I. Comment Corneille s`y prend-il pour dévaloriser la destinataire

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« Stances à Marquise »,
Pierre Corneille.
N.B. : Marquise : surnom de Thérèse de Gorla, femme séduisante et d’une beauté éclatante,
comédienne, appelée aussi Mlle Du Parc (car épouse de René Berthelot, dit Du Parc). Née en
1633, a fait partie de la troupe de Molière de 1653 à 1667 (elle quitte alors la comédie pour
les tragédies de Racine à l’hôtel de Bourgogne) .
Lorsque Corneille écrit ce texte, en 1658, elle a 25 ans et lui 52.
(Vous rechercherez par vous-même des éléments sur la biographie de Corneille)
Poème : davantage une argumentation insolente qu’une déclaration d’amour. Texte qui vise à
affirmer la supériorité du poète qui peut seul échapper aux assauts du temps, en même temps
qu’il dévalorise les qualités éphémères de Marquise.
I. Comment Corneille s’y prend-il pour dévaloriser la destinataire ?
- Choix de l’heptasyllabe (et non de l’alexandrin)  plus familier, moins respectueux.
- On trouve, certes, le champ lexical de la beauté féminine…
… mais de façon volontairement indirecte : « aux plus belles choses » + Métaphore classique
des « roses ».
… et de façon à atténuer les compliments : « yeux qui me semblent doux », « vous ne
passerez pour belle » (ce qui ne signifie pas qu’elle l’est) + Choix du pronom personnel
adverbial « en » dans « Vous en avez qu’on adore » ; « en » remplace le mot « charmes »
prononcé au sujet de l’auteur  cela rend le compliment bien moins insistant !
En conclusion, bien peu de mots laudatifs – en outre atténués - pour une déclaration d’amour!
… et le jeu des pronoms personnels est d’ailleurs révélateur…
 Autant de 1ère personne que de 2ème : c’est un duel à armes égales, un affrontement, un
combat serré.
 En fait de déclaration d’amour la seule expression qu’on trouve voile le « je » derrière un
« on » indéfini : « on adore ».
 De plus, il exige une réciprocité : « Il vaut bien qu’on le courtise » (par le « il », Corneille
parle de lui à la 3ème personne – encore une preuve de modestie ! – et le « on » cette fois-ci
désigne « Marquise ») : le verbe « valoir » évoque davantage un marchandage qu’une relation
amoureuse !
 Le choix des rimes croisées tout au long du poème peut être interprété de la même façon :
les rimes se croisent tout comme Corneille et Marquise croisent le fer. Ils s’opposent dans le
présent (par leur physique et par les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre).
- Il met surtout en relief l’action du temps sur la simple mortelle impuissante qu’est
Marquise, pour lui faire comprendre que la beauté physique a bien peu d’importance :
-
Il anticipe cruellement sur la vieillesse à venir de Marquise : « à mon âge vous ne
vaudrez guère mieux », « le temps se plaît à faire un affront », « faner vos roses »,
« ceux-là [vos charmes] seront usés » + Noter l’insistance soulignée par l’allitération
en [v] aux vers 3 et 4 : « Souvenez-vous qu’à mon âge/ Vous ne vaudrez guère
mieux ».
-
L’emploi du futur (« vous ne vaudrez », « il saura faner », « vous serez ce que je
suis », « seront usés », « vous ne passerez ») exprime la certitude inéluctable de la
vieillesse à venir, de la destruction de la beauté par le temps.
-
Temps en fonction Sujet dans les phrases : « le temps se plaît… » « Il saura faner vos
roses » « Le même cours des planètes règle… » Il veut faire sentir à Marquise son
impuissance face à l’action du temps tout-puissant.
-
Double allitération [p]+[l] : « Le temps aux plus belles choses / Se plaît à faire un
affront » met en parallèle « belles choses » et l’ « affront » qui leur sera fait  fait
sonner cette phrase comme une menace. Idem pour l’allitération en [s] vers 10 à 12,
en [z] vers 1-2, 29. (s,z : consonnes sifflantes)
-
Il ose établir un parallèle entre eux, malgré les 27 ans d’écart (alors que d’habitude
dans une déclaration d’amour on évoque la personne aimée comme unique et comme
bien supérieure au locuteur) :
 parallélisme de construction : « Il saura faner vos roses/ Comme il a ridé mon front »,
renforcé par un parallélisme rythmique 5/2//5/2 + la rime interne « faner »/ »ridé » +
allitération en [f] + récurrence du « il ».
