Pourquoi des zombies en philosophie, et pourquoi des zombies plutôt que (ou à côté)
des cyborgs ?
Le zombie désigne dans la philosophie anglophone contemporaine un personnage
particulier, pas exactement un mort vivant mais un être qui nous ressemblerait de l’extérieur,
un double de nous-mêmes en quelque sorte, qui serait dépourvu d’expérience intérieure. Nous
avons des comportements observables de l’extérieur mais nous avons aussi, ou nous croyons
avoir, une expérience intérieure. Je serre la main de mon voisin en le croisant sur le palier,
cela il le voit aussi bien que moi, c’est un comportement, mais je peux, en même temps que
je lui serre la main, éprouver de l’amitié ou me souvenir de la musique, ou des cris d’enfants,
la veille tard dans la nuit et ressentir alors une tout autre émotion que, poliment, je ne montre
pas. Cette émotion fait partie — dit-on — de mon expérience intérieure. Maintenant pouvons-
nous imaginer des êtres humains en apparence qui seraient pourtant privés de cette expérience
intérieure, des coquilles vides pour ainsi dire, qui n’auraient que l’apparence d’un humain ? Et, si
c’est le cas, comment savoir que ce voisin auquel je sers la main n’est pas un zombie ?
Dans mon livre, Mon zombie et moi, je prends le « zombie » en un sens encore un
peu différent. Ma thèse est que la fiction, la littérature disons, détermine le possible auquel la
philosophie s’attache. Chacun a l’expérience de lire un roman et de pouvoir alors se mettre à
la place d’un être que l’on aurait d’abord cru impossible. Par exemple, L’Homme invisible. C’est
impossible d’être invisible, comme l’homme invisible, et, pourtant, en lisant le roman de Wells, je
peux imaginer vivre la vie de Griffin. Ma thèse est que, pour interroger le corps, la perception, le
rapport entre l’esprit et le corps, le philosophe doit prendre en compte ces formes de vie que la
fiction rend, en un sens, possibles. Dans cette perspective, un livre de philosophie (mon livre du
moins) comporte deux personnages. Il y a le philosophe qui fait la théorie de ces vies possibles
et cherche en particulier à déterminer quels sont les caractères essentiels du corps, ceux que
l’on ne peut pas réduire par une telle variation imaginaire. Et il y a un double de lui-même que
le philosophe envoie vivre ces vies possibles et les raconter. C’est le zombie, un être infiniment
plastique, qui n’a pas de vie propre mais se prête alors à toutes les métamorphoses possibles.
Puis-je imaginer avoir un corps fait de parties disjointes, un corps disons dont la tête serait
séparée du tronc et vivrait de son côté ? Le corps d’un sujet doit-il ou non être fait d’un seul
morceau ? Nos corps, dans la vie courante, sont connexes, mais est-ce une propriété nécessaire
du corps d’un sujet ? Pour le déterminer, il me faut essayer de décrire de l’intérieur la vie d’un tel
être non connexe. Moi-même, je reste évidemment à mon bureau, d’un seul tenant, c’est mon
zombie qui essaye de se glisser dans ce corps en plusieurs morceaux.
Quel est le rapport de ce zombie à l’image du mort vivant ? Le zombie de la
philosophie « analytique » comme on dit, la coquille vide évoquée au début, est une limite
Pierre Cassou-Noguès
Longue vie aux zombies !