Gérard Mauger. Entretien électronique avec les membres de la liste

Autour de Bourdieu
Gérard Mauger.
Entretien électronique avec les membres de la liste Champs, coordonné par
Raphaël Desanti, Février 2005.
1) Vous terminez votre article Politique de l'engagement sociologique
(in Mouvements, n° 24, novembre-décembre 2002, p. 59) par cette phrase :
Car s'il est vrai que le regard sociologique de Pierre Bourdieu est parfois
désenchanteur, il peut aussi contribuer à bâtir un monde où chacun pourrait
regarder l'autre en riant . Ce monde relève-t-il du réalisme, de l'utopie
ou des deux à la fois ?
Pour tenter dexpliciter le propos elliptique qui concluait larticle que mavait
demandé la rédaction de Mouvements pour le numéro quelle avait consacré à Pierre
Bourdieu ( Après Bourdieu, le travail de la critique ), peut-être pourrais-je prendre
pour point de départ ce qu’écrivaient dans leur introduction les coordonnateurs du
numéro ? Je cite : Le modèle que le sociologue a défendu jusquau bout implique
une coupure épistémologique radicale entre la raison théorique des savants et la
raison pratique des simples mortels. () Au bout du compte, cette critique de la
domination ne dénie-t-elle pas, dans une large mesure, aux acteurs sociaux une
capacité propre d’évaluation et dobjectivation de leur positions dans lespace
social ? Le sociologue ne revendique-t-il pas ainsi un monopole exorbitant de la
raison ?
La critique de la prétention à la scientificité du sociologue roi est récurrente.
Elle peut prendre un tour épistémologique : cest le cas chez Jean-Claude Passeron
(Le Raisonnement sociologique, Paris, Éditions Nathan, 1991). Elle peut prendre un
tour politico-moral : cest le cas ici (comme le suggèrent lopposition de savant à
simple mortel plutôt qu’à ignorant ou la revendication prêtée au sociologue du
monopole de la raison plutôt que celle du travail sociologique ). Je vois bien
tous les profits quon peut trouver à renoncer à la prétention à la scientificité :
bénéfices diplomatiques dun œcuménisme de principe dans la cité savante ,
bénéfices politico-moraux associés au populisme. Mais il y faut beaucoup de
complaisance et/ou des lumières que je nai pas.
En ce qui concerne l’œcuménisme épistémologique , je ne vois pas comment
poursuivre des recherches sur le monde social sans croire possible de sapprocher
autant que possible dune vérité sur le monde social. Pratiquement, l’œcuménisme
de principe ny résiste pas : si le schème explicatif proposé par un concurrent est
plus convaincant, il faut bien sûr ladopter et renoncer aux autres (y compris les
siens) qui sont alors (au moins partiellement) disqualifiés Ce qui ninterdit
évidemment pas la recherche provisoire de solutions dans des voies très différentes
(un œcuménisme pratique), mais lheure viendra, tôt ou tard, de la confrontation
des solutions proposées...
En ce qui concerne le populisme épistémologique , je ne vois pas comment
poursuivre des recherches sur le monde social sans croire possible de découvrir des
vérités quignore ou méconnaît le tout venant (y compris le chercheur lui-même
avant davoir enquêté : sinon à quoi bon enquêter ?). Par ailleurs, ce populisme
épistémologique ne résiste pas à lenquête : la statistique spontanée ne donne
pas les mêmes résultats que la statistique contrôlée et si les croyances font partie de
la vérité du monde social, elles ne se confondent pas pour autant avec elle, etc. En
fait, la protestation populiste contre le sociologue roi me semble sapparenter à
celle des duchesses du XVIIIe siècle qui prétendaient, en vertu de leur rang, avoir
leur mot à dire en physique. À ceci près que, comme Monsieur Jourdain faisait de la
prose, chacun fait de la sociologie sans le savoir ou en le sachant plus ou moins, et
que, de ce fait, il sagit, pour le sociologue, non seulement de se démarquer de la
sociologie spontanée, mais également den rendre compte.
