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Une Fille au pays des garçons
En 1994, Adela Turin et Sylvie Cromer ont effectué une étude très approfondie sur
la production littéraire pour la jeunesse
i
, et ont analysé la fonction de ces livres dans
l’apprentissage des les sexués auprès des enfants. Elles mettaient notamment en avant
l’existence d’un « lexique symbolique des images »
ii
d’une part, et la sous-représentation
des filles d’autre part. Un travail de même ampleur serait à faire dans le domaine des
productions audiovisuelles (publicités et dessins animés), pour lesquelles nous proposons
ici quelques modestes pistes sur les personnages de petites filles, leur statut et leur
évolution. Quelle place est assignée aux filles ? Quel visage « moderne » est donné au
sexisme ? Quel modèle proposent les héroïnes ?
De la moindre valeur de l’enfant-fille
Innombrables sont les femmes qui, à la naissance d’une fille, ont supporté et supportent
encore le silence ou la commisération manifeste des proches, des parents et amis, le
ressentiment et l’hostilité du mari ou des beaux-parents, l’humiliation de s’entendre renvoyer
l’impuissance à engendrer des enfants mâles. Innombrables aussi celles qui ont vécu avec
souffrance, culpabilité, mépris envers elles-mêmes, envie pour les autres plus « chanceuses »
ou plus « courageuses », l’absurde drame de ne réussir à mettre au monde que des filles ;
d’autres, pour le même motif, ont même été répudiées par leur mari.
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Trente ans après le livre de Belotti, on aurait pu croire ce genre de discours complètement
dépassé, filles et garçons étant, dans nos sociétés, également espérés et aimés. Pourtant les
téléspectateurs français ont pu découvrir en 2003 deux spots publicitaires reposant
entièrement sur ce présupposé : il est préférable d’avoir au moins un fils.
Le premier est une publicité pour l’eau de source Quezac. L’univers, vaguement
médiéval, est celui des contes de fées, indiqué par la formule « Il était une fois… ». Une voix
off, masculine, nous raconte la légende de cette eau, pendant qu’un petit garçon, de nos jours
lit cette même légende dans un livre en occitan : un bossu avait six filles et désespérait
d’avoir un jour un fils. On lui recommande alors d’aller chercher de l’eau de Quezac et de la
boire. Son septième enfant est finalement encore une fille, mais le père est heureux quand
même car l’eau lui a fait perdre sa bosse. Le spot se clôt sur l’image du petit garçon de notre
époque buvant un verre de cette eau miraculeuse.
Le second spot est une publicité de la Poste proposant un plan d’épargne logement. Un
couple tente sans se décourager d’avoir un fils. Leurs échecs répétés ont rempli la maison de
petites filles, et la maison se trouve maintenant trop petite. Heureusement la Poste va aider le
père à financer une nouvelle maison plus grande.
Les deux « contes », médiéval ou moderne, sont fondés sur l’idée qu’il faut avoir un fils.
Les images sont révélatrices. Dans les deux cas, toutes les petites filles sont vêtues de la
même manière, elles sont une ribambelle de bouches à nourrir indifférenciées. Leur nombre,
opposé à l’unique fils désiré, souligne leur moindre valeur. Elles sont une masse indistincte,
immobiles et passives comme des poupées dans un cas, grouillantes et bruyantes comme de
petits animaux dans l’autre. D’autant plus qu’elles ne sont pas en âge de travailler ou de se
marier : leur apport en termes de capital économique ou symbolique est nul.
