< 365 > Les états mentaux et la psychologie populaire Quelle théorie réduira la théorie neurobiologique ? Le principal acquis de la section précédente est d'avoir montré que les questions traitant la réduction des états mentaux aux états cérébraux servent de façade à la véritable question : est-ce qu'une théorie est réductible à une autre théorie ? La première chose à faire est donc de définir quelles sont les théories candidates à une réduction interthéorique appropriée. Cette première étape essentielle est souvent oubliée dans le débat sur la réduction (voir par ex. Sperry, 1980 ; MacKay, 1978 ; Eccles, 1977), il en résulte une fréquente difficulté à savoir quelles sont les conclusions à tirer et les indices à utiliser d'une façon ou d'une autre. Dans ces conditions, le débat sur le réductionnisme menace de devenir un affrontement inutile entre métaphores précaires et intuitions amorphes. Dans cette situation quelle est la théorie candidate pour la réduction à la théorie neurobiologique ? C'est le corps intégré de généralisations décrivant les états de haut niveau, les mécanismes et les interconnexions causales qui sous-tendent le comportement. En gros, c'est le domaine de la psychologie scientifique, qui a entrepris un très important effort de recherche, surtout au cours des cent dernières années, pour découvrir des généralisations décisives à propos de fonctions comme la mémoire, l'apprentissage, la perception, le développement de l'utilisation du langage, et d'autres encore. Pourtant, malgré la découverte de certaines généralisations tout le monde reconnaît qu'un corps intégré de généralisations n'existe pas encore - une Théorie d'ensemble qui délimiterait les états psychologiques et les traitements intervenant dans la perception, l'apprentissage et la mémoire, la résolution de problème, le repérage cognitif d'un environnement, et ainsi de suite. En ce qui concerne les capacités cognitives et sensori-motrices des organismes, il en existe encore un nombre considérable que nous ne comprenons tout simplement pas au niveau psychologique. Par conséquent, la masse de recherches à faire est importante et la candidate évidente pour la réduction à la théorie neurobiologique ne peut qu'être une théorie à venir. L'explication intégrée des connexions < 366 > causales entre les états psychologiques et le comportement reste encore à inventer. Une fois admis le statut inachevé de la psychologie scientifique il est clair néanmoins que les psychologues ont fait beaucoup de généralisations et de découvertes pour lesquelles la question d'une réduction future à des généralisations neurobiologiques n'est pas tendancieuse. Examinons par exemple les généralisations suivantes : 1 / L'extinction d'une réponse apprise R est plus lente si pendant les essais le stimulus conditionné a été lié à un stimulus inconditionné selon une probabilité inférieure à 1. 2 / Un organisme n'apprendra pas la réponse R à un stimulus conditionné K, si K est présenté en même temps ou après le stimulus inconditionné L. 3 / Si deux stimuli, comme deux barres ou deux cercles de lumière sont présentés en fonction d'une alternance correctement calculée, l'ensemble sera perçu comme un objet se déplaçant dans l'espace. 4 / A un stade prélinguistique les enfants sont capables de fournir les réponses discriminatives pour tous les phonèmes de toutes les langues naturelles, mais les enfants qui ont appris une langue sont seulement capables de discriminer les phonèmes de la langue apprise. 5 / Si un rectangle de lumière colorée est placé tout contre un rectangle coloré en noir on verra sur la limite une ombre de la couleur la plus claire des bandes de Mach présentées au chap. II). La liste peut facilement s'allonger jusqu'à atteindre une longueur encyclopédique, mais l'important est que l'éventualité d'une réduction neurobiologique de ces généralisations ne choque personne. Dans l'ensemble on s'attend à la possibilité de disposer bientôt d'explications fondées sur la structure du cerveau, pour justifier la véracité de ces généralisations, et d'autres semblables. On s'attend, par exemple, à ce que la courbe d'apprentissage des rats, placés dans un labyrinthe en T, reçoive une explication neurobiologique, les recherches sur l'hippocampe et le cervelet des noyaux interposés) corroborent déjà cette attente (Olton, Becker et Handelmann, 1979 ; McCormick, 1984). < 367 > Même ainsi, certaines craintes subsisteraient sur la possibilité de la réduction : doit-on soutenir qu'une stratégie réductrice signifie une stratégie exclusivement ascendante ou que les conséquences de la réduction interthéorique font de la théorie de haut niveau une théorie défraîchie, inutile ou périmée ? En fait ces craintes sont seulement des épouvantails, elles n'ont pas de place dans ma définition de la réduction. Rappelons que dans mon exposé sur la réduction interthéorique, une théorie est réduite à une autre si elle (ou son analogue exact) est expliquée par l'autre. Cela n'implique pas que la théorie réduite doive cesser d'exister, ou que le phénomène qu'elle décrit n'existe plus. Au contraire, si la théorie réduite est harmonieuse, sa réduction lui fournit - ainsi qu'à ses phénomènes - une place plus solide dans l'ordre de la théorie biologique. Si la réduction entraîne une correction très importante, la théorie corrigée et réduite continuera à jouer un rôle prédictif et explicatif, elle aussi aura sa place dans l'ordre plus vaste des choses. C'est seulement si une théorie est éliminée par une autre qu'elle tombe dans l'ornière. On doit souligner que la réduction interthéorique n'implique pas une stratégie de recherche essentiellement “ composite ”. Par “ recherche composite ” on entend habituellement la nécessité de commencer par tout savoir sur les micropropriétés des parties) avant de s'intéresser aux macropropriétés de tout). Il est assez vrai que les capacités de haut niveau peuvent s'expliquer en fonction des capacités de bas niveau, ou des structures, mais l'ordre de la découverte n'est pas identique à l'ordre de l'explication. Nous sommes sûrs que la coévolution des théories de haut (1) niveau et de bas niveau est plus productive pour la découverte qu'une stratégie ascendante isolée. Mais qu'elle est la solution si on envisage comme possible, ou même discutable, un avenir réductionniste pour les généralisations de la psychologie scientifique, comme celles décrites de (1) à (5) ? Est-ce qu'il reste là une source d'objections à la réduction interthéorique, même après que l'évocation du caractère de la réduction interthéorique ait écarté certains des épouvantails de l'antiréductionnisme ? (1) Ce vocabulaire renvoie, comme on l'a vu plus haut pour la typologie des recherches, au type de traitement qui porterait soit sur l'interprétation (haut) soit sur les données en entrée (bas). (N. d. T. ) < 368 > La réponse est un oui net. Les problèmes résiduels sont assez complexes, ils se condensent autour de deux points essentiels. Le premier point, simplifié, peut s'exposer ainsi : “Notre compréhension habituelle de nos états mentaux fournit une base