des mots pour écrire des maux - CEDIAS

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Mémoire présenté pour l’obtention de la
Maîtrise des Sciences et Techniques
Intervention et Développement Social
& le
Diplôme Supérieur en Travail Social
Par CLAVIER Jean-Michel
DES MOTS POUR ÉCRIRE DES MAUX
De la pratique de l’écriture à l’écriture
de la pratique en AEMO judiciaire.
Tuteur de mémoire :
Mr BRIZAIS Reynald
Session octobre 2004
Université de Nantes
REMERCIEMENTS
Je tiens ici à adresser mes sincères remerciements :
à Monsieur BRIZAIS Reynald, pour ses conseils et sa disponibilité dans la réalisation
de ce mémoire,
aux professionnels de l’AEMO pour leur confiance et les échanges fructueux,
à mes collègues de travail pour leur soutien et leur générosité,
à ma famille, et tout particulièrement à Yveline et Samy pour leur patience et leur
enthousiasme dans les moments d’incertitude,
à ceux dont l’amitié a su attendre,
et à ceux qui, enfants, adolescents et parents ont jalonné de leur histoire cette recherche.
SOMMAIRE
INTRODUCTION...................................................
CHAPITRE 1:L’ÉCRITURE : APPROCHE HISTORIQUE ET CONCEPTUELLE ............. 12
1- LA NAISSANCE DE L’ECRITURE.................................................................................................. 13
1.1 Une évolution en quatre étapes :............................................................................................... 13
1.2 Un peu d’histoire :........................................................................................................................ 14
1.3 L'apparition de l'alphabet : ....................................................................................................... 18
2- L’ÉCRITURE ET SES FONDEMENTS .......................................................................................... 21
2.1 Dimension symbolique : ............................................................................................................... 21
2.2 Dimension de l’adresse :.............................................................................................................23
2.3 Dimension de la réflexivité :.....................................................................................................24
3-
PRATIQUE DE L’ÉCRITURE DANS LE CHAMP DE L’ASSISTANCE ÉDUCATIVE .......26
3.1 L’écrit professionnel comme écriture dans la profession : ................................................26
3.2 La pratique d’écriture : de la relation à la mise à distance................................................27
3.3 Les dimensions institutionnelles des écrits : ........................................................................28
CHAPITRE 2: LA PRATIQUE D’ÉCRITURE EN AEMO JUDICIAIRE ......................3
1-
LE CADRE LÉGISLATIF DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE ........................................30
1.1 Évolution du contexte général :.................................................................................................30
1.2 l’Assistance Éducative : de l’intervention au respect des droits......................................32
1.3 La révision des situations : l’instauration d’un contrôle. .....................................................35
1.4 Le principe du contradictoire : l’accès à une procédure équitable. ..................................37
-1-
2- LES ENJEUX DE L’ÉCRIT EN AEMO JUDICIAIRE ................................................................39
2.1 les écrits et le juge, le rapport d’un savoir au rapport de pouvoir :.................................40
2.2 Écrire en AEMO : entre une place de professionnel et d’écrivant ..................................42
CHAPITRE 3: LA QUESTION DE L’ÉTHIQUE DANS L’ACTE D’ÉCRITURE ..............45
1-
L’ÉTHIQUE : UNE CONDUITE D’INTERROGATION.........................................................46
1.1 L’éthique : les changements dans sa conception ....................................................................46
1.2 Éthique et pratique d’écriture : une mise en lien..................................................................47
2- RESPONSABILITÉ ET ÉCRITS PROFESSIONNELS.............................................................. 51
2.1 La responsabilité en question ....................................................................................................52
2.2 L’éthique de la responsabilité ...................................................................................................53
CHAPITRE 4: L’ÉCRIT AU TRAVAIL, ENQUÊTE ET RECHERCHE ........................
1-
DÉMARCHE DE RECHERCHE ......................................................................................................56
1.1 Les questions que pose la recherche........................................................................................56
1.2 Constitution de l’échantillon ......................................................................................................58
1.3 Méthodes d’analyse...................................................................................................................... 61
2- COMMENTAIRES ET ANALYSES DES ÉCRITS ......................................................................67
2.1 Recueil des données et commentaires.....................................................................................68
2.2 Analyse du contenu des rapports d’évolution........................................................................73
3- COMMENTAIRES ET ANALYSES DES ENTRETIENS...........................................................79
3.1 Recueil des données et commentaires.....................................................................................80
3.2 Analyse du contenu des entretiens .........................................................................................94
4- SYNTHÈSE DES RÉSULTATS.......................................................................................................98
4.1 Une stratégie d’écriture liée au partage de l’observation avec les familles :................98
4.2 Une stratégie d’écriture anticipative :................................................................................. 100
CHAPITRE 5: LES PRÉCONISATIONS ........................................
-2-
1-
DES PROTOCOLES POUR UN SENS ÉTHIQUE DE L’ACTE D’ÉCRITURE ................... 104
1.1 Finalités des protocoles ............................................................................................................ 104
1.2 Protocole et éthique : Un passage obligé.............................................................................. 105
2- L’ÉCRIT AU CENTRE DES DÉBATS ........................................................................................... 107
2.1 Un protocole institutionnel de l’écrit .................................................................................... 107
2.2 Les écrits en formation ........................................................................................................... 109
2.3 L’écriture au centre de la relation ......................................................................................... 111
CONCLUSION......................................................
BIBLIOGRAPHIE ....................................................
ANNEXES
ANNEXE 1 : Extraits du décret N°2002-361 du 15 mars 2002. . . . . . . . . . . . . . . . . . . A1
ANNEXE 2 : Exemple d’une convocation à l’audience du juge des enfants. . . . . . . . . . .A3
ANNEXE 3 : Grille d’entretien et thèmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .A5
ANNEXE 4 : Retranscription des entretiens par thème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. A9
Thème 1 : Les finalités et les objectifs du rapport d’évolution . . . . . . . A9
Thème 2 : La perception de l’acte d’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A14
Thème 3 : La structure des rapports d’évolution. . . . . . . . . . . . . . . . . . A18
Thème 5 : Le principe de la « double adresse » . . . . . . . . . . . . . . . . . .. A22
Thème 6 : Les difficultés liées à l’écriture des rapports d’évolution. A24
Thème 8 : Les nécessités d’un changement dans la pratique . . . . . . . . A29
-3-
« Écrire au juge, ce n’est pas si simple que ”faire un rapport“ pour
protéger des enfants. Mettre des mots en écriture, de la vie, ce
n’est pas faire de la vie des autres un roman, un essai ou une
sorte de traité scientifique ou juridique, c’est restituer dans un
cadre légal ce qu’il en est des contradictions de tout un chacun,
afin qu’un dialogue ait lieu, que des issues soient ouvertes, avant
qu’un jugement, écrit, ne referme provisoirement la discussion au
profit de l’action »1.
INTRODUCTION
La France est un État de droit et l’ensemble du système d’intervention sociale est
astreint à une règle commune : La loi garantit à la fois les libertés publiques et les droits et
libertés individuels.
Toutefois, si des avancées en matière du droit des familles et des mineurs ont eu lieu
depuis 1945, une difficulté majeure subsistait dans le cadre de l’Assistance Éducative.
L’impossible accès des familles à leur dossier judiciaire ne respectait pas le principe
fondamental du contradictoire : « Le principe du contradictoire dans une procédure de justice
est celui qui impose que chaque personne qui participe à une audience ait connaissance avant
celle-ci, dans les moindres détails, de tous les arguments des autres, afin de pouvoir les
analyser suffisamment à l’avance, de préparer sa défense, et de se présenter devant le juge
avec la même connaissance du dossier. » 2
VIAUX Jean-Luc (2001), Écrire au juge, Paris, Dunod, p3
HUYETTE Michel (2001, mars), Le contradictoire en assistance éducative, Journal du Droit des Jeunes, N°203, p
13.
1
2
-4-
En janvier 2001, le rapport DESCHAMPS3 conclut à la nécessité d’une meilleure
information des familles. Une modification des textes législatifs a été annoncée en avril 2001
par la ministre de la justice Mme LEBRANCHU4. Conférant aux familles le droit d’être
informées par l’accès aux éléments de leur dossier d’assistance éducative, les législateurs ont
introduit un principe fondamental qui existait dans les autres juridictions: le caractère
contradictoire que toute personne est en droit d’attendre de la juridiction des mineurs.
La philosophie des textes sur l’assistance éducative postule une capacité des familles
au changement, qui, grâce à un soutien éducatif approprié sont aidées pour exercer
progressivement leur autorité parentale sans danger pour leurs enfants. Le renforcement du
contradictoire, vise à rendre les parents acteurs de leur dossier d’assistance éducative et à
les associer pleinement au processus éducatif engagé. Cela implique qu’ils aient une réelle et
complète connaissance des éléments de leur dossier, sans laquelle, il ne pourrait y avoir
d’adhésion à la démarche proposée. Nous pouvons ainsi percevoir l’importance dans cette
disposition, du rendu compte de l’action effectuée par le travailleur social et des enjeux qu’il
recouvre. L’évolution de la législation est à relier à un autre mouvement : L’évolution du
contexte social de l’assistance éducative en lien avec la place des familles et du
positionnement de la justice au regard des problématiques sociales et de ses acteurs
(exclusions, maltraitances…). Comme à chaque modification législative, les professionnels
doivent
envisager
des
changements
d’organisation
institutionnelle
et
de
pratiques
professionnelles.
La réforme concernant l’accès du dossier en assistance éducative induit cette
dynamique, mais sa mise en œuvre ne va pas sans poser des questions auprès des travailleurs
sociaux. Pour ceux qui travaillent en A.E.M.O.5judiciaire, il semble que l’ouverture de leurs
écrits aux familles ait soulevé et soulève toujours quelques inquiétudes. La plupart des
équipes s’interrogent sur le contenu de leurs écrits, sachant que les familles pourront
désormais les lire.
3
Rapport adressé au garde des Sceaux (2001, janvier), Le contradictoire et la communication des dossiers en
assistance éducative, groupe de travail présidé par DESCHAMPS Jean-Pierre, président du tribunal pour Enfants
de Marseille.
4
Conférence de presse du 20 mars 2001 de Mme LEBRANCHU, Garde des Sceaux, Ministre de la justice.
5
A.E.M.O : Assistance Educative en Milieu Ouvert
-5-
Les professionnels en A.E.M.O. judiciaire sont soumis à une obligation d’informer par
écrit le magistrat. Les écrits à la différence de l’enquête sociale, ne sont soumis à aucune
obligation juridique de forme, de contenu. Seule, la date de remise est impérative. C’est un
outil d’aide à la décision pour le juge. Ces écrits explicitent les pratiques éducatives et
légitiment les actes professionnels. À l’opposé de cet acte d’écriture, la parole est le support
principal des pratiques éducatives avec la famille et dans les relations interprofessionnelles.
Au quotidien, les échanges s’opèrent, s’inscrivent par cette communication orale. C’est sur la
base de ces échanges, d’une relation de confiance souvent difficile à construire avec les
familles, que les travailleurs sociaux produisent leurs écrits. L’intervention éducative initiée à
partir de la sphère juridico-judiciaire va œuvrer dans la sphère sociale, et conduit à restituer
une parole collective à nouveau dans la sphère juridico-judiciaire. L’écrit au juge est à la fois
le produit d’une commande (le mandant : le juge), l’expression d’un discours professionnel (le
mandataire : le service) et personnel (le professionnel). A ce titre, l’écrit est un des lieux
hautement symboliques de la responsabilité propre au professionnel de l’A.E.M.O.
L’accès aux dossiers par les familles en fait un outil d’évaluation exigeant puisqu’il est
appelé à recevoir maintenant en plus du magistrat et de l’avocat, l’appréciation des personnes
elles-mêmes concernées par l’action menée : enfants et parents. Cela ne va-t-il pas provoquer
une autocensure de l’écrit par les travailleurs sociaux, ceux ci réservant alors les éléments
confidentiels du dossier au magistrat dans le cadre d’une information orale et non
contradictoire au nom du principe de précaution ? Nous pouvons donc nous questionner sur la
nature de ces documents et l’importance qu’ils vont avoir maintenant dans le débat judiciaire
et le déroulement de la mesure éducative : Quelle valeur garderont-ils ? Pouvons- nous alors
supposer que les écrits, tout en restant un outil d’aide à la décision pour le juge des enfants,
deviennent un outil éducatif à part entière où le seuil d’exigences et de responsabilités
imposé aux professionnels serait le reflet du seuil d’exigences et de responsabilités demandé
aux familles ?
La relation aux parents dans ce nouveau cadre d’accès au dossier complexifie-t-elle, la
tâche d’écriture ? Les travailleurs sociaux sont appelés de plus en plus à répondre de leurs
écrits, à soutenir leurs choix, non seulement en tant que professionnels mais aussi en tant que
sujets. Cela ne va pas sans risque : risque d’erreur, risque professionnel.
-6-
Peut-on supposer que cet aspect constitue un des fondements du questionnement actuel des
travailleurs sociaux concernant le contenu de leurs écrits ?
Dans cette dialectique entre le relationnel et l’institutionnel, un référentiel sur le
contenu des écrits nous apparaît insuffisant, l’intervention sociale n’étant pas réductible à
l’application de techniques. Le travailleur social évalue et interprète ce que les personnes
mettent en acte dans leur vie, pour en faire un écrit, que le juge interprètera à son tour. La
construction de l’écrit, l’usage qui en sera fait et la rationalité de ce mode de transmission
mérite alors réflexion. Comment concilier respect de la vie privée et respect de la mission
délivrée par la justice des mineurs ?
Les difficultés à produire ces écrits sont-elles une réalité que connaissent les auteurs
d’un écrit professionnel qui fera trace dans un dossier judiciaire ? Comment chemine alors
cette construction de l’écrit chez le travailleur social ? Quelles limites les travailleurs
sociaux en A.E.M.O. doivent-ils respecter dans le cadre de cette restitution, pour que la
personne ne devienne pas « transparente » au point de n’être plus qu’un simple personnage de
roman familial, dont l’histoire, au fil des écrits, se dissocie peu à peu de son existence réelle ?
Un des objectifs de ce mémoire est de s’adresser à ceux qui écrivent, lisent et
utilisent ces « aides à la décision » que sont les rapports d’évolution des mesures d’assistance
éducative en milieu ouvert. Il s’agit autant d’analyser les écrits que de questionner ceux qui
les produisent parce que le travail de construction d’un rapport, destiné à informer un juge
n’est pas qu’une question de technique d’écriture, mais de choix dans la réflexion sur et à
propos du sujet même de l’écrit. D’où un aller retour dans ce mémoire entre le rationnel
nécessaire de l’écriture « pour le juge », dont chaque professionnel semble être convaincu, et
un engagement dans une « écriture-soutien » en lien avec une éthique en situation
professionnelle.
Nous nous interrogerons sur: Comment pouvons-nous comprendre et prendre en compte
la question de l’éthique dans l’acte d’écriture ? Comment tenir un positionnement éthique pour
éviter dans les écrits de réduire des vies à quelques mots et à des arguments qui se situent
dans la prise de décision c'est-à-dire sur le plan judiciaire ?
-7-
Existe il des limites à ne pas franchir mais aussi quels sont les obstacles à dépasser ? Dans
quelle mesure et à quelles conditions les professionnels doivent-ils parler aux usagers de ce
qu’ils ont écrit à leur propos ? Notre postulat est que ces questions ne peuvent pas être
laissées de côté et doivent se poser avec lucidité dans l’exercice particulier qui consiste à
écrire au juge.
Nous verrons qu’une injonction paradoxale apparaît alors quand le droit fait de l’écrit
l’objet central, voire unique, du débat contradictoire et demande au travailleur social de
s’efforcer de tout dire pour que cela puisse être contredit et débattu face au juge. Ce
paradoxe concerne aussi le sujet : Que doit-il dire sachant que l’autre l’écrira, alors qu’il ne
maîtrise pas cette écriture, ni par formation comme le professionnel, ni par situation puisqu’il
est l’objet de l’écrit. Paradoxe enfin du côté du juge qui souhaite que tout lui soit dit, mais qui
en sait l’impossibilité. Est-ce alors au prix de quelques non-dits, d’interdits et beaucoup de
redites que circule la parole et que le sujet existe ? Que dire alors et comment le dire, sont
des questions que devrait se poser tout auteur d’un écrit qui fera trace dans un dossier
judiciaire.
IL apparaît nécessaire aujourd’hui de redéfinir des protocoles qui favoriseraient chez
le travailleur social une conduite d’interrogation permanente de son engagement dans la
pratique d’écriture en lien avec les politiques sociales à ce jour orientées vers le
renforcement du droit des usagers. Trouver les mots les plus justes pour dire ce qu’ils font,
voilà tout l’enjeu de l’écriture des travailleurs sociaux en AEMO judiciaire. Il y a alors sans
doute quelque chose à défendre de la réalité d’un métier, de son éthique et de sa pratique.
Des outils sont donc à définir et à mettre en œuvre pour approcher des protocoles
d’écriture, l’hypothèse étant que l’écriture de la pratique est issue d’une pratique de
l’écriture. En d’autres termes, les contraintes qui entourent la réalisation d’un écrit ont
semble-t-il, des conséquences sur la formulation et la transmission du contenu. Quels
enjeux rendent complexe la pratique de l’écrit professionnel en AEMO judiciaire ?
-8-
À partir de ce questionnement, nous posons comme hypothèse que les difficultés que
rencontrent les professionnels en AEMO judiciaire à concilier respect de la vie privée
des usagers et respect de la mission délivrée par la justice des mineurs sont liées au
paradoxe de la restitution et de la préservation d’informations. Ce paradoxe les conduit
à développer des stratégies raisonnées d’écriture pour préserver la relation d’aide avec
les familles. La réforme sur l’accès aux dossiers vient impulser ces stratégies.
L’étude de tout ce qui concerne le rapport d’assistance éducative en milieu ouvert,
pièce centrale des écrits professionnels, restera « le fil rouge » de cette réflexion et devrait
nous livrer des indications significatives sur cet écrit et sur les conséquences des nouvelles
dispositions concernant l’accès aux dossiers par les familles.
Une première étape du travail de recherche visera à approcher les modalités et le sens
des pratiques d’écriture en AEMO judiciaire. Une deuxième étape analysera ce qui se pratique
sur le terrain, ainsi que la réalité des représentations et des discours des professionnels. Un
échantillon représentatif de rapports éducatifs sera soumis à l’examen. Une analyse du
discours sur ces écrits et ses fonctions auprès des travailleurs sociaux intervenants dans
deux services différents d’AEMO judiciaire sera effectuée. Pour compléter cette recherche,
il s’agira de définir les principaux axes de protocoles pour ainsi nous inviter à repenser le
problème des écrits professionnels et améliorer « la pratique d’écriture de la pratique ».
C’est dans cette perspective et avec ces exigences que nous étudierons dans le
premier chapitre, l’origine et la nature de l’écriture. Pour ce faire, nous nous appuierons sur
la dimension historique et anthropologique de l’écriture. Ce déplacement dans le temps nous
permettra par la suite d’étudier la pratique de l’écriture dans le champ de l’éducation
spécialisée, en considérant l’héritage culturel et institutionnel dans lequel elle a pu se
développer. Nous préciserons alors, ce que nous entendons par pratique d’écriture, en évitant
de la réduire à la seule phase rédactionnelle. Il nous semble important, de montrer que
l’écriture a aussi une fonction symbolique et qu’écrire fait partie intégrante d’une activité
langagière, d’une mise en image.
-9-
Le second chapitre élargira le cadre de la réflexion par l’étude du cadre législatif qui
circonscrit l’assistance éducative et plus particulièrement l’AEMO judiciaire. Nous relèverons
les changements que propose la réforme sur le contradictoire en assistance éducative. Nous
poursuivrons l’étude des formes institutionnelles de la pratique d’écriture en analysant les
dispositifs qui conduisent à l’organisation de l’AEMO judiciaire. Nous chercherons ainsi à
comprendre comment fonctionne la pratique des écrits, marquée entre une réalisation
personnelle et institutionnelle et inscrite dans un espace de communication. Nous établirons
les conditions dans lesquelles sont produits et circulent les écrits des travailleurs sociaux.
Cela nous permettra d’aborder dans le troisième chapitre la question de l’éthique de
responsabilité dans l’écriture. Comment pouvons nous la comprendre et la prendre en compte
dans l’acte d’écriture ? Pourquoi et pour qui écrit-on ? S’interroger à ce sujet permet de
poser la spécificité de l’écrit professionnel en tant qu’il se produit dans un cadre et des
fonctions qui ne posent pas de problème d’écriture en soi, mais des problèmes de position et
d’identité professionnelle. Nous verrons ainsi que se mettre au travail d’écriture ou mettre la
question de l’écriture au travail, c’est entreprendre de changer sa façon de penser et donc
d’agir. Ces écrits influent sur le destin des personnes. Il est important que les conditions de
leur élaboration et de rédaction fassent l’objet d ‘une attention particulière. Que devons nous
écrire ? Que pouvons nous écrire ?
Le quatrième chapitre analysera, au delà des représentations et des discours, la
réalité de ce qui se pratique. Nous ferons la description et l’étude d’un écrit singulier qu’est le
rapport d’évolution envoyé au juge des enfants. L’examen se fera suivant plusieurs angles :
comment ces textes sont-ils construits ? De quels processus sont-ils les résultats ? Quelles
conceptions du travail les sous-tendent ? Pour compléter ce travail, nous relèverons par des
entretiens, les analyses que les professionnels font eux-mêmes de leurs écrits dans ce
secteur d’activité. Quelles représentations ont-ils de l’écriture dans les situations de travail ?
Notre dernier chapitre vise à proposer, sur ces bases théoriques et à partir d’une
posture d’encadrement d’un service d’AEMO judiciaire, les grands axes de plusieurs
protocoles pour tenter de mieux baliser les pratiques d’écriture, en prenant en compte les
contraintes institutionnelles et subjectives d’une écriture de la pratique.
-10-
Nous verrons comment l’écrit, dans un service en AEMO judiciaire, doit être remis au centre
d’un travail institutionnel où il concilie ainsi des exigences liées à l’espace de communication et
à l’éthique du travail social.
Conscients des enjeux qui se profilent, la réforme du contradictoire donne une chance
considérable aux travailleurs sociaux de redonner une place singulière aux familles. Mais
encore faut-il que les professionnels du social oeuvrent dans ce sens. Quel consensus
d’attitude et de contenu vont-ils proposer dans leurs écrits pour faire vivre ce
contradictoire ?
-11-
« S’il ne se passe rien, écris pour le dire.»
CICERON
« Le graphisme de l’homme descend du songe. »
POMMIER Gérard
CHAPITRE 1
L’ÉCRITURE : APPROCHE HISTORIQUE ET CONCEPTUELLE
Il existe depuis des milliers d'années plusieurs moyens de transmission de messages
par des images, des signes ou des dessins. L’écriture de nos jours, est possible à tout à
chacun, pourvu que l’on tienne compte d’un certain nombre d’invariants comme les règles de
fabrication de l’écriture (syntaxe, grammaire…), et le type de rapport qu’il engage avec autrui
(l’adresse). Voilà deux points incontournables que nous ne perdrons pas de vue comme repères
en parcourant une brève histoire de l’écriture.
Nous constaterons que l’écriture est une pratique symbolique organisée par un
ensemble de signes ou de symboles. Elle s’inscrit dans des processus sociaux, qui permettent à
la fois de fonder la collectivité et la subjectivité d’un sujet singulier.
-12-
1- LA NAISSANCE DE L’ECRITURE.
1.1 Une évolution en quatre étapes :
L'histoire de l'écriture est en fait celle de l'Homme. Elle est presque aussi ancienne
que lui. Inciser un os, peindre ou graver sur un mur, pour quoi faire ? Pour se rappeler quelque
chose ? Par rituel ? Pour communiquer ? Et avec qui ? Il est bien difficile de répondre
précisément à cette série de questions. Cependant, si nous ne savons ni le sens ni la fonction
de ces premiers signes, ils restent des marques tangibles d'une activité intellectuelle qui
prend ses sources il y a au moins 30 000 ans avant notre ère. Les fonctions des premières
écritures déchiffrées apparaissent liées aux activités d'échange des sociétés urbanisées et
sédentaires : mémoriser, comptabiliser, instituer des règles.
Ce besoin de fixer par écrit a augmenté avec le développement des diverses
civilisations, nécessitant toujours plus de textes. On peut établir sans risque un parallèle
entre la complexité, la taille de l'organisation sociale et la quantité de textes produits et
utilisés.
Selon Emilia MASSON, chercheur au CRNS, spécialiste de l'histoire de l'écriture, "les
premières ébauches d'un système graphique apparaissent lorsqu'une civilisation atteint le
stade économique et intellectuel où le besoin se fait sentir de fixer, de manière plus ou moins
durable, des faits concrets inhérents à la vie quotidienne, ainsi que des données plus
abstraites relevant des premiers concepts et des premières croyances"6. C'est pourquoi
l'écriture ne résulte pas d'une création unique dans le temps et dans l'espace. Le plus
souvent, il s'agit d'inventions spontanées, pour la plupart indépendantes, qui se produisent
dans divers points du globe, à des dates variées et qui connaissent des aboutissements
inégaux. A chaque fois, les besoins sont de même nature. En conséquence, les différentes
écritures ont un point de départ identique, en général des signes primitifs, et elles évoluent
selon des processus analogues. Emilia MASSON distingue quatre étapes cruciales dans
l'évolution de l'écriture :
MASSON Emilia, chercheur au CRNS (1993), Vallée des merveilles, un berceau de la pensée religieuse
européenne, Faton, p 38.
6
-13-
La première est celle des signes primitifs, marques isolées tracées spontanément, sous
forme d'encoches, de nœuds, de représentations linéaires, parfois même d'esquisses
annonçant les premiers pictogrammes. Ces signes sont révélateurs le plus souvent d'un peuple
de chasseurs. Nous les trouvons dans les grottes du Paléolithique, mais aussi, aujourd'hui
encore, chez les Amérindiens d'Amérique du Sud, et les Aborigènes d'Australie.
La seconde étape, celle de la pictographie symbolique, voit apparaître des schémas plus
complexes qui cherchent à traduire des messages. Par exemple, l'action de marcher est
exprimée par deux pieds en mouvement, celle de donner par une main tendue... Ils
apparaissent au moment où l'agriculture se met en place. Inventée au Proche-Orient vers
9000 avant Jésus Christ, l'agriculture a gagné ensuite la vallée du Danube vers moins 5500,
puis l'Europe continentale vers 5300 avant Jésus Christ. Son avènement fait ressentir le
besoin de noter, à l'aide d'un répertoire bien établi, des transactions commerciales, des
règles administratives, ou de transmettre un savoir-faire.
La troisième étape vers l'écriture est celle de la "révolution urbaine". A Sumer
(Mésopotamie) et dans les premières dynasties égyptiennes, dans un contexte d'organisation
sociale plus hiérarchisée et d'économie en plein développement, apparaissent les premières
écritures idéographiques : l'écriture cunéiforme des Sumériens, et les hiéroglyphes des
Egyptiens.
La quatrième et dernière phase voit la naissance de l'écriture alphabétique. Le plus
ancien alphabet connu, celui des Phéniciens, date de 1500 avant Jésus Christ.
1.2 Un peu d’histoire :
L'histoire de l'écriture débute aux environs du IVème millénaire avant Jésus Christ,
en Mésopotamie, entre le Tigre et l'Euphrate. La région se partageait alors entre le pays du
nord, Akkad, et le pays du sud, Sumer. Les Sumériens et les Akkadiens parlaient des langues
différentes. Ils vivaient en communauté dans des villes, sous l'autorité d'un souverain, et
sous la protection de nombreux dieux.
-14-
Les premières traces d'une écriture ont été découvertes sur des tablettes d'argile, au
pays de Sumer (temple d'Uruk). Ces tablettes d'Uruk comportent des inventaires de grains,
de bétail. Il s'agit donc de signes décrivant l'état d'une comptabilité.
Ces signes sont en fait des pictogrammes, des représentations stylisées. Par exemple
une tête de bœuf décrit cet animal, un triangle pubien avec le trait d'une vulve désigne une
femme. Ces pictogrammes pouvaient être combinés pour exprimer une idée, d'où le terme
d'idéogrammes. Les chercheurs ont recensé environ 1500 de ces pictogrammes.
Au début du IIème millénaire, le pictogramme évolue de la représentation d'un objet à
son concept abstrait. Les scribes utilisaient des tablettes d'argile et des "calames", roseaux
taillés en pointe, puis plus tard en biseau pour imprimer dans l'argile des empreintes en forme
de coins et de lignes formant des sortes de clous sensés représenter les dessins primitifs. De
là, l'écriture "cunéiforme" tire son nom, du latin "cuneus", clou.
A ce stade, chaque signe pouvait, selon le contexte, avoir plusieurs sens. Dès lors que
les signes ne représentent plus qu'eux-mêmes, et non plus un objet ou un être, leur nombre
diminue. Le nombre de 600 a été avancé par les chercheurs.
L'étape suivante de cette évolution fut considérable. Les signes furent utilisés pour
représenter les sons de la langue parlée. C'est la naissance du phonétisme. Les Sumériens
eurent le trait de génie d'utiliser la méthode du rébus : un pictogramme ne désignait plus un
objet ou un être, mais un autre objet au nom phonétiquement voisin. Cette évolution fut
complexe, au point que les scribes sumériens utilisèrent des signes "classificateurs" pour
savoir si le signe évoquait un son ou un objet.
Au début du IIème millénaire, les Akkadiens dominèrent la Mésopotamie. Rapidement,
l'akkadien fut la seule langue parlée. Le sumérien fut relégué au rang de "langue sacrée".
L'écriture cunéiforme devint alors une écriture à part entière, capable de transcrire la langue
akkadienne et la langue sumérienne. Elle fut adoptée officiellement par le royaume Babylonien
(-1760). Successivement et progressivement, les sumériens, les akkadiens, les babyloniens
puis les assyriens inventèrent la correspondance, le courrier, les enveloppes (en argile).
-15-
L'écriture cunéiforme permit également de transcrire les textes et récits religieux,
les formules divinatoires et la littérature. Pourtant, l'écriture demeura ostensiblement
élitiste, très certainement par le pouvoir qu'elle conférait. Les scribes constituaient une
caste puissante, parfois plus que les courtisans, voire le souverain.
Le succès de l'écriture cunéiforme l'amena à être utilisée pour la transcription de
langues diverses : du pays d'Elam et de l'ancienne Perse (l'actuel Iran), ou encore des
Hittites (l'actuelle Turquie d'Asie). Elle se répandit donc de la Palestine à l'Arménie.
En Egypte, Parallèlement au développement de l'écriture mésopotamienne, d'autres
systèmes se développent. C'est notamment le cas avec les hiéroglyphes, du grec "hieros",
sacré et "gluphein", graver. Selon les antiques égyptiens, cette écriture leur fut donnée par le
dieu Thot. Contrairement au cunéiforme, abstrait, géométrique et quelque peu austère, les
hiéroglyphes sont poétiques, vivants, car composés de dessins : têtes humaines, oiseaux,
plantes et fleurs...
Les premiers hiéroglyphes découverts remontent au IIIème millénaire avant Jésus
Christ. L'écriture hiéroglyphique n'a pratiquement subi aucune évolution jusqu'en 390 après
Jésus Christ. Cependant, le nombre de signes passa progressivement de 700 à 5000.
Contrairement à l'écriture sumérienne, l'écriture égyptienne fut dès le début utilisée
pour représenter la langue parlée, mère de l'actuelle langue copte. Dès l'origine elle
transcrivait des réalités abstraites et concrètes (agriculture, médecine, éducation, religion,
légendes, droit, littérature...).
L'écriture égyptienne était constituée de trois types de signes : les pictogrammes,
dessins stylisés représentant des objets ou des êtres ; les phonogrammes, représentant des
sons ; les déterminatifs, indiquant de quelle catégorie de choses ou d'être il s'agit. Elle se
lisait de droite à gauche, le sens étant donné par l'orientation des têtes humaines ou des
oiseaux. Le support traditionnel de l'écriture était le papyrus.
-16-
Parmi les documents découverts figure le "Livre des morts" écrit sous la XIXème
dynastie pharaonique (XIIIème siècle avant Jésus Christ). Ce livre est lu par les prêtres lors
des funérailles. Il raconte en une vaste fresque le parcours des morts au-delà de la vie
présente. En Egypte comme en Mésopotamie, la connaissance de l'écriture est une source
considérable de pouvoir. Les scribes formaient ainsi une puissante caste.
Pour faire face aux contraintes de la vie quotidienne des scribes, la difficile et longue
écriture hiéroglyphique donna naissance à une écriture cursive simplifiée, dite "hiératique" ou
"sacerdotale". Vers 650 avant Jésus Christ, apparaît une écriture cursive plus claire et
rapide, appelée "démotique" ou "populaire" couramment utilisée en Egypte.
Née vers le IIème millénaire, et codifiée vers 1500 avant Jésus Christ, l'écriture
chinoise, composée de pictogrammes, est atypique du point de vue de son évolution. Sa
cohérence systémique s'obtint entre 200 avant et 200 après Jésus Christ, et demeure
sensiblement inchangée depuis. La légende veut que trois empereurs aient engendré
l'écriture, notamment Huang He au XXVIème siècle avant Jésus Christ. Huang He aurait
découvert l'écriture en étudiant les corps célestes et les objets présents dans la nature
telles les empreintes d'oiseaux et d'animaux. Les plus anciennes traces connues de cette
écriture ont été mises à jour à la fin du XIXème siècle. En l'occurrence, il s'agissait
d'écailles de tortue et d'omoplates de cerf.
Il est à noter que, parmi les pictogrammes constituant l'écriture chinoise, certains
ressemblent fort à des pictogrammes présents chez d'autres civilisations. La calligraphie est
particulièrement soignée, les combinaisons de pictogrammes élémentaires s'avèrent souvent
très poétiques. Un seul signe peut, selon la graphie, avoir des significations nombreuses et
variées. Par exemple, le son "shi" peut signifier : savoir, être, puissance, monde, veiller sur,
voir, quitter, affaire, aimer...
L'écriture est en fait le fondement de l'unité linguistique de la vaste Chine. Le chinois
courant se lit de gauche à droite, les chinois savant et poétique se lit de haut en bas et de
droite à gauche.
-17-
1.3 L'apparition de l'alphabet :
Le premier modèle connu d'alphabet est celui des phéniciens daté des environs du
XIIème siècle avant Jésus Christ. Ce peuple était composé de marchands et de navigateurs
qui commerçaient avec les peuples du pourtour méditerranéen oriental. Leur alphabet fut ainsi
connu des autres peuples. Les signes de cet alphabet sont probablement issus d'une évolution
graphique de signes cunéiformes ou démotiques (égyptiens). L'alphabet phénicien ne comporte
que des consonnes, ce qui est le propre des langues sémitiques comportant peu de voyelles.
Au VIIIème siècle avant Jésus Christ, apparaît l'alphabet araméen, du pays d'Aram
(l'actuelle Syrie), proche de son aîné phénicien, et l'alphabet hébreux. L'écriture hébraïque
se lit de droite à gauche et ne note pas les voyelles. La langue transcrite est restée presque
inchangée depuis cette époque. C'est dans cette écriture qu'ont été rédigés la plupart des
livres de l'ancien testament.
Les écritures arabe et hébraïque, toutes deux toujours en usage, ont probablement
une source commune : l'alphabet phénicien. Il faut cependant rester prudent et avouer que la
filiation de ce dernier vers les deux autres n'est pas connue. L'écriture arabe sous sa forme
actuelle est apparue au VIème siècle après Jésus Christ et est donc légèrement antérieure à
l'apparition de l'islam. Mahomet l'utilisa pour l'écriture du Coran. L'alphabet grec, constitué
vers le VIIIème siècle avant Jésus Christ comportait des voyelles, dont la représentation fut
vraisemblablement empruntée à l'alphabet phénicien. Il s'agissait de consonnes que ne
possédait pas la langue grecque, ainsi naquirent les : A "alpha", E "epsilon", O "omicron", Y
"upsilon. Quant au I "iota", il fut purement inventé.