Il faut noter que c’est l’homme qui est mis en avant, qui se soucie de nourrir et loger sa
famille, qui se soucie de sa succession. La femme est à chaque fois effacée, muette, réduite à
son ventre rond. On suggère même que c’est l’homme le seul procréateur, puisque dans la
première publicité, c’est lui qui doit boire l’eau merveilleuse pour avoir un garçon. Si sa
femme et sa progéniture font partie de ses possessions, sont l’indice de son honneur, de sa
virilité, de sa bonne réputation, alors c’est tout cela qui est remis en question par le fait de ne
pouvoir faire que des filles. Le seul changement par rapport à ce que décrivait Elena Gianini
Belotti est que la femme ne semble y être pour rien, c’est la virilité de l’homme qui est
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défaillante. L’image du père est alors dévalorisée, soulignant sa faiblesse physique voire
mentale : l’un est bossu et apparemment misérable, l’autre est un nigaud au sourire niais :
c’est une célébrité faisant aussi office de narrateur qui doit lui expliquer les avantages que
procure la Poste, en s’adressant à lui à la troisième personne, sur un ton condescendant. Un
père ne pouvant avoir de fils ne peut être qu’un idiot ou un infirme. La grande maison ou la
perte de la bosse étant clairement montrées comme une compensation pour le fait d’avoir
encore une fille, une relation d’équivalence s’établit automatiquement entre les petites filles
d’un côté, et la difformité, la pauvreté, l’idiotie de l’autre, bref toutes formes
d’insatisfactions, voire une sorte de malédiction. Tel est le message sous-jacent de ces deux
publicités.
Pour atténuer la violence de ce propos, les deux narrations publicitaires ont recours au
prétexte de l’humour et du conte de fées ; de plus elles se terminent par ce qu’on pourrait
appeler une « happy end » : les deux pères sont malgré tout heureux. La publicité pour
Quezac suggère même que l’eau pourrait bien avoir ces vertus merveilleuses de réactivation
des fonctions vitales et de la puissance virile : une main âgée tend un verre d’eau au petit
garçon lecteur, signifiant ainsi que l’eau a finalement permis la naissance de ce fils tant
attendu, plusieurs générations après. Ainsi la boucle est bouclée, la succession est assurée, et
surtout, la tradition est perpétuée, validant la prévalence du garçon sur la fille.
Cette hiérarchie entre garçons et filles est donc un repère encore solide. Une troisième
publicité met en scène la ségrégation des sexes dans les jeux, causée par cette hiérarchie. Il
s’agit du spot télévisé pour une voiture, la Peugeot 807 (2002). Sur une plage, deux petits
garçons jouent à conduire une voiture imaginaire dont le contour est matérialisé par des
galets. Ils imitent le bruit d’un moteur tout en faisant mine de manœuvrer un volant. Une
petite fille essaie timidement de s’associer au jeu : en minaudant, elle lève le pouce pour
demander à monter. Les deux garçons, agacés, lui ordonnent d’un geste et d’un « vroum »
agressif de s’écarter. C’est bien connu, les filles et les garçons ne doivent pas jouer
ensemble… Mais voilà que la fillette fait semblant d’ouvrir la portière pour monter, et que les
galets s’effacent pour la laisser passer, comme par magie. Les garçons sont ébahis. La voiture
merveilleuse devient alors la Peugeot 807, dans laquelle la petite fille est assise, à l’arrière,
regardant par la fenêtre d’un air rêveur. La publicité se clôt sur le slogan « Peugeot 807,
merveilleusement technologique ». Les paradigmes sur lesquels repose cette publicité sont
clairs : elle s’appuie sur les caractéristiques traditionnellement attribuées à chacun des genres.
Du côté des garçons, nous avons l’inventivité, le bruit, l’agressivité, l’action, le mouvement,
l’intérêt pour les choses techniques… Et du côté des filles, c’est bien sûr l’inverse, le négatif :
passivité, douceur, coquetterie, confort, le goût du merveilleux, de la magie, de l’illusion…
Les garçons ont eu l’idée de se bricoler une voiture, ils la conduisent eux-mêmes et décident
qui ils prendront en stop. La fille, elle, n’invente rien, ou alors cela reste au stade de
l’imaginaire, et encore, d’un imaginaire publicitaire fait de fantasmes de consommation. Elle
n’a rien d’autre à proposer que sa propre personne, mignonne et souriante. Car l’épisode
« magique » a-t-il réellement eu lieu ? En tout cas, cela ne lui permet pas de jouer avec les
garçons, elle reste sagement assise à l’arrière de la vraie voiture, immobile, le regard éteint,
totalement passive. La voiture que l’on nous dit « merveilleusement technologique » aurait
donc la perfection technique masculine, mais transfigurée par la « magie » féminine qui lui
apporte confort, sécurité, silence… La voiture moderne serait « féminine », jetant au rebus
moteurs vrombissants et tableaux de bord compliqués ? Peut-être, mais l’important est qu’en
même temps, c’est à la petite fille que l’on demande d’être ainsi «minine », soit passive,
coquette et résignée, devant se contenter de régner sur des mondes d’illusion. Et pourtant, la
fillette n’aurait-elle pas préféré crier et postillonner en chœur avec les garçons ? A-t-elle
vraiment choisi cette féminité toute faite qu’on lui propose ?