d'observation contre laquelle on doit tester l'adéquation de toute théorie psychologique et cela, argumente-t-on de diverses façons, n'est pas réductible à la neurobiologie. Les caractéristiques de référence de la compréhension de sens commun sont immuables et inaliénables. ” Les raisons de cette conclusion sont très variées, et les arguments en faveur de ce sentiment répandu de l'exactitude de la référence de sens commun seront au centre du chapitre VIII. Le second point (de condensation) intéresse les représentations et la nature des calculs faits sur les représentations. Pour simplifier cela donne : “ Les théories de la cognition humaine resteront radicalement incomplètes à moins de trouver une description des représentations et des transitions entre les représentations. Si la cognition inclut la computation, elle inclut donc des opérations et des représentations. Jusqu'ici la seule information sur une telle description de la représentation dépend d'une conception des représentations incarnée dans notre compréhension ordinaire des états mentaux. Mais c'est une conception qui résiste à la réduction et les généralisations concernant les représentations ne devront pas être réductibles aux généralisations neurobiologiques. ” On trouve en psychologie sociale, en linguistique, en psychologie de la perception et en psychologie cognitive des exemples de généralisations qui renvoient aux représentations. Prenons comme exemple les généralisations suivantes, tirées de Nisbett et Ross, 1980 : 6 / Les inférences que les gens font à propos de la cause d'un événement, ou d'une action, sont fortement influencées par la concrétude et la figurabilité des informations disponibles. 7 / Lorsque quelqu'un a une opinion sur un sujet émotionnellement significatif, les indices contradictoires sont traités comme s'ils étaient congruents, les impressions formées sur la base des premiers indices résistent à la confrontation aux indices contradictoires présentés ensuite, et les croyances survivent au discrédit total de leurs éléments fondateurs. < 369 > Ou bien prenons une généralisation d'un autre type provenant de la linguistique développementale : 8 / Il existe dans le développement du langage une étape pendant laquelle l'enfant “ régularise ” les verbes irréguliers courants, même s'il n'a jamais entendu d'exemples d'une telle régularisation*. Ainsi il peut dire camed au lieu de came, gived au lieu de gave, supposen't au lieu de isn't supposed to et ainsi de suite. Par conséquent, la résistance opposée à l'objectif d'une théorie unifiée n'incombe pas aux généralisations de contenu similaire aux types (1) à (5) mais à des généralisations qui se rapportent aux repré sentations. Si une partie importante du traitement humain des informations inclut des opérations qui portent sur des représentations, j'accepte que ce soit le cas, alors la querelle est une querelle d'importance parce qu'elle concerne le développement futur de ce domaine de la psychologie scientifique consacré aux capacités cognitives des humains et des autres organismes. En outre, cet argument antiréductionniste est non seulement applicable à la question plus générale de l'unité psychologie-neuroscience de la théorie mais aussi à la question d'une théorie unifiée au niveau psychologique. En voici la raison : si les généralisations de (1) à (5) et leurs semblables sont réductibles à la théorie neurobiologique mais si celles de (6) à (8) et leurs semblables ne le sont pas, ceci laisse prévoir une fragmentation de la théorie au niveau des états et des processus psychologiques. Il est important de découvrir si, oui ou non, les arguments opposés à la conception unifiée sont exacts parce que la façon dont nous décidons de mener la recherche dépendra de cette réponse. Si nous sommes persuadés qu'une théorie unifiée est impossible et que l'on ne pourra jamais formuler d'explication de la cognition, de la perception, et ainsi de suite, en fonction d'une théorie neurobiologique, alors cela affecte lourdement la façon de concevoir nos objectifs de recherche à long terme comme notre stratégie de recherche la plus immédiate. La façon dont nous résolvons la question de la réduction interthéorique affecte de façon subtile et substantielle les Un équivalent en français serait l'accord des pluriels irréguliers : “ les chevals ” (chevaux) ou “ les travails ” (travaux). (N. d. T.) < 370 > intuitions de recherche à éliminer et celles que nous cultivons, les intuitions de recherche à abandonner et celles que nous nourrissons. Si les arguments antiréductionnistes sont correctes il est alors possible que la recherche neurobiologique soit tout à fait inappropriée à la recherche sur la cognition, la perception, l'apprentissage, etc. Comme ces deux lignes de résistance à la réduction interthéorique de la psychologie à la neurobiologie ont des conséquences méthodologiques, elles méritent d'être examinées soigneusement. Je ne suis convaincue par aucune des lignes de résistance contre la stratégie réductionniste et j'essaierai d'expliquer pourquoi aux chapitres VIII et IX. En principe tous les arguments contre le réductionnisme, s'il ne s'agit pas simplement de confusions sur ce qu'est la réduction interthéorique, reposent sur un aspect de notre cadre de référence de sens commun, désigné comme exact et irréductible. Par conséquent, le débat sur la solidité de ces arguments doit se focaliser sur cette référence de sens commun, à sa relation à la psychologie scientifique, à son statut épistémologique. Dans cette section je veux établir quelque chose qui a une signification de pour les arguments ultérieurs - à savoir, l'exactitude de la compréhension selon le sens commun des états mentaux et des processus. Dans les chapitres VIII et IX j'étendrai plus largement cette affirmation en soutenant que les catégories de définition et les généralisations fondamentales de notre référence de sens commun méritent toutes les deux d'être améliorées ; selon toute probabilité il faudra les réviser. Le thème de la coévolution des théories scientifiques constituera l'arrière-plan unificateur de tous mes arguments. Qu'est-ce que la psychologie populaire ? Jusqu'ici je me suis référée à notre “ référence de sens commun pour comprendre les états mentaux et les processus ” sans être très précise sur ce que cela signifie. Pour plus de brièveté je remplacerai cette formulation interminable par une étiquette plus courte, à savoir “ la psychologie populaire ”. Dès maintenant j'utiliserai ce terme (psychologie populaire) pour indiquer cet ensemble mal taillé de concepts, généralisations, et règles approximatives que nous avons tous l'habitude d'utiliser pour expliquer et prévoir le comportement humain. La psychologie populaire est la psychologie du sens < 371 > commun - les coutumes psychologiques en vertu desquelles nous expliquons le comportement comme le résultat de croyances, de désirs, de perceptions, d'aspirations, de buts, de sensations et ainsi de suite. Les généralisations de cette théorie rattachent les états mentaux à d'autres états mentaux, aux perceptions et aux actions. Ces