Au Vème siècle avant Jésus Christ, l'alphabet grec est constitué de 24 lettres dont 17
consonnes et 7 voyelles, sous les formes majuscules et minuscules. Les majuscules étaient
utilisées pour écrire sur la pierre et les minuscules, plus cursives, pour l'écriture sur papyrus
ou tablette de cire. C'est de l'écriture grecque que paraît une littérature abondante et
pluridisciplinaire : poésie, théâtre, récit, histoire et philosophie. Notre civilisation est
redevable à plus d'un titre de cette littérature. De cette écriture sont issues les écritures
arménienne, copte, géorgienne mais aussi l'alphabet latin, donc le nôtre.
-18-
En effet, la culture et l'écriture grecque furent vraisemblablement transmises aux étrusques
qui peuplaient alors l'actuelle Toscane.
Même si la langue étrusque demeure mystérieuse, les fouilles funéraires ont mis à jour
de nombreuses inscriptions composées de signes voisins de l'alphabet grec. Les étrusques
régnèrent sur Rome jusqu'au IVème siècle avant Jésus Christ, période à laquelle les
peuplades du Latium les en chassèrent. Une des hypothèses les plus courantes veut que ces
vainqueurs latins durent emprunter aux étrusques leur alphabet. Une autre hypothèse veut
que les latins composèrent leur alphabet directement à partir de l'alphabet grec.
Un siècle avant Jésus Christ, l'écriture lapidaire (c'est à dire gravée sur la pierre)
romaine avait atteint une maturité, une rigueur et une élégance encore jamais égalée. Elle
atteignit sa perfection aux Ier et IIème siècles de notre ère. Par une volonté politique
délibérée, les Romains ont imposé le latin et son écriture dans tous les pays conquis. Les
inscriptions exaltant les victoires des légions romaines étaient pour eux des instruments de
propagande. Pour rendre plus lisibles leurs messages, les Romains ont séparé les mots entre
eux, généralement par un point. Pour rendre visibles leurs messages en toutes circonstances,
l'écriture était gravée en petits caractères quand elle devait être à hauteur d'homme, sur les
stèles par exemple. Par contre, en gravant leurs inscriptions en haut de leurs monuments, ils
ont augmenté la taille des lettres, la largeur et la profondeur de la gravure, au fur et à
mesure de l'éloignement de l'œil du lecteur. Autrement dit, pour que leurs messages soient
lus le plus facilement possible, les Romains, en bons publicistes, ont inventé la lisibilité ainsi
que la visibilité du texte. Lisibilité et visibilité sont toujours deux des préoccupations
majeures de toute personne qui manipule du texte.
Au IIIème siècle après Jésus Christ, l'alphabet évolue. Le latin utilise alors l'onciale,
une lettre plus petite, plus souple, plus ronde, plus facile à tracer. L'onciale sera utilisée
jusqu'à l'époque carolingienne et adoptée dans de très nombreux pays du monde au détriment
de leurs écritures traditionnelles. Comportant 24 lettres, c'est cet alphabet latin que nous
utilisons encore de nos jours pour écrire les lettres "capitales".
-19-
Autre époque, L'écriture carolingienne est née d'une recherche initiée par
Charlemagne. Elle est plus fine, plus carrée, plus rapide à exécuter que l'onciale. Suite à une
volonté de normaliser l'écriture, les moines copistes vont l'adopter dans tout l'Occident
jusqu'au XIIème siècle. C'est la grande période des livres manuscrits et des enluminures. A
l'époque romane, cette écriture va évoluer pour donner l'écriture gothique.
En 1477, Gutenberg, en inventant la typographie métallique mobile, déclenche une
révolution aux conséquences incalculables. En effet, contrairement à la légende, Gutenberg
n'a pas inventé l'imprimerie : selon les connaissances actuelles, le plus ancien ouvrage (un
rouleau) imprimé en xylographie est chinois, et date de 868. L'invention principale de
Gutenberg a été de remplacer les planches gravées d'une seule pièce par des assemblages de
caractères, d'abord en bois (délicats à sculpter et fragiles), puis en plomb, faciles à fabriquer
et à réutiliser de nombreuses fois.
Quoi qu'il en soit, à partir de Gutenberg, l'histoire de l'écriture se confond désormais
avec celle des dessinateurs, des graveurs de caractères et des typographes. Il s'agit pour
eux de créer des jeux de caractères, de les graver dans les matrices qui servent à fondre les
caractères de plomb, et d'assembler ces derniers de manière à obtenir des pages lisibles, que
l'on voulait aussi agréables à regarder que possible. L'invention de l'imprimerie n'est qu'un
pas de plus dans le partage des connaissances. Elle autorise la diffusion des textes au plus
grand nombre.
L'ordinateur constitue le dernier-né de cette évolution qui commence avec l'alphabet
grec. L'alphabet et l'ordinateur n'existent que pour manipuler des séquences de
significations. Un programme fonctionne sur une machine pour produire un logiciel, l'alphabet
sur notre matière grise pour engendrer le langage.
Nous avons vu que diverses formes d'écriture ont existé et évolué de par le monde
antique. Cependant, il reste, de nos jours encore, de nombreuses régions du monde où
l'écriture est absente. Pour 3000 langues dénombrées dans le monde, seule une centaine sont
dotées d'un système d'écriture.
-20-
2- L’ÉCRITURE ET SES FONDEMENTS
A partir de ce détour historique, nous pouvons identifier comme écriture, toute pratique
de traçage sur un matériau, d’un élément langagier, dans le but de marquer, signifier,
transmettre. L’existence du langage parlé est ainsi préalable à l’écriture et seuls les
« animaux parlants » que sont les êtres humains pratiquent l’écriture.
Nous pouvons retenir de cette lointaine excursion dans le temps, cette fonction
fondatrice de l’écriture. L’écriture institue la communauté humaine, en mettant en scène les
conditions de la parole et du langage. Vu sous cet angle, il apparaît qu’il n’existerait pas de
civilisation sans écriture, puisque nous pouvons mettre à jour un rapport de contiguïté et de
causalité entre la parole et l’écriture, l’une entraînant l’autre.
2.1 Dimension symbolique :
L’évolution des pratiques et des techniques d’écriture nous amène à rencontrer
différentes manières de marquages. Il faudra beaucoup de temps pour que l’écriture naisse
dans nos contrées européennes et donne ces étranges signes que nous nommons alphabet.
Nous sommes aujourd’hui en présence d’un système alphabétique constitué, avec des variantes
certes dans toutes les langues européennes, mais dont le fond demeure relativement stable.
Les lettres de nos alphabets peuvent désormais traduire les idées les plus abstraites.
L’alphabet, désigné ainsi du nom des deux premières lettres de l’écriture grecque, alpha et
bêta, a ouvert la voie à "une partie exprimable et apparente, comme celle d’un iceberg, qui est
le signe d’une réalité incommensurable et invisible…Cette normalisation des signes, cet
alphabet des symboles et des rites, c’est ce qui définit une civilisation…7 " entièrement
fondée sur l’écriture. Nous pouvons nous interroger sur le sens à donner à ces écritures.
Quelque soit son niveau d’élaboration, encoche sur le bois d’un animal ou signaux numérisés sur
un écran d’ordinateur, l’écriture implique avant tout une capacité spécifique de l’Homme: la
symbolisation. C’est un processus psychique qui permet de se représenter ce qui est absent.
7
BENOIST Luc (2003, novembre), Signes, Symboles et Mythes, Que sais-je ? Paris, PUF, p.113.
-21-
C’est par définition, la mise en présence de l’absence. L’accès au symbolique réclame
une capacité d’abstraction et de représentation. L’écriture relève ainsi de la délimitation d’un
espace vide, où "elle représente dans chaque système de pensée, une sorte de point privilégié,
de miroir, de limite référentielle, où nous seraient donnés non seulement l’espace mais encore
la clef et le sens de toute expression 8".
Par extension, L’écriture aménage matériellement et symboliquement le lieu de la
rencontre
entre
deux
ou
plusieurs
personnes.
Nous
sommes
passés
ainsi
d’une
instrumentalisation de l’écriture, qui consiste à donner essentiellement des informations, vers
une écriture comme source de création et fondement d’un positionnement personnel dans un
collectif. Elle engage donc l’auteur de l’écrit aux yeux des autres et indique sa place et ses
choix subjectifs. Chaque auteur, quelque soit sa place, est ainsi pris par ce mouvement dans
l’acte d’écriture.
Prenons comme exemple pour illustrer ce propos, la question du signe. Depuis les
travaux du linguiste Ferdinand De SAUSSURE, nous savons que tout signe est composé de
deux parties : le signifiant (S) et le signifié (s). Le signifiant peut revêtir une forme sonore
(la parole), graphique (l’écriture) ou gestuelle (la langue des signes par exemple). Les
signifiants nous sont communs, puisque dans une même langue, nous les partageons et nous les
trouvons dans les dictionnaires. Par contre, les signifiés renvoient à des représentations
subjectives. Par conséquent pour un signifiant, nous aurons autant de signifiés qu’il y aura
d’interlocuteurs et ainsi chaque mot renvoie à une multiplicité d’autres mots. Sur le terrain de
la représentation, nous assistons à la rupture entre signifiant et signifié comme la capacité de
rendre présent la chose absente par une image acoustique ou graphique.
Jacques LACAN9 montrera la primauté du signifiant. Celui ci devient ainsi premier et
découpe pour le sujet des unités de significations. Il disait que "le mot rate la chose" ou que
"le mot est le meurtre de la chose". C’est à dire que dès que le réel est nommé, il est
transformé en réalité et que nous ne pouvons saisir le réel qu’en subjectivité.
SOLLERS Philippe (1968), L’écriture et l’expérience des limites, St Amand, Seuil, p. 16.
Cours pour l’obtention du D.E.E.S, PIRAUD Jean-Michel, psychologue.
8
9
-22-
Par conséquent, dans le mot ou le signe linguistique, le signifiant n’entretient plus aucun lien
avec l’objet. Nous parlons alors d’arbitraire.
Ceci montre que nous ne pouvons pas maîtriser l’ensemble des implications d’un
signifiant, ni dans la langue ou l’écriture d’un sujet et qu’écrire un mot n’a pas de sens en soi.
Il faut l’enchaîner à d’autres signifiants pour que le sens apparaisse. C’est pourquoi Jacques
LACAN parlera de « chaîne signifiante » ou de « chaîne symbolique ».
Nous venons de voir qu’écrire met en lien avec un impossible. Impossible de tout écrire,
à écrire au plus près de ce que nous ressentons, à écrire de façon conforme à ce que nous
pensons que le lecteur attend de l’écrit… En tenir compte évite de réduire l’écriture à son
niveau le plus simple car "l’écriture donne à voir et à entendre ce qu’il en est d’un sujet
produit par le langage au niveau le plus inconscient"10.
2.2 Dimension de l’adresse :
Une autre dimension vient borner l’exercice de l’écriture : l’adresse. Nous écrivons
toujours à et pour quelqu’un d’autre. Que cet autre soit désigné, nommé ou qu’il soit absent.
C’est à partir de cette position que l’écrit instaure une relation à l’autre.
La contrainte de l’adresse est souvent difficile à intégrer. Les relations humaines ne
sont pas univoques et se produisent à partir de différentes places occupées, voire assignées.
C’est une des raisons pour laquelle nous vouvoyons certaines personnes par exemple. L’adresse
est aussi déterminée par le type de lien social qui sert de cadre à l’écrit : subordination,
coordination. Elle découle également du contexte dans lequel circule l’écrit : relation de
travail, formation, vie privée, vie publique …
10
ROUZEL Joseph (2000), La pratique des écrits professionnels en éducation spécialisée, Paris, Dunod, p. 16
-23-
Joseph ROUZEL nous engage à prendre en compte cette notion: "L’écriture fonctionne
à un niveau primaire presque dans tout mode d’inscription, comme emblème et blason du sujet,
qui signale sa présence à un autre et demande qu’on le reconnaisse. C’est la racine de toute
expression. Encore faut-il évidemment qu’elle s’inscrive dans les codes sociaux et linguistiques
pour que l’écrit arrive à destination et ne reste pas lettre morte"11. Nous voyons que c’est
sans doute dans cette attention particulière portée sur les règles d’écriture, le cadre,
l’adresse et le désir d’expression que peut se construire un écrit à la fois personnel et inscrit
dans l’espace social et professionnel.
A partir de cette réflexion, il apparaît que l’écriture met en œuvre deux dimensions :
la première que nous nommerons combinatoire, organisée par des signes, des règles
(grammaire, orthographe…). C’est la dimension du symbolique au sens où elle mobilise les
ressources de la langue dans son ensemble. L’autre dimension concerne la relation à autrui que
nous appellerons la dimension de l’adresse. Nouer ces deux dimensions nous donne une idée
assez proche de la complexité de l’écriture. Elle met en action un sujet dans ce qu’il a de
singulier et l’engage dans son rapport aux autres et à lui même.
2.3 Dimension de la réflexivité :
La réflexivité désigne une sorte de lien dynamique entre une action et son contexte,
l’un et l’autre se renforçant mutuellement. Par exemple, la phrase « il faut être attentif »
installe une annonce de vigilance pour celui qui lit ces mots. Les ressources et les
positionnements rendus possibles par le contexte ainsi créé incitent au comportement de
vigilance en même temps qu’ils confirment la bonne interprétation de l’expression d’alerte
initiale « être attentif ». Par extension, nous nous appuierons sur la définition que donne
Jacques RIFFAULT de la réflexivité, c’est à dire "comme la capacité à se représenter soi-
même comme activité représentative, c’est à dire se faire une image de soi. Mais
nécessairement soi comme un autre "12, ce que nous traduisons par : moi, je pense que…
11
12
ROUZEL Joseph, Op. Cit. , p. 55
RIFFAULT Jacques (2000), penser l’écrit professionnel en travail social, Paris, Dunod, p.139.
-24-
La réflexivité est aussi "la capacité que nous avons à mettre en question nos images ,
et en particulier notre propre image. Elle est pour cette raison, au cœur de tout processus de
savoir et de toute action qui n’est pas simplement réflexe, mais qui est le résultat d’une
délibération ", pour agir par exemple de manière réfléchie. Dans cette perspective, "la
réflexivité est le processus par lequel s’opère la mise à distance et l’élaboration des affects,
la production du savoir et du sens en même temps que celle de l’action et le travail sur les
représentations "13. La possibilité, dans le contexte du travail social, de se représenter un tel
processus, peut être donnée par l’acte d’écriture.
Notons que cette approche de la réflexivité renvoie à la notion de représentation.
Cette notion sera ici désignée par "cette capacité que possèdent les êtres humains de se
former une image de leur environnement et d’en faire ce que nous appelons une information.
Cette mise en image est toujours, en même temps, une mise en relation et suppose que soit
attribuée aux images une valeur qui détermineront des intentions conduisant éventuellement à
des actions correspondantes "14. Cette capacité permet de rendre présent par exemple
quelque chose qui ne l’est pas et de voir quelque chose là où il y a autre chose.
C’est sur cette capacité de représentation que se fonde la possibilité de la réflexivité
pour le travailleur social.
13
Ibid., p.140.
-25-
3- PRATIQUE DE L’ÉCRITURE DANS LE CHAMP DE L’ASSISTANCE ÉDUCATIVE
3.1 L’écrit professionnel comme écriture dans la profession :
Compte tenu de l’analyse effectuée précédemment, intéressons nous maintenant à la
signification de l’écriture, à la valeur de l’écrit professionnel. Selon le dictionnaire Critique
d’Action Sociale, la notion d’écrit professionnel est née dans le champ de la formation
professionnelle pour les distinguer des écrits de formation (devoirs de psychopédagogie,
rapport de stage, mémoires…). Si les programmes de formation s’intéressaient à
l’apprentissage des écrits de formation, ils ne disaient rien sur les écrits professionnels.
Notons que cette formule commence à être utilisée dans le secteur social dans les années 80,
en témoigne la publication en 1987 d’un numéro de la revue Informations Sociales de la Caisse
Nationale des Allocations Familiales, consacré « aux écrits professionnels ».
Afin de les caractériser, nous dirons que ces écrits sont les produits d’une activité
secondaire (le métier se définit plus par la relation vécue auprès de l’usager), subordonnée (la
pratique d’écriture se fait dans le cadre d’une exigence de la hiérarchie) et subalterne (le
contrôle de l’écrit se fait par le service et par les autorités judiciaires ou administratives).
Selon Éric AUGER, " l’écriture dite professionnelle, c’est à dire liée à la fonction et au travail
effectué que l’on peut appeler l’écriture dans la profession est une pratique courante et
constitue un savoir faire relativement bien maîtrisé. "15
Poursuivons notre raisonnement en définissant le mot pratique. Il vient du grec
praktikos « agissant, efficace ». Le mot apparaît au XIIIème siècle dans la langue française
et désigne toute transformation de la réalité par l’action humaine. La pratique est ainsi un
ensemble finalisé d’actes s’appuyant sur des savoirs. " Toute pratique vise une fin, met en
œuvre pour l’atteindre un certain nombre d’actes et de savoirs et s’exerce dans une situation
où se produisent de nombreuses variations.
14
Ibid., p.137.
-26-
Les savoirs à l’œuvre dans une pratique valent par leur pertinence vis-à-vis de cette pratique,
c’est à dire leur capacité à servir d’instrument pour atteindre la fin poursuivie "16. Ceci nous
invite à chercher comment s’articulent l’intervention éducative et l’activité d’écriture. Il s’agit
en effet de penser l’articulation entre le travail mené dans le cadre de la relation éducative
et ce qui l’accompagne et le suit : le travail d’écriture.
3.2 La pratique d’écriture : de la relation à la mise à distance.
Toute professionnelle qu’elle soit, la pratique d’écriture reste singulière, comme toute
écriture. Elle engage personnellement un travailleur social qui, par son écrit va influer sur le
destin de ceux dont il cherche à expliquer les difficultés. Lorsque nous nous penchons, au delà
de l’histoire de l’écriture, sur l’histoire de l’écriture des éducateurs eux-mêmes, nous pouvons
faire plusieurs remarques sur la nature des écrits professionnels, sur leur nombre et sur
l’usage qui en est fait dans les institutions ou services. Le constat est que le travail éducatif
est jalonné d’une série conséquente d’écrits qui met à distance l’action éducative quotidienne
avec les usagers pour ainsi permettre la réflexion.
Pris dans une relation avec des enfants, des adolescents ou des adultes, le travailleur
social occupe une place qui n’est pas neutre. Il est, par sa position éducative, engagé aux côtés
de ceux qu’il accompagne et qui sont souvent en difficultés psychiques et relationnelles. Cette
position de tiers, d’entre-deux, n’est toutefois pas facile à vivre pour les travailleurs sociaux
car elle exige à la fois de tenir compte du sujet qu’ils rencontrent et aident, et de la
commande de travail qui leur est faite par le biais de l’institution ou du décideur (juge,
inspecteur de l’Aide Sociale à l’Enfance…).
L’acte d’écriture des travailleurs sociaux semble refléter cette complexité des
positions et "leurs écrits sont marqués de l’affirmation d’une vérité accessible à tous.
AUGER Éric (1996), les paroles s’envolent, les écrits restent, Paroles Et Pratiques Sociales, n°52, p17.
CHARLOT Bernard. (1979, janvier), Éducation permanente, n°47, In DUCHAMP Michel, BOUQUET Brigitte,
DROUARD Hervé (1989), la recherche en travail social, Centurion, Paris, P. 92.
15
16
-27-
Sa mise en oeuvre relève de méthodes issues des protocoles de la science : observation,
diagnostic, traitement "17. Comment témoigner dans l’écriture et comment rendre compte de
cette dimension du sujet est la question qui traverse l’acte d’écriture chez les éducateurs.
Une autre particularité de l’écrit repose sur le postulat qu’écrire installe une distance
avec l’agir. Pour qualifier cette distance, il semble qu’elle se fonde sur cet acte d’écriture que
nous pourrions qualifier d’après coup et qui romps avec la logique d’action et de la relation.
Une précision est apporté par Pierre DELCAMBRE : " l’écriture n’est pas l’affect même, mais
plutôt sa théâtralisation, une représentation de l’affect, son après coup sur une scène
publique, collective "18.
A distance des contraintes de l’acte éducatif, les travailleurs sociaux produisent donc
des écrits dans l’après-coup parce que pour écrire, il semble nécessaire d’en prendre le temps
et de créer un espace de séparation avec le quotidien de l’action éducative: "A la fois
communication et représentation, l’écriture installe un rituel de la séparation qui engage un je
et permet à l’énonciateur de se construire comme homme de métier, dans un rapport
d’appartenance à l’égard du collectif dont il est membre ".19
3.3 Les dimensions institutionnelles des écrits :
la première dimension est liée au rôle joué par l’écrit dans l’assistance éducative. L’une
des pratiques du travailleur social est d’observer ceux auprès desquels, il va intervenir. Cette
observation entraîne la production d’un écrit combinant description, narration, et évaluation
d’un comportement ou d’une situation familiale à un moment donné, sur une durée précise.
Mais cette écriture n’est pas simplement liée à une pratique collective de partage
d’informations avec l’équipe éducative pour définir une intervention adaptée. Elle est
principalement liée à un processus décisionnel qui échappe au professionnel et à l’institution ou
le service éducatif.
17
18
ROUZEL Joseph, Op. cit., p.29
DELCAMBRE Pierre (1997), Écriture et communications de travail, Paris, PUS, p 296.
-28-
Le juge est le représentant de cette instance extérieure et prendra les décisions
importantes qui définissent et orientent la prise en charge de la famille. Par conséquent,
l’organisation de l’assistance éducative implique que le travailleur social écrive pour que son
écrit serve à quelqu’un d’autre, le juge par exemple, qui aura à décider au vu d’un dossier dans
lequel cet écrit prend place. La pratique de l’écriture relève de cette prise en compte de
l’ensemble
des
niveaux
impliqués
et
se
définit
comme
"une
démarche d’écriture
professionnelle qui exige une réflexion engagée sur l’ensemble des situations et le repérage
de la nature même de cette activité, loin d’être simple consiste à échanger et faire circuler,
dans un groupe humain, des signifiants inscrits sur des supports variés "20.
La deuxième dimension repose sur la qualité demandée aux écrits des travailleurs
sociaux. Les écrits produits pour le juge ne sont pas strictement de nature administrative
mais sont aussi des écrits éducatifs. C’est à dire que les écrits, réalisés à propos d’une
situation prise en charge par un professionnel, est justifiée à la fois par le mandat reçu
entraînant l’obligation de rendre compte, et par la compétence reconnue que peuvent être le
travail relationnel et d’analyse par exemple.
La production des écrits et leurs communications prennent ainsi leur sens dans un lien
permanent instauré entre les services éducatifs et les instances extérieures que peuvent
être le tribunal pour enfants, mais aussi les différents partenaires de l’action éducative.
L’écrit peut ainsi être définit par son réemploi. Le professionnel qui le reçoit sera
amené à développer son intervention en tenant compte de ce dernier. La qualité de l’écrit
devient ainsi un élément qui donne au service éducatif son crédit aux yeux des tutelles et du
secteur de l’assistance éducative. Autrement dit, si difficulté d’écriture il y a, " elle n’est pas
réductible aux problèmes posés par la mise en texte, mais prennent un relief particulier dans
le contexte de cette position professionnelle et touchent aussi bien à l’usage, aux fonctions,
qu’aux contenus ou modalités de production d’une écriture…"21
19
Ibid., p 319.
ROUZEL Joseph, Op. cit. p9
21
RIFFAULT jacques, Op. cit., p.28
20
-29-
« Travailler, c’est écrire. » Michel de CERTEAU.
« Ecrire sert à penser.» Michel FOUCAULT.
CHAPITRE 2
LA PRATIQUE D’ÉCRITURE EN AEMO JUDICIAIRE
Nous nous attacherons dans un premier temps, à définir dans quel environnement
législatif sont produits les écrits en AEMO judiciaire et ce que la loi prévoit quant à leur
usage. Ce n’est que dans un deuxième temps que nous nous interrogerons sur leur contenu.
1- LE CADRE LÉGISLATIF DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE
1.1 Évolution du contexte général :
Le dispositif de protection de l’enfance est la réponse donnée par l’Etat à la
défaillance des parents en matière d’éducation. Nous retrouvons dans ce dispositif, des
différences dans l’intervention sociale et éducative qui s’expriment selon les situations par
des mesures judiciaires ou autres réponses proposées aux usagers. La protection de l’enfance
va considérablement évoluer au cours des différentes époques, tant dans son état d’esprit
(compréhension de la situation familiale et de la nécessité de l’aide), dans ses pratiques (la
réponse institutionnelle se structure et se diversifie), que dans son cadre législatif (par la
réponse de l’Etat).
-30-
La constante actuelle, est la prégnance de plus en plus renforcée du droit des familles
en difficultés, avec l’élaboration de règles issues des textes et de la jurisprudence. Ces
changements sont à relier à un triple mouvement. Le premier est l’évolution du contexte de
l’assistance éducative au regard des problématiques sociales et de ses actions. Le second
concerne l’évolution du positionnement de la justice au regard de ces mêmes problématiques.
Le troisième est l’évolution de la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme.
Depuis les années 70, plusieurs changements ont marqué notre société. Les modèles
familiaux changent (divorces, vie maritale…), les mœurs et les modes de pensée se
transforment également (IVG, PACS…). La considération de l’enfant change. Les théories de
la psychologie et de la psychanalyse mettent l’accent sur les besoins de l’enfant, l’importance
du lien parents/enfant et alerte sur les dangers de la séparation. De leur côté, les travailleurs
sociaux cherchent à définir une identité autre que celle d’agents normatifs au service d’un
État de moins en moins « Providence ».
Le dispositif judiciaire d’Assistance Éducative comprend à la fois des mesures d’AEMO
où la protection prend le sens de la racine latine protegere, désignant l’action de couvrir,
abriter, mettre un toit sur, et à la fois des mesures de placement, d’éloignement où la
protection nécessite de sortir le mineur de son milieu de vie.
Schématiquement, nous pouvons distinguer dans les modifications législatives, quatre
grandes étapes que sont : l’apparition de l'idée fondamentale de la protection dans les
ordonnances n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante et n° 58-1301 du 23
décembre 1958 relative à l’enfance en danger. Puis les étapes suivantes concernent la loi n°
70-459 du 4 juin 1970 sur l’autorité parentale22, la décentralisation et l’obligation de révision
des situations tous les deux ans en 1986 et la réaffirmation juridique du caractère essentiel
du contradictoire et des droits des usagers par la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant
l’action sociale et médico-sociale.
22
S’insérant dans le contexte de la rénovation progressive du code civil, cette loi en a refondu le titre IX. Celui-ci
s’intitule désormais « de l’autorité parentale », institution qui se substitue à l’ancienne « puissance paternelle ».
-31-
Il ressort de ces temps forts que les travailleurs sociaux ont du s’accommoder de ces
nouvelles contraintes pour envisager des changements d’organisation institutionnelle et des
pratiques professionnelles.
1.2 L’Assistance Éducative : de l’intervention au respect des droits.
L’ordonnance du 23 décembre 1958 organise l’Assistance Éducative en donnant mission
aux juges de protéger les enfants si "la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non
émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement
compromises… "23. La protection de l’enfance peut être envisagée sans que le juge ne relève
une éventuelle faute pénale des parents ou de l’enfant (à la différence de l’ordonnance de
1945) en considérant que les parents « défaillants » sont avant tout des sujets, rencontrant
des problèmes et des difficultés personnelles, familiales ou sociales.
Le seul élément que le magistrat doit considérer, c’est l’état de danger dans lequel
peut se trouver le mineur dans une situation donnée. Le critère nouveau adopté dans cette
ordonnance est cette notion de danger. Ce critère permet d’englober toutes les situations qui
ne pouvaient être envisagés antérieurement, en raison de leurs diversités et de la multiplicité
des textes et des juridictions susceptibles d’être compétentes. L’ordonnance du 23 décembre
1958 a augmenté les capacités d’intervention du juge en regroupant en un texte unique
l’ensemble de la protection des enfants en danger. Depuis, le juge compétent peut être saisit
ou se saisir pour des situations échappant auparavant à son contrôle.
La loi du 04 juin 1970 annule la puissance paternelle et instaure l’autorité parentale.
Elle renforce et réactualise l’ordonnance du 23 décembre 1958 en apportant des précisions
sur le type d’intervention. En posant comme principe de base que « chaque fois qu’il est
possible le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel 24», il est mis en avant que même
une famille traversant de graves difficultés est capable d’évoluer.
23
24
Article 375 du Code Civil.
Article 375-2 du Code Civil.
-32-
Le postulat est qu’il existe en chacun des membres de la cellule familiale des qualités et des
compétences dont l’expression doit être favorisée par les interventions éducatives.
Désormais, la juridiction ainsi définie, marque une rupture avec le système antérieur.
Celui ci s’appuyait sur une conception de l’intervention éducative auprès des mineurs liée pour
l’essentiel sur les mesures de placement. La période de 1970 à 1980 représente l’avènement
des mesures éducatives en milieu ouvert. Le placement en établissement spécialisé qui
jusqu’alors était la réponse éducative dominante est partiellement abandonnée. Le but
premier maintenant est de maintenir l’enfant dans son milieu naturel à savoir, normalement, sa
famille. L’adhésion de la famille à la mesure devient le principe de l’assistance éducative.
La nouvelle législation, après avoir indiqué le cadre général des interventions ( la notion
de danger, le maintien des mineurs dans leur famille….), a précisé les modalités d’intervention
des professionnels sociaux et judiciaires, à travers de nombreuses règles de procédure25. Le
décret du 7 janvier 1959 relatif à la protection administrative et la circulaire du 03 juillet
1979 consacrent l’intervention dans le milieu naturel de l’enfant : "les objectifs de la
protection de l’enfance sont très largement communs aux deux formes de protection.
L’intervention d’une mesure éducative décidée par le juge des enfants ou d’une mesure
administrative décidée par le département a toujours pour objet immédiat la protection de
l’enfant ; mais elle doit toujours avoir la perspective de permettre le maintien de l’enfant
dans sa famille. A cette fin, il convient de faciliter toutes les dispositions permettant
d’apporter aide et conseil à la famille et de favoriser toute action susceptible d’éviter ou
d’écourter la séparation".26
Cette circulaire confirme l’intérêt croissant porté à la famille d’origine. Autrement dit,
elle préfigure le dilemme auquel seront confrontés bon nombre de travailleurs sociaux :
Comment protéger à la fois l’enfant dans sa famille reconnue dangereuse pour lui, tout en le
maintenant en son sein, puisqu’il faut à la fois éviter la séparation, protéger l’enfant et
« changer » le fonctionnement familial ?
25
Pour avoir une vue d’ensemble, il faut joindre les textes du code civil (articles 375 à 375-8) et les textes du
nouveau code de procédure civile (articles 1181 à 1200-1).
26
Circulaire du 03 juillet 1979 relative à la protection de l’enfant en danger et précise la loi du 04 juin 1970.
-33-
Mais afin de prévenir les excès auxquels peut conduire une application stricte de cette
directive, le texte prend la précaution de mentionner que "le maintien de l’enfant dans sa
famille ne signifie pas qu’il constitue une règle absolue à appliquer à n’importe quel prix, mais
seulement qu’il s’agit d’un objectif souhaitable chaque fois qu’il peut être raisonnablement
atteint."27
Le rapport DUPONT-FAUVILLE28, en 1972, avait d’ailleurs apporté de nouvelles
conceptions en préconisant de développer une politique de prévention dont l’objectif était de
maintenir prioritairement l’enfant dans sa famille et d’éviter le placement. Le rapport
BIANCO-LAMY29, en 1980, met en avant le but premier de l’Aide Sociale à l’Enfance, qui est
d’aider les parents à élever eux-mêmes leurs enfants. Il réaffirme la nécessité d’une
prévention en aidant les familles dans leurs difficultés financières et matérielles et en
mettant en place des actions préventives par l’intervention de la Protection Médicale
Infantile, des techniciennes de l’intervention sociale ou la mise en place d’AEMO
administrative.
Dans le préambule de la Convention Internationale relative aux droits de l’enfant,
adoptée par l’Organisation des Nations Unies et ratifiée par la France le 2 juillet 1990, il est
notifié que l’enfant a le droit à une protection juridique : "L’enfant, en raison de son manque
de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux,
notamment d’une protection juridique appropriée, avant et après le naissance. "30 Cette
protection juridique de l’enfant va être renforcée par la médiatisation et la prise de
conscience de la question de la maltraitance avec la loi du 10 juillet 1989 pour prévenir les
mauvais traitements31. Cette loi précise la responsabilité des conseils généraux dans la
prévention de la maltraitance et la possibilité pour les mineurs de se faire assister d’un
avocat. Elle instaure également un service national d’accueil téléphonique, le 119.
27
Circulaire du 03 juillet 1979 relative à la protection de l’enfant en danger et précise la loi du 04 juin 1970.
DUPONT-FAUVILLE Antoine, Rapport Pour une réforme de l’Aide Sociale à l’Enfance, 1972.
29
BIANCO J.L. et LAMY P. L’aide à l’enfance demain. Contribution à une politique de réduction des inégalités,
Paris, Études et documents, Ministère de la santé et de la sécurité sociale, 1981.
30
Préambule de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant, adoptée et ratifiée dans sa résolution
44/25 du 20 novembre 1989, entrée en vigueur le 2 septembre 1990, conformément à l’article 49.
31
Loi n°89.487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la
protection de l’enfance. Cette loi sera renforcée par la loi n°98.468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la
répression des infractions sexuelles et à la protection des mineurs.
28
-34-
Il est important d’observer que toute cette législation sur la protection de l’enfance
comporte autant de textes favorisant la protection des enfants que de textes veillant à ce
que cette protection n’aille pas au delà du minimum nécessaire. Par conséquent, elle doit être
mise en place sans enfreindre une série de droit fondamentaux des intéressés qui peuvent
être : le droit d’expression devant le juge, le droit au recours suspensif avant l’exécution des
décisions, les échéances garanties de révision des situations, le droit des parents lorsque les
enfants sont confiés à un établissement éducatif.
Envisager la protection d’un mineur dans le cadre d’une AEMO judiciaire, c’est
chercher à comprendre puis à soutenir à travers l’aide et le conseil autant les parents que le
mineur lui-même. Par conséquent, ces parents doivent être aidés et soutenus vers un mieuxêtre, une valorisation de leurs compétences parentales.
1.3 La révision des situations : l’instauration d’un contrôle.
Le parlement en 1986, a ajouté un dernier alinéa à l’article 375 du code civil prévoyant
une durée maximale des mesures de protection de deux années32. Cette décision fût
considérée alors comme une forte évolution.
A l’époque, les juges ont eu l’obligation légale de ressortir tous les dossiers en cours et
de convoquer parents, enfants et services éducatifs. Cette période a fait apparaître des
situations étonnantes. Bien des parents ne se manifestaient plus, souvent leurs adresses
successives étaient inconnues, plus aucun travailleur social n’avait de contact avec eux. La
révision de situation n’avait alors plus aucun sens33. Cette obligation légale de révision a
bouleversé non seulement le traitement des dossiers, mais a eu des conséquences non
négligeables sur l’implication des familles dans la procédure judiciaire.
32
Rappelons que si la loi prévoit une rencontre avec les familles et les services éducatifs au moins tous les deux
ans, le magistrat peut prévoir une durée moindre dans ses décisions. De plus, le délai de deux années doit avoir un
sens propre et être explicitée.
-35-
Les parents peuvent plus aisément ré interpeller le juge, notamment en cas de
désaccord avec les orientations éducatives proposées par un service. Le magistrat retrouve
son double rôle fondamental de décideur et de recours. Cela peut être essentiel pour les
mineurs, souvent impressionnés par le premier contact. La rencontre avec le juge, la
vérification par les enfants de la façon dont le juge les protège par ses décisions, sont
parfois de réels facteurs apaisants dans des situations difficiles.
Cette révision des dossiers montre aussi que la présence régulière du juge induit à la
fois un contrôle de l’évolution des familles et un contrôle du travail éducatif. Pendant des
décennies, les travailleurs sociaux sont intervenus sans que la justice ne fasse aucune
vérification réelle de leur travail. Cela ne signifie pas que la qualité du travail était moins
bonne. Mais les interventions étaient quasiment laissées à la discrétion de chacun d’entre eux
ou des décisions des services éducatifs. Aujourd’hui, les travailleurs sociaux doivent rendre
des comptes, s’expliquer, argumenter pour proposer des orientations éducatives au juge des
enfants. Ils doivent ainsi fournir au juge les éléments lui permettant de prendre une décision
suffisamment motivée.
