Téléchargez les textes de Thierry Hoquet et Pierre

Pourquoi des zombies en philosophie, et pourquoi des zombies plutôt que (ou à côté)
des cyborgs ?
Le zombie désigne dans la philosophie anglophone contemporaine un personnage
particulier, pas exactement un mort vivant mais un être qui nous ressemblerait de l’extérieur,
un double de nous-mêmes en quelque sorte, qui serait dépourvu d’expérience intérieure. Nous
avons des comportements observables de l’extérieur mais nous avons aussi, ou nous croyons
avoir, une expérience intérieure. Je serre la main de mon voisin en le croisant sur le palier,
cela il le voit aussi bien que moi, c’est un comportement, mais je peux, en même temps que
je lui serre la main, éprouver de l’amitié ou me souvenir de la musique, ou des cris d’enfants,
la veille tard dans la nuit et ressentir alors une tout autre émotion que, poliment, je ne montre
pas. Cette émotion fait partie — dit-on — de mon expérience intérieure. Maintenant pouvons-
nous imaginer des êtres humains en apparence qui seraient pourtant privés de cette expérience
intérieure, des coquilles vides pour ainsi dire, qui n’auraient que l’apparence d’un humain ? Et, si
c’est le cas, comment savoir que ce voisin auquel je sers la main n’est pas un zombie ?
Dans mon livre, Mon zombie et moi, je prends le « zombie » en un sens encore un
peu différent. Ma thèse est que la fiction, la littérature disons, détermine le possible auquel la
philosophie s’attache. Chacun a l’expérience de lire un roman et de pouvoir alors se mettre à
la place d’un être que l’on aurait d’abord cru impossible. Par exemple, L’Homme invisible. C’est
impossible d’être invisible, comme l’homme invisible, et, pourtant, en lisant le roman de Wells, je
peux imaginer vivre la vie de Griffin. Ma thèse est que, pour interroger le corps, la perception, le
rapport entre l’esprit et le corps, le philosophe doit prendre en compte ces formes de vie que la
fiction rend, en un sens, possibles. Dans cette perspective, un livre de philosophie (mon livre du
moins) comporte deux personnages. Il y a le philosophe qui fait la théorie de ces vies possibles
et cherche en particulier à déterminer quels sont les caractères essentiels du corps, ceux que
l’on ne peut pas réduire par une telle variation imaginaire. Et il y a un double de lui-même que
le philosophe envoie vivre ces vies possibles et les raconter. C’est le zombie, un être infiniment
plastique, qui n’a pas de vie propre mais se prête alors à toutes les métamorphoses possibles.
Puis-je imaginer avoir un corps fait de parties disjointes, un corps disons dont la tête serait
séparée du tronc et vivrait de son côté ? Le corps d’un sujet doit-il ou non être fait d’un seul
morceau ? Nos corps, dans la vie courante, sont connexes, mais est-ce une propriété nécessaire
du corps d’un sujet ? Pour le déterminer, il me faut essayer de décrire de l’intérieur la vie d’un tel
être non connexe. Moi-même, je reste évidemment à mon bureau, d’un seul tenant, c’est mon
zombie qui essaye de se glisser dans ce corps en plusieurs morceaux.
Quel est le rapport de ce zombie à l’image du mort vivant ? Le zombie de la
philosophie « analytique » comme on dit, la coquille vide évoquée au début, est une limite
Pierre Cassou-Noguès
Longue vie aux zombies !
aux métamorphoses du zombie au sens où je l’entends. En effet, je ne peux pas imaginer être
un zombie au sens de la coquille vide, je ne peux pas imaginer être dépourvu d’expérience
intérieure. Je peux imaginer m’approcher de cette absence à soi. Par exemple, je me prépare
un café sans y penser, mes gestes donc pendant que j’allume la machine, verse le café dans
l’entonnoir, etc., sont presque ceux d’un zombie mais ce n’est pas que je ne pense plus, c’est
que je pense à autre chose et ne prête pas attention à mes gestes Je ne peux pas imaginer ne
plus penser à rien, n’avoir plus aucune expérience, puisque — c’est ma thèse — imaginer, c’est
raconter une histoire et que, dans cette non expérience, je n’aurais aucune histoire à raconter.
Donc mon zombie peut approcher (comme une série approche sa limite) le Zombie au sens de
la coquille vide mais jamais l’atteindre. Le Zombie, la coquille vide, le mort vivant si l’on veut, est
une sorte de zéro d’expérience que mon zombie ne réussit jamais à atteindre.
Il y a cependant un autre rapport de mon zombie au mort vivant. La situation du
philosophe par rapport au zombie est analogue à celle du joueur par rapport à son avatar
(c’est une idée que je reprends à Mathieu Triclot). Dans les jeux videos, les personnages qu’est
susceptible de prendre le joueur illustrent aussi différentes modalités d’une incarnation possible.
Ces modalités, dans les jeux vidéo, sont, je crois, moins larges que celles qu’ouvre la fiction
littéraire, mais la situation a une structure identique : le philosophe est le joueur, le zombie est
l’avatar, dans la fiction, dans le jeu, l’avatar, c’est-à-dire sinon le mort vivant du moins celui qui vit
parmi les zombies.
