Prolongement théorique le paradigme politique et l`historicité

TROISIEME PARTIE
Prolongement théorique
le paradigme politique et l'historicité
Introduction
Dans la première partie de ce travail, nous nous sommes centrés sur le management
en tant que doctrine reposant sur un corps de principes ou de croyances variant dans
le temps d'école à école. Au nom d'une plus grande efficacité, chaque école légitimait
la mise en oeuvre de nouvelles techniques ou de nouveaux outils et reposait sur un
principe normatif. En présentant de façon critique ces différentes écoles, nous avons
souligné que la doctrine managériale récente était relativement éloignée de son cadre
réel d'application, l'organisation et, plus particulièrement, la grande entreprise dans
ce qu'elle recèle de contingence et de complexité.
Dans une deuxième partie, nous avons répondu à ce caractère désincarné de la
doctrine managériale en analysant le processus de modernisation d'une entreprise
sidérurgique. Le fil conducteur de cette démarche empirique a été de retracer trois
histoires connexes – la restructuration industrielle, la modernisation technologique et
la modernisation managériale. Au travers de ces trois histoires connexes, deux
dimensions ont ainsi été privilégiées : la temporalité et l'interaction entre des facettes
de la réalité qui, tout en ayant leur logique propre, se nourrissent et s'influencent
mutuellement.
Cette troisième et dernière partie a pour objet d'inscrire les constats normatifs et
empiriques réalisés lors des étapes précédentes dans un cadre théorique.
Comme l'a mis en évidence Gareth Morgan (1989), l'organisation a fait l'objet de
nombreuses métaphores reflétant la grande diversité des approches : métaphore de
la machine, de l'organisme, du cerveau, de la culture, du politique, de la prison
psychique, du flux et de la domination.
Parmi ces approches, le paradigme politique, renvoyant à la notion de construit et au
pouvoir, nous est apparu, par rapport à la réalité observée, comme un cadre
théorique pertinent à l'analyse de l'innovation managériale.
1. Le paradigme politique
Dans le champ de la théorie organisationnelle, le paradigme politique prend forme
au début des années 60, notamment sous l'impulsion du britannique Tom Burns
(1961) et du français Michel Crozier (1963). En plaçant le problème du pouvoir au
centre de l'organisation, ces deux auteurs opèrent à l'époque "une petite révolution
dans l'univers des représentations de l'entreprise" (Bernoux, 1985 : 125). D’une part,
ils s'en prennent à la représentation idyllique de l'entreprise comme reflet de la
rationalité unique de ses dirigeants. D’autre part, alors que l'air du temps est aux
relations humaines, ils vont à l'encontre de la "psychologisation" de ses
dysfonctionnements.
Depuis lors, l'approche politique a acquis ses lettres de noblesse. Elle a fait l'objet
d'importantes contributions dont certaines se sont imposées comme des références
quasiment incontournables. Il s'agit principalement de L'acteur et le système de
Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), de Power in Organizations de Jeffrey
Pfeffer (1981) et du Pouvoir dans les organisations d'Henry Mintzberg (1986 [1983]). Au
fondement de la sociologie française de l'organisation, c'est le modèle stratégique de
Crozier et Friedberg qui nous servira ici de fil conducteur.
1.1. Le modèle stratégique de Crozier et Friedberg
a. L’organisation comme construit social
En posant l'organisation comme un construit social, Crozier et Friedberg rompent
avec les approches naturaliste et déterministe de l’action organisée. Dans la
perspective stratégique, les modes d’action collective ne sont pas "des données
naturelles" qui surgissent spontanément et dont l’existence irait de soi. Ils ne sont pas
le résultat automatique du développement des interactions humaines, d’une sorte de
dynamique spontanée qui porterait les hommes en tant qu’"êtres sociaux" à s’unir, à
se grouper, à s'"organiser"" (1977 : 13). Ils ne sont pas non plus "la conséquence d’une
logique déterminée d’avance par la "structure objective" des problèmes à résoudre,
c’est-à-dire par la somme des déterminations extérieures que "l'état des forces
productives", le "stade de développement technique et économique" font peser sur
les hommes" (Ibid.). Bref, en la matière, il n’y a donc ni fatalité ni déterminisme strict.
Dégagée de ces carcans, l’organisation devient une création, une oeuvre humaine.
Avec le concept de construit, Crozier et Friedberg ne font finalement que replacer le
facteur humain au centre de l’organisation, de son fonctionnement et de son analyse.
Quel que soit l’aspect retenu, tout dans l’organisation porte, directement ou non,
l’empreinte de choix humains : les technologies, la division du travail, les règles
officielles et officieuses, les réseaux de communication, les conditions de travail,...