Petits arrangements avec le sexisme
Qu’en est-il dans des films destinés d’abord aux enfants, dans les films d’animation par
exemple ? Trois films relativement récents et massivement diffusés nous ont semblé
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intéressants, pour leur tentative volontaire de renouveler les personnages féminins, de ne pas
coller aux stéréotypes de la princesse ou de la pseudo-maman. Il s’agit de Mulan
iv
, de Tarzan
v
pour le personnage de Jane, et de Shrek
vi
pour le personnage de la princesse Fiona.
Certains personnages semblent définitivement catalogués comme ringards. Ainsi des
princesses absolument belles, bonnes, gracieuses et délicates (La Belle au Bois-Dormant,
Cendrillon…), ainsi des jeunes filles bien élevées, promptes à materner le tout-venant
(Blanche-Neige, Wendy dans Peter Pan…). Le temps est aux héroïnes qui agissent et qui
pensent : Mulan à la guerre, Jane dans une expédition scientifique. Leur intelligence est un
élément clé du personnage, alors que ce n’était jamais le cas précédemment. Voilà des
personnages de filles qui semblent aussi débarrassés des scories habituelles d’une
féminité caricaturale : elles ne sont pas ridiculement peureuses, ni absurdement coquettes ou
capricieuses. Elles n’ont plus rien de passif non plus, et elles savent se défendre. Mulan,
déguisée en garçon pour remplacer son père à la guerre, se montre capable des mêmes efforts
et des mêmes prouesses que les autres soldats, et fait preuve d’ingéniosité. Jane, quant à elle,
se montre tout aussi savante que son père sur les gorilles. Elle ne craint pas de se trouver
seule dans la jungle, essayant de s’en tirer même sans l’aide de Tarzan. Le cas de la princesse
Fiona est un peu différent puisqu’il s’agit d’un personnage explicitement parodique. La
coquetterie et la grâce d’une princesses sont montrées comme artificielles, par exemple quand
Fiona fait semblant de dormir dans la tour où elle doit être délivrée, tout en prenant des poses.
Si elle a attendu son sauveur, c’est uniquement pour respecter la tradition, car elle est
parfaitement capable de se défendre seule, comme elle fait par la suite en envoyant au tapis
une dizaine d’hommes à elle seule. Certes toute sa vie tournait autour de sa propre beauté,
que lui promettait une prophétie (son grand amour la rendrait belle) : c’est toujours le critère
essentiel pour une princesse. Mais le dénouement lui donnera finalement la beauté d’une
ogresse, et non celle d’une princesse classique. Enfin nos héroïnes ne sont pas dénuées
d’humour, ce qui est assez rare pour des personnages féminins. On peut d’ailleurs noter que
la voix française de Jane est celle de Valérie Lemercier, actrice exerçant exclusivement dans
le registre comique. Son timbre de voix, sa façon de parler diffèrent totalement des voix
habituelles des héroïnes.
