Devenez un expert international en 10 leçons

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DEVENEZ UN EXPERT INTERNATIONAL EN 10 LEÇONS
1
FORMATAGES .......................................................................................................................................... 2
2
L'INDUSTRIE DU DEVELOPPEMENT ................................................................................................. 2
3
RELATIVISER LA NOTION D'ECHEC ................................................................................................. 5
4
L'OUTIL METHODOLOGIQUE EST COUPANT ................................................................................ 8
5
L'EXPERT EST UN CREATIF QUI INVENTE DES BESOINS .......................................................... 9
6
L'EXPERT ET LA SOCIETE LOCALE ................................................................................................ 11
7
L'EXPERT ET LA MODE ....................................................................................................................... 12
8
PREPARER L'EXPERT A JOUER SON ROLE DANS LA REPRODUCTION SOCIALE ............ 13
9
INSTAURER LE REGNE DE L'URGENCE ......................................................................................... 15
10
APPRENEZ A ECRIRE "MAC DO" ! ................................................................................................... 16
11
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................................... 20
Préambule.
Du fait de ma trajectoire professionnelle1, j’ai acquis une culture de terrain qui privilégie le récit
pour sa transmission. L'aménageur, lorsqu’il participe à une telle culture orale, c'est aussi un
conteur et c'est par des récits que se transmet son expérience professionnelle.
Je ne suis pas très doué pour le dessin, sinon j’aurais volontiers pris exemple sur des bandes
dessinées comme "Le Baron noir", de Got et Pétillon. Séduit par la provocation cynique du
livre de Jonathan Swift intitulé "Modeste contribution pour empêcher les enfants des pauvres
d'être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public", j'ai plutôt
cherché mon inspiration chez cet auteur.
A ma sortie de l'Ecole Nationale des Eaux et Forêts, j'étais fasciné par les mécanismes de la
reproduction et j'ai failli me spécialiser en génétique forestière. J'éprouve maintenant un intérêt
comparable pour le déroulement de la reproduction sociale ; je suis partagé entre l'admiration
pour la subtilité des mécanismes et l’indignation face à ses effets. J’utilise la provocation pour
faire passer ce que je ressens, je pense que l'humour noir et le cynisme ont leur place pour
décrire les mécanismes de la reproduction sociale.
1
Ayant eu une formation initiale d'agronome et de forestier, j'ai surtout été actif dans le
domaine de la gestion des ressources naturelles : irrigation, gestion des risques, érosion des
sols, aménagements de rivières, etc.
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Parfois, face à des mécanismes qui me semblent si bien huilés, un sentiment d'impuissance me
fait croire qu'à part faire la révolution, il n'y a pas de solution. Mais, d’un autre côté, une grande
diversité de petites innovations sont inventées localement pour construire des enclaves de sens,
des îlots. Le récit d'expériences professionnelles permet de restituer ce foisonnement, d'en
faciliter le partage, bref il participe à la résistance au quotidien face à des délires collectifs.
1 FORMATAGES
Mais revenons à la formation. Les établissements formant les agronomes sont-ils en mesure de
mettre sur le marché des « produits » adaptés aux besoins actuels des agences de
développement ? Je suis conduit à en douter. Je me réfère à la succession de formatages et
reformatages que j'ai subi lors de ma carrière afin de m'adapter tant bien que mal à un marché
en évolution rapide.
En effet, formaté initialement à Nancy comme "forestier étatique, modèle fin du 19ème siècle",
je n'ai ensuite pas eu d'autre choix que d'assimiler la culture professionnelle "ingénieur de
terrain, modèle Génie Rural, milieu du 20ème siècle", lors des années passées en Direction
Départementale de l'Agriculture et de la Forêt. Conduit plus tard à travailler dans des pays du
Sud, j'ai compris que, si l'on peut reformater souvent une même disquette sans que cela ne pose
un problème, il n'en va pas de même pour un individu. En effet, ma transformation en un
rouage de l'industrie du développement, telle qu'elle se mettait alors en place dans ces pays du
Sud, fut longue et connut bien de ratés. Aujourd'hui encore, je ne suis pas encore sûr que tous
les bugs ont disparu, et j'ai parfois l'impression de n’être qu’une Bêta-version d'expert
international.
Alors que le format de Microsoft est devenu un standard en informatique, pour le plus grand
bien des utilisateurs et encore plus pour celui de Bill Gates, est-il tolérable qu'en matière de
formation, il subsiste encore autant de formats pour les produits mis sur le marché du travail
que de formateurs ? La réponse est non, bien évidemment. Reste la question du choix du
standard à adopter. En ce début de troisième millénaire, le marché doit être le seul juge en la
matière, cela va de soi. La question fondamentale est celle-ci : comment adapter la formation
aux véritables besoins de cette industrie, afin de produire des agronomes disposant des
caractéristiques nécessaires pour devenir des experts internationaux appréciés ? Le
développement durable est une affaire trop sérieuse pour que la préparation de ses futurs agents
soit laissée au bon vouloir des seuls enseignants, une vraie étude de marché est une nécessité
absolue.
2 L'INDUSTRIE DU DEVELOPPEMENT
L'industrialisation du développement est plus facile quand les écarts (en termes de pouvoir, de
richesse ou de culture) sont importants. Nous avons de bonnes raisons d'être optimistes en ce
qui concerne la poursuite de l'évolution actuelle, car la plupart des indicateurs sont au vert. Les
écarts entre les pays développés et ceux appelés "en voie de développement" se creusent,
comme le montrent les statistiques disponibles.
Au sein de la plupart des pays du Sud, les riches deviennent plus riches et les pauvres, plus
pauvres. Accumulation et paupérisation progressent la main dans la main. Les sociétés locales,
affaiblies par la dissolution du lien social, ont plus de mal pour se faire entendre, faute de porteparole disposant d'une autorité suffisante. Elles n'ont pas les moyens de perturber l’imposition
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du sens du développement produite par les personnes qualifiées, je veux dire les experts. Ainsi,
le creusement d'écarts en tous genres nous permet de prévoir que la demande d'experts
internationaux efficaces va encore croître dans les années à venir. Il faut que la formation
réponde à ces besoins.
Le rideau de fumée doit disparaître.
L'avènement de la loi du marché est une réalité incontournable, il faut le répéter encore et
toujours. Seuls réussiront à devenir des experts internationaux recherchés les agronomes qui
sauront participer à cette évolution inéluctable au lieu de se laisser séduire par les sirènes
passéistes.
De nos jours, la marchandisation du développement est d’une évidence aveuglante, ce qui lui
permet trop souvent de passer inaperçu. L'expert qui inscrit son action dans cette logique
dispose d'un avantage comparatif par rapport aux retardataires. Il ne se contente pas d'exploiter
passivement les nouvelles modalités du développement. Non, avec discrétion et efficacité, il
sait en favoriser l’industrialisation et amorce ainsi un cercle vertueux dont il est à la fois un
rouage et un bénéficiaire.
Mettre de l'huile dans les rouages de la reproduction sociale.
Rappelons quelques aspects du rôle social de l'expert international. La plupart des
gouvernements ont compris que la modernisation de l'agriculture de leur pays demande une
répartition judicieuse des ressources publiques. Les aides substantielles seront réservées aux
seuls agriculteurs méritants, à ceux qui se sont engagés résolument dans une agriculture
moderne, voire industrielle. Ils sont les enfants chéris du pouvoir, qu'en retour ils ne manquent
pas de soutenir dans les moments difficiles. La formule "A chacun selon son mérite" conduit
ainsi naturellement à la formule "L'argent va à l'argent" et rend ceux qui n’ont pas de mérites
responsables de leur triste sort.
Les agriculteurs sans mérites sont les plus nombreux et, pour comble de malchance, ils ont pris
la mauvaise habitude de s'installer sur les terres les plus ingrates du pays. Ce n'est quand même
pas la faute du gouvernement ! Dans les zones d'arrière-pays qu'ils privilégient, ils constituent
certes des réservoirs de main d'œuvre bon marché, ce qui est intéressant pour le développement
d'industries compétitives sur le plan mondial. Mais les paysans de ces zones marginales sont
aussi des fauteurs de troubles potentiels. Certes, des études dignes de foi ont montré qu'à la
campagne, lorsque les conditions deviennent extrêmes, les pauvres préfèrent mourir avant de se
révolter, alors que l'on observerait plutôt un choix inverse chez leurs confrères urbains. Un tel
constat permet de relativiser le risque que posent ces populations ingrates, mais ce n'est pas une
raison pour le négliger.
