1 HENRI BERGSON 1859-1941 Le bergsonisme est une philosophie atypique en ce qu’elle prend ses distance non seulement avec les productions de la tradition (elle se détourne de la philosophie allemande en général alors que le kantisme domine l’université) mais également à l’égard de l’intelligence philosophique elle-même (rejet des problématiques, des thèses, des notions et du langage) L’idée vraie de la philosophie : La philosophie se caractérise par la précision. Chacune de ses explications doit s’adapter exactement à son objet et donc ne convenir à aucun autre. Deux conditions à cette précision : - la pensée porte sur la réalité elle-même et non sur des symboles censés la représenter. - la pensée doit être d’ordre qualitatif : la mesure est toujours commune, c’est la qualité et non la quantité qui exprime le plus fidèlement l’originalité de chaque chose. La philosophie est une connaissance positive portant sur des faits et non une activité productrice de concepts. Ainsi entendue, la philosophie rejette l’idée de système. La connaissance philosophique est limitée mais non relative, c’est une connaissance des choses en soi. Il n’y a qu’une philosophie, constituée par la métaphysique et son progrès. Penser autrement : Expérience pure et critique de l’intelligence : L’expérience pure, si elle est possible, ne peut être qu’expérience épurée. L’expérience courante comporte de multiples artifices et illusions. La recherche de l’immédiat commence donc par une critique de l’expérience première, laquelle porte essentiellement sur l’intelligence (intelligence commune mais également intellect car entendement et raison ne sont pas de bonnes références philosophiques). L’intelligence a une origine : de même que tous les caractères et aptitudes des vivants, elle est le produit de l’évolution vitale. Sa première signification est d’être une fonction d’adaptation permettant la survie. Originellement, elle est plus pratique que théorique : c’est une faculté fabricatrice d’objets et d’outils. L’objet principal de l’intelligence est donc le solide inorganisé. Elle est la faculté d’établir des liens, de réarranger des éléments préexistants. Elle se meut dans l’espace homogène et infiniment divisible. Ses instruments sont les idées abstraites et générales qui permettent de relier ente elles des réalités par ailleurs différentes ainsi que de donner une apparence de fixité à ce qui ne cesse de varier. Ces caractères requis par l’action, l’intelligence les conserve quand elle se tourne vers la spéculation. La plus grande réserve méthodique s’impose donc à l’égard des démarches de l’intelligence et de leurs résultats. 2 A l’inverse de Descartes qui demande qu’on se détache des sens pour chercher la vérité par l’entendement, Bergson soutient qu’il faut commencer par écarter les représentations de l’intelligence pour espérer rejoindre le réel. L’intuition : L’intelligence n’est pas la seule forme de pensée. Il existe d’autres facultés de connaissance, déposées également par l’évolution de la vie, qui se rapportent directement à la réalité ; l’instinct et l’intuition. L’instinct est comme une intuition qui aurait tourné court et l’intuition comme un instinct qui se serait intensifié et dilaté jusqu’à devenir conscient et susceptible de s’appliquer à toute choses. Sous sa forme achevée, l’intuition est un pouvoir propre à l’homme qui le rend capable d’une expérience pure. Elle n’est pas une faculté de représentation. Plutôt qu la connaissance au sens traditionnel du terme, on parlera de « contact » de « coïncidence ». Elle ne consiste pas dans une réceptivité parfaite de l’esprit mais, à l’inverse, dans un mouvement hors de soi pour se transporter vers l’objet et y pénétrer. L’intuition est « extatique » (Jankélévitch) Chaque acte d’intuition est un commencement absolu, une tension singulière pour rejoindre une réalité à chaque fois unique. C’est en outre un acte simple. Mais la difficulté à atteindre l’intuition la rend rare et nécessairement partielle. Par conséquent, elle ne dispense pas de l’intelligence. D’une part son éveil suppose les interrogations de l’intellect et de l’autre, elle a besoin de lui pour développer ses