La vulnérabilité relationnelle

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LA VULNERABILITE RELATIONNELLE
Essai de cadrage et de définition
L
a question du lien social, centrale dans toute la pensée
sociologique, se renouvelle en fonction des préoccupations
spécifiques du moment. La conscience actuelle du désordre, la
marginalisation de certaines populations, la césure manifeste
entre insiders et outsiders redéfinissent la question originelle du lien, à partir
du lexique de la crise. Exclusion, désaffiliation, disqualification,
interviennent comme autant de référents traduisant le souci majeur de la
cohésion. Au même titre que ces catégories d'analyse, mais sous des formes
moins globales que locales, la vulnérabilité relationnelle entend rendre
compte de l'émiettement des liens sociaux. Son apparition1 résulte ainsi d'une
volonté de désignation tant de l'exclusion que de la “ nouvelle question
sociale ”.
Vulnérabilité et exclusion apparaissent effectivement au même moment
sur le devant de la scène sociale. Le choix d'un autre vocable s'imposait pour
marquer la différence d’avec la pauvreté traditionnelle, composée
essentiellement de sous-prolétaires logeant dans les bidonvilles ou les cités de
transit et se reproduisant sur un mode identique.
La notion d'“ exclusion ” s'est érigée pour caractériser une réalité que
l'on a souvent décrite comme “ nouvelle pauvreté ” bien qu'elle en excède
toujours le cadre (Fassin, 1996). Cependant, la distinction entre pauvreté et
exclusion ne se présente pas uniquement sous l'angle des populations. Si la
pauvreté traditionnelle, en raison de son caractère structurel et stable offre un
cadre théorique reconnu, il existe une véritable difficulté tant à décrire qu'à
conceptualiser les différences rencontrées : l'hétérogénéité des profils et la
diversité des processus. La profusion de notions connexes telles que la
vulnérabilité, la précarité, la marginalité, marque l'embarras des tentatives de
désignation.
Derrière la dispersion des formulations et le brouillage conceptuel qui
en résulte, certaines idées se rejoignent néanmoins : les uns et les autres
s'accordent sur la présence d'un continuum allant de l'intégration à l'exclusion.
Le processus suggère sinon des degrés, du moins des étapes de
marginalisation. Il permet de dessiner des zones de sécurité, de vulnérabilité
et d'insécurité qui conduisent à s'interroger sur les déterminants de la
protection aujourd'hui. Deux axes sont généralement suivis : l'intégration
professionnelle et l'insertion relationnelle.
1 Cette notion est particulièrement développée chez Robert Castel, 1991.
Socio-anthropologie n°1, 1997
Valérie Cohen
La vulnérabilité, dans ses dimensions économique et relationnelle,
permet de rassembler les différents profils des assistés. Elle se présente
comme une zone intermédiaire, située entre l'intégration et la désaffiliation :
“ espace d'instabilité et de turbulence peuplé d'individus précaires dans leur
rapport au travail et fragiles dans leur insertion relationnelle ” (Castel, 1991 :
138).
Si les mécanismes de précarité économique ont largement été étudiés
ces dernières années, les logiques de vulnérabilité relationnelle demeurent
imprécises. Que signifie donc être vulnérable relationnellement ? Outre le fait
que cette fragilité renvoie aux relations primaires2, on ne sait pas sur quels
critères elle repose et quels sont les éléments d'analyse pouvant en rendre
compte. L'ambiguïté de cette appellation exigeait un travail de cadrage et de
définition. Pour ce faire, nous avons procédé à l'élaboration d'hypothèses
successives qui, dans des registres différents, explorent les dimensions du
phénomène étudié.
La thèse du désordre sociétaire
La première piste de recherche envisage la vulnérabilité relationnelle à
partir du démantèlement des instances de protection primaire, appréhendé
sous l'angle des transformations de la structure familiale et des réseaux de
proximité.
La période allant de 1945 à 1965 avait constitué un véritable âge d'or
pour la famille : mariages précoces et nombreux, fécondité élevée, divorces
en nombre stable compensés par un taux élevé de mariages. La plupart des
enquêtes confirmaient, par ailleurs, l'attachement aux valeurs familiales. En
revanche, à partir des années 70, tous les indicateurs démographiques ont
manifesté la transformation de ce qu'on pouvait appeler l'ordre familial. En
moins de vingt ans, la divorcialité fut multiplié par trois en moyenne, le
renouvellement des générations cessa d'être assuré, les femmes entrèrent
massivement sur le marché du travail, les indices du moment de nuptialité
baissèrent de 30% à 40%.
Si à la suite de Durkheim l'on considère que l'intensité de l'intégration
familiale se définit par le nombre de relations interpersonnelles à l'intérieur de
la famille nucléaire ou conjugale3, les deux grandes modifications de l'ordre
2
Robert Castel explique que l'insertion d'un individu dépend à la fois de son inscription dans la famille et dans
un réseau relationnel plus large. On retrouve ces deux dimensions dans le concept de “ socialité primaire ”
proposé par Alain Caillé. La socialité primaire renvoie aux relations familiales, amicales, de voisinage et de
camaraderie. C'est dans ce sens que nous utiliserons le terme “ primaire ”.
3
Les couples mariés sont plus intégrés que les veufs, les célibataires ou les divorcés et les couples sans
enfants le sont moins que ceux qui ont des enfants.
38
La vulnérabilité relationnelle
familial apparues depuis une vingtaine d'années limitent l'intégration ainsi
entendue. La précarité de l'union et la baisse de la fécondité induisent en effet
une atomisation des groupes familiaux, une augmentation des situations
d'isolés qui légitiment le déclin de l'institution familiale comme instance
d'intégration.
Parallèlement, les solidarités locales, souvent assimilées à la sociabilité
ouvrière, paraissent en régression. On ne retrouve pas dans les nouveaux
espaces urbains l'équilibre qu'offraient les quartiers populaires traditionnels
ou les bidonvilles. Ces solidarités, tournées essentiellement vers la famille et
le voisinage remplissaient à la fois des fonctions de régulation et de
socialisation. Grâce à un réseau d'alliances complexes et structurées, elles
permettaient une forte intégration.