Certes, si ces agriculteurs sont marginalisés, c’est d’abord du fait de leur incompétence et de
leur mauvaise volonté et il faut se méfier d’un excès de sensiblerie à leur égard. Un
gouvernement rationnel évite résolument de gaspiller avec eux les ressources économiques dont
les vrais agriculteurs ont un besoin urgent, eux qui se comportent en entrepreneurs dynamiques
et participent à la modernisation du pays.
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Un gouvernement soucieux de stabilité doit parfois recourir à la répression pour maintenir à
leur place les trublions qui ne comprennent pas les dures contraintes de la modernisation. Il n'y
a pas de progrès économique possible sans un maintien de l'ordre social efficace. Cependant,
investir dans la seule répression est insuffisant, voire même quelque peu ringard. D'autres
interventions plus modernes doivent compléter le dispositif de contrôle de la situation.
A défaut d'une aide économique substantielle, les agriculteurs non méritants seront privilégiés
lors de la distribution de rémunérations symboliques. Les économistes, je parle ici de ceux qui
sont réalistes, sont d'accord pour affirmer qu'une telle substitution est rentable.
Ainsi, les petits paysans pauvres doivent être mis à l'honneur. Dans le discours officiel, leur
développement harmonieux sera présenté comme une préoccupation prioritaire du
gouvernement. De même, la lutte contre une paupérisation intolérable constitue une urgence
absolue. L'expert international devra disposer d'une collection à jour de formules ad hoc et, si
besoin, il les mettra à la disposition du gouvernement avec lequel il travaille. En effet, les
formules s'usent lorsqu'on s'en sert ; autrement dit, leur obsolescence est rapide, leur durée de
vie est faible. Le remplacement de celles qui sont usées par de belles formules toutes neuves
incombe à l'expert. Malheureusement, il est souvent mal préparé à cet aspect de son travail de
par la formation actuelle, ce qui est inadmissible.
L'expert participe à une œuvre d'intérêt général.
Pour crédibiliser ce discours, le gouvernement doit l’accompagner par quelques menus
investissements sur le terrain. Et là aussi, l'expert s'avère précieux. Il sait rédiger d’ambitieux
plans de développement pour les zones défavorisées, des plans qui valorisent l’expérience
acquise et prennent en compte les derniers concepts du développement durable. Mieux que
quiconque, l’expert sait parler avec autorité au nom des populations démunies pour formuler un
plan de développement intégré, participatif et durable.
Pour formuler un tel plan, il transforme tout problème rencontré sur son chemin en une simple
question de techniques et de mentalités et élimine en douceur la dimension politique. Son
interprétation de la situation discrédite les analyses qui voient des liens entre la paupérisation
(et la dégradation des ressources naturelles qui l’accompagne) dans les zones défavorisées et
l'accumulation de richesses observée ailleurs. Il coupe l'herbe sous le pied à ceux qui s'obstinent
à mettre du politique partout et contribue ainsi à l'élimination des ferments révolutionnaires. Cet
art de la formulation du problème n’est pas à la portée de n’importe qui, il s’apprend. Et
pourtant, aussi incroyable que cela peut paraître, aucun programme de formation ne prévoit un
cours sur la nécessaire dépolitisation de la question du développement. Ce n’est pas sérieux.
L'expert met ainsi l'autorité scientifique et morale de l'agence internationale qui l'emploie au
service de la crédibilité du gouvernement en place, entièrement au service des laissés pour
compte, cela va de soi. Il en améliore la légitimité, il se porte garant de sa bonne volonté.
L'expert international, c'est un gentil : il est rempli de bonnes intentions, son intervention est
déterminée par la seule recherche du bien de la population dont il veut faire le bonheur. Il se
pense comme un père pour elle.
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De cette façon, l'expert participe à une œuvre d'intérêt général. J'adopte ici la définition usuelle
de cette expression : l'intérêt général est défini par rapport à ceux qui méritent que l'on
s'intéresse à eux. Seuls des rêveurs irresponsables "pensent" que l'on pourrait faire plaisir à tout
le monde, si l'on peut appeler cela penser. Ces utopistes sont scandalisés lorsqu’on s'intéresse
"pour de faux" aux agriculteurs dépourvus de mérites, ils parlent même de cynisme, alors qu’il
y a des situations où il est nécessaire de juste faire semblant. Laissons-les donc à leurs rêveries.
L'essor des guides méthodologiques est un indicateur de l'avènement du nouvel expert et de la
disparition de l'aménageur "artisanal", dont il conviendra néanmoins de conserver quelques
spécimens dans les ethnomusées comme témoins du temps jadis. Car, finalement, ce dernier est
une figure plutôt originale, avec son obsession surannée de la pratique du terrain et sa capacité à
gaspiller son temps dans de longues discussions avec ceux qui ne sont même pas ses pairs. Sa
modestie est excessive ; il se contente de faire lentement mûrir des projets d'une taille ridicule.
Son adaptation au travail dans le monde moderne est difficile. Il n'a pas sa place dans une
société où il faut se battre sans cesse, où le temps est devenu une ressource rare et où celui qui
ne sait pas voir grand est condamné à disparaître.
Les perspectives de l'expertise internationale.
Certes, il n'y a pas de place pour l'expert international confirmé lorsque les défenses
immunitaires d'une société locale sont efficaces et lui permettent de faire le tri entre le "soi" et
le "non-soi", d'assimiler les éléments étrangers ou de les rejeter. Les conditions sont
défavorables à la prise de pouvoir de l'expert qui tire profit d'une compétence technique pour
parler au nom des "populations" sans être mandaté politiquement par elles.
La production artisanale du développement reste la règle là où les contre-pouvoirs sont
vigoureux. Le développeur assume alors sa fonction de représentant de l'Etat et il en défend les
préoccupations ; parallèlement, il représente aussi le point de vue technique. C'est un acteur, il
est dans le jeu, et non pas au-dessus ou à côté. Les projets résultent alors de véritables
négociations entre cet aménageur et les représentants de la société locale. Le rapport de forces
entre celle-ci et l'Etat interdit l'ingérence dans les affaires locales. Ce n'est pas à l'aménageur de
définir la vision d'avenir de cette société, de dire avec paternalisme ce qui serait bien pour elle
et ce qui ne le serait pas. Les élus sont là pour cela et ils le lui font savoir. Il n’y a pas de place
pour un expert international.
Mais il n’y a pas d’inquiétude à avoir : dans les pays du Sud, la déstructuration des sociétés
locales se poursuit grâce aux efforts conjoints des pouvoirs nationaux et des institutions
internationales. Les experts confirmés ne risquent pas de connaître le chômage.
3 RELATIVISER LA NOTION D'ECHEC
Echecs des projets et marketing.
Tout argumentaire vendant une nouvelle méthodologie commence par une description de
l'échec des actions de développement qui ont été conduites jusqu'alors. Ce rituel s'impose aussi
aux représentants des disciplines scientifiques qui cherchent à améliorer leur part de marché en
matière d'études préalables aux projets de développement.
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Une telle insistance sur les échecs s'inscrit dans une stratégie de marketing destinée à
promouvoir de nouveaux produits sur un marché encombré. Concurrence oblige, seul le
producteur qui décrit de façon dramatique l'accumulation des ratages précédents a une chance
de vendre son remède miracle. Mais la fréquentation de terrains ayant bénéficié d'actions de
développement me conduit à une vision nuancée de leurs effets.
L'exemple de la Conservation des Eaux et des Sols.
Prenons l'exemple des projets de Conservation des Eaux et des Sols (ou CES). Quitte à
contredire les pessimistes qui voient des échecs partout, la plupart des projets de CES marquent
durablement le paysage. De gros ouvrages de génie civil (canaux de contour, banquettes en tous
genres, terrasses) sont réalisés à la pelle et à la pioche ou au bulldozer. Ils restent visibles de
longues années sur les versants, même pour un regard non exercé. Une réserve : la durabilité de
ces aménagements n'est assurée qu'à condition qu'ils aient été implantés sur des versants où
l'érosion est absente, ou, pour les seuils, dans des ravins "éteints", pour reprendre l'expression
des forestiers.