généralisations familières fournissent la caractérisation des états mentaux et les processus qui s'y réfèrent, ce sont elles qui délimitent les “ faits ” de la vie mentale et définissent l'explananda. La psychologie populaire est la “ psychologie intuitive ” et elle forme notre conception de nous-mêmes. Comme les philosophes l'ont fait ressortir, les éléments saillants des explications du comportement incluent, pour la psychologie populaire, les concepts de croyance et de désir. D'autres éléments y figurent bien sûr, mais ces deux-là sont cruciaux et indispensables. Pour prendre un exemple du mode de travail de cette théorie nous pouvons commencer par le cas très simple dans lequel nous devons expliquer pourquoi John a appuyé sur l'interrupteur : (1) “ Il voulait voir si sa copie sur le Middlemarch se trouvait sur son bureau, il a cru que le meilleur moyen de la trouver était d'allumer et de regarder, il croyait que pour faire fonctionner la lumière il devait appuyer sur l'interrupteur, c'est pourquoi il a appuyé sur l'interrupteur. ” Habituellement il n'est pas nécessaire d'être aussi explicite - en effet il serait ridiculement pédant de le faire - et une explication efficace peut être très elliptique. Suivant la situation, la formulation : “ Il voulait voir si sa copie sur la Middlemarch* se trouvait sur son bureau ”, sera le plus souvent suffisante, car on peut supposer que tout le reste a été compris. Le “ remplissage ” n'est pas superflu ; il est seulement si évident que nous pouvons le tenir pour acquis. Deux personnes qui se connaissent très bien peuvent utiliser tellement de sous-entendus qu'il sera très difficile à quelqu'un d'autre de les suivre (voir par ex. le dialogue du Daniel Martin de John Fowle). Cependant un plus haut degré d'explication est parfois nécessaire avec des enfants petits ou avec quelqu'un d'étranger à une culture. Même l'explication (1) n'est pas la plus explicite, néanmoins, * Il s'agit d'un roman de G. Éliot. (N. d. T) < 372 > comme les explications nécessitent des généralisations, leurs généralisations se tiennent en coulisses. Les généralisations non formulées ( “ comprises ” ) servent donc ici en arrière-plan parce qu'elles sont suffisamment familières et évidentes pour ne devenir explicites que dans des occasions particulières. Voici une généralisation de ce type, bien que ce soit un exemplaire de bas niveau : (2) “ Chaque fois qu'une personne veut provoquer un état e, et croit que faire p est une façon de provoquer e, elle croit qu'elle peut faire p et elle peut faire p, alors, sauf désirs contradictoires ou stratégies prioritaires, elle fera p. ” Comme les généralisations affirmant une régularité entre l'échauffement du cuivre et sa dilatation, ou entre une atteinte de la moelle épinière et l'hyperréflexivité, cette généralisation prétend décrire une régularité dans la nature. Quelque chose du même ordre semble fonctionner dans le raisonnement de routine qui concerne les raisons pour lesquelles les gens se comportent comme ils le font. Ici l'enjeu n'est pas de savoir si la généralisation est exacte et si on peut s'y fier. Le point important c'est que ces généralisations d'arrière-plan, quelquefois avec un manque tiédasse de subtilité, figurent dans nos explications journalières du comportement humain. Dans la mesure où la psychologie populaire nous permet de donner du sens et d'expliquer un certain type de phénomènes, elle ressemble à la physique populaire évoquée à la section précédente. Le réseau de généralisations de la psychologie populaire semble être extrêmement riche et compliqué, il y a sans doute des variations entre les réseaux théoriques d'individus différents. Henry James a certainement utilisé une théorie psychologique plus sophistiquée que celle d'Ernest Hemingway, bien qu'ils aient sûrement partagé beaucoup de croyances générales sur les raisons pour lesquelles les humains se comportent comme ils le font. Une façon de commencer à dépeindre les généralisations qui figurent dans la théorie de sens commun du comportement humain c'est d'imposer le développement des explications de l'action pour divulguer (au grand jour) les présupposés de référence implicites et “ comprises ”. C'est une méthode similaire à celle utilisée pour dépeindre la physique populaire. Beaucoup de gens, par exemple, pensent que Richard Nixon connaissait la dissimulation de l'effraction du Watergate. Pour< 373 > quoi ? Parce que, dira-t-on, il se trouvait dans la pièce quand on en a parlé. Pourquoi est-ce que cela est intéressant ? Simplement parce que si quelqu'un, x, possède une audition normale, que quelqu'un d'autre, y, dit “ p ” d'une voix normale à proximité de x, que x connaît la langue [parlée par y] alors x entend p. De la même façon, nous pouvons conclure qu'une personne était couchée parce que nous avons vu le corps (n'importe qui avec une vision normale, dans la lumière du jour, debout à une distance de 70 cm le verrait), que quelqu'un croit qu'il y a de l'argent dans le coffre-fort (pourquoi sinon quelqu'un rentrerait par effraction et ferait sauter la serrure), et ainsi de suite. Fodor (1981) suggère d'autres exemples : “ Voir que a est F est la conséquence normale de la croyance que a est F , l'assertion : c'est p est normalement causée par la croyance c'est p , la croyance qu'une chose est rouge est normalement causée par l'inférence que la chose est colorée... ” (p. 25). (Pour une discussion plus approfondie sur les généralisations de base voir Paul M. Churchland 1970, 1979.) Ceux qui trouvent que ces généralisations ont un parfum de café du commerce devraient se rappeler qu'ils sont prêts à discuter précisément parce qu'on peut attaquer les arguments antiréductionnistes en citant l'exactitude indispensable de la psychologie populaire. De l'aveu général, les généralisations ont bien cette qualité de café du commerce mais c'est généralement la caractéristique de la théorie populaire, et cela ne doit pas le moins du monde laisser supposer qu'elles sont débiles. Au contraire, toute folklorique qu'elle soit, la psychologie ordinaire est un cadre de référence très complexe pour la compréhension. En outre la psychologie populaire est le point où commence la psychologie scientifique et si la psychologie scientifique doit réviser et surpasser la psychologie populaire, on doit savoir en quoi consiste son cadre de référence, si on doit la réviser et jusqu'à quel point. C'est essentiellement à Sellars (1963) et à Feyerabend (1963b, c) que l'on doit l'idée d'assimiler nos concepts psychologiques à des nœuds dans une théorie d'arrière-plan et que nos explications de l'action humaine se déroulent dans le cadre de référence auquel la théorie appartient. C'est une idée qui a profondément influencé la recherche de la philosophie de l'esprit. Avec le travail apparenté < 374 > réalisé en épistémologie et en philosophie des sciences, la “ théorie de la théorie ” de nos croyances de sens commun sur l'esprit a engendré une nouvelle compréhension de la nature des concepts mentaux, elle a permis de résoudre des questions traditionnelles déconcertantes dont