REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 23
FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT
nées immédiates de la conscience, Matière et mémoire et L’Évolution créatrice (que Berg-
son, bien sûr, n’a jamais reniés!) ont été mis à l’Index par l’Église catholique 35 et que,
lorsqu’on est vraiment philosophe (comme Bergson l’était jusqu’au bout des ongles), il
n’est de conversion que… philosophique, comme le montre explicitement, par exemple,
Simone Weil, qui, dans sa Lettre à un religieux, oppose avec force la lecture du « caté-
chisme du Concile de Trente » à celle du « Nouveau Testament » et des « mystiques » 36 –
ces mystiques qui ont toujours été acceptés avec difficulté par l’Église catholique et dont
Bergson faisait la fine pointe de ce qu’il appelle, philosophiquement, « l’élan vital »:
De même qu’autour de l’instinct animal subsistait une frange d’intelligence, ainsi l’in-
telligence humaine était auréolée d’intuition. Celle-ci, chez l’homme, était restée pleine-
ment désintéressée et consciente, mais ce n’était qu’une lueur, et qui ne se projetait pas
bien loin. C’est d’elle pourtant que viendrait la lumière, si jamais devait s’éclairer l’inté-
rieur de l’élan vital, sa signification, sa destination. Car elle était tournée vers le dedans;
et si, par une première intensification, elle nous faisait saisir la continuité de notre vie
intérieure, si la plupart d’entre nous n’allaient pas plus loin, une intensification supé-
rieure la porterait peut-être jusqu’aux racines de notre être et, par là, jusqu’au principe
même de la vie en général. L’âme mystique n’avait-elle pas justement ce privilège?37
C’est donc non seulement Bergson qui aurait fait preuve de naïveté en ayant cru
pouvoir s’opposer, par son testament, à la transgression des interdits qu’il avait formulés,
mais ce sont aussi certains de ses amis en ayant cru pouvoir, eux, faire de lui quelqu’un à
leur image 38. De toute façon, s’il y a quelque naïveté à croire, étant vivants, que nous
pourrons, étant morts, commander aux vivants ou éviter qu’ils nous trahissent, n’est-ce
pas faire preuve d’une plus grande naïveté encore que de nous préoccuper de ce qu’on
pensera de nous après notre mort? Et si ce n’est pas de la naïveté, n’est-ce pas alors un
refus de penser la mort? un refus de penser qu’un jour nous ne penserons plus?39
NOTES
1. Bergson, Correspondances, textes publiés et annotés par André Robinet (auteur
d’un avant-propos) avec la collaboration de Nelly Bruyère, Brigitte Sitbon-Peillon et
Suzanne Stern-Gillet, Paris, P.U.F., 2002, p. 1669-1670 (c’est Bergson qui souligne).
2. Alain Vinson, « Paramnésie et katamnèse (Réflexions sur la notion bergsonienne
de souvenir du présent) », in Archives de philosophie, Paris, Beauchesne, tome 53,
cahier 1, janvier-mars 1990, p. 3-29.
3. Jeanne Bergson, la fille de Louise (née Neuburger) et d’Henri Bergson : cf. Philip-
pe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, biographie, Paris, P.U.F., col. « Quadrige »,
2002, p. 92 et p. 266.
4. Abréviation du dernier ouvrage de Bergson, La pensée et le mouvant (I et II désignent
les deux premiers chapitres qui forment l’introduction – en deux parties – de ce livre).
5. Dans ma lettre du 17 avril 1984, j’interrogeais Henri Gouhier (à propos de la
note 7 de mon article cité note 2) sur la difficulté que j’avais à comprendre que cer-
tains passages de l’introduction de La pensée et le mouvant (terminée, selon Bergson,
«en 1922 », à l’exception de « quelques pages relatives aux théories physiques
actuelles ») n’aient pas été retouchés entre 1922 et 1934 (des « passages », s’entend,
autres que ceux qui sont relatifs aux « théories physiques actuelles »).
6. Précisons que ces variantes n’apparaissent ni dans l’apparat critique du volume inti-
tulé Œuvres (édition du centenaire, introduction par Henri Gouhier, textes annotés par
André Robinet, Paris, P.U.F., 1959) ni dans le volume intitulé Mélanges (ensemble de