Le contraste entre les études monographiques urbaines d'hier et
d'aujourd'hui 4 laisse penser que l'on assiste depuis quelques années au
dépérissement de réseaux locaux protecteurs. L'urbanisation sauvage, la crise
économique des anciennes zones industrialisées, l'affaiblissement des valeurs
syndicales et politiques, concourent à l'édification de foyers de vulnérabilité
relationnelle.
La remise en cause des fonctions régulatrices de la primarité est sous cet
angle manifeste. Mais, ces signes de désorganisation reposent eux-mêmes sur
l'hypothèse du dépérissement des cadres sociaux intégrateurs qui est
consécutif au démantèlement des communautés traditionnelles.
La communauté cristallise en effet l'idéal-type de la protection
rapprochée. On retrouve en son sein les deux dimensions familiale et locale
car la communauté se développe à partir de la famille et trouve son expression
la plus parfaite dans le village. Le lien communautaire, simultanément lien
social et lien solidaire, se construit dans la modernité en référence à une
société passée, autrement appelée traditionnelle.
Le concept s'élabore donc, sur un mode diachronique et sous l'angle
d'une dichotomie qui oppose deux niveaux d'union et d'organisation : la
communauté et la société. Cette distinction constitue un schéma d'analyse
présent dans toute la pensée sociale et politique du XIXe siècle. Les
différentes oppositions conceptuelles qui en résultent s'énoncent sous la
forme d'alternative exclusive : Solidarité mécanique-Solidarité organique,
Communauté-Société, Statut-Contrat... Pour les pères fondateurs, le passage
à la modernité semble ainsi supposer un choix : la communauté ou la société.
Or, en envisageant le lien social sous un angle diachronique et sous la
forme d'alternative exclusive, le lien communautaire est destiné à disparaître
Pour apprécier ce contraste, il suffit de lire l'ouvrage de F. Dubet sur “ la galère ” qui s'oppose aux
descriptions faites par R. Hoggart sur les quartiers populaires ou par C. Petonnet sur les cités de transit.
4
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Valérie Cohen
dans la modernité, emportant avec lui l'idéal de l'insertion relationnelle.
Ferdinand Tönnies5, Emile Durkheim6, Max Weber7, et de nombreux auteurs,
malgré leurs divergences, s'accordent pour annoncer non seulement la
disparition de la communauté, mais encore la venue d'une société dans
laquelle les relations sociales étroites et collectives seraient profondément
atteintes. L'effritement social contemporain relèverait dès lors du passage de
la communauté à la société. Division du travail, industrialisation,
urbanisation en seraient les maîtres d'oeuvre.
En définissant la vulnérabilité relationnelle à partir du modèle
d'insertion de la communauté traditionnelle, on rend simultanément la
modernité responsable des fragilités observées. Ce mode d'organisation est
certes séduisant, mais la nostalgie des sociétés traditionnelles, présente dès
qu'il est question de vulnérabilité, ne fausse-t-elle pas l'interprétation des
phénomènes actuels ?
La modernité, en démantelant l'organisation de type communautaire, n'a
pas pour autant détruit le lien qui la caractérisait. L'état actuel des sciences
sociales nous enseigne que les choix opérés par la modernité ne sont pas
obligatoirement exclusifs les uns des autres. Les rapports sociétaires et
communautaires coexistent au sein du monde contemporain.
En se gardant de confondre communauté traditionnelle et socialité
primaire, recomposition familiale et dépérissement de la famille, la modernité
semble, elle aussi, engendrer du “ tribalisme ”.
Du côté de l'ordre familial, la disparition de la famille traditionnelle
étendue ne signifie pas que les solidarités familiales soient en déclin.
Différentes enquêtes8 soulignent au contraire que la famille continue à jouer
un rôle central, tant dans les échanges de toute nature que dans le système de
valeurs. Il semblerait en fait que l'industrialisation, l'urbanisation, la liberté de
l'union, le rôle croissant de l'Etat providence n'aient pas affaibli les relations
de parenté, et les échanges de biens et services, mais en aient transformé la
5
Ferdinand Tönnies oppose la communauté, qui constitue un tout organique où la vie collective se trouve très
développée et le sentiment d'union très profondément éprouvé, à la société où la division du travail et la
propriété privée des moyens de production entraînent une décomposition des liens collectifs et
communautaire.
6
Emile Durkheim montre dans De la division du travail social comment la spécialisation des tâches qui
devait conduire à l'interdépendance et à la solidarité organique, provoque une relative disparition de la
conscience collective qui peut seule élaborer des normes communes, d'où l'isolement des individus qui ne se
sentent pas moralement partie d'un tout, l'anomie et le suicide.
7
Max Weber a repris à son tour les concepts de communauté et de société. Dans son ouvrage Economie et
société, il met en lumière, comme Tönnies, quoique de façon moins historique et plus analytique, la manière
dont la relation sociale sociétaire s'oppose à la relation sociale communautaire, les individus n'étant liés dans
la première que par des intérêts personnels et souvent contradictoires.
8
Voir à ce sujet les travaux suivants : A. Pitrou (1992), J.H. Dechaux (1988), L. Roussel (1976), l'enquête de
Bonvalet, Charles, Lebras, Maison (1993).
40
La vulnérabilité relationnelle
nature. On constate par ailleurs, à travers l'analyse du soutien familial, que la
taille du réseau de parenté ne constitue pas un critère de protection
rapprochée. Certes, un individu entouré de parents est a priori en meilleure
position du point de vue de la solidarité familiale qu'une personne isolée car la
proportion d'apparentés disponibles augmente le “ potentiel d'aide ” qu'il peut
en cas de besoin solliciter (Dechaux, 1988 : 254). Néanmoins, cette
formulation reste hypothétique et rien d'après Jean-Hugues Dechaux ne
permet de la confirmer. Deux points peuvent en effet venir contredire cette
relation entre l'extension du réseau et sa solidarité potentielle : une parenté
disponible ne signifie pas une parenté mobilisable. De plus, l'essentiel de la
solidarité de parenté passe par la relation parents-enfants, or une descendance
nombreuse implique bien souvent une solidarité moins forte en raison du
temps et de l'argent qu'elle suppose (ibid. : 255).