Prenons un versant où l'érosion est active. Dans un premier temps, les aménagements mis en
place restent en l'état, tout va bien. Lorsque la première grosse pluie arrive, les ouvrages
retiennent d'abord l'eau de ruissellement, ce qui est bien l'objectif recherché. Mais on observe
vite des débordements intempestifs, du fait de la mauvaise volonté des paysans qui oublient
d'entretenir les canaux de contour, banquettes et murettes mis en place. A leurs yeux, l’intérêt
principal de ces ouvrages est de leur permettre de profiter de salaires pendant leur construction.
En l’absence d’entretien, les ruissellements concentrés conduisent à la disparition des
aménagements, parfois appelés "biodégradables" pour cette raison. Bien pis, le ravinement
s’accélère sur le versant aménagé, ce qui permet de le reconnaître de loin.
Dans les ravins, le scénario est similaire. Des seuils en maçonnerie de pierres sèches ou en
gabions sont construits dans les ravins. Ils disparaissent après les premières crues quand ils sont
malencontreusement construits là où le ravinement est actif. Leur entretien est trop coûteux
pour les modestes budgets des paysans riverains, et en plus ceux-ci ne comprennent pas pour
quelles raisons ils devraient s'en charger. Quant à l’administration nationale en charge de la
lutte contre l’érosion, elle peine déjà à assurer la contrepartie nationale des projets financés par
les bailleurs de fonds. Alors, il faudrait en plus assurer l’entretien des ouvrages ? Non, c’est de
l’utopie pure. Ainsi, les processus d'affouillement, de contournement et de destruction
s'aggravent à chaque crue et finissent par rendre à la ravine son aspect initial.
En matière d'actions de conservation des sols, il faut aller à l'encontre d'une idée trop répandue :
il est inexact que tous les projets entraînent une aggravation de l'érosion dans le secteur traité.
Lorsque les zones d'intervention comme les techniques ont été judicieusement choisies, l'impact
d'un projet sur l'érosion peut parfaitement être nul.
En se basant sur des observations de terrain, il semble que les effets obtenus par d'autres types
de projets de développement soient similaires et nous interdisent dans la majorité des cas de
simplement parler d'échecs. Les effets des actions de développement correspondent rarement à
ce qui avait été prévu, mais c'est aussi ce qui fait le charme de ces actions, même si à notre
époque peu de personnes savent encore se laisser surprendre.
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L’évaluation des projets, une technique perfectible.
L’évaluation d’un projet ressemble souvent à une sorte de promenade touristique. La
sophistication des manuels d’évaluation permet à l’évaluateur de ne rien voir des signes qui
annoncent la ruine prochaine du projet réalisé. Il est en effet invité à venir se perdre dans les
détails.
Les manuels qui organisent l’évaluation ne disent rien des effets du projet sur la reproduction
sociale, sous prétexte que les objectifs correspondants ne figurent pas dans les documents du
projet. C'est vrai, mais il faut être naïf pour croire que l'on peut décrire ces objectifs dans des
documents qui peuvent tomber entre les mains d'éléments subversifs prompts à dénigrer l'action
du gouvernement comme celle des organisations internationales.
Le travail de l'expert confirmé devient intelligible si nous considérons que les effets
fondamentaux d’un projet sont ceux qui concernent la reproduction sociale, les autres étant
considérés comme des effets secondaires. L’évaluateur décrit comme un succès un projet de
développement qui aura un peu accéléré la dégradation des ressources naturelles et même
aggravé les inégalités au sein de la société locale ? Soit, il a tort pour un observateur superficiel,
celui qui attache trop d’importance aux objectifs affichés du projet. Car cet évaluateur a mille
fois raison si nous savons aller au-delà des apparences et prendre en compte ces objectifs qui
n’ont pas besoin d’être explicités pour exister. Du point de vue de la reproduction sociale, la
plupart des projets sont bien des succès. Et c’est cela qui est important.
Soyons sérieux : si les écarts faramineux observés entre les objectifs affichés par les projets et
les résultats observés sur le terrain constituaient un vrai problème, croyez-vous qu'on laisserait
l'industrie du développement fonctionner comme elle le fait depuis tant de décennies ? Pensezvous que les responsables politiques nationaux et ceux des agences de développement se
laissent aussi bêtement berner par le marketing des méthodologues, lorsque ceux-ci affirment
avoir enfin trouvé la bonne formule, celle qui lave plus blanc que blanc, autrement dit, celle qui
prend enfin en compte les véritables raisons des échecs ? Bien sûr que non, ce serait faire injure
à l'intelligence des autorités qui nous gouvernent. Pour leur rendre justice, il faut évaluer
l'efficacité des projets à l'aune des processus d'accumulation qui, grâce à eux, se perpétuent plus
facilement.
Même si la situation actuelle est assez satisfaisante, je pense que la formation des agronomes
doit être repensée en matière d’évaluation. Le risque existe qu’un évaluateur peu consciencieux
oublie de respecter la méthodologie d’évaluation prescrite et passe plus de temps sur le terrain
que ce qui est souhaitable. Certes, son rapport sera probablement neutralisé par la hiérarchie
pour manque de professionnalisme et volonté de dénigrement systématique. Il n’empêche, le
risque n’est pas nul. Il appartient à la formation d’anticiper sur ce risque et de faire comprendre
aux évaluateurs la vraie nature de leur mission, d’aider les agronomes à se mettre au service du
développement de façon lucide et efficace. Beaucoup de chemin reste à parcourir.
Dans une telle perspective, l'évaluation d'un projet pose quelques problèmes délicats. Il est
assez facile de comparer les linéaires ou les volumes d'ouvrages réalisés par ce projet avec ceux
prévus, même si, dans bien de cas, peu d’aménagements sont reportés sur un plan. Il suffit de ne
pas perdre trop de temps sur le terrain. Un évaluateur chevronné va aussi oublier que les
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objectifs étaient également formulés en termes de "dynamiques de développement" ou
"d'appropriation des techniques". Ce n’est pas difficile.
Par contre, il sera plus difficile d'évaluer les effets fondamentaux du projet, ceux qui ne figurent
pas dans son document de référence. En effet, comment mesurer l'amélioration de la légitimité
d'un gouvernement qui pratique ce que les économistes appellent avec pudeur une politique de
développement dualiste ? Comment estimer le rôle d'un projet dans la disqualification des
fauteurs de troubles, de ceux qui ne veulent pas apprécier les mérites de la politique de
développement mise en oeuvre, sous prétexte qu'elle lèse leurs intérêts ? Comment évaluer sa
place dans le dispositif de contrôle politique de régions turbulentes ? Bref, comment mesurer
son rôle dans la lubrification des mécanismes de la reproduction sociale ? Nous restons sur
notre faim en ce qui concerne une méthodologie d'évaluation pertinente. C'est dommage, car
ainsi, il est difficile de rendre justice au travail de l'expert international expérimenté et de
montrer, chiffres à l'appui, avec quelle efficacité son action sert l'intérêt public.
Regrets…
Pour mon malheur, j'ai bien connu ce mode de production artisanal, en particulier au début de
ma carrière professionnelle. J'ai été formaté comme "aménageur de terrain" et j'ai fini par
prendre goût aux charmes de la conversation, à la fois avec le terrain physique et avec les élus.
Mais par la suite, quand j'ai commencé à travailler dans des contextes qui, eux, exigeaient
l'industrialisation du développement, je n'ai pas su prendre le virage, je ne suis pas devenu un
élément moteur de la modernisation des pratiques. Bien pis, j'ai cherché à préserver les
archaïsmes d'une culture professionnelle dépassée. Je fais aujourd'hui mon autocritique et, s'il
faut faire publiquement amende honorable pour être pardonné, je suis prêt à le faire.
