Séquence 4 – Artifices, dissimulations et révélations. Documents complémentaires. TEXTE 1 - William Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 2, 1600. [Le Roi Hamlet est mort. C’est Claudius, son frère, qui occupe désormais le trône et après avoir épousé sa veuve. Mais le fantôme du défunt roi apparaît à son fils, prénommé Hamlet lui aussi, pour lui révéler qu’il a été assassiné par Claudius. Le jeune Hamlet, neveu de Claudius, décide alors de faire représenter au palais, une pièce de théâtre qu’il a lui-même choisie] Les trompettes sonnent. La pantomime1 commence. LA PANTOMIME Un Roi et une Reine entrent : l'air fort amoureux, ils se tiennent embrassés. La Reine s'agenouille et fait au Roi force gestes de protestations. Il la relève et penche sa tête sur son cou, puis s'étend sur un banc couvert de fleurs. Le voyant endormi, elle le quitte. Alors survient un personnage qui lui ôte sa couronne, la baise, verse du poison dans l'oreille du Roi, et sort. La Reine revient, trouve le Roi mort, et donne tous les signes du désespoir. L'empoisonneur, suivi de deux ou trois personnages muets, arrive de nouveau et semble se lamenter avec elle. Le cadavre est emporté. L'empoisonneur fait sa cour à la Reine en lui offrant des cadeaux. Elle semble quelque temps avoir de la répugnance et du mauvais vouloir, mais elle finit par agréer son amour. Ils sortent. LE ROI. - Connaissez-vous le sujet de la pièce ?. Tout y est-il inoffensif ? HAMLET. - Oui, oui ! ils font tout cela pour rire ; du poison pour rire ! Rien que d'inoffensif ! LE ROI. - Comment appelez-vous la pièce ? HAMLET. - La Souricière. Comment ? Pardieu ! au figuré. Cette pièce est le tableau d'un meurtre commis à Vienne. Le duc s'appelle Gonzague, sa femme Baptista. Vous allez voir. C'est une oeuvre infâme ; mais qu'importe ? Votre Majesté et moi, nous avons la conscience libre : cela ne nous touche pas. Que les rosses que cela écorche ruent ! nous n'avons pas l'échine entamée. (Entre sur le second théâtre Lucianus.) Celui-ci est un certain Lucianus, neveu du roi. OPHÉLIA. - Vous remplacez parfaitement le choeur, monseigneur. HAMLET. - Je pourrais expliquer ce qui se passe entre vous et votre amant, si je voyais remuer vos marionnettes. OPHÉLIA. - Vous êtes piquant, monseigneur, vous êtes piquant ! OPHÉLIA. - Que veut dire ceci, monseigneur ? HAMLET. - il ne vous en coûterait qu'un cri pour que ma pointe fût émoussée. HAMLET. - Parbleu ! c'est une embûche ténébreuse qui veut dire crime. OPHÉLIA. - De mieux en pire. OPHÉLIA. - Cette pantomime indique probablement le sujet de la pièce. Entre le Prologue. HAMLET. - Nous le saurons par ce gaillard-là. Les comédiens ne peuvent garder un secret : ils diront tout. OPHÉLIA. - Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime ? HAMLET. - Oui, et toutes les pantomimes que vous lui ferez voir. Montrez-lui sans honte n'importe laquelle, il vous l'expliquera sans honte. OPHÉLIA. - Vous êtes méchant ! vous êtes méchant ! Je veux suivre la pièce. LE PROLOGUE. Pour nous et pour notre tragédie, Ici, inclinés devant votre clémence. Nous demandons une attention patiente. Il sort […] 1 Une pantomime : Spectacle où l'artiste s'exprime uniquement par des gestes, des mimiques et des attitudes. HAMLET. - C'est la désillusion que vous causent tous les maris... Commence, meurtrier, laisse là tes pitoyables grimaces, et commence. Allons ! Le corbeau croasse : Vengeance ! LUCIANUS. Noires pensées, bras dispos, drogue prête, heure favorable. L'occasion complice ; pas une créature qui regarde. Mixture infecte, extraite de ronces arrachées à minuit, Trois fois flétrie, trois fois empoisonnée par l'imprécation [d'Hécate Que ta magique puissance, que tes propriétés terribles Ravagent immédiatement la santé et la vie ! Il verse le poison dans l'oreille du Roi endormi. HAMLET. - Il l'empoisonne dans le jardin pour lui prendre ses états. Son nom est Gonzague. L'histoire est véritable et écrite dans le plus pur italien. Vous allez voir tout à l'heure comment le meurtrier obtient l'amour de la femme de Gonzague. OPHÉLIA. - Le roi se lève. HAMLET. - Quoi ! effrayé par un feu follet ?. LA REINE. - Comment se trouve monseigneur ? 