préciosité affectée, faisant un sort à chaque mot puis au dernier croqua la saucisse d’un coup de dent. Ma mère
fut enthousiasmée par sa prestation dont elle garda un souvenir extasié. Elle l’avait trouvé étincelant de drôlerie
et tellement distingué ! Pendant des années ensuite elle me demandait de ses nouvelles. Malheureusement,
accaparé par la vie qu’il menait par ailleurs, il ne tarda pas pas à s'éloigner de nous et la dernière fois que je le
vis ce fut aux funérailles de son père - en uniforme, car il faisait alors son service militaire - marchant derrière
le corbillard en compagnie de sa mère et de son frère, à la tête d’un immense cortège de plus d’un million de
personnes chargées de fleurs rouges qui faisaient tout le long du boulevard Magenta comme un gigantesque
tapis dont on ne voyait pas la fin.
Au Foyer International après la représentation, parmi tous les gens qui étaient venus nous féliciter il y avait une
étudiante qui nous fit part de son admiration avec une conviction particulièrement chaleureuse et exprima son
désir d’entrer dans la troupe. Elle était brune avec des cheveux très courts, pas très belle mais assez grande et
bien faite. Comme elle avait l'art de flatter je trouvai son commerce agréable et lui proposai de venir à la
prochaine réunion où nous devions décider de la suite de nos activités. Elle arriva escortée d’un « fiancé », un
jeune homme aux teint mat, correct et effacé, originaire de Corse et d’un ami à l'allure discrète lui aussi, qui
parlait avec un léger accent du sud-ouest et se cachait derrière d'épaisses lunettes teintées. C'est ainsi que
Claudie, Alain et Jean-Marie firent leur entrée dans notre groupe.
La décision fut prise ce jour-là de mettre en chantier une pièce de Musset, Il ne faut jurer de rien, que j'avais
envie de monter depuis longtemps car j'étais fasciné par le personnage de Cécile, la petite jeune fille à la fois
rouée et naïve qui parvient à se faire épouser par Valentin. Or il se trouvait que Françoise était idéale pour le
rôle. Je rêvais, comme toujours, d’être le metteur en scène de cette créature délicate dont je saurais exalter le
charme. Depuis quelques temps d'ailleurs elle se transformait, forçant sur son maquillage, portant des
vêtements de plus en plus provocants et des talons qui accentuaient la cambrure de ses reins. Quand elle me
parlait elle posait parfois la main sur mon bras et cela me faisait frissonner. Je lisais donc et relisais la pièce de
Musset avec passion, l’imaginant se déplaçant, tournant la tête, se déhanchant sur mes indications. Je
connaissais par cœur le moindre de ses gestes. Pour moi, la mise en scène c’était cela : jouer avec mes acteurs
comme je le faisais jadis avec mes soldats de plomb. Le reste ne m’intéressait pas. Et les personnages de la
pièce, en l'occurrence, correspondait exactement aux acteurs dont je disposais : Outre Françoise dans le rôle de
Cécile, Danièle serait la baronne, Paul un superbe oncle Van Buck - il en avait le poids et la prestance - quant à
Christian, il était l'incarnation même du héros de Musset, avec son visage fin et son charme un peu féminin.
Notre nouvelle recrue, l’étudiante brune qui s’appelait Claudie, ne se sentait pas encore de taille à tenir un rôle
mais elle nous servirait de souffleuse. Son fiancé pourrait faire le maître à danser, quant à l’ami, Jean-Marie, il
composerait une figure amusante d'abbé avec ses petits yeux bleu acier dissimulés derrière des lunettes fumées.
La recherche des costumes fut l'occasion de nombreuses sorties aux Puces. Françoise en profitait pour essayer
des chapeaux qui lui allaient toujours à ravir, Jean-Marie trouva une véritable soutane qui fit pousser à Paul des
cris d’enthousiasme ; « - Une folle ! c’est une folle !… » Danièle trouva une robe à perles plus belle-époque
que romantique mais qu'importe ! Nous partions dans de grands fous-rires, nous étions heureux d'être
ensemble, heureux de faire du théâtre, nous avions projeté de partir en tournée pendant l'été. En attendant nous
jouerions au Foyer International qui possédait, outre le salon dans lequel nous venions de faire notre récital, une
véritable petite salle de théâtre.
Ma vie se déroulait donc comme dans un rêve : j'étais entouré d'amis, de jolies filles, de gens intelligents. Il y
avait les répétitions au Théâtre Antique, aux Trois Masques, au Groupe de Lettres Modernes, il y avait les nuits
dans les cabarets !… Mes parents ne me voyaient plus guère : « - Tu vas tomber malade ! » me disaient-ils. Ils
auraient voulu me retenir dans le cocon qu'ils avaient reconstitué en y accumulant tout ce qu'ils avaient enfin
retrouvés après l’avoir sorti du garde-meuble : les tableaux de mon grand-père, les Gallé, la commode Louis
XV, le buffet arlésien, l’armoire en acajou. C'était un amoncellement de cristaux, de porcelaines, de moulures
encaustiquées, de dorures anciennes, de vases orientaux, de coupes de cristal, de chandeliers en bronze, de
plateaux en cuivre. Les deux Gallé, glauques et monstrueux, avaient trouvé leur place de part et d’autre de la
cheminée.
Mes parents, eux aussi, avaient réalisé leur rêve : ils s'en étaient sortis. Un petit héritage providentiel leur
permit de payer l'appartement qu’ils venaient d’acheter. Bientôt mon père partirait à la retraite, il n'aurait plus à
supporter ses collègues. Une seule chose mettait ma mère en fureur, c'était les arabes quand elle en voyait dans
la rue : « - Pourquoi viennent-ils nous poursuivre jusqu'ici ! on leur a rendu leur pays, qu'ils y restent ! » Parfois
au contraire elle s'attendrissait sur un ouvrier algérien travaillant dans un chantier : « - Comme il doit avoir
froid ici ! Est-ce qu'il est d'Alger lui aussi ? » Et puis comme toujours c’était les mêmes litanies : « - Tu ne nous
racontes jamais rien, tu nous considères comme des étrangers !... Qui est cette Danièle que tu vois tout le temps
? Tu ne songes pas à l'épouser au moins ! Mais pourquoi ne fréquentes-tu donc pas des jeunes gens de ton
milieu ? Ton père n'a pas fait d'études mais toi, ce n'est pas pareil... » Mon père compulsait des guides pour
chercher ce que je pourrais faire plus tard. Il comparait l'indice d'un sous-préfet, avec celui d'un colonel et il
avait vu que celui d'un professeur de faculté correspondait au grade de général...