Le management aujourd`hui

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Introduction
par Jean-Claude Ruano-Borbalan
Jean-Claude Ruano-Borbalan est directeur de publication de Sciences Humaines.
Il a récemment dirigé L’Identité, l’individu, le groupe, la société, Editions Sciences
Humaines, 1998.
■ Penser
management
penser lelemanagement
Les réflexions psychologiques, sociologiques ou managériales ont connu
depuis quelques années de profonds renouvellements. Pour les interpréter, il faut en premier lieu replacer la pensée actuelle dans la longue tentative de mise en place d’une théorie des organisations. Il faut également
continuer à s’interroger sur le rapport entre la théorie et la pratique.
Depuis près d’un siècle, les promoteurs d’une théorie des organisations
tentent de rassembler, dans un corps de doctrine unique, les connaissances acquises sur le fonctionnement des organisations, sur la manière
dont il convient de les diriger, sur le comportement des différents
membres qui les composent, sur les motivations de ceux-ci, sur les processus qui régissent la communication entre eux et la manière dont ils
prennent leur décision.
La question de l’aide à la direction, et donc du management, se trouve en
filigrane de l’ensemble des réflexions, même si la « littérature managériale » n’est guère légitime dans le domaine de l’enseignement ou dans le
domaine scientifique.
Quoique le mot « organisation » désigne toutes les formes d’associations
réalisées en vue d’objectifs explicites, les entreprises ont fait l’objet de
l’attention principale, parce qu’elles constituent, depuis le XIXe siècle,
l’un des éléments centraux des sociétés industrielles et postindustrielles.
Leur direction, leur rationalisation constituent un aspect fondamental de
leur développement et ont fait, les premiers, l’objet d’études au début du
XXe siècle. Les réflexions qui ont dominé la pensée managériale des
années 1900 à 1930 peuvent se définir de manière générale comme la
volonté de mettre de l’ordre dans les organisations par l’établissement de
règles strictes. Les trois figures emblématiques en sont les ingénieurs
Frederick Taylor (1856-1917), Henri Fayol (1841-1925) et le sociologue
allemand Max Weber.
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• LE MANAGEMENT AUJOURD’HUI
• Frederick W. Taylor fut obsédé par l’efficacité. L’organisation qu’il
appelait de ses vœux devait être fondée sur une division verticale du
travail (la direction coordonne et détermine les conditions de travail).
Elle devait procéder à un choix scientifique des exécutants (the right
man on the right place) et définir exactement les tâches de chacun
d’entre eux (the one best way ).
• Henri Fayol, un ingénieur français, théorisa l’administration des entreprises (la direction) selon une formule simple et désormais célèbre :
planifier, organiser, commander, coordonner et contrôler. Cette formalisation est restée le socle de la réflexion managériale.
• Max Weber a défini quant à lui les formes de pouvoir en organisation.
Rappelons que, pour lui, la source et la forme du pouvoir se modifiaient
depuis deux siècles dans les sociétés modernes. Il estimait que la
capacité d’action des chefs, leur autorité, devait s’appuyer désormais
sur la légalité de leur fonction et la rationalité de leurs décisions.
■ Le
rôledes
des
hommes
le rôle
hommes
Une nouvelle approche des organisations, s’intéressant moins à l’administration et au management, se développe à partir des années 30 : l’école des relations humaines, qui va s’exprimer fortement dans les années
50, avec de nombreux travaux sur les groupes et la motivation individuelle. De manière générale, les approches de l’école de la motivation ont
déclenché la prise en compte du phénomène humain en organisation, préoccupation qui n’a cessé de s’élargir depuis. Le courant des relations
humaines va se nourrir de l’analyse des groupes restreints et des formes
du pouvoir en leur sein (leadership). Il a fourni une assise théorique définitive à l’idée que la coopération est de toute façon supérieure à la division mécanique du travail et à la valorisation purement individuelle.
Jusqu’à aujourd’hui, de nombreux auteurs ont essayé de donner une
« dimension humaine » à l’entreprise en prônant l’augmentation des
responsabilités des salariés. Ces conceptions postulent que l’homme a
besoin de donner un sens à sa vie et qu’il le fait au travers de l’action.
Dans cette hypothèse, les objectifs organisationnels et ceux des individus
sont complémentaires.
Outre ces réflexions venues des sciences humaines et utilisées dans la
théorie des organisations, s’est développé un autre type de réflexion : les
« théories managériales ». C’est par l’intermédiaire des écrits de Peter
Drucker que l’analyse de la coordination des activités des entreprises a
pris son essor. Il a défini la direction par objectifs (DPO). Il estime que le
rôle du dirigeant est essentiel. Ce dernier doit être capable de déterminer
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les objectifs propres à chaque activité, de coordonner les hommes et les
actions, de mettre en place les outils de formation et d’évaluation des
individus et de l’organisation. Depuis les années 50, de nombreuses
autres techniques de coordination ont été élaborées dans cette filiation (le
reengineering, par exemple, fondé sur l’analyse des processus et la volonté de réduire les lignes hiérarchiques inutiles). La mise en place de ces
analyses prescriptives a toujours été difficile, voire impossible : le reengineering a été souvent vu, par exemple, comme une justification commode pour des compressions d’effectifs.