1 Séquence 4 – Artifices, dissimulations et révélations. Documents complémentaires. POLONIUS. - Arrêtez la pièce ! LE ROI. - Qu'on apporte de la lumière ! Sortons. TOUS. - Des lumières ! des lumières ! des lumières ! (Tous sortent, excepté Hamlet et Horatio.) Texte 2 - Corneille, L’illusion comique, Acte V, scènes 4 et 5. Dans l’acte I de cette pièce, Pridamant vient consulter le mage Alcandre car il a perdu son fils, Clindor, dont il n’a plus de nouvelles depuis dix ans. Alcandre lève alors un voile et lui montre une scène sur laquelle apparaît Clindor. Dans les trois actes qui suivent, Pridamant assiste aux aventures de son fils, aventures qu’il croit vraies : il ne comprend pas qu’il assiste à une pièce de théâtre et que son fils est devenu comédien. Nous sommes ici dans le dernier acte de la pièce. SCENE 4 Clindor, représentant Théagène ; Isabelle, représentant Hippolyte ; Lyse, représentant Clarine ; Éraste ; troupe de domestiques de Florilame ÉRASTE, poignardant Clindor. Reçois, traître, avec joie Les faveurs que par nous ta maîtresse t’envoie. PRIDAMANT, à Alcandre. On l’assassine, ô dieux ! daignez le secourir. ÉRASTE Puissent les suborneurs ainsi toujours périr ! ISABELLE Qu’avez-vous fait, bourreaux ? ÉRASTE Un juste et grand exemple, Qu’il faut qu’avec effroi tout l’avenir contemple, Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang, A n’attaquer jamais l’honneur d’un si haut rang. Notre main a vengé le prince Florilame, La princesse outragée, et vous-même, madame, Immolant à tous trois un déloyal époux, Qui ne méritait pas la gloire d’être à vous. D’un si lâche attentat souffrez le prompt supplice, Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice. Adieu. ISABELLE Vous ne l’avez massacré qu’à demi, Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi : Achevez, assassins, de m’arracher la vie. Cher époux, en mes bras on te l’a donc ravie ! Et de mon cœur jaloux les secrets mouvements N’ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments ! O clarté trop fidèle, hélas ! et trop tardive, Qui ne fait voir le mal qu’au moment qu’il arrive ! Fallait-il… Mais j’étouffe, et, dans un tel malheur, Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ; Son vif excès me tue ensemble et me console, Et puisqu’il nous rejoint… LYSE Elle perd la parole. Madame… Elle se meurt ; épargnons les discours, Et courons au logis appeler du secours. (Ici on rabaisse une toile qui couvre le jardin et les corps de Clindor et d’Isabelle, et le magicien et le père sortent de la grotte.) Scène V Alcandre, Pridamant ALCANDRE Ainsi de notre espoir la fortune se joue : Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue : Et son ordre inégal, qui régit l’univers, Au milieu du bonheur a ses plus grands revers. PRIDAMANT Cette réflexion, mal propre pour un père, Consolerait peut-être une douleur légère ; Mais, après avoir vu mon fils assassiné, Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné, J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée, Si de pareils discours m’entraient dans la pensée. Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr ; Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir. N’attendez pas de moi des plaintes davantage : La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ; La mienne court après son déplorable sort. Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort. ALCANDRE D’un juste désespoir l’effort est légitime, Et de le détourner je croirais faire un crime. Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ; Mais épargnez du moins ce coup à votre main ; Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles, Et pour les redoubler voyez ses funérailles. (Ici on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec leur portier, qui comptent de l’argent sur une table, et en prennent chacun leur part.) PRIDAMANT Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ? ALCANDRE Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent. PRIDAMANT Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise ! Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse ! Quel charme en un moment étouffe leurs discords, Pour assembler ainsi les vivants et les morts ? ALCANDRE Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique, Leur poëme récité, partagent leur pratique : L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ; Mais la scène préside à leur inimitié. Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, Le traître et le trahi, le mort et le vivant, Se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite, D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ; 2 Séquence 4 – Artifices, dissimulations et révélations. Documents complémentaires. Mais tombant dans les mains de la nécessité, Ils ont pris le théâtre en cette extrémité. PRIDAMANT Mon fils comédien ! ALCANDRE D’un art si difficile Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ; Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu, Son adultère amour, son trépas imprévu, N’est que la triste fin d’une pièce tragique Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique, Par où ses compagnons en ce noble métier Ravissent à Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure, et ce grand équipage, Dont je vous ai fait voir le superbe étalage, Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer Qu’alors que sur la scène il se fait admirer. PRIDAMANT J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte ; Mais je trouve partout même sujet de plainte. Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d’honneur Où le devait monter l’excès de son bonheur ? ALCANDRE Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre [4] Est en un point si haut que chacun l’idolâtre ; Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits, L’entretien de Paris, le souhait des provinces, Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple, et le plaisir des grands ; Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ; Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde Par ses illustres soins conserver tout le monde, Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau De quoi se délasser d’un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre-François : C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ; Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard De leurs doctes travaux lui donnent quelque part. D’ailleurs, si par les biens on prise les personnes, Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; Et votre fils rencontre en un métier si doux Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune, Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. PRIDAMANT Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien. Il est vrai que d’abord mon âme s’est émue : J’ai cru la comédie au point où je l’ai vue ; J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas, Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ; Mais, depuis vos discours, mon cœur plein d’allégresse A banni cette erreur avecque sa tristesse. Clindor a trop bien fait. ALCANDRE N’en croyez que vos yeux. PRIDAMANT Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux ; Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre, Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ? ALCANDRE Servir les gens d’honneur est mon plus grand désir. J’ai pris ma récompense en vous faisant plaisir. Adieu. Je suis content, puisque je vous vois l’être. PRIDAMANT Un si rare bienfait ne se peut reconnaître : Mais, grand mage, du moins croyez qu’à l’avenir Mon âme en gardera l’éternel souvenir. _________________________________________________ Texte 3 - Marivaux, La Dispute, pièce en un acte, 1744 . Scène I LE PRINCE, HERMIANE, CARISE, MESROU HERMIANE Où allons-nous, seigneur ? Voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n’y annonce la fête que vous m’avez promise. LE PRINCE, riant Tout y est prêt. HERMIANE Je n’y comprends rien ; qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? Où me menez-vous ? LE PRINCE À un spectacle très curieux. Vous savez la question que nous agitâmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n’était pas votre sexe, mais le nôtre, qui avait le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour. HERMIANE Oui, seigneur, je le soutiens encore. La première inconstance ou la première