certaines appartiennent à la réduction'. Avant de discuter comment ces idées peuvent nous aider à aborder la question de la réduction et le problème corps-esprit, nous devons aborder certains problèmes préliminaires. Les origines de la théorie du sens commun. Sur la thèse de Sellars-Feyerabend il reste à soulever une question, en effet : Comment les gens en sont-ils venus à la théorie populaire ? Et comment a-t-elle occupé la première place ? Appa remment nous n'avons pas appris la psychologie populaire comme nous avons appris la théorie de Newton, ou la génétique moléculaire, nous ne faisons pas non plus un usage conscient et laborieux des généralisations de la psychologie populaire. Une partie de la théorie a peut-être été acquise pendant que nous apprenions à parler et une autre d'une façon nonchalante et irréfléchie grâce à notre croissance au milieu de nos congénères. Une partie de la théorie peut en effet comprendre des instructions explicites de vieux dictons ( “ c'est le porteur de mauvaises nouvelles qui sera l'objet du mécontentement ”, “ les gens n'aiment pas les m'as-tuvu ” ) et une autre partie peut inclure des informations plus récentes ( “ la taille de la pupille d'une personne que l'on regarde modifie les croyances concernant son degré de bienveillance ” ). L'origine de la possession individuelle d'une psychologie populaire ressemble sans doute beaucoup à celle d'une physique populaire, d'une thermodynamique populaire et ainsi de suite. D'après ce que nous en savons à présent, l'esprit-cerveau aurait une disposition innée pour favoriser et faire “ pousser ” les rudiments de certaines théories populaires y compris la psychologie populaire et la physique populaire. Quelle que soit l'origine de la théorie, l'image d'un Newton homo habilis : tapi à l'entrée d'une grotte, méditant sur la façon d'expliquer le comportement humain et finalement esquissant les 1. Pour un exposé plus détaillé voir Chihara et Fodor (1965), Denett (19786), Paul M. Churchland (1974, 1984) et Stich (1983). < 375 > bases de la psychologie populaire avec un os de maxillaire et du jus de baies n'est pas très plausible. Les ancêtres de la physique populaire, de la thermodynamique populaire, de la théorie populaire de la matière sont cachés de la même façon par les brumes d'un passé lointain, et une théorie préhistorique n'est plausible pour aucun d'entre eux. Sellars raconte une sorte d'histoire dans laquelle un peuple primitif commence à fabriquer une psychologie populaire en postulant des états internes caractérisés par le modèle de la déclaration. La découverte populaire est utile dans certaines conditions pour dire que l'état de quelqu'un est analogue à celui dans lequel il se trouve quand il déclare “ il y a un lapin ”. Ainsi les hommes commencent à s'attribuer des états de langage caché, ou intérieur, les uns aux autres, de cette façon ils s'attribuent des pensées les uns aux autres. Toutefois Sellars n'a pas mentionné cette histoire pour des raisons anthropologiques mais pour souligner un point logique. La thèse de Sellars postule que croyances et désirs étaient croyances que p et désirs que p, et donc que la logique de telles expressions est très proche de la logique des énoncés exprimés de “ p ”(1). Pour caractériser la psychologie populaire, la physique populaire et toutes les autres théories, ce qui est important ce n'est pas qu'elles germent dans une élaboration embarrassée, mais qu'elles fonction nent comme des théories dans leur rôle explicatif et prédictif. De ce point de vue la psychologie populaire, la physique populaire méritent le nom de théories. Bien qu'il soit satisfaisant de connaître les origines des connaissances populaires et de savoir comment chacun parvient à avoir ses propres connaissances, notre ignorance en la matière ne met d'aucune façon en cause l'affirmation qu'il faut considérer les connaissances traditionnelles comme une théorie dans le sens défini. Parce que cette affirmation concerne le statut épistémologique et la fonction des connaissances traditionnelles et non leurs origines. La théorie populaire et la rationalité. Les attitudes propositionnelles sont ces états mentaux dont l'identité dépend d'une proposition spécifiant le contenu. Si Jones 1. Les animaux dépourvus de langage s'attribueraient des croyances et des désirs par analogie. < 376 > croit que les faucons mangent des souris, alors la proposition “ les faucons mangent les souris ” spécifie le contenu ou l'objet de cette croyance - en d'autres mots, elle spécifie ce que la croyance est. De plus Jones peut être effrayé par le fait que les faucons mangent des souris, ou souhaiter que les faucons mangent les souris, ou s'attendre, ou espérer, ou s'émerveiller que les faucons mangent les souris et, dans chaque cas, c'est la proposition “ les faucons mangent les souris ” qui définit le contenu de l'attitude propositionnelle (douleurs, chatouilles et démangeaisons au contraire ne sont pas des attitudes propositionnelles). Nous pouvons organiser les relations logiques entre les attitudes propositionnelles en fonction des relations logiques extraites du contenu des phrases. La croyance de Jones que les faucons mangent les souris et sa croyance que Léonard est un faucon imposent sa croyance que Léonard mange les souris. Et ainsi de suite. On a beaucoup insisté sur l'observation selon laquelle les explications du comportement humain procèdent en montrant la rationalité du comportement à la lumière des croyances et des désirs du sujet, ici c'est le contenu des croyances et des désirs qui donne un sens rationnel au comportement. Par exemple, Smith justifie sa décision d'abattre les veaux par l'augmentation du coût du fourrage et la diminution du prix du boeuf de boucherie. Les délibérations privées de Smith ont dû être quelque chose comme : “ Le coût du fourrage augmente, le marché du boeuf de boucherie diminue, si je veux faire un profit et je le veux - mes dépenses ne doivent pas dépasser mes revenus, je dois donc abattre les veaux maintenant. ” Remplaçons “ le coût du fourrage augmente ” par “ je ne pourrai jamais démontrer le dernier théorème de Fermat ” et la décision d'abattre les veaux n'est plus fondée à la lumière du contenu des états mentaux. Le propos est d'indiquer qu'il existe une relation “ logique-à-lalumière-de ” entre le contenu des états mentaux et le contenu de la décision. Certains philosophes ont souhaité soutenir que c'est ce qui distingue formellement les explications de l'action intentionnelle des explications en physique, en biologie et dans d'autres branches de la science. Selon ce point de vue, même si les explications psychologi< 377 > ques sont conformes au modèle nomologico-déductif, l'important ce n'est pas la relation déductive obtenue entre les lois explicatives, les conditions initiales et l'explanandum mais plutôt les relations internes, rationnelles-à-la-lumière-de, entre les contenus des états mentaux qui font que l'explication opère. On s'est appuyé sur cette relation spécifique pour rejeter, notamment, l'affirmation assurant que les explications de la psychologie