Du côté des solidarités locales, différents auteurs postulent un
renouveau communautaire au coeur même de la modernité. Ces groupements
ne présentent pas les mêmes contours que les communautés étudiées dans les
sociétés traditionnelles. Cependant, la constitution de “ nouvelles tribus ”, le
développement d'un “ néo-communautarisme ”, l'émergence ou la résurgence
d'“ ensembles populationnels cohérents ”, attestent l'existence d'isolats aux
“ capacités agrégatives ”.
D'après Michel Maffesoli, la société actuelle favorise le repli sur le
groupe et l'approfondissement des relations à l'intérieur de celui-ci. Loin de
générer de l'isolement, la modernité offrirait les conditions de “ l'être
ensemble ”. Le concept de “ néo-tribalisme ” proposé par cet auteur permet
alors de caractériser les nouvelles formes de groupements présentes dans la
société contemporaine. Face à la notion de tribalisme classique définie par les
pères fondateurs, le néo-tribalisme introduit la notion de fusion mobile ou
fluide. La morphologie des groupes de la post-modernité est en effet plus
instable et plus éparpillée, les rassemblements sont plus éphémères. L'image
de la tribu peut alors se déceler dans divers domaines de la vie sociale, le
voisinage, la famille, le quartier, les écoles, les mouvements musicaux,
idéologiques...
Dans un autre registre, Alain Ehrenberg envisage la post-modernité
comme une généralisation de la compétition et de la concurrence. Mais au fur
et à mesure que la réussite individuelle devient la forme dominante de la
participation sociale, on voit apparaître des formes communautaires. Le
“ néo-communautarisme ” exprime le développement de formes
d'appartenance communautaires qui sont nourries “ par le refus des normes
dominantes de réussite (...) ou le sentiment d'être exclu de l'accès à la
concurrence ” (Ehrenberg, 1991 : 279).
41
Valérie Cohen
Pierre Bouvier dans le cadre d'une “ socio-anthropologie du contemporain ” observe, quant à lui, l'existence d'“ ensembles populationnels
cohérents ” au coeur même de la modernité. On les repère dans la société
contemporaine sous “ des formes de structures suffisamment décalées,
autonomes et productrices de sens ” (Bouvier, 1995 : 119). Aucune
territorialité spatiale ou temporelle ne les définit. Pourtant les ensembles sont
présents dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne et peuvent
s'articuler autour du productif, du religieux, du politique...
La modernité n'a donc pas détruit les communautés d'affiliation
primaire, mais elle a transformé leur nature et leur morphologie. L'instabilité
des modes d'appartenance induite par la fluidité des sociétés développées, la
décomposition de l'autonomie de la socialité primaire constitutive de la
spécialisation et la parcellisation des fonctions, rendent plus difficile
l'exercice d'une protection rapprochée. Comme le fait remarquer très
justement Alain Caillé, on constate en effet “ une disjonction de la logique de
la parenté et de celle du voisinage dont le couplage garantissait à la primarité
sa cohérence systématique ” et une minimisation “ des capacités
d'autorégulation des collectifs primaires en leur ôtant la responsabilité de la
prise en charge des ratés de la socialisation, fous, malades, indigents,
vagabonds ” (Caillé, 1986 : 372).
Ce n'est donc pas le rétrécissement des réseaux qui mérite ici d'être
souligné, mais bien les changements morphologiques, structurels, et logiques
des groupes sociaux.
La vulnérabilité des ressources mobilisables
La thèse d'une fragilisation générale des collectifs primaires,
intéressante et sous certains aspects éclairante, est néanmoins réductrice. Elle
demande par conséquent d'être complétée par une approche synchronique qui
offre d'autres référents théoriques, susceptibles de circonscrire les dimensions
du phénomène étudié.
Les différentes études9 sur le thème laissent entrevoir deux acceptions
hypothétiques de la notion. La vulnérabilité relationnelle se traduirait soit par
le potentiel de ressources d'un réseau, soit par les conditions d'insertion dans
un système d'échange.
La première proposition s'intéresse au cercle social des individus,
c'est-à-dire à “ l'ensemble du système d'échange des biens et services
9
Il est ici question des études sur la précarité, le chômage et la pauvreté.
42
La vulnérabilité relationnelle
matériels et symboliques dans lequel est inséré un acteur social10 ”. Seraient
ainsi vulnérables ceux qui ont une “ faible sociabilité ”. Mais que signifie
donc avoir une “ faible sociabilité ” et en quoi cet état des rapports sociaux
exprime-t-il un état de vulnérabilité relationnelle ?
L'analyse qui cherche à rendre compte des effets de structure nous livre
indirectement des éléments de traduction et d'explication du phénomène
observé. L'étude de la fréquence des relations et du nombre de contacts d'une
personne permet de préciser l'expression “ faible sociabilité ” tandis que le
repérage des différents invariants fournit une première interprétation de la
vulnérabilité relationnelle11.
Trois variables ont une incidence significative sur ces relations12 : la
position de classe, le statut familial vital13 et en dernier ressort le cadre de vie.
Mais, c'est surtout la cohérence qui règne entre les diverses composantes de la
sociabilité qui mérite d'être ici soulignée : les personnes qui fréquentent un
grand nombre d'amis ont aussi les plus grandes chances de sortir avec des
collègues, de recevoir la visite de leurs voisins. Seules les relations familiales
échappent à cet effet “ boule de neige ”. Symétriquement, on observe un
cumul des solitudes.
Il existe donc une certaine convergence entre les différents types de
sociabilité, et plus particulièrement entre les différents capitaux, économique,
culturel et social. La notion de “ faible sociabilité ”, et par conséquent, de
vulnérabilité relationnelle, peut alors s'exprimer par le cumul des relations,
que contient en partie le concept de “ capital social ”, développé par Pierre
Bourdieu.