Il y a quand même une morale. Je n’ai pas fait une brillante carrière d'expert international, celui
que les institutions en charge du développement se disputent âprement (et paient
généreusement, cela va sans dire). Cependant, à quelque chose malheur est bon. Mes tentatives
maladroites pour freiner une évolution inexorable m'ont aidé à comprendre l'impérieuse
nécessité de la modernisation du développement et les bienfaits de la loi du marché. J’aimerais
valoriser l'expérience ainsi acquise et aider les enseignants à adapter la formation dispensée aux
nouvelles réalités
4 L'OUTIL METHODOLOGIQUE EST COUPANT
Un véritable expert construit et impose une vision de la situation qui pose un problème. Il prend
comme point de départ les "produits" qui sont proposées par l'industrie du développement pour
définir le diagnostic. Ainsi, il met en évidence les besoins qui correspondent aux produits
disponibles en rayon. A quoi bon construire à grands frais un diagnostic qui colle à la réalité
locale s'il fait apparaître des demandes que vous ne pourrez pas satisfaire et si, de plus, il vous
laisse sur les bras les produits que vous devez vendre ? En outre, la démarche du véritable
expert est économique, car elle facilite une production standardisée des diagnostics. Partir des
solutions pour définir la nature du problème, tel est l'un de ses principes de base.
Le tri sélectif dans les nombreux aspects d'une réalité sociale touffue, pour ne retenir que ce qui
est utile pour le marketing des solutions disponibles en rayon, demande beaucoup d'énergie.
Mais, heureusement, la "littérature grise" disponible offre les avantages du précuit et économise
un temps précieux. Les documents déjà rédigés par des experts dans le cadre de projets, dans le
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pays considéré ou ailleurs, sont là pour vous faciliter le travail. Un expert débrouillard saura se
procurer les fichiers informatiques des documents les plus appréciés par le bailleur de fonds qui
l’emploie, ce qui lui permettra de tirer profit des avantages du "copier-coller".
La littérature grise fait gagner du temps.
La littérature grise permet à l'expert de profiter du travail accompli par ses prédécesseurs.
Néanmoins, il est bon qu'il maîtrise lui aussi l'art de la réduction. Son travail est alors
comparable à celui du chirurgien. D'abord, il doit identifier ce qui est utile pour assurer la vente
des produits en rayon. Ensuite, il coupe ce qui gêne et fait disparaître les aspects de la situation
qui ne présentent pas d'intérêt pour son marketing. Un outil méthodologique bien aiguisé
transforme une situation complexe en un problème à deux dimensions, qui ne comporte plus
que les aspects technique et éthique (les "mentalités"). Les autres aspects passent à la trappe.
L'expert domestique ainsi le réel, il le met en forme pour permettre à l'industrie du
développement de fonctionner dans de bonnes conditions. Cette création d'une réalité
standardisée, aseptisée et fonctionnelle nécessite un travail de déréalisation qui ne s'improvise
pas. Il est regrettable que la formation initiale de l’agronome ne lui soit d'aucun secours sur ce
point.
Une telle domestication n'est jamais complètement acquise et l'expert expérimenté protège son
interprétation contre une intrusion sauvage du réel. Il entretient la conviction qu'un projet
participe d'abord et surtout à la guerre contre la pauvreté et que le reste est (mauvaise)
littérature. La formation devra le préparer à cette tâche, en particulier en lui fournissant une
collection de figures de rhétorique permettant de répondre aux mises en cause les plus
courantes.
5 L'EXPERT EST UN CREATIF QUI INVENTE DES BESOINS
Une fois le travail de découpage et de gommage terminé, l'expert devient un créatif. Il explique
le problème rencontré en invoquant ce qui fait défaut aux acteurs sociaux, il construit et impose
des systèmes de manques, il parle de déficits, de faiblesses, d’absences etc. Il profite d'une
relation de pouvoir dissymétrique. Cette construction des vides à remplir permet de définir des
besoins à combler par le projet.
La création de systèmes d'ignorance, ancienne version.
Jusqu'aux années 80, l'exercice était relativement facile, car seuls les petits paysans étaient
définis par tout ce qui leur manquait lors de la construction d'une problématique de
développement. La faible productivité agricole et la dégradation des ressources naturelles
étaient imputées à leur ignorance, à leur mode de pensée dépassé et à leur manque de
motivation.
Cependant, un discours grandiloquent plaçait sur un piédestal les populations et permettait de
créer un nuage de fumée qui endormait la vigilance. Le Paysan comme essence immuable était
porté aux nues, ce qui permettait de dénoncer d'autant plus facilement la mentalité déplorable
du paysan réel. Mais ce discours finissait à la longue par perdre ses vertus. L'expert, ce
chirurgien spécialiste en coupures méthodologiques, devait parfois travailler sans anesthésie.
Son art ne pouvait s'épanouir que là où il était mis au service d'un pouvoir fort, là où les
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distances sociales entre ceux qui sont en haut, du côté du pouvoir, et les autres, ceux que l'on
développe, étaient suffisantes pour que le bruit fait par ces derniers ne vienne pas troubler le
bon déroulement des opérations.
La création de systèmes d'ignorance, nouvelle version.
La situation a évolué depuis cette période. Dans les pays développés, une opinion publique
généreuse, peut être, mais utopique et portée à la sensiblerie, s'est émue du sort réservé aux
paysans soi-disant "laissés pour compte", alors qu'après tout ils n'avaient que ce qu'ils
méritaient. De toute façon, il est inexact de dire qu'ils étaient simplement abandonnés à leur
sort : leur dénuement était bien au contraire le sous-produit d'une politique de développement
réaliste et efficace. Les média portent leur part de responsabilité dans cette mobilisation
intempestive de l'opinion publique. En diffusant des images de famine, parfois même à des
heures de grande audience, la télévision a mis les gouvernements et les experts internationaux
dans l'obligation de renouveler les dispositifs qui assuraient la reproduction sociale.
Dorénavant, toute violence, même symbolique, exercée sur des paysans démunis sera prohibée,
tout au moins dans les discours : "le paysan a toujours raison, il est placé au cœur du
développement, il est associé à tous les stades de l'élaboration d'un projet de développement et
sa participation incontournable constitue l'une des conditions majeures du succès". Les experts
sont les prêtres de la nouvelle religion révélée aux hommes d'ici bas lors du Sommet de la Terre
de Rio, ils doivent en assurer la diffusion urbi et orbi. Ce rôle est exaltant à une époque où la
religion est plutôt une valeur en baisse.
La disqualification de l'aménageur national.
Ce nouveau credo n'est partagé qu'avec tiédeur par les aménageurs des pays du Sud qui sont les
bénéficiaires des projets de développement. En cachette, ils continuent à adhérer à l'ancienne
vision des choses. Pour les paysans, la réalité des projets a peu changé depuis la conversion des
experts à la nouvelle religion. Ainsi, les grandes messes participatives n'ont pas bouleversé le
déroulement habituel des projets. Cela est du reste assez logique, puisque la fonction principale
du nouveau discours est une meilleure gestion de l'opinion publique des pays riches, les seuls
qui peuvent se permettre le luxe d'en avoir une.
Le nouveau credo modifie la répartition des rôles en matière d'exercice de la violence
symbolique. L'aménageur de terrain reste comme auparavant chargé du travail de base et il
continue souvent à définir les paysans par tout ce qui leur manque, même si maintenant, il
exprime moins ouvertement ses pensées. De son côté, l'expert international ferme les yeux sur
des pratiques d'aménagement qui ne respectent pas les nouveaux dogmes pour peu que la forme
soit respectée et que la nouvelle liturgie bénéficie de toute la pompe nécessaire, par exemple
sous la forme de larges et fréquentes réunions de concertation et de la création de moult
comités. En même temps, la résistance des aménageurs nationaux aux nouvelles croyances
facilite la construction du système de manques qui les caractérise eux. L'expert international les
constitue en nouvelles cibles de la violence symbolique et cherche à développer leur prise de
conscience afin de les faire adhérer à la nouvelle religion. Ainsi, il se pense comme le meilleur
porte-parole des populations opprimées.
Ainsi, au nom d'un nouveau professionnalisme, l'expert disqualifie les compétences et les
"savoir-être" antérieurs des aménageurs nationaux pour leur imposer une nouvelle identité.