La rencontre avec le juge peut favoriser non seulement un débat sur les faits, sur le
danger, mais aussi un débat sur les droits. L’audience peut être une occasion privilégiée
donnée à la famille de questionner sur les droits de chacun. La présence d’avocats auprès des
parents et des mineurs est encore trop rare pour favoriser un changement fondamental des
pratiques et les orienter vers un plus grand respect de la loi. Toutefois, la loi n° 2002-2 du 2
janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale amène une incidence importante du
respect du cadre légal par le renforcement du droit des usagers.
Malgré tout, s’il s’avère que la rencontre régulière avec le juge favorise l’émergence
d’une nouvelle approche des situations, il faut pour que le respect scrupuleux des droits de
chacun soit assuré, que le juge favorise, voir impose le débat juridique. Il doit pour cela faire
l’inventaire des questions à partir des écrits fournis par les travailleurs sociaux.
33
Ces constats font parties de la recherche intitulée « les jeunes en danger » effectuée par Michel HENRY
-36-
1.4 Le principe du contradictoire : l’accès à une procédure équitable.
La question du contradictoire est une notion qui est au centre de la procédure
judiciaire et doit servir de référence à chaque instant. En effet, dans tous les domaines où il
est permis de porter atteinte aux libertés individuelles, le législateur a fixé des règles
précises et strictes pour permettre à la fois de sanctionner des comportements non adaptés
tout en garantissant aux personnes qui comparaissent devant un tribunal certains droits
fondamentaux. Lorsqu’une procédure est engagée, un des droits est de pouvoir savoir
exactement ce qui est dit contre soi afin de pouvoir se défendre efficacement. L’idée
principale est la suivante : Tout ce qui est dans le dossier est dans le débat, tout ce qui est
dans le débat doit être connu de chacun des intéressés à la procédure et le juge ne doit pas
prendre en compte un élément non auparavant connu de tous et débattu par tous.
Mais le droit français interdisait aux familles faisant l’objet d’une procédure judiciaire
d’assistance éducative de prendre connaissance du contenu de leur dossier. Seul leur avocat
avait cette possibilité. Ce positionnement contraire à l’exigence de procès équitable au sens
de l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme34, a été fortement critiqué
ces dernières années et entre autre par l’association ATD Quart Monde35, par son inégalité ou
plutôt son déséquilibre entre les parties, au détriment des familles, particulièrement les plus
démunies. Ce déséquilibre était en partie lié au discours juridique compliqué auquel les
familles concernées n’ont pas toujours accès. Mais ce déséquilibre était également présent
dans la connaissance des informations transmises par les services éducatifs et sociaux aux
magistrats des mineurs.
(1972), Melun, Vaucresson, p. 184.
34
« Toute personne à le droit à ce que sa cause soit entendu "équitablement"…. chaque partie ait la possibilité
raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne le placent pas dans une situation de net désavantage
par rapport à son adversaire », article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
35
ATD Quart Monde, Note en vue d’un travail d’évaluation sur les placements d’enfants, (1999, novembre)
revendique les caractères d’un véritable débat contradictoire lors de la décision de placement.
-37-
Le rapport du groupe de travail présidé par Jean-Pierre DESCHAMPS36 viendra
conforter cette revendication :
Il stipule dans son introduction que " le caractère légal de l’intervention des juges des
enfants ne nécessiterait pas d’étude particulière de ce groupe si les faiblesses de
l’organisation judiciaire et des moyens mis en œuvre, mais aussi certains vides juridiques,
n’entraînaient les juges vers des pratiques qui s’éloignent des principes généraux du droit
civil, portant gravement atteinte aux droits des familles sans que cela puisse faire l’objet de
la censure naturelle de l’appel dans des conditions satisfaisantes "37. Les conclusions de ce
rapport entraîneront une réforme de certaines règles procédurales dont la question de l’accès
au dossier38.
Depuis janvier 2002, la possibilité pour les parents de consulter leur dossier, avant la
rencontre avec le juge et d’être accompagnés dans cette démarche, est actuellement la règle
au regard du droit de chaque citoyen à connaître les faits qui lui sont reprochés et de pouvoir
préparer sa défense. L’adhésion des parents à la mesure est ce que recherche le juge. Nous
pouvons penser que l’information préalable des familles sur les raisons de la rencontre avec le
magistrat permet un échange plus constructif au moment de l’audience et que "seul un examen
précis, attentif et minutieux de chacun des arguments mis en avant, à travers la possibilité
offerte à tous de les discuter et de les contester, est susceptible de permettre au juge
d’écarter ceux qui sont finalement sans valeur et de lui permettre de prendre une décision
sérieusement motivée et donc pleinement justifiée "39.
L’accès au dossier permet aussi d’informer les familles tout au long de la procédure. Il
est alors mentionné sur la convocation adressée aux parents40, qu’ils peuvent être assistés
d’un avocat et qu’ils ont, tout comme le mineur concerné, la possibilité de consulter
directement leur dossier au greffe du tribunal. Le magistrat peut toutefois écarter, par
36
Rapport présidé par DESCHAMPS Jean-Pierre, Op. cit. Les conclusions du rapport préconisent des changements
procéduraux allant dans le sens d’un traitement plus équitable des familles lors des procédures : accès au dossier
pour les familles, le respect du contradictoire dès le début de la procédure, même en cas d’urgence.
37
Rapport DESCHAMPS Jean-Pierre, Op. cit., P.2.
38
Décret n° 2002-361 du 15 mars 2002 modifiant le nouveau code de procédure civile et relatif à l’assistance
éducative et circulaire d’application du 26 avril 2002, N° NOR : JUS.F.0250055C.
39
HUYETTE Michel (2001), Les écrits et le droit dans une procédure judiciaire d’assistance éducative, In Écrire
au juge, VIAUX Jean-Luc, Paris, Dunod, p 8.
40
Voir Annexe 2, p.A3.
-38-
décision motivée, la consultation de certaines pièces du dossier lorsqu’elles pourraient avoir
pour conséquence de mettre en danger le mineur41.
Dans tous les cas, un accompagnement de la consultation par un professionnel, une
personne ou un service habilité, extérieur à la procédure peut être alors proposé par le juge.
Cet accompagnement est important car la connaissance de certains éléments du dossier peut
être difficile pour les familles dans leur compréhension et dans leur acceptation.
Michel HUYETTE relève toutefois une insuffisance majeure dans ce nouveau texte de
la réforme. Elle concerne la limitation de l’accès à une simple consultation du dossier au
greffe du tribunal pour enfant. Pour ce magistrat "la consultation n’est pas du tout la même
chose que la communication du dossier, ce dernier terme étant utilisé par la Convention
Européenne des Droits de l’Homme…. Cette seule lecture n’est pas à la hauteur de l’exigence
de contradictoire au sens de la Convention Européenne "42.
2- LES ENJEUX DE L’ÉCRIT EN AEMO JUDICIAIRE
Dans les changements procéduraux que nous avons vu précédemment, il apparaît
primordial que les professionnels aient une attention particulière de leurs écrits pour que
ceux-ci puissent à la fois éclairer le juge dans sa prise de décision et être lus et compris par
les familles. Lorsque le juge des enfants convoque pour une audience, il le fait à partir des
écrits transmis par les services sociaux ou éducatifs. "Avec 121 172 dossiers d’Assistance
Éducative à traiter annuellement par 352 juges des enfants"43, ces magistrats ne peuvent
qu’avoir une connaissance limitée d’une situation avant une audience. Posé ainsi, nous allons voir
41
Article 1187 du nouveau code de procédure pénale remplaçant l’ancien article 1187 alinéas 2 du code de
procédure civile.
42
HUYETTE Michel (2002, mai), La réforme de la procédure éducative, In le Journal du Droit des Jeunes, n°215, p
14.
43
Rapport DESCHAMPS Jean-Pierre, Op. cit. Chiffres fin 2000, p 3.
-39-
que les écrits des travailleurs sociaux participent largement à la fois à la « mise en forme »
de la mission et de la décision du juge des enfants.
2.1 Les écrits et le juge, le rapport d’un savoir au rapport de pouvoir :
Dans l’esprit de la loi, traduit par le principe du contradictoire, tout peut se passer au
cours de l’audience et rien ne devrait être décidé auparavant, de sorte que les parties
puissent faire valoir leurs arguments. Le contenu des rapports, transmis par les services
éducatifs, est souvent pour les juges, leur seule source d’information, d’où l’importance
déterminante des écrits des travailleurs sociaux dans la vie des familles et des mineurs
"puisque la signification retenue alors servira de fondement à la décision judiciaire qui sera
prise ultérieurement "44.
A ce titre, les informations transmises par les travailleurs sociaux déterminent en
grande partie la nature de la décision du juge. L’audience qui est la confrontation directe
entre les familles et la justice confirme l’idée que le magistrat avait de la situation avant la
rencontre, ou apporte des éléments nouveaux au débat. Le juge peut alors solliciter par
exemple, un supplément d’informations, une enquête sociale avant de donner sa décision. En
fonction des éléments en sa possession, de ceux qu’il va retenir ou non, il peut décider d’un
placement ou d’une AEMO par exemple. Cette décision est le résultat d’un processus "propre
aux juristes qui consiste à transformer des éléments réels, compréhensibles par tous en un
langage juridique, donc savant, décodables par les initiés"45. Le juge des enfants se doit ainsi,
de motiver ses jugements et de préciser ses attendus pour notifier ce qui met le mineur en
danger et donner les éléments qui vont participer à proposer une aide aux parents, en partant
de faits précis. Nous remarquons depuis quelques années, une modification et une attention
particulière des magistrats des tribunaux pour enfants, pour préciser les attendus motivant
les décisions.
44
45
DENIS Louis (1989), justice et famille, Toulouse, Érès, " Faits humains", P 127
Ibid., p 122
-40-
Pour ce faire, le juge des enfants répond successivement à deux questions : les
enfants concernés sont-ils en danger au sens de l’article 375 du Code Civil ? Une mesure
éducative en milieu ouvert est-elle une réponse appropriée à cette situation de danger ?
Pour apprécier l’existence d’un danger, le juge doit connaître ou approcher le plus
possible, la réalité familiale dans son sens large. Pour ce faire, il lui faut une description aussi
précise que possible de cette réalité par des faits détaillés, objectifs. Dans ce contexte, le
rôle des rapports envoyés au juge est de décrire une situation familiale sous tous ses aspects
susceptibles d’être connus du travailleur social et pouvant être utiles à l’appréciation de
l’existence ou de l’inexistence d’un danger. Michel HUYETTE souligne que "certaines phrases
des rapports sont inacceptables et insupportables, non par la critique qu’elles contiennent,
mais par leur caractère imprécis et non justifié….Un rapport imprécis, c’est un piège tendu
aux familles, c’est un sable mouvant dans lequel elles s’enfoncent inexorablement "46. La
description faite dans chaque rapport est d’autant plus importante que ce sera la plupart du
temps la seule à disposition du magistrat, celui-ci ne se déplaçant jamais personnellement
dans les familles. Dans un second temps, les rapports proposent une analyse de la situation
familiale. Il s’agit pour le travailleur social d’interpréter les faits auparavant énumérés et de
proposer éventuellement des axes d’actions susceptibles de réduire le danger estimé.
Ce postulat de l’utilité du rapport produit par les travailleurs sociaux est renforcé par
le fait que dans les dossiers judiciaires, les seuls documents contenant une description des
conditions de vie des familles sont les écrits de ces professionnels. De plus, ces documents ne
sont contredits par aucun autre, d’où leur importance et leur influence sur le juge qui lit le
rapport avant l’audience et se fait déjà une pré opinion avant de recevoir la famille.
Nous venons de voir que dans le processus décisionnel, les écrits des travailleurs
sociaux contribuent, participent, induisent, déterminent et orientent la pensée du magistrat.
Nous ne prétendons pas toutefois que le juge des enfants reprend à son compte
systématiquement les conclusions des rapports des éducateurs. Mais, incontestablement, les
46
HUYETTE Michel, In Écrire au juge, VIAUX Jean-Luc, Op. cit. p 23.
-41-
écrits sont une pièce incontournable du dossier et en constituent un élément permanent et
réglementé. Nous pensons que face au rôle important et déterminant des écrits
professionnels dans la construction des décisions judiciaires, ceux-ci doivent être le résultat
d’une attention, d’une construction spécifique. Il en va de la responsabilité professionnelle des
travailleurs sociaux et du service pour lequel ils exercent.
2.2 Écrire en AEMO : entre une place de professionnel et d’écrivant
Un autre facteur semble important à prendre en compte lors de la réalisation de l’écrit
en AEMO : le passage à l’écriture renvoie le travailleur social à un espace professionnel : celui
de l’équipe où la fonction éducative est massivement exercée par d’autres travailleurs sociaux.
Le sens donné à son action auprès des familles est travaillé en équipe, lors des réunions dites
de synthèse. L’équipe est alors un ensemble institutionnalisé et structuré par une hiérarchie
éducative (chef de service et directeur).
La constitution des équipes dans le secteur de l’AEMO judiciaire met en place cet
échange avec d’autres professions lors des réunions de synthèse. Ainsi, la réunion associe
psychologue, psychiatre, assistante sociale, éducateurs spécialisés et la direction. Il en
ressort que la notion d’équipe est liée à l’existence de ces concertations, de ces échanges
réalisés lors des réunions de synthèses. Ce sont ces temps qui consacrent l’existence de
l’équipe autour d’une situation familiale donnée non seulement parce que chacun est tenu d’y
participer et que ce sont un des rares moments collectifs en AEMO, mais parce que ces
réunions sont des moments de travail sur l’activité propre des services d’AEMO.
Le rituel institué dans ces réunions de synthèses amène chaque professionnel à parler
des situations familiales. Ces réunions sont alors une source de nombreux énoncés, dont la
synthèse des propos doit se retrouver dans les rapports d’évolution envoyés au juge des
enfants. Il semble important de poser que le travail d’expression orale pendant la réunion
dépasse la simple coordination ou régulation de l’action éducative du travailleur social
référent de la situation familiale. Joseph ROUZEL nous livre cette précision : "Entretenir des
relations avec un ensemble de personnes, si chacun accepte de jouer le jeu d’en dire quelque
chose, d’exposer ce qui est en jeu pour lui dans cette relation, permet, comme dans un puzzle,
de construire une représentation assez juste de la réalité. Non qu’il s’agisse de s’opposer pour
-42-
construire l’image idéale, ce qui se passe trop souvent, mais à travers la diversité des regards
et des points de vue, une certaine réalité vivante se dégage. Il s’agit de mettre en scène une
sorte d’orchestration, où chacun joue l’harmonique (ou la désharmonique) qui résonne en lui du
fait d’être engagé dans une relation assez intime avec une personne ]……[ Une position de
sujet dans un collectif.
Voilà ce que devrait tenter de mettre en jeu la synthèse. Faute de quoi ce type d’exercice
institutionnel débouche fatalement sur un dépeçage mortifère de la réalité vivante de la
personne prise en charge."
47
La finalité de ce travail de réflexion conduit à poser les bases
d’élaboration de l’écrit à venir.
L’échange verbal entre professionnels aux statuts différents, qui ont pour certains
travaillé avec la famille selon des modes d’approche et des pratiques différentes, va ainsi
produire des écrits qui établissent pour l’équipe une base commune de réflexion et de
représentation de la situation. Ainsi cette réunion de synthèse pour « l’écrivant » l’amène "à
emprunter son écriture au secteur, à l’établissement, aux métiers et devenant une instance
énonciative, il bricole la singularité de son écrit avec toutes les ressources accumulées et
mobilisables dans cet espace professionnel "48.
Autrement dit, si difficulté d’écriture il y a, celle-ci n’est pas réductible aux
problèmes posés par la mise en texte pour éclairer la décision judiciaire. Ces difficultés
prennent une dimension particulière dans le contexte de l’équipe où le travailleur social est
pris dans un réseau complexe qui l’engage à plusieurs niveaux.
Nous voudrions poser en effet ce constat que le travailleur social en AEMO va changer
de place dans l’équipe pluridisciplinaire en écrivant. Nous donnerons au concept de « place
d’écrivant » la triple dimension énoncée par Pierre DELCAMBRE :
"La place d’écrivant est définie par une localisation, un espace, un encombrement.
47
ROUZEL Joseph (1997), le travail d’éducateur spécialisé, Paris, Dunod, p.121, p 122
-43-
La place d’écrivant est définie dans la division du travail comme position relative du
rédacteur par rapport aux autres acteurs/agents du système.
Mais la place est aussi une expérience d’un travail dans le langage, ponctuel, mais
répété, où la question du Sujet de l’action se pose, un espace où différentes modalités
d’engagement du sujet sont possibles, et cela dans l’inscription (écrit/écriture). La
place d’écrivant est définie par une obligation de produire une représentation, une
obligation que nul autre n’a à assumer s’il n’est à cette place précisément, d’écrivant "
.
49
Cette place d’écrivant oblige, le travailleur social, à s’engager dans sa pratique d’écriture,
d’une part en posant les bases d’une conviction dans son acte d’écriture et d’autre part en
articulant une éthique professionnelle au plus juste de sa démarche d’écriture. L’engagement
fait implicitement ou explicitement référence à un ensemble de valeurs, d’enjeux dans
lesquels est prise la pratique d’écriture. Brigitte BOUQUET précise qu’ " une éthique engagée
est celle qui s’oppose aux attitudes de retrait, d’indifférence, de non participation. Elle
postule un engagement « capable de contourner les écueils de l’expertise et de la surprofessionnalisation,
d’éviter
la
tentation
de
défense
corporatistes »"50.
48
DELCAMBRE Pierre, Op. cit. p 123
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 132
50
BOUQUET Brigitte (2003), Éthique et travail social, Paris, Dunod, p.210
49
-44-
d’intérêts
catégoriels
ou
« On n’écrit pas ce qu’on sait. On écrit pour chercher »
Michel SERRES
« Ecrire c’est incommensurablement difficile »
Jean GIONO
CHAPITRE 3
LA QUESTION DE L’ÉTHIQUE DANS L’ACTE D’ÉCRITURE
Ce chapitre apportera des réflexions sur l’éthique en assistance éducative pour
souligner l’importance de ce thème à travers les écrits professionnels. Il s’agit ici de
s’interroger sur la responsabilité du travailleur social dans sa pratique d’écriture. Morale et
éthique renvoient à deux interrogations distinctes. La morale interroge l’acte en termes de
« bien » et de « mal » en référence à un dogme, là où le sentiment du « juste » domine dans la
question éthique. "En ce sens, une morale peut être définie comme un système organisé de
réponses à des questions que les sujets qui s’y plient ne formulent plus. L’éthique, a contrario,
relève d’une conduite d’interrogation permanente du sens de son engagement dans le monde
de ses actes."51 Que sommes nous ? Que faisons nous ? Comment agissons nous ? Au nom de
quoi écrivons nous ? Ces interrogations sont non seulement utiles à se poser, mais
fondamentales dans le sens de bâtir un écrit pour aider la personne sur qui porte le rapport
d’évolution.
-45-
1- L’ÉTHIQUE : UNE CONDUITE D’INTERROGATION
1.1 L’éthique : les changements dans sa conception
L’éthique remonte à ARISTOTE52 , avec son ouvrage « Éthique à Nicomaque ». Il est le
premier à avoir délimité et défini l’éthique dans le champ de la philosophie. L’éthique pour
ARISTOTE est étroitement liée à la polis, c’est à dire à l’organisation de la cité. Elle
représente au sens strict, un traité des vertus qui doit permettre aux hommes de mener une
vie heureuse au sein de la société. Jürgen HABERMAS dit de la période grecque que "les
éthiques classiques s’étaient rapportées à toutes les questions concernant la vie bonne."53
Durant la période moderne, l’éthique chrétienne verra dans le péché originel un besoin
de salut éternel. L’éthique se comprendra à partir de la reconnaissance de Jésus-Christ
comme sauveur, c’est à dire que le but suprême de l’homme est d’être sauvé. Pour cela, il est
nécessaire de croire. Arthur SCHOPENHAUER résume la période classique et moderne en
disant : " L’éthique des anciens était une doctrine du bonheur; celle des modernes, le plus
souvent, une doctrine du salut éternel "54.
Un abandon apparent du souci du bonheur comme centre de l’éthique pourrait être
amené par Emmanuel Kant à travers son formalisme. L’éthique en tant que contenu de valeurs
morales laisse sa place à une éthique qui porte sur la forme et dont le but n’est plus la
question du bien mais celle du juste. Arthur SCHOPENHAUER dit que " Kant a bien mérité de
la morale en un point : il l’a purifiée de tout souci de bonheur, de tout eudémonisme. (…) Sans
doute, à prendre les choses en toute rigueur, ce serait plutôt en apparence qu’en réalité, que
BRIZAIS Reynald (2000, juin), « Une éthique de la responsabilité », In Espace Social, n°12, p53.
Éthique à Nicomaque, principal ouvrage d’ARISTOTE traitant de la philosophie morale, est un exposé des
différentes questions relatives à l’action humaine, en vue d’apprendre à l’homme non seulement à connaître la
vérité, mais à vivre selon la vérité.
53
HABERMAS Jürgen (1992), De l’éthique de la discussion, Paris, CERF, p 17.
54
SCHOPENHAUER Arthur (1991), le fondement de la morale, Paris, Livre de poche, p 41.
51
52
-46-
Kant aurait banni de la morale le souci du bonheur. Il conserve en effet entre la vertu et le
bonheur un lien mystérieux, par sa théorie du souverain bien."55
À partir de ce moment, il ne s’agit plus de voir l’éthique comme étant dérivée de
principes philosophiques qui doivent permettre à l’homme de vivre une vie bonne, mais de
penser dans la globalité et d’arriver à des réponses qui soient justes. Les droits de l’homme
qui apparaissent à la fin du XVIIIéme siècle ont été établis dans cet esprit. L’éthique prend
alors une forme procédurale. Elle devient une méthode en elle-même qui doit permettre de
répondre aux questions posées.
La philosophe Jacqueline RUSS écrit qu’un paradoxe surgit de notre société
postmoderne. Il s’agit d’un côté, du rejet des repères traditionnels et de l’autre, un besoin de
références. Nous ressentons à l’époque actuelle un besoin de références en morale et en
valeurs. Le progrès des sciences amène un déséquilibre générale. Elle relève que " C’est
désormais, à l’échelle planétaire que se posent, dans leur urgence, les problèmes éthiques,
liées à une responsabilité collective."56 Notre société postmoderne se distingue de la période
précédente par le rejet des « récits totalisants », des textes qui définissent le bien et le mal
en principes fondamentaux. Jacqueline RUSS précise que nous sommes dans une période de
crise d’idéologies, dans un vide éthique. Les repères traditionnels ont disparu. Nous ne savons
plus pourquoi une loi serait plus juste qu’une autre. Nous sommes à une époque où il est
possible de tout justifier selon où l’on se trouve. Notre époque a développé un nombre d’outils
considérables pour comprendre et expliquer l’environnement dans lequel nous vivons.
1.2 Éthique et pratique d’écriture : une mise en lien
Aujourd’hui, le terme éthique est employé dans plusieurs domaines de la vie sociale.
Nous parlons de bio-éthique, d’éthique de l’environnement, d’éthique des affaires, d’éthique
professionnelle…Dans le champ de l’éducation spécialisée, l’intervention éducative se trouve
55
56
Ibid., p 41, p 42
RUSS Jacqueline (1994), La pensée éthique contemporaine, Paris, PUF, « Que sais-je ? », N° 2834, p 57.
-47-
confrontée à un cadre contraignant qui s’intensifie sur deux domaines identifiés par la loi
2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale:
l’économie qui fournit des critères et des valeurs d’efficacité, de rendement, c’est à
dire une rationalité selon laquelle tout s’évalue en terme de coûts.
le droit des usagers qui est désormais un référent qui réglemente les interventions
éducatives en renforçant des normes et des interdits.
Pour définir le concept d’éthique, nous reprenons les idées du rapport de la
« commission éthique » du Conseil Supérieur du travail Social57 :
L’éthique a une visée : La question « comment vivre ? » est le juste commencement de
l’éthique. Loin d’apporter des réponses toutes faites, elle se présente comme une visée
humaine et réalisable. Elle représente un idéal de sagesse qui embrasse la vie dans
toutes ses dimensions. Bien que cet idéal ait du mal à prendre corps dans l’existence
des sujets, il constitue pourtant une idée régulatrice majeure.
L’éthique est un impératif hypothétique : L’éthique est normative mais à l’inverse de la
morale, ce ne sont pas des normes catégoriques mais des normes « hypothétiques ». La
morale s’impose à l’homme de l’extérieur, l’éthique, elle, est intérieure. En ce sens,
l’éthique est un ensemble de règles que l’homme se donne dans sa vie personnelle et
sociale. Elle est l’art de raisonner nos comportements et nos choix en fonction de nos
propres valeurs.
L’éthique est une philosophie de l’action : C’est un questionnement critique permanent
permettant un éclairage de sa pratique. Elle s’éprouve dans l’acte. L’éthique appartient
à l’ordre des taches où rien n’est jamais définitivement acquis ou terminé. Elle impose
de comprendre ce qui est en cause et s’inscrit dans le réel. L’éthique est un débat et,
de ce fait, elle est porteuse de violences potentielles, car elle est là pour inquiéter,
-48-
porter une réflexion critique, permettre un effort de lucidité. L’éthique propose des
éléments pour faciliter un choix responsable et éclairé.
L’éthique est évolutive : Elle n’est jamais close. En matière éthique, règne l’incertitude,
et le jugement proprement éthique s’effectue précisément en un lieu que doivent avoir
laissé ouvert la morale, les religions, les idéologies, les sciences, les techniques…
L’éthique place au centre la subjectivité : L’éthique est nécessairement associée au
concept du sujet.
La pensée de l’éthique doit conduire à des considérations sociales et politiques :
L’éthique de la responsabilité élargit cette conception : être humain, ce n’est pas pour
soi mais pour l’autre, inconditionnellement.
À partir de ces éléments, nous voyons que l’éthique met en question la notion de valeur.
En sociologie, le concept de valeur renvoie aux représentations de l’existence humaine, de sa
nature. Mais ce qui nous importe ici et que nous pouvons mettre en lien avec la pratique
d’écriture, concerne le sens éthique de la valeur, c’est à dire la recherche d’une certaine
perfection, de l’ordre du juste. Selon Brigitte BOUQUET "les valeurs ont de nombreux
fondements communs avec l’héritage humaniste comme les valeurs démocratiques et
républicaines de notre société, ce qui permet d’entrevoir des consensus possibles sur des
référentiels éthiques affirmés et partagés, la pratique restant de la conscience et de la
responsabilité de chacun."58
Elle poursuit en précisant que partager des valeurs communes suffisamment générales
ne suffit pas. " Ce que l’on nomme valeurs peut présupposer un savoir qui n’est pas interrogé
pour lui-même. Il contient donc le risque d’être vague et conformiste. Il ne s’agit pas de
57
Conseil Supérieur du Travail Social (2001), Éthique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs
sociaux, Rennes, ENSP, p.26 p.27
58
BOUQUET Brigitte, Op. Cit., p 43.
-49-
rester à une esthétique de l’existence qui n’engage à rien ou d’affirmer des idéaux restant
irréalisables donc dévalués "59.
Il s’agit donc de faire le lien entre les valeurs et l’adhésion aux valeurs. Dès lors,
l’éthique pose le problème de cette adhésion et recherche les finalités pouvant orienter la
pensée et l’action face à des délibérations qui entraînent des décisions possibles.
Le postulat ainsi envisagé montre qu’une éthique permet d’identifier, d’introduire une
perspective dans la pratique d’écriture qui ne saurait se réduire à un pur savoir, à une simple
expertise. Elle permet d’orienter des choix, soit en clarifiant l’intention d’une action, soit en
étant attentive à ses conséquences possibles. Reynald BRIZAIS précise dans son article que "
l’éthique renvoie à une capacité à l’origine de toute démarche de recherche, la capacité à
problématiser, c’est à dire à mettre en questions [au pluriel] l’évidence, ce qui s’appelle le
fait."60
En appui de ces précisions, nous définissons plus précisément l’éthique professionnelle
par un souci du contexte, par une intentionnalité de la conscience personnelle et collective et
par une attention aux conséquences de l’action. Et c’est là une difficulté majeure car l’éthique
dans l’acte d’écriture relève, non pas des connaissances des faits, mais des facultés de leur
donner du sens et de sortir de l’évidence. Ainsi en pratique, l’écriture d’un rapport peut
mettre en avant le respect de la personne en la positionnant soit comme victime dont il faut
défendre ses droits ou soit comme responsable de son sort et ayant des obligations et ce,
quelque soit la situation familiale observée. Une éthique occasionne donc inévitablement une
réflexion sur des principes selon lesquels « l’écrivant » (pour reprendre le terme de Pierre
DELCAMBRE) envisage sa pratique d’écriture et sa façon de retranscrire ses observations et
son action. Prétendre à l’éthique dans le champ de la pratique d’écriture c’est sortir d’une
conception morale de l’action éducative.
Alors qu’une morale est attentive à des valeurs universelles, à des principes
fondamentaux, une éthique insiste sur ce qui distingue, se réfère aux identités sociales, aux
cultures singulières et à tout ce qui individualise.
59
Ibid., p 43
-50-
L’éthique soulève donc un certain nombre de questions. Une fois posée en toile de fond
de la pratique d’écriture, rien n’est dit de la façon dont chaque écrivant fait des choix dans ce
contexte d’écriture. L’éthique pose la question du choix du côté du sujet. Nul ne peut choisir à
la place d’un autre. L’éthique renvoie à cette question de la responsabilité qui insiste sur la
nécessité pour un travailleur social de répondre de son écrit, de donner à entendre et à lire
les raisons de son engagement dans sa pratique éducative.
Par ces constats, nous pouvons décliner qu’une « éthique d’écrivant » s’affirme par
trois dimensions qui ne s’opposent pas mais se placent à des niveaux et fonctions différents:
Une éthique de la délibération face aux décisions à prendre " jusqu’à ce que la
délibération collective atteigne sa conclusion logique et aboutisse à un consensus par la
voie de l’argumentation "61 pour constituer les orientations de l’écrit à venir.
Une éthique de la conviction par les intentions mises en œuvre dans l’acte d’écriture.
Brigitte BOUQUET la définie comme "l’attitude qui consiste à se mettre
inconditionnellement au service d’une fin. On veut atteindre cette fin, sans transiger
et sans concession. L’aspect positif en est la puissance de la force de conviction, la
sincérité ; la limite en est l’intolérance, voire le fanatisme "62.
Une éthique de la responsabilité par les conséquences des actes, des choix et des
décisions. " Elle inclut le principe de réalité dans le but à atteindre, le tri parmi les
différents choix possibles, et les moyens "63.
L’objet du paragraphe suivant est de tenter de préciser cette troisième dimension :
l’éthique de responsabilité. Comment pouvons nous la comprendre et la prendre en compte
dans l’acte d’écriture ?
2- RESPONSABILITÉ ET ÉCRITS PROFESSIONNELS
60
BRIZAIS Reynald, Op. cit., p53.
BOUQUET Brigitte, Op. cit., p 22
62
Ibid., p 21
61
-51-
2.1 La responsabilité en question
Il importe de noter que la responsabilité des travailleurs sociaux est engagée dans
tous leurs écrits. La responsabilité consiste pour un sujet à répondre de ses actes. Ce
postulat devrait baliser les rapports d’évolution avec une question centrale : qu’est-ce qui
peut-être utile au juge pour qu’il puisse prendre une décision éclairée ?
À la famille pour qu’elle soit acteur de ses changements ? Au travailleur social pour qu’il
réalise l’évaluation de son travail ? De ce fait, répondre à ces questions place le rapport
d’évolution comme un support à la communication avec les familles, les collègues, le service, le
juge. Il est par conséquent, au centre de plusieurs aspects de l’activité professionnelle comme
l’organisation du travail, le contenu de l’action éducative, le rapport à la famille, à la
hiérarchie, au juge, à la loi.
C’est pourquoi, la responsabilité est un principe à prendre en compte dans la pratique
d’écriture des travailleurs sociaux. Non seulement, les observations et les interprétations
portées à un moment donné et la façon de les écrire influent sur la décision du juge et du suivi
éducatif, mais elles peuvent prêter à des dérives face aux multiples usages des rapports
d’évolution. Brigitte BOUQUET précise à ce sujet que "la responsabilité en matière d’écrits
professionnel est non seulement de « ne pas nuire », mais comporte un aspect positif, à savoir
la « bénévolence », qui signifie littéralement vouloir le bien de la personne."64. Ce qui implique
de ne pas tout écrire et de tenir compte du destinataire et de la destination des écrits.
À ce niveau de la réflexion, il nous semble important de différencier la responsabilité
juridique et la responsabilité éthique. Le respect des lois relève de la vie en société. Le
travailleur social ne peut y déroger. De plus, en AEMO judiciaire, il est un des relais de la loi.
Nous avons vu précédemment que l’éthique appelle le travailleur social à s’engager dans ses
actes et à y répondre dans son rapport aux autres. Dans les écrits professionnels,
« l’écrivant » doit assumer ces deux niveaux de la responsabilité.
63
64
Ibid., p 21
Ibid., p 112
-52-
La prise en compte du renforcement du contradictoire et le respect de la famille
pourraient impliquer pour le travailleur social de consulter l’avis des personnes avant
d’envoyer l’écrit au juge des enfants. La pratique d’écriture pour être efficace
professionnellement doit tenter de respecter le droit des usagers et viser leur
responsabilisation. D’où cette posture professionnelle qui consisterait à obtenir le
consentement ou tout du moins passer par la consultation des familles pour tout contenu
d’écrits les concernant.
Il ne s’agit pas d’écrire dans un rapport d’évolution des choses fausses ou édulcorées
pour protéger la vie privée des personnes devant le juge, mais de les confronter au point de
vue que le travailleur social défend dans son écrit, de s’expliquer sur le sens des orientations
proposées afin que le contenu de l’écrit devienne aussi l’affaire de la famille : "Les personnes
concernées peuvent se révéler en désaccord avec les analyses ou les conclusions produites par
un éducateur ou une équipe éducative, le but n’est pas d’arriver à un compromis, mais que la
personne puisse faire sien le projet qui se dessine, ne serait-ce qu’au titre de s’y opposer pour
en construire un autre "65.
2.2 L’éthique de la responsabilité
Nous voudrions préciser maintenant l’expression même de cette responsabilité, autour
de trois positionnements éthiques qui nous permettront d’en décliner certaines implications au
regard de la pratique d’écriture: le positionnement personnel, le positionnement professionnel,
le positionnement institutionnel.
Le positionnement éthique personnel engage le travailleur social à se mettre à l’écoute
des familles en se situant dans sa propre histoire, ses appartenances, sa culture mais aussi sa
sensibilité et ses émotions. Cette dimension personnelle de la responsabilité incite le
professionnel lors de son écriture à se mettre à l’écoute du sujet car ce dernier est lui aussi
porteur d’histoire, de désirs et de connaissance sur lui même. Cette responsabilité
personnelle suppose pour le travailleur social un abandon de la toute puissance de son écrit.
Reynald BRIZAIS précise à ce sujet "que le premier positionnement éthique nous semble
65
ROUZEL Joseph (2000), La pratique des écrits professionnels en éducation spécialisée, Paris, Dunod, p 149
-53-
être : Ne pas se faire confiance […] Ce qui est redoutable, c’est de ne pas avoir de doutes."66.
C’est peut-être ce niveau de responsabilité personnelle que les « écrivants » doivent faire
apparaître dans leur pratique d’écriture car plus le travailleur social fera valoir sa position de
sujet fait d’incertitudes, plus il sera capable d’écouter et d’écrire sur une autre personne (un
autre sujet) pour lui permettre de trouver ses propres réponses, c’est à dire à ce montrer
responsable.
Le
deuxième
positionnement
éthique
concerne
le
niveau
professionnel.