Le capital social est défini comme “ l'ensemble des ressources actuelles
ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations
plus
ou
moins
institutionnalisées
d'interconnaissance
et
d'interreconnaissance ; ou, en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe,
comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés
communes (susceptibles d'être perçues par l'observateur, par les autres ou par
eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles ”
10
A.M. Guillemard, R. Lenoir, La sociabilité en situation de retraite, Paris, CEMS, 1973, p. 123. Cette
définition a l'avantage de ne pas considérer la sociabilité uniquement en termes de relations sociales, mais
aussi en termes d'échanges. Les sociologues distinguent très souvent la sociabilité et la solidarité, or ces deux
notions sont inévitablement mêlées si l'on admet qu'une relation est toujours une forme d'échange.
11
Nos analyses s'appuient principalement sur les enquêtes suivantes : F. Héran (1987 et 1988), M. Forsé,
(1981 et 1993).
12
Les relations et plus généralement la sociabilité sont mesurées en fonction de la fréquence des relations.
D'une manière générale, la sociabilité diminue avec l'âge. Relativement stable jusqu'à l'âge de 40 ans, elle
connaît par la suite un déclin irrémédiable et finit par chuter de moitié. C'est particulièrement la fréquentation
des amis qui diminue avec l'âge. La sociabilité croît avec le statut social qu’il s'agisse des relations de travail,
des relations d'amitié ou plus simplement du nombre d'interlocuteurs de la semaine.
13
Le statut familial vital regroupe les variables de sexe, d'âge, du nombre d'enfants, du statut matrimonial.
43
Valérie Cohen
(Bourdieu, 1980 : 2). Le capital social comprend le réseau relationnel d'un
individu, mais aussi les ressources potentielles que peuvent mobiliser chacun
des membres du réseau. C'est donc “ la somme des capitaux et des pouvoirs
qu'un réseau permet de mobiliser ” (ibid. : 3).
En ce sens les individus vulnérables auraient non seulement peu de
relations mais encore des relations non susceptibles d'offrir un véritable
système d'échange de biens et de services variés. Le capital social traduit donc
parfaitement l'idée du cumul de relations et de ressources mobilisables.
Cependant, les trois capitaux dans la logique de Pierre Bourdieu
semblent inséparables. C'est ce que confirment les enquêtes sur la sociabilité,
ceux qui possèdent les capitaux économiques et culturels sont aussi ceux qui
ont le plus grand nombre de relations. En d'autres termes, la vulnérabilité
relationnelle serait induite par le positionnement des agents dans les sphères
économiques et culturelles. Ce système d'interdépendance suggère que seules
les classes supérieures sont susceptibles de posséder un capital social (Juan,
1989). D'ailleurs, on peut noter que les exemples de production et de
reproduction du capital social donnés par Pierre Bourdieu sont restrictifs :
rallyes, croisières, chasses, soirées, réceptions, sports et quartiers “ chics ”...
Il existe pourtant d'autres lieux, occasions et pratiques moins “ sélects ” mais
tout autant porteurs de liaisons durables.
Utiliser le concept de capital social comme support de définition nous
conduit inévitablement à envisager la vulnérabilité relationnelle sous l'angle
de la reproduction sociale. La sociabilité d'un individu n'est pourtant jamais
entièrement donnée et déterminée, elle est aussi construite et produite par
l'acteur, c'est du moins ce qu'affirment les analystes des réseaux sociaux.
Pour ces derniers, ce n'est ni l'appartenance, ni la référence à une
catégorie qui détermine l'action, mais la structure des relations. Une structure
est au minimum un ensemble d'éléments liés les uns aux autres par des
relations qui peuvent être fort diverses. Elle se présente sous la forme d'un
réseau et constitue la principale variable explicative des phénomènes étudiés.
Le réseau s'inscrit cependant dans un environnement matériel et culturel, il
s'agit d'une “ construction individuelle sous contrainte sociale ” (Roché,
1993 : 172).
Cette approche envisage la fragilité relationnelle, sous un mode
spécifique, à partir du concept de “ social support ”, défini comme le
sous-ensemble des individus sur qui une personne peut s'appuyer pour obtenir
une aide instrumentale ou émotionnelle. La question est ici de savoir s'il
existe une structure particulière de réseau comprenant un sous-ensemble aux
fonctions protectrices.
44
La vulnérabilité relationnelle
Les hypothèses sur le soutien relationnel ont été élaborées à partir d'une
réflexion sur la notion de “ bonne insertion relationnelle ”, construite autour
du mythe de la communauté traditionnelle et de l'idée que la ville aurait
détruit des supports fondamentaux. Les auteurs de référence ne sont pas ici
Emile Durkheim, Ferdinand Tönnies ou Auguste Comte, mais principalement
Georg Simmel et Robert Park. Ces derniers ont montré que la ville offrait plus
de liberté et d'autonomie en augmentant les cercles possibles d'insertion
relationnelle, mais en contrepartie, entraînait des risques de solitude. De ce
constat s'est dégagée l'idée simple que plus on a de relations personnelles et
plus elles sont denses, meilleure est l'insertion relationnelle. En d'autres
termes les individus vulnérables relationnellement sont ceux ne possédant pas
un réseau personnel dense14.
Cette hypothèse séduisante ne se trouve pas vérifiée. Les études sur le
15
sujet s'avèrent contradictoires, tantôt les réseaux denses et fermés sont
considérés comme particulièrement protecteurs, tantôt les structures de
relations ouvertes et lâches 16 paraissent favorables au soutien social. Les
différences de résultats montrent qu'il est difficile de conclure à l'universalité
d'une structure de réseau permettant mécaniquement du soutien relationnel.
Pour attribuer une signification à une relation, il est indispensable de prendre
en compte sa place dans le système global dans lequel elle s'inscrit.