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C’est un exercice difficile. A la décharge des aménageurs récalcitrants, il faut reconnaître que
les experts expliquent rarement qu'il ne s'agit que d'un jeu, qu'il leur faut assumer un mauvais
rôle lorsque l'intérêt supérieur de la reproduction sociale le commande. On ne le leur demande
pas de changer leur pratique, mais juste de faire un peu semblant et d'organiser avec un
minimum de conviction quelques cérémonies relevant du nouveau culte. Ce n'est quand même
pas la mer à boire !
Il est impératif de mieux préparer l'expert international aux modalités de l'injection des
nouvelles normes. Cela permettrait de réduire les tensions souvent observées au sein d'une
même équipe de projet et de dépasser les malentendus entre des personnes qui ne comprennent
pas qu'elles jouent le même jeu, mais dorénavant avec des rôles différents.
La violence de l'expert n'est pas gratuite.
Contrairement à ce qu'insinuent de mauvaises langues, l'expert ne pratique pas la violence par
pure méchanceté. Il supporte mal la violence gratuite, fut-elle symbolique. Pour lui, l'imposition
d'un système de manques, de déficiences, d'ignorances et de faiblesses ne constitue pas un
objectif en soi, mais un simple moyen. Sa violence est fonctionnelle, elle est nécessaire pour
donner du sens à son interprétation de la situation et ainsi couper l'herbe sous le pied aux
analyses concurrentes qui iraient invoquer des déterminismes que l'expert a justement pour
mission d'évacuer.
6 L'EXPERT ET LA SOCIETE LOCALE
L'expert disqualifie les représentants de la société locale dans les cas où le gouvernement
national n'a pas achevé le travail de démantèlement de cette dernière. Détenteurs d'une autorité
qui n'a pas sa source dans le bon vouloir du pouvoir central, les représentants du local
pourraient perturber les relations directes que le projet établit avec la population. En particulier,
ils servent de relais, voire d'amplificateurs, aux résistances suscitées par l'imposition du sens
que nécessite la définition d'un projet de développement.
La société locale a du mal à assimiler le changement, son autonomie se dégrade, la
déstructuration la guette ? Eh bien, démantelons les structures qui tiennent encore debout.
Evaluées à l'aune des principes du développement durable, elles ne valent pas grand chose.
Faisons table rase de ce qui existe pour jeter les bases d'une société moderne et rationnelle !
C'est une tâche plus exaltante que de bricoler ces structures dépassées, de tenter de restaurer ce
qui subsiste d'une société en déclin. Le raccommodage de vieilles chaussettes, c'était bon à
l'époque de nos grandes mères, quand la vie s'écoulait comme un long fleuve tranquille.
Maintenant, soyons modernes : nous vivons à l'ère du fast food, du zapping et du jetable.
Les slogans de l'expert pourraient être "N'ayons pas peur de tirer sur une ambulance" ou encore
"Sachons jeter le bébé avec l'eau du bain". Mais il doit avancer masqué, il évitera de dire cela
en public. Une telle franchise, c'était bon il y a un quart de siècle, quand, pour ne prendre qu'un
exemple, un ministre de l'agriculture du Shah d'Iran, Mr. Rouhani, disait que si cela ne tenait
qu'à lui, il concentrerait toute la vie rurale iranienne dans des agrovilles situées dans les
quelques plaines irriguées à l'aval des barrages et prendrait des mesures pour accélérer le
déménagement rural partout ailleurs.
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Un tel discours est dépassé. La communication est devenue une science, maintenant il faut
"mettre le paysan au cœur du développement", prôner la gouvernance et l'empowerment au nom
des principes universels du développement durable. Comme auparavant, cela permet de jeter
bas des structures locales dépassées et branlantes qui, tant bien que mal, constituent encore des
contre-pouvoirs. Sur la base de principes nobles et élevés, il est facile de disqualifier les
structures réelles, forcément imparfaites. Bien sûr, le projet mettra en place de nouvelles
institutions locales, comme les projets précédents.
Pour jouer le rôle qui était plus ou moins bien tenu par les leaders locaux, l'expert a besoin
d'outils modernes pour connaître la population dont il veut faire le bonheur. Il devra s'appuyer
sur les nouvelles techniques de management, celles qui ont d'abord été développées dans le
monde de l'entreprise.
L'expert sait promouvoir au niveau du discours les principes que sa pratique contribue à
expulser de la réalité. Ainsi, il parle beaucoup de la participation. Les démarches participatives
mises en place ne connaissent que les "populations", elles ignorent les institutions locales
existantes (souvent déjà en crise, certes) et contribuent à leur délabrement. L'expert met la
population sur un piédestal, il en parle comme d'un acteur de son propre développement, use et
abuse de formules insistant sur l'indispensable participation de tous et de toutes à tous les stades
du projet, sur la nécessité d'un dialogue permanent et confiant. Or, que signifie une participation
en l'absence de relais ? La sophistication des méthodologies dites participatives permet à
l'expert de disposer des signes extérieurs de la scientificité, elle l'aide à dissuader le mauvais
esprit de parler de démagogie et de manipulation. Ce n'est certes pas évident pour un expert de
consolider son rôle de porte-parole parlant avec autorité au nom de la population tout en faisant
croire à sa volonté farouche de lui restituer une parole confisquée.
L'expert international n'est jamais autant au service des intérêts supérieurs de la reproduction
sociale que lorsqu'il est convaincu d'être au seul service des sociétés locales. Il participe à la
dissolution des institutions en exploitant les situations où celles-ci sont déjà en crise. Lui-même
ne se reconnaît dans aucune culture existante, il est au-dessus de cela. Il ne connaît que les
principes immuables du développement durable, leur hauteur de vue permet d’écraser la
perspective. Ainsi, il éradique les modes de vie ancestraux et brise les liens traditionnels
subsistant encore. Le programme de démolition est présenté comme une œuvre d'intérêt général
motivée par le seul bien être des populations. L'expert est un membre du Global Village et, s'il
est un barbare inculte, il est fier de son inculture et se pense comme le nouvel humaniste. Qui
veut faire l'ange, fait la bête, disent les mauvaises langues. Laissons-les parler.
La devise de l'expert pourrait être "Seules les intentions comptent". Celle qui serait la plus
appropriée pour comprendre les résultats serait "Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes
intentions" ou cette prière "Mon Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m'en
charge !".
7 L'EXPERT ET LA MODE
Un expert international ne se contente pas d'exploiter la littérature grise disponible pour
construire son diagnostic, sinon il ne serait pas un artiste et ne mériterait pas son salaire. Les
méthodologies en vogue chez les bailleurs de fonds se renouvellent en permanence. Le véritable
expert suit de près la mode, quand il n'en est pas un producteur lui-même. Il connaît les
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formulations qui sont au goût du jour, les expressions qu'il faut utiliser, comme celles à éviter
pour ne pas apparaître ringard.
Il est donc injuste de parler de standardisation pour la construction d'une problématique de
développement, comme si l'expert était comparable avec un quelconque ouvrier travaillant à la
chaîne. La lecture comparée de divers diagnostics d'expert fait apparaître de subtiles variations
dans le vocabulaire utilisé. Bien souvent, ces différences ne sautent pas aux yeux du profane,
seul sait les apprécier celui qui suit les jeux de cour se déroulant au sein des agences de
développement. Le travail d'un expert ne peut être évalué correctement que par des
connaisseurs. C'est en collant à la mode que l'expert optimise la mobilisation des ressources des
bailleurs de fonds et adapte les argumentaires aux variations de l'opinion publique des pays
riches.
L'expert est un créatif qui sait construire une problématique commercialement efficace du
développement et fait apparaître des besoins urgents pour les produits dont il dispose en rayon.
A l'égal des publicistes, il connaît les ressorts psychologiques de son public et il sent les
rapports de forces. C'est un fils de la pub, un fils de pute, diront les envieux, ceux qui n'ont pas
encore compris que dans un monde de brutes, la fin justifie les moyens. Un professionnel de la
pub sait qu'on n'améliore pas les parts de marché d'une entreprise avec de bons sentiments. Il
est le dernier à prendre au sérieux les slogans qu'il invente pour assurer le lancement d'un
nouveau produit, car leur pertinence ne doit être évaluée que par rapport aux résultats financiers
obtenus.