Être
responsable professionnellement signifie que le travailleur social doit à travers de son écrit,
répondre entre autre, de la mission confiée, de la qualité de son écriture et de son travail
d’interprétation. Il met ainsi en œuvre des compétences, une technicité qui se réfère à sa
pratique spécifique qu’est l’AEMO. Mais nous partageons l’avis de Reynald BRIZAIS sur cette
distinction entre responsabilité personnelle et professionnelle lorsqu’il écrit : "Ce qui est en
cause n’est pas une opposition entre du prétendu personnel, opposé ou non à du prétendu
professionnel, mais la question de la place du subjectif dans une pratique professionnelle.[…]
Il n’y a pas d’un coté un « moi personnel » et de l’autre un moi « professionnel », chacun
assumant en quelque sorte ses responsabilités."67. Agir en professionnel indique précisément
le détour auquel le travailleur social est obligé de faire du côté de sa position personnelle
pour déterminer et mettre en œuvre son acte d’écriture dans la rencontre avec l’autre, le
parent, la famille et le juge. Cela semble supposer une certaine légitimité professionnelle de
« l’écrivant » dans sa pratique d’écriture
Concernant le positionnement éthique institutionnel, il s’agit de délimiter l’espace
propre de la pratique d’écriture où va s’inscrire ce niveau de responsabilité. Chaque
professionnel par l’écriture de ses rapports d’évolution doit pouvoir se référer à son
inscription dans un service d’AEMO. Ainsi, par son écrit, le travailleur social ne devrait jamais
se retrouver en position de devoir rendre des comptes au juge des enfants et aux familles
uniquement sur un plan individuel, même si en tant que personne, il se trouve, comme nous
l’avons vu, fortement engagé. "Toute pratique professionnelle s’inscrit dans un cadre et la
qualité de ce cadre conditionne la qualité de la pratique. Aussi nous apparaît-il comme une
66
67
BRIZAIS Reynald, Op. Cit., p 55
Ibid., p 54
-54-
autre nécessité éthique que de travailler à la sûreté du cadre de travail."68. Il semble donc
important que l’existence du cadre institutionnel de travail soit clairement énoncé et
explicité, tant pour le professionnel auteur de son écrit que pour la famille. La pratique
d’écriture entre alors en jeu dans un réseau de responsabilités où chacun (travailleur social,
directeur, chef de service, psychologue), de sa place, doit rendre compte de ce qu’il fait.
L’éthique de la responsabilité soulève donc un certain nombre de questions. En effet, la
pratique d’écriture est balisée, nous venons de le voir par des positionnements à plusieurs
niveaux. L’éthique de la responsabilité pose la question du choix du côté du sujet auteur de
son écrit. En conséquence, la responsabilité du travailleur social n’est pas seulement relative
au caractère plus ou moins juste de son écrit, mais au sens que prend celui ci du point de vue
d’un positionnement éthique. Il nous semble que la pratique d’écriture à tout avantage à
s’inspirer de cette éthique de la responsabilité pour élaborer, confronter et faire partager le
contenu du rapport d’évolution et pour que celui ci, devienne alors un nouvel outil éducatif au
service d’une relation plus transparente et plus professionnelle avec les familles.
68
Ibid., p 54
-55-
« Ecrire fait partie de trouver »
Fernand DELIGNY
« Dire du sens là où le sens ne marche pas.
Michel AUTÈS
CHAPITRE 4
L’ÉCRIT AU TRAVAIL, ENQUÊTE ET RECHERCHE
Comme dans tout travail de recherche, une certaine implication s’est dessinée par
rapport à notre objet de recherche. En effet, la subjectivité du chercheur est présente dans
tout travail d’investigation, et pourrait se définir par une forme de proximité entre lui et son
objet de recherche. Il semble alors nécessaire de s’en dégager, afin de pouvoir prétendre à
plus d’objectivité, dans le but de ne pas transformer la réalité par un regard biaisé.
1- DÉMARCHE DE RECHERCHE
1.1 Les questions que pose la recherche
À travers ce travail de recherche, nous souhaitons mieux définir et analyser la
pratique d’écriture en A.E.M.O. judiciaire. Ce sujet représente un réel enjeu, qui semble
s’être amplifié avec le décret du 15 mars 200269 relatif au droit d’accès aux dossiers
d’assistance éducative par les familles. Il existe actuellement un questionnement sur le
contenu des écrits des travailleurs sociaux. Les interrogations sont centrées d’une part, sur la
méthodologie et la phraséologie stigmatisante que certains considèrent comme excessive.
69
Décret n° 2002-361 du 15 mars 2OO2 modifiant le nouveau Code de procédure civile et relative à l’assistance
éducative.
-56-
Et d’autre part sur une autocensure de l’écrit dans les équipes éducatives qui réserveraient
alors les éléments confidentiels du dossier au magistrat dans le cadre d’une information orale
et non contradictoire au nom du principe de précaution.
L’écriture des rapports d’évolution est un domaine en perpétuelle évolution où aucune
norme n’est commune sur l’ensemble des services d’A.E.M.O. sur le territoire français. Il était
alors important à travers le choix de notre objet de recherche, de comprendre les enjeux à
l’œuvre dans cette écriture du rapport d’évolution, en établissant un état des lieux, à la fois
théorique et également sur le terrain. Ainsi, ce qui est visé dans ce travail n’est pas
l’explication du contenu ou la mesure quantitative des écrits adressés au juge, mais bien la
compréhension et le sens des différentes stratégies d’écriture présentes chez le travailleur
social lors de la rédaction de ses rapports d’évolution.
Pour ce faire, nous posons l’hypothèse que les difficultés rencontrées par les
professionnels en AEMO judiciaire à concilier respect de la vie privée des usagers et respect
de la mission délivrée par la justice des mineurs, sont liées au paradoxe de la restitution et de
la préservation d’informations. Ce paradoxe les conduit à développer des stratégies
raisonnées d’écriture pour préserver la relation d’aide avec les familles. La réforme sur
l’accès aux dossiers vient renforcer ces stratégies.
Tenter de répondre à cette hypothèse, c’est tout d’abord poser la question d’une
différence possible dans les contenus des écrits entre ceux qui contiennent les faits et ceux
qui « mi-disent ». Pourquoi cette différence ? Est-ce la différence d’évaluation du danger
dans une situation plutôt que dans une autre ? Difficile de répondre sans faire un travail
d’analyse du contenu des rapports d’évolution en A.E.M.O. judiciaire en lien avec les motifs de
demande de renouvellement des mesures, présents dans les conclusions.
Pouvons-nous alors interroger qu’elles sont les priorités des travailleurs sociaux
concernant leurs pratiques rédactionnelles ? Comment les travailleurs sociaux abordent-ils les
rapports d’évolution pour lesquels ils sont missionnés ? Comment pensent-ils retraduire leur
intervention ? Que mettent-ils en avant ? L’enfant, ses droits, son intérêt ? Les parents,
leurs droits ? La relation d’aide si difficile parfois à établir ?
-57-
Existe-t-il selon ces questions, une position particulière des travailleurs sociaux qu’ils
interviennent dans un service d’A.E.M.O. ou un autre ?
Les réponses à ces questions permettront d’évaluer le champ des stratégies d’écriture
et des enjeux rédactionnels à partir desquels le travailleur social construit son action et par
conséquent son écrit au juge. Le but de la recherche est de montrer comment l’Enfance en
danger en A.E.M.O. judiciaire est construit en un objet de discours soumis aux contraintes de
cohérence et de textualisation. Il s’agit de donner à voir comment un travailleur social
configure une réalité éducative, réalité que le juge constituera en faits propres
conformément aux exigences des procédures et du principe du contradictoire.
1.2 Constitution de l’échantillon
En utilisant la méthode inductive pour partir ainsi du particulier pour aller vers le
général, nous avons déterminé notre technique de recherche de données. Elle est composée
de deux techniques qualitatives de recueil. Notre premier travail de recherche portera sur le
contenu des rapports d’évolution envoyés au juge des enfants. Nous étudierons dans un
second temps le discours des travailleurs sociaux sur leur pratique d’écriture.
L’analyse des données textuelles cherchera à vérifier les hypothèses sur les pratiques
d’écriture et tenter de comprendre le fonctionnement de ces pratiques en essayant d’adopter
le point de vue qui a justifié pour les auteurs, la forme et le contenu dont les textes gardent
la trace. Notre approche est donc qualitative dans la mesure où elle met en évidence une
élaboration du sens en situation.
Le travail sur les écrits (en particulier, les rapports d’évolution) implique le choix
délibéré d’une certaine localisation pour situer leurs descriptions dans leur contexte. Pour
cela, notre recherche portera sur deux services d’A.E.M.O. judiciaire dont leur activité
concerne la juridiction du tribunal pour enfants de la ville de Saint-Nazaire :
-58-
Le Service Educatif en Milieu Ouvert de l’Association "Enfance et famille".
L’antenne de Saint-nazaire du service de milieu ouvert de l’Association
d’Action Éducative.
Il s’agit de tenir compte des relations d’interdépendance entre les conditions de
production des rapports d’évolution et les caractéristiques de ces écrits. Nous approcherons
ainsi les effets qu’exerce la place d’écrivant en AEMO sur le choix du contenu de ces textes.
Le tableau de comparaison de la page suivante, intitulé « tableau comparatif des
structures » a été réalisé à partir des caractéristiques principales des différents lieux
institutionnels pris en compte dans notre travail de recherche. Poursuivant notre souhait
d’une diversité et d’une pluralité des sources, il nous a paru intéressant d’analyser des écrits
et d’interroger des professionnels intervenant dans des services différents. Le tableau
montre que les deux services d’AEMO interviennent avec les mêmes moyens en personnel
éducatif. Le nombre de mesures est presque équivalent sur une année.
Il est à noter que les juges des enfants de Saint-Nazaire mandatent d’une façon similaire l’un
ou l’autre service et que seules ces associations sont habilitées à exercer des AEMO
judiciaires sur la juridiction du tribunal pour enfants de Saint-Nazaire.
-59-
Tableau comparatif des structures
Caractéristiques
Statut
Tribunal
pour
enfants
Pénal (Ord.
1945)
Assistance
éducative
(Art. 375
C.C.)
Associatio
n
AEMO Art.
375 C.C.
10
éducateurs/
trices
287
Septembre PJJ et Conseil
1979
Général
AEMO ART.
375 C.C.
10
éducateurs/
trices
(8,5 ETP)
250
Novembre
1967
Structures
Tribunal de
Grande
Instance
Service Éducatif
En Milieu Ouvert
Effectif
des
Ancienneté
Effectif de
Administration
mesures/
de la
l’équipe
de tutelle
habilitatio structure
n
1232
jugements
2 juges de rendus en
Ministère
1973
Assistance
enfants
de la justice
éducative
en 200270
Domaine
d’interventio
n/de
compétence
Service éducatif
en milieu ouvert Associatio
(antenne de ST
n
Nazaire)
PJJ et Conseil
Général
Le tableau suivant nous permet d’analyser les différentes ressources constitutives des
équipes de travail en fonction des services. Nous pouvons remarquer que les deux services
d’AEMO empruntent à peu près le même schéma institutionnel pour organiser le dispositif
d’intervention et d’analyse de l’action éducative.
70
Chiffre extrait du rapport d’activité de l’année 2002 du Tribunal de Grande Instance de Saint-Nazaire.
-60-
Tableau comparatif d’analyse des ressources du service
Psychologue
Éducateur
Assistant social
Conseillère en
ESF
Personnel
administratif
Service AEMO
1+1
2
8
2
0
1
2
Service AEMO
(Antenne)
1+1
1
8
1
1
0
1
Service
Moniteur
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1.3 Méthodes d’analyse
Il s’agit ici de présenter et d’expliquer les méthodes d’analyse utilisées dans le travail
de recherche. Deux méthodes constituent le cadre dans lequel s’inscrit l’ensemble de notre
démarche d’analyse : L’analyse d’un échantillon de rapports d’évolution et des entretiens avec
des professionnels concernés par ces écrits. Les deux méthodes sont basées sur le « modèle
clinique minimum 71» qui constitue le processus de recherche global, depuis les premières
notions fondatrices du projet de recherche jusqu’aux analyses et propositions.
Observations
Diagnostic
Traitement
Ceci est un processus qui traduit schématiquement un mode
de travail largement répandu en A.E.M.O. et dans les actions
éducatives en générales.
Nous l’avons transposé à nos investigations en considérant
chaque terme comme des étapes de la recherche.
Recueil des
informations
Analyse et
comparaison
des données
-61-
Interprétations
Propositions
Notre première étude s’appuie sur l’analyse des écrits réalisés par les deux services
d’AEMO. Nous avons choisi de travailler sur les rapports d’évolution rédigés à l’échéance de la
mesure éducative. L’échéance est prise comme une donnée significative, car les écrits sont
envoyés au juge des enfants dans l’attente de l’audience et peuvent être susceptibles d’être
lus par les familles dans le cadre de l’accès à leur dossier au tribunal. Le rapport d’évolution
concerne une famille pour laquelle une mesure d’assistance éducative s’exerce. Il s’agit donc
d’enfants pour lesquels une notion de danger a été déterminée par le juge des enfants. La
mesure éducative s’exerce alors en milieu ouvert, l’enfant restant dans sa famille ou étant
confié à un lieu de vie, une famille d’accueil ou un tiers digne de confiance. Nous ne sommes
donc pas dans le champ de la supposition mais dans celui du danger avéré.
Nous avons pu disposer de 24 rapports d’évolution (12 par service de milieu ouvert et 2
rapports de mesure éducative différente par travailleur social). Pour choisir ces écrits, nous
nous sommes appuyés sur trois périodes significatives :
La première concerne les archives des services. Nous avons effectué un tri aléatoire
basé sur les écrits les plus anciens en lien avec la présence encore effective dans le
service concerné du travailleur social auteur du rapport d’évolution. Les dates retenues
sont comprises entre 1978-1983.
La deuxième période situe les écrits entre 1997 et 1999 rédigés par des travailleurs
sociaux ayant une ancienneté significative en AEMO (entre 5 et 10 ans). Depuis 1986,
les rapports d’évolutions d’échéance sont envoyés au tribunal à minima tous les deux
ans, le juge des enfants étant dans l’obligation de revoir les situations à ce terme.
La troisième période retenue est celle de l’après décret du 15 mars 2002. Les écrits
ont été rédigés en 2002-2004 par de jeunes professionnels diplômés, en poste en
AEMO pendant et après la mise en place du contradictoire en assistance éducative.
71
FAVARD-DRILLAUD Anne-Marie (1986), Méthode de l’évaluation clinique, Revue trimestrielle de l’A.N.C.E
-62-
Tableau récapitulatif des dates des rapports d’évolution
1ère période
2ème période
3ème période
Rapports d’évolution de :
Rapports d’évolution de :
Rapports d’évolution de :
Décembre 1978
Janvier 1979
Novembre 1979
Mai 1980
Mai 1980
Février 1981
Avril 1983
Juin 1983
Septembre 1998
Septembre 1997
Novembre 1997
Mai 1999
Août 1999
Août 1999
Décembre 1999
Décembre 1999
Décembre 2002
Septembre 2003
Octobre 2003
Janvier 2004
Janvier 2004
Février 2004
Mars 2OO4
Avril 2004
La deuxième méthode d’analyse est celle des entretiens semi directifs ouverts. Nous
avons réalisé des entretiens auprès de douze travailleurs sociaux (6 dans chaque service) en
gardant comme principe dans le choix des professionnels, celui des trois périodes
significatives cité précédemment dans le travail de tri des écrits. Nous avons voulu compléter
les échanges avec les travailleurs sociaux par des entretiens auprès des deux juges des
enfants du tribunal de Saint-Nazaire72. Ils sont les destinataires des rapports d’évolution.
Il nous était important de préciser la mission d’un juge des enfants et de repérer ses
prérogatives et ses attentes face aux écrits afin de mettre en perspective les discours des
différents professionnels (juges et travailleurs sociaux) et comprendre comment chacun joue
son rôle.
(Association Nationale des Communautés Éducatives), n°57-58, P 33 à 46.
72
Nous réalisons que le nombre de juge des enfants interviewé n’est pas représentatif dans un travail de
recherche. Toutefois nous posons comme postulat que leur discours est légitimé par leur position d’homme de loi et
que nous pouvons ainsi considérer une relative exhaustivité dans leurs propos. De plus, leur point de vue donne du
relief aux contenus des échanges avec les travailleurs sociaux
-63-
La trame et l’amorce de l’entretien sont pré-établies selon les thèmes73 que nous avons
voulu aborder pendant notre travail de terrain. L’entretien est une technique de recueil de
l’information qui se déroule dans une relation de face à face entre l’enquêteur et l’enquêté.
L’entretien semi directif nous a permis d’orienter les réponses de l’enquêter vers les
thèmes qui constituent notre objet de recherche, tout en le laissant libre de ses réponses et
de ses réactions.
L’entretien se situe alors entre une discussion libre, sans trame préalablement définie,
et l’interrogatoire à base d’un questionnement précis comme dans un entretien directif.
L’appellation d’entretien « ouvert » signifie qu’il repose sur l’expression libre des idées
de l’interviewé sur un sujet. Les questions que nous avons posées étaient ainsi des inductions
auxquelles le professionnel nous répondait par son avis personnel. Nous ne sommes intervenus
ensuite que par des relances qui nous permettaient de suivre le déroulement de la pensée de
notre interlocuteur, tout en recadrant également la discussion autour des thèmes centraux.
Les entretiens réalisés auprès des professionnels doivent nous permettre de faire une
comparaison entre le contenu factuel des rapports d’évolutions et le discours que posent les
praticiens sur leurs écrits. Ce lien nous conduira à repérer les distances entre les faits et les
discours
Le tableau de la page suivante recueille les différents renseignements sur le profil des
professionnels interviewés. Leur regard particulier sur l’objet de la recherche peut varier en
fonction de l’expérience professionnelle de chacun. Il apparaît que la formation initiale est
peu diversifiée et que les deux équipes sont constituées en majorité d’éducateurs spécialisés.
Les différentes étapes de la professionnalisation des acteurs enquêtés nous montrent que ces
73
Se reporter à la grille d’entretien et aux thèmes définis dans l’Annexe 3, p.5
-64-
derniers ont des parcours professionnels similaires. Ce recueil d’information nous a permis par
la suite d’adapter les questions de l’entretien selon les éléments rapportés dans ce tableau.
-65-
Tableau comparatif des professionnels interviewés
Profil
Sexe
Acteurs
Juge des
enfants 1
Homme
Ancienneté
dans la
Formation initiale
structure
École de la
3 ans
magistrature
Juge des
enfants 2
Homme
7ans
Educateur 1
femme
27 ans
Educateur 2
Homme
25 ans
Educateur 3
Homme
10 ans
Educateur 4
Femme
5 ans
Educateur 5
Homme
4 ans
Educateur 6
Femme
3 ans
Educateur 7
Femme
27ans
Educateur 8
Femme
26 ans
Educateur 9
Homme
8 ans
Educateur
10
Homme
10 ans
Educateur
11
femme
3 ans
Educateur
12
femme
1 ans
École de la
magistrature
Etapes de
professionnalisation
-juge d’instruction
-juge des enfants
-juge d’application des
peines
-juge des enfants
-Éducatrice internat
-Éducatrice AEMO
DUT carrière
sociale (1974)
Diplôme
-Éducateur PJJ
d’éducateur PJJ
-Éducateur AEMO
(1974)
Diplôme
-Éducateur internat
d’éducateur
-Éducateur AEMO
spécialisé (1987)
Diplôme
-Éducatrice Internat
d’éducatrice
-Éducatrice AEMO
spécialisée (1994)
Diplôme
-Éducateur internat
d’éducateur
-Éducateur AEMO
spécialisé (1997)
Diplôme
-Remplacement AEMO
d’éducatrice
-Éducatrice AEMO
spécialisée (2000)
Diplôme
-Éducatrice internat
d’éducatrice
-Éducatrice AEMO
spécialisée (1970)
Diplôme
-Éducatrice internat
d’éducatrice
-Éducatrice AEMO
spécialisée (1973)
Diplôme
-Éducateur placement
d’éducateur
familial
spécialisé (1978)
-Éducateur AEMO
Diplôme
-Éducateur internat
d’éducateur
-Éducateur AEMO
spécialisé (1986)
Diplôme
-Éducatrice Institut
d’éducatrice
de Rééducation
spécialisée (2000)
_Éducatrice AEMO
Diplôme
-Éducatrice internat
d’éducatrice
-Éducatrice AEMO
spécialisée (2002)
-66-
Fonction
dans la
structure
Juge des
enfants
Juge des
enfants
Éducatrice
Éducateur
Éducateur
Éducatrice
Éducateur
Éducatrice
Éducatrice
Éducatrice
Éducateur
Éducateur
Éducatrice
Éducatrice
2- COMMENTAIRES ET ANALYSES DES ÉCRITS
Nous avons vu dans les chapitres précédents que le cadre général et légal qui fixe
l’obligation du rapport d’évolution génère chez les différents acteurs concernés (juge des
enfants et travailleurs sociaux) des attentes et des représentations sur ce que doit être le
rapport. Chacun de ces acteurs se réfère ainsi implicitement à une définition « judiciaire » du
rapport. Cette définition suggère ce que devrait être le contenu du rapport en regard de
l’objectif qui lui est formellement assigné.
Cette représentation du rapport en AEMO est globalement partagée par les
travailleurs sociaux et par les magistrats. Cependant, sa concrétisation reste difficile. La
description d’une dynamique familiale, son évaluation, la construction d’un sens, l’élaboration
de propositions d’actions paraissent des objectifs non équivoques et pourtant, par rapport à
chacun d’eux, l’écriture se heurte à des difficultés et des limites.
Le but de cette première enquête est de vérifier si :
•
Les rapports sont construits à partir des observations des travailleurs sociaux et si
celles-ci sont évaluées en fonction de l’attendu et de l’origine du danger.
•
Les rapports articulent et ordonnent les faits et les informations.
•
Les rapports évaluent une situation, élaborent un projet en tenant compte des
capacités de changement de la famille, de l’environnement socio-économique et
culturel.
•
Les rapports contiennent des éléments d’évaluation du danger actuel et une proposition
argumentée pour que le juge prenne une décision à l’audience.
La comparaison et l’analyse de 24 rapports d’évolution élaborés sur une période de vingtsix années nous permettront de faire des hypothèses et des interprétations sur le processus
de production de cet écrit. Nous chercheront ainsi à démontrer que :
-67-
Le contenu du rapport est une construction d’une réalité sociale particulière qui est la
dynamique des familles suivies en AEMO judiciaire.
La construction du rapport d’évolution et son écriture ne sont pas des opérations
strictement rationnelles mais sont aussi à considérer en termes stratégiques. Le
rapport est fait d’anticipations stratégiques entre le travailleur social (l’écrivant), le
magistrat et la famille.
2.1 Recueil des données et commentaires
Une première remarque s’impose : ce que nous avons appelé rapport d’évolution a pu
recevoir précédemment des appellations forts diverses comme rapport de comportement,
rapport de synthèse, rapport semestriel, bilan… pour les désigner. Les différentes
appellations s’expliquent par la recherche par les travailleurs sociaux d’un terme qui viendrait
catégoriser l’écrit au juge. Pourtant, si l’écrit dans les années 1980 n’était pas stabilisé
comme genre, les juges des enfants et les travailleurs sociaux savaient qu’il s’agissait d’un
texte réalisé périodiquement pour faire le point sur la situation familiale et prendre une
décision judiciaire.
L’évolution de la législation sur l’assistance éducative et l’obligation faite aux juges de
revoir les situations tous les deux ans ont eu comme conséquences d’unifier l’appellation de
l’écrit au magistrat. Sur l’échantillon d’écrits que nous avons étudié, les rapports réalisés à
partir de notre deuxième période significative (1998) s’intitulent tous « rapport d’évolution ».
Actuellement cette uniformisation demeure.
Pour recueillir des éléments de comparaison sur les écrits de notre échantillon, nous
les analyserons à partir des périodes significatives citées précédemment, choisies pour leur
diversité apparente.
-68-
•
La première période : Décembre 1978 à Juin 1983
Il apparaît dans les écrits un souci de trame prédéfinie, avec une organisation qui
permet de lire les items qui font le canevas du rapport. Nous pouvons reconnaître l’influence
des écrits d’une administration. "Dans l’éducation spécialisée, l’imposition d’écriture vient des
établissements dépendant du Ministère de la justice qui se contentaient d’une écriture
« administrative » dont les pièces les plus caractéristiques étaient le rapport d’incidents et le
livret de placement "74. Cette influence a formalisé ces formulaires en cherchant à rendre la
lecture des rapports plus rapide par un guidage de celle-ci grâce aux mentions portées en
marge :
Situation au début de ce semestre :
Action entreprise-Projet :
Situation actuelle :
Les mineurs :
Conclusion-Orientation de la mesure :
Cet aspect formulaire se retrouve aussi dans la forme particulièrement brève
d’écriture (entre 2 et 3 pages). Nous pensons que la brièveté de l’écrit peut s’expliquer par
plusieurs facteurs :
Le rythme soutenu de la périodicité des écrits : tous les six mois. Comment les
travailleurs sociaux pouvait-ils dès lors, de six mois en six mois, faire rapport sur
l’évolution
d’une situation familiale? "Un seul changement depuis notre dernier
rapport : Mme X a donné naissance à un petit garçon le 8 décembre 1978. Ceci semble
avoir consolidé ses liens avec Mr Y, son ami, et être source de joie pour chaque
membre de la famille "75.
Il fallait pour les travailleurs sociaux définir un contenu, concevoir des projets
collectifs et individualisés qui identifiaient pour le juge des enfants des évolutions
précises, de faible ampleur mais fortement identifiables et évaluables.
74
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 32
-69-
L’absence d’échéance : dans certain nombre de cas l’écrivant, faute de faits
identifiables pour décrire une évolution, ne pouvait qu’indiquer la continuité de la
mesure et la poursuite du travail, même si l’équipe éducative ne savait plus définir
précisément un travail possible : " AEMO à poursuivre pour être disponible et vigilant,
de façon à ne pas laisser échapper la moindre occasion d’entrer en relation avec les
deux enfants "76.
Malgré la relative brièveté des rapports d’évolution, nous pouvons reconnaître dans ces
documents certains éléments du canevas que nous décrirons ultérieurement comme socle
commun de ces écrits. Toutefois cette répartition administrative de la tâche d’écriture
semble amener un allègement significatif du travail d’argumentation à propos de la proposition
de décision.
•
La deuxième période : Septembre 1998 à Décembre 1999
Nous retrouvons ici une forme plus classique et actuelle du rapport d’évolution, à la
fois par sa longueur (4 pages en moyenne), l’intitulé de ses paragraphes :
Élément de l’histoire familiale
Déroulement de la mesure
Les enfants
Conclusion
et son organisation discursive. : Nous trouvons sur la première page le rappel administratif du
rapport avec une zone « définition de l’objet d’écriture » (nom de la famille, adresse, date des
échéances de la mesure, rappel des motifs du jugement antérieur) et une zone « définition de
la famille » avec le descriptif de la composition de la famille. En fin du texte écrit, nous
trouvons des éléments discursifs préconisant la poursuite ou la main levée de la mesure.
75
Rapport d’évolution de notre échantillon rédigé en 1978
-70-
Cette indication peut-être plus ou moins accompagnée par les propositions d’orientation
de l’action éducative : "Nous avons encore beaucoup d’interrogations sur le fonctionnement de
la famille. La collaboration des parents à la mesure nous paraît de plus en plus être une
façade. Aucun des deux n’accepte de modifier sa manière de voir et de faire dans le domaine
éducatif. Pourtant les enfants expriment leur souffrance et d’autres placements seront peutêtre nécessaires si nous ne parvenons pas à faire évoluer Mr et Mme. Pour toutes ces raisons,
la poursuite de la mesure nous semble justifier. "77
•
La troisième période : Décembre 2002 à Avril 2004
Cette période est intéressante car elle est « atypique » pour un certain nombre
d’éléments d’écriture :
Le nombre de pages excède régulièrement les 4 pages (5 pages en moyenne).
Les documents sont construits à partir d’un plan similaire :
Rappel administratif
Rappel du précédent rapport-situation familiale
Déroulement de la mesure
Les enfants
Analyse de la situation
Conclusion
Il est apparu un paragraphe supplémentaire intitulé « analyse de la situation » où les
formes de l’énonciation sont liées à la fois à la forte présence du travailleur social
comme acteur, mais aussi à une explication du rôle du service éducatif comme
observateur qui évalue la situation avec ici une posture distante : "Notre intervention a
permis d’instaurer un dialogue entre le père et la fille afin que les demandes de la
jeune soient entendues. Mr tient des propos extrêmes mais accepte que des
négociations soient élaborées. Une réflexion s’est instaurée sur…"78
76
Rapport d’évolution de notre échantillon rédigé en 1979
Rapport d’évolution de notre échantillon rédigé en 1999.
78
Rapport d’évolution de notre échantillon rédigé en 2004.
77
-71-
La conclusion est aussi plus conséquente et reprend les axes de travail à approfondir
pour poser un avis indicatif pour la décision prochaine du juge des enfants. Ce souci
indique que l’écrit est principalement adressé à un magistrat qui sera chargé du
traitement de l’écrit, pour une décision éclairée.
De cette première approche nous pouvons décrire le rapport d’évolution comme la
succession ordonnée d’éléments dont certains seraient obligatoires (déroulement de la
mesure, les enfants, la conclusion), d’autres facultatifs (rappel du précédent rapport, analyse
de la situation). Il est globalement structuré autour d’au moins cinq aspects qui nous
permettent de définir l’existence d’une référence à une structure générale comme suit:
1. L’en-tête
avec
ses
formes
d’adressage,
l’indication
que,
dans
la
définition
administrative d’un courrier, nous appelons l’indication de l’objet, un rappel des
éléments administratifs et social concernant le dossier de la famille suivie.
2. Une présentation ou une description du contexte éducatif de la situation ayant suscité
la mesure.
3. Une présentation de la dynamique familiale et des actions engagées avec la famille.
Cette description ne se veut pas statique et le travailleur social cherche également à
montrer les évolutions de la famille au cours du déroulement de la mesure. Vient
ensuite la description du comportement des enfants. Le lien avec la scolarité est
principalement la base des éléments rapportés sur la connaissance de l’enfant d’où
l’importance donnée à cette dimension dans le rapport.
4. Une analyse des effets de la mesure éducative. Cet aspect montre le déroulement de
l’action éducative et donne des éléments d’évaluation des effets. Les indicateurs sur le
niveau d’adhésion à la mesure deviennent des éléments d’appréciation des effets de la
mesure et des potentialités de changement de la famille.
5. Une conclusion qui contient les propositions au magistrat.
-72-
D’une certaine manière, seules les parties 2 et 3 sont rédigées « de façon
personnelle » par le travailleur social. Les autres parties, analyse et conclusion, sont le
résultat de la réunion de synthèse où la réflexion et les orientations sont partagées.
2.2 Analyse du contenu des rapports d’évolution
Dans une même période significative, lorsque nous comparons les écrits de notre
échantillon, des similitudes apparaissent au niveau de leur contenu. Toutefois des différences
se présentent lors d’une comparaison transversale sur les trois périodes de références.
L’analyse comparative des contenus des rapports nous montre que les observations des
situations familiales sont traduites de façon de plus en plus conséquente ces dernières
années.
Les écrits de la première période se rapportent plutôt à une logique du vraisemblable
c’est à dire proche d’une vérité : "Mr est au chômage depuis le mois d’août. Il semble qu’il a lui
même provoqué son licenciement. Il perçoit depuis cette période des indemnités ASSEDIC, et
entreprend quelques recherches de travail, mais sans conviction. Le couple a connu des
moments difficiles, et Mme s’est plainte de l’alcoolisme de Mr…"79. Cette lecture nous montre
également que les interprétations proposées dans les rapports de la troisième période
significative sont de moins en moins équivoques et tentent de s’appuyer sur la logique du fait
observé.
Ces premiers constats renvoient à la question du degré de connaissance que peut avoir
le travailleur social sur certaines dimensions de la dynamique familiale : soit le travailleur
social dispose d’un certain nombre d’observations dont il ne fait pas référence dans son écrit,
soit l’absence de ces observations reflète sa méconnaissance de la situation. Cet écart qui
semble exister entre ce qui est écrit et ce qui est observé nous permet de découvrir des
différences entre le degré de connaissance que peuvent avoir le travailleur social sur une
problématique familiale et ce qu’il en écrit dans son rapport.
79
Rapport d’évolution de notre échantillon rédigé en 1983.
-73-
Nous pouvons suggérer que le travailleur social a globalement sur la famille une
connaissance plus précise que celle que nous pouvons retirer de la lecture des rapports
d’évolution. Les différences des contenus que nous identifions, nous permettent de proposer
des hypothèses sur les conditions de production et d’écriture des rapports d’évolution dans la
mesure où il semble que les différences ne sont pas aléatoires mais peuvent correspondent à
des orientations données au rapport et à des stratégies d’écriture.
L’analyse suivante concerne quelques hypothèses et n’épuisent pas les questions du
contenu des rapports et de l’activité stratégique d’écriture. Certaines observations
reviennent dans les rapports d’évolution. Entre autres :
- Les évènements de l’histoire familiale
- Les problèmes de santé
- Les conduites d’addictions, souvent l’alcoolisme
- Les comportements des enfants sur le plan scolaire et éducatif
Ces éléments contenus dans les écrits sont à mettre aussi en correspondance à la
durée réelle des observations et par conséquent à la durée d’intervention dans la famille80. De
ce fait, l’absence de certains domaines d’observation peut ainsi s’expliquer par un déficit
d’observations concrètes ne permettant pas au travailleur social de cerner une difficulté.
Mais cette question du temps de l’observation n’est pas la seule explication. Prenons quelques
domaines transversaux des écrits pour étendre notre analyse :
•
Un contenu d’observation différent selon les parents :
L’importance des éléments dans les rapports d’évolution n’est pas la même qu’il s’agisse
du père ou de la mère. Dans les rapports de notre échantillon, il y a moins de description de la
situation du père. Nous pouvons supposer que cette différence existe par les conditions du
recueil des observations. La mère est plus souvent rencontrée que le père.
80
Il est à noter que la durée moyenne des AEMO dans les années 1980 pour l’un des services d’assistance
éducative étudié était de six années. Actuellement cette durée est de deux ans et demi (statistiques annuelles). La
-74-
Elle est mieux connue du travailleur social et a peut-être une facilité à évoquer et à parler de
son histoire et de son quotidien. Le travailleur social met alors en tension le discours de cette
personne avec la réalité correspondante et oriente le contenu de son écrit vers des
hypothèses de compréhension référées à la mère. C’est un point que note Pierre DELCAMBRE.
Il dit que"l’éducateur décrit quelqu’un qui est, du fait de la mission, « partenaire » d’une
relation éducative. La personne décrite, l’objet d’écriture est le plus souvent partenaire
privilégié d’une relation fortement « impliquée »."81
•
Des éléments d’observation plus ou moins équivoques :
Nous posons dans notre échantillon de rapports d’évolution l’alcoolisme comme élément
d’appréciation ambiguë pour décrire une réalité familiale. Se pose alors la question des
critères que le travailleur social utilise. Comment celui-ci identifie-t-il l’alcoolisme d’un des
parents ? Sur quels critères ? Pour certaines personnes une consommation d’alcool ne
représente pas le même danger que pour les autres alors que le même mot sera utilisé dans le
rapport d’évolution. De plus le travailleur social peut considérer que l’alcoolisme n’est pas la
donnée la plus importante de la problématique familiale et que d’autres problèmes doivent
être aussi abordés. Cette position démontre que « l’écrivant » cherche peut-être à ne pas
stigmatiser la situation familiale et figer ainsi les représentations du juge des enfants.
Cette différence entre les rapports d’évolution sur les différentes périodes significatives est
telle pour qu’une interprétation en soi donnée : Les travailleurs sociaux depuis l’ouverture des
dossiers, semblent contrôler leurs affirmations et seraient plus prudents dans un contexte où
le destinataire peut-être double (le juge et la famille). Ceci était moins vrai lorsque le
destinataire était formellement désigné et que l’écrit n’était accessible que par le magistrat.