Les coordonnateurs du numéro poursuivaient ainsi : Est-il possible de penser
de cette manière larticulation de la critique des intellectuel(le)s et de la critique
produite par les mouvements sociaux ? Ne passe-t-on pas à côté de la façon dont les
citoyens exercent leurs capacités critiques dans la vie quotidienne ? Ne délaisse-t-on
pas paradoxalement lanalyse des conditions institutionnelles et sociales qui
peuvent favoriser lexercice de ces capacités ? . Lanalyse des conditions sociales
de possibilité de la critique sociale est évidemment une question politique cruciale
(malheureusement, elle semble nintéresser personne) : elle implique au moins
quon ne la tienne pas pour acquise, comme le voulait un spontanéisme marxiste
qui prêtait aux ouvriers une conscience de classe innée Reste que, même en
labsence denquête, on peut supposer, sans craindre de beaucoup se tromper, que
les sociologues nont pas le monopole de la critique sociale (même sils ont le
monopole de la critique savante ) et que lapprentissage de la sociologie nest
sans doute pas la seule voie daccès à la critique (même si cen est une).
Jen viens au désenchantement . Dans la perspective qui était celle de Pierre
Bourdieu - celle de la rupture durkheimienne avec les prénotions -
linvestigation sociologique dévoile une réalité du monde social soustraite à la
vision ordinaire ( il ny a de science que du caché ). Vision ordinaire qui, au terme
de lenquête, apparaît en plus dun cas comme une vision enchantée : il en va ainsi
de lopinion commune qui attribue la réussite scolaire à un don des fées penchées
sur le berceau des futurs bons élèves ou de la croyance ordinaire qui attribue au
coup de foudre ( parce que c’était lui, parce que c’était moi ) des rencontres
amoureuses inconsciemment gouvernées par les lois de lhomogamie, etc. Mettre
en évidence la logique de lhéritage culturel ou celle des affinités électives cest
sinon les détruire, du moins attenter aux croyances ordinaires : la sociologie
désenchante Or, il y a tout lieu de penser que ces croyances sont nécessaires au
fonctionnement ordinaire du système scolaire ou du marché matrimonial. Doù la
question : que se passerait-il dans un système scolaire, sur un marché matrimonial,
dans un monde désenchantés ? Je nen sais rien, mais on peut tenter de sen faire
une idée en sinterrogeant sur lhumeur de ces professionnels du désenchantement
sociologique que sont les sociologues. Il ne me semble pas que le
désenchantement conduise nécessairement à la détresse ou au cynisme, mais plutôt
quil engendre une forme de jubilation démystificatrice tout en interdisant au
démystificateur averti les mystifications quil a démystifiées chez les autres Bref, il
y a, me semble-t-il, une forme dhumour sociologique qui virtuellement
contraindrait chacun à regarder lautre en riant : on ne me la fait pas, je ne te
la fais pas . Je ne sais pas trop à quoi ressemblerait un monde (tout à fait
utopique) gagné par lhumour sociologique : en revanche il marrive souvent de
penser que le monde tel quil est en est cruellement dépourvu
2) Que pensez-vous de la critique adressée par Bouveresse à Bourdieu (cf.
entre autres, Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone, 2003, p.
35-36) : J'ai toujours, je l'avoue, été plus sceptique que Bourdieu sur la
possibilité réelle de parvenir à une transformation du monde social par une
meilleure connaissance des mécanismes qui le gouvernent ?
Pour essayer de répondre, je transformerai dabord la question posée en celle-ci :
quels usages peut-on faire dune meilleure connaissance des mécanismes qui
gouvernent le monde social ? De ce point de vue, il me semble quil faut dabord
situer, même schématiquement, ces usages dans lespace social.
