurgie digestive programmée, nous avons pour la plupart d’entre nous été imprégnés du dogme du jeûne et de l’aspiration digestive postopératoires. En réalité, ce concept de mise au repos de l’intestin, qui doit permettre de diminuer le risque de fistule postopératoire et de lâchage d’anastomose, ne repose sur aucune base scientifique solide, sinon celle d’un certain bon sens. Mais le bon sens veut aussi que, pour cicatriser, il faut des protéines, et qu’amener de l’énergie et des protéines dans le tube digestif renforce l’effet de barrière, diminuant ainsi le risque de translocation bactérienne. Sur ces deux éléments (le jeûne postopératoire et l’aspiration digestive), les recommandations de la SFCD sont claires : l’aspiration digestive systématique est inutile après chirurgie vésiculaire, gastrique, hépato-biliaire et colorectale élective, et il est conseillé de réalimenter les malades le plus précocement possible après chirurgie colorectale élective, puisque huit études ont montré que c’était possible et qu’aucune surmorbidité n’était relevée (1). Concernant la réalimentation postopératoire précoce, la méta-analyse de Lewis et al. (17), qui n’a pas été citée par les auteurs des RPC de la SFCD, renforce encore ces recommandations puisqu’elle démontre, en reprenant 11 études à la méthodologie irréprochable, qu’une réalimentation orale et/ou entérale liquide postopératoire précoce (dans les 24 premières heures) après Outcome N° of trial Anastomotic dehiscence 8 Infections : Any type 9 Wound infection 6 Pneumonia 7 Intra-abdominal abscess 5 Vomiting 6 Death 5 0,3 0,5 0,4 0,7 0,6 0,9 0,8 Favour early feeding 1,2 1 1,6 1,4 2,0 2,4 1,8 2,2 Favour nil by month Figure 2. Effet de la réalimentation liquide orale ou entérale précoce après chirurgie digestive programmée : résultats d’une méta-analyse. D’après Lewis et al. (17). La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 5 - vol. VIII - septembre-octobre 2005 195 É D I T O R chirurgie programmée sus-mésocolique, sous-mésocolique ou hépatobiliaire, est associée à un risque moindre de complications infectieuses et à une tendance à moins de fistules postopératoires, au prix d’une augmentation des vomissements postopératoires (figure 2). I A L Mots-clés : Recommandations professionnelles - Nutrition Chirurgie digestive - Soins périopératoires - Nutrition entérale Nutrition parentérale - Immunonutrition. Keywords: Professional recommendations - Nutrition - Digestive surgery - Perioperative care - Enteral nutrition - Parenteral nutrition Immune enhancing diets. PLACE DE L’IMMUNONUTRITION Au cours de la période périopératoire, l’utilisation de mélanges nutritifs spécifiques, enrichis en arginine, acides gras n-3 et nucléotides, a fait l’objet de nombreuses études. Ils permettent, comparativement à une alimentation standard, de réduire les complications postopératoires (18), comme l’a confirmé une récente méta-analyse (19). L’intérêt d’une immunonutrition orale préopératoire systématique chez les malades dénutris ou non devant être opérés d’un cancer a été récemment soulevé (20). Trois cent cinq malades non sévèrement dénutris ont été répartis en trois groupes. Le groupe 1 (n = 102) recevait par voie orale 1 000 ml/j d’un mélange enrichi en arginine, huile de poisson et nucléotides pendant 5 jours ; le groupe 2 (n = 101) recevait la même supplémentation orale préopératoire plus une nutrition entérale intrajéjunale (même mélange nutritif) instaurée dès la 12e heure postopératoire et poursuivie jusqu’à la reprise de l’alimentation ; le groupe 3 ne bénéficiait d’aucune intervention nutritionnelle. Comparativement au groupe 3, les malades des groupes 1 et 2 présentaient moitié moins de complications infectieuses postopératoires. Ainsi, ce type de traitement simple et peu coûteux devrait être systématisé chez tout malade, dénutri ou non, devant subir une intervention chirurgicale abdominale lourde, surtout s’il s’agit d’un cancer. CONCLUSION On peut féliciter la SFCD du travail remarquable qui a abouti à la publication de ces recommandations à un niveau de preuve élevé. Il nous reste à espérer que ces RPC parviennent à modifier réellement des pratiques professionnelles dont on sait qu’elles sont parfois difficiles à changer. Cela ne sera possible, selon nous, que si des protocoles clairs sont établis, appliqués et évalués. Ils devraient permettre : – de systématiser le dépistage de la dénutrition ; – d’appliquer les recommandations de la conférence de consensus chez les malades les plus dénutris ; – de mettre en place une immunonutrition préopératoire systématique chez tous les malades qui doivent subir un acte de chirurgie digestive lourde ; – de supprimer l’aspiration gastrique systématique et de favoriser la réalimentation orale liquide précoce en postopératoire après chirurgie colorectale et, à notre avis, également après chirurgie susmésocolique et hépatobiliaire programmée. Une réelle volonté et une étroite collaboration entre chirurgiens, anesthésistes et nutritionnistes seront nécessaires. Les hépato-gastroentérologues qui confient leurs malades aux chirurgiens digestifs pourraient susciter ces changements. ■ 196 R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Mariette C, Alves A, Beboist S et al. Soins périopératoires en chirurgie digestive. 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