Pierre DELCAMBRE précise à ce sujet que "la valeur de l’écrit pour ceux qui sont commis à
l’écriture pourrait bien excéder le sens qu’a l’écrit pour son destinataire-usager, même au cas
où ce dernier disposerait d’un pouvoir incontestable.
révision des situations tous les deux ans et le recentrage du juge des enfants sur la notion de danger effective
sont entre autres des explications de cette réduction de temps d’intervention.
81
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 134
-75-
Il nous faut en effet envisager le métier non seulement comme une activité subalterne,
exercé sous contrôle d’un juge, mais encore comme une activité qui déborde cette
finalisation."82
Cet écart montre que le rapport a quitté sa fonction descriptive d’une réalité familiale.
Par conséquent, c’est bien au niveau des conséquences de ce problème « alcool » sur l’évolution
de la dynamique familiale et sur les enfants que le travailleur social apporte maintenant des
éléments d’appréciations.
Par rapport à la question de l’alcoolisme, les observations du travailleur social lui
permettent d’avoir soit une appréciation intuitive et subjective de la situation familiale, soit
d’avoir une hypothèse plus ou moins étayée ou soit plus rarement, de disposer de faits avérés.
Ces différences d’appréciation qui peuvent être lourdes de conséquences pour la famille,
amènent l’hypothèse d’une construction stratégique par le travailleur social de la réalité
familiale.
Cela suppose donc de la part de « l’écrivant » une anticipation des risques qu’il peut
courir à écrire une description d’une situation parentale qui serait stigmatisant ou qu’il ne
pourrait étayer.
Nous pouvons résumer toutes ces analyses par le tableau de la page suivante. Celui-ci met en
lien nos trois périodes significatives avec les tendances relevées dans le contenu des rapports
d’évolution. Les signes (-) et (+) indiquent le sens des évolutions du contenu des écrits.
82
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 39
-76-
Rapport
1ère période
1978-1983
2ème période
1998-1999
3ème période
2002-2004
Objectivité
-
+
+
Termes larges
+
+
-
Sélectivité
-
+
+
Neutralité
+
+
+
Recherche d’adhésion
-
+
+
Pronoms « nous »
-
+
+
Projet commun
-
+
+
Parole rapportée de
L’usager
-
+
+
Termes précis
+
+
+
Plan
+
+
+
Convaincre
-
+
+
Justifier
-
+
+
Proposer des
orientations
-
-
+
Contenu
Avec ce tableau, nous pouvons voir l’évolution de la pratique d’écriture du travailleur
social au cours des trois périodes.
Les écrits de la troisième période montrent que les termes du rapport d’évolution
cherche à être précis et les comportements des personnes sont décrits comme des faits que
le travailleur social vérifie et ce dans une logique temporelle. L’adhésion à l’action éducative
est recherchée mais n’est pas nécessaire. La situation est exposée le plus complètement
possible et la parole du parent ou du mineur est prise en compte. Nous remarquons aussi que
ces rapports mettent en valeur la relation et les faits sont replacés dans le passé, présent et
futur de l’intervention, ce qui lie le travailleur social et la famille.
-77-
Ces constats nous permettent de repérer chez « l’écrivant » une recherche de
technicité de l’écriture ou un « savoir rédiger » qu’il doit prendre en compte. Ce savoir se
situe à plusieurs niveaux :
•
Informatif (témoignage)
•
Explicatif (éclairer)
•
Interrogatif (réflexivité)
•
Prospectif (orienter)
Cette analyse sur le contenu des rapports montre que cet écrit est le produit d’un
processus où l’observation et l’écriture ne sont pas les seules opérations. L’écriture d’un
rapport résulte d’un travail de construction d’une réalité familiale. Plus précisément nous
voulons dire que le rapport n’est pas et ne peut pas être le reflet de la réalité d’une
problématique familiale car celle ci échappe en partie au travail d’observation. Par conséquent,
ce travail de construction est pris à la fois dans les problèmes de limites des observations
réalisées mais aussi dans des processus de sélection des éléments d’appréciation. Pierre
DELCAMBRE relève que "dure situation est celle du commis à la trace pour d’autres…d’autant
qu’on lui retire alors le choix de la fixation (garder en mémoire quelques minutes, pour voir si
le dit est vraiment important, inscrire dans un petit coin, laisser faire l’oubli, ou au contraire
inscrire en gras souligné pleine page…) ; Or l’acte d’écriture commence par ce choix."83
Cette complexité du choix implique que le travailleur social doit faire une sélection
parmi les éléments de la connaissance qu’il a de la famille. Il oriente son écrit en fonction d’un
modèle que nous retrouvons dans la troisième période significative, qui privilégie plutôt les
éléments se rapportant à la relation, à la communication, aux aspects éducatifs. "Faire une
analyse de communication amène à ne pas considérer les écrits seulement comme résultats
d’interactions, ni même comme de simples textes. Ce sont des objets qui circulent et trouve
un usage finalisé par l’activité."84
83
84
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 102
Ibid., p 67
-78-
Cette conception vise une réponse à la recherche d’une position éthique pour
« l’écrivant » qui serait de trouver les mots les plus justes pour écrire sur les personnes.
Cette attention renvoie ainsi à la représentation que le travailleur social a de la demande du
juge signifiée dans les attendus du jugement d’assistance éducative.
Faire une analyse des écrits de notre échantillon nous à amener à faire quelques
constats relatifs aux contenus des rapports d’évolution et à élaborer des hypothèses
explicatives relatives aux conditions de leur construction et de leur écriture. L’étude du
discours des « écrivants » sur leur pratique d’écriture devrait nous permettre dans le
paragraphe suivant, de faire une comparaison entre le contenu factuel des rapports
d’évolutions et le discours que posent les praticiens sur leurs écrits.
3- COMMENTAIRES ET ANALYSES DES ENTRETIENS
Pour procéder à l’analyse de contenu des différents entretiens recueillis, nous avons
favorisé l’analyse thématique. Ainsi l’unité retenue est le thème que nous retrouvons dans la
grille d’entretien. Chaque thème correspond à chaque réponse des enquêtés par rapport à nos
questions ou nos relances. Cette détermination des thèmes va également nous être précieuse
pour pouvoir repérer des lignes générales de sens qui composent le discours des personnes
interrogées.
En effet, nous considérons comme significative la présence d’un thème dans un
discours. Cette règle est d’autant plus importante dans cette étude que les différents
professionnels interrogés n’ont pas la même ancienneté en AEMO. Ainsi, cela nous permettra
de mieux définir si l’ancienneté des acteurs intervient directement dans leur conception de
l’écrit et dans leur vision de l’importance du contradictoire, ou bien s’il n’y a pas lieu d’établir
une telle hypothèse.
-79-
Ensuite, nous nous attacherons à la fréquence d’apparition des différents thèmes dans
notre recueil de données. En procédant ainsi, nous postulons que plus un thème est cité
fréquemment, plus il a de l’importance aux yeux des acteurs interrogés et donc qu’il joue un
rôle particulier dans la pratique d’écriture. Partant de ce postulat et ne pouvant tout analyser
de façon exhaustive, notre recherche s’organisera autour de six thèmes (thème
1/2/3/5/6/8) que nous retrouvons dans le tableau du paragraphe suivant.
Enfin, nous déterminerons également la direction que chaque enquêté donne lorsqu’il
cite un thème. Ainsi un thème peut être évoqué par différentes personnes, mais sans avoir la
même signification. Ce caractère qualitatif de citation d’un thème peut se traduire en terme
favorable, défavorable ou en terme de neutralité.
3.1 Recueil des données et commentaires
Après avoir recensé les différents « discours » des acteurs enquêtés, nous allons les
interpréter et les commenter suivant les six thèmes retenus. Il nous a paru intéressant
d’établir une comparaison entre l’évocation d’un thème par un professionnel et le statut et
l’ancienneté de ce dernier. Le tableau présenté ci-dessous recense ces différents thèmes qui
seront croisés avec le discours des différents professionnels. Nous retrouverons dans les
pages suivantes ce tableau pour l’étude des thèmes, ceux-ci étant déclinés dans leur contenu
en sous éléments spécifiques.
Pour mesurer l’importance d’un sous élément spécifique dans le discours des
professionnels, nous nous aiderons pour chaque thème, d’un schéma « en étoile ». Il indiquera
le nombre d’acteur ayant évoqué de façon significative un sous élément.
-80-
Éducatrice 12
Éducatrice 11
Éducateur 10
Éducateur 9
Éducatrice 8
Éducatrice 7
Éducatrice 6
Éducateur 5
Éducatrice 4
Éducateur 3
Éducateur 2
Thèmes
Juge 2
Juge 1
Enquêtés
Éducatrice 1
Tableau croisé entre thèmes/enquêtés :
1-Les finalités et les objectifs du
rapport d’évolution
2-La perception de l’acte d’écriture
3-La structure des rapports
d’évolution
4-La place du facteur temps dans
l’acte d’écriture
5-Le principe de la « double
adresse »
6-Les difficultés liées à l’écriture
des rapports d’évolution
7-La place de la responsabilité dans
l’écrit
8-Les nécessités d’un changement
dans la pratique
9-L’écriture de la pratique en
formation
•
Thème 1 : Les finalités et les objectifs du rapport d’évolution
Le premier thème retenu est celui des finalités du rapport d’évolution en AEMO judiciaire.
Ce premier point oriente notre analyse à travers les définitions et le sens spécifique de cet
écrit que nous livrent les différents professionnels. L’analyse de ce thème découpé en divers
éléments de réponse, nous permet de définir quelles sont les conditions du travail d’écriture
en lien avec la place « d’écrivant » du travailleur social.
-81-
Tableau croisé entre thème 1 enquêtés85
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Un rendu compte
X
X
X
X
X
X
Éducatrice 12
X
X
Éducatrice 11
X
X
X
Éducatrice 6
X
X
X
X
Jeunes prof.
Éducateur 5
X
Éducateur 10
X
Éducateur 9
X
Éducatrice 4
X
Éducateur 3
X
X
X
Éducatrice 8
Un écrit obligatoire
Un contrôle
Un Rendu compte
Retraduit la synthèse
Une mise à distance
Une évaluation des écarts
Éducatrice 7
Juge 2
X
X
X
Thème 1
Éducateur 2
Juge 1
Acteurs
Ancienneté+
Éducatrice 1
Ancienneté ++
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Un écrit obligatoire
14
8
12
Finalités et objectifs
Du rapport d’évolution
Retraduit la
synthèse
7
8
Une évaluation des
écarts
6
Une mise à distance
Un contrôle
A la lecture du tableau et du schéma « en étoile » ci dessus, nous pouvons constater
divers éléments : L’ensemble des acteurs s’expriment sur ce thème « finalités et objectifs du
rapport d’évolution ».
La finalité du rapport d’évolution n’est pas formulée de façon univoque au niveau des
travailleurs sociaux. Nous remarquons que les travailleurs sociaux qui évoquent le plus
fréquemment les sous thèmes sont les éducateurs 6, 11, 12. Or ces trois professionnels ont
tous une expérience en AEMO peu conséquente qui se situe autour de la mise en place du
décret de 2002. Le regard qu’ils portent alors sur ce thème semble se nourrir du contenu du
décret et du questionnement sur l’accès de leurs écrits par les familles.
85
Entretiens retranscrits, Annexe 4, p A9.
-82-
L’ensemble des professionnels définit les finalités du rapport d’évolution comme un
rendu compte de l’action menée pour faire ressortir l’intérêt du renouvellement ou de la main
levée de la mesure éducative auprès du juge des enfants. Une majorité affirme que la
dimension évaluative donne de la profondeur à ces écrits. Ainsi la pratique d’écriture
s’articule autour de cette dimension du rendu compte. Il est toutefois nécessaire de relever
l’ambivalence de ce terme dans le discours des jeunes professionnels en AEMO. Le rendu
compte est lié avec la notion de contrôle. A ce titre, écrire un rapport d’évolution, c’est
permettre au service éducatif d’effectuer un contrôle de l’action éducative, de l’agir et plus
particulièrement des moyens mis en oeuvre. Pour les juges des enfants, le contrôle semble se
situer sur l’adéquation entre les conclusions du rapport d’évolution et les moyens proposés
pour continuer l’intervention afin de leur permettre de motiver leurs jugements. Le discours
des travailleurs sociaux à ce sujet permet de réaliser à quel point la pratique d’écriture est
prise dans un faisceau de contraintes qui réduit toute autonomie de l’auteur de l’écrit. Les
professionnels interrogés envisagent la pratique d’écriture non seulement comme une activité
exercée sous contrôle du juge, mais surtout comme une activité qui va au delà de cette seule
finalité.
Ainsi, cette nécessité pour le juge des enfants de motiver ses décisions implique de
fait une obligation d’écriture de la part des travailleurs sociaux. Dans cette perspective, le
rapport d’évolution est institué comme une réponse à la commande du juge et il est écrit pour
le juge. Ce discours se retrouve auprès des éducateurs qui ont une ancienneté significative en
AEMO (éducateur 1, 2, 4, 7, 8, 9). Pour les autres, outre cette obligation d’écriture à
échéance de la mesure, l’écrit est un moyen incontournable pour évaluer les effets de sa
pratique en lien avec les situations familiales. Nous retrouverons ce positionnement lorsque
les « écrivants » évoquent la mise à distance que procure cet acte d’écriture et qui romps
avec la logique d’action. Il permet l’élaboration de la pensée, la légitimité de l’action dans une
mise à l’écart du temps de l’agir. Pour garantir ce travail d’évaluation, la synthèse reste dans
le discours des travailleurs sociaux un moment privilégié où le travail de déconstruction et
d’analyse, prend une dimension pluridisciplinaire. Ce temps de réunion pour les enquêtés,
permet d’évacuer la charge émotionnelle et affective par rapport à une situation familiale
lorsque celle ci est trop importante. Cette instance semble être pour eux, les prémices d’un
travail d’écriture approprié.
-83-
•
Thème 2 : La perception de l’acte d’écriture
Le second thème se réfère à la perception de l’acte d’écriture et aux logiques
spécifiques de cette écriture. Les différents discours autour de ce thème vont nous
permettre de comprendre quelles sont les logiques réellement mises en œuvre sur le terrain
de l’AEMO judiciaire. D’autre part, cette confrontation entre le discours des professionnels
et l’analyse théorique des précédents chapitres nous a amené à mesurer la réelle spécificité
de cette écriture du rapport d’évolution ainsi que l’importance de l’échange du contenu avec
les familles.
Tableau croisé entre thème 2 et enquêtés86
Un engagement
Éducatrice 12
X
Éducatrice 11
X
X
Éducatrice 6
X
Éducateur 5
X
Éducateur 10
X
X
X
X
Jeunes prof.
Éducateur 9
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Éducatrice 4
Éducateur 2
Un engagement
Une responsabilité
Un témoignage
Une transparence
Une lassitude
Ancienneté +
Éducateur 3
Éducatrice 1
X
X
X
X
Thème 2
Éducatrice 8
Juge 2
Juge 1
Acteurs
Éducatrice 7
Ancienneté ++
X
X
X
X
Une responsabilité
9
8
5
La perception de l’acte
d’écriture
Une lassitude
Une transparence
7
Un témoignage
86
12
Entretiens retranscrits, Annexe 4, p. A14
-84-
X
X
L’ensemble des acteurs s’exprime sur ces logiques de l’acte d’écriture. Le schéma « en
étoile » nous montre que la majorité des professionnels considère l’engagement, le témoignage
et la transparence comme indispensable dans la rédaction du rapport d’évolution. Pour les
personnes interviewées, leurs écrits s’articulent autour des faits observés dans la famille et
doit être précis dans les observations et les mots utilisés. La retranscription des faits doit
permettre au juge des enfants de motiver ses décisions. Nous pouvons constater que les
principes fondamentaux définis par la mise en place du contradictoire sont effectifs dans le
discours des professionnels sur le terrain de l’AEMO. Tous les acteurs ont évoqué la
transparence comme spécificité de cet acte d’écriture. Cette transparence de l’écrit semble
être un gage d’une « bonne » pratique d’écriture. Le pendant de cette transparence est
l’échange avec les familles sur le contenu du rapport d’évolution avant l’audience.
Cette nouvelle pratique semble être la base du travail d’écriture et ne peut se définir
comme une velléité isolée chez les intervenants. Elle apparaît plutôt comme un élément
fédérateur qui agit à travers les différentes logiques d’écriture. Ainsi la transparence
influence largement, dans le discours des professionnels, leur engagement dans l’écrit. La
fréquence d’évocation chez les personnes enquêtées entre la transparence et l’engagement
dénote une certaine interdépendance entre ces deux notions. Pour les jeunes professionnels
cet engagement prend sens par la formalisation de l’action, par le témoignage du travail
engagé. Nous remarquons toutefois que la logique d’engagement est souvent évoquée avec
celle de responsabilité. Nous pouvons en déduire que l’importance de l’engagement dans l’écrit
est variable selon la notion de responsabilité que « l’écrivant » pose dans son acte d’écriture
auprès de la famille.
La réalisation du rapport d’évolution qui va être signé par le professionnel, engage sa
responsabilité. Une majorité de personnes interviewées disent essayer de retraduire dans
leurs écrits que ce qu’ils sont prêts à assumer et à justifier auprès du juge et surtout depuis
le décret du 15 mars 2002, auprès de la famille. Lors de l’écriture, ils disent être placés
devant une double posture qui est de maintenir leur relation avec les familles qu’ils suivent,
aident et accompagnent au quotidien et faire valoir l’autorité d’un juge des enfants à travers
l’audience.
-85-
Nous voyons qu’ici la pratique d’écriture peut servir à modifier la nature des relations
en aménageant et en structurant l’espace de communication que constitue le contenu du
rapport d’évolution.
Reste à prendre en compte la lassitude des travailleurs sociaux face à la répétition et
au nombre des écrits qu’ils doivent réaliser. Cette routine se retrouve dans le discours des
interviewés quelque soit leur ancienneté en AEMO. Il semble important de continuer à
dynamiser la pratique d’écriture auprès des professionnels pour éviter que certains rapports
d’évolution pris dans cette quantité d’écrit ne reflètent pas seulement la situation de
lassitude de l’auteur.
•
Thème 3 : la structure du rapport d’évolution
Ce thème fait référence à la façon de structurer l’écrit au juge des enfants. Nous
recherchons à repérer les différents modes d’écriture à travers la constitution du plan du
rapport. Cette approche pratique de l’écrit nous montrera que les règles de composition
impliquent un contenu argumenté dans lequel il convient d’articuler connaissances objectives
et hypothèses de travail.
Tableau croisé entre thème 3 et enquêtés87
87
Entretiens retranscrits, Annexe 4, p. A18
-86-
X
X
X
X
Éducatrice 12
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Éducatrice 11
Éducatrice 6
X
Éducateur 5
Éducatrice 8
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Éducateur 10
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Jeunes prof.
Éducateur 9
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Éducatrice 4
X
X
X
X
X
X
X
Ancienneté +
Éducateur 3
Les motifs de l’AEMO
La situation familiale
Le déroulement de la mesure
Les mineurs
L’analyse de la situation
La conclusion
Éducatrice 7
Thème 3
Éducateur 2
Juge 2
Juge 1
Acteurs
Éducatrice 1
Ancienneté ++
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Les motifs de l’AEMO
La situation familiale
5
11
14
La conclusion
La structure du rapport
d’évolution
14
10
Le déroulement de
la mesure
14
L’analyse de la situation
Les mineurs
Les professionnels évoquent les différentes parties de leurs rapports d’évolution et
s’inscrivent tous dans l’importance de la rédaction de trois parties : le déroulement de la
mesure, les mineurs, la conclusion. Ainsi leurs caractères incontournables semblent résider
dans le fait que pour certains travailleurs sociaux, les autres parties apparaissent dans les
rapports en fonction de la complexité de la situation familiale et de leur facilité
rédactionnelle du moment.
Il ressort dans leurs discours qu’il ne s’agit nullement d’un écrit littéraire mais d’un écrit au
croisement de la pratique éducative et de l’analyse clinique qui se présente en trois temps :
Le temps du descriptif : Il s’agit d’exposer de quoi il s’agit, sans préjuger de la suite.
Ce premier temps vise la lecture pour le juge des éléments principaux qui composent la
situation familiale dans son ensemble. Il s’agit pour le travailleur social de relever les
éléments significatifs qui font sens.
Le temps de l’analyse : Ce second temps permet de prendre appui sur les éléments
essentiels dégagés pour construire une explication. Cette tentative d’explication repose sur
l’observation mise en perspective et l’analyse issue de la synthèse. L’analyse se doit d’être
cohérente, raccordée à la réalité familiale et relativement nuancée. Ce temps de l’analyse
semble délicat et sa pertinence doit permettre la mise en application des orientations qui
constituent la troisième partie.
-87-
Le temps de la conclusion : Cette partie exige la prise en compte des deux premiers
temps pour faire le bilan et construire un projet d’intervention argumenté. Les professionnels
s’appliquent à faire ressortir dans cette partie les orientations éducatives.
Ce plan général des rapports d’évolution influe majoritairement sur la pratique
d’écriture de l’ensemble des travailleurs sociaux interviewé. Il semble s’être constitué comme
une trame générique avec une vigilance de la part des « écrivants » depuis le décret, sur
l’interprétation des faits objectifs. Les juges des enfants valident et trouvent un intérêt à
cette ossature du rapport d’évolution. Ils constatent toutefois que les écrits deviennent de
plus en plus denses, ce qui à pour effet de diluer quelque peu les informations.
•
Thème 5 : Le principe de la « double adresse »
Ce cinquième thème invite à ré interroger le sens de l’adresse lors de la rédaction par
les travailleurs sociaux, du rapport d’évolution. Nous voulons déterminer si depuis la mise en
place du contradictoire une adresse peut en cacher une autre. Le destinataire principal est le
juge des enfants. La famille sur laquelle porte l’écrit semble être, en filigrane, l’autre
destinataire. Prendre acte de cette double adresse dans le discours des travailleurs sociaux
nous renseigne sur les deux dimensions de l’écrit : le fonctionnel et l’éthique.
Tableau croisé entre thème 5 et enquêtés88
88
X
-88-
X
X
X
X
X
Entretiens retranscrits, Annexe 4, p. A 22.
X
Éducatrice 12
X
X
Éducatrice 11
X
Éducatrice 6
X
Jeunes prof.
Éducateur 5
Éducateur 9
Éducatrice 4
Éducateur 3
Éducatrice 8
Ancienneté +
Éducateur 10
Principalement au juge des
enfants
Au juge avec en perspective
la communication à la famille
Au juge des enfants et à la
famille
Éducatrice 7
Thème 5
Éducateur 2
Juge 2
Juge 1
Acteurs
Éducatrice 1
Ancienneté ++
X
X
X
Au juge avec
communication à la famille
Au juge des enfants et
à la famille
4
6
Le principe de la
« double adresse »
4
Au juge des enfants
Le tableau et le schéma ci dessus nous montre que dans le discours des travailleurs
sociaux, la question de l’adresse concernant le rapport d’évolution est loin d’être univoque.
Nous constatons qu’il y a au moins deux destinataires : le juge qui sollicite dans son jugement
un écrit à l’échéance de la mesure, et la famille sur laquelle portent les informations, les
préconisations contenues dans l’écrit. Les propos tenus par les professionnels nous
permettent de distinguer un positionnement différent selon que le rapport est adressé
seulement au juge des enfants, au juge des enfants avec la communication du contenu à la
famille avant l’audience, et aux deux, juge et famille.
Pour les premiers, le rapport est sollicité par le juge des enfants, il doit ainsi en être
le seul destinataire. Les travailleurs sociaux se réfèrent au principe de l’autorité judiciaire
sachant que les familles ont la possibilité d’avoir accès à l’écrit au tribunal. Cette pratique
demeure chez certains jeunes professionnels, car ils donnent une importance surdéterminante
à l’écrit judiciaire en lieu et place à l’écrit éducatif.
Ce positionnement ne constitue pas l’unique manière de produire des écrits. Une autre
partie des professionnels interviewés évoque l’existence d’une double adresse. Pour eux, la
transparence, les conditions de la confiance sont repérées comme essentielles et l’écrit
s’inscrit dans la continuité de l’action auprès des familles. L’application de ces principes
demande à ce qu’ils soient encore plus rigoureux dans leurs écrits pour les rendre lisibles et
compréhensibles par les familles.
-89-
Il semble que ce positionnement amplifié depuis la réforme sur les dossiers
d’assistance éducative est loin d’être un frein à la pratique d’écriture des travailleurs sociaux.
Le problème qui est posé est surtout de trouver une organisation professionnelle qui soit
conforme à ce principe de la double adresse, tout en étant compatible avec un rythme de
travail adéquat.
•
Thème 6 : Les difficultés liées à l’écriture des rapports d’évolution
Le sixième thème est celui des difficultés que rencontrent les professionnels dans la
rédaction des rapports d’évolution. Les différents acteurs nous ont décrit les problèmes qu’ils
rencontrent dans la rédaction de leurs rapports et qui influencent leur pratique d’écriture.
Nous exposons les difficultés que les professionnels ont évoquées le plus souvent.
Tableau croisé entre thème 6 et enquêtés89
X
Parler des pathologies
Éducateur 9
Éducateur 10
Éducateur 5
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Le temps
X
X
X
X
X
X
X
Entretiens retranscrits, Annexe 4, p.24.
-90-
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Éducatrice 6
Éducatrice 4
X
Éducatrice 12
X
Etre disponible
89
X
X
Faire le tri des informations
Jeunes prof.
Éducatrice 11
Les situations compliquées
Garder son objectivité
Éducatrice 8
X
Ancienneté +
Éducateur 3
La relation avec la famille
Éducatrice 7
Thème 6
Éducateur 2
Juge 2
Juge 1
Acteurs
Éducatrice 1
Ancienneté ++
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
La relation avec la
famille
Faire le tri des
informations
10
Les situations
compliquées
1
8
4
Les difficultés liées à
l’écriture des rapports
8
6
Etre disponible
9
10
Garder son objectivité
Parler des pathologies
Le temps
Le tableau et le schéma nous montrent que l’écriture des rapports d’évolution dans le
discours des travailleurs sociaux est un processus complexe dont chaque phase comporte des
difficultés. Ce sont ces difficultés qui constituent les conditions réelles de production des
rapports.
Il ressort des entretiens que pour la majorité des professionnels, les difficultés de la
pratique d’écriture se retrouvent dans différentes phases : la relation avec la famille,
l’observation de la situation familiale, la traduction des observations en interprétations, la
construction de propositions. Pour les personnes enquêtées, chacune de ces phases renvoie à
un contexte contraignant qui influence leur façon d’écrire et induit des stratégies d’écriture.
Les difficultés évoquées le plus fréquemment sont :
•
Le tri des informations car l’observation ne peut-être le seul objectif dans la pratique
du travailleur social. Que dire et comment le dire sont des questions qui orientent
l’élaboration de l’écrit pour les enquêtés. L’information doit donner du sens aux
contenus de l’action éducative.
•
La contrainte de temps consacré à l’écriture Ce facteur temps est abordé par presque
la majorité des travailleurs sociaux. Il induit un ensemble de modalités d’écriture que
les acteurs déclinent parfois comme une recherche de rationalité du temps et du
contenu du rapport.
-91-
•
L’interprétation de certaines observations du fait des pathologies rencontrées dans
les situations familiales. Le problème que soulèvent plusieurs professionnels concerne
la construction de sens à partir des données factuelles, soit parce qu’elles sont
ambiguës, soit parce que le travailleur social ne maîtrise pas suffisamment le cadre de
lecture.
•
Le souhait de maintenir une relation avec la famille qui ne soit pas sous tendue par la
méfiance ou par des stratégies d’évitement.
•
Une prudence par rapport aux interprétations et aux faits rapportés. Les travailleurs
sociaux traduisent cette difficulté par le fait de rester objectif dans l’écriture du
rapport, de construire une argumentation étayée.
Ces discours montrent la multiplicité des représentations sur l’origine des difficultés
rencontrées dans la pratique d’écriture. La prise en compte de ces éléments par les auteurs
des écrits concourt à redonner à l’écriture une dimension éthique où les travailleurs sociaux
peut-être, diront ce qu’ils font, et feront ce qu’ils disent.
•
Thème 8 : Les nécessités d’un changement dans la pratique
Nous souhaitons voir comment les professionnels ont pris en compte le décret sur
l’ouverture des dossiers d’assistance éducative. Ce thème cherche à préciser le discours des
acteurs concernant leur pratique d’écriture en AEMO et en particulier leur discours sur le
contenu du rapport et/ou sur la place de l’écrit dans la mesure éducative.
-92-
Tableau croisé entre thème 8 et enquêtés90
Valorisation du contradictoire
X
Mise en mots de l’intervention
X
X
X
X
Lecture de l’écrit à la famille
X
Plus de vigilance dans
l’écrit
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Éducatrice 12
Éducatrice 11
Éducatrice 6
Éducateur 5
Éducateur 10
Éducateur 9
Jeunes prof.
X
X
X
Éducatrice 4
Ancienneté +
Éducateur 3
X
Plus de vigilance dans l’écrit
Éducatrice 8
Éducatrice 1
X
Thème 8
Éducatrice 7
Juge 2
Juge 1
Acteurs
Éducateur 2
Ancienneté ++
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Valorisation du
contradictoire
1
6
10
Les nécessités d’un
changement dans la pratique
8
11
Mise en mots de
l’intervention
Lecture de l’écrit à
la famille
Nous constatons au regard des résultats du tableau et de leurs répartitions dans le
schéma en étoile que la composante « lecture de l’écrit aux familles » est dans la majorité des
cas évoquée par les travailleurs sociaux comme une volonté de changement de pratique. En
effet, dans le discours des personnes interviewées, cette lecture de l’écrit intégrale ou
partielle, oriente la façon dont ils vont appréhender l’écriture du rapport. Les jeunes
professionnels ont déjà mis en œuvre cette pratique depuis 2002. Mais celle ci reste à
l’appréciation du travailleur social, sans partage en équipe sur le sens et la finalité de cette
pratique. Toutefois, ce positionnement a entraîné une partie des autres professionnels en
poste depuis un certain temps, à faire de même.
90
Entretiens retranscrits, Annexe 4, p. A29.
-93-
Il semble en fonction des résultats des entretiens, que ce changement de pratique se
trouve impulsé par la valorisation du principe du contradictoire chez les travailleurs sociaux.
Ils élaborent ainsi ce contradictoire lors de la réalisation des écrits et tentent de ne
retranscrire que du contenu précis et justifié. De la qualité de cette écriture va donc aussi
dépendre de la qualité ou du maintien de la relation avec les familles.
Une volonté apparaît aussi dans les entretiens depuis la mise en place de ce
contradictoire. Un peu plus de la moitié des professionnels interviewés est résolue à être
attentif à la mise en mots de leurs interventions. Ils supposent ainsi qu’une bonne restitution
du contenu de l’écrit et une communication sur le sens de leur action avec les familles,
pourraient être une garantie du maintien de la relation.
Mais les difficultés inhérentes à la constitution du rapport d’évolution ne doivent pas
freiner les réflexions en vue de l’amélioration des pratiques d’écriture. Une plus grande
vigilance lors de l’écriture du rapport semble commencer à s’imposer dans le discours des
professionnels. Ils disent ne pas avoir fondamentalement changer leur façon d’écrire mais
plutôt leur façon de procéder avant, pendant et après cette écriture. Les écrits ne peuvent
plus semble-t-il, se concevoir en dehors du contexte de l’action éducative, ni de l’espace de
communication et d’échange qu’ils peuvent susciter ou alimenter depuis ces deux dernières
années. Tous ces prémices de changements relatifs à la pratique d’écriture en AEMO
débouche nécessairement sur la question du sujet et de sa prise en compte qu’il s’agisse du
sujet de l’écrit, la famille, du sujet qui écrit, l’écrivant, ou des sujets destinataires, le juge et
les parents.
3.2 Analyse du contenu des entretiens
Après avoir commenté les entretiens des professionnels, il nous est alors nécessaire
de mettre le contenu de ces différents discours en rapport à la fois avec les écrits analysés
dans la partie précédente et les théories exposées dans les autres chapitres. Au préalable,
l’analyse thématique nous permet de déterminer la fréquence d’apparition des thèmes, tous
statuts professionnels confondus:
-94-
Tableau de fréquence d’apparition des thèmes et de leurs éléments
Thème 1 : Les finalités et les objectifs du rapport d’évolution
• Un écrit obligatoire
• Un contrôle
• Un rendu compte
• Retraduit la synthèse
• Une mise à distance
• Une évaluation des écarts
Thème 2 : la perception de l’acte d’écriture
• Un engagement
• Une responsabilité
• Un témoignage
• Une transparence
• Une lassitude
Thème 3 : La structure du rapport d’évolution
• Les motifs de l’AEMO
• La situation familiale
• Le déroulement de la mesure
• Les mineurs
• L’analyse de la situation
• La conclusion
Thème 5 : Le principe de la « double adresse »
• Principalement au juge des enfants
• Au juge avec en perspective la communication à la famille
• Au juge des enfants et à la famille
Thème 6 : Les difficultés liées à l’écriture des rapports d’évolution
• La relation avec la famille
• Les situations compliquées
• Faire le tri des informations
• Garder son objectivité
• Parler des pathologies
• Etre disponible
• Le temps
Thème 8 : Les nécessités d’un changement dans la pratique
• Plus de vigilance dans l’écrit
• Valorisation du contradictoire
• Mise en mots de l’intervention
• Lecture de l’écrit à la famille
55
8
6
14
12
7
8
41
9
8
7
12
5
68
5
11
14
14
10
14
14
4
4
6
55
8
4
10
8
9
6
10
35
6
10
8
11
L’analyse de ce tableau permet de mettre en évidence le fait que les thèmes les plus
présents dans les entretiens sont les finalités du rapport d’évolution, la structure de cet
écrit et les difficultés liées à son écriture. Ces derniers étant les points centraux de notre
grille d’entretien, le discours des professionnels a été largement orienté dans ce sens.
-95-
En revanche, certains éléments spécifiques sont directement apparus dans ces
discours, enrichissant le contenu de notre recherche. Le thème qui est le moins évoqué est le
principe de « la double adresse ».
Nous pouvons remarquer que le thème « la perception de l’acte d’écriture » mis en lien
avec l’ouverture des dossiers d’assistance éducative a par ses éléments, induit une volonté de
changement à deux niveaux dans la pratique d’écriture : le premier concerne la vigilance
accrue sur le contenu de l’écrit, l’autre le partage de l’écrit avec la famille avant l’audience
chez le juge des enfants. En revanche, le principe de la « double adresse » avec l’idée que le
travailleur social s’adresse au juge et à la famille lorsqu’il écrit son rapport, n’est pas
clairement explicité par les professionnels. Néanmoins, ces derniers évoquent une logique de
responsabilisation, associée à celle d’engagement et l’idée que cet écrit s’inscrit dorénavant
dans un principe de contradictoire.
Comme nous l’avions préalablement relevé, les principes fondateurs de la pratique
d’écriture en AEMO se définissent par un primat éducatif sur le judiciaire, une transparence
du contenu ainsi qu’une volonté de maintenir l’échange et la relation avec la famille. Le travail
d’enquête réalisé montre que les travailleurs sociaux considèrent que ces principes
constituent encore plus, depuis le décret du 15 mars 2002, le sens premier de leur pratique
d’écriture.
En effet, les différentes logiques soulevées par les « écrivants » reflètent une réelle
volonté d’apporter une attention particulière au rapport d’évolution, adaptée à l’évaluation de
la notion de danger que sollicite le juge des enfants. Les principes de témoignage et
d’engagement sont effectifs dans le sens où le rapport d’évolution est le principal support de
décision pour le juge. Cet écrit définit à la fois la situation familiale et sociale dans laquelle le
mineur évolue ainsi que les différents besoins de ce dernier.
L’approche empirique réalisée nous a permis de mesurer les stratégies d’écritures
mises en œuvre lors de la rédaction du rapport d’évolution. Les travailleurs sociaux nous ont
exposé les différents moyens utilisés comme support à l’écriture. Ainsi, le rapport devient un
réel élément de la mesure éducative utilisé comme outil éducatif.
-96-
Ce nouveau positionnement de l’écrit, semble être, à travers le discours des
professionnels, le socle de ce travail de retransmission des observations et d’analyse d’une
situation familiale. D’autre part, la mise en mots de l’intervention et le souci de partager le
sens de l’écrit avec les familles participent à cette mission de rendu compte de l’action
éducative.