Mon zombie étant maintenant défini, et défini par rapport aux zombies dans la figure
qu’on leur donne habituellement, je voudrais m’attacher à le défendre face aux cyborgs. Je
développerai trois thèmes : 1. L’imaginaire non technologique qui sous-tend le zombie ; 2. L’image
de la greffe, ou du branchement, dans le cyborg ; 3. Les deux sens possibles de l’hybridation
organique/inorganique, l’usine automatique et le cyborg.
Dans l’Antiquité, Centaures, Nymphes et Sirènes peuplaient les légendes. Aujourd’hui,
Cyborgs et Zombies sont deux figures majeures de la fiction, peuplant ce qu’on peut appeler les
« videndes » : si la « légende » est « ce qui doit être lu », la « vidende » est « ce qui doit être vu ».
Désormais, les films font partie de la culture fondamentale et leurs personnages habitent notre
monde.
Comme il y a la « cryptozoologie », qui s’intéresse aux espèces que nul n’a jamais
observées et qu’on suppose cachées, il y a une fictozoologie qui anatomise les créatures qui
peuplent la science-fiction. Les fans de fictozoologie ont ainsi disséqué l’alien de Ridley Scott,
ils ont décrit par le menu et compilé en de volumineux traités les différents stades de son
développement : car il s’agit d’une créature bel et bien existante et observable, qui existe out
there. La description et le style positif de l’histoire naturelle confèrent à ces personnages une
vie qui se déroule en dehors de leur milieu (les pellicules cinématographiques). Et l’on peut faire
en 2010 une énumération ou un inventaire des Cyborgs, Robots, Extra-Terrestres, Hybrides,
Mutants — regroupés en classes, genres et espèces —, de même que Thémistocle Lestiboudois
publia en 1819 une monographie complète sur la famille des Cypéracées.
Cependant, Cyborgs et Zombies ne fonctionnent pas de manière symétrique. Les
Zombies, si l’on en juge par les films classiques de George Romero, constituent des masses
anonymes et sans visage dans lesquelles on peut tirer sans réfléchir. Une série comme Walking
Dead ajoute au classique zombie anonyme des zombies dotés d’un visage identifiable, celui
d’un être aimé par le passé — mais tous deux sont prédateurs et dangereux. Mais dès lors que
les zombies ont un visage, s’ouvre la question morale : faut-il ou non les « terminer », pour de
bonnes ou de mauvaises raisons ? Même dans Walking Dead cependant, les « zombies » restent
périphériques : les personnages centraux restent les humains, leurs cas de conscience et leurs
histoires de vivants. Récemment pourtant, les Zombies ont même commencé d’acquérir une
voix, une personnalité ; ils deviennent les personnages principaux de potentielles intrigues
amoureuses (cf. par exemple Warm Bodies).
Du côté du Cyborg, les personnages sont mieux identifiés, individualisés. On doit
cependant disqualifier Terminator qui n’est qu’une mécanique implacable entourée d’une peau
organique qui n’est qu’un faux-semblant : non pas Cyborg mais Robot. En revanche, L’Homme
qui valait trois milliards et RoboCop nous installent dans la thématique Cyborg : chaque fois,
un accident détruit le corps organique, et des puissances économiques, politiques et militaires
s’emparent du cadavre encore palpitant pour en faire le soldat de demain. L’humain est sauvé,
prolongé, mais en même temps perdu puisque récupéré par une grande multinationale souvent
crapuleuse.
Zombie comme Cyborg sont des personnages qui hybrident des dichotomies bien
Thierry Hoquet
Cyborg ou Zombie
connues : humain/post-humain. Du côté du Zombie : mort/vivant, conscient/inconscient,
congénère/prédateur. Du côté du Cyborg : technique/organique, réparation/augmentation,
puissance/servitude.
Il faut, pour les comprendre, les insérer dans une logique des fictions plus générales
où ils sont comparés à d’autres personnages : Mutants, Robots, etc. Ainsi, dans un ouvrage de
2007 (Une histoire de machines, de vampires et de fous, Vrin, 2007), Pierre Cassou-Noguès
analyse « l’homme-machine ». Cet homme machine peut fonctionner, selon Pierre, selon deux
logiques, celle du robot classique ; et celle de « notre » robot, que l’on peut résumer dans le
tableau suivant :
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’ ?
Type de robot « L’autre » pôle
Imaginaire classique
(« Descartes »)
Automate, horloge Le Fou (incarne la parole)
Imaginaire contemporain
(« Nous »)
Calculette impassible,
rationalité.
Le Vampire
(incarne l’émotion, le désir,
l’empathie)
De Descartes à « nous » (mais qui est « nous » ?), dans les structures de l’imaginaire,
les robots ont gagné la parole mais perdu l’émotion. Les androïdes sont désormais « froids »,
non-empathiques. Ainsi, des anciens robots aux nouveaux, s’ouvrirait un nouveau face-à-face :
non plus machine/fou mais machine/vampire. Cyborg n’a hélas aucune place dans ce beau
schéma. Comme un chien dans un jeu de quille, Cyborg vient tout déranger, faire éclater la belle
construction des structures de l’imaginaire.
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