infidélité n’a pu commencer que par quelqu’un d’assez hardi pour ne rougir de rien. Oh ! comment veut-on que les femmes, avec la pudeur et la timidité naturelle qu’elles avaient, et qu’elles ont encore depuis que le monde et sa corruption durent, comment veut-on qu’elles soient tombées les premières dans des vices de cœur qui demandent autant d’audace, autant de libertinage de sentiment, autant d’effronterie que ceux dont nous parlons ? Cela n’est pas croyable. LE PRINCE Eh, sans doute, Hermiane, je n’y trouve pas plus d’apparence que vous ; ce n’est pas moi qu’il faut combattre là-dessus ; je suis de votre sentiment contre tout le monde, vous le savez. HERMIANE Oui, vous en êtes par pure galanterie, je l’ai bien remarqué. LE PRINCE 3 Séquence 4 – Artifices, dissimulations et révélations. Documents complémentaires. Si c’est par galanterie, je ne m’en doute pas. Il est vrai que je vous aime, et que mon extrême envie de vous plaire peut fort bien me persuader que vous avez raison ; mais ce qui est de certain, c’est qu’elle me le persuade si finement que je ne m’en aperçois pas. Je n’estime point le cœur des hommes, et je vous l’abandonne ; je le crois sans comparaison plus sujet à l’inconstance et à l’infidélité que celui des femmes ; je n’en excepte que le mien, à qui même je ne ferais pas cet honneur-là si j’en aimais une autre que vous. HERMIANE Ce discours-là sent bien l’ironie. LE PRINCE J’en serai donc bientôt puni, car je vais vous donner de quoi me confondre, si je ne pense pas comme vous. HERMIANE Que voulez-vous dire ? LE PRINCE Oui, c’est la nature elle-même que nous allons interroger ; il n’y a qu’elle qui puisse décider sans réplique la question, et sûrement elle prononcera en votre faveur. HERMIANE Expliquez-vous, je ne vous entends point. LE PRINCE Pour bien savoir si la première inconstance ou la première infidélité est venue d’un homme, comme vous le prétendez, et moi aussi, il faudrait avoir assisté au commencement du monde et de la société. HERMIANE Sans doute, mais nous n’y étions pas. LE PRINCE Nous allons y être ; oui, les hommes et les femmes de ce temps-là, le monde et ses premières amours vont reparaître à nos yeux tels qu’ils y étaient, ou du moins tels qu’ils ont dû être ; ce ne seront peut-être pas les mêmes aventures, mais ce seront les mêmes caractères ; vous allez voir le même état de cœur, des âmes tout aussi neuves que les premières, encore plus neuves s’il est possible. (À Carise et à Mesrou) Carise, et vous, Mesrou, partez, et quand il sera temps que nous nous retirions, faites le signal dont nous sommes convenus. (À sa suite) Et vous, qu’on nous laisse. exprès pour eux,. Chacun d’eux fut logé à part, et actuellement même il occupe un terrain dont il n’est jamais sorti, de sorte qu’ils ne se sont jamais vus. Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa sœur qui les ont élevés, qui ont toujours eu soin d’eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs élèves en fussent plus étonnés quand ils verraient d’autres hommes. On va donc pour la première fois leur laisser la liberté de sortir de leur enceinte et de se connaître ; on leur a appris la langue que nous parlons ; on peut regarder le commerce qu’ils vont avoir ensemble comme le premier âge du monde ; les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera. (On entend un bruit de trompettes.) Mais hâtons-nous de nous retirer, j’entends le signal qui nous en avertit ; nos jeunes gens vont paraître ; voici une galerie qui règne tout le long de l’édifice, et d’où nous pourrons les voir et les écouter, de quelque côtés qu’ils sortent de chez eux. Partons. Scène II HERMIANE, LE PRINCE HERMIANE Vous excitez ma curiosité, je l’avoue LE PRINCE Voici le fait : il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute d’aujourd’hui s’éleva à la cour de mon père, s’échauffa beaucoup et dura longtemps. Mon père, naturellement assez philosophe, et qui n’était pas de votre sentiment, résolut de savoir à quoi s’en tenir, par une épreuve qui ne laissât rien à désirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nôtre, furent portés dans la forêt où il avait fait bâtir cette maison 4