sensible corporel, et les forces actives. L'artiste est par excellence celui qui pose des
valeurs sans discuter. Il tente encore moins de les prouver par la réfutation d'autres
oeuvres qui précéderaient la sienne. Le génie commente sans argumenter contre qui ou
quoi que ce soit. Les tensions et les querelles ne sont cependant pas absentes de ce
monde : les conflits esthétiques sont parfois les plus violents et les plus passionnés qui
soient. Seulement, ils ne sont jamais tranchés en termes d'avoir tort ou raison.
Contrairement au discours platonicien qui s'oppose à l'ignorance ou à la bêtise, le
discours de l'artiste ne vise en rien à la vérité mais cherche à persuader par la seule
puissance des mots des formes et des sons, d'emporter l'adhésion par des effets
presque physiques. Ces forces actives s'expriment dans l'art, et culminent dans une
sorte de vision « aristocratique » du monde.
Mais il ne faut pas croire que Nietzsche propose de rejeter les forces réactives afin de
faire vivre les seules forces actives. Ce serait justement ce que Nietzsche appelle la
bêtise. Car d'évidence, rejeter les forces réactives, ce serait soi-même sombré dans une
autre figure de la réaction, puisqu'on s'opposerait à son tour à une partie du réel ! Ce
n'est donc pas vers une quelconque forme d'anarchie qu'il va nous inviter à le suivre,
mais au contraire vers une hiérarchisation aussi maîtrisée que possible des multiples
forces qui constituent la vie ; c'est là ce qu'il nomme le « grand style ».
Le culte du « Grand Style » : une morale au-delà du bien et du mal.
Nietzsche déteste la notion d'idéal. Parfois son goût de la catastrophe tourne même
franchement au délire. Et parmi ses admirateurs certains ont même déclaré que toutes
les normes en tant que telles sont à proscrire et qu'il était interdit d'interdire. Au contraire
il suffit simplement de le lire pour constater que cette hypothèse est absurde. « Lorsque
l'anarchiste, comme porte-parole des couches sociales en décadence, réclame dans
une belle indignation, le droit, la justice, les droits égaux, il se trouve sous la pression de
sa propre inculture qui ne sait pas comprendre pourquoi, au fond, il souffre, en quoi il est
pauvre en vie (Crépuscule, flâneries inactuelles) ». Du reste, Nietzsche n'a pas de mots
assez durs contre le déferlement des passions qui caractérisent la vie moderne depuis
l'émergence du romantisme. Sa thèse la plus explicite et la plus constante est la
suivante : c'est que les forces vitales, parce qu'elles sont enfin harmonisées et
hiérarchisées, atteignent d'un même élan la plus grande intensité en même temps que
la plus parfaite élégance. C'est ce qu'il nomme la grandeur. Sa morale c'est que la
bonne vie, est la vie la plus intense parce que la plus harmonieuse, c'est-à-dire celle
dans laquelle les forces vitales au lieu de se contrarier, de se déchirer et de se
combattre, et par conséquent de se bloquer ou de s'épuiser les unes les autres, se
mettent à coopérer entre elles, fût-ce sous le primat des unes, les forces actives bien
sûr, plutôt que des autres, les forces réactives. La « Volonté de puissance » explique
que la grandeur d'un artiste ne se mesure pas aux beaux sentiments qu'il excite, mais
réside dans sa capacité à se rendre maître du chaos intérieur, à forcer son propre chaos
à prendre forme. Seuls seront surpris par cela, ceux qui commettent l'erreur de voir chez
Nietzsche une sorte d'anarchisme, une pensée de gauche qui anticiperait nos
mouvements libertaires. Ne rien exclure donc dans le conflit entre la raison et passion
sous peine de sombrer dans la pure et simple « bêtise ». Cette grandeur nous permet
d'intégrer en nous toutes les forces, elle seule nous autorise par là même à mener une