Bien sûr, l’éternelle différence des rôles sexués persiste quand même. Dans les deux
Disney, elle est même rappelée, incarnée par deux personnages qui se donnent des airs
d’éducateurs vis-à-vis des héros. Bien qu’antipathiques, ces deux personnages représentent la
norme. Dans Tarzan, c’est le chasseur Clayton qui fait office de modèle de masculinité
auprès de Tarzan : agressif, violent, toujours armé, il marche le torse bombé, jette des regards
furibonds autour de lui, se rase au sabre, prend plaisir à tuer. Dans sa quête de l’homme,
Tarzan aurait pu choisir le père de Jane, bien plus sympathique comme modèle à qui
s’identifier. Mais non, c’est « comme par hasard » le chasseur machiste et viril qu’il imite
dans sa démarche et ses attitudes. Clayton méprise les femmes et leurs opinions, pour lui ce
que Jane raconte n’est que « fantaisies ». D’ailleurs le père de celle-ci n’est pas loin de penser
la même chose, même s’il trouve cela charmant. Il dit que la mère de Jane aussi « inventait
des histoires ». On retrouve le personnage-type de la jeune fille rêveuse qui vit dans son
monde imaginaire, comme la petite fille de la publicité Peugeot, ou comme la Wendy de
Peter Pan qui racontait toutes sortes d’histoires aux garçons. Plus tard, alors que Tarzan est
désemparé, le chasseur Clayton joue les initiateurs en lui disant : « Ah, les femmes, toutes les
mêmes ! Même si tu n’étais pas un sauvage, tu t’y perdrais ! Il n’est pas de plus grand
mystère que la femme et son cœur… » Les leçons les plus éculées font toujours recette. Dans
Mulan, c’est la « Dame marieuse » qui indique la norme en matière de féminité, en faisant
passer un test à la jeune fille, pour déterminer si elle est prête pour le mariage. Mulan doit se
montrer soumise, polie, serviable, gracieuse, élégante, elle doit savoir servir le thé et réciter
des règles de conduite apprises par cœur. Faute de quoi, nul homme ne voudra d’elle. Bien
évidemment, les garçons n’ont eux aucun test à passer. Tout en essayant d’innover au niveau
des héroïnes, ces films maintiennent une vision des rôles sexués des plus classiques.
La même hiérarchie est mise en évidence, de manière parodique, dans Shrek, quand le
miroir magique propose au méchant Lord Farquaad de choisir une fiancée parmi trois
princesses. Comme dans les publicités, la multiplication des filles en face de l’homme unique
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a pour conséquence de les dévaloriser. Le miroir propose avec une voix et un ton de
présentateur de télévision trois portraits de princesses, vantant chacune d’un commentaire sur
le mode publicitaire. Il s’agit de Blanche-Neige, Cendrillon et Fiona, mais Lord Farquaad
doit choisir entre « la candidate numéro un, la numéro deux ou la numéro trois ». Grâce à la
parodie, on joue cartes sur tables et chacun est remis à sa place : la princesse est un lot que
l’homme peut choisir ou gagner. Pour elle, pas de choix, elle est réduite à un beau portrait
immobile, voire à sa simple valeur « marchande » symbolique : grâce à ce mariage, Lord
Farquaad pourra devenir roi.
Dans les contes traditionnels, la princesse se contente effectivement d’attendre le moment
elle pourra être épousée par le prince. Si on peut l’admettre dans l’univers du conte, avec
ses codes et ses formules, ce genre de destin ne semble plus possible aujourd’hui dans un
dessin animé « moderne ». Certes nos trois films s’achèvent avec l’union de l’héroïne et de
son bien-aimé, mais chacune d’elle a tout d’abord passé un certain nombre d’épreuves de
manière tout à fait active, et a pris le temps de connaître et de choisir celui qu’elle aime.
Serait-ce le signe d’une égalité nouvelle, la fille devenant elle aussi libre de déterminer son
destin, et pouvant réaliser les mêmes prouesses qu’un prince charmant, comme Mulan qui
sauve la vie du capitaine dont elle est éprise ? Un détail cependant invite à voir les choses
autrement, surtout si l’on se souvient des deux premières publicités que nous avons évoquées.
