Corneille est-il vraiment amoureux de Marquise ? L’équivalence créé par le chiasme,
dans un croisement de perspective temporelle, anéantit la beauté de la belle, et donc
son pouvoir de séduction.
Corneille manie dans ce texte un effet d’attente : quels sont les charmes dont
il se réclame ? Si le temps fane toute chose, le temps n’a-t-il donc pas de prise sur
lui ? En effet, il installe l’idée d’une dimension cosmique au vers 9 (« le cours des
planètes ») et s’installe dans ce grand réseau qui dépasse l’histoire individuelle de
chaque homme. Il utilise le champ lexical de la renommée (l’hyperbole « mille ans »
mais aussi les mots « gloire », « crédit », « sauver», « faire croire ») c’est-à-dire un
pari sur la postérité. En tant qu’écrivain, il marquera les descendances, on parlera de
lui après sa mort. Si nous reprenons une image qui lui servait à se montrer sous un
jour défavorable (la synecdoque du front ridé), nous nous apercevons qu’elle
renforce ce pouvoir du penseur, du créateur, le front représentant le symbole de
l’intelligence et du talent. L’inégalité des deux personnes est donc ici frappante.
Corneille, l’écrivain, grâce à sa gloire littéraire (son « crédit »), à la force de son
langage, traversera les siècles ; Marquise, elle, ne peut travailler que dans
l’éphémère : son visage d’actrice sera vite oublié. Au vers 28, Corneille souligne avec
amusement et orgueil ce paradoxe : ces charmes sont plus importants que ceux de
Marquise puisqu’ils s’appuient sur la force du verbe : « qu’autant que je l’aurais dit ».
Il y a même un sous-entendu féroce : je dis ce que je veux de toi, et comme ma
réputation est grande, on me croira.
N’oublions pas que cette fausse déclaration d’amour, ce jeu de valeurs et
d’images, se passe dans le milieu du théâtre. Corneille joue un rôle ; celui de
l’amoureux éconduit car vieillissant. Et il sait bien qu’il n’a aucune chance de séduire.
Marquise, également joue le sien : celui d’une actrice qui a pour objectif de plaire.
Caché dans cette lutte pour la séduction, Corneille invente une autre lutte : celle du
texte contre celle de la présence physique. C’est le texte qui gagne. Le conseil de la
fin, avec son verbe à l’impératif, est éloquent : « pensez-y » signifie rendez-vous
compte de mon pouvoir. On remarque que ce pouvoir change donc de main :
Marquise était, par pure flatterie, le premier mot du poème, le « moi » glorieux du
poète en est le dernier. C’est sur ce terme où se lit la vanité de Corneille, mais une
vanité jouée, amusée et amusante, que Corneille installe ses charmes, le pouvoir
éternel de l’écriture.
Si la volonté de Corneille n’est pas de séduire Marquise, il y a donc une ironie
cachée dans ces stances. En effet, l’ambiguïté du message, le double portrait des
personnes réelles, devenus personnages d’une scène de théâtre futile, l’opposition
implicite entre l’éphémère de l’apparence et l’éternité des mots, offrent au lecteur un
jeu sur le langage particulièrement savoureux. Tristan Bernard a ajouté, au
vingtième siècle, une strophe supplémentaire à ces stances célèbres, la réponse
provocatrice de Marquise qui se termine par ces mots familiers « je t’emmerde en
attendant ». Popularisé par le chanteur Brassens, les derniers mots de Marquise
amusent parce qu’ils sont une relecture du Carpe Diem. Pourtant, ils donnent raison
à Pierre Corneille qui avait bien saisi que le poète, mais encore plus le dramaturge
qu’il est, a le don de distribuer la parole aux actrices de théâtre.