PREMIERE Stances à Marquise (CORNEILLE) – lecture analytique

PREMIERE
Stances à Marquise (CORNEILLE) lecture analytique
Corneille, homme de théâtre, a écrit en 1658 un poème afin d’établir un
dialogue sentimental avec la jeune comédienne Thérèse Du Parc, surnommée
Marquise, célèbre pour sa beauté et son talent de tragédienne. Une stance est un
poème lyrique d’inspiration grave, religieuse ou morale, et c’est cette forme poétique
qu’a choisi l’auteur du
Cid
pour exprimer ses sentiments personnels. Le lecteur
s’attend donc à découvrir un texte solennel sur des thèmes majeurs, en somme une
réflexion sur l’amour. Mais ce poème développe, nous le verrons dans un premier
temps, un discours sentimental ambigu qui apparaît à l’issue d’un double
portrait. Il propose également avec malice une mise en scène du pouvoir de
l’écrivain. C’est cette démarche que nous analyserons dans notre seconde partie.
L’apparente volonté du poète est d’infléchir l’indifférence de Marquise à son
égard. Il souhaite la séduire sans pour autant faire l’éloge de sa beauté. Celle-ci
semble pourtant l’atout majeur de la jeune comédienne, une beauté que chacun
admire : nous remarquons la tournure générale de l’indéfini « on » au vers 17 (« on
adore ») qui permet à Corneille de se compter avec délicatesse parmi ses nombreux
admirateurs. Cette beauté est évoquée aux vers 5 et 27 par l’adjectif « belle », par la
synecdoque du vers 22 (« des yeux qui me semblent doux ») mais surtout par
l’emploi d’une métaphore qui commençait à être un cliché, c’est-à-dire une image
conventionnelle : le vers 7, en effet, s’orne des « roses de la jeunesse », image
favorite du « Carpe Diem » de la poésie amoureuse et précieuse depuis la
Renaissance. L’aspect éphémère de ses attraits est souligné par le mot « charmes »
dont l’utilisation permet de situer le message de Corneille. En effet, le premier emploi
de ce terme est paradoxalement lié au vieil homme et non à la jeune femme. Sa
seconde utilisation implicite (au vers 17, sous la forme de « en ») fait référence à
l’apparence physique de Marquise. La troisième inscription de ces charmes dans le
texte se fait par les expressions « ceux » et « ceux- » et marque une opposition
dont seul l’un des sens est explicite (la deuxième expression reste dans l’implicite :
quels sont donc les charmes du vieux Corneille ? Question que se pose le lecteur qui
découvre le poème !). Sa quatrième utilisation installe Marquise dans un certain
chantage : au vers 21, Corneille se pose en garant de la réputation de la beauté de
Marquise... s’il en a envie ! On remarque donc que la beauté de Marquise est ici
fragilisée.
Sans complexe, l’auteur oppose à cet aspect physique fragile sa propre
vieillesse. C’est avec beaucoup de lucidité qu’il va développer un champ lexical de
l’âge (vieux, âge, rider, ravages, grison) et offrir à sa belle un portrait de lui peu
flatteur. Message réaliste cependant. Notons tout de même la coquetterie des vers 2
et 15 signalée par les tournures adverbiales qui atténuent ce portrait de vieillard
un peu », « quelques », « pas trop »). Le thème central de ce poème paraît donc
être la différence d’âge, seul obstacle à l’amour et à sa ciprocité. L’un des termes
les plus sincères dans cette évocation de la vieillesse se trouve à la fin du poème
lorsque Corneille affirme qu’un homme âgé provoque la peur, d’autant que le mot
« effroi » rime avec « moi ».
Corneille termine son évocation par une sentence sans aucune galanterie. Aux
vers 11 et 12, il établit un chiasme qui unit indubitablement la jeune femme
éclatante au vieux grison. C’est bien sûr la marque d’une vengeance mais aussi
l’occasion pour le lecteur de se demander si la séduction entreprise n’est pas un jeu.
Corneille est-il vraiment amoureux de Marquise ? L’équivalence créé par le chiasme,
dans un croisement de perspective temporelle, anéantit la beauté de la belle, et donc
son pouvoir de séduction.
Corneille manie dans ce texte un effet d’attente : quels sont les charmes dont
il se réclame ? Si le temps fane toute chose, le temps n’a-t-il donc pas de prise sur
lui ? En effet, il installe l’idée d’une dimension cosmique au vers 9 (« le cours des
planètes ») et s’installe dans ce grand réseau qui dépasse l’histoire individuelle de
chaque homme. Il utilise le champ lexical de la renommée (l’hyperbole « mille ans »
mais aussi les mots « gloire », « crédit », « sauver», « faire croire ») c’est-à-dire un
pari sur la postérité. En tant qu’écrivain, il marquera les descendances, on parlera de
lui après sa mort. Si nous reprenons une image qui lui servait à se montrer sous un
jour défavorable (la synecdoque du front ridé), nous nous apercevons qu’elle
renforce ce pouvoir du penseur, du créateur, le front représentant le symbole de
l’intelligence et du talent. L’inégalité des deux personnes est donc ici frappante.
Corneille, l’écrivain, grâce à sa gloire littéraire (son « crédit »), à la force de son
langage, traversera les siècles ; Marquise, elle, ne peut travailler que dans
l’éphémère : son visage d’actrice sera vite oublié. Au vers 28, Corneille souligne avec
amusement et orgueil ce paradoxe : ces charmes sont plus importants que ceux de
Marquise puisqu’ils s’appuient sur la force du verbe : « qu’autant que je l’aurais dit ».
Il y a même un sous-entendu féroce : je dis ce que je veux de toi, et comme ma
réputation est grande, on me croira.
N’oublions pas que cette fausse déclaration d’amour, ce jeu de valeurs et
d’images, se passe dans le milieu du théâtre. Corneille joue un rôle ; celui de
l’amoureux éconduit car vieillissant. Et il sait bien qu’il n’a aucune chance de séduire.
Marquise, également joue le sien : celui d’une actrice qui a pour objectif de plaire.
Caché dans cette lutte pour la séduction, Corneille invente une autre lutte : celle du
texte contre celle de la présence physique. C’est le texte qui gagne. Le conseil de la
fin, avec son verbe à l’impératif, est éloquent : « pensez-y » signifie rendez-vous
compte de mon pouvoir. On remarque que ce pouvoir change donc de main :
Marquise était, par pure flatterie, le premier mot du poème, le « moi » glorieux du
poète en est le dernier. C’est sur ce terme se lit la vanité de Corneille, mais une
vanité jouée, amusée et amusante, que Corneille installe ses charmes, le pouvoir
éternel de l’écriture.
Si la volonté de Corneille n’est pas de séduire Marquise, il y a donc une ironie
cachée dans ces stances. En effet, l’ambiguïté du message, le double portrait des
personnes réelles, devenus personnages d’une scène de théâtre futile, l’opposition
implicite entre l’éphémère de l’apparence et l’éternité des mots, offrent au lecteur un
jeu sur le langage particulièrement savoureux. Tristan Bernard a ajouté, au
vingtième siècle, une strophe supplémentaire à ces stances célèbres, la réponse
provocatrice de Marquise qui se termine par ces mots familiers « je t’emmerde en
attendant ». Popularisé par le chanteur Brassens, les derniers mots de Marquise
amusent parce qu’ils sont une relecture du Carpe Diem. Pourtant, ils donnent raison
à Pierre Corneille qui avait bien saisi que le poète, mais encore plus le dramaturge
qu’il est, a le don de distribuer la parole aux actrices de théâtre.
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