Dans Mulan comme dans Tarzan, le personnage du père de la jeune fille est très
important. Dans les deux cas, le père est à l’origine de l’histoire, de la quête de la jeune fille,
quête de l’honneur familial pour l’une, quête scientifique des gorilles pour l’autre. Il existe un
point commun entre ces deux pères, le même qu’entre les pères des deux publicités : ils n’ont
pas de fils et ils semblent diminués. Le père de Mulan est affaibli par une ancienne blessure
qui le fait souffrir et parfois chuter. Le père de Jane, lui, est petit et chétif, vieux, dégarni,
mais surtout il semble un peu gâteux, un peu simplet malgses compétences scientifiques.
Est-ce une coïncidence ? C’est peu vraisemblable. Le fait pour un homme de ne pas avoir de
fils est considéré comme une faiblesse, un manque de virilité, qui doit être symboliquement
stigmatisé, figuré par une faiblesse physique ou morale. Dans Mulan, on nous montre par
deux fois la fierté d’un père pour son fils partant à la guerre. En se déguisant en garçon, la
jeune chinoise essaie de donner à son père le fils qu’il n’a pu avoir. Mais cette transformation
est montrée comme illusoire. Le portrait de Mulan sur l’affiche du film est divisé en deux,
une moitié féminine et une moitié masculine. Or il est amusant de constater que les deux
moitiés ne sont pas symétriques. Alors que seuls l’absence de maquillage et le changement de
coiffure devraient constituer son déguisement, le contour de sa moitié masculine a été dessiné
de manière plus anguleuse, comme s’il s’agissait effectivement d’un autre visage, comme si
elle était vraiment devenu un garçon le temps de ses exploits : comme si une fille en était
décidément incapable. Finalement Jane et Mulan trouve chacune un compagnon ou un futur
mari, qui se trouve être le fils idéal pour leur père : un demi-gorille devenu mâle dominant
pour le père de Jane, et un grand soldat pour le père de Mulan. Notons d’ailleurs que les pères
des deux jeunes hommes sont morts peu avant. On a donc l’impression que les filles
rapportent à leur père moins un gendre qu’un fils adoptif. Quel est le but de la quête des
jeunes filles ? Certes elles passent des épreuves qui les révèlent à elles-mêmes, qui les
transfigurent et leur proposent un destin hors du commun. Mulan, par exemple, se voit offrir
par l’empereur de Chine lui-même une place au sein de son conseil, mais elle refuse, et
préfère rentrer simplement chez ses parents. Il semble qu’après tout ce qu’elles ont accompli
et surmonté, les filles gagnent seulement le droit d’épouser le héros, à la grande fierté du
papa. D’un point de vue symbolique, les aventures de Jane et de Mulan sont moins l’histoire
de leur émancipation que celle de la restauration de la virilité du père par la quête d’un fils
providentiel. D’ailleurs, dès que cela est accompli, l’attitude de la jeune fille change. Mulan
de retour chez son père, accueille le capitaine en lui demandant humblement s’il veut rester
pour dîner, signifiant ainsi son retour à la sphère privée réservée aux femmes, et l’abandon
des domaines masculins de la guerre et de la politique, auxquels elle avait pourtant gagné le
droit de participer. Jane auparavant si dégourdie et moqueuse se met à se blottir contre le
torse de Tarzan, pour se laisser soulever, les joues rouges et le regard humide. Chacun a
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retrouvé sa place traditionnelle, tout est rentré dans « l’ordre ». Malgré les évolutions
indéniables des personnages féminins, le dénouement est toujours un retour à la norme.
La féminité en voie de disparition ?