Après avoir été dominées par l’approche des relations humaines, de nombreuses recherches se sont focalisées de nouveau sur la structure des
organisations. A partir des années 60, cette dernière est de plus en plus
vue comme un résultat, une variable « dépendante ». Selon cette vision,
l’efficacité de l’entreprise dépend de l’adaptation des structures et des
processus de travail à l’environnement et à ses contraintes. Parallèlement
à cette école dite de la contingence, une tradition sociologique « actionniste » va se développer, spécialement en France avec les travaux de
Michel Crozier et Erhard Friedberg. Dans cette tradition, l’acteur obéit à
des mobiles et poursuit des objectifs qui constituent une tentative d’ajustement entre les objectifs organisationnels et ses visées propres. Chaque
acteur déploie une stratégie personnelle dont le but est d’accroître son
influence et dont les modalités dépendent de ses valeurs, de sa perception de la situation, et des moyens d’influence dont il dispose pour en tirer
parti. Ces travaux et réflexions vont avoir une influence considérable, ne
serait-ce que par leur diffusion dans les écoles de gestion et d’administration des entreprises.
A partir des années 70, d’abord aux États Unis, l’environnement des
entreprises devient de plus en plus concurrentiel. On assiste à l’émergence de grands marchés internationaux pour les plus grandes industries. Dans ce cadre, le rôle des acteurs sociaux, dans la complexité de
leurs motivations et de leurs cultures ou valeurs, va être l’objet de
réflexions de plus en plus soutenues : on parie à nouveau explicitement
sur les hommes pour assurer la survie et le développement des entreprises. La notion de culture s’est imposée petit à petit pour rendre compte d’un grand nombre de phénomènes. Cette notion floue est liée autant
aux valeurs individuelles, aux savoirs professionnels qu’à l’existence
d’une « culture de groupe » ou à l’existence de références culturelles globales dans lesquelles les entreprises ou les organisations se placent.
Cette notion a permis d’affirmer le rôle de l’informel et de l’humain face à
la règle et aux structures.
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• LE MANAGEMENT AUJOURD’HUI
La littérature managériale s’est centrée, elle aussi, sur la manière d’obtenir l’adhésion des salariés. La question des valeurs, de la culture, de l’autonomie des acteurs a été mise en avant. On note une abondante
littérature sur les compétences et la formation. Des travaux universitaires
reconnus aux techniques de remédiation cognitives ou aux recettes
managériales, ce thème a été l’un des plus exploré des années 80-90.
■ Comprendre et éclairer l’action
Pourtant, malgré l’existence d’un corpus considérable de travaux de
réflexion, deux questions essentielles demeurent pour toutes les femmes
et hommes qui ont des responsabilités organisationnelles. La première
est : Comment peut-on espérer dégager une théorie de l’organisation,
alors que la réalité « des » organisations est si diverse, si complexe ? La
deuxième question est la suivante : Y a-t-il des savoirs, des procédures ou
des règles capables d’aider l’action ? A la première question, il n’y a pas de
réponse univoque et de nombreux débats se poursuivent au sein des communautés de recherche. Tout au plus peut-on inviter, sur les traces de
Gareth Morgan, à observer les diverses facettes de la réalité, qui ont toutes
leur cohérence et leur validité. On sait que Gareth Morgan a mis au point
une typologie pédagogique qui rend compte de la diversité du fonctionnement organisationnel. Il définit sept représentations essentielles de l’organisation. Dans sa conception métaphorique, l’organisation peut être vue
comme une machine, un cerveau, un organisme vivant, une culture, un
système politique, une prison mentale ou un instrument de domination.
Selon lui, ces images structurent la vision des acteurs, mais constituent
également le point de vue dominant des approches théoriques. Le taylorisme et l’approche classique correspondent, par exemple, à une vision de
l’entreprise comme mécanique. Les travaux de la sociologie actionniste
de March, Simon, Crozier et Friedberg correspondent, eux, à une vision de
l’organisation comme système politique. La socioanalyse, d’Eliott Jaques
à Eugène Enriquez, se place dans l’optique d’une organisation définie
comme prison mentale, etc. La typologie de Morgan permet à chacun de
se souvenir que l’organisation est un système social et d’interactions
d’une richesse incomparable, selon que l’on se place du point de vue des
acteurs, de leur affect, de leur rationalité, de leurs identités ou que l’on se
positionne du point de vue des structures, de l’impact des technologies,
de la forme managériale ou de la culture environnante. Il n’est ainsi pas
nécessaire d’opposer les approches ou les points de vues scientifiques
qui sont réducteurs par nature, parce qu’il privilégient tel ou tel aspect de
la réalité pour être capables d’en fournir une image fiable. Il faut au
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contraire considérer que l’organisation contient, en même temps, l’ensemble de ces dimensions, dans des modalités, des formes et des dynamiques propres à chacune d’entre elles.