résultats, les expliciter et les communiquer. L’immédiat : En premier lieu, l’immédiat se reconnaît à ce qu’il enveloppe une intelligibilité sui generis, sans aucune référence à des cadres préalables. Non seulement il est clair par lui-même, n’enferme aucune incohérence et ne suscite aucun problème, mais il possède la propriété d’éclairer tout ce qui se rattache à lui. A la lumière de l’immédiat, les problèmes se dissipent, il faut y voir un des critères les plus sûrs. Dans l’immédiat, le réel se confond avec sa manifestation : « Tout ce qui s’offre directement aux sens ou à la conscience, tout ce qui est objet d’expérience, soit extérieur soit interne, doit être tenu pour réel tant qu’on n’a pas démontré que c’est une simple apparence. » (Essai sur les données immédiates de la conscience) L’empirisme vrai : Bergson se distingue des empirismes traditionnels qui découpent et reconstruisent artificiellement l’expérience, en fonction des exigences de la vie pratique et du langage. De l’expérience, ils n’ont gardé que le nom. L’empirisme bergsonien est radical et intégral en ce qu’il définit l’expérience pure par la perception d’un immédiat et tient cette perception pour l’être même. Dans Matière et mémoire, Bergson parvient à la conclusion suivante : la perception pure nous ferait percevoir la matière non en nous mais en elle. Un mobilisme universel et intégral : L’intuition fondamentale vers laquelle convergent toutes les autres est que l’existence est mouvement, ou plus généralement, changement. 3 Non seulement tout est en mouvement, mais le mouvement lui-même n’est que mobilité et non pas succession d’occupation de l’espace. La transition fait donc toute la réalité du mouvement, elle en est l’essence. La mobilité pure est un acte indivisé et indivisible, le mouvement est une progression continue. Par suite il relève nécessairement d’une synthèse d’ordre mental ; et cela non seulement pour être pensé, mais pour être, tout simplement. Une synthèse de ce genre se réalise grâce à la qualité comme mode de totalisation : la variation qualitative enchaîne en effet les différences sans les confondre ni les séparer radicalement. Ainsi, le bergsonisme est un mobilisme intégral. Le dynamisme est la vérité du réel, l’univers « un jaillissement ininterrompu de nouveautés »(EC) ; et la tâche fondamentale de la philosophie est de penser le « mouvant ». Le devenir est l’être. Pour autant Bergson n’est pas héraclitéen, en ce que son devenir n’est pas anéantissement continuel mais continuation, enrichissement perpétuel La durée « Durée » est le nom donné par Bergson à la perception du temps réel (opposé à la conception commune et scientifique du temps). C’est une « donnée immédiate », absolue, une variation qualitative continue et irréversible : « une succession qui n’est pas une juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. » (La pensée et le mouvement). En outre, la durée est concrète : elle ne forme pas le cadre de tous les changements, mais elle s’identifie au changement lui-même, à chaque fois singulier. Réelle et plurielle, la durée bergsonienne réfute le temps kantien, idéal et unique. La durée révèle une nouvelle figure des rapports e l’u et du multiple, que Bergson appelle « multiplicité qualitative », dans laquelle l’unité et la pluralité ne se séparent et qui consiste dans une succession d’éléments hétérogènes qui s’interpénètrent. Le temps est une multiplicité de ce genre mais c’est également le cas de toute existence successive, de tout changement véritable, de toute réalité. Ainsi la durée fait à la fois ‘unité et la variété profondes du réel, et la philosophie consiste à voir toutes choses sub specie durationis (La pensée et le mouvant). Un nouveau spiritualisme : L’esprit, le moi, la liberté : La durée est d’essence psychique, car elle suppose la conservation et la continuation du passé dans le présent, c’est-à-dire une mémoire. Elle est donc, en premier lieu, la forme sous laquelle l’intuition perçoit la vie intérieure : l’esprit est durée et même n’est que durée. Pour Bergson, ce qui le caractérise au premier chef n’est pas sa capacité de connaître ou de sentir, mais la mobilité, l’aptitude à tirer continuellement de lui-même plus qu’il ne contient. 