Il conviendrait par conséquent d'analyser le potentiel de ressources
mobilisables à partir de la complémentarité des perspectives. Malgré
l'opposition paradigmatique qui règne entre ces deux courants, il est en effet
possible d'étudier conjointement le réseau d'un individu et son
positionnement dans la structure sociale.
Les processus de distanciation
Le caractère quantitatif et qualitatif des relations est une dimension
importante de la protection et un élément déterminant de la vulnérabilité.
Cependant, avant même d'étudier des réseaux potentiels d'échange, ne
convient-il pas de s'intéresser à leurs modalités préalables d'existence,
c'est-à-dire aux conditions de la création, du maintien, et de l'entretien des
liens sociaux ?
14
Un réseau dense et fermé est un réseau où presque tous les individus se connaissent. La densité est le
rapport existant entre l'ensemble des relations effectivement observables pour un nombre donné d'individus et
l'ensemble des relations possibles si chacun d'eux était lié aux autres.
15
Les résultats de ces différentes enquêtes sont présentées par A. Degenne et M. Forsé (1994 : 60-70).
16
Les structures ouvertes et lâches sont des réseaux où les individus reliés à Ego ne se fréquentent pas
forcément. Ces réseaux ont cependant une plus grande portée car ils sont susceptibles de toucher plus de
personnes.
45
Valérie Cohen
Prenons pour hypothèse que la vulnérabilité relationnelle n'est pas
seulement un état, mais également la résultante d'un processus de rupture de
liens. Le terme de rupture est néanmoins excessif. On peut en effet penser que
la faiblesse du rythme des échanges ne signifie pas que les relations soient
définitivement rompues, mais qu'elles ne donnent plus lieu à des interactions
soutenues. Certains liens perdurent au-delà des situations de face-à-face, c'est
particulièrement le cas des relations familiales. La fréquence des échanges ne
désigne donc qu'un état des relations qui correspond à ce que Giddens appelle
“ l'intégration sociale ”. Les relations existantes en dehors du cadre de
l'interaction relèvent de “ l'intégration systèmique ”.
Il est dès lors possible de considérer la vulnérabilité relationnelle
comme un processus de distanciation des relations primaires, qui induit
inévitablement le rétrécissement d'une “ centralité quotidienne ”17.
Il s'agit dans ce cas de savoir si, au-delà du positionnement social de
classe et des structures de réseaux, il n'existe pas des situations spécifiques
porteuses de vulnérabilité relationnelle.
Différentes études sur la précarité et le chômage révèlent de fortes
corrélations entre la situation par rapport à l'emploi et la sociabilité des
individus. La vulnérabilité sociale18 apparaît en effet proportionnelle au degré
de précarité professionnelle, elle touche une personne sur deux parmi les
chômeurs de plus de deux ans19. La situation par rapport à l'emploi fait office
de variable indépendante. Peut-on pour autant lui conférer une valeur
explicative ?
D'après Serge Paugam, derrière la corrélation statistique se dessine un
rapport de causalité articulé autour du processus de “ disqualification
sociale ”. Ce concept désigne le processus concret et intériorisé de
déclassement entraînant un repli sur soi et des ruptures de liens. Faire
l'apprentissage de la disqualification sociale, c'est éprouver un sentiment
d'infériorité sociale lié à une crise de statut : “ La disqualification sociale est
donc avant tout une épreuve, non pas seulement en raison de la faiblesse des
revenus ou de l'absence de certains biens matériels, mais surtout en raison de
la dégradation morale que représente dans l'existence humaine l'obligation de
recourir à l'appui de ses semblables et des services d'action sociale pour
obtenir de quoi vivre dans des conditions décentes ” (Paugam, 1993 : 80).
G. Balandier (1983 : 9) distingue différents espaces du quotidien. Le centre se définit comme le “ lieu des
relations de forte intensité, quotidiennement vécues ou de grande fréquence, à caractère privé et électif
prédominant. Ce sont celles établies durablement avec les “ proches ” : par le lien familial, le voisinage,
l'amitié, l'affiliation, la camaraderie ”.
18
La vulnérabilité sociale est un indicateur construit à partir de trois variables, la sociabilité familiale, la
possibilité d'être aidé par son entourage et la vie associative.
19
J.C. Charbonnel, S. Paugam, J.P. Zoyem, “ Précarité et risques d'exclusion en France ”, Documents du
CERC 109, 1993.
17
46
La vulnérabilité relationnelle
Les chômeurs ont intériorisé le jugement négatif qui est ainsi porté.
Certains avouent rompre eux-mêmes les relations avec leurs voisins de peur
que ceux-ci leur posent des questions sur leur situation. “ Je casse les
relations ”, dit l'un d'entre eux. “ Les relations n'existent pas, nous n'avons
plus d'amis ”, ajoute un autre. Le sentiment d'isolement est dès lors manifeste
comme le témoigne le récit de cette femme. Elle écrit : “ Le monologue est
l'attribut du chômeur et pourtant dialogues, discussions, rencontres lui
seraient utiles, profitables, indispensables pour reprendre confiance en lui.
Trop souvent, les bouches, les portes, les oreilles se ferment à son approche. ”
L'éloignement des proches, le rétrécissement du centre de vie quotidienne
sont aisément repérables dans le discours des “ déclassés ” : “ Les relations
sont timides, c'est-à-dire que depuis mon deuxième licenciement
économique, je ne vois plus ni famille, ni amis, je me sens de plus en plus à
l'écart de tous et rejeté, et j'en suis de plus en plus conscient20. ”
Les études sur le vécu du chômage rejoignent les analyses de Serge
Paugam. Elles insistent également sur les conséquences d'une telle situation.
La crise de statut que vivent les chômeurs est constitutive des représentations
normatives du travail. La société et les individus admettent et reconnaissent
comme légitime que l'adulte en bonne santé exerce une activité
professionnelle. Le statut de chômeur en est dévalorisé. Et comme le souligne
Raymond Ledrut, cette chute de statut entraîne des attitudes et des réactions
qui sont propres à une telle chute : “ La chute a sociologiquement une
signification bien définie : elle est le sentiment, éprouvé à la suite d'un
changement de position sociale, de se trouver dans un état inférieur et
indigne ” (Ledrut, 1966 : 23).