En ce qui concerne les usages individuels de la sociologie (il ne sagit alors
pas tant de transformer le monde social que de se transformer soi même ), jai
tenté dindiquer précédemment quels pouvaient être les effets associés au
désenchantement : ce ne sont sans doute pas les seuls, on peut y voir, par
exemple, un instrument de défense contre la violence symbolique Mais, je
voudrais évoquer, en particulier, la question des effets de la socio-analyse :
lobjectivation du sujet de lobjectivation est, pour les sociologues, un instrument
de vigilance épistémologique ; de façon générale, la connaissance des déterminations
qui nous agissent est, selon Pierre Bourdieu, une condition sine qua non pour
pouvoir sen affranchir. Conçue comme instrument de libération de linconscient
social inscrit dans les habitus, la socio-analyse pose la question des effets de la
prise de conscience sur les pratiques, ou de ceux du langage sur les dispositions :
en prenant pour objet la conversion des habitus , jai entrepris récemment dy
réfléchir avec dautres, ce nest pas simple. En prenant au sérieux le parallèle tracé
avec la psychanalyse, il sagit à la fois de sinterroger sur les effets de la cure
socio-analytique et de sinterroger sur ce parallélisme avec la psychanalyse
En ce qui concerne, les usages collectifs de la sociologie (il ne sagit pas tant
alors de parvenir à se transformer soi même que de transformer le monde
social ), il me semble que le problème soulevé est celui des conditions sociales de
possibilité dune pratique politique rationnelle . La sociogenèse des politiques
publiques ou celle de la ligne politique de telle ou telle organisation politique
montrent à l’évidence que le rôle quy joue la sociologie est tout à fait subalterne (on
est bien loin du sociologue roi !) : il nest pas nul pour autant mais se réduit le
plus souvent à lenrôlement de sociologues (préposés à leffet de science ou au
supplément d’âme ) au service de telle ou telle cause. Cest dire que je ne crois
pas quil faille sinquiéter aujourdhui de lexcès de force des idées vraies , mais
plutôt de leur faiblesse
Quil sagisse dusages individuels ou collectifs de la sociologie, il me
semble que, dans les deux cas, le problème posé est celui de la force des idées
vraies . En ce qui concerne la socio-analyse, quel peut être leffet de
lauto-objectivation de ses propres dispositions et croyances sur ces mêmes
dispositions et croyances ? Je ne dis pas quil est nul, mais on ne peut ignorer leur
inertie En dautres termes, quelles sont les conditions sociales de possibilité dune
conduite rationnelle ? Comment passe-t-on dun état ordinaire où les pratiques
sont engendrées par le sens pratique à un état extraordinaire où elles sont
issues dune délibération consciente rationnelle ? Ou, si lon veut, quelles sont les
conditions sociales de validité de la théorie de laction de Raymond Boudon ? On
peut supposer, par exemple, quil faut au moins le temps de la réflexion, etc. En ce
qui concerne, par ailleurs, les effets politiques dune meilleure connaissance du
monde social, il me semble que la force des idées vraies se heurte à celle des
intérêts (sous diverses formes) ou, dans les termes de Wittgenstein, que
lentendement se heurte à la volonté , ou encore, dans ceux de Jacques
Bouveresse (ibid., p. 36), que la volonté de savoir soppose à la volonté de ne
pas savoir . Là encore, le problème posé est celui des conditions sociales de
possibilité dune délibération politique rationnelle (et la question de sa
compatibilité avec une délibération démocratique mérite d’être posée), i. e. où
puisse, sinon prévaloir, du moins valoir les idées vraies ”… Il me semble quil faut
beaucoup de naïveté pour croire quun peu de bonne volonté puisse suffire
Ceci dit, la question des conditions sociales de possibilité dune action
consciente et rationnelle a été posée par Pierre Bourdieu lui-même : elle lest
implicitement dans la cohabitation du concept de stratégie et celui de sens
pratique , elle lest explicitement dans lanalyse des conditions sociales de
possibilité dune action économique rationnelle (cf. Algérie 60, Paris, Éditions de
Minuit, 1977).
Reste que la question posée par Jacques Bouveresse était plus précise : mon
problème a toujours été en premier lieu de savoir comment ce qui est sûrement une
condition nécessaire (i. e. une meilleure connaissance des mécanismes qui
gouvernent le monde social ) peut être transformé en une condition suffisante ,
écrit-il (ibid., p. 36). En dautres termes, que peut-on attendre, par exemple,
d’“ admonestations sociologiques comme celles que Pierre Bourdieu avait
adressées au grand prêtre du deutsche mark ( La pensée Tietmeyer , in Pierre
Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre linvasion
néo-libérale, Paris, Éditions Liber Raisons dagir, 1998, p. 51-57) ou aux maîtres
du monde (médiatique) ( Maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites ? ,
Discours à la réunion annuelle du Conseil international du musée de la Télévision et
de la Radio, le 11/10/1999) ? À supposer que ceux qui peuvent agir veuillent
savoir, il faut encore quils acceptent de tirer des conclusions pratiques de ce quils
savent Et sil nest pas exclus de tirer les conséquences dun savoir, il nest que
trop évident que lon peut savoir sans agir et que le parti pris de linaction peut
suffire, à linverse, à susciter lincompréhension, la semi-compréhension, voire le
refus ou le déni de compréhension. Il faudrait alors sinterroger sur les conditions de
possibilité dune compréhension efficiente
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