4 La personnalité désigne ce qui rend chaque individu inimitable et, par ailleurs, lui permet de rester identique à travers ses changements. Bergson distingue le « moi superficiel » et le « moi profond », laquelle distinction correspond moins à deux entités différentes qu’à deux niveaux de la vie psychologique. Le premier est celui de la vie courante tournée vers la pratique (sensations communes, sentiments impersonnels, idées générales etc.). Le second où nous nous plaçons et que nous intensifions quand nous rentrons en nous, est u devenir original dont le changement incessant et imprévisible fait la singularité et la caractère continu l’identité. Le moi réel se confond avec ce dynamisme créateur ; il est la durée intérieure, une certaine qualité de la durée. La personnalité ainsi entendue est ce qui définit précisément et complètement chacun de nous. Elle est aussi ce qu’il y a de plus libre. Personnalité et liberté sont en effet comme les deux faces d’une même réalité dont l’une met en valeur la continuité et l’autre, l’imprévisibilité. Métaphysique de la vie La vie ne se définit pas comme un principe d’organisation interne du vivant mais comme évolution : transition d’une espèce à une autre. Le caractère évolutif ne constitue pas seulement une propriété de la vie qui viendrait s’ajouter aux autres, mais son aspect fondamental et qui l’exprime le mieux : la vie est essentiellement progression d’un individu à un autre ; d’une espèce à une autre ; les formes où elles se réalisent ne sont que des lieux de passage, l’important est le mouvement qui se transmet et la transforme. C’est une force qui transcende les vivants. Elle apparaît comme une force divergente qui à la manière d’un explosif, se projette de façon inégale dans toutes les directions. L’histoire du monde vivant n’est pas rectiligne mais foisonnante et buissonnante. Toutefois, certaines analogies montrent que le mouvement évolutif n’est pas complètement dépourvu d’unité. L’élan vital Il est indispensable de se représenter la vie comme un seul élan, chargé de virtualités multiples, qui s’est partage entre des directions différentes et qui, passant d’une génération à la suivante, est la cause profonde de la création d’espèces nouvelles. Cet élan n’a pas son unité en avant de lui, dans un but déterminé qu’il viserait, mais en arrière, dans son impulsion originelle. La vie échappe aux explications mécanistes et finalistes : elle s’invente dans les espèces. Elle n’est pas cependant un pouvoir anarchique, sans signification. Considérée dans l’ensemble de son évolution, elle apparaît avant tout comme une tendance à agir su la matière brute, un effort pour obtenir de celle-ci plus qu’elle n’est susceptible de produire par elle-même. Action paradoxale qui consiste à susciter dans la matière, qui est l’expression de la nécessité, des organismes capables d’actions de plus en plus indéterminées. L’élan vital se définit donc fondamentalement comme un courant d’énergie créatrice opposé à la matière et dirigé vers la production d’actes libres. Force créatrice, la vie est néanmoins une force limitée : d’abord par la matière, qui est pour elle un obstacle autant qu’un instrument, ensuite par une finitude propre, qui ne lui permet de produire d’emblée out ce dont elle est capable : le principe de l’évolution est lui-même une réalité évolutive, une création continue. Anthropologie 5 L’homme n’est pas u être à part issu d’une origine sublime mais, comme tous les autres vivants, un produit de la vie et de son évolution, au moral et au physique. L’humanité n’est qu’une espèce animale, la dernière apparue au terme de l’évolution sur terre. Cependant, l’homme n’est pas le but de l’évolution, car l’élan vital ne poursuivait aucun objectif précis. Néanmoins, on peut le considérer comme la « raison d’être » de l’évolution sur la terre, non par son organisation physique qui aurait pu être différente, amis par sa signification en tant qu’être moral. L’humanité est la seule espèce en effet, dans laquelle l’élan vital est parvenu à surmonter la résistance de la matière. Sa supériorité, l’homme la doit à celle de son