Le sentiment de déclassement est cependant relatif selon le sexe, l'âge, et
le milieu social. Dominique Schnapper souligne en effet que l'expérience du
chômage varie en fonction des statuts de substitution dont disposent les
individus. Les femmes vivent généralement mieux le chômage que les
hommes, car elles consacrent plus de temps au tâches ménagères. Le statut
d'étudiant et d'apprenti permet aux plus jeunes d'atténuer la précarité de leur
situation. Enfin, plus le niveau social et culturel est élevé, plus les possibilités
de se livrer à des activités de substitution augmentent (Schnapper, 1981).
Ce n'est donc pas tant la précarité économique qui fragilise les liens
sociaux, mais le déclassement social et le sentiment de dégradation qu'il
entraîne. En définissant la réussite et le succès économique comme des
valeurs suprêmes, la société stigmatise le statut social de ceux qui sont écartés
provisoirement ou définitivement du marché de l'emploi.
20
Extraits d'entretiens de l'étude du CERC, pp. 76-77.
47
Valérie Cohen
La correspondance entre disqualification et stigmatisation laisse
présumer que les phénomènes de rupture et de distanciation dépassent
largement le cadre de la précarité économique. Cette logique d'exclusion peut
alors s'adresser à tous ceux qui ne semblent pas habilités à participer au
modèle normatif de ce qui est “ beau ”, “ bien ”, “ convenable ” ou
“ performant ”. Au même titre que le déclassement, la maladie, les ruptures
biographiques, le vieillissement, constituent des situations génératrices de
distanciation, qui conduisent dans certains cas à l'isolement des individus.
Les processus de distanciation et de rupture suggèrent par ailleurs une
parenthèse dans le cycle des échanges, ce qui conduit, en dernier lieu, à
envisager la vulnérabilité relationnelle comme un défaut de réciprocité. Le
système d’échanges au sein de la socialité primaire fonctionne selon la
célèbre logique du don exposée par Marcel Mauss qu’il définit par la triple
obligation de donner, recevoir, rendre.
Ces trois moments de la réciprocité ne sont pas exactement semblables
pour toutes les relations primaires, car l'exigence de la réciprocité est liée à
une normativité de l'échange, variable en fonction de la nature des relations et
des contextes de l'échange (Mermet, 1991).
La règle ultime de l'obligation de rendre empêche, dans certains cas,
l'acte de recevoir. Des femmes au chômage depuis longtemps avouent
préférer refuser des invitations à dîner sachant qu'elles ne pourront pas, dans
l'immédiat, recevoir de la même manière qu'elles ont été reçues. C'est
particulièrement dans “ les lieux de forte intensité ” que la situation
d'assistance, le sentiment d'être redevable est le plus difficile à vivre. Ainsi,
lorsque l'on croit ne plus pouvoir donner, on préfère ne plus recevoir. Le
cercle de la primarité s'en trouve rétréci.
Par ailleurs, les relations de primarité et plus particulièrement de parenté
sont traversées par une logique de dissimulation des intentions. La plupart des
sociologues de la famille postulent que les auteurs du réseau ont tous le désir
d'être autonomes. Cependant, le fait d'avoir des échanges durables avec autrui
engendre mécaniquement une dépendance, contrariant, dans les faits,
l'aspiration à l'autonomie (Dechaux, 1988 : 250). Cette contradiction instaure
une logique de dissimulation des intentions, “ à ce jeu, le meilleur solliciteur
est celui qui se fait aider sans rien solliciter et le meilleur donneur est celui qui
cultive la gratuité de son geste ” (ibid. : 251).
Or, ce jeu de dissimulation se trouve controversé dès qu'il est question
de disqualification, de stigmatisation et plus précisément de dépendance.
Certaines situations de demande ne peuvent être masquées en raison du
manque qu'elles suggèrent. C'est particulièrement le cas de la vieillesse.
48
La vulnérabilité relationnelle
Le donataire, la personne âgée, ne peut dissimuler sa dépendance aussi
bien physique que morale. Bien que sa position dans le cycle des échanges
soit légitimée par le principe de rendu différé21, cette situation peut s'avérer
délicate. Ainsi, plutôt que de se faire aider, beaucoup de personnes âgées
préfèrent s'effacer. Dans le cas inverse, elles sont souvent “ diminuées ”, la
cohabitation en est un bon exemple : “ le parent n'est pas chez lui, il est chez
ses enfants avec tout ce que cela implique de culpabilité, la nécéssité de se
faire “le plus petit possible” ” (Veysset, 1989 : 67). Par ailleurs, la situation
du donateur est, elle aussi, ambigüe quand le don ne peut se dissimuler en
raison de ce qu'il coûte. Certaines relations, par le poids qu'elles occasionnent
peuvent parfois être rompues. Il existe donc dans le cycle des échanges, un
moment critique, “ où le coût pour les enfants du maintien de la relation avec
les parents tend à l'emporter sur les profits ” (ibid. : 70).
Comme le remarque Dominique Schnapper, “ à l'intérieur de la famille,
on échange de l'affection, mais aussi des statuts positifs, comme dans toutes
les relations sociales ” (Schnapper, 1990 : 287), les plus faibles risquent de
connaître la “ désintégration ”.
Le détour sur les logiques d'échange et d'exclusion permet donc de
souligner clairement l'importance des modèles normatifs tant dans
l'établissement des relations que dans les conditions d'insertion dans un
réseau primaire. La vulnérabilité relationnelle paraît en effet résulter des
normes d'intégration façonnées par la modernité. Sa responsabilité dans les
processus de fragilisation serait finalement plus à chercher dans les
représentations sociales d'une “ existence convenable ” que dans les
modifications structurelles de la société.