Cette confrontation au contenu de l’écrit accessible par les parents ou le mineur,
permet alors au travailleur social de modifier le regard qu’il porte sur la situation familiale. Le
but est le maintien de la relation pour impulser les changements nécessaires à l’atténuation de
la notion de danger. L’adhésion du mineur et de sa famille tient par conséquent une place
prépondérante dans l’action éducative. Elles se construisent dans le temps et s’effectuent par
une prise de conscience de chacun sur la nécessité d’une mesure d’assistance éducative. Le
partage de l’écrit avec la famille participe de plus en plus à cette recherche d’adhésion et
résonne comme les velléités d’une nouvelle posture éthique chez les travailleurs sociaux.
Cependant, certains propos des professionnels reflètent un décalage entre ces
prémices d’une éthique d’écriture et les réalités du terrain. Ainsi, les demandes
institutionnelles semblent exiger de plus en plus d’écrits dans le cadre des mesures
éducatives, notamment face à la mise en place du contradictoire. Plusieurs professionnels ont
mentionné de la lassitude dans leur pratique d’écriture face à la multiplication des écrits.
Cette idée de visibilité de l’action éducative semble alors se substituer à l’intervention
éducative, à l’agir. De plus, les travailleurs sociaux évoquent le fait qu’il existe une usure dans
l’acte d’écriture, liée au manque de temps et à l’urgence de certaines situations. Le cumul des
situations et les exigences que demandent les AEMO judiciaires, constituent un paradoxe
avec les principes fondateurs de la pratique d’écriture. Ceci peut alors provoquer un
essoufflement de l’attention portée à l’écriture que nous retrouvons chez les jeunes
professionnels.
Comme les travailleurs sociaux enquêtés l’ont affirmé, la pratique d’écriture n’a de sens
que si elle s’inscrit dans le temps de la mesure éducative et non à l’extrémité de l’intervention.
Néanmoins, dans les faits, les difficultés liées à la pratique d’écriture et la lassitude devant le
nombre d’écrit important, repoussent cette échéance rédactionnelle.
-97-
Les rapports sont rarement en heure et en temps sur le bureau du juge des enfants. La
mise en place du contradictoire implique nécessairement les travailleurs sociaux à respecter
des échéances. "Les pratiques d’écritures ont à trouver leur voie entre le surinvestissement
de recherche d’une bonne posture de sujet dans l’écriture et la routinisation qui ferait perdre
le sens "91. L’ensemble des acteurs a conscience de cette responsabilité.
Ainsi, partant du postulat que le décret du 15 mars 2002 sur la mise en place du
contradictoire est génératrice de stratégies d’écriture, il est alors indispensable que le
traitement de l’écrit ne soit pas exclusivement judiciaire, mais s’étende à l’action éducative
impliquant l’écrivant, le service et la famille. Ce positionnement peut alors nous amener à
formuler l’hypothèse suivante : l’accessibilité des écrits par les familles a modifié la fonction
du rapport d’évolution comme moyen de favoriser l’échange et le partage des observations
pour rendre les familles actrices de leurs changements.
4- SYNTHÈSE DES RÉSULTATS
4.1 Une stratégie d’écriture liée au partage de l’observation avec les familles :
Les analyses de contenus des rapports d’évolution et d’entretiens de professionnels
montrent que les observations sont à la fois l’essence de l’action éducative en AEMO et la
base de l’élaboration de l’écrit au juge des enfants. Cependant, les observations restent en
partie arbitraires parce qu’elles comportent une part d’aléatoire liée au nombre limité parfois
d’entretiens avec les familles et à l’interprétation d’un discours sur ou à propos de.
Le nombre d’entretiens réalisés par un travailleur social avec une famille n’est pas si
élevé du fait du nombre important de mesures que le travailleur social doit suivre. Le recueil
de données sur la réalité familiale repose donc sur l’entretien et sur ce que veulent bien
évoquer les familles. Le déroulement de la mesure d’AEMO n’obéit pas à un protocole
rigoureux et identique pour toutes les situations. De ce fait, l’observation n’est pas
totalement rigoureuse.
91
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 186
-98-
Nous pouvons déduire du travail de recherche que le contenu des rapports d’évolution
minore certaines dimensions de la problématique familiale au regard de la connaissance que
peut avoir le travailleur social par exemple, sur les conduites d’alcoolisme, de toxicomanie. Les
observations réalisées par l’éducateur lui donnent une certaine connaissance de la famille, sur
son histoire, ses difficultés, ses capacités mais il ressort que la pratique d’écriture repose
sur une sélection qui n’est ni arbitraire, ni aléatoire.
Par rapport à ce constat, les travailleurs sociaux ont cherché depuis la mise en place
du décret du 15 mars 2002, à ne retraduire dans l’écrit que les observations partagées
préalablement avec la famille. Certains professionnels ont envisagé de construire leurs
rapports d’évolution qu’à partir de faits vérifiables et d’observations partagées. Cette
construction de l’écrit se heurte à une difficulté majeure. Celle de définir l’ensemble des
observations pertinentes qui permettraient de couvrir une réalité familiale dans sa globalité.
En effet, un usage systématique du fait vérifiable dans la pratique d’écriture risquerait de
faire glisser la pratique du travailleur social vers une autre mesure qui serait une mesure
d’investigation ou d’enquête sociale.
Nous avons vu que le travailleur social recherche de façon plus conséquente la
coopération de la famille à l’action éducative et il ne s’autorise pas de ce fait à adopter une
intervention systématique pour recueillir des informations. Lors de la rédaction de son écrit,
il semble adopter en permanence une double posture pour éviter deux écueils : être seulement
éducateur et ne retraduire que l’accompagnement effectué auprès de la famille, ou n’être
qu’un enquêteur au prise à une accumulation d’informations.
Les observations ne constituent pas la seule trame de l’écrit au juge puisque la mesure
éducative comporte aussi une part d’accompagnement visant les changements de la dynamique
familiale. Le travailleur social se trouve donc à chaque fois qu’il est devant sa page blanche, à
composer entre une posture de témoignage afin de retraduire ses observations et une
posture "d’accompagnement" pour interpréter et analyser ses interventions. Ces deux
postures amènent des difficultés au niveau de l’écriture car elles sont contraires. Le
travailleur social ne peut se contenter de n’être qu’un simple observateur, et pour pouvoir
formaliser son accompagnement, le descriptif n’est pas suffisant.
-99-
L’auteur de l’écrit adopte donc une posture stratégique dans l’écrit par rapport à
l’action éducative. "L’écriture donne à l’éducateur une place nouvelle, liée à un aspect
particulier et momentané de son activité. Devenant instance énonciatrice, l’éducateur est
inscrit dans une communication différente qui le dé-place "92. Ainsi le travailleur social situe
le maintien de la relation sur un plan éducatif et oriente ces interprétations dans ce cadre de
lecture pour qu’elles prennent sens pour le lecteur, famille ou juge, sans pour autant édulcorer
le contenu de l’écrit.
4.2 Une stratégie d’écriture anticipative :
Plusieurs professionnels ont exprimé leur vigilance par rapport à la mise en mots de
leurs interventions. Il ressort de l’étude que certaines observations aboutissent à des
appréciations, à des interprétations et que le travailleur social reste prudent quant à leur
écriture. Nous pouvons estimer que cette vigilance est soit le reflet d’un doute sur ce que le
travailleur social doit nommer, soit une difficulté à nommer pour ne pas tomber dans la
stigmatisation et pour éviter d’être dans une posture de non expert, (par exemple au niveau
des pathologies), qui ne permet pas d’être affirmatif.
N’étant pas des experts, les travailleurs sociaux ne sont pas habilités à faire un
diagnostic à ce niveau là. Ils savent que par rapport à l’usage de certains mots, ils peuvent
être interpellés par les autorités compétentes.
Le rapport d’évolution est un outil d’aide à la décision pour le juge des enfants. Il peut
comporter une contradiction entre un contenu argumenté où le juge n’a plus qu’à entériner ce
qui est proposé et des hypothèses vides de sens qui obligent le juge des enfants à refaire une
interprétation des données. L’ensemble des travailleurs sociaux nous a expliqué que l’écriture
du rapport d’évolution se faisait à partir de notes prises après les visites aux domiciles des
familles et après la réunion de synthèse qui détermine les orientations de l’action éducative.
92
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 135
-100-
Le rapport introduit des observations et fait place aux interprétations faites par
l’équipe pluridisciplinaire en réunion de synthèse. " De fait, on notera que l’éducateur chargé
d’écrire le rapport ne dispose que d’une faible marge de manœuvre dans la définition des
supports d’interprétation avec lesquels il doit travailler "93.
Ces interprétations sont incontournables car elles donnent sens à un ensemble de
données très différentes sur une situation familiale." Les synthèses assument régulièrement
la transformation d’énoncés en préconisations permettant la gestion collective des conduites
des personnes prises en charge. En cela elles contribuent tout au moins, selon la formule de
M. Autès, à dire du sens là où le sens ne marche pas, et, plus sûrement, là où le profane ne
construit plus du représentable94". La difficulté du travailleur social est de construire son
écrit en ayant cette volonté de retraduire du sens sans imposer ses propres représentations.
Depuis la mise en place du contradictoire, il apparaît que l’importance du maintien de la
relation avec la famille et la possibilité du partage de l’écrit avant l’audience renvoient à une
régulation entre les deux axes du paradoxe : dans un premier temps, le travailleur social va
s’appuyer sur la relation et la possibilité de partager le contenu de l’écrit avec la famille pour
écrire un rapport qui contiendra des propositions qui seront généralement ratifiées par la
décision du juge des enfants, ce dernier outre l’évaluation de la notion de danger, recherchant
l’adhésion des parents.
Dans le cas contraire, où la situation est compliquée et la relation difficile à instaurer,
le travailleur social construira un écrit largement ouvert qui permettra au juge des enfants de
prendre une décision lors de l’audience et de l’échange avec la famille.
La « neutralité » relative de l’écrit reflète une stratégie d’écriture faite de prudence
pour permettre la poursuite du travail avec la famille car "l’écrit de l’éducateur peut-être
défini par son réemploi, son usage. Celui qui reçoit le contenu de l’écrit sera amené à
développer son activité propre en tenant compte de ce dernier. "
93
DELCAMBRE Pierre, Op. Cit., p 235
-101-
La vigilance sur le contenu de l’écrit indique le souci de conserver une relation de
confiance avec la famille même si celle ci est toujours relative. Elle paraît néanmoins
nécessaire pour les jeunes travailleurs sociaux en AEMO, pour que s’engage un réel travail
éducatif.
Dans la mesure où le rapport d’évolution peut être lu intégralement ou en partie à la
famille, le travailleur social peut craindre les réactions d’incompréhension, de retrait, de
méfiance. Cela oblige le professionnel, à reconstruire de nouveaux liens de confiance, de
coopération. Cette accessibilité du rapport d’évolution par les familles introduit chez les
« écrivants » une stratégie de réflexion sur ce qu’ils écrivent. Cette stratégie se décline par
une recherche de contrôle et de réduction des incertitudes sur les interprétations. Le
travailleur social ne peut oublier maintenant lorsqu’il écrit son rapport qu’il a deux
destinataires : le juge des enfants et la famille. " L’éducateur change de scène
communicationnelle en ayant un nouvel interlocuteur, son autre destinataire."95 Il est donc
pris dans un ensemble d’incertitudes entre l’attitude du juge vis-à-vis de l’usage du rapport
face à la famille et les réactions possibles de la famille qui peuvent entraîner des difficultés
au niveau de la poursuite de la mesure.
Il ressort de cette analyse que le rapport d’évolution est de plus en plus à considérer
comme une pratique d’écriture stratégique que comme une tentative de reflet d’une réalité
familiale. L’auteur de l’écrit cherche à établir une représentation de la problématique
familiale et de ses possibilités d’évolution pour la faire partager au magistrat sachant que le
rapport d’évolution demeure « les yeux » du juge sur le quotidien d’une famille. Si le
travailleur social pense qu’il faut poursuivre la mesure éducative, le rapport sera construit
avec une argumentation qui puisse convaincre le juge des enfants de cette proposition. Mais à
la fois, le contenu sera écrit avec une relative prudence dans les interprétations pour
maintenir les conditions les moins défavorables pour continuer l’action éducative auprès de la
famille.
94
Ibid., p 314
-102-
Tout cela permet de mieux comprendre en quoi les rapports d’évolution ne peuvent
s’écrire par une expression libre et spontanée des travailleurs sociaux. Écriture contrainte,
écriture dont l’auteur n’a pas la maîtrise complète. Elle n’a pas à voir avec une production
personnelle et créative, bien au contraire.
Écrire est et reste une dimension incontournable de la pratique d’AEMO. Nous pouvons
déduire du travail d’analyse que la difficulté à écrire et les stratégies d’écriture mise en
œuvre par « l’écrivant » ne se situent plus dans l’exercice d’une pratique rédactionnelle, mais
dans une pratique d’écriture liée à un contexte particulier de travail instauré par la mise en
place du contradictoire et par l’ouverture des dossiers d’assistance éducative aux familles.
Nous pouvons ainsi nous demander en quoi cette nouvelle pratique d’écriture ouvre un espace,
celui d’un nouveau savoir-faire. En ce sens, nous pourrons réellement parler d’écriture
professionnelle.
A ce stade, la question de la pratique d’écriture et des stratégies à l’œuvre renvoient à
l’éthique (quels principes communs rendent cette écriture possible ?) et à la politique (quelles
sont les règles communes qui peuvent faire vivre ces principes et en permettre l’exercice ?).
D’où l’idée de protocoles institutionnels à construire. En ce sens, nous aborderons dans le
chapitre suivant l’élaboration de protocoles pour garantir une pratique d’écriture au regard de
l’éthique et du politique en AEMO judiciaire.
95
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 135
-103-
« Le mot écrit ne remplace pas la parole, pas plus que la
parole ne remplace le geste ; mais il apporte une
importante dimension à bien des actions sociales »
Jack GOODY
CHAPITRE 5
LES PRÉCONISATIONS
1- DES PROTOCOLES POUR UN SENS ÉTHIQUE DE L’ACTE D’ÉCRITURE
1.1 Finalités des protocoles
Le travail de recherche et d’analyse que nous avons effectué dans les chapitres
précédents nous a conduit à éclairer les théories auxquelles la pratique d’écriture se réfère
et la façon dont elle s’y origine. Le processus d’analyse sur lequel nous nous sommes appuyés
doit permettre maintenant aux « écrivants » d’éviter différents écueils :
•
L’influence excessive et désordonnée des représentations affectives dans l’écriture
d’un rapport d’évolution.
•
L’écriture sans prise de distance, mis en lieu et place de toute analyse ou remise en
cause.
•
L’arbitraire dans le traitement des informations sur la situation familiale livrées ainsi à
la subjectivité d’une appréciation individuelle.
•
Les réductions et les simplifications abusives du contenu du rapport d’évolution et des
orientations éducatives.
-104-
En revanche, notre travail de recherche ouvre aux possibilités suivantes :
•
Assurer une permanence et une cohérence de la pratique d’écriture du rapport
d’évolution grâce à l’existence de références qui l’unifierait, au delà des pratiques
ponctuelles.
•
Impulser l’évolution des pratiques d’écriture et assurer l’adéquation des besoins et des
moyens en formation.
•
Réaliser une évaluation des pratiques d’écriture par l’existence de grilles de lectures
communes et stables, utilisables par l’ensemble des travailleurs sociaux en AEMO
judiciaire.
•
Communiquer et échanger entre travailleurs sociaux sur un savoir professionnel de
l’écrit autrement que par une énonciation de tâches d’écriture ou par des annonces
intentionnelles.
En conséquence, adopter des pratiques toujours plus adéquates nécessite une posture
de questionnements renouvelés, un processus d’ajustements incessants, où les écrits tiennent
la place fondamentale et indispensable de points d’appui. Pour donner aux professionnels un
cadre auquel se référer, nous allons, dans les paragraphes suivants, élaborer des protocoles
d’action pour garantir l’évolution d’une pratique d’écriture au regard de l’éthique du travail
social.
1.2 Protocole et éthique : Un passage obligé
Nous avons vu précédemment qu’étudier la pratique d’écriture au regard de l’éthique,
c’est avant tout problématiser l’acte d’écriture. En acceptant de l’interroger sous plusieurs
angles, nous refusons à priori son évidence pour faire ressortir ses effets, ses enjeux auprès
des familles, des mineurs et des professionnels.
-105-
Mettre à distance l’évidence, pour l’auteur d’un écrit reste une difficulté qu’il faut
traiter dans ce champ de pratique "car devant le fait qui s’impose, le sujet est toujours pris
par une tendance à réagir au signal "96. Les écrits des travailleurs sociaux nécessitent une
attention particulière par une écriture réfléchie et prudente.
En considérant le parent, le mineur comme sujets dans le contenu de son écriture, le
travailleur social pose d’emblée la question de la responsabilité et de l’éthique dans la pratique
d’écriture. Reynald BRIZAIS précise que "agir « en professionnel »(ou non), indique
précisément le détour auquel on oblige sa subjectivité, dans la détermination et la mise en
œuvre des actes « professionnels » qu’on va poser dans la rencontre avec l’autre, l’usager…"97.
Il est, par conséquent, important de promouvoir chez « l’écrivant » une écriture élaborée, un
engagement en lien avec la spécificité de chaque contenu du rapport d’évolution.
Pour ce faire, nous partons du postulat que l’élaboration de protocoles participe à
redonner du sens aux missions de l’AEMO et aux pratiques professionnelles. Ils empêchent
ainsi aux pratiques d’écriture de se rigidifier et de s’adapter de façon contraignante, aux
procédures préexistantes dans les services d’AEMO. Ils permettent de trouver des réponses
visant un traitement juste de la pratique d’écriture, évitant les dérives des interprétations
laissant cours aux représentations.
Il s’agit pour nous, alors de construire des protocoles à partir des positionnements
éthiques suivants :
Être dans un questionnement permanent du sens des mots utilisés lors de la rédaction
du rapport d’évolution.
Déterminer un cadre de travail d’écriture qui soit clairement explicité tant pour le
travailleur social que pour la famille.
Définir une pratique d’écriture sur un travail de références théoriques constantes.
96
BRIZAIS Reynald, Op. cit., p53
-106-
La formalisation de ces protocoles s’appuie :
Sur un choix de moyens :
D’accès à des formations pour tous les travailleurs sociaux, anciens ou jeunes
professionnels.
De mise en œuvre et de développement d’actions de sensibilisation, de réflexion
à la pratique d’écriture (journées, colloques…) au sein des services d’AEMO,
mais aussi dans une perspective d’interservices.
Sur le besoin de références pour les auteurs des rapports d’évolution afin de donner :
Un sens à l’acte d’écriture.
Une cohérence et une connaissance de la pratique d’écriture en AEMO
judiciaire.
Une
dynamique
d’écriture
permettant
d’offrir
des
repères
de
place
« d’écrivant ».
Une vigilance pour rompre l’isolement et la lassitude de certains « écrivants ».
Une reconnaissance des différentes logiques qui sont à l’œuvre dans la pratique
d’écriture.
2- L’ÉCRIT AU CENTRE DES DÉBATS
2.1 Un protocole institutionnel de l’écrit
À partir de ces constats, il s’agit ici de s’interroger sur l’environnement institutionnel
dans lequel l’écriture du rapport d’évolution a lieu pour faire de la pratique d’écriture un objet
d’élaboration collective. L’encadrement des équipes éducatives occupe une place importante
dans les processus de production des écrits et un tel protocole institutionnel pourrait
97
Ibid., p55
-107-
émerger d’un large débat entre l’équipe de direction et les professionnels autour des
questions suivantes:
Que pensons nous de nos écrits ? Pourquoi les trouvons nous satisfaisants ou insatisfaisants ?
Quelles difficultés individuelles et collectives rencontrons nous pour les écrire ?
Nous pensons que promouvoir cette réflexion au niveau des services consiste à
positionner l’écriture comme un objet de travail collectif comme tout autre aspect de l’action
éducative.
Ainsi, la finalité d’un tel protocole est de permettre de créer les conditions de
l’échange, de la confrontation des analyses et des pratiques au sein d’un même service ou en
partenariat avec d’autres. Mais au delà des confrontations, nous recherchons à développer la
démarche de questionnement individuel , les échanges venants par la suite, modifier, élargir la
réflexion personnelle des travailleurs sociaux. Le point de départ de cette posture de
questionnement est le sens que prend le rapport d’évolution compte tenu de la place
essentielle qu’il prend dans la décision du juge des enfants. L’objectif est de sortir la pratique
d’écriture d’un acte quelque peu banalisé, voir routinier (où le chef de service corrigera de
toute façon l’écrit), pour lui redonner la dimension d’un acte évaluatif engagé. Pour ce faire,
l’institution par son contrôle, doit respecter et considérer le travail d’écriture quelques soient
les qualités ou les défauts de l’écrit quant à la forme ou au contenu. C’est le regard de la
direction ou du chef de service qu’évoquaient les professionnels interviewés. Ne pas laisser
d’écrits sans échange entre l’auteur et les responsables du service est sans doute la première
des conditions institutionnelles à réaliser dans ce protocole.
La seconde, est la reconnaissance de l’écriture comme travail, ce qui demande une
organisation lui laissant des lieux et des temps, c’est à dire une place délimitée et instituée
comme telle dans le travail éducatif. Le rapport d’évolution ne doit plus être vécu comme la
plupart du temps chez les travailleurs sociaux, comme de la surcharge de travail et une
écriture en dernière limite car la date de l’audience approche. Souvent, cette écriture
réalisée dans l’urgence installe des relations fondées sur de la culpabilité, avec les
-108-
responsables hiérarchiques ou les juges. "C’est à nos yeux, la modification du dispositif de
place de l’écriture qui reste fondateur "98.
Le protocole doit donc s’attacher à définir des préconisations afin que le travailleur
social puisse prévoir les perspectives d’écriture qu’il a à réaliser en fonction des échéances
des mesures éducatives. Cela exige pour le service de créer une ambiance de confiance et de
soutien entre « l’écrivant » et les responsables hiérarchiques.
Le troisième est la valorisation de la pratique d’écriture comme lieu d’élaboration de la
réflexion individuelle et collective. Dans cette perspective, mettre le principe d’écriture du
rapport d’évolution au centre de la réunion de synthèse peut déterminer le travail collectif
différemment et obliger les acteurs à plus de rigueur et de précision dans leurs échanges.
L’objectif est de permettre une analyse plus constructive en lui donnant un cadre et d’assurer
une plus grande rentabilité de ce temps de réflexion collective. La finalité de cet exercice
est de faciliter l’écriture du rapport d’évolution lorsque celle ci est reconnue comme
importante.
Un protocole institutionnel de l’écrit comme nous l’avons défini, n’a de sens que si celui
ci est régulièrement évalué et réajusté. Reposer régulièrement les questions à l’œuvre dans
ce protocole, confronter les réponses à la réalité des écrits produits et à l’analyse de leur
processus de production donne les bases de cette évaluation. Cela permet de maintenir
l’écriture comme une préoccupation majeure du travail d’écriture en AEMO judiciaire. De plus,
cette position crée une base de l’évaluation du travail éducatif des services en lien avec la
démarche qualité mise en place depuis la loi rénovant l’action sociale99. L’écriture devient alors
un élément majeur de la dynamique institutionnelle.
2.2 Les écrits en formation
Nous avons présenté précédemment, les influences que le décret du 15 mars 2002 a eu
sur la pratique d’écriture des travailleurs sociaux dans deux services d’AEMO judiciaire. Par
conséquent, il nous semble important dans un premier temps que la formation initiale des
98
99
DELCAMBRE Pierre, Op. cit., p 156
Loi N° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.
-109-
travailleurs sociaux accorde une attention particulière aux écrits en y incluant la rédaction
des rapports d’évolution.
Les jeunes professionnels interviewés dans notre recherche disent s’être formés à
cette pratique en fonction des stages dans les établissements car le contenu de la formation
n’offrait pas cette possibilité. Ce discours un peu catégorique montre comment l’écrit reste
un point de difficulté dans la pratique des professionnels.
Il convient ainsi dans un deuxième temps, de mettre en place un protocole de
formations au sein des services pour permettre cette continuité entre écrits de formation et
écrits professionnels. L’axe fondamental des modules de formation sur l’écrit s’appui sur le
fait que les travailleurs sociaux doivent se positionner dans le lieu de l’écriture, comme le
souligne Pierre DELCAMBRE, dans le repérage des places, des statuts, des fonctions, de
l’écrivant et des destinataires.
Nous avons aussi vu que cette clarification de la destination de l’écrit ouvre une série de
réflexions préalables à tous les écrits et conditionne la forme et le fond des rapports
d’évolution.
Ces temps de formation relayés par des réunions de réflexion et d’analyse de la
pratique dans les services doivent ainsi accompagner l’écriture professionnelle en proposant
des modalités de discussions, de prise et d’échange de paroles. Ils ont pour vocation d’éclairer
en permanence les divers positionnements personnels et institutionnels car "l’écriture
demande à être soutenue par chaque membre d’une institution. Ce n’est qu’en favorisant ce
mouvement d’expression et sa circulation que l’institution…s’institue de fait comme un
collectif humain. La condition sine qua non est de faire confiance à l’expression de chacun,
quelque soit sa place "100.
L’objectif de ce protocole de formation est de développer les capacités individuelles et
collectives d’analyse et de positionnement éthique des auteurs des rapports d’évolution. Nous
estimons que face aux nécessités de changement des pratiques d’écriture, la possibilité de
tenir durablement une réflexion, construite, ouverte dans les services d’AEMO judiciaire est
100
ROUZEL Joseph, Le travail d’éducateur spécialisé, Paris, Dunod, 1997, p.162
-110-
une condition à la pérennité de l’éthique de la responsabilité et de l’engagement de l’ensemble
des acteurs du travail social.
2.3 L’écriture au centre de la relation
L’idée centrale que nous voulons développer est une inscription de l’écriture au centre
de la relation éducative et de la communication avec les familles. Cela suppose de réfléchir
sur les conditions institutionnelles que cette nouvelle posture de l’écrit au juge des enfants
requiert.
Nous avons évoqué dans les chapitres précédents que le rapport d’évolution met en
tension le travailleur social entre deux pôles : son engagement auprès d’une famille ou d’un
mineur d’une part, et son devoir de rendre compte au magistrat de la mission qui lui est
confiée d’autre part. L’idée de la communication des écrits aux familles dans le cadre de la
mesure éducative permet d’apporter une réponse à la question de l’accessibilité des écrits par
les parents ou les mineurs. Les professionnels interviewés, pour la majorité disent être
maintenant amenés dans le cadre de leurs interventions à lire, à commenter ou à donner à lire
en leur présence, aux familles, les rapports d’évolution qu’ils ont écrits à leur sujet. Il
apparaît que cette communication des écrits, n’est pas une pratique fondée sur un principe,
mais plutôt sur une opportunité due à la « qualité » de la relation éducative. Cela apparaît
aussi comme une pratique conjoncturelle due à la réforme du contradictoire.
Le questionnement des professionnels sur le bien fondée de cette pratique repose sur le fait
que ce choix reste une décision personnelle dans le cadre de sa relation professionnelle
individuelle avec telle ou telle famille.
Il convient ainsi de proposer un protocole qui permettra de travailler aux modalités de
transmission des rapports d’évolution en tenant compte de la famille et de ce qu’elle peut
entendre. Cela passe dans un premier temps, lors de la première rencontre instituée par le
service auprès de la famille, par une explication aux parents et aux mineurs du processus
judiciaire et du rôle de l’écrit, ainsi que de leur droit de contester le contenu des documents
écrits, au cours de l’audience.
-111-
Mais avant cette audience et pour que les écrits deviennent un véritable support à l’action
éducative, la transmission du contenu du rapport doit être envisagée de façon institutionnelle
pour éviter ce caractère aléatoire de cette pratique.
Si l’AEMO concourt à la responsabilisation des parents quels que soient leur incapacité
ou leurs difficultés, toutes les occasions doivent être mises à profit, pour parvenir à cette
finalité. Par conséquent, cette nécessité de partager avec les familles le contenu des rapports
d’évolution impose aux services une réflexion sur les modalités de transmission de l’essentiel
des informations. Nous pouvons ainsi concevoir un accès aux contenus des écrits avec un
accompagnement par le travailleur social qui sera susceptible de répondre aux questions que
peuvent se poser les familles concernées. Ce partage de l’écrit prévoie plusieurs conditions :
La première condition porte sur la valeur de la parole lors de cet échange. Cela suppose
que celle ci ne soit pas utilisée par le travailleur social à titre d’illustration ou de commentaire
d’un propos qui serait celui d’un expert. La qualité de cet échange passe par la réappropriation
de l’écrit par la famille à travers un véritable débat. Les écrits seront alors davantage parlés,
commentés et discutés. Cette condition n’est pas sans entraîner d’importantes contraintes
dans la conduite de l’échange.
La deuxième condition est une condition de temps et de lieu. Pour pouvoir échanger sur
le contenu des écrits avec les familles, il est important que les services d’AEMO prévoient et
organisent ce moment de la fin de l’écriture et de la rencontre. Le protocole doit donc
envisager différentes stratégies validées au niveau institutionnel :
Rencontre au service sur invitation auprès de la famille en présence du chef de service
ou du directeur et du travailleur social pour donner une dimension institutionnelle à
l’écrit.
Rencontre au service sur invitation auprès de la famille en présence du travailleur
social.
Rencontre au domicile de la famille selon la disponibilité des parents.
-112-
L’objectif étant de partager le contenu de l’écrit sur différents modes (lecture
intégrale, en partie, lecture commentée…) en fonction de la situation et de la relation
instituée auprès des personnes.
Cette pratique institue comme principe fondamental, la place de l’écrit dans la mesure
éducative. Il se résume par la phrase suivante : « la question de la fin de l’écriture du rapport
d’évolution se pose dès le début de l’écriture de celui ci ». Ainsi l’objectif est de mettre en
perspective la pratique d’écriture du travailleur social et de ne plus envisager les mesures
d’AEMO « bornées par l’écriture », c’est à dire limitées d’un côté par l’écrit instituant qu’est
le jugement et de l’autre côté, par l’écrit de la décision qu’est le rapport au juge.
Nous pouvons reproduire cette formulation par le schéma suivant :
Mesure d’assistance éducative en milieu ouvert
1er jugement
d’assistance éducative
entrée
Champ de l’intervention
temps de la mesure
Rapport d’évolution
et décision du juge
sortie
Concevoir la pratique d’écriture dès le début de la mesure dans une perspective d’un
travail de l’échange à venir avec la famille, sur et à propos du contenu de l’écrit, permet de
redonner par l’écriture le sens de l’action éducative et de maintenir la relation éducative
engagée entre la famille et « l’écrivant ». Dans une telle optique, l’écriture n’est plus conçue
comme la mise en texte des résultats d’une observation, mais bien comme la mise en mots
d’une présence dans une situation familiale qui tente d’envisager le devenir de la famille en
intervenant dans le présent et en prenant en compte le passé. Il s’agit alors d’impulser une
pratique d’écriture engagée dans la durée de la mesure éducative, le rapport d’évolution
venant donner du sens à cette intervention. Le schéma suivant tente de rendre compte de
cette représentation:
-113-
Mesure d’assistance éducative
1er jugement
mise en perspective
du rapport d’évolution
Temps de
l’échange
Ce schéma montre comment cette posture dynamique de la pratique d’écriture au sein
d’un service d’AEMO permet d’envisager la mise au travail de la famille mais aussi des
travailleurs sociaux pris ensemble dans cette perspective d’écriture. Nous avons ainsi le
sentiment d’intégrer l’écrit dans une dynamique institutionnelle tout en travaillant le lien
entre les rapports d’évolution et leurs fonctions dans la mesure éducative.
-114-
« Et puis ce calamar, animal céphalopode, c’est à
dire qui marche avec sa tête et dont la défense
majeure est de projeter de l’encre. Pour un
intellectuel aux prises avec les difficultés d’écrire,
c’est là un champ d’exploration presque trop beau
pour être vrai ».
Patrick DECLERCK
CONCLUSION
Cette étude aura favorisé l’émergence de différents axes permettant de répondre aux
principales questions qui motivaient notre recherche. Nous pouvons désormais appréhender de
manière plus précise la pratique d’écriture en AEMO judiciaire et le sens à lui donner depuis
la mise en application du décret du 15 mars 2002 réformant le principe du contradictoire en
assistance éducative. En effet l’analyse de la place de la famille dans cet accès aux rapports
d’évolution nous permet de mesurer son caractère fondamental.
Une considération générale sur la complexité de la pratique d’écriture et les stratégies
mises en œuvre pour maintenir la relation avec les familles faisait apparaître deux types de
difficultés de l’activité d’écriture :
•
Un problème d’écriture, au sens d’un savoir technique de la mise en mots et en texte,
appelant des réponses en terme d’apprentissage, de techniques d’expression écrites,
voir de vocabulaire.
•
Des problèmes concernant les conditions spécifiques de l’exercice professionnel luimême et en particulier, à la singularité de la position du travailleur social écrivant.
-115-
L’ensemble des données recueillies au cours de notre travail, nous permet d’affirmer
qu’il y a bien une complexité relative à la pratique d’écriture en AEMO judiciaire, dans le
soutien de la relation éducative avec les familles et le champ renforcé du contradictoire. Que
dire et comment l’écrire sont des questions qui doivent traverser maintenant l’acte d’écriture.
Le rapport d’évolution résulte d’un écrit différé de l’action éducative même. Il doit
devenir avant tout, un outil de mise en relation. Ceci implique l’auteur de l’écrit dans une place
« d’écrivant », c’est à dire une place qui engage le travailleur social dans son écriture en lui
donnant sens pour les destinataires que sont le juge et la famille.
Ce travail nous a également permis d’établir qu’un questionnement apparaît à propos de
l’adresse de l’écrit. Le rapport d’évolution porte les marques de son auteur. Mais il est
essentiel qu’il porte aussi l’inscription de son nouveau destinataire depuis la réforme sur le
contradictoire, qui est la famille. Il apparaît ainsi que le travailleur social inscrit dans sa
pratique d’écriture une proposition de lecture à de la famille. Cette lecture doit être autant
que possible univoque car c’est cette recherche de transparence, de clarté qui permet de
vérifier la valeur de l’argumentation de l’écrit et de limiter l’implicite.
Le rapport d’évolution concerne différents lecteurs dont les logiques et les conditions
de lecture varient. Le juge des enfants y cherche de quoi orienter et motiver sa décision, la
famille de quoi se rassurer ou se défendre face à cette décision. La prise en compte de ces
logiques distinctes devraient entraîner une conception différente du contenu de l’écrit :
synthèse et rapidité d’accès aux informations importantes pour le juge, contre détail et
précisions permettant aux familles de percevoir le plus clairement possible le sens de l’action
éducative.
Mais nous avons pu mesurer que cette hétérogénéité des lecteurs et la recherche
d’une lecture univoque, posent des problèmes aux travailleurs sociaux. À travers les
entretiens que nous avons réalisé dans le cadre de notre recherche, il est apparu cette
difficulté de rédiger un rapport d’évolution de la même façon quelque soit le destinataire,
sauf à mettre en place des stratégies d’écriture.
-116-
La question que le travailleur social se pose actuellement est : à qui s’adresse mon
rapport ? Au magistrat, dans un vocabulaire ou une syntaxe dont je sais que les familles
concernées n’en pourront pas avoir une lecture aisée ? Aux familles, dans un vocabulaire et
une syntaxe qui seront directement accessibles par eux ?
L’accès aux dossiers d’assistance éducative pose comme postulat que les familles aient
une véritable possibilité de lire les écrits qui constituent leur dossier. Dans ce cadre, les
familles sont devenues précisément des destinataires du rapport d’évolution. Et c’est parce
que le rapport leur est aussi destiné que le travailleur social doit modifier sa pratique
d’écriture en un support éducatif avec les familles pour que l’écrit représente un autre accès
à l’intervention et à la relation éducative. Cette nécessité suggère que la place de l’écriture
dans le travail d’AEMO soit mieux définie, moins perçue comme une tâche rajoutée. Elle doit
être plus inscrite dans l’action éducative et dans la relation avec les familles pour qu’elle
puisse être mieux appréhendée par l’ensemble des acteurs, sans que, pour autant, elle
apparaisse comme plus aisée.
