Socio-anthropologie n°1, 1997
LA VULNERABILITE RELATIONNELLE
Essai de cadrage et de définition
a question du lien social, centrale dans toute la pensée
sociologique, se renouvelle en fonction des préoccupations
spécifiques du moment. La conscience actuelle du désordre, la
marginalisation de certaines populations, la césure manifeste
entre insiders et outsiders redéfinissent la question originelle du lien, à partir
du lexique de la crise. Exclusion, désaffiliation, disqualification,
interviennent comme autant de référents traduisant le souci majeur de la
cohésion. Au même titre que ces catégories d'analyse, mais sous des formes
moins globales que locales, la vulnérabilité relationnelle entend rendre
compte de l'émiettement des liens sociaux. Son apparition
1
résulte ainsi d'une
volonté de désignation tant de l'exclusion que de la nouvelle question
sociale ”.
Vulnérabilité et exclusion apparaissent effectivement au même moment
sur le devant de la scène sociale. Le choix d'un autre vocable s'imposait pour
marquer la différence d’avec la pauvreté traditionnelle, composée
essentiellement de sous-prolétaires logeant dans les bidonvilles ou les cités de
transit et se reproduisant sur un mode identique.
La notion d'“ exclusion s'est érigée pour caractériser une réalité que
l'on a souvent décrite comme nouvelle pauvreté bien qu'elle en excède
toujours le cadre (Fassin, 1996). Cependant, la distinction entre pauvreté et
exclusion ne se présente pas uniquement sous l'angle des populations. Si la
pauvreté traditionnelle, en raison de son caractère structurel et stable offre un
cadre théorique reconnu, il existe une véritable difficulté tant à décrire qu'à
conceptualiser les différences rencontrées : l'hétérogénéité des profils et la
diversité des processus. La profusion de notions connexes telles que la
vulnérabilité, la précarité, la marginalité, marque l'embarras des tentatives de
désignation.
Derrière la dispersion des formulations et le brouillage conceptuel qui
en résulte, certaines idées se rejoignent néanmoins : les uns et les autres
s'accordent sur la présence d'un continuum allant de l'intégration à l'exclusion.
Le processus suggère sinon des degrés, du moins des étapes de
marginalisation. Il permet de dessiner des zones de sécurité, de vulnérabilité
et d'insécurité qui conduisent à s'interroger sur les déterminants de la
protection aujourd'hui. Deux axes sont généralement suivis : l'intégration
professionnelle et l'insertion relationnelle.
1
Cette notion est particulièrement développée chez Robert Castel, 1991.
L
Valérie Cohen
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La vulnérabilité, dans ses dimensions économique et relationnelle,
permet de rassembler les différents profils des assistés. Elle se présente
comme une zone intermédiaire, située entre l'intégration et la désaffiliation :
espace d'instabilité et de turbulence peuplé d'individus précaires dans leur
rapport au travail et fragiles dans leur insertion relationnelle ” (Castel, 1991 :
138).
Si les mécanismes de précarité économique ont largement été étudiés
ces dernières années, les logiques de vulnérabilité relationnelle demeurent
imprécises. Que signifie donc être vulnérable relationnellement ? Outre le fait
que cette fragilité renvoie aux relations primaires
2
, on ne sait pas sur quels
critères elle repose et quels sont les éléments d'analyse pouvant en rendre
compte. L'ambiguïté de cette appellation exigeait un travail de cadrage et de
définition. Pour ce faire, nous avons procédé à l'élaboration d'hypothèses
successives qui, dans des registres différents, explorent les dimensions du
phénomène étudié.
La thèse du désordre sociétaire
La première piste de recherche envisage la vulnérabilité relationnelle à
partir du démantèlement des instances de protection primaire, appréhendé
sous l'angle des transformations de la structure familiale et des réseaux de
proximité.
La période allant de 1945 à 1965 avait constitué un véritable âge d'or
pour la famille : mariages précoces et nombreux, fécondité élevée, divorces
en nombre stable compensés par un taux élevé de mariages. La plupart des
enquêtes confirmaient, par ailleurs, l'attachement aux valeurs familiales. En
revanche, à partir des années 70, tous les indicateurs démographiques ont
manifesté la transformation de ce qu'on pouvait appeler l'ordre familial. En
moins de vingt ans, la divorcialité fut multiplié par trois en moyenne, le
renouvellement des générations cessa d'être assuré, les femmes entrèrent
massivement sur le marché du travail, les indices du moment de nuptialité
baissèrent de 30% à 40%.