L'affiliation et la question du sens
Les hypothèses évoquées, en dépit de leurs différences théoriques
s'organisent autour d'une dimension commune. Qu'elle soit la résultante de
modifications structurelles et normatives inhérentes à la modernité, qu'elle se
formalise par la pauvreté des capitaux ou par des processus de distanciation
alimentés par des logiques de stigmatisation et d'échange, la vulnérabilité
relationnelle est toujours considérée comme un défaut d'insertion, relatif à
une zone normative d'appartenance. Chaque système de traduction adopté
s'inscrit donc, directement ou indirectement, dans une sociologie attentive
aux déterminants de la cohésion sociale. Ce modèle de référence, bien que
toujours en vigueur aujourd'hui, n'en est pas moins fragilisé. Les
21
La réciprocité n'est pas immédiate mais différée. Entre le don et le contre-don du temps s'écoule dont la
durée est indéterminée.
49
Valérie Cohen
transformations économiques, sociales et culturelles, tout en brouillant les
certitudes, contrarient les schémas d'insertion élaborés au siècle dernier. Cette
remise en cause est particulièrement manifeste dans la sphère économique où
le travail ne joue plus le rôle qui lui était réservé. La perte du “ Grand
Intégrateur ” rend l'intégration elle-même insensée (Barel, 1990).
Le manque d'insertion souligné par les différents schémas d'analyse ne
peut pas correspondre à une non-appartenance absolue, d'autant que la
vulnérabilité est conçue comme un espace intermédiaire situé entre
l'intégration et la désaffiliation. On est ainsi en droit de s'interroger sur
l'existence de formes d'appartenance parallèles exprimant une vulnérabilité
sans pour autant suggérer une désaffiliation. Pour ce faire, il faut abandonner
la question sociale pour celle du sens et admettre que si les vulnérables ne
sont pas désaffiliés, c'est qu'il existe des liens leur conférant une identité et
structurant leur vie quotidienne.
L'affaiblissement du travail et des grandes valeurs autrefois génératrices
de cohérence suggère que ce principe structurateur est à chercher dans ces
liens précédemment jugés vulnérables. Cette hypothèse réservée se trouve
confortée par certaines études, laissant présumer l'existence d'une “ centralité
souterraine ” qui assure la pérennité de la vie en société.
L'ouvrage de Paul Grell et Anny Wery sur l'expérience du travail
précaire est à cet égard intéressant. Il relate les trajectoires d'hommes et de
femmes allant de “ petits boulots ” en “ petits boulots ” avec des périodes de
chômage ou de RMI. Leur parcours présente les traces de fragilités
reproduites et reflète le poids des déterminants structurels. A cette
reproduction sociale s'ajoute une suite de ruptures, familiale tout d'abord puis
géographique et souvent conjugale. Enfin, la mobilité qu'occasionne leur
précarité économique empêche tout enracinement dans un réseau durable de
relations. Pourtant, les auteurs les présentent comme des “ héros obscurs ” qui
parviennent à donner du sens à leur existence au moyen de “ dispositifs
opératoires ”. Leurs récits portent ainsi directement “ la trace d'un acteur
social, d'une collectivité, d'un nous, qui se définit comme une entité sociale et
autonome, groupe d'appartenance, communauté à laquelle l'individu
s'identifie ” (Grell, Wery, 1993 : 21).
Les traces de l'affiliation se décèlent également chez ceux qui ont vu peu
à peu leur centre de vie quotidienne se réduire. Mais les trajectoires
individuelles n'étant pas figées, distanciation et rupture donnent lieu à une
réorganisation de l'existence.
50
La vulnérabilité relationnelle
Les personnes âgées constituent une population où les risques de
vulnérabilité relationnelle sont importants, en raison de l'affaiblissement des
échanges que provoque le “ grand âge ”.
Cependant, pour appréhender la sociabilité des personnes âgées, on ne
peut s'en tenir à quantifier le nombre de relations et la fréquence que celles-ci
entretiennent avec leur réseau primaire. Claude Martin indique en effet que la
pratique du soutien familial implique un nombre très limité de personnes : le
plus souvent une seule ou deux tout au plus. Ce sont généralement les
femmes qui assurent ces fonctions. Autrement dit, la prise en compte de la
spécificité et de la qualité de la sociabilité développée par les individus
s'avère déterminante. L'exemple de Madame Iris, relaté par Bernadette
Veysset, est sous cet aspect éclairant.
Mère de neuf enfants, elle habite successivement chez chacun d'eux
après la mort de son mari. A 59 ans, elle trouve un nouveau compagnon,
rompant ainsi définitivement les liens avec ses enfants qui, à partir de ce jour,
ne voudront plus la voir. Son deuxième mari meurt, et à 71 ans, elle se
retrouve seule avec son aide ménagère. Cette dernière la prend en affection et
l'incite à reprendre goût à la vie. Enfin, elle rencontre Robert. Ils adoptent une
chienne, baptisée “ Fifille ”, et commence, pour eux, une nouvelle vie de
famille. Jusqu'aux derniers jours de sa vie, l'auteur souligne que “ c'est
Robert, son aide ménagère et “Fifille” qui constituaient son réseau relationnel
et qu'elle considérait, elle, comme sa famille ” (Veysset, 1989 : 67).
Cet exemple nous invite à repenser non seulement la vulnérabilité mais
encore l'insertion. Bien que Mme Iris soit mère de neuf enfants, elle se voit
accompagnée une partie de son existence par une seule et unique personne, le
partenaire ou l'aide ménagère. Ce sont ces personnages qui assureront le rôle
d'aidant principal et atténueront la fragilité des ruptures.