Cependant, s’il est conceptuellement possible de penser la complexité
des organisations en adoptant le point de vue modeste d’un pluralisme
explicatif ne nécessitant pas une théorie totalisante, la question de l’aide
à l’action n’est pas tranchée par les différentes approches de recherche.
Ce n’est pas forcément son rôle, dira-t-on. Et l’on trouvera dans le présent
livre une analyse d’Erhard Friedberg, directeur du Centre de sociologie
des organisations, pour penser l’articulation entre la réflexion sur l’action
organisée et les savoirs d’actions que les consultants, ou plus nettement
encore les acteurs, doivent déployer. Cependant, il est normal que les
femmes et hommes d’action souhaitent des connaissances et des savoirs
« utiles ». Le livre que le lecteur a dans les mains est issu précisément
d’un séminaire de formation dont le but consistait à tenter de dégager des
voies de pontage possibles entre les savoirs de recherche et les savoirs
d’action. Non pas pour fournir des recettes managériales – les gourous de
tout poil sont là pour ce faire –, mais pour donner à connaître les interrogations scientifiques dont les responsables ou consultants d’organisation
peuvent s’emparer pour réduire cette vertigineuse incertitude de l’action,
lorsque des groupes humains sont en jeux. Le séminaire « Management,
théories et pratiques » avait pour objectif de faire le point sur les théories
et approches contemporaines de l’organisation et du management. Il complétait, pour un public de professionnels, la publication par Sciences
humaines d’un hors-série sur les Sciences de l’organisation.
Le lecteur de ces actes trouvera ainsi, en premier lieu, de nombreuses
réflexions consacrées aux soubassements théoriques de l’analyse des
organisations et des relations de pouvoir : du point de vue de la sociologie des organisations (analyse des mécanismes du pouvoir), de la psychologie et de la psychologie sociale (leadership) et du point de vue des
sciences de gestion (approches contemporaines du management). Les
réflexions de Michel Crozier, sociologue dont les travaux ont une notoriété mondiale et qui a participé à l’ensemble du séminaire, constituent de
ce point de vue un apport dont le lecteur pourra mesurer l’importance :
ses activités et recherches portent sur l’analyse des théories managériales, leur génèse, et plus généralement les conditions générales du
changement social. Le dialogue initié lors du forum entre Michel Crozier
et Michel Albert, membre du conseil de la politique monétaire à la Banque
de France, a lui aussi constitué un moment fort. Le débat a porté sur la
permanence des formes du capitalisme et surtout sur les traductions
organisationnelles des mutations contemporaines de la gouvernance des
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entreprises ou des doctrines managériales. Là, comme dans des
réflexions psycho-sociologiques anglo-saxonnes sur le pouvoir en organisation que présente Guy Pelletier, de l’université de Montréal, la question
du pouvoir, c’est-à-dire du gouvernement des hommes et des organisations, s’est trouvée réinterprétée : les sciences humaines montrent les
transformations actuelles du pouvoir, conçu aujourd’hui comme une relation inter-individuelle où la capacité d’influence n’est pas automatiquement synonyme de pure domination, quoiqu’elle puisse s’accompagner
de souffrances et de contraintes.
L’ensemble du Forum a d’ailleurs souligné que la connaissance de l’homme, dans ses dimensions culturelles, identitaires, psychologiques, constitue un point obligé de la réflexion managériale, et plus généralement celle
du changement en organisation. Dans cet esprit, la motivation des
hommes, leur formation et leurs représentations constituent un pan
d’études très développé dans les sciences de l’organisation. Le rôle de la
culture et des identités, la capacité d’apprentissage des individus et leurs
compétences, mais aussi la reconnaissance des innovations et de la
déviance créatrice sont désignés comme autant de réflexions nécessaires
pour améliorer les fonctionnements de l’organisation.
Aujourd’hui, donc, plusieurs traditions et approches des organisations et
du management coexistent. Certes, chacun des courants a émergé, en
fonction des représentations dominantes ou des conditions sociales, économiques et organisationnelles, à une époque particulière. Mais aucune
n’a balayé les autres : la forte préoccupation sociale des années 30 a
resurgi dans les années 80-90, en raison de la crise des rationalités organisationnelles antérieures. Pourtant, l’importance de formes structurelles
solides, que les rationalisateurs du début du siècle avaient mis en avant,
n’a jamais disparu. Cependant, au-delà d’un corps de doctrine que les
écoles de management et l’armada de consultants en organisation tendent à figer, les sciences humaines ont développé un ensemble d’interprétations complexes qui, pour l’essentiel, s’est centré aujourd’hui sur la
réévaluation du rôle des hommes, de leur action, de leurs stratégies ou de
leur résistance.
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