Mary Shelley (1797-1851) Frankenstein ou le Prométhée moderne

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Mary Shelley (1797-1851)
Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818
Dans l'ampleur et la complexité de mon plan, rien ne prouvait que ce fût impossible. Ce fut dans
cet état d'esprit que j'entrepris la création d'un être humain. Les dimensions réduites de certaines
parties du corps de l'homme m'empêchèrent d'avancer rapidement dans mon travail. Aussi je décidai,
au rebours de ma première intention, de mettre au point une créature de stature gigantesque : il aurait
plus ou moins huit pieds de haut et sa carrure serait en proportion de sa taille. Cette décision prise, je
passai plusieurs mois à rechercher et à se préparer mon matériel et je me mis au travail.
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Il serait impossible de se faire une idée de la diversité des sentiments qui, dans le premier
enthousiasme du succès, me poussaient en avant avec une irrésistible vigueur. La vie et la mort me
semblaient des limites idéales qu'il me faudrait franchir, avant de déverser sur notre monde enténébré
un torrent de lumière. Une espèce nouvelle me bénirait comme son créateur. Combien de natures,
heureuses et excellentes, me devraient l'existence! Aucun père n'aurait jamais aussi complètement
mérité la gratitude de ses enfants que moi je mériterais la leur. Poursuivant ces réflexions, je pensais
que, si je réussissais à animer une matière morte, il me serait peut-être possible, ultérieurement (bien
que je dusse en saisir, plus tard, toute l'utopie), de restituer la vie, là où la mort avait apparemment
voué le corps à la décomposition.
Ces pensées contribuèrent à entretenir mon enthousiasme, tandis que je poursuivais mon
entreprise avec une ardeur infatigable. Mes longues veilles m'avaient rendu pâle, et ma continuelle
claustration m'avait fortement amaigri. Parfois, parvenu au bord même de la réussite, je me heurtais à
un échec. Malgré cela, je me raccrochais à l'espoir que le lendemain, ou même l'heure suivante,
m'apporterait la réussite. Il était un secret que j'étais seul à posséder: c'était le but que je m'étais promis
d'atteindre. La lune contemplait souvent mes travaux poursuivis jusque tard dans la nuit engagé que
j'étais à forcer la nature dans ses ultimes retranchements. Et cela, avec une ardeur haletante et une
persévérance inébranlable. Qui donc pourrait concevoir l'horreur de mon travail poursuivi en secret,
m'affairant dans la profondeur humide des caveaux ou torturant un animal vivant pour tenter d' animer
la matière inerte? D 'y penser me donne maintenant le vertige et fait trembler mes membres. Mais, à
l'époque. une impulsion irrésistible et quasi frénétique me poussait en avant Je semblais avoir perdu le
sens de tout ce qui n'était pas mon unique poursuite. En réalité. ce ne fut qu'une période de transe
passagère, et aussitôt que ce stimulant hors nature eut cessé d'opérer, je retrouvai intacte ma sensibilité
ancienne. Je collectais des os dans les charniers, et je violais, de mes doigts profanes, les secrets
extraordinaires de l'organisme humain. J'avais installé un atelier, ou plutôt une cellule, destinée à mon
immonde création, dans une chambre isolée tout en haut de l'immeuble, et séparée des autres
appartements par une galerie et une volée d'escaliers. J'avais l'impression que les yeux me sortaient des
orbites, lorsque je me livrais à mes odieuses manipulations. La salle de dissection et l'abattoir me
procuraient une grande partie de mes matériaux, et souvent la sensibilité de ma nature humaine me
faisait me détourner avec dégoût de mon travail. Cependant, poussé par une ardeur sans cesse
croissante, je poursuivais ma tâche. Je touchais au but
Les mois d'été s'écoulèrent, pendant que j'étais ainsi totalement engagé à poursuivre mon unique
but La saison était superbe. Jamais les champs n'avaient produit d'aussi abondantes récoltes, ni les
vignobles autant d'aussi bons vins. Mais mes yeux demeuraient insensibles aux charmes de la nature.
Les mêmes raisons, qui me faisaient négliger les scènes qui m'entouraient, me faisaient oublier les
êtres chers que tant de lieues séparaient de moi, et que je n'avais pas revus depuis si longtemps. […]
L'hiver, le printemps et l'été passèrent pendant que je me livrais à mes travaux, mais ils m'absorbaient
à tel point que je ne vis pas les fleurs s'ouvrir, ni les bourgeons se transformer en feuilles, spectacle
qui, avant, ne manquait jamais de me ravir. Cette année-là, les feuilles se desséchèrent avant que mon
travail approchât de sa fin. Chaque jour me révélait davantage jusqu'à quel point j'avais réussi. Mon
enthousiasme était cependant mitigé par l'anxiété. J'avais plutôt l'air d'un homme condamné à peiner
en esclave au fond d'une mine, ou à se livrer à quelque autre occupation également malsaine, que celui
d'un savant s'adonnant à ses travaux favoris. J'avais chaque nuit des accès de fièvre. Je devins
affreusement nerveux. Et un beau jour, je fus tout étonné de remarquer que les feuilles tombaient déjà.
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Je fuyais mes semblables, comme l'eût fait un criminel.
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