L'absence d'acteurs protecteurs implique en revanche l'entrée en
institution. Dans une étude sur l'hospice de la Maison de Nanterre, Carmen
Bernand évoque les marques de l'abandon dont sont victimes les “ petits
vieux ”. Si les “ ruptures affectives ” sont nombreuses, elles sont souvent
dissimulées et c'est surtout de la maladie et de la répression auxquelles il est
fait allusion. Chaque personne se définit de façon singulière pour se
démarquer des autres. La collectivité étant subie, elle n'est jamais présentée
en terme de communauté. Cependant, certains éléments permettent de créer
des relations sociales. C'est particulièrement le cas du vin. “ Surveillants,
gobettes et cabanons sont là pour prendre soin des corps, les dominer et les
réduire ; les pensionnaires, à leur tour, s'expriment et agissent en fonction de
ceux-là ” (Bernand, 1978 : 109). La transgression des règles est un moyen non
seulement de réagir à cette domination instituée, mais aussi, de créer un
véritable groupe. Les pensionnaires passent en effet leurs journées, ensemble,
51
Valérie Cohen
à échafauder des combines et à monter des contrebandes, le vin réussissant à
créer des liens et à former une collectivité là où elle n'existait pas. (Bernand,
1978).
Le modèle associatif, basé sur le port d'un stigmate partagé, constitue
également un support à partir duquel peuvent s'établir de nouveaux réseaux.
Séropositifs, chômeurs, exclus peuvent, dans d'autres lieux, redéfinir une
identité positive. Les rencontres, le travail fait ensemble, les destins communs
impliquent un sentiment d'appartenance à une communauté. La
prédominance du nous, se retrouve dans leurs discours, et expriment la
cohésion des mêmes. Comme le souligne Erving Goffman, “ Parmi les siens,
l'individu stigmatisé peut faire de son désavantage une base d'organisation
pour sa vie ” (Goffman, 1975 : 33).
L'inscription dans un espace d'exclusion, effectivement porteur de
fragilités sociales, peut aussi donner naissance à quelques formes
d'innovation et de survie. La capacité à établir des projets, à tisser des liens, à
redonner du sens à des quotidiennetés à priori amoindries, ne s'adresse pas
seulement aux inclus. Les vulnérables, en dépit de leurs maigres capitaux et
de leurs relations distendues prennent place au sein de collectivités opaques.
L'absence de caractère spatio-temporel pour les définir les éloignent des
communautés de la tradition. On les repère cependant sous la forme
d'“ ensembles populationnels cohérents ”, définis comme “ des entités où se
constitue, se cristallise et s'argumente du sens collectif ” (Bouvier, 1995 :
119). Les interrelations qu'ils recèlent témoignent de formes d'affiliation
signifiantes. Leur présence dans le monde des exclus (Bouvier, 1996) confère
à la vulnérabilité une dimension particulière, inexistante dans une approche
classique de la cohésion, mais visible dès que l'on s'interroge sur les processus
de construction de sens à l'oeuvre dans le monde social contemporain.
Les traces de l'affiliation se dérobent derrière les masques de la
vulnérabilité relationnelle. Ces deux mouvements pensés en termes opposés
ne s'annulent pas mais se complètent. Ils représentent les deux faces d'une
même réalité, les deux axes à partir desquels s'édifie le cadre analytique de
l'objet.
Le premier est placé sous le signe du manque. Il définit la vulnérabilité
relationnelle en fonction d'une zone d'intégration, et s'oriente vers l'étude
sociologique des modes de fragilisation analysés à partir de l'évolution des
collectifs primaires, du capital social, des morphologies de réseaux et des
processus de distanciation de liens sociaux.
Le deuxième identifie la vulnérabilité relationnelle en fonction d'une
zone de désaffiliation et cherche, grâce au regard anthropologique, à
52
La vulnérabilité relationnelle
démasquer les traces de l'affiliation. Les modes d'appartenance se déplacent,
les semblables se substituent aux “ proches ”, et deviennent essentiels.
Ce double regard socio-anthropologique, nourri de la complémentarité
des perspectives et des approches, est indispensable pour appréhender les
différents paliers de la réalité. Cependant, si le repérage des formes de
fragilité semble finalement aisé, la mise en relief des traces de l'affiliation
constitue une entreprise délicate.
La recherche actuelle sur la précarité et l'exclusion s'insère dans une
problématique de l'anomie qui analyse moins les signes du sens que ceux du
vide. Tout comme l'acteur et le spectateur, l'observateur s'imprègne des idées
d'une époque. Notre objet subit le sort de ces a priori, et il est alors difficile de
l'appréhender en dehors de son contexte : “ la misère du monde ”. Les
représentations sociales et symboliques qui l'entourent peuvent corriger des
propos décalés. Notre intention n'est pourtant pas de nier les difficultés des
uns et des autres, mais de souligner la perdurance du lien social au sein de
populations vulnérables.
Cependant, derrière la quête scientifique se dessinent les intentions
idéologiques. L'étude de la vulnérabilité renvoie principalement à un pôle
d'intérêt pragmatique où la désignation par le manque constitue un support
objectivé sur lequel peuvent s'élaborer ultérieurement des directives
politiques. Chercheurs et décideurs, en s'interrogeant sur les conditions
d'intégration des déviants, tentent par là de trouver les moyens de se substituer
aux collectifs primaires lorsque ces derniers ont perdu leur fonction de
régulateur social. Mais, ces préoccupations honorables limitent
consciemment ou inconsciemment la recherche. En effet, montrer que les
“ pauvres ”, les “ isolés ”, parviennent, en dehors du cadre normatif
d'appartenance, à donner du sens à leur existence, à s'insérer dans des réseaux
solidaires, à s'entourer de proches, peut dans certains cas désactiver le projet
d'un Etat solidaire et légitimer les orientations d'une société ultra libérale. Si
ces questions ne se posent pas dans le cadre interne de la recherche
universitaire, elles s'imposent face au commanditaire et particulièrement si
celui-ci représente le pouvoir.
Enfin, dans un tel contexte, les acteurs sont-ils en mesure de délivrer du
sens lorsque observateurs et spectateurs ne leur renvoient que du vide ? On
peut en douter parfois. Dans l'illusion partagée que le “ Grand Intégrateur ”
demeure, comment, en effet, affirmer les traces d'une identité positive
d'autant que les uns et les autres s'accordent sinon à nier, du moins à
catégoriser l'existence en marge d'une sphère normative d'appartenance ?
Valerie COHEN
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Valérie Cohen
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