Comme l'écrit Alain Eraly, "rigoureusement parlant, il n'y a pas d'organisation
"inhumaine", tout y est produit par l’homme, consciemment ou non, volontairement
ou non" (1988 : 13).
Par ailleurs, l'idée de construit permet d'écarter les visions réifiantes de
l’organisation. Une organisation n’est jamais "extérieure" à ses membres. Elle "n’agit
pas par elle-même, elle n’a pas d’objectifs, de valeurs, de sentiments qui ne lui sont
propres" (Eraly, 1988 : 14). Au contraire, note l'auteur, "il n’est d’action, d’objectif, de
valeur, de sentiment que d’être humain" (Ibid.).
Dans le langage commun, l’organisation et l’entreprise font couramment l’objet de
réification. Aujourd'hui d'usage courant dans les milieux managériaux, le concept de
"culture d’entreprise" en est une illustration éclairante. Cette formule lapidaire
recouvre en fait une réalité particulièrement complexe et rarement homogène. Pour
Alain Eraly, c’est justement parce qu’elle permet une économie de mots et de temps
que la réification s’est imposée comme une façon coutumière de parler. De ce point
de vue, son usage ne porte guère à conséquence. On peut en effet estimer que le
récepteur, habitué à cette pratique, est suffisamment armé ou lucide que pour "dé-
réifier", décoder l’information. Mais peut-on en rester là ? Le faire reviendrait en effet
à oublier que les mots façonnent la perception de la réalité et donc les opinions et les
comportements. Or, dans les pratiques de communication en vigueur dans les
entreprises, la réification participe résolument à une volonté de conditionnement
interne et externe qui dépasse le principe d'économie de langage. Dans ce contexte,
insister sur le caractère construit de l’organisation constitue sans doute le meilleur
des antidotes, car il démystifie la visée englobante et consensuelle inhérente à l'usage
de la réification.
Deuxièmement, le concept de construit exclut toute réduction de l’organisation à un
agent unique, de même qu'elle exclut toute personnification de l’organisation en la
personne de son dirigeant (Nizet et Pichault : 1995, 97). Si de telles représentations
peuvent convenir à l’approche économique, elles s’avèrent insuffisantes dans une
perspective sociologique. Création humaine, l’organisation est aussi, par définition,
une création collective. Elle se compose d’hommes et de femmes qui agissent et
interagissent. Des hommes et des femmes qui se différencient en terme d’origine
sociale, de scolarité, de culture, d’identité, de personnalité, de fonction, de statut, etc.
Des hommes et des femmes qui ont aussi des buts, des intérêts différents et parfois
même opposés. En investissant dans une entreprise, l’actionnaire privé recherche le
profit. Quant à l’actionnaire public, il vise essentiellement à la sauvegarde de
l’emploi et de l’activité. Une des motivations du haut dirigeant est d’assurer la
pérennité de l’organisation qu’il dirige. A l’autre extrémité, l'ouvrier peut très bien se
limiter à gagner sa vie tout comme il peut vouloir faire carrière, l'un n'excluant pas
l'autre. Avec le concept de construit, dans sa dimension humaine, l’organisation
prend ainsi irrémédiablement les traits d’une réalité plurielle avec toutes les
conséquences qui en découlent.
Enfin, troisièmement, le caractère construit de l’organisation s’oppose au modèle du
manager démiurge tel qu’il est parfois présent dans la littérature managériale. Un
dirigeant n’est pas un deus ex machina. Aussi brillant et intelligent soit-il, il n’est
jamais pour autant un homme "extra-ordinaire", comme le souligne Nobert Alter
(1990). Il ne peut à lui seul créer une culture d’entreprise et encore moins la faire
changer selon son bon vouloir. Ceci ne veut pas dire qu’il ne peut agir en faveur du
changement, être un acteur de changement. Il s’agit de souligner que les choses ne
sont jamais exactement ce qu’il voudrait ou souhaiterait qu’elles soient (Alter, 1993).
Une organisation échappe toujours en partie à ses dirigeants. Comme tout un
chacun, leur rationalité est limitée (March et Simon, 1991 [1958]) tout comme leur
capacité d'influence. Leur volonté de changement s’inscrit dans des jeux de pouvoir
et doit composer avec des phénomènes tels que la résistance au changement (Crozier
et Friedberg, 1977), l'appropriation (Bernoux, 1979), les détournements (Pichault,
1993).
Le concept de construit fait donc apparaître l’organisation et le changement
organisationnel sous un jour particulier. Sous son prisme, ils ressortent comme le
résultat d’une composition entre des acteurs différents.
b. L'acteur, la stratégie, le pouvoir
Dans l'analyse stratégique, trois grands concepts matérialisent l'idée du construit
organisationnel : l'acteur, la stratégie et le pouvoir.
L'acteur
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