8 PREPARER L'EXPERT A JOUER SON ROLE DANS LA REPRODUCTION SOCIALE
La lucidité est une qualité rare.
Les experts poursuivent rarement en toute connaissance de cause les objectifs des projets qui
ont à voir avec la reproduction sociale. Ils sont en général surpris quand je leur décris leurs
mérites en tant qu'acteurs participant au bon déroulement de la reproduction sociale.
J'ai fréquenté beaucoup d'experts, je fais même un peu partie de cette petite famille. Je n'y ai pas
rencontré beaucoup d'experts cyniques et lucides. Bien sûr, il leur arrive souvent de pratiquer
un peu d'autodérision après une réunion où ils ont abusé de la langue de bois, alors que d'autres
recourent à d'innocents défoulements lorsque les conditions de travail sont trop stressantes.
Mais peu d'experts mettent en avant leur rôle dans le fonctionnement de la machinerie sociale,
celui qui fait que les riches deviennent encore plus riches et de même pour les pauvres (qui
deviennent encore plus pauvres, bien sûr, et non l'inverse, comme une lecture hâtive de ma
phrase pourrait le laisser penser).
Les experts portent rarement un regard neutre et objectif sur leur discours, ils ne le considèrent
pas du seul point de vue du bon fonctionnement de l'industrie du développement. Ils ne peuvent
pas s'empêcher d'adhérer au discours sur le développement durable, certains avec une
conviction forte, d'autres plus mollement. Au risque de vous décevoir, il faut reconnaître que
dans ce milieu, les âmes fortes sont rares, qui assumeraient avec lucidité leurs contradictions et
seraient à l'aise dans la pratique quotidienne du double discours.
Recettes de cuisine.
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Comment obtient-on de l'expert qu'il participe, souvent à son insu, à la reproduction sociale,
qu'il devienne ainsi un bienfaiteur de la société ? Pour ne pas vous laisser sur votre faim, je
vous indique quelques plats du menu magique qui donne ce résultat.
D'abord, il faut mettre à sa disposition un abondant buffet de littérature grise, où il peut se servir
à volonté. Une nouvelle façon de penser une situation se met ainsi en place sans qu'il ne s'en
rende vraiment compte, par saturation de sa mémoire, par imbibition progressive, par effet de
gavage, si vous m'autorisez cette expression un peu triviale.
Par ailleurs, le menu doit prévoir une quantité suffisante de colloques, séminaires et autres
symposiums. Le dépaysement produit par un cadre un peu exotique favorisera le reformatage
qui conduit au véritable expert.
Dans une ambiance détendue et favorable à la connivence, il se retrouve entre pairs et il peut
s'habituer au maniement de la violence symbolique. C'est aussi lors de telles réunions
mondaines que l'expert pourra aussi se familiariser avec les dernières méthodologies. Avec un
peu de chances, il pourra même s'entretenir avec ceux qui lancent les nouvelles modes et, ce qui
importe encore plus, il pourra être vu en leur compagnie.
S'il se révèle assez malléable et sait renoncer à ses préjugés, il sera jugé digne d'entrer dans la
famille. Pour reprendre une formulation savante, il entrera alors dans la communauté
épistémique des experts en développement, celle qui est basée sur le minimum de consensus
sémantique et idéologique permettant à des individus dispersés dans des institutions diverses de
coopérer efficacement, sans tenir compte des frontières nationales. Les colloques ont une valeur
initiatique qui mériterait qu'on y prête attention.
Ainsi, il découvrira les dernières représentations du monde social comme mécanique, comme
machine. Une telle modélisation décrit les situations rencontrées en termes de
dysfonctionnements, de déficiences, de besoins à satisfaire par l'industrie du développement.
C'est bien pratique. De plus, l'utilisation de modèles permet d'aller encore plus loin dans la
standardisation des problématiques de développement et rend possibles de nouveaux gains de
temps dans leur élaboration. A terme, ces problématiques pourront être formulées au siège
même des agences de développement, grâce à des modèles alimentés par les informations
statistiques collectées et celles provenant de la télédétection. Cela permettra de mieux valoriser
le précieux temps de travail des experts. Grâce à une organisation encore plus rationnelle de
l'industrie du développement, les décisions pourront enfin être planifiées de façon vraiment
rationnelle et scientifique, pour le plus grand bien des populations concernées.
La discipline fait la force des armées.
Il ne suffit pas d'offrir à l'expert en devenir une nourriture adaptée à son développement
harmonieux. L'agence qui l'emploie doit éradiquer les vestiges de modes de pensée inadaptés. Il
faut à l'occasion lui faire comprendre que telle ou telle partie de son diagnostic s'inspire trop de
travaux de recherche, qu'elle est institutionnellement incorrecte et affaiblit le document rédigé.
Il faut lui rappeler qu'un expert doit privilégier en toutes circonstances une pensée positive, afin
d'éliminer tout ce qui ne présente pas d'intérêt pratique et risque d'encombrer inutilement un
rapport. Ces rappels à l'ordre sont d'autant plus efficaces que le statut de l'expert concerné est
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précaire, que ce sous-traitant de l'industrie du développement a besoin pour vivre des missions
qui lui sont confiées de temps à autre. L'agence qui l'emploie évitera de lui garantir un statut
stable, ce qui le rendrait moins sensible aux pressions permettant d'achever son formatage.
9 INSTAURER LE REGNE DE L'URGENCE
Instaurer le règne de l'urgence oriente les préférences culinaires de l'expert en formation. Sous
la pression du manque de temps, il privilégiera la nourriture précuite, alors qu'en temps
ordinaire, un individu normalement constitué se détourne de ces plats insipides et peu
nourrissants. Il y prendra goût, et oubliera même qu'il existe d'autres sortes d'aliments. Il
deviendra peu à peu un consommateur régulier de cette littérature adaptée à ses besoins d'expert
et participera volontiers à sa production. Face à cette prédilection pour une nourriture
standardisée, les mauvaises langues parleront de Mac Donaldisation de la pensée. Mais l'expert
ne se laissera pas impressionner par ces grands mots, il saura rendre la monnaie de leur pièce à
ses détracteurs et tournera en ridicule leurs austères productions académiques.
Les bienfaits du stress.
L'expert stressé de façon permanente perd à la fois les visions lointaine et latérale, il reste le nez
sur le guidon. Ainsi disparaît peu à peu la capacité de lire un document tant soit peu difficile.
N'oublions pas que "lire" a la même racine que "élire" et implique une aptitude à trier, à
confronter ce qui est lu avec les connaissances déjà assimilées, bref à exercer son discernement.
La lecture demande de la disponibilité. Sous l'effet du stress, l'expert se contente de la
nourriture prédigérée. L'atrophie du discernement et la régression de l'esprit critique ne
constituent nullement un problème, contrairement à ce que prétendent certains. Ces mutations
améliorent la perméabilité à l'opinion la plus largement répandue ; un heureux hasard veut que
l'opinion dominante soit aussi celle qui favorise le bon déroulement de la reproduction sociale.
L'expert deviendra ainsi un véritable homme de consensus.
Le stress, un indicateur de la réussite professionnelle.
Il est bon d'entretenir l'illusion que le stress est l'indicateur d'une réussite professionnelle. Sous
le moindre prétexte, l'expert étalera avec complaisance son emploi du temps surchargé, ses
innombrables missions lointaines et un "agenda de ministre" qui témoigne des écrasantes
responsabilités qui sont maintenant les siennes. Il montrera ainsi qu'il a fait une bonne affaire
lors de l'échange de compétences techniques ou scientifiques contre une autorité sociale
largement reconnue.
Ce comportement montre que le formatage est en bonne voie. Un bon cheval de trait finit par
apprécier des œillères lui évitant d'être distrait par ce qui se passe autour de lui et d’être
effarouché par le moindre bruit. De même, un expert ne se passe plus du stress, drogue douce
lui évitant de perdre son temps avec des questions qui ne pourraient que le détourner de sa
mission, autant que signe de l'éminente position sociale atteinte.
