AVIS D’EXPERT
MARS 2014 • 5
Adama Gaye, consultant international, ancien conseiller Afrique de la
candidature de Londres aux jeux Olympiques de 2012, nous livre les
principales différences qui séparent les zones anglophones et franco-
phones de l’Afrique, tant sur le plan économique, politique que culturel.
«L’Afrique anglophone
est plus autonome»
Les Afriques Diplomatie : Lorsqu’on
compare les zones francophone et an-
glophone de l’Afrique, quelles sont les
principales différences qui émergent ?
Adama Gaye : Les différences trouvent leur origine
dans les racines des différentes formes de colonisa-
tion que les deux zones linguistiques ont connues.
Quand l’administrateur colonial britannique
d’alors, Frederick Lugard, a mis en œuvre, au début
des années 1900, sa théorie de l’indirect rule, la
gouvernance indirecte des colonies britanniques
sur le continent africain, à partir du modèle qu’il a
imposé au Nigéria, où il était le représentant de la
Couronne britannique, il a semé les germes de ce
qui différencie les pays sous colonisation britan-
nique de leurs autres équivalents sous domination
étrangère, surtout francophone. Car, à cette ap-
proche d’une gestion distanciée du pouvoir, par
l’entremise de chefs traditionnels ou de collabora-
teurs disposés à l’égard de l’ambition impériale bri-
tannique, ce fut plutôt la stratégie de l’assimilation
que la France développa dans les pays franco-
phones qui se trouvèrent sous son joug. De ces
deux variantes de la colonisation, il en est resté, de
part et d’autre, des attitudes différentes vis-à-vis du
pouvoir colonial et postcolonial, mais aussi dans la
manière d’opérer dans ces deux sphères linguis-
tiques. L’Afrique anglophone a développé une ca-
pacité à se gérer sans régent ni superviseur, elle est
plus autonome, disons, plus débrouillarde. En re-
vanche, refusant de sortir du parapluie français, les
pays francophones ont continué, à ce jour, à vou-
loir rester dans la maison, disons, du père. D’où la
persistance de la françafrique et des réseaux ma-
fieux ou sulfureux qui, malgré l’indépendance de
jure, maintiennent ces pays sous une forme néo-
coloniale pour ne pas dire coloniale de facto. Dans
les faits, la ou les pays anglophones agissent sou-
vent de leur propre chef, ceux du monde franco-
phone guettent toujours le signal de Paris, avant de
bouger, même sur les questions nationales. Il est
vrai que les Britanniques, ruinés par la Deuxième
Guerre mondiale, avaient voulu couper leurs pertes
en lâchant véritablement leurs colonies tandis que
la France n’ayant plus que ses colonies pour justi-
fier une quelconque légitimité pour jouer les pre-
miers rôles dans les affaires mondiales n’a eu
d’autres ressources que de s’accrocher à elles. Sa dé-
colonisation fut feinte. Elle est encore à traduire
dans les faits !
LAD : Comment expliquez-vous la crois-
sance économique supérieure que l’on note
souvent dans la zone anglophone ?
A.G. : Les pays anglophones ont appris à bien
gérer leurs économies. C’est-à-dire à ne pas être
des bébés qui attendent toujours le biberon de
l’ancienne puissance coloniale pour peu qu’ils se
trouvent confrontés à des difficultés. La question
monétaire, instrument fondamental de gestion
d’une économie que les francophones ont pré-
féré céder à Paris, est une explication de la marge
de manœuvre qui permet aux pays anglophones
de faire de meilleurs résultats. La monnaie, dans
leur cas, reflète la vraie situation de l’économie
de leurs pays. Dans les pays francophones, nous
sommes face à des États qui se contemplent dans
le miroir de leurs compromissions, en refusant
de reconnaitre les bulles nombreuses qui plom-
bent leurs économies. Parce qu’ils sont aussi plus
nationalistes, les pays anglophones sont devenus
progressivement plus exigeants quant aux termes
de l’exploitation de leurs ressources naturelles.
Contenu local, transfert de technologie, transpa-
rence, mécanismes institutionnels plus solides de
gouvernance économique sont d’autres atouts
pour eux. C’est dans le verbiage démocratique,
qui n’est qu’un vernis, qu’ils sont dépassés par les
francophones. Pour ce qui est de l’économie, les
Anglophones sont en avance. Ils ont introduit
avant les Francophones des places boursières, des
normes de gouvernance plus strictes et, il faut
aussi le dire, les cadres anglophones s’y connais-
sent mieux en matière financière.
Les zones anglophones sont assujetties à des tur-
bulences monétaires et économiques plus fré-
quentes, mais la stabilité des pays francophones,
qui est largement le fait du Léviathan français qui
l’assure, n’est qu’illusoire. Elle pourrait s’effondrer
quand sonnera l’heure de la vérité économique
toujours évitée par ces pays trop contents de vivre
dans un pré-carré, sous le parapluie de Paris.
Ce qui fait enfin la différence, c’est que, bien avant
les Francophones, les Anglophones ont tenté de
séparer la gestion politique de celle de la finance.
Il ne faut pas penser que l’éviction du gouverneur
de la Banque centrale du Nigéria, Sanusssi La-
mido, par le président Goodluck Jonathan, y est
un cas de figure répandu. D’autant plus que dans
le monde francophone, malgré le climat aseptisé
qui règne dans les couloirs des Banques centrales
francophones, on sait qui nomme qui : la preuve
est la manière dont le gouverneur de la Banque
centrale de l’Afrique de l’Ouest, nommé par l’an-
cien président ivoirien, Laurent Gbagbo, a été
démis de ses fonctions et remplacé par un homme
plus convenable pour les nouvelles autorités avec
l’assentiment de Paris, bien sûr, et des autres pays
francophones ouest-africains...
LAD : Entre ces deux zones du continent
africain, peut-on parler de rivalité ou de
complémentarité ?
A.G. : En vérité, elles vivent plutôt côte à côte. Elles
ne se connaissent pas. Même les Ivoiriens et les
Ghanéens, si proches pourtant aussi bien cultu-
rellement que géographiquement, ne se connais-
sent pas très bien. Les Francophones ont un
avantage : la colonisation française a fait la pro-
motion de l’enseignement de plusieurs langues
étrangères dans leurs colonies, à commencer par
l’anglais. Pas étonnant qu’on trouve plus de poly-
glottes dans ces pays qu’en Afrique anglophone,
où l’unilinguisme est un fait à peine masqué par la
prévalence de certaines langues locales. Ces deux
zones auraient pu cependant être complémen-
taires pour diverses raisons, la plus importante
étant que de part et d’autre on y trouve des com-
battants de l’intégration africaine, aussi bien à
l’époque des pères fondateurs du panafricanisme
qu’actuellement. Leurs économies sont complé-
mentaires. La géographie les rapproche. Et des
liens culturels existent depuis les temps ancestraux
des grands empires africains qui leur font partager
de nombreuses valeurs. Les rivalités ne sont pas
vraiment à l’ordre du jour dans leurs relations.
Propos recueillis par
Ibrahim Souleymane
Adama Gaye est journaliste et consultant
international. Il est conseiller de plusieurs
multinationales intervenant en Afrique. Il a
été le principal conseiller Afrique de la can-
didature de Londres 2012. Adama Gaye est
titulaire de plusieurs titres de troisième cy-
cle obtenus à la Sorbonne (Paris) et à Ox-
ford. Il a été chercheur associé à la Johns
Hopkins University. Il est l’auteur du livre
«Chine-Afrique : le dragon et l’autruche».
BIO-EXPRESS