cerveau qui, par sa capacité illimitée à monter des mécanismes opposés les uns aux autres, permet à la conscience de s’intensifier et de choisir ses réponses en se rendant aussi indépendante des automatismes corporels. Mais ce succès, pour une bonne part, reste à l’état de possibilité. En tant qu’espèce en effet, l’humanité infléchit toutes ses facultés dans le sens de l’utilité. Comme toute espèce, elle tend à se conserver et à se répéter, plutôt qu’à continuer d’évoluer. En définitive, ce n‘est pas l’espèce humaine qui est la raison d’être de l’évolution mais ces personnalités morales hors du commun qui, de loin en loin, en émergent. L’ensemble du mouvement de la vie dans les espèces n’a donc pas d’autre sens que de susciter des âmes d’élite capables de replacer leur volonté dans l’élan créateur pour en continuer l’action. Cosmologie et théologie Contrairement à l’opinion la plus répandue qui tient la matière pour une réalité positive incontestable, Bergson n’y aperçoit qu’un processus négatif : « de l’action qui se défait ». En revanche, la réalité positive que la matière ne fait que dégrader est nécessairement une mouvement en direction inverse du sien : par définition, c’est une force immatérielle, correspondant à « de l’action qui se fait », et, par suite, créatrice. Cette force est donc de l’ordre de la conscience ; la matière résulte d’un mouvement originel de conscience qui s’est inversé : « le physique est simplement du psychique inverti » (L’évolution créatrice). Pour produire cette inversion, il n’est pas besoin de l’action d’une cause supplémentaire ou d’une initiative de la conscience qui viendrait contrecarrer le mouvement premier de celle-ci ; la simple interruption de la causalité créatrice suffit pour que surgisse le mouvement inverse : la philosophie du plein se conjuguant avec celle de la mobilité, ce qui ne saurait s’anéantir ne peut, s’il s’interrompt que se renverser. Vie et matière ont même principe : la vitalité en constitue la positivité tandis que la matérialité en manifeste seulement la finitude. La création L’univers est l’ »œuvre d’une conscience créatrice qui se matérialise en cherchant à se réaliser. Le bergsonisme st donc une doctrine créationniste mais qui implique une refonte complète de la notion de création. La création ne s’est pas faite d’un seul coup, une seule fois pour toutes, mais progressivement, et elle continue de se poursuivre. L’univers « n’est pas fait, mais se fait sans cesse » (L’évolution créatrice) Dieu, l’expérience mystique 6 Le Créateur, quant à lui, est en continuité avec son œuvre dont on ne saurait le séparer radicalement : c’est de sa propre croissance que surgit et dure l’Univers. Immanent à sa création, il est, en outre, comme elle, inachevé, en devenir : « Dieu n’a rien de tut fait. » (L’évolution créatrice) Bergson réunit les notions d’immanence et de transcendance. Dieu est bien immanent à l’Univers. Chacun des mondes procède de la vie divine, en est la manifestation positive (l’élan vital) et négative (la matière), et la vie, à l’intérieur de chaque système solaire, ne dure que par l’élan vital qui continue d’agir en celui-ci et qu’on peut considérer, comme Dieu lui-même ou comme sa délégation. Mais, d’autre part, Dieu ne se confond pas avec l’Univers : il ne se réduit pas à chacune de ses créations et au principe interne qui continue de l’animer, ni même à leur ensemble puisqu’il est la « source » incessante de mondes nouveaux. Dieu s’identifie à la supraconscience qui est l’origine et le principe de la vie et de toutes choses ; et il est lui-même vie. L’expérience mystique confirme et surtout, complète l’intuition philosophique de l’élan vital en révélant la nature de Dieu. Le grand mystique aperçoit que Dieu est un élan, cet élan est une émotion, et cette émotion l’amour. L’attribut principal de Dieu n’est ni l’omniscience ni l’omnipotence, mais une capacité prodigieuse et supraintellectuelle d’émotion. L’âme mystique est cette nature idéale que l’amour divin a réussi à tirer de lui-même pour en faire son complément. Le mysticisme introduit ainsi à la vraie morale. Sous toutes ses formes, celle-ci consiste à agir dan le sens de la vie.