populaire sont des explications causales et que ses généralisations sont explicatives-causales. A l'inverse, on a soutenu que les généralisations ne sont pas causales et que le style explicatif dans lequel elles jouent un rôle est seulement rationnel, ce qui est opposé à causal (voir par ex. Dray, 1963). Ce sont des raisons et non des causes qui produisent le comportement humain, dit-on, nous comprenons donc le comportement grâce à la découverte d'un raisonnement pertinent et non grâce à la découverte de conditions causales. Ceci a parfois servi de fondement aux arguments antiréductionnistes. Dans les explications du comportement humain, l'observation correcte est qu'une relation de rationalité lie les états concernant les croyances et les désirs aux états concernant le comportement. Ce qui est faux c'est l'inférence selon laquelle les croyances et les désirs ne produisent pas le comportement. Plus généralement il est faux de dire que l'existence d'une relation rationnelle entre les états caractérisant les événements dissipe, ou est en désaccord avec une relation causale entre les événements. On peut le voir tout simplement quand un ordinateur exécute un programme logico-déductif, dans lequel l'ordinateur traverse des états liés par la logique et par la cause. En effet le programme est conçu précisément pour que, lorsque certaines relations causales sont en cours, entre les états de la machine, les relations logiques adéquates, entre les formulations décrivant ces états, soient simultanément en cours. L'existence de relations abstraites, ou formelles, définies sur les contenus, ou les objets d' “ attitudes ”, n'est d'ailleurs pas une caractéristique unique à la psychologie. De façon ironique c'est en fait un point de ressemblance profonde entre les lois de la psychologie et celles d'autres domaines scientifiques. Il existe des lois qui comportent des attitudes numériques, maintenues par des relations arithmétiques ; des lois contenant des attitudes vectorielles, maintenues par des relations algébriques, et ainsi de suite. Une fois remar< 378 > qué, ce parallèle surprend, il parle en faveur de la similitude entre la psychologie populaire et d'autres théories scientifiques, plutôt que contre elle (voir Paul M. Churchland, 1970, 1979, 1981). Examinons la suite : Attitudes numériques x a une masse (kg) de n... a une charge (coul), de n... a une température (k), de n... a une énergie ; de n,... etc. Attitudes propositionnelles croit que p désire que p perçoit que p souhaite que p, etc. Non seulement on trouve là un parallèle en fonction des attitudes identifiées par des objets abstraits (propositions et nombres) ; mais il y existe aussi un parallèle avec les lois qui spécifient les relations abstraites logiques et numériques) obtenues entre des états différents. Rappelons les généralisations envisagées au début de cette section et comparons avec la suite, par exemple : 9 / Si un corps x a une masse m, et si x subit une force nette de f, alors x est soumis à une accélération f/m. 10 / Si un gaz a une pression P, et un volume V, et une quantité m, alors excepté une très forte pression ou densité, il a une température de PV/mR, où R est la constante du gaz. Ce que j'ai souhaité souligner ici c'est que les généralisations qui tirent parti des relations abstraites entre des objets abstraits ne présentent rien de spécialement mental, mystique ou non causal. Les généralisations de la psychologie populaire le font, mais il en est de même des généralisations de la physique et de la chimie. L'existence de relations “ logiques-à-la-lumière-de ” entre les objets et les attitudes propositionnelles n'implique pas que les explications psychologiques soient des explications non causales (voir aussi le chap. IX). Enfin, on doit observer que les propositions et les relations logiques tirées de ces généralisations constituent une structure au pouvoir impressionnant, dans la mesure où la psychologie populaire exploite les propositions comme son domaine d'objets abstraits, elle < 379 > hérite donc du pouvoir de cette structure. C'est-à-dire qu'elle hérite de cette systématisation inhérente au système de la logique des propositions comme partie de la psychologie (voir Fodor, 1975). En devenant plus attractive grâce aux découvertes de la logique moderne et à la construction d'appareils électroniques conformes à la logique, cette idée a engendré une certaine conception “ logicienne ” de l'esprit. Selon cette conception, l'esprit est fondamentalement un dispositif de calcul opérant sur des phrases, prenant comme entrées les phrases issues de transducteurs sensoriels, réalisant sur elles des opérations logiques et fournissant d'autres phrases en sortie. La théorie “ populaire ” et la connaissance de soi-même. On peut résister à l'hypothèse que nous fonctionnons en utilisant une psychologie populaire qui nous permet d'attribuer des états psychologiques, aux autres et à nous-mêmes, parce que l'attribution à nous-mêmes semble directement observable, sans nécessiter la médiation d'un arrière-plan catégoriel et conceptuel. La théorie et l'inférence peuvent intervenir dans l'attribution de croyances et de perceptions aux autres, c'est possible, mais il est certain que chacun possède une connaissance directe et sans intermédiaire de ses propres états mentaux. Pour reconnaître les états mentaux de quelqu'un nous n'invoquons aucune théorie et aucune n'est nécessaire. C'est du moins ce qu'il semble. On ne peut cependant pas prendre l'impression d'immédiateté au pied de la lettre. Pour commencer, la connaissance du monde extérieur peut sembler aussi directe et immédiate que la connais sance de nos propres états intérieurs. Quand je regarde par ma fenêtre, il me semble voir immédiatement un arbre et voir immédiatement qu'il est plus grand que mon ordinateur, pourtant je ne suis pas consciente d'avoir fait à ce sujet de classification délibérée, ou de lourde inférence - ou même d'inférence fulgurante. En ce qui concerne les données de l'introspection j'ai simplement vu un arbre. Si je suis intriguée par ce que je vois, pour être sûre, je dois parfois assumer un brin de raisonnement, mais parallèlement, je dois, parfois, assumer un brin de raisonnement pour déterminer ce que je veux vraiment, ou pour savoir si ma sensation habituelle de malaise correspond à de l'embarras, de l'angoisse ou de la frustration. < 380 > S'agissant de l'impression d'absolue immédiateté, les perceptions extérieures semblent aussi immédiates que les perceptions internes. Mais échouer à trouver des indices de l'intervention cognitive d'un cadre conceptuel n'en implique pas l'absence. Dans le cas de la perception du monde extérieur nous ne tenons certainement pas pour exactes les impressions d'immédiateté de l'introspection. Le traitement complexe de l'information, la reconnaissance de formes, et la conceptualisation sous-tendent sûrement les jugements perceptifs simples et “ directs ”. Prenons l'exemple d'un effet perceptuel comme la constance de la taille : l'impression visuelle d'un arbre paraîtra aussi étendue que celle d'un pouce, même