Selon certains médecins, le stress chronique pourrait induire des troubles de comportement. Il
importe donc de tenir l'expert au courant des derniers euphorisants et anxiolytiques mis au point
par l'industrie pharmaceutique. Ils permettent à la minorité d'experts qui ont répondu
positivement à la question de savoir s'il existe une vie après le travail de mener un semblant de
vie de famille.
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Le choix des collaborateurs.
Le nouveau chef sait s'entourer de personnes ayant des prédispositions pour le parler "fast
food". Une technique efficace consiste à exploiter le principe de Peters. Vous prenez des
chercheurs qui ont fait leurs preuves dans le domaine scientifique. Et vous leur posez des
questions qui n'ont pas de rapport avec leurs compétences. Vous les stressez, car il faut éviter
de leur laisser le temps de prendre du recul, de compléter éventuellement leurs connaissances,
de nouer des contacts avec d’autres chercheurs. La plupart vont se muer en experts, parler avec
autorité de ce qu'ils ne connaissent pas, et se passionner pour les débats méthodologiques. Ils
perçoivent le monde comme un ensemble de mécanismes qui fonctionnent et qu'il faut
paramétrer. Avec un peu d'entraînement, ils parleront le "fast food" et vous pourrez leur confier
de nouvelles responsabilités.
Evitez par contre de vous entourer de chercheurs en sciences humaines, sauf à la rigueur ceux
qui ne parlent que de quantification. Trop souvent, les autres ont flirté avec des philosophes et
vont chercher à vous embrouiller, introduisant à tout propos la question du sens, alors qu'elle
doit rester hors sujet. Pour des raisons similaires, évitez aussi de choisir des aménageurs ayant
une culture du terrain. Chez eux également, la notion de sens fait partie de la culture
professionnelle et il vous faudra les rééduquer avant de pouvoir les utiliser.
10 APPRENEZ A ECRIRE "MAC DO" !
Une bonne maîtrise du parler fast food donne des avantages comparatifs dans un contexte
institutionnel de plus en plus compétitif, où seuls les meilleurs ont une chance de survivre.
Selon certains intellectuels élitistes, la pensée "Mac Do" entretient avec la pensée le même
rapport que la musique militaire avec la musique tout court. Cela autorise ces esprits qui se
pensent supérieurs à se montrer condescendants par rapport à ces formes modernes de la pensée
et de la littérature technique. Il convient de ne pas se laisser impressionner.
L'apprentissage du parler "Mac Do" par la pratique.
Le temps, c'est de l'argent. Le parler "Mac Do" se développe spontanément avec l'instauration
d'une nouvelle relation au temps, telle que suggérée par l'expression "fast food". Une fois la
marchandisation du temps acquise, une fois la logique de l'urgence bien installée sur les lieux
de travail, la majorité des personnes se mettent à parler et à écrire en "fast food".
L'obsession de la vitesse crée des conditions propices aux nouveaux parlers. Elle permet d'être
pleinement de son temps en cette période zappeuse, avide de s'étourdir, de passer d'un
programme à un autre. L'urgence permet de faire l'économie de ces questions inutiles qui
empêchent de faire du rendement. Les mauvaises langues disent même qu’elle empêche de
penser, ne les écoutez pas.
Quelques conseils utiles pour instaurer le règne de l'urgence. D'abord, confiez à vos
subordonnés plus de dossiers que ce qu'ils peuvent traiter, obligez les à travailler dans la
précipitation. Pas juste une fois de temps à autre, à l'occasion d'une fin de chantier difficile,
lorsqu'il faut donner un coup de collier. Il faut instaurer l'état d'urgence permanent pour amener
vos collaborateurs à parler "fast food" spontanément. Avec le même objectif, distribuez de
façon aléatoire et imprévisible votre reconnaissance pour le travail accompli. Il faut que la
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reconnaissance que vous accordez (pas trop souvent, c’est préférable) aux efforts de l’un de vos
subordonnés n'ait rien à voir avec le temps qu'il a consacré à une tâche, ni avec le soin apporté.
Ainsi, vous facilitez la diffusion du stress.
Modernisez l'accès aux informations.
La distance maintenue par l'institution par rapport au terrain favorise le parler "fast food". Faute
d'une altitude suffisante, trop d'institutions ont du mal à renoncer à un accès artisanal aux
informations dont elles ont besoin pour fonctionner. Auparavant, elles s'appuyaient beaucoup
sur des informations subjectives et impossibles à quantifier. Elles provenaient des discussions
en face-à-face avec des praticiens de terrain expérimentés. Cela permettait d'échanger de
l'information entre le "haut" et le "bas", mais à quel prix, et avec quelles incertitudes !
Il fallait que les aménageurs de terrain trouvent des leaders locaux représentatifs, susceptibles
d'être des interlocuteurs crédibles. Et il fallait que les décideurs placés au-dessus de ces
aménageurs trouvent du temps à consacrer aux discussions. Bref, cette chaîne de production de
l'information était coûteuse et fragile. La qualité de l'information dépendait des personnes
impliquées. Il est hors de question de conserver l'homme comme maillon dans un système
d'information moderne, basé sur des mesures rigoureuses et respectant des protocoles
standardisés.
Certains affirment que les anciennes interactions humaines sont indispensables au bon
fonctionnement d'une économie du sens, mais soyons sérieux. C'est seulement pour les
philosophes que la perte de sens constitue un problème, et nous sommes ici entre personnes
responsables, qui parlent de choses mesurables et quantifiables et évitent d'utiliser des notions
floues.
Les institutions modernes s'appuient sur des informations mesurables, produites en utilisant des
protocoles scientifiques standardisés. Elles ne sont plus empêtrées dans d'aléatoires relations
avec le terrain, mais utilisent les technologies modernes : la télédétection, bien sûr, mais aussi
les enquêtes et les sondages. Ces outils fournissent des informations rigoureuses et objectives.
Sur de telles bases, les chercheurs peuvent construire les modèles opérationnels rigoureux qui
simulent les effets de n'importe quelle décision.
La nécessaire mutation de l'accès à l'information facilite le développement du langage "fast
food". Même les défenseurs d'une production artisanale de l'information doivent le reconnaître :
les discussions en face-à-face, à l'ancienne, prenaient beaucoup de temps, de même que
l'intégration des informations qui remontaient ainsi. Il fallait écouter ce que disait l'autre,
l'interpréter, lui répondre aussi des choses qui avaient du sens. Cela demandait des compétences
qui ne sont pas données à tout le monde et c'était long. Qui, aujourd'hui, a encore le temps
d'écouter, en haut lieu ? Pour moderniser votre institution, il faut donc amorcer un cercle
vertueux : prenez de la hauteur par rapport au terrain, adoptez un mode moderne d'accès à
l'information, et le passage au parler "fast food" en sera facilité.
La formation au langage "fast food".
L’apprentissage spontané des nouveaux langages peut prendre du temps. Il n'est pas facile de
tuer le vieil homme en soi et de moderniser son comportement. Certains dépriment et, après
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avoir éliminé le sens des projets, se posent des questions existentielles sur le sens de leur propre
travail. D'autres pratiquent une sorte de résistance larvée, s'appuient sur des cultures
professionnelles obsolètes ; ils sont parfois soutenus par des syndicats nostalgiques du bon
vieux temps. Ces turbulences ont un coût social. Organiser l'enseignement du parler fast food
évite ces dysfonctionnements et constitue un investissement rentable pour les institutions
engagées dans la grande aventure de la modernisation.
Je formule ici quelques règles de base. L'apprentissage pourra ultérieurement se poursuivre à
partir de textes en "fast food". Leur accès est facile : ils sont disponibles sur les sites Internet
des grandes institutions. Cela renforce mon argumentaire pour l'enseignement de ce langage : et
si sa maîtrise était pour quelque chose dans la position de ces institutions au top de la Hit
Parade ?
Ne construisez plus, juxtaposez !
Une première règle consiste à privilégier la juxtaposition d'idées, sans perdre son temps à faire
la chasse aux contradictions. Laissez donc le culte de la rigueur du raisonnement et l'obsession
de la cohérence logique aux chercheurs académiques qui ont manqué le train de la
modernisation ! Oubliez une fois pour les principes d'un autre âge que l'on a cherché à vous
inculquer sur les bancs de l'université !
