§ 3. Le tournant uexküllien
Certes, un animal est incapable de dire « cogito, ergo sum », et moins encore « היהא רשא
היהא » ; mais de là à en conclure qu’il n’est pas un sujet, il y a l’abîme transcendantal que les
modernes ont creusé avec l’hypostase du « je » cartésien. Hypostase effectivement, car – à
moins d’en rester au dualisme âme/corps de Descartes et à son corollaire, le deus ex machina
(ex machina, c’est le cas de le dire) de la glande pinéale
–, pour formuler concrètement un
« je » à propos de soi-même, encore faut-il que « soi-même » existe substantiellement et
corporellement, autrement dit comme S, à partir de quoi seulement cet S pourra émettre le
prédicat insubstantiel « je » à propos de lui-même, et l’hypostasier
… Or cet attribut : exister
corporellement, l’évidence est que nous le partageons non seulement avec les animaux, mais
même avec les pierres. Si on laisse de côté les pierres, qui ne sont pas vivantes, alors notre
corps ne diffère de ceux des autres vivants que dans une certaine mesure. C’est une question
de degré, non de substance ; et voilà qui nous mène à cette seconde évidence : quant à la
subjectité, l’humain ne diffère des autres vivants que par le degré.
Par la méthode scientifique moderne, c’est-à-dire par la vérification expérimentale des
hypothèses tirées de la mesure des phénomènes, le premier biologiste qui ait réfuté le
paradigme mécanique est Jakob von Uexküll (1864-1964). Ce qu’il a pourfendu en
l’occurrence, en tant que zoologiste, c’était le plus récent avatar du mécanicisme : le
béhaviorisme, à savoir la science des comportements quantifiés dans la répétition mécanique
du stimulus-réponse. Le plus fameux exemple de cette méthode est le chien de Pavlov, dont
l’être n’est rien de plus que celui d’un mécanisme dissimulé dans la boîte noire séparant la
cause de l’effet. C’est un pur animal-machine, donc un simple objet. Or Uexküll, lui, culbute
cette ontologie. L’animal n’est pas un objet, c’est un sujet. Comme il l’écrit dès les premières
pages de Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les
milieux d’animaux et d’humains, 1934), où il reprend à l’intention d’un large public les
apports essentiels de sa longue recherche :
« Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines,
abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux
sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a
d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens,
perçoit avec eux et agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes
sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les
bêtes pas seulement un appareillage machinique (ein maschinelles Gefüge), mais en
découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes
tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera plus aux
animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont
l’activité essentielle consiste à percevoir et agir »
.
À ce sujet, remarquons by the way que le principe du mont Horeb, pareil au neutrino, traverse allègrement tant
le rationalisme cartésien que le New Age le plus californien. Le rosicrucien Paul Foster Case (1884-1954), par
exemple, soutenait que la glande pinéale est la « montagne » où notre esprit communique avec Dieu, comme en
son temps le fit Moïse au sommet du mont Horeb (source : Wikipédia, « Glande pinéale » ; v. également The
Lantern, vol. 8 n° 4, summer 2007, sur les notes laissées par Foster outre son abondante bibliographie).
Quoique de points de vue diamétralement opposés, tant Aristote que Nishida ont posé que les prédicats sont
insubstantiels. Sur Aristote, v. Robert Blanché et Jacques Dubucs, La logique et son histoire, Paris, Armand
Colin, 1996 (1970), p. 35 : « [Pour Aristote] un prédicat n’a pas proprement d’existence, il n’est pas un être,
mais il présuppose des existants desquels il puisse être prédiqué et qui, dans une proposition, joueront le rôle de
sujets, hupokeimena. […] Le sujet doit en effet y être entendu comme une substance ». Sur la logique du prédicat
nishidienne (dite également « logique du lieu », basho no ronri 場所の論理), où le prédicat est posé comme
néant absolu (zettai mu 絶対無), v. A. Berque (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles,
Ousia, 2000, 2 vol.
P. 21-22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt. Trad. A.B.