C’est aussi parce que le rapport d’évolution n’est pas directement adressé aux familles,
mais bien au magistrat dans le but d’orienter une décision, qu’il demande un rigoureux travail
de formulation. Le temps pour rédiger semble être la condition d’une écriture de qualité :
temps de concentration, temps de choisir des mots avec justesse, temps de relecture. Mais
ce temps n’est pas toujours possible pour « l’écrivant » compte tenu de sa charge de travail.
Bien que l’écrit fasse partie intégrante de la mission du travailleur social, c’est le temps de
l’écriture qui sera sacrifié face aux urgences, malgré l’enjeu important puisque un terme mal
choisi, une imprécision peuvent non seulement gêner la perception du juge, mais aussi avoir
des répercussions importantes sur la vie des personnes concernées.
La contrainte de temps exclut pour les travailleurs sociaux, une trop grande abondance
de détails, de précisions, oblige aux raccourcis. L’hétérogénéité des éléments d’observation
participe à la difficulté de synthèse et par conséquent de la construction du rapport
d’évolution. Quelles observations retenir ? Quelles interprétations faire ? Quel sens donner à
l’action éducative ? Ce sont autant de questions et de décisions qui engagent dans son acte
d’écriture la responsabilité personnelle et professionnelle de l’auteur du rapport.
-117-
Au niveau institutionnel, les informations transmises ou non à l’équipe lors de la réunion
de synthèse puis dans l’écrit peuvent être perçues comme le reflet de la qualité de son
travail, de sa compétence professionnelle ou de sa difficulté d’intervenir dans une situation,
voir de son échec. La conscience chez « l’écrivant » de cette responsabilité contribue à
développer chez lui, un sens éthique de l’écriture.
Le rapport d’évolution est présenté comme un regard décalé pour le juge des enfants :
« Il est nos yeux sur la situation » disent les magistrats au sujet de cet écrit. Le rapport
devient l’instrument de transmission de la situation familiale. Dans ce contexte, le travailleur
social recherche des méthodes pour réaliser une transmission fidèle. Ceci a comme tendance
à renforcer la contrainte d’écriture chez le travailleur social du côté de la légitimité à fournir
telle ou telle information. Avant la question du sens, ce sont celles de l’autorisation et de la
conformité que « l’écrivant » se pose car le rapport d’évolution ne restitue non pas « une »
lecture d’une situation mais bien « sa » lecture de cette situation. Le rapport à rédiger
devient alors l’épreuve personnelle du travailleur social, qui à souvent le sentiment de ne pas
réussir à écrire correctement et par conséquent de ne pas faire la preuve de sa valeur
professionnelle à ce niveau.
C’est une épreuve qui prend un sens initiatique lorsque le nouveau embauché doit
s’initier à l’écriture en prenant modèle sur les écrits de ses collègues. Tout cela nous
démontre à la fois le statut fondamental de l’écrit en AEMO, dans l’identité professionnelle
et à quel point son écriture, son contenu ne sauraient être neutres. D’où l’intérêt pour le
professionnel de se méfier des mots qu’il utilise.
Ce que soulève la pratique d’écriture, c’est aussi la question de l’énonciation : qui est
l’auteur d’un rapport et comment celui ci s’inscrit dans son écrit ? Cette question renvoie à
celle de la légitimité d’affirmer des positions dans un champ d’observation très large auquel le
travailleur social n’a qu’un accès partiel. La conséquence est que le professionnel écrit dans la
crainte d’affirmer une chose trop définitivement. En dehors des faits précis qu’il a pu
observer, il multiplie les précautions textuelles qui ne sont que des renvois permanents à sa
subjectivité. Lorsque l’auteur écrit le verbe « semble », le contenu du rapport ne se réfère
plus à la situation mais à « l’écrivant », selon l’interprétation qui est la sienne.
-118-
Les rapports d’évolution se remplissent alors de tournures au conditionnel destinées à
relativiser la valeur de vérité du texte ce qui rend difficile la lecture hors la présence des
familles. Le rapport d’évolution ne permet plus ainsi une relation directe du lecteur à la
situation décrite, mais établit une relation de dépendance entre l’auteur de l’écrit et les
personnes sur qui portent les éléments du texte. Cette relation de dépendance qui s’est
intensifiée depuis la réforme sur le contradictoire, prend sens dans la retransmission du
contenu de l’écrit par le travailleur social, aux familles avant l’audience.
La difficulté dans cette retransmission est que l’auteur du rapport est en réalité une
personne multiple. Le travailleur social écrit son rapport au nom de l’équipe, en rapportant le
contenu de la réunion de synthèse qui est un travail collectif. Il écrit également sous couvert
de ses responsables hiérarchiques, directeur et chef de service et son écrit engage par
conséquent le service, l’institution à laquelle il appartient. L’utilisation du pronom « nous »
dans l’écrit vient témoigner de l’élaboration collective de la réflexion sur la situation. Mais le
travailleur social est seul devant sa page. Il doit alors composer entre l’analyse de l’équipe et
ses propres interprétations car il est souvent le seul à participer à la relation éducative donc
à la situation rapportée. Il est celui non seulement qui observe mais aussi agit. Par
conséquent, Le rapport d’évolution « de qualité » n’est pas celui dont l’auteur se sera efforcé
d’exécuter
des
prescriptions
collectives,
mais
bien
celui
dont
l’auteur
s’investira
personnellement dans son écrit, conscient du sens et de la portée de ses mots, de la valeur
des informations transcrites et capable de les assumer pleinement face à chacun des
destinataires du rapport, le juge des enfants et la famille.
Le professionnel n’est ni hors de la situation qu’il rapporte, ni hors de son écrit, et
c’est bien sur le sens des stratégies d’écriture mis en oeuvre qu’il est intéressant pour la
profession de réfléchir, afin de déterminer les conditions d’une écriture de qualité. Cela
permet aux travailleur sociaux en AEMO judiciaire de s’approprier les conditions d’une
pratique d’écriture, non comme des contraintes vides de sens sur ou à propos des familles,
mais bien comme des axes de travail éducatif à part entière face et avec les familles
concernées. Cette posture vient affirmer que le travailleur social participant à l’action
éducative devient aussi un personnage de son rapport.
-119-
Dans la relation éducative établie entre le travailleur social et la famille, le rapport
d’évolution doit donner « à lire » le professionnel, ce qu’il est, ce qu’il perçoit, ce qu’il l’engage,
non seulement au magistrat, mais surtout à la famille. L’accepter en tant qu’écrivant, c’est
restituer du pouvoir à ces familles.
Il convient de remarquer qu’à partir de ce travail de recherche, un ensemble de
problématiques plus larges peut être abordé. Nous avons pu constater que généralement, la
tentative de réponse apportée à un questionnement entraîne naturellement l’émergence
d’autres questions et non pas une réponse définitive. Ainsi d’autres éléments pourraient
enrichir et compléter cette recherche. Il serait alors particulièrement intéressant de
s’attacher à d’autres secteurs de l’éducation spécialisée pour effectuer des enquêtes
approfondies, de se constituer des corpus et une connaissance suffisamment larges des
pratiques d’écriture d’autres institutions pour ne pas être prisonnier de la particularité d’un
terrain observé. Un tel travail est de longue durée. Néanmoins, nous estimons que les rapports
d’évolution sont les meilleurs représentants des productions d’écriture des travailleurs
sociaux de l’AEMO judiciaire.
Cette réflexion plus générale sur les pratiques d’écriture pourrait ainsi transformer
les priorités d’écriture, en modifiant le contexte des communications écrites. L’écriture peut
constituer, elle aussi, un enjeu de culture professionnelle commune. "L’un des enjeux qui se
pose à l’homme du troisième millénaire, dans la rencontre obligée des cultures, est celui de
l’acceptation de valeurs communes, de principes d’action auxquels référer la cohésion de
sociétés toujours davantage plurielles."101.
En la rapportant à la pratique d’écriture, cette phrase de Jean LAVOUÉ éclaire la
responsabilité et les enjeux de l’écriture des travailleurs sociaux. En dernier ressort, l’intérêt
des mineurs et le respect des familles restent les objectifs prioritaires de tout écrit
éducatifs.
101
LAVOUÉ Jean (2OOO), Éduquer avec les parents, Paris, l’Harmattan, p 139.
-120-
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DUPONT-FAUVILLE Antoine, Rapport Pour une réforme de l’Aide Sociale à l’Enfance, 1972.
-124-
ANNEXES
-A0-
ANNEXES 1
Extraits du décret N°2002-361 du 15 mars 2002 : . . . . . . . . . . . . . . p.A1
-A0-
Extraits du Décret no 2002-361 du 15 mars 2002 modifiant
le nouveau code de procédure civile et relatif à l'assistance éducative
NOR : JUSF0250028D
Le Premier ministre, Sur le rapport de la garde des sceaux, ministre de la justice, Vu le code
civil, notamment ses articles 375 à 375-8 ; Vu le nouveau code de procédure civile ; Vu le code
de l'action sociale et des familles, notamment ses articles L. 228-3 et L. 228-4 ; Le Conseil
d'Etat (section de l'intérieur) entendu, Décrète :
Art. 1er. - Le nouveau code de procédure civile est modifié conformément aux dispositions
des articles 2 à 10 du présent décret. […]
Art. 3. - L'article 1182 est remplacé par les dispositions suivantes : « Art. 1182. - Le juge
donne avis de l'ouverture de la procédure au procureur de la République ; quand ils ne sont pas
requérants, il en donne également avis au père, à la mère, au tuteur, à la personne ou au
représentant du service à qui l'enfant a été confié. Il entend le père, la mère, le tuteur, la
personne ou le représentant du service à qui l'enfant a été confié et le mineur capable de
discernement et porte à leur connaissance les motifs de sa saisine. Il entend toute autre
personne dont l'audition lui paraît utile. L'avis d'ouverture de la procédure et les
convocations adressées aux père et mère, au tuteur, à la personne ou au représentant du
service à qui l'enfant a été confié et au mineur mentionnent les droits des parties de faire
choix d'un conseil ou de demander qu'il leur en soit désigné un d'office conformément aux
dispositions de l'article 1186. L'avis et les convocations informent les parties de la possibilité
de consulter le dossier conformément aux dispositions de l'article 1187. » […]
Art. 8. - L'article 1187 est remplacé par les dispositions suivantes : « Art. 1187. - Dès l'avis
d'ouverture de la procédure, le dossier peut être consulté au secrétariat greffe, jusqu'à la
veille de l'audition ou de l'audience, par l'avocat du mineur et celui de son père, de sa mère,
de son tuteur, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié.
L'avocat peut se faire délivrer copie de tout ou partie des pièces du dossier pour l'usage
exclusif de la procédure d'assistance éducative. Il ne peut transmettre les copies ainsi
-A1-
obtenues ou la reproduction de ces pièces à son client. Le dossier peut également être
consulté, sur leur demande et aux jours et heures fixés par le juge, par le père, la mère, le
tuteur, la personne ou le représentant du service à qui l'enfant a été confié et par le mineur
capable de discernement, jusqu'à la veille de l'audition ou de l'audience. La consultation du
dossier le concernant par le mineur capable de discernement ne peut se faire qu'en présence
de son père, de sa mère ou de son avocat. En cas de refus des parents et si l'intéressé n'a pas
d'avocat, le juge saisit le bâtonnier d'une demande de désignation d'un avocat pour assister
le mineur ou autorise le service éducatif chargé de la mesure à l'accompagner pour cette
consultation.
Par décision motivée, le juge peut, en l'absence d'avocat, exclure tout ou partie des pièces de
la consultation par l'un ou l'autre des parents, le tuteur, la personne ou le représentant du
service à qui l'enfant a été confié ou le mineur lorsque cette consultation ferait courir un
danger physique ou moral grave au mineur, à une partie ou à un tiers. Le dossier peut
également être consulté, dans les mêmes conditions, par les services en charge des mesures
prévues à l'article 1183 du présent code et aux articles 375-2 et 375-4 du code civil.
L'instruction terminée, le dossier est transmis au procureur de la République qui le renvoie
dans les quinze jours au juge, accompagné de son avis écrit sur la suite à donner ou de
l'indication qu'il entend formuler cet avis à l'audience. » […]
Art. 11. - Les dispositions du présent décret entrent en vigueur le 1er septembre 2002.
Art. 12. - La garde des sceaux, ministre de la justice, est chargée de l'exécution du présent
décret, qui sera publié au Journal officiel de la République française.
Fait à Paris, le 15 mars 2002.
Lionel Jospin
Par le Premier ministre : La garde des sceaux, ministre de la justice, Marylise LEBRANCHU
-A2-
ANNEXES 2
Exemple d’une convocation à l’audience du juge des enfants :. . . . . . . . . p.A3
-A0-
personne.
Aucune copie de pièces ne vous sera délivrée.
-A3-
-A4-
ANNEXES 3
Grille d’entretien et thèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.A5
-A0-
Grille d’entretien et thèmes
Thème 1 : Les finalités et les objectifs du rapport d’évolution
Ces deux questions au début de l’entretien permettent d’établir la pratique d’écriture
comme recherche de sens. Nous essaierons de cerner la manière dont le sens et les finalités
du rapport d’évolution structurent cet écrit et comment le travailleur social travaille sa place
d’écrivant. Une différence émerge-t-elle en fonction de l’ancienneté du travailleur social et
du service d’origine ?
•
Quel sens a le rapport d’évolution dans la mesure éducative ?
•
Quelles sont vos attentes par rapport à cet écrit ?
Thème 2 : La perception de l’acte d’écriture
En contextualisant l’objet de recherche et après avoir analysé les différentes
lectures, nous remarquons que l’acte d’écriture s’établit autour de différents points. Il peut
apparaître dans cet acte une logique d’information, de témoignage, de partage, de protection…
Il nous est alors nécessaire de comparer les réponses des professionnels aux éléments que
nous avons préalablement approchés.
•
Comment percevez vous l’acte d’écriture ?
•
Quelles sont les différentes logiques qui émergent pour vous dans cet acte
d’écriture ?
-A5-
Thème 3 : La structure des rapports d’évolution
Après avoir entendu la demande des juges des enfants sur le contenu des écrits, nous
voulons savoir ce qui est réellement effectué dans la pratique sur la mise en forme du rapport
d’évolution, son contenu…
•
Comment structurez vous le contenu du rapport d’évolution ?
Thème 4 : La place du facteur temps dans l’acte d’écriture
Il nous paraît important de déterminer comment est pris en compte le facteur temps
au moment de la rédaction du rapport d’évolution. Le temps de l’écriture a-t-il la même valeur
que le temps de l’agir ?
•
Quelles sont les contraintes liées à l’acte d’écriture ?
Thème 5 : Le principe de la « double adresse »
Ce thème renvoie à la question de l’adresse lors de la rédaction du rapport d’évolution.
Nous voulons déterminer si depuis la mise en place du contradictoire une adresse peut en
cacher une autre. Le destinataire principal est le juge des enfants. La famille sur laquelle
porte l’écrit semble être, en filigrane, l’autre destinataire. Prendre acte de cette double
adresse dans le discours des travailleurs sociaux nous renseigne sur les deux dimensions de
l’écrit : le fonctionnel et l’éthique.
•
A qui vous vous adressez dans l’écrit ?
-A6-
Thème 6 : Les difficultés liées à l’écriture des rapports d’évolution
Nous voulons dégager ici ce qu’il y a de spécifique dans la position d’écrivant. Les mots
n’entrent pas seuls en jeu dans la complexité d’écriture et les obstacles font peut-être partie
intégrante de l’écriture du rapport d’évolution. Faire émerger les difficultés nous permet de
chercher à interroger les diverses stratégies à l’œuvre dans l’écriture des travailleurs
sociaux. En d’autres termes, les difficultés qui entourent la réalisation d’un écrit ont-elles des
conséquences sur la formulation et la transmission du contenu, ce qui conduirait les
travailleurs sociaux à développer des stratégies raisonnées d’écriture pour préserver la
relation d’aide avec les familles.
•
Rencontrez-vous des difficultés lors de l’écriture des rapports d’évolution ?
Thème 7 : La place de la responsabilité dans l’écrit
Il nous paraît important de déterminer comment l’enjeu de la responsabilité chez
l’auteur de l’écrit traverse l’acte d’écriture. Ce thème permet de dégager chez le travailleur
social, un point de clivage entre la responsabilité personnelle de l’écrivant et la recherche
constante d’une responsabilité partagée c’est à dire institutionnelle. L’écriture n’est qu’une
des séquences du travail éducatif et son articulation avec le temps de l’analyse collective nous
semble être à étudier de près.
•
À quel niveau se situe pour vous la notion de responsabilité dans l’écrit ?
Thème 8 : Les nécessités d’un changement dans la pratique
Le contradictoire en assistance éducative étant effectif depuis septembre 2002, nous
souhaitons voir comment ce décret est réellement pris en compte sur le terrain de l’AEMO.
Le contenu des écrits s’est-il édulcoré ? L’écrit est-il partagé avec les familles ?
-A7-
Les questions du contenu du rapport d’évolution et de la place de l’écrit dans l’action éducative
deviennent dans ce contexte déterminantes. Sur cette voie, l’écriture s’avère-t-elle un outil
des plus pertinents ?
•
Comment le décret de 2002 a-t-il été pris en compte dans votre acte
d’écriture ?
Thème 9 : L’écriture de la pratique en formation
Ce thème renvoi à la question de l’écriture de la pratique. Nous voulons savoir si les
jeunes diplômés sont préparés à cette complexité d’écriture des rapports d’évolution dans les
unités de formation pour l’obtention du diplôme d’état d’éducateur spécialisé. Nous pouvons
nous demander si l’écriture de la pratique est une fonction absente des contenus de
formation. Si absence il y a, cela entraîne des conséquences non négligeables dans les modes
d’écriture. Mais écrire serait-il réservé à ceux qui savent, qui ont appris, qui connaissent la
complexité de l’écriture ?
•
Pensez vous que la formation initiale prépare à l’écriture des rapports d’évolution ?
-A8-
ANNEXES 4
Retranscription des entretiens par thème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.A9
Thème 1 : Les finalités et les objectifs du rapport d’évolution . . . . . . . A9
Thème 2 : La perception de l’acte d’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A14
Thème 3 : La structure des rapports d’évolution. . . . . . . . . . . . . . . . . . A18
Thème 5 : Le principe de la « double adresse » . . . . . . . . . . . . . . . . . .. A22
Thème 6 : Les difficultés liées à l’écriture des rapports d’évolution. A24
Thème 8 : Les nécessités d’un changement dans la pratique . . . . . . . . A29
-A0-
Retranscription des entretiens par thème
Thème 1 : Les finalités et les objectifs du rapport d’évolution
Plusieurs des professionnels que nous avons rencontrés ont défini le contexte du
travail d’écriture du rapport comme un registre d’obligation. Ainsi comme le dit une
éducatrice : « C’est un écrit obligatoire. Cela nous est imposé par le juge. Il attend de nous la
description de ce qui s’est passé dans la mesure éducative, donc non seulement c’est une
commande du juge, mais dans notre service, on a besoin aussi de faire le point sur le travail
fait par les éducateurs » (Éducatrice 1).
Ces propos sont confirmés par une autre éducatrice: « C’est une obligation, je n’ai pas
le choix lorsque j’arrive sur une fin de mesure. Mes attentes, je n’en n’ai pas particulièrement,
je le fais dans ce sens là, pour le juge. Cela fait partie de mon travail. De toute façon j’ai un
rapport à l’écrit qui est essentiellement par obligation » (Éducatrice 4).
L’obligation passe également par le fait que le rapport d’évolution « vient ponctuer un
temps obligatoire de la mesure. Cela permet après la synthèse, d’écrire là où on en est, de
dire là où on en est et le destinataire en est bien le juge » (Éducatrice 7).
De plus, selon un autre éducateur, cette obligation se rapporte à la mission confiée par
le magistrat « C’est le point obligatoire qui est fait par rapport à une mission que l’on nous a
donné, et on doit ramener au juge l’ensemble de ce que l’on a mis en œuvre pour assurer notre
mission » (Éducateur 9).
L’obligation d’écriture des rapports d’évolution dans le cadre de l’AEMO judiciaire est
balisée par les échéances qui obligent, depuis 1986 et la révision des AEMO tous les deux ans
par le juge, à écrire les rapports régulièrement : « Le contexte de la loi de 1986 a été majeur
parce que c’est fondamentalement la prise en compte du droit de l’enfant et encore plus du
droit des parents. La loi a fait évoluer le fait que les mesures soient passées à deux ans, en
cadrant l’obligation de rapport.
-A9-
Voilà ce que j’attends au niveau institutionnel et au niveau professionnel. C’est cette
obligation de préparer ce temps d’écriture de manière synthétique qui fait que l’on revient à
l’essentiel » (Éducateur 2).
Ce positionnement sur le caractère obligatoire de l’écrit est confirmé par les juges des
enfants interviewés : « c’est un élément obligatoire et indispensable parce que l’on est dans le
cadre d’une procédure que je qualifierais d’écrite et donc justement le rapport est la base
d’un travail qui va être fait par le juge. Deuxièmement il est obligatoire pour la préparation de
l’audience, la tenue de l’audience et la rédaction de la décision. C’est pour cela qu’il est un
élément essentiel qui permet à chacun, de se positionner. C’est vraiment l’outil indispensable,
le substrat de tout » (Juge des enfants 1).
« Sans les éducateurs, le juge ne voit et ne sait rien. Les éducateurs sont en quelque
sorte, les yeux du juge sur la famille. Il y a donc cette obligation d’information, c'est-à-dire
que les éducateurs doivent dans leurs écrits ne pas être sélectifs et mettre tout ce qu’ils
pensent susceptible d’aider la décision du juge » (Juge des enfants 2).
Pour certains travailleurs sociaux, il ressort de cette obligation de faire rapport d’une
situation, une posture de contrôle: «c’est un contrôle de notre pratique. On vient dire d’où on
est partit, ce que l’on a essayé de mettre en place, où on est arrivé » (Éducateur 5)
Mais ce contrôle ne semble pas être exercé que par l’autorité judiciaire. L’éducatrice
poursuit : « on vient par notre écrit, expliquer à chaque niveau : au niveau de la famille, des
partenaires, des enfants, du juge, du service tous les objectifs qu’on avaient fixés et ce sur
quoi on est arrivé». Une autre éducatrice affirme elle aussi que : «le contrôle se fait sur tout
ce qui a pu être fait avec la famille. C’est un contrôle sur ce qui se passe actuellement par
rapport à ce qu’il y avait lors du signalement» (Éducatrice 11).
« Je sais bien que l’on n’est pas tous d’accord au niveau des collègues mais pour moi
cette mission de partir avec certains objectifs et d’essayer de les mener à bien n’est pas
évidente. Quelques fois on se heurte à une difficulté à résoudre des choses et ce n’est pas
toujours simple d’expliquer dans le rapport comment on est arrivé où comment on n’est pas
arrivé. Il y a cette notion de contrôle et je ne suis pas toujours très bien avec cela, et
néanmoins c’est notre mission » (Éducatrice 6).
-A10-
Si nous nous référons au discours d’une autre éducatrice, le contrôle n’est pas vécu
comme une sanction possible. Au contraire : «Cela me sécurise par rapport à l’action et puis
aussi au niveau de la famille. Ce n’est pas pour être contrôlé sur le travail mais plus sur les
moyens qui ont été mis en œuvre » (Éducatrice 12).
Pour les juges des enfants, le contrôle semble se situer sur l’adéquation entre les
conclusions du rapport d’évolution et les moyens proposés pour continuer l’intervention : «il
n’empêche que le contrôle sur l’action éducative reste au moins en filigrane. Je dois voir les
raisons pour lesquelles l’intervention éducative dans un cadre judiciaire doit se poursuivre.
C’est ce que je cherche dans un rapport » (Juge des enfants 1).
« Les rapports entre les services éducatifs et le juge sont basés sur une collaboration
et une confiance. Le jour où le juge n’a plus confiance dans les éducateurs, cela pose vraiment
problème car la collaboration est très importante et ne doit pas être basée sur un contrôle
permanent de leurs interventions » (Juge des enfants 2).
Au delà de l’obligation et du contrôle, la production des écrits et leurs communications
prennent leur sens dans un principe de « rendre compte ». L’écrit peut ainsi être définit par la
nécessité «de mettre noir sur blanc les choses que j’ai trouvé au départ de l’action, ce que
j’en ai compris, ce que j’essaie de mettre en place avec les familles ou avec les jeunes et ce
qui a changé . Faire un rapport, cela veut dire rendre compte» (Éducatrice 1).
En effet le rapport d’évolution implique : « de donner un aperçu, quelque chose qui soit
le plus précis quand même sur l’évolution d’une situation d’un mineur et d’une famille, en
partant d’un point de départ, c'est-à-dire les attendus du juge des enfants et en disant
comment les choses ont évolué pour arriver à la conclusion. L’éducateur poursuit : «c’est
rendre compte de l’action menée, le sens quelle avait et les effets éventuels qu’elle a pu avoir
sur l’évolution de la situation. Je l’inscris dans cette perspective là. De façon à ce que ce soit
pour le juge quelque chose qui soit utilisable, lors de l’audience et pour sa prise de décision »
(Éducateur 5).
Selon une autre éducatrice, cette finalité de l’écrit qu’est le rendu compte, se
retrouve à plusieurs niveaux : «au niveau personnel, au niveau du juge, mais aussi au niveau de
l’équipe sur l’action que j’ai entreprise. Dire ce que j’ai fait pour faire des propositions
d’action comme un arrêt de mesure ou un renouvellement » (Éducatrice 12).
-A11-
Principalement, rendre compte de l’action éducative permet : «de donner des éléments
que la famille peut reprendre et c’est le côté intéressant du principe du contradictoire »
(Éducateur 3).
Du point de vue des acteurs consultés ce rendu compte ne prend sens qu’après le temps
de réunion de synthèse où l’équipe pluridisciplinaire donne un avis « d’expert » sur la situation
familiale exposée par le travailleur social. Il semble donc important de : « retraduire la
synthèse et d’expliquer au juge, le plus simplement et le plus concrètement possible, ce qu’on
a pu observer, ce qui peut bouger, ce que les gens comprennent, acceptent de bouger »
(Éducatrice 1).
« la synthèse c’est d’abord un travail de déconstruction et l’écrit ce n’est jamais que ce
qui vient dire ce travail de construction, de déconstruction, ce qui vient apporter et rapporter
ce qui a été fait avec les moyens que l’on possède » (Éducateur 2).
Ainsi, pour un éducateur, l’écriture du rapport est positionnée comme : « la suite de la
synthèse. Le rapport d’évolution, je le situe déjà au moment où je prépare la synthèse c'està-dire au moment où j’arrive avec ce que j’ai compris de la situation, ce que j’en retiens pour la
synthèse. Après, il y a des choses qui sont ré abordées, qui sont questionnées sous un autre
angle et qui amènent au rapport. Je ne vois pas comment faire un rapport sans synthèse. Pour
moi c’est une suite ». (Éducatrice 6).
Une autre finalité de l’écrit repose sur le postulat qu’écrire installe une distance avec
l’intervention éducative auprès de la famille. Il semble que cette distance se fonde sur cet
acte d’écriture que nous pourrions qualifier d’après coup et qui rompt avec la logique d’action
et de relation : « Moi tel que je le pratique actuellement c’est plus un temps de recul, une
mise à distance plus qu’un élément ou un outil de l’action éducative. Donc cela reste
relativement détaché de l’intervention au quotidien» (Éducateur 5).
Les travailleurs sociaux produisent donc des écrits dans l’après-coup. Il semble
nécessaire de prendre le temps d’écrire et de créer un espace de séparation avec le quotidien
de l’action éducative : « A la fois on est dans l’agir, donc peut-être que l’écrit me permet de
poser les choses. Ce qui ne veut pas dire que quand j’écris, je ne suis plus dans le quotidien de
la mesure. J’écris sur des choses qui ont été agies quand même » (Éducatrice 6).
-A12-
Une éducatrice poursuit la réflexion : « Quelques fois, le fait d’écrire, c’est en
écrivant que tu réalises des choses, que tu vois bien plus clairement des choses que tu as
débattu en synthèse. Cela te saute aux yeux, c’est beaucoup plus clair» (Éducatrice 11).
Cette nécessité de mise à distance semble se référer à la question de la charge de
travail et à la possibilité d’oublier des axes de travail : «Il est vrai que si je n’avais pas ces
écrits là, on se rend compte que l’on a les situations dans la tête et quand on prend nos notes
on a souvent oublié des choses. Faire les rapports, permet de s’apercevoir qu’on avait des
objectifs au départ qu’on a laissé tomber. Cela permet aussi peut-être de ne pas être
toujours dans l’ici et maintenant» (Éducatrice 6).
C’est en quelque sorte une photographie générale de la situation et de l’intervention
qui : «viens mettre sur le papier quelque chose que je n’ai pas vraiment vu, dont j’ai un aperçu
global, qui a été mis sur la table au moment de la synthèse et qui au moment où je l’écris
devient plus réel. Écrire, c’est rationaliser, concrétiser ce que j’ai fait. Cela a un côté
rassurant » (Éducateur 10).
Plusieurs des professionnels enquêtés nous ont affirmé que l’écriture d’un rapport
d’évolution dépasse le simple compte rendu : «c’est faire état d’une évaluation de notre
action. c’est en tirer l’analyse des écarts …C’est faire un compte rendu écrit de l’analyse des
écarts d’une situation initiale à temps T et une situation terminale à temps T+ X années.
C'est-à-dire, la mise en adéquation, en parallèle des moyens mis en oeuvre pour accomplir ma
mission dans une situation qui était évaluée comme tel au temps T » (Éducateur 2).
L’écrit au juge organise et tente : «de mettre en évidence si les objectifs sont
atteints ou pas, si les notions de dangers évoqués dans les attendus du juge sont résorbées,
sont modifiées, n’existent plus » (Éducateur 3).
Cette évaluation est utile au travailleur social mais aussi au juge des enfants : «elle
essaye de faire apparaître l’action menée, le sens que cette action avait et les effets
éventuels qu’elle a pu avoir sur l’évolution de la situation. J’inscris cette évaluation dans cette
perspective là, de façon à ce que ce soit pour le juge quelque chose d’utilisable, lors de
l’audience et pour sa prise de décision » (Éducateur 5).
-A13-
L’intérêt de cette démarche d’évaluation est : «d’être objectif. Mais on ne l’est pas
forcément. C’est en tout cas pour réussir à faire la part des choses entre le ressenti,
m’appuyer sur des choses objectives, sur des faits. J’essaye de m’appuyer sur des faits, sur
quelque chose qu’on a pu travailler avec la famille, avec les enfants. L’évaluation dans mon
écrit part de ces faits et des écarts dans les objectifs réalisés ou pas » (Éducatrice 6).
Thème 2 : La perception de l’acte d’écriture
Plusieurs des professionnels enquêtés nous ont affirmé que la pratique d’écriture passe
par un engagement de l’auteur de l’écrit : « je me sens engagée personnellement dans l’écrit.
Je dois répondre de ce que j’écris, alors bien évidemment j’explique beaucoup. Pour moi c’est
toujours un peu contraignant. Mais je ne peux pas dire que je suis en grande difficulté par
rapport à cet engagement dans mes écrits. J’arrive à rédiger mes rapports sans trop
d’appréhension » (Éducatrice 1).
Cette logique d’engagement prend sens et passe par : « la formalisation de l’action. On
n’est pas libre, on n’a pas cette liberté que l’on a peut-être dans l’action. On a un cadre et on
est engagé face à la hiérarchie, la famille. C’est lu ensuite par le juge » (Éducatrice 12).
Un autre éducateur montre que son: « engagement au niveau des écrits, c’est un acte
professionnel. Cela vient ponctuer une mesure éducative et cela fait suite automatiquement à
une réunion d’équipe. Donc pour moi c’est essentiel cet engagement. Cela fait partie du travail
et c’est l’émanation d’un travail d’équipe logiquement » (Éducateur 10).
Enfin, une autre personne interviewée nous indique l’importance de cette logique : « il y
a ton engagement personnel dans l’action éducative. On n’est pas qu’une institution, on est
aussi une personne. On a mené une mesure et on a produit un rapport comme on a pu le faire
avec toutes les garanties que l’on a pu prendre, en son nom propre, avec soi, avec ce que l’on
est » (Éducateur 5).
-A14-
Parmi les différentes logiques à l’œuvre dans l’acte d’écriture, il y a celle de la
responsabilité : « C’est une responsabilité d’écrire, par rapport aux personnes, sachant que
c’est une trace qui va rester au tribunal même si après il y a une règle d’archivage. Ce n’est
pas n’importe quoi ce poids de l’écriture » (Éducateur 5).
« Cette logique de responsabilité se retrouve dans celle du risque de l’écrit à l’heure
actuelle. A l’heure actuelle on pourrait avoir tendance à concevoir ces rapports comme des
pièces d’avocat plus que comme des pièces de fond. Les rapports sont devenus des pièces de
justice qui ont le sens de pièce à charge ou à décharge. Tu es responsable de ce que tu écris
au yeux de la justice des mineurs » (Éducateur 2),
et « une responsabilité importante, qui peut mettre quand même en cause ta façon de
travailler. Ton regard sur la famille pourrait être interprété comme un jugement à travers ton
écrit » (Éducatrice 8).
Le juge des enfants partage aussi ces avis : « Je pense que ça doit être difficile
d’écrire sur les personnes. Je pense qu’il faut préparer l’écrit. Il faut prendre du temps. cela
se prépare en amont » (Juge de enfants 2).
Mais cette pression peut-être atténuée si : « Il y a la dimension du partage de l ‘écrit
avec la famille. Le fait de le dire à la famille et qu’elle le voit écrit, cela permet à la famille
d’avoir cette confiance en toi » (Éducatrice 11).
Différents professionnels nous ont confié l’importance de la logique de témoignage :
« j’essaie que mon rapport d’évolution soit le témoin de ce que l’on a pu sortir en synthèse et
qu’il y ait une cohérence avec ce que l’on a pu décider en synthèse par rapport à mon action »
(Éducatrice 12).
Mais au delà de ce lien avec la synthèse, le rapport d’évolution : « est le témoin d’un
travail mené, d’orientations et de positionnements de service par rapport à des objectifs
définis lors de l’analyse du dossier. Il (l’écrit) doit mettre en évidence le chemin parcouru par
la famille, le chemin parcouru par l’enfant, le travail proposé par le service, les moyens
développés par le service. […] L’écrit va venir témoigner ou pas d’une décision prise par le
magistrat donc en fait ce rapport va servir au juge car lui ne se déplace pas dans la famille.
C’est une pièce pratiquement unique de l’état de la famille, 6 mois, 12 mois, 24 mois après.
Donc c’est une pièce sacrément importante » (Éducatrice 3).
-A15-
Un autre éducateur partage cet avis : « Finalement, le rapport d’évolution est le témoin
d’évaluations régulières qui vient simplement faire la synthèse de ces différents points
d’évaluation dans le parcours de la mesure éducative » (Éducateur 5).
De plus, cette logique permet : « un re-questionnement. Ce témoignage écrit de notre
action permet de dire à des familles "et bien je ne sais jamais trop ce qui se passe dans votre
famille". Mon attente c’est de créer une dynamique au suivi autour de cet écrit témoin »
(Éducateur 11).
Mais une éducatrice témoigne du caractère : « figé, c’est figé comme témoignage écrit.
Avec la famille, tu peux toujours reprendre ce que tu fais, rediscuter " bon écoutez, je me
suis trompée, je reconnais, on peut travailler d’une autre façon". Mais l’écriture, une fois que
le rapport est écrit, cela reste figé et à tel point que le dossier existera très longtemps »
(Éducatrice 8).
La place de la transparence est prépondérante dans l’acte d’écriture : « je trouve que
cela montre une certaine transparence de notre travail et que ce n’est pas nous qui prenons
les décisions. On écrit un rapport qui n’est pas confidentiel. Je trouve que cela va avec la
relation de confiance que l’on peut instaurer avec une famille pendant la mesure éducative »
(Éducatrice 12).
