Il ne suffira donc pas de reconnaître que, chez Marx, individu, vie et réalité se tiennent du même
côté face à la science économique avec son cortège de catégories censées représenter, objectiver, quantifier, le
procès réel du travail vivant. Si l’économie est un dédoublement du procès réel de la production de la valeur,
un ensemble mesurable d’équivalents objectifs idéaux
, il s’ensuit que la contradiction du capitalisme ne
réside pas dans le capitalisme lui-même. La contradiction se loge dans l’écart, ontologiquement donné et
historiquement développé, entre le réel et l’univers économique qui s’éloigne chaque jour davantage de ce
réel. Ainsi la « contradiction du capitalisme [...] concerne son existence même, ou plutôt le surgissement de
celle-ci, le procès transcendantal de possibilité où l’économie se trouve constituée à partir de la vie, en elle et
par elle »
. À partir de la saisie de l’économie comme double symbolique et, historiquement parlant, comme
double de plus en plus fictif du réel, Marx analyse dans le Capital le capitalisme comme système de la valeur,
ou comment le capital exploite et organise le travail vivant. Il y a donc bien une analyse à proprement parler
économique, mais, qu’il s’agisse de la genèse ou des lois tendancielles du système capitaliste, Marx n’en
démord jamais : l’analyse économique est toujours assortie d’une théorie critique du dédoublement, du
mouvement d’écart par lequel le travail subjectif vivant se voit réduit à l’intérieur du procès de production,
ou plus encore, évacué hors de ce même procès. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit à cet égard,
n’est pas en premier lieu une loi appartenant à l’économie mais une traduction de ce qu’il advient dans la
réalité de la vie quand celle-ci décline en ses forces et moyens expressifs. C’était précisément la thématique
explicite des Grundrisse, écrites dix ans avant la publication du livre I du Capital (1867) et qui constituent
l’œuvre fondamentale de Marx
, que de tirer toutes les conséquences, théoriques et pratiques, de « la
dissociation, au sein de la réalité, du procès de production et du procès de travail »
.
Quand Marx entreprend le décorticage analytique des catégories de l’économie politique bourgeoise,
quand il étudie et expose les différentes phases de la formation du système capitaliste, il sait déjà, de manière
tout à fait explicite, en quoi consiste la nature proprement révolutionnaire du capitalisme. Toutes les
communautés humaines, primitives ou traditionnelles, ont su qu’il appartient au fond obscur de la vie de
restituer, livrer et offrir plus, beaucoup plus que ce que le travail humain peut lui donner ou qu’en se
confondant avec la vie, le travail produit plus que ce dont la vie a besoin : « C’est ainsi qu’un écart se creuse
entre “ ce dont la vie a besoin ” et “ ce qu’elle est capable de produire ”. Dans cet écart vient se loger tout ce
que nous appelons civilisation et culture.
» Ce savoir culturel a pris la forme du sacrifice, du gaspillage
ostentatoire, des célébrations orgiaques, des dépenses somptuaires, de l’abondance rituellement et
sacralement détruite, de l’excès régénérateur
. Il a revêtu l’aspect aussi bien de l’art que de la part prélevée
. « L’univers économique est l’ensemble des équivalents objectifs, irréels et idéaux, qu’on a substitués à la force
réelle du travail vivant de façon à pouvoir les mesurer et les compter, en lieu et place de cette force insaisissable. »
Ibid. p. 114.
. Michel Henry : Marx. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard (1976), Tel 1991, p. 449.
. Ce texte, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Fondements de la critique de l’économie politique) ne
fut publié en allemand qu’en 1953. Son existence fut mentionnée par Riazanov en 1923, le texte fut traduit et publié
en russe à Moscou en 1939 et 1941. Les Grundrisse ne sont pas une introduction à l’intelligence du Capital, livre I.
Ce dernier constitue une partie achevée et publiée de la thématique générale des Grundrisse.
. Michel Henry : Marx, op. cit., p. 451.
. Pour ce passage voir Michel Henry : Du communisme au capitalisme, op. cit., pp. 152 à 156.
. Voir l’œuvre de Georges Bataille notamment La Part maudite et l’Érotisme.