si ce dernier occupe une aire plus étendue du champ visuel. Le jugement perceptif est aussi immédiat qu'une chose peut l'être, bien que l'on n'ait pas conscience d'effectuer un temps de calcul, ou de raisonnement. Pourtant le traitement de l'information autorisant le jugement est sûrement subtil et complexe. L'objection de l' “ immédiateté ” introduit une difficulté due, en partie, simplement au fait qu'il est difficile de savoir ce qu' “ immédiat ” doit signifier. Si cela signifie “ non médiatisé par des traitements subcognitifs ” la thèse est fausse à l'évidence. Si cela signifie “ non médiatisé par des traitements cognitifs ”, c'est tout aussi sûrement une erreur. Si quelqu'un demande : “ Voulez-vous piloter un deltaplane ? ”, que Jones attende un peu et dise “ Oui ”, alors, grâce à ce que nous savons déjà en neurobiologie et en psychologie, nous pouvons considérer comme acquis qu'une séquence très orchestrée de traitements complexes esprit-cerveau a permis à Jones d'exprimer son souhait. L'intuition qui fait de la reconnaissance des états mentaux quelque chose de purement observable, libre d'une interprétation cognitive, pourrait affronter les arguments examinés plus haut, qui ont ébranlé la conception de l'observation selon la logique empirique. Ces arguments (voir au chap. VI la section consacrée à l'évolution de l'empirisme logique) ont établi l'absence de langage observationnel indépendant ; le lien entre tous les termes d'observation est une référence conceptuelle, ils sont donc entrelacés à la fois à d'autres termes d'observation et à des termes théoriques ; au moins une partie de la signification de tous les termes d'observation provient de la généralisation qui les a intégrés (Hesse, 1970 ; Paul < 381 > M. Churchland, 1979). Les prédicats d'observation utilisés pour reconnaître les états intérieurs sont tout autant liés à la théorie que les prédicats d'observation utilisés pour décrire le monde extérieur. Apprendre à appliquer les prédicats mentaux implique essentiellement l'apprentissage de généralisations adéquates, spécifiant les conditions d'une application correcte. Le simple apprentissage du mot “chien” implique l'apprentissage de généralisations sur les chiens, l'apprentissage d'expressions telles que “ avoir mal ” implique aussi l'apprentissage de choses comme avoir faim, recevoir un coup de marteau sur le pouce, tenir une boule de neige dans ses mains nues pendant longtemps, se faire tirer les cheveux, manger trop de bonbons, et se couper : tout cela provoque une douleur. Il en est de même avec des expressions comme “ est anxieux ”, “ veux ce p ”, “ est frustré ”, “ aime a ” et “ croit que p ”. Ces généralisations sont coupées dans une cote mal taillée, mais la question n'est pas qu'elles soient de vraies généralisations de la psychologie populaire, mais simplement qu'elles sont des généralisations de la psychologie populaire, et c'est en fonction de généralisations de ce genre que les catégories impliquées sont implicitement définies. Savoir si ces généralisations sont vraies, ou grossièrement mal conçues, qu'elles ont besoin d'une modification majeure ou d'un réglage plus fin, ce sont des questions d'un autre ordre. Remarquons aussi que les conditions d'applications sont très variées, même si les sensations ressenties sont très différentes nous les appelons, malgré tout, douleur (Churchland et Churchland, 1981). Il y a sûrement une composante apprise dans la reconnaissance des états mentaux, bien qu'il y ait probablement un mécanisme inné pour ce type d'apprentissage. La conscience des états intérieurs est une espèce de perception, dirigée vers l'intérieur plutôt que vers l'extérieur, les prédicats d'observation utilisés dans la reconnaissance des états mentaux ne jouissent pas d'un statut particulier. En outre, ce qui serait un prédicat appliqué par une inférence puissante à une époque de la vie (par ex. “ éprouver une satisfaction intellectuelle ”) peut par la suite s'utiliser de façon routinière, donc sans appliquer de règles systématiques. Une raison classique de supposer le caractère unique de l'appréhension introspective provient de l'enthousiasme épistémolo< 382 > gique en faveur de solides fondations pour soutenir la structure de la connaissance elle dépend du présupposé qu'on ne peut pas se tromper dans la reconnaissance de ses propres états mentaux. Par opposition, faire une erreur dans la perception du monde extérieur, ou dans l'attribution d'états mentaux aux autres, est considéré comme une banalité. A présent même en supposant qu'il soit vrai qu'en réalité le “ sens intérieur ” ne se trompe pas, remarquons que cela n'implique pas l'absence d'une référence théorique (d'un cadre catégoriel). La remarquable exactitude peut être due à l'application remarquablement exacte d'une théorie vraie dans la perception intérieure. Mais le point de vue traditionnel en demandait davantage, par conséquent on a soutenu que l'on ne peut pas se tromper - pas simplement que par bonheur on échappe à l'erreur fortuitement. Si nous ne pouvons pas nous tromper cela constituerait, parait-il, un témoignage en faveur de l'immédiateté et du caractère direct. Le problème est que nous pouvons nous tromper et c'est souvent le cas. Le comportement est parfois la manifestation de désirs que nous désavouons explicitement ou de croyances que nous refusons d'admettre explicitement. Même quand les conditions ne sont aucunement pathologiques, nous nous trompons parfois sur les raisons de nos choix, sur nos jugements et nous confondons les effets liés à notre comportement (Nisbett et Ross, 1980 ; Gazzaniga et LeDoux, 1978). Une sensation de froid extrême peut être prise par erreur pour une sensation de chaleur, en se réveillant on constatera qu'une douleur ressentie au cours d'un rêve n'est pas réelle, et les effets de l'attente produisent en général des erreurs dans la perception de nos états mentaux (Paul M. Churchland, 1985). Même si nous pouvions appréhender les états intérieurs, comme les croyances et les désirs, dans les limites d'un cadre catégoriel et si l'on convient que pouvons nous tromper dans l'application des caté gories de ce cadre, nous pourrions malgré tout supposer que ce qui est appréhendé immédiatement, sans l'aide d'un cadre catégoriel, c'est la conscience de savoir elle-même. En outre il semblerait que ceux qui ont envie de fondations absolues auront trouvé ce qu'ils cherchent avec le phénomène de savoir-que-l'on-sait, puisqu'il semble que nous ne pouvons pas nous tromper sur le fait d'être éveillé. Il s'agit là sans doute du conte cartésien qui montre qu'un < 383 > domaine de notre vie mentale est appréhendé immédiatement et sans erreur. Depuis longtemps l'argument de Descartes fait beaucoup de bruit comme ses implications concernant le moi et la connaissance de soimême. Après avoir envisagé la possibilité de douter de la vérité de la plupart de ses croyances sur le monde, Descartes a trouvé une situation qui le mettait à l'abri du doute raisonnable. En paraphrasant il dit : “ Je ne peux pas raisonnablement douter que je pense - que je suis éveillé ”, d'où la mémorable conclusion de Descartes : “ Je pense, donc je suis ” (Cogito ergo sum). Il est temps maintenant de se demander si on comprend les états mentaux, les siens et ceux des autres, à l'intérieur d'un cadre théorique. Le problème important c'est l'échec de l'argument cartésien à montrer que nos conduites intérieures nous sont présentées de façon directe et immédiate. Il échoue aussi à montrer que nous n'utilisons pas de cadre catégoriel, ou théorique, dans l'application de prédicats à nos propres états mentaux. Voici pourquoi. Le premier point est la réitération de l'observation précédente : la conscience de savoir, quelle que soit son identité biologique, est forcément le résultat de nombreux traite ments et de l'activité du cerveau. Cela est incontestable'. Deuxièmement, savoir si des catégories cognitives figurent dans ce traitement est suffisant à mon propos. Selon une lecture convenablement libérale de “ cognitive ”, savoir que quelqu'un est conscient impliquera l'utilisation cognitive du concept de conscience de savoir. Cela est certainement tout à fait incontestable'. Troisièmement, il est compatible avec l'argument cartésien de dire que le cadre théorique approprié et les mécanismes de son application sont tels qu'à chaque fois que le cerveau est dans un état correspondant au contenu “ je suis conscient de savoir ”, il est toujours vrai que la personne est consciente. Mais ce serait seulement une question de fait contingent à propos de la façon dont le cerveau fonctionne, et non un fait nécessaire tiré d'une philosophie a priori. 1. C'est incontestable pour autant qu'on ne soit pas dualiste, on reprendra ce sujet au chapitre VIII. 2. Par “ convenablement libérale ” je veux seulement dire que nous ne limitons pas l'activité cognitive à l'activité médiatisée par le langage (voir aussi les chap. IX et X). C'est tout à fait incontestable si savoir que quelqu'un est conscient implique les prédicats linguistiquement ancrés comme “ savoir-que-l'on-sait ” et “ conscience ”. < 384 > Sinon, d'après tout ce que nous savons à présent, il peut se produire que le cerveau de quelqu'un se trouve quelquefois dans l'état correspondant au contenu “ Je suis conscient ” alors qu'il est faux que la personne soit consciente, peut-être, par exemple, quand le cerveau se trouve dans certains types de coma. Cela pourrait être la réponse stockée du cerveau soumis brutalement à un grave traumatisme. Je ne sais pas avec certitude si cela s'est jamais produit ou pourrait jamais se produire. Des intuitions émises depuis un fauteuil confortable pourraient bien constituer des erreurs sur la nature des faits empiriques, là comme ailleurs. D'un fauteuil, on peut soutenir avec assurance qu'un aveugle ne peut éviter de savoir qu'il est conscient de sa cécité ou que si quelqu'un élabore des jugements perceptifs fins sur le monde il doit être informé par sa perception. Cependant, comme nous l'avons vu des recherches neurologiques exposées au chap. V), les présupposés semblent faux au vu des données neurologiques. Les hypothèses de salon devraient se présenter, elles-mêmes, comme des hypothèses exposées aux indices du monde et non comme des vérités limitées et irréfutables de la raison. Voici une raison plus profonde de marquer une pause : il serait possible d'évincer la théorie populaire, qui donne à “ savoir-que l'on-sait ” sa signification, pour la remplacer par une théorie supérieure. Ainsi, de la même façon qu'il ne s'est rien trouvé qui soit l'impetus, il se pourrait aussi qu'il n'y ait rien qui soit la “ conscience de savoir ”. Cela n'est pas si bizarre qu'il le semble au premier abord. Il existe probablement dans l'esprit-cerveau un mécanisme de surveillance, ou un autre, qui progresse avec difficulté et a imposé notre utilisation habituelle du concept de “ conscience de savoir ” - comme il y a une chose, ou une autre, dans le monde qui a imposé l'utilisation du concept d' “ impetus ”. Mais nous pouvons nous méprendre, la psychologie populaire serait une théorie tout à fait confuse de l'activité mentale, et une théorie plus récente et meilleure en donnerait une description théoriquement plus satisfaisante. Qu'est-ce ? Eh bien, quel que soit ce que nous caractérisons à présent par “ savoir-que-l'on-sait ”, peut-être à tort, une théorie future le caractérisera d'une façon assez différente. En résumé, les capacités introspectives ne semblent pas incompatibles avec la “ théorie de la théorie ” de notre compréhension de la vie mentale selon le sens commun. Au contraire, l'appréhension < 385 > par quelqu'un de ses propres états mentaux est un processus cognitif qui exploite un cadre conceptuel à un certain niveau. Il reste à la neurobiologie cognitive à découvrir expérimentalement la nature de ce processus, le degré de plasticité qu'il peut avoir, la nature des représentations et leur rôle. De plus, la notion d'une référence conceptuelle ou théorique n'est encore qu'approximativement définie et elle aura elle-même besoin d'être révisée, étendue ou éventuellement remplacée par la neurobiologie cognitive. J'envisage la “ théorie de la théorie ” comme une conception provisoire qui nous permet de nous débarrasser d'une épistémologie limitée et d'une philosophie de l'esprit restreignante. Comme les neurosciences et la psychologie scientifique commencent à mieux comprendre ensemble la nature du traitement de l'information, nous comprendrons mieux ce qu'est construire une théorie, nos conceptions rudimentaires vont mûrir. Enfin pour évoquer de nouveau la métaphore de Neurath, nous devrons changer cette planche dans notre bateau. Cela ne constitue pas une imperfection philosophique dans “ la théorie de la théorie ” ; c'est seulement une reconnaissance franche que nous ne comprenons pas du tout ce qu'est théoriser pour le cerveau. La psychologie populaire et l'esprit non physique. Pour terminer, on peut soutenir contre la “ théorie de la théorie ” des prédicats mentaux que si les états mentaux sont les états d'un esprit non physique, alors nous devons y accéder directe ment et non par la médiation d'une théorie. L'argument manque seulement de suite. Même si l'esprit était immatériel, l'accès à ses états et à ses mécanismes devrait se faire via une théorie, il y aurait beaucoup de traitement et de raisonnement mentaux non conscients, beaucoup de désirs et de croyances non conscients. En outre, même l'esprit non physique peut commettre des fautes et avoir des théories fausses, l'une d'elles serait celle de ses propres états et de la façon dont ils interagissent. L'immatérialité dans et hors de lui-même n'implique rien au sujet de l'immédiateté, de la rectitude et de l'accès privilégié. On doit distinguer la question ontologique qui demande quel type de substance (what) est le cerveau de la question épistémologique qui cherche comment (how) l'esprit se connaît lui-même. < 386 > Conclusions La réduction interthéorique est fondamentalement une relation entre les théories, telle qu'une théorie T, est réductible à une théorie Tz si T, (ou un analogue) est déductible de T2. On dit qu'un phénomène