Une autre éducatrice témoigne du caractère indispensable de cette transparence de
l’action éducative dans l’écrit : « cela oblige à être précis, beaucoup plus précis dans les faits,
dans les observations et dans le choix du mot. Alors j’ai comme souci quand j’écris de
reprendre quels sont les éléments dont le juge a besoin pour prendre sa décision ? Qu’est ce
qui va l’intéresser en tant que juge pour enfants ? A partir de l’ordonnance qu’il a écrite en
amont et le souci que j’ai aussi de tout dire, c’est important car si la famille vient le lire, il
faut qu’elle en comprenne quelque chose. Alors la aussi, la transparence amène à rester simple
dans les mots, et parfois c’est hyper compliqué » (Éducatrice 3).
Une professionnelle donne le sens de cette recherche de transparence : « c’est être
clair sur ce qui fonctionne, sur ce qui ne fonctionne pas et comment on peut aider les
personnes à améliorer ce qui ne fonctionne pas » (Éducatrice 11).
-A16-
Un autre précise : « C’est cet esprit qui doit nous animer en tout cas qui m’anime, c’est
la clarté, parce que ça m’oblige à être claire dans les situations. C'est-à-dire que mes écrits
sont vraiment un miroir de mon action éducative. Quand j’ai du mal à rédiger c’est que j’ai du
mal à travailler, c’est toujours en parallèle et cela a toujours été. Dans la transparence, le
plus difficile c’est ce travail de tri de l’information à transmettre, l’information pertinente et
qui sert dans l’action éducative et qui est nécessaire au magistrat. Il y a un effort de mise en
scène de l’écrit, de la page, pour que le magistrat puisse aller rapidement à l’essentiel »
(Éducateur 2).
Le juge des enfants montre qu’ : « il est important que les faits bruts soient exposés
parfois par exemple sur des épisodes d’alcoolisation, de violences. Après que l’on explique un
certain nombre de chose dans le contexte du travail qui est fait, très bien, mais que cela soit
exposé » (juge des enfants 1).
Il faut noter toutefois que cette notion de transparence est relative car ce choix
peut-être par défaut : « au niveau du juge il attend des faits, des choses avérées, et très
souvent on a des difficultés à ressortir les faits objectifs. On se dit qu’il faut des faits
objectifs pour le juge. Je ne suis pas persuadé que le juge attende cela. Alors, on se force
absolument à vouloir les transmettre » (Éducateur 10).
Alors un questionnement demeure : « je ne pouvais pas imaginer que dans mon écrit,
n’apparaissent pas les désaccords. Au début c’était cela ma réflexion. Ils (les parents) vont
voir l’écrit, il faut mettre des choses sur lesquelles on est d’accord, qui fassent pas trop
conflictuelles et je me suis dit en même temps, autant changer de boulot. Et là je me suis dit
il faut que le rapport soit transparent, vraiment tout mettre, mais la garantie c’est d’avoir pu
le travailler avant, en discuter avant avec les parents » (Éducateur 5).
« Avant tu pouvais écrire une phrase, ce n’était pas dit à la famille. Le juge le savait.
Maintenant tu ne peux plus faire ça. J’ai l’impression que cela oblige à plus de transparence
dans notre travail » (Éducatrice 4).
-A17-
Mais il semble que ces différentes logiques ont un coût car la pratique d’écriture en
AEMO est conséquente : « Cela devient quelque chose d’habituel d’écrire. Je n’ai pas
forcément une écriture très facile, mais je le fais par nécessité, mon rapport à l’écriture
c’est ça. C’est vrai que tu as l’impression d’être dans une routine où lorsque tu en as fini avec
un, tu en recommences un autre. Une certaine lassitude peut s’installer. Tu passes d’une
histoire à une autre, comme cela sans s’arrêter. Mais c’est nécessaire car ce rapport pour moi,
il va permettre au juge de prendre une décision, je l’espère, je le souhaite pour lui et pour la
famille » (Éducatrice 4).
« Simplement l’écrit, on en fait de plus en plus. On nous en demande de plus en plus
alors je ne sais pas si c’est pour se garantir au niveau de la responsabilité mais le moindre
incident, la moindre demande tout doit passer par l’écrit, et je trouve que cela perd de son
intérêt. Il y a une surcharge et parfois on se répète » (Éducatrice 12).
Une éducatrice montre que la difficulté se situe dans la priorité donné à l’écrit : « à
beaucoup écrire, il y a un côté un peu lassant. En même temps, tu te rends compte en écrivant
que tu soulèves plein de questions. Si tu veux effectivement, la lassitude se situe dans le
fait : encore un rapport à faire, il faut que je le programme. Cela veut dire qu’une fois que j’ai
commencé à l’écrire, je suis dedans. Cela va déjà mieux. C’est de m’y mettre qui n’est pas
facile. Il faut donner la priorité à l’écrit. Souvent on est pris dans l’action et il m’arrive de me
dire encore quelques semaines pour écrire et j’aurai tendance à repousser l’échéance. Tout en
ne mettant pas en cause la nécessité de cet écrit » (Éducatrice 7).
« Pour moi le fait de beaucoup écrire c’était lassant. Je ne suis pas un écrivain, je ne
suis pas le nègre de qui que ce soit. Cela m’aurait plus de pouvoir écrire facilement, mais c’est
une corvée » (Éducatrice 8).
Thème 3 : La structure des rapports d’évolution
La première étape que soulignent les professionnels interviewés consiste à reprendre
les motifs de l’AEMO : « Au départ je redis pourquoi il y a eu la mesure, les circonstances,
je reprends les tous premiers éléments qui ont conduit au signalement. Avec les mots du juge
pour indiquer ce qui est à travailler » (Éducatrice 6).
-A18-
Un autre éducateur nous précise que : « En général j’essaye, j’ai un petit peu évolué la
dessus, j’essaye de mettre dans un premier temps les motifs initiaux, de rappeler les motifs
quitte à citer des attendus du jugement. De dater les choses à dire. Ensuite si besoin, je
reprend les mesures antérieures pour situer la famille au niveau des mesures de justice. Des
repères en fait, pour que le juge rapidement puisse cerner la mesure » (Éducateur 5).
Cette phase introductive semble nécessaire et peut prendre une autre forme : « .La
structure de mon écrit va être forcément déjà
organisée par la synthèse qu’il y a eue
précédemment. Et puis après, il y a plusieurs parties : le lien avec le rapport précédent et le
rappel de la notion de danger » (Éducateur 10).
Un deuxième paragraphe prend appui sur des éléments de description de la situation
familiale : « Là je décline les différents évènements que j’ai à ma connaissance, qui se sont
passés dans la famille. Je donne les éléments que la famille m’a donné, qui sont plus de l’ordre
du privé. Enfin certains, je ne les donne pas tous. C’est un peu pour éclairer pourquoi la famille
en est arrivée là » (Éducatrice 11).
Une autre personne précise : « En général je pars de la situation familiale telle qu’elle
est au moment où j’écris. Si c’est un premier rapport j’expose, la situation familiale telle que
je la connais. Si c’est un second rapport je note les modifications au niveau de la situation
familiale, si il y a eu un enfant, si les parents ont trouvé du travail, s’ils ont déménagé… »
(Éducatrice 4).
Un éducateur considère que dans cette partie il : « essaye de dire la situation sociale,
les repères socioprofessionnels, les revenus s’il y a un problème de gestion. Pour nommer
quelque chose, il faut que derrière il y ait un sens » (Éducateur 5).
Une fois que les éléments de la situation familiale sont repérés, un troisième
paragraphe évoque le déroulement de la mesure : « c'est-à-dire tout ce qui a pu se passer
durant l’année : les faits un peu précis, les séparations, les violences. Ce sont vraiment des
choses qui concernent l’intervention éducative » (Éducateur 10).
« Là je me situe plus dans l’environnement familial, des enfants ou de l’enfant.
Certaines fois, je combine plutôt les deux parents, ce qu’ils font avec leurs enfants.
-A19-
Cet aspect ce n’est pas une somme de description parce que je mets déjà en lien différents
éléments » (Éducatrice 11).
Une éducatrice montre dans cette partie : « comment on a engagé le travail, avec qui
on s’est heurté, ce qui a bougé, ce qui a changé, ce que les parents ont refusé. J’essaie de
détailler ces choses là. Concernant l’enfant, j’écris ce qui a évolué, la concertation qui a pu
avoir avec les autres services. Toutes ces choses sur quoi on s’est appuyé, là où on en est sur
le projet éducatif » (Éducatrice 1).
Mais un éducateur souligne la difficulté de faire la synthèse de toutes les
informations : « c’est une partie qui est un peu compliquée, le support que j’utilise est mes
notes. Mais je suis un grand preneur de notes de chaque visite que je fais. Donc ce qui est un
peu fastidieux, c’est non seulement de reprendre toutes ces notes. C’est un peu compliqué.
Je dois reprendre tout cela car je veux être au plus près de la réalité de ce que je
retransmets. Toute la partie descriptive ne me pose pas véritablement de difficulté mais
c’est fastidieux parce que c’est long. Il y a de la recherche et la mise en place doit se fait de
manière chronologique. J’essaie de respecter cela » (Éducateur 9).
Vient ensuite le paragraphe sur les mineurs : « là, sur chacun d’eux, je décline la situation
scolaire ou professionnelle, le relationnel avec ses pairs, les adultes, ses parents. Ce n’est pas
systématique car si je pense qu’il n’y a rien à en dire je ne dis rien » (Éducateur 5).
« je fais une partie sur chaque mineur. J’essaye de mettre la problématique dans la
partie du père et de la mère. Et les mineurs des fois, je les d’écris sur le plan physique et au
niveau du caractère. Je parle de l’école, comment ils se comportent au niveau scolaire, s’ils
sont sociables, leurs activités sportives » (Éducateur 4).
« Après je parle des enfants. Il y a une partie sur chaque enfant. J’essaie de détailler
les difficultés qu’ils peuvent avoir, ce qui marche bien, ce qui nous inquiète, le relationnel aussi
bien avec les parents qu’avec l’extérieur, l’insertion professionnelle. Il peut y avoir des
variantes» (Éducatrice 1).
-A20-
Le paragraphe intitulé analyse de la situation ne prend sens que dans ses modalités
d’articulation avec les parties du rapport d’évolution citées précédemment : « c’est un peu la
combinaison de tout ce qui a pu être observé lors de mon intervention. Les constats que je
fais pour l’enfant et pour la famille, mettre tout cela en lien pour mieux comprendre ce qu’il se
passe dans le fonctionnement familial » (Éducatrice 11).
Mais cette partie semble facultative : « il m’arrive de ne pas la faire, soit parce que
j’oublie des fois, soit parce que je ne sais pas comment la faire. Dans ce cas là, je fais une
conclusion qui comprend un peu une analyse de la situation. C’est à dire que je ne sépare pas
les deux » (Éducatrice 7).
Plusieurs éducateurs soulignent la difficulté à la rédiger : « c’est difficile car on
reprend des faits dans le cadre de la mesure pour les analyser. J’ai de la peine à prendre le
large par rapport à cela et avoir une analyse extérieure ou objective de la situation. C’est là
que les prises de notes pendant la synthèse peuvent m’aider » (Éducateur 10).
« La partie qui me pose problème le plus souvent c’est la partie analyse. Il y a ton
propre ressenti que tu as dans la situation et sur ce que tu as vécu dans la famille. Lorsque
que tu écris, et même si tu es au plus près de la réalité au moment de l’analyse, tu es influencé
par tout ce qui s’est passé pendant la synthèse, où il y a d’autres analyses qui ont été portées
par d’autres personnes. Tu es bien obligé d’en tenir compte et tu t’aperçois qu’au niveau de
l’analyse tu peux te laisser porter par ta propre idée sans tenir compte de ce qui a été dit.
C’est la partie un peu plus délicate » (Éducateur 9).
« Le plus difficile c’est l’analyse. Souvent je laisse passer un petit temps et je reviens
sur l’analyse. Je fais ça en plusieurs fois » (Éducatrice 12).
La conclusion vient finir le rapport d’évolution : « La conclusion tente d’indiquer le plus
clairement possible la position prise par le service et les propositions faites au juge »
(Éducateur 5).
« Une conclusion dans laquelle je mets les difficultés, je résume l’orientation qui peut-
être poursuite de la mesure, main levée, placement, demande d’audience particulière »
(Éducatrice 7).
« La conclusion est courte car soit on demande la poursuite de la mesure, soit on
demande l’arrêt, soit on évoque un placement. On reprend les axes très succinctement car ils
ont souvent été développés dans le cadre de l’analyse » (Éducateur 10).
-A21-
Après ce descriptif repris auprès des travailleurs sociaux interviewés, il est
intéressant d’exposer les indications spécifiques des juges des enfants sur la structure de
cet écrit : « Sachant que l’on peut avoir des rapports très différents avec des contenus très
denses avec énormément de choses qui peuvent diluer les faits. Les éducateurs ont aussi
cette difficulté là de nommer les faits alors ils ont un discours socio-psycho-éducatif Ce que
j’attend c’est que les deux soient reliés. Que l’on ait des faits ponctuels et objectifs et puis
bien sûr l’analyse qui est fait par les professionnels. C’est important que des professionnels en
utilisant leurs termes à eux et leur système d’analyse décryptent ces faits et en donne leur
lecture » (Juge des enfants 1).
L’autre juge précise : « Le rapport idéal comporte 5 parties distinctes, bien
cloisonnées :
o
La première partie : c’est ce qui a été fait avec la famille et le mineur, ce qui a été fait
concrètement
o
La deuxième partie : qu’est ce qui a été constaté dans le milieu où l’enfant vit ? c’est ce
qu’on appelle les faits constants, les choses objectives qui ne sont pas discutables
o
La troisième partie : qu’est ce qui a été déduit de ces faits par le service et cela est
important. C’est l’interprétation du service, du travail du service.
o
La quatrième partie ce qui a été proposé, la proposition du service,
o
La cinquième : Ce qui est attendu.
On ne doit pas mélanger notamment un chapitre dans lequel le service est en train de faire
des suppositions, des interprétations et le travail réalisé Le mauvais rapport c’est celui qui
fait le mélange des deux, qui mélange à la fois le travail d’interprétation du service et le
contenu du travail » (Juge des enfants 2).
Thème 5 : Le principe de la « double adresse »
Certains travailleurs sociaux ont évoqué le juge des enfants comme le principal
destinataire du rapport d’évolution : « Je l’écris au juge, principalement au juge des enfants,
pas aux parents » (Éducatrice 6).
-A22-
« Avec l’idée que cela peut-être lu par d’autres, les avocats, éventuellement le Juge
aux Affaires Familiales. Je considère que je suis mandaté par le juge des enfants. On doit lui
rendre compte. Donc c’est à lui que j’écrit pour lui indiquer les éléments de la situation »
(Éducateur 5).
Une éducatrice hésite mais confirme que c’est au : «juge sous couvert du service avec
cette communication à la famille qui reste très vague d’une certaine manière, toujours par
souci d’honnêteté, mais avant tout c’est vraiment un écrit au juge. Autrement je ne l’écrirai
pas parce que c’est le rendu compte de notre travail et cela me paraît vraiment pour le juge »
(Éducatrice 10).
Le destinataire peut même être l’institution judiciaire : « Au tribunal, jamais au juge.
C’est une pièce de justice un rapport, donc je n’écris pas à monsieur le juge. Un juge des
enfants n’existe pas en tant que personne. Ils sont là en tant qu’instrument de justice donc on
s’adresse au tribunal » (Éducateur 2).
D’autres acteurs estiment que le rapport d’évolution est adressé au juge des enfants
mais qu’une communication du contenu de l’écrit est nécessaire avant l’audience. Cette
position oriente le contenu du rapport et à une incidence sur le choix des mots : « J’estime
que le rapport est avant tout un rapport adressé au juge. C’est un outil technique. Ensuite la
famille a aussi la possibilité de le lire. Mais il n’est pas adressé à la famille. Donc cette pièce
technique doit être la plus précis possible. C’est de quitter par exemple monsieur est
alcoolique ou madame est alcoolique car cela ne veut rien dire. Il faut nommer plus
précisément les choses. Par exemple dire lors de visites, madame ou monsieur étaient dans un
état d’ébriété » (Éducateur 2).
« Je l’adresse au juge des enfants, c’est le destinataire, le commanditaire. C’est écrit
dans l’ordonnance que l’on doit lui envoyer un rapport. Mais il y a un intérêt de lire le rapport
aux familles. Cela prend plus de sens de le lire avant l’audience plutôt que ce soit le magistrat
qui le fasse au moment de l’audience » (Éducatrice 1).
Une éducatrice explique cette ambivalence : « Au juge, je ne pense qu’au juge. C’est
pour lui, je ne pense qu’à lui. Mais je pense aussi aux familles quand même, mais c’est vraiment
le juge. Je pense à la famille dans le sens où j’essaie d’écrire dans mes rapports des choses
sur lesquelles on a échangé.
-A23-
C'est-à-dire que j’évite de mettre dans un rapport des choses dont je n’aurai pas pu parler
avec les parents. Je pense à eux parce que je me dis qu’ils pourraient se vexer mais je n’essaie
pas de modifier la réalité. Peut-être que je tourne les choses un peu différemment, mais
j’écris comme je le pense » (Éducatrice 7).
Dans leurs discours, d’autres travailleurs sociaux insistent sur le fait qu’ils s’adressent
à la fois au juge des enfants et à la famille dans leurs rapports d’évolution : « Je m’adresse
au juge mais j’ai toujours en arrière pensée que je vais le prendre pour passer des messages à
la famille.
Donc peut-être que s’il n’était adressé qu’au juge, il y a des choses que je n’expliquerais peutêtre pas autant » (Éducatrice 11).
« Tout en sachant que je modifie ma syntaxe. J’ai changé. J’essaie d’être le plus simple
et le plus claire possible pour être comprise par la famille » (Éducatrice 12).
« J’ai toujours en tête que j’écris à la fois pour le juge et pour la famille. Il faut que je
lui dise ce que je mets dans mon rapport, qu’elle comprenne ce que je veux dire. Donc en
arrière plan, ce qui prend presque le dessus, c’est la famille » (Éducatrice 8).
« J’essaie en tout cas de préciser ma pensée. Je ne veux pas que l’on se méprenne sur
ce que j’écris, alors j’essaie d’être le plus précis possible. Je m’adresse au juge mais je
m’adresse aussi aux gens. Il est question des gens, cela les concerne directement donc
j’essaie d’éviter un langage vraiment typé, les mots fourre tout ». (Éducateur 1O).
Thème 6 : Les difficultés liées à l’écriture des rapports d’évolution
Certains travailleurs sociaux nous ont évoqué comme difficulté la relation avec la
famille : « cela dépend des familles parce que des fois c’est compliqué les rapports affectifs.
C’est cette relation qui est difficile dans les rapports d’évolution, pourtant je ne me sens pas
tant en difficulté que cela pour écrire. Cela dépend vraiment des familles » (Éducatrice 12).
-A24-
« L’investissement que l’on peut avoir dans une famille va forcément conditionner l’écrit
que je vais faire » Cet éducateur poursuit : « lorsque je rentre moins dans la situation
familiale, pour écrire, je me recentre plus sur les attendus du juge. C'est-à-dire que c’est lui
qui va me guider. Il a une commande, j’essaie de me référer à cela. Je suis beaucoup plus mal à
l’aise quand justement cette relation n’est pas établie. Je ne peux absolument pas me
permettre d’écrire des choses sur la famille sans que l’on en ait parlé avant » (Éducateur 10).
« Quand il y a une bonne relation, on arrive à écrire sur les gens même si c’est un
rapport qui révèle des difficultés. Tu as quand même de l’espoir. Tu le sens dans un rapport
quand il y a de l’espoir. Il est vrai que j’arrive à faire passer des sentiments et des choses
tandis que quand c’est le conflit j’ai toujours l’impression de marcher sur des œufs »
(Éducatrice 4).
Il semble que l’expérience vient atténuer cette difficulté : «Ce n’est pas quelque chose
qui me pose problème. J’ai appris avec les années à dire les choses aux gens même les choses
très difficiles avec une certaine patience, sans les juger. Donc les gens sont moins sur la
défensive et cela ne me fait pas peur de le retraduire dans l’écrit. Cela est venu avec le
temps. Plus tu es à l ‘aise, plus tu as des facilités, plus tu peux te permettre d’écrire des
choses sur les gens sans pour autant créer des esclandres » (Éducatrice 1).
Une autre difficulté se réfère aux situations compliquées : « En fait cela dépend des
situations. Parfois je peux butter sur certaines situations quand elles sont un peu
compliquées. Je ne suis pas à l’aise alors finalement cela se retraduit immédiatement dans ma
capacité à écrire rapidement » (Éducateur 5).
« Cela peut-être des choses difficiles à retraduire soit parce que je n’y vois pas trop
clair, même après une synthèse donc du coup j’ai du mal à retraduire clairement ma pensée
par écrit. Cela peut-être aussi par rapport à des enjeux, c'est-à-dire plus par rapport à des
éléments à livrer. Sur des situations compliquées surtout, lorsqu’il y a conflit, lorsqu’il y a
séparation père, mère, où il faut dire des choses sur le père, dire des choses sur la mère.
Donc il faut peser les mots, essayer de dire juste sans que cela soit utilisé contre la
personne » (Éducatrice 6).
-A25-
Lorsque le temps de l’écriture est venu pour le travailleur social, il semble difficile de
faire le tri des informations : « C’est surtout dans les difficultés complexes sur comment
dire la réalité. Dire ce qui doit être dit dans l’essentiel et faire le tri de ce que l’on donne, de
dire ce qui est essentiel » (Éducateur 2).
« Pour moi écrire c’est toujours compliqué. Cela dépend des rapports. Il y a des
rapports où je mets du temps. Je ne sais pas, les idées ne sont pas claires, je n’arrive pas
exprimer ce qui a pu se passer. Le problème de l’écriture c’est d’être claire et d’être comprise
par le juge, d’être comprise par les familles qui peuvent lire le rapport. Le choix des
informations, l’utilisation de syntaxes courtes, idées claires, avec des mots qui ne sont pas
complexes » (Éducatrice 12).
Un éducateur nous explique en quoi ce tri de l’information est nécessaire : « Choisir
l’information, c’est vrai que c’est fastidieux, sachant que depuis 1998, je fais parti de ceux qui
lisent tous mes rapports aux familles. Donc forcément, il y a un certain nombre d’information
que tu es obligé d’utiliser et un certain nombre que tu es obligé de bannir de tes écrits : celles
du coté du jugement de valeurs, d’une description dévalorisante ». (Éducateur 9).
Un autre conclut : « L’écrit m’a amené à plus de prudence dans le choix des
informations, plus d’humilité et puis on n’a pas la science infuse » (Éducateur 3).
Pour écrire un rapport d’évolution, il est important de garder son objectivité : « Ce
n’est pas toujours évident de trouver les bons termes, de ne pas en rajouter. Il faut rester
objectif au maximum. Ce qui me rassure ; c’est que je ne suis pas seul. Il y a une relecture du
chef de service. Souvent j’écris des choses et si cela suscite des discussions, on reprend »
(Éducatrice 4).
« C’est très particulier l’écrit parce que des fois tu as l’impression que tu es bien au
fait d’une situation et que cela va être assez facile d’écrire. Il se trouve que c’est d’autant
plus difficile qu’il faut rester objectif et cela tient qu’à soi ». (Éducatrice 1).
D’après le juge des enfants, cette difficulté semble relative dans le contenu des
rapports qu’il a pu lire: « Je trouve que parfois il y a des interprétations, de la subjectivité
mais dans ces cas là cela est présenté comme étant éventuellement une opinion qui peut-être
discutée et non pas affirmée comme une vérité première. Les rapports font assez bien en
général le débat entre le fait objectif avéré et l’analyse qui est une analyse objective.
-A26-
Après ce qui est plus du subjectif, les choses me semblent assez bien présentée pour qu’il n’y
ait pas d’ambiguïté. Un mauvais rapport serait un rapport qui ne permettrait pas de faire le
débat entre l’objectif et le subjectif, entre l’hypothèse de travail et la réalité vérifiée »
(Juge des enfants 1).
La place des pathologies est aussi prépondérante dans les difficultés d’écriture : « Ce
qui est plus difficile c’est tout ce qui est lié à la maladie mentale. Il faut que tu écrives que
les gens ne vont pas bien. Je ne mets pas des mots tels que paranoïa, mais en même temps
c’est encore plus difficile de décrire les perturbations de quelqu’un.
Et du fait que cette personne a des perturbations cela va encore être plus difficile de leur
expliquer ce que l’on écrit. Je trouve que c’est cela le plus difficile » (Éducatrice 7).
« Il y a des faits qui nous montrent qu’il peut y avoir de l’alcoolisme dans la famille. On
sait qu’il y a une responsabilité parce que si on ne dénonce pas il y a des suites. Mais pour
écrire, on ne va pas utiliser ces mots là. On va utiliser des mots plus atténués » (Éducatrice
12).
« Quand il y a des problèmes psychiatriques, quand tu perçois que la problématique est
de ce côté-là, tu ne sais pas comment la traduire, comment l’évoquer dans un rapport alors que
tu sais qu’il y a des problèmes » (Éducateur 8).
Un éducateur précise : « je parle de tout cela quand un diagnostic est posé. Si je cite
la paranoïa c’est parce que un psychiatre l’a dit. Je peux parler de tendance dépressive, c’est
dans le langage commun » (Éducateur 2).
La sixième difficulté renvoie à la disponibilité du travailleur social lorsqu’il veut se
mettre à écrire: « Il y a un instant pour écrire. Il faut que je sois prête à cela. Je peux être
devant une feuille blanche en rayant tout ce que je commence à écrire. Cela ne vient pas, c’est
pas le bon moment. Si tu as attendu le dernier jour pour le faire c’est encore plus difficile,
mais il faut le faire quand même. Alors il m’arrive de m’y reprendre à plusieurs fois, alors là
c’est mauvais ; Je pense à plein de trucs » (Éducatrice 7).
-A27-
« La disponibilité par rapport à toi parce que des fois tu n’es pas disponible pour
écrire. Cela m’arrive d’être dans un rapport et de penser à une autre famille » (Éducatrice
12).
Une éducatrice témoigne de sa difficulté : « Se poser, laisser tout tomber alors que tu
te dis qu’il y a des urgences. A une époque j’étais tellement mal avec cette écriture qu’il me
fallait du temps. Je les amenais chez moi et je passais les samedis à les faire
ou les
dimanches » (Éducatrice 8).
D’autre stratégies se mettent en place : « Je m’isole. Lorsque l’équipe est en réunion,
je mets le casque sur mes oreilles. Je suis dans ma bulle et là je suis capable de faire un
rapport dans l’après midi. Cela dépend des situations familiales. Il y en a je vais écrire en 3 ou
4 fois. Ce qui fait que j’écris un paragraphe, je m’en vais-je en RDV et puis je recommence,
trois jours après. Cela dépend aussi de l’échéance et de ma charge de travail » (Éducatrice 4).
La dernière difficulté évoquée par la majorité des travailleurs sociaux concerne la
contrainte de temps. Ce facteur temps recouvre tout un ensemble de modalités quant au sens
et à la valeur qui lui sont conférés: « Je mets longtemps à démarrer. Je sais que j’ai un
rapport à faire, j’attends, j’attends. Quand je commence, je commence toujours par la même
phrase : "depuis notre dernier rapport la situation familiale a évolué" et puis après, cela
tourne comme une bobine de fil » (Éducateur 2).
« Pour gagner du temps, je tape directement sur l’ordinateur et très souvent j’ai
besoin d’y revenir, je ne fais pas un rapport d’une traite. Je ne peux pas. Je fais souvent un
rapport en deux ou trois jours. J’y reviens et je modifie des choses » (Éducatrice 4).
« Un rapport, je met du temps pour le faire mais j’y reviens, je cogite, je relie, je le
raccourcis. En prenant du temps que l’on n’a pas forcement, on voit peut-être les choses
différemment. Le rapport est sans doute plus construit » (Éducateur 3).
-A28-
Thème 8 : Les nécessités d’un changement dans la pratique
Un certain nombre de professionnels considère que la mise en application du décret en
septembre 2002 a eu comme effet d’appliquer une plus grande vigilance à l’écriture de
leurs écrits : « Le contenu du décret a modifié mon rapport à l’écrit. Ma première réaction a
été mais comment je vais les écrire ces rapports. Que la famille le lise, avec le recul, cela m’a
fait drôle au départ parce que c’était la porte ouverte à notre champ professionnel. Cela
détrône un petit peu. Maintenant, moi je trouve que c’est une bonne chose. Cela nous oblige à
plus de rigueur, de sérieux, de professionnalisme. Nous sommes des acteurs et cela nous
resitue complètement, pour le coup, dans un rapport éducatif auprès de la famille »
(Éducateur 3).
«Cela a modifié ma façon d’écrire. Cela faisait déjà un moment que je n’écrivais pas
tout, pas n’importe comment. Mais depuis je tourne les mots, les phrases, et j’essaie quand
même de dire les choses, mais certainement je me censure. Mettre mais arrondir avec les
mots, les tournures. Mais pas omettre, je pense que non » (Éducatrice 7).
« A la limite, tu fausses dès le départ, pour éviter des confrontations trop dures, pour
éviter les familles qui cherchent la petite bête » (Éducatrice 8).
Une autre éducatrice précise : « Moi je pense que cela n’a pas changé ma façon d’écrire
mais ma façon de procéder. C’est à dire que je me souviens de mes premiers rapports dans
une situation familiale. Je me dis maintenant que ce rapport là je ne l’écrirais pas pareil parce
que je ne me vois pas aller parler avec les gens de ce que j’avais mis dedans. C’est une
évidence. Actuellement, je fais attention à ce que j’écris » (Éducatrice 4).
Un éducateur nous livre : « qu’il se sent plus libre. C’est l’avantage du cadre juridique
parce qu’il vient poser les limites de ce que tu peux faire. T’es plus libre, tu dis bien voilà j’ai
une forme de liberté sur ce que l’on dit, sur ce que l’on ne dit pas. Le décret m’a aidé a
changer. J’ai une plus grande aisance à écrire donc à dire » (Éducateur 2).
Le juge des enfants retrouve cette vigilance dans les rapports d’évolution : « Les
interprétations sont faites avec prudence même si le service sent intuitivement des choses.
Depuis le décret, l’interprétation peut être réduite. Avant cela pouvait être plus riche et être
une réflexion au travail en disant que l’on a le sentiment que, on a la conviction que. Cela oblige
à se resserrer sur les faits constants que le service a constatés.
-A29-
S’il n’a pas constaté grand-chose et bien cela devient compliqué. Mais cela ne gêne pas le
contradictoire » (juge des enfants 2).
Les
différents
acteurs
font
également
référence
à
cette
valorisation
du
contradictoire dans leur façon d’écrire : « Dans ce que je trouve intéressant dans l’accès à
l’écrit, c’est que cela peut nous aider à élaborer le contradictoire.
Pas arriver seulement avec leurs difficultés, leurs souffrances. Pas arriver seulement avec
une somme de remarques sociales négatives mais pouvoir les expliquer, leurs redonner du sens
par les mots et donc du coup permettre aux familles de retrouver une forme de dignité »
(Éducateur 2).
« Et là le professionnel n’est pas du tout à la même place. On voit bien que l’écrit
arrête les positions de chacun s’il y a aucune attention aux mots utilisés » (Éducateur 3).
Toutefois, la consultation des écrits inquiète certains professionnels : « Je suis
d’accord mais avec des réserves sur la manière dont les gens peuvent consulter leur dossier
parce que cela peut-être vécu de manière assez dramatique. Je suis allé consulter des écrits
que je n’avais pas écrits dans le cadre de dossier d’assistance éducative au tribunal.
Il y a vraiment des choses qui me posent question. Il y a des écrits qui n’ont jamais été
échangé sur le fond sinon cela n’aurait jamais été écrit comme cela. C’est choquant »
(Éducateur 9).
Le juge des enfants précise que : « le contradictoire a apporté un plus. Les gens savent
pourquoi ils sont devant le juge. Il faut entendre que la conduite d’une audience n’est pas
facile. le juge ne doit pas mettre l’éducateur en position d’un contrôle judiciaire avec son écrit
et de trancher un litige entre le service et la famille. C’est pour cela que j’essaye de mettre
l’éducateur le plus en retrait possible. Il est là pour compléter une information » (Juge des
enfants 2).
Les travailleurs sociaux nous indiquent que l’écriture d’un rapport prend maintenant en
compte la restitution de celui-ci à la famille. Ils sont ainsi attentifs à la mise en mots de
l’intervention : « Maintenant je m’oblige à parler avec les gens de tout ce que j’écris. C’est
impératif. Avant je pouvais dire aux gens les grandes lignes, mais il y a des choses que je ne
pouvais pas aborder. J’avais plus l’impression d’une commande au juge.
-A30-
Ce n’est pas ma façon d’écrire qui a été modifiée, c’est ma façon de faire après, comment être
avec les familles, comment le dire. Cela permet de garder la relation avec la famille »
(Éducatrice 4).
« Je suis plus attentif à penser à la restitution. Surtout ne pas l’oublier je crois que
c’est un peu ça. J’ai l’impression d’être assez clair avec les familles sur ce qui est fait, sur ce
que l’on va faire, donc sur ce que j’ai écrit » (Éducateur 2).
D’autres trouve des réponses : « Je suis arrivé au moment où la question se discutait
sur le fait que la famille puisse lire les rapports. Cela m’a posé tout un tas de questions sur
comment on doit écrire ? Est-ce qu’on doit tout dire ? J’ai résolu cette question en me disant
que de toute façon ce que je vais écrire c’est forcément quelque chose qui aura été abordé
avec la famille et ce sera le reflet du travail finalement. Que les éléments soient en accord ou
en désaccord avec la positon de l’un ou l’autre des acteurs familiaux. Voilà comment j’essaie de
me situer » (Éducateur 5).
Une jeune éducatrice poursuit le questionnement : « en formation on se préparait à la
mise en application de décret. Déjà on était dans le souci. Dans ceux que j’ai pu lire comme
écrit, ce qui me choquait c’était les jugements. Comment les familles pouvaient recevoir de
telle chose sur eux.
J’ai donc appris à faire les écrits sachant que les familles seraient amenées à les lire. Je
trouve cela difficile de se dire qu’il y a des écrits sur soi qu’on ne puisse pas lire comme tout
un chacun » (Éducatrice 11).
Différents professionnels nous ont confié leur questionnement autour de la lecture
des rapports aux familles : « cela dépend des familles. Pour certaines, je vais donner le
rapport à lire mais je vais rester à côté. Et puis d’autres où je vais le lire un peu selon la
famille selon le contenu. Mais il y en a à qui je ne le donne pas à lire parce que je ne dois pas
être à l’aise. Je dis simplement ce qu’il va y avoir dedans, le sens » (Éducatrice 11).
« Je ne lis pas systématiquement mes rapports mais je les lis à certaines personnes.
Quelques fois Cela m’est arrivé de ne pas le lire, de donner juste le résumé, de dire aux gens
vous pouvez aller le lire au tribunal » (Éducatrice 1).
« Je ne lis pas intégralement. je lis les conclusions et je dis dans le grandes lignes ce
qui a été mis » (Éducateur 2).
-A31-
D’autres travailleurs sociaux ont une autre position : « Je ne lis jamais mes rapports
parce que c’est une pièce adressée au juge, parce que si la famille veut le lire, elle doit faire
la démarche et se déplacer au tribunal. Ce n’est pas du tout la même chose ». (Éducateur 3).
« J’ai cru que cela allait changer des choses et j’avais des craintes car je me suis dit :
je vais peut-être écrire mon rapport et le lire aux familles. Finalement, je ne le fais pas et
pour autant cela n’a pas changé ma façon d’écrire car je pense que ce que j’écris, la famille est
au courant » (Éducateur 10).
Cette différence dans les pratiques ne semble pas avoir d’incidence auprès des
familles : « J’ai rarement vu des familles surprises par ce que je disais à l’audience. Les
éducateurs disent de plus en plus ce qu’ils écrivent aux familles. Les familles qui viennent sans
avocats doivent être à même de faire valoir le contradictoire. Cela oblige les éducateurs à
restituer les contenus des rapports » (juge des enfants 1).
-A32-
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