En fait, l’une des principales nouveautés réside dans l’abandon d’une sorte d’idéalisme
mièvre qui faisait des héroïnes des êtres toujours gracieux, souriants et calmes. Les filles ont
gagné le droit à l’inélégance. Ainsi on peut voir Mulan au réveil, l’œil glauque et la mine
renfrognée, ou avec de la bouillie plein le menton quand son compagnon, le petit dragon,
essaie de la gaver, ou encore en train de faire des grimaces. Jane, de même, fait une entrée en
scène assez ridicule quand elle est rejetée en arrière par des bambous au moment elle va
apparaître à l’écran. Elle est souvent décoiffée, mal attifée. Elle est parfois brusque ou
maladroite. Quand elle évolue dans la jungle, c’est sans prendre garde ni à ses vêtements ni à
ses attitudes, quand elle a peur, elle crie à gorge déployée. Et quand on la voit imiter le cri du
gorille en courant à quatre pattes, on se dit que les princesses gazouillant avec les petits
oiseaux ont fait long feu. Ce qui est confirmé dans une scène de Shrek la princesse Fiona
se met à chanter avec un oiseau bleu, de plus en plus aigu jusqu’à ce que l’oiseau en explose :
c’était sa technique de chasse. On voit aussi la princesse éructer, faire des « barbapapas » de
toiles d’araignées pleines de mouches, ou souffler dans un serpent pour faire un ballon.
Tout cela est marqué comme masculin : Fiona ne fait que répéter les gestes de Shrek, et
Mulan doit apprendre à abandonner sa bonne éducation féminine pour ressembler à un
garçon. Le petit dragon lui enseigne pour cela à cracher, à marcher crânement, à se battre sans
raison, il lui déconseille de se laver. Il semble y avoir une réelle différence de culture entre
garçons et filles, les garçons étant plus brutaux, bagarreurs, sales, impolis, égoïstes, et les
filles comme on l’a dit, calmes, polies, serviables, soignées et réservées : qu’on pense au
couple Peter Pan / Wendy, par exemple quand celui-ci s’esclaffe de voir les sirènes tenter de
noyer la jeune fille apeurée. Ici les filles ne font qu’emprunter des comportements
« masculins ».
S’il s’agit bien entendu d’une différence d’éducation selon le sexe, elle devient dans
Shrek et dans Tarzan une différence de civilisation, et une différence de nature. En effet, si
Jane et Fiona ont une apparence humaine, Tarzan se comporte comme un gorille, et Shrek est
un ogre pas vraiment humain, avec sa peau verte et ses oreilles tubulaires. C’est sa nature
d’ogre qui lui permet de régaler les enfants de toute une série de gags scatologiques. Quand la
princesse en fait autant, les personnages comme le public sont interloqués : un tel
comportement n’est pas dans la « nature » d’une fille, qui plus est d’une princesse. Or on
apprend par la suite que la princesse se change en ogresse la nuit. Sa nature hybride est donc
l’explication à son attitude si peu « féminine ». De même Tarzan, par son éducation de
gorille, n’a aucune idée des règles sociales humaines : il ne sait rien de la galanterie, encore
moins de ce que Jane appelle les « frontières personnelles », quand il s’approche de la jeune
fille plus près que les convenances ne le permettent et commence à la toucher. Sa vie est
organisée selon le schéma hyper-patriarcal des gorilles : pendant tout le film, il tente d’être
enfin admis par le mâle dominant (qui devrait être son père adoptif mais qui le rejette), et à la
mort de celui-ci, il devient lui-même chef du groupe, nouveau mâle dominant et pousse son
fameux cri.
Jane et Fiona appartiennent toutes deux à une culture montrée comme désuète,
artificielle, contraignante, démodée. Fiona revendique qu’on la libère selon les règles, en
tuant le dragon, puis en lui déclamant des vers, au lieu de quoi Shrek fuit devant le dragon et
jette la princesse sur son épaule ; il se moque d’elle et de ses rêves de midinette longuement
médités dans son donjon. Shrek est, lui, un personnage contemporain, râleur, blagueur, et peu
enclin à admettre ses sentiments. Parallèlement, Jane représente la civilisation face à un
« homme sauvage ». Une civilisation faite de convenances, de codes, de règles, de
hiérarchies, de bienséance… reflets d’une époque. La civilisation est ce qui entrave : les
« frontières personnelles », les vêtements trop encombrants, la valise lourde qui s’ouvre et se
répand aux pieds de la jeune fille quand elle annonce à Tarzan qu’elle doit partir… En
revanche, la culture de Tarzan, c’est la liberté de mouvement, la vitesse, et les relations
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