Si à la suite de Durkheim l'on considère que l'intensité de l'intégration
familiale se définit par le nombre de relations interpersonnelles à l'intérieur de
la famille nucléaire ou conjugale
3
, les deux grandes modifications de l'ordre
2
Robert Castel explique que l'insertion d'un individu dépend à la fois de son inscription dans la famille et dans
un réseau relationnel plus large. On retrouve ces deux dimensions dans le concept de socialité primaire
proposé par Alain Caillé. La socialité primaire renvoie aux relations familiales, amicales, de voisinage et de
camaraderie. C'est dans ce sens que nous utiliserons le terme primaire ”.
3
Les couples mariés sont plus intégrés que les veufs, les célibataires ou les divorcés et les couples sans
enfants le sont moins que ceux qui ont des enfants.
La vulnérabilité relationnelle
39
familial apparues depuis une vingtaine d'années limitent l'intégration ainsi
entendue. La précarité de l'union et la baisse de la fécondité induisent en effet
une atomisation des groupes familiaux, une augmentation des situations
d'isolés qui légitiment le déclin de l'institution familiale comme instance
d'intégration.
Parallèlement, les solidarités locales, souvent assimilées à la sociabilité
ouvrière, paraissent en régression. On ne retrouve pas dans les nouveaux
espaces urbains l'équilibre qu'offraient les quartiers populaires traditionnels
ou les bidonvilles. Ces solidarités, tournées essentiellement vers la famille et
le voisinage remplissaient à la fois des fonctions de régulation et de
socialisation. Grâce à un réseau d'alliances complexes et structurées, elles
permettaient une forte intégration.
Le contraste entre les études monographiques urbaines d'hier et
d'aujourd'hui
4
laisse penser que l'on assiste depuis quelques années au
dépérissement de réseaux locaux protecteurs. L'urbanisation sauvage, la crise
économique des anciennes zones industrialisées, l'affaiblissement des valeurs
syndicales et politiques, concourent à l'édification de foyers de vulnérabilité
relationnelle.
La remise en cause des fonctions régulatrices de la primarité est sous cet
angle manifeste. Mais, ces signes de désorganisation reposent eux-mêmes sur
l'hypothèse du dépérissement des cadres sociaux intégrateurs qui est
consécutif au démantèlement des communautés traditionnelles.
La communauté cristallise en effet l'idéal-type de la protection
rapprochée. On retrouve en son sein les deux dimensions familiale et locale
car la communauté se développe à partir de la famille et trouve son expression
la plus parfaite dans le village. Le lien communautaire, simultanément lien
social et lien solidaire, se construit dans la modernité en référence à une
société passée, autrement appelée traditionnelle.
Le concept s'élabore donc, sur un mode diachronique et sous l'angle
d'une dichotomie qui oppose deux niveaux d'union et d'organisation : la
communauté et la société. Cette distinction constitue un schéma d'analyse
présent dans toute la pensée sociale et politique du XIXe siècle. Les
différentes oppositions conceptuelles qui en résultent s'énoncent sous la
forme d'alternative exclusive : Solidarité mécanique-Solidarité organique,
Communauté-Société, Statut-Contrat... Pour les pères fondateurs, le passage
à la modernité semble ainsi supposer un choix : la communauté ou la société.
Or, en envisageant le lien social sous un angle diachronique et sous la
forme d'alternative exclusive, le lien communautaire est destiné à disparaître
4
Pour apprécier ce contraste, il suffit de lire l'ouvrage de F. Dubet sur la galère qui s'oppose aux
descriptions faites par R. Hoggart sur les quartiers populaires ou par C. Petonnet sur les cités de transit.
Valérie Cohen
40
dans la modernité, emportant avec lui l'idéal de l'insertion relationnelle.
Ferdinand Tönnies
5
, Emile Durkheim
6
, Max Weber
7
, et de nombreux auteurs,
malgré leurs divergences, s'accordent pour annoncer non seulement la
disparition de la communauté, mais encore la venue d'une société dans
laquelle les relations sociales étroites et collectives seraient profondément
atteintes. L'effritement social contemporain relèverait dès lors du passage de
la communauté à la société. Division du travail, industrialisation,
urbanisation en seraient les maîtres d'oeuvre.
En définissant la vulnérabilité relationnelle à partir du modèle
d'insertion de la communauté traditionnelle, on rend simultanément la
modernité responsable des fragilités observées. Ce mode d'organisation est
certes séduisant, mais la nostalgie des sociétés traditionnelles, présente dès
qu'il est question de vulnérabilité, ne fausse-t-elle pas l'interprétation des
phénomènes actuels ?
La modernité, en démantelant l'organisation de type communautaire, n'a
pas pour autant détruit le lien qui la caractérisait. L'état actuel des sciences
sociales nous enseigne que les choix opérés par la modernité ne sont pas
obligatoirement exclusifs les uns des autres. Les rapports sociétaires et
communautaires coexistent au sein du monde contemporain.