 Termes qui insistent sur l’ identité de leurs sorts : adjectif possessif « nos jours et nos
nuits », adjectif indéfini « le même cours des planètes » + exploitation de la polysémie du
mot « charmes » employé (en 1er) pour lui dans son sens étymologique (pouvoir magique) et
en 2nd pour elle (mais seulement sous la forme d’un pronom) dans le sens d’attraits physiques.
 Chiasme « On m’a vu ce que vous êtes ;
Vous serez ce que je suis » (noter le parallélisme rythmique 3/4)
 Il en profite même pour euphémiser sa propre vieillesse : Il qualifie ses traits d’ « un peu
vieux » (la synérèse permet de passer plus vite sur ce problème d’âge).
 Les apostrophes « Marquise », (vers 1) « belle Marquise » (vers 39) semblent à cause de
toute cette agressivité des qualifications ironiques suggérant que ce titre, qui n’est qu’un titre
d’actrice, est en outre totalement dérisoire face au titre de poète. Agressivité d’ailleurs
soulignée par le rythme du vers 1 (2/5) qui se distingue du rythme plus équilibré des vers 2 à
4 (4/3) : l’interpellation « Marquise », en tête de poème n’en paraît que plus brutale.
II. Comment le poète parle-t-il de lui ?
 Autoportrait valorisant son pouvoir de poète :
- quelques termes pourraient laisser croire à une certaine modestie…
« J’ai quelques* charmes qui sont assez* éclatants », choix du conditionnel dans « [mes
charmes] pourraient bien durer encore », « où j’aurai quelque* crédit » (adjectif indéfini
au singulier  sens de « un peu de »), il dit aussi « n’avoir pas trop* d’alarmes / De ces
ravages du temps »
… mais c’est de la pure fausse modestie ! En fait il se montre suffisant, orgueilleux et
parfaitement sûr de son pouvoir :
 Récurrence du verbe « pouvoir » vers 19 et 21.
 Champ lexical de la gloire posthume : « durer encore », « la gloire », « dans mille
ans », race nouvelle » (il affirme que les générations futures le célèbreront), « qu’autant
que je l’aurai dit », « quand il est fait comme moi » (et il ne parle pas, bien sûr, de ses
attraits physiques)  Les termes signalés par un astérisque sont donc assurément des
litotes. Il se proclame comme un des rares hommes immortels, qui peut donner
l’immortalité à qui bon lui semble.
De plus, les termes vantant son pouvoir sont souvent placés à la rime, ce qui leur donne
plus d’importance : « charmes », « éclatants », « durer encore »…
 Enjambement des vers 13 à 16 : donne aussi plus d’importance au pouvoir du poète.
 Allitération en [r] vers 17 à 20, allitérations nombreuses en [k], [r], [p] dans tout le
poème : donnent plus de dureté, d’agressivité au ton employé.
 Il emploie même un ton menaçant en faisant comprendre à Marquise que son destin
posthume ne dépend que de son bon plaisir :
« Vous ne passerez pour belle / Qu’autant que je l’aurai dit » : la tournure restrictive
donne à ces propos une allure de chantage.
A la fin du poème, on peut d’ailleurs voir dans l’emploi du terme « grison » (qui ne
cherche plus à masquer son âge, contrairement à l’expression « un peu vieux » du début »)
une preuve de son assurance… ou de sa certitude d’aller au-devant d’un échec, ce qui le
rend amer et désagréable.
Conclusion
Peu d’amour dans ce poème !
Ton amer, malveillant :
- Aimez-moi car le pouvoir quasi-surnaturel de prolonger vos éphémères beautés.
- Surmontez votre dégoût : certes je suis vieux et laid mais vous le serez aussi, de plus
je peux vous associer à ma gloire.
 Corneille s’adresse plus à la vanité de Marquise qu’à son cœur.
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