Un discours électoraliste constitue un bon exemple dans ce domaine. Pour ratisser large, il
juxtapose les propositions et les promesses les plus diverses, sur le principe de l'inventaire à la
Prévert, de la "wishing list", pour parler de façon moderne. Dans la grande majorité des cas, un
tel texte sera lu en diagonale, le lecteur cherchant surtout à y retrouver ses thèmes favoris. En
termes de rapport coûts/avantages, le choix est vite fait. Il n'y a plus de marché pour des
produits artisanaux dont la production gaspille le temps, le votre et celui du lecteur.
Il convient donc de juxtaposer les idées qui sont à la mode, celles qui ont une chance d'être
partagées par le plus grand nombre de lecteurs. Pour respecter les principes du marketing, il
faut faire simple, se mettre à la portée du consommateur, être "user friendly", si vous préférez.
Vous n'avez pas le droit de déstabiliser le lecteur, ni celui de lui demander un effort intellectuel,
car ce serait contre-productif. Il faut que votre public-cible reste en pays de connaissance et
qu'il soit séduit. Une seule solution pour atteindre ces deux objectifs : soignez d'autant plus
l'emballage qu'il s'agit de vendre des idées communes. Un conseiller en communication dispose
du savoir-faire nécessaire, mais avec un peu d'entraînement, vous arriverez vous aussi à cacher
la pauvreté d'un contenu sous des slogans chatoyants et mobilisateurs. Cela s'apprend, même si
certains sont plus doués que d'autres. Le "fast food", c'est aussi l'art du slogan, la culture du
stéréotype et de la belle formule.
Seule l'intention compte.
Pour désarmer la critique et mobiliser les lecteurs, il faut sans vergogne faire étalage de vos
bonnes intentions. Seule l'intention compte ; mettez donc l'éthique de votre côté. Si vous avez
encore des scrupules, procurez-vous quelques journaux venant de pays où sévit une dictature.
Les intentions vertueuses et morales du gouvernement s'étalent partout, ça dégouline de grands
principes vertueux. Ce n'est qu'au commencement que cette nourriture semble indigeste pour
des estomacs délicats, mais à la longue, on s'y habitue très bien. Surmontez vos réticences
bourgeoises pour l'art Kitsch, mettez de l'emphase dans vos textes, n'ayez pas peur d'abuser des
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adjectifs, ne fuyez pas les lieux communs. Ne vous laissez pas impressionner par les
intellectuels qui affirment qu'exploiter les stéréotypes et s'appuyer sur les évidences à la mode,
cela relève du bourrage de crâne.
La stratégie chewing gum.
Pour passer maître dans l'art de désamorcer les critiques, il faut faire semblant de les prendre en
compte et pratiquer la surenchère. Il s'agit d'être plus royaliste que le roi, d'afficher des
propositions prenant non seulement en compte les critiques formulées, mais allant au-delà. Quel
est le lecteur qui trouve encore le temps de démontrer que vos propositions sont
contradictoires ? Vous pourrez toujours lui reprocher d'avoir un compte à régler, de ne pas
savoir être positif. Les critiques vont en majorité s'engluer dans la logique molle d'une stratégie
"chewing gum" bien conçue. Personne ne pourra se prétendre plus consensuel que vous.
Cet enrobage mielleux constitue aussi un répulsif pour prévenir les critiques de chercheurs
ayant une connaissance empirique de la situation sur laquelle vous intervenez. Leurs critiques
pourraient altérer le consensus que vous avez réussi à produire. Mais travailler sur des textes
flous et poisseux, c'est au dessus des forces d’un chercheur sérieux. Selon lui, de tels documents
ne présentent pas d'intérêt scientifique, il n’a rien à dire. Bref, c'est gagné, il se détourne de ces
"objets" qu'ils jugent obscènes, il s'intéresse à autre chose.
Cependant, un tel répulsif ne reste efficace que si vous y intégrez régulièrement les critiques
émergentes, que si vous soulignez que leur prise en compte constitue votre préoccupation
constante. N'ayez pas peur d'en faire un peu trop, c'est à ce prix que l'on désarme les critiques.
Tentez une carrière politique !
Quand vous maîtriserez l'art de produire du consensus, de l'œcuménisme à bon marché, vous
pourrez utiliser vos nouvelles compétences pour tenter une carrière politique, tout au moins si le
fonctionnement politique de votre pays s'est lui aussi modernisé. Vous aurez acquis les
compétences nécessaires. Dans ce domaine, le fin du fin consiste à promouvoir sous la forme de
slogans le parler vrai et la priorité à donner au terrain comme au peuple d'en bas. Cela demande
une compétence certaine, mais c'est dans le domaine du possible pour un expert expérimenté.
Epilogue.
Dans un texte provocateur, il est parfois difficile de bien ajuster le tir, d'attirer l'attention sur des
mécanismes sans ridiculiser ceux qui, à la fois, les subissent et y participent. Bien sûr, je me
moque des experts internationaux, mais je n'ai pas de comptes à régler avec eux. Ils ont été
façonnés pour un certain usage. Je conteste le bien fondé des croyances dans l'autorité de
l'expert, sans pour autant mettre en cause les bienfaits d'une répartition du travail intellectuel
entre des spécialistes lorsqu'ils interviennent selon leurs compétences. Mais l'expert ne parle pas
depuis sa compétence technique, au contraire : Michel de Certeau parle d'abus de savoir à son
égard. Et il ne parle pas non plus du fait d'une délégation de pouvoir politique ou sous le
contrôle effectif d'instances politiques.
Dans les récits d'expériences professionnelles, je montrerai que tout n'est pas déterminé, comme
une analyse trop mécaniste pourrait le laisser croire. Aucune pratique professionnelle n'est
homogène et entièrement déterminée par un système de contraintes. C'est aux récits
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d'expériences de montrer la variété d'innovations que les praticiens arrivent discrètement à
mettre en place sur le terrain, malgré un délire producteur de non-sens qui s'aggrave. La
connaissance des mécanismes de ces délires permet de les déjouer plus facilement et plus
souvent, elle favorise les dispositions insolentes et subversives et stimule la prise de parole par
le praticien ordinaire.
11 BIBLIOGRAPHIE
La misère du monde
Sous la direction de Pierre Bourdieu. Ed. du Seuil 1993. 949 p.
La barbarie douce
La modernisation aveugle des entreprises et de l'école J-P. Le Goff. La Découverte, 1999 125 p.
ISBN : 2-7071-3032-X
Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale
Christophe Déjours Points Ed. du Seuil, 1998 225 p. ISBN : 2-02-039915-6
Inégalités et politiques publiques en Afrique
Pluralité des normes et jeux d'acteurs. Karthala - IRD, 2001 Gérard Winter, coordinateur 453 p.
ISBN : 2-84586-141-9
A qui profitent les actions de développement ?
La parole confisquée des petits paysans (Nordeste, Brésil). Eric Durousset L'Harmattan, 2001
182 p. ISBN : 2-7475-1019-0
La crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer. Michel Crozier avec
Bruno Tilliette. Interéditions. 1995 200 p. ISBN 2 7296 0567 3
L'invention du quotidien. 1. Arts de faire. Michel de Certeau. Gallimard. 1990. 350 p.
An anthropological critique of development, the growth of ignorance
Ed. by Mark Hobart EIDOS, 1993 235 p. Ed. Routledge 11 New Fetter Lane London EC4P
4EE. Printed 1993, 1995 ISBN 0-415-07959-4
The antipolitics machine
Development, depoliticization and bureaucratic power in Lesotho. James Ferguson. Third
printing 1996. 329 p. U. of Minnesota Press, 111 Third Avenue South, Suite 290, Minneapolis,
MN 55401-2520 (Originally published by Cambridge University Press, 1990 ISBN 0-81662437-2)
International Development and the Social Sciences
Essays on the History and Politics of Knowledge. Ed. by Frederick Cooper and Randall Packard
University of California Press ISBN 0-520-20956-7 and 0-520-20956-5
Modeste contribution pour empêcher les enfants des pauvres d'être à la charge de leurs
parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public
Jonathan Swift Ed. Mille et une nuits. 1995
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