P, est réductible à un autre PZ si la théorie qui caractérise P, réduit une théorie qui caractérise P2. Dans les sciences les réductions sont rarement des réductions faciles avec des identifications interthéoriques simples. Le plus souvent elles sont chaotiques, ceci implique pour la science réduite des révisions plus ou moins étendues. Parfois la correction requise est si importante qu'on qualifie mieux la théorie candidate en la remplaçant carrément. Par conséquent, à ce stade de leurs investigations, les chercheurs en neurosciences ne devraient se sentir obligés ni de prévoir les détails d'une future réduction des généralisations de la psychologie populaire, ni de chercher des identifications entre les états neurobiologiques et les états psychologiques tels qu'ils sont caractérisés dans la psychologie populaire. Les identifications peuvent apparaître, mais d'un autre côté peut-être pas. Leur existence est une question empirique, non une question a priori. Le point essentiel est que l'on n'exige pas d'identités pour les réductions éloignées de l'extrémité conservatrice du spectre. Aussi à moins que les chercheurs en neurosciences puissent dire à l'avance qu'ils trouveront des raisons de réviser ou de remplacer la psychologie populaire, ils n'ont pas à se fixer comme point d'honneur de concevoir leur recherche en vue de dénicher de telles identités. Le rêve du programme réductionniste d'une théorie unifiée de l'esprit-cerveau, dans laquelle la théorie neurobiologique explique, en dernière analyse, la théorie psychologique, a soulevé des objections alimentées par deux types de convictions : 1 / dans la psychologie scientifique un sous-ensemble de généralisations est d'une telle nature qu'il résiste à la réduction ; 2 / la psychologie populaire est à la fois substantiellement correcte et essentiellement irréductible à la neurobiologie. Dans la psychologie scientifique les généralisations, qui sont jugées problématiques, sont spécifiques des domaines de la psychologie cognitive et de la psychologie sociale, elles font réfé< 387 > rence aux croyances, aux inférences, ou, en général, aux représentations propositionnelles. Ces deux types d'objections possèdent un élément commun dans la mesure où ces généralisations problématiques reposent sur une théorie des représentations tirée de la psychologie populaire. Bien que la psychologie populaire soit d'une profonde familiarité et d'une grande évidence et que ses catégories soient appliquées avec respect, il n'en reste pas moins vrai que la psychologie popu laire constitue un cadre théorique, par conséquent un cadre dont on peut interroger et évaluer la pertinence. L'adéquation de la psychologie populaire n'est en aucune façon assurée par son air d'évidence manifeste, son application observationnelle, son application introspective, ou même par son caractère inné, si c'est le cas. Si nous constatons que la psychologie populaire n'a pas droit au privilège épistémologique et n'est pas à l'abri de révision et de correction, nous réalisons alors que l'on peut commencer à corriger et à améliorer ses généralisations et ses catégories. En effet un thème sous-jacent de la psychologie scientifique c'est qu'elles peuvent être modifiées et même remplacées, et qu'elles le sont. Admettre que la psychologie populaire n'est pas à l'abri de l'expansion scientifique révèle la possibilité que les neurosciences réduisent les généralisations de la psychologie scientifique qui se sont beaucoup développées à partir des “ vérités ” domestiques de la psychologie populaire encore en cours. D'ailleurs, comme je le soutiendrai dans les chapitres VIII et IX, ces généralisations seront probablement le produit d'une longue coévolution avec la neurobiologie. Par conséquent, ce qui pourrait éventuellement transparaître c'est une réduction de la théorie psychologique développée et cette théorie transformée pourrait finalement sembler tout à fait différente de la psychologie populaire - différente même dans son profil catégoriel. En d'autres mots, les généralisations psychologiques que l'on considère éventuellement prêtes pour la réduction peuvent être à la fois plus riches et profondément révisées par rapport aux généralisations habituelles de la psychologie populaire. Si c'est là la direction prise par la coévolution de la psychologie et des neurosciences, les futurs historiens des sciences penseront que la psychologie populaire a été largement supplantée plutôt que facilement réduite à la neurobiologie. < 388 > Je n'ai pas prétendu que se sera le destin de la psychologie populaire, mais seulement qu'une fois que nous avons vu que la psychologie populaire n'a pas plus de privilège épistémologique que la physique populaire et que la structure catégorielle de la psychologie populaire n'a pas plus de caractère sacré, ou de consécration a priori que la physique populaire, nous pouvons nous débarrasser nous-mêmes du poids énorme de l'argument qui tire sa force de la clarté et de l'inviolabilité indiscutable de la psychologie populaire. On doit maintenant décider si les deux types d'arguments opposés au programme réductionniste peuvent montrer ce qu'il y a à la fois d'irréductible et d'exact dans la psychologie populaire. Pour ces arguments il sera insuffisant de défendre seulement l'irréductibilité, puisque l'irréductibilité dans une théorie peut être due à son caractère si inapproprié que son remplacement systématique correspond exactement à son mérite. En admettant que ce chapitre ait établi que la psychologie populaire est évaluable grâce à son adéquation empirique et, si on l'a trouvée insuffisante qu'elle est améliorable par la recherche expérimentale, en fonction de ces arguments il ne suffira pas non plus d'indiquer simplement le caractère observable d'une catégorie ou son évidence apparente. Tant de choses sont tout à fait compatibles avec l'inadéquation et la fausseté d'une théorie. Bien sûr les arguments ont aussi du mal à se transformer en douce en présupposés concernant l'exactitude des généralisations et des catégories. L'exposé d'un ensemble d'arguments appartenant à la nature de nos expériences subjectives constituera le point central du chapitre VIII. Les arguments fondés sur la théorie de la nature des représentations seront examinés et évalués au chapitre IX. Lectures complémentaires Churchland P. M. (1979), Scientific realism and the plasticity of mind, Cambridge, Cambridge University Press. Feyerabend P. K. (1981), Philosophical papers, vol. 1 et 2, Cambridge, Cambridge University Press. < 389 > Hooker C. A. (1981), Towards a general theory of reduction, Part I ; Historical and scientific setting, Part Il : Identity in reduction, Part Il1 : Cross-categorial reduction, Dialogue, 20, 38-59, 201-236, 496-529. Kuhn T. S. (1962), The structure of scientific revolutions, 2' éd., 1970, Chicago, University of Chicago Press. Wimsatt W. (1976), Reductive explanation : a functional account, in PSA 1974 (Proceedings of the Philosophy of science Association), éd. R. S. Cohen, C. A. Hooker, A. C. Michalos et J. W. van Evra, 671-710, Dordrecht, Holland, D. Reidel.