En se gardant de confondre communauté traditionnelle et socialité
primaire, recomposition familiale et dépérissement de la famille, la modernité
semble, elle aussi, engendrer du “ tribalisme ”.
Du côté de l'ordre familial, la disparition de la famille traditionnelle
étendue ne signifie pas que les solidarités familiales soient en déclin.
Différentes enquêtes
8
soulignent au contraire que la famille continue à jouer
un rôle central, tant dans les échanges de toute nature que dans le système de
valeurs. Il semblerait en fait que l'industrialisation, l'urbanisation, la liberté de
l'union, le rôle croissant de l'Etat providence n'aient pas affaibli les relations
de parenté, et les échanges de biens et services, mais en aient transformé la
5
Ferdinand Tönnies oppose la communauté, qui constitue un tout organique où la vie collective se trouve très
développée et le sentiment d'union très profondément éprouvé, à la société où la division du travail et la
propriété privée des moyens de production entraînent une décomposition des liens collectifs et
communautaire.
6
Emile Durkheim montre dans De la division du travail social comment la spécialisation des tâches qui
devait conduire à l'interdépendance et à la solidarité organique, provoque une relative disparition de la
conscience collective qui peut seule élaborer des normes communes, d'où l'isolement des individus qui ne se
sentent pas moralement partie d'un tout, l'anomie et le suicide.
7
Max Weber a repris à son tour les concepts de communauté et de société. Dans son ouvrage Economie et
société, il met en lumre, comme Tönnies, quoique de façon moins historique et plus analytique, la manière
dont la relation sociale sociétaire s'oppose à la relation sociale communautaire, les individus n'étant liés dans
la première que par des intérêts personnels et souvent contradictoires.
8
Voir à ce sujet les travaux suivants : A. Pitrou (1992), J.H. Dechaux (1988), L. Roussel (1976), l'enquête de
Bonvalet, Charles, Lebras, Maison (1993).
La vulnérabilité relationnelle
41
nature. On constate par ailleurs, à travers l'analyse du soutien familial, que la
taille du réseau de parenté ne constitue pas un critère de protection
rapprochée. Certes, un individu entouré de parents est a priori en meilleure
position du point de vue de la solidarité familiale qu'une personne isolée car la
proportion d'apparentés disponibles augmente le “ potentiel d'aide qu'il peut
en cas de besoin solliciter (Dechaux, 1988 : 254). Néanmoins, cette
formulation reste hypothétique et rien d'après Jean-Hugues Dechaux ne
permet de la confirmer. Deux points peuvent en effet venir contredire cette
relation entre l'extension du réseau et sa solidarité potentielle : une parenté
disponible ne signifie pas une parenté mobilisable. De plus, l'essentiel de la
solidarité de parenté passe par la relation parents-enfants, or une descendance
nombreuse implique bien souvent une solidarité moins forte en raison du
temps et de l'argent qu'elle suppose (ibid. : 255).
Du côté des solidarités locales, différents auteurs postulent un
renouveau communautaire au coeur même de la modernité. Ces groupements
ne présentent pas les mêmes contours que les communautés étudiées dans les
sociétés traditionnelles. Cependant, la constitution de “ nouvelles tribus ”, le
développement d'un “ néo-communautarisme ”, l'émergence ou la résurgence
d'“ ensembles populationnels cohérents ”, attestent l'existence d'isolats aux
capacités agrégatives ”.
D'après Michel Maffesoli, la société actuelle favorise le repli sur le
groupe et l'approfondissement des relations à l'intérieur de celui-ci. Loin de
générer de l'isolement, la modernité offrirait les conditions de l'être
ensemble ”. Le concept de néo-tribalisme proposé par cet auteur permet
alors de caractériser les nouvelles formes de groupements présentes dans la
société contemporaine. Face à la notion de tribalisme classique définie par les
pères fondateurs, le néo-tribalisme introduit la notion de fusion mobile ou
fluide. La morphologie des groupes de la post-modernité est en effet plus
instable et plus éparpillée, les rassemblements sont plus éphémères. L'image
de la tribu peut alors se déceler dans divers domaines de la vie sociale, le
voisinage, la famille, le quartier, les écoles, les mouvements musicaux,
idéologiques...
Dans un autre registre, Alain Ehrenberg envisage la post-modernité
comme une généralisation de la compétition et de la concurrence. Mais au fur
et à mesure que la réussite individuelle devient la forme dominante de la
participation sociale, on voit apparaître des formes communautaires. Le
néo-communautarisme exprime le développement de formes
d'appartenance communautaires qui sont nourries par le refus des normes
dominantes de réussite (...) ou le sentiment d'être exclu de l'accès à la
concurrence ” (Ehrenberg, 1991 : 279).
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