La subjectité du vivant / Seibutsu no shutaisei 生物

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École des hautes études en sciences sociales
Degrés et champs de la subjectivité
主観性の諸段と諸範囲
Journée d’étude franco-japonaise, 1er septembre 2016
La subjectité du vivant
– une vue mésologique –
環世界学の立場から見た生物の主体性
par Augustin Berque
[email protected]
« Delector bacillo, ergo sum (J’aime la baguette, donc je suis) ». Myocastor coypus, bords de l’Yvette, janvier
2016. Photo Francine Adam.
Résumé – On distinguera d'abord ici la subjectité de la subjectivité. La subjectité (shutaisei 主体性, subjecthood
ou selfhood) est proprioceptive: c'est avoir une certaine conscience de soi, donc être un sujet, pas un objet. La
subjectivité (shukansei 主観性, subjectiveness) est un attribut de la subjectité : c'est voir les choses de son propre
point de vue. Le mécanicisme moderne dénie la qualité de sujet aux vivants non-humains, voire à l'humain luimême. Au contraire, la mésologie (kansekaigaku 環世界学, fûdogaku 風土学) pose que tout être vivant est un
sujet, qui de ce fait a son propre monde. On creuse ici la question des degrés et des champs de cette subjectité, du
vivant le plus primitif au "moi je" du sujet moderne.
要約 – ここで先ず主体性と主観性を区別する。主体性は自覚的である。それはある程度の自意識を有
し、対象ではなく、主体であることである。主観性は主体性の属件である。それは物を自観点から見
ることである。近代機械論は人間以外の生物に、場合には人間にも主体性を否認する。その反対に、
環世界学 (人間 の場合は風土学) にとっては、凡ての生物が主体であり、故にそれぞれ特有の世界を
もっているのである。ここでその主体性の、最も原始的な生命体から近代主体の「私」までの諸段と
諸範囲を考察する。
2
Plan : §1. Quelques mots du sujet ; §2. Le paradigme mécanique ; §3. Le tournant uexküllien ; §4. Une science
du de-soi-même-ainsi (shizengaku 自然学) ? ; §5. Le vif du sujet ; §6. Des concepts et, pourquoi pas, un autre
paradigme ?
§ 1. Quelques mots du sujet
Dans cette rencontre philosophique franco-japonaise, nous nous sommes donné un thème de
réflexion – la subjectivité – dont il n’est pas sûr qu’il soit universel, car il est fortement
déterminé par la langue. La première édition du Petit Larousse (1906) définit subjectivité
comme « caractère de ce qui est subjectif », et subjectif comme « qui se rapporte au sujet
pensant, par opposition à objectif, qui se rapporte à l’objet pensé ». Nous sommes donc par là
renvoyés au terme sujet, dont le même Petit Larousse relève les six acceptions suivantes :
1. Cause, raison, motif : sujet d’espérance.
2. Matière sur laquelle on parle, on écrit, on compose : le sujet d’une conversation ; d’un
tableau.
3. Personne ou chose considérée par rapport à ses actes ou à ce qu’on peut faire par rapport à
elle : c’est un bon sujet. Mauvais sujet, personne méchante et vicieuse. Personne folâtre ou
maligne.
4. Anat. et méd. Cadavre que l’on dissèque ; malade que l’on traite.
5. Gramm. Terme de toute proposition duquel on affirme ou l’on nie quelque chose (le sujet
exprime l’état ou l’action que marque le verbe) : le verbe s’accorde en nombre et en personne
avec le sujet.
6. Philos. Esprit qui connaît, par rapport à l’objet qui est connu.
Cette première édition du Petit Larousse n’était pas sans défauts, certes. On
remarque ici tout de suite un grand absent : le sujet au sens de « soumis à un souverain » ;
oubli d’autant plus curieux que l’entrée suivante, sujétion, est justement définie comme « état
de celui qui est sujet » ! L’on remarque aussi que la grammaire absorbe ici la logique, dans
une définition qui relève pourtant un peu des deux. Etc. ; mais n’insistons pas sur ces défauts,
que les éditions suivantes ont du reste corrigés. Ce sur quoi je voudrais ici attirer l’attention
des participants francophones, c’est qu’aux six acceptions susdites du même mot « sujet »
correspondent en japonais au moins six mots différents :
1. Riyû 理由. Kare ni wa fuhei wo iu riyû wa nakatta 彼には不平を言う理由はなかった, il
n’avait pas sujet de se plaindre.
2. Daimoku 題目, shudai 主題. Giron no shudai 議論の主題, sujet de discussion.
3. Hito 人, ningen 人間, seito 生徒. Warui ningen 悪い人間, un mauvais sujet. Taihen yoku
dekiru seito 大変よくできる生徒, un brillant sujet.
4. Jintai 人体, kanja 患者.
5. Shugo 主語. Shugo no ronri 主語の論理, logique du sujet (par opposition, dans la
philosophie de Nishida, à jutsugo no ronri 述語の論理, logique du prédicat).
6. Shukan 主観 (d’où shukanteki 主観的, subjectif, et shukansei 主観性, subjectivité).
Voilà qui déjà prête à réflexion : pourquoi tous ces termes, alors qu’en français (et à
peu de chose près, il en va de même dans les autres grandes langues européennes) il s’agit
d’un seul et même « sujet » ? Mais nous ne nous occuperons ici que de l’acception que le Petit
Larousse classait en n° 6 : l’acception philosophique, celle de « l’esprit qui connaît ». Dans ce
cadre déjà restreint, le problème se corsera si l’on sait que le thème dont je vais parler, la
subjectité, correspond au japonais shutaisei 主体性, mot courant non seulement dans la
philosophie mais dans les sciences humaines en général au Japon, alors qu’en français, il reste
rare même en philosophie, champ hors duquel on lui substitue immanquablement subjectivité.
C’est pourquoi, en proposant le thème de notre rencontre, pour qu’il ne paraisse pas trop
3
abscons, je l’ai formulé comme « degrés et champs de la subjectivité », alors que ce que
j’avais en tête, c’était bien « degrés et champs de la subjectité ».
La différence entre les deux termes subjectité et subjectivité (soit en japonais
shutaisei 主体性 et shukansei 主観性), c’est que le premier subsume le second, lequel n’est
qu’un attribut du premier 1 . La subjectité (Subjektheit, subjecthood), c’est le fait d’être un
sujet ; c’est l’être-sujet, au sens d’un être proprioceptif et souverain de soi-même dans un
certaine mesure. La subjectivité (Subjektivität, subjectiveness), c’est voir les choses de son
propre point de vue ; encore faut-il, pour avoir un tel point de vue (et même un point de vue
tout court), être préalablement un sujet, donc être d’abord doué de subjectité. C’est dire que la
subjectité est plus générale que la subjectivité ; d’où il suit directement que les degrés comme
les champs de la subjectivité sont compris à l’intérieur de ceux de la subjectité. Ils n’en
forment qu’un partie. S’agissant du vivant, pas seulement du cogito ni même seulement de
l’humain, la distinction est capitale.
§ 2. Le paradigme mécanique
La vision occidentale, on le dit souvent, a deux sources principales : Athènes (la philosophie
grecque) et Jérusalem (la religion chrétienne). Quant à la notion de sujet, nous savons tous
qu’elle est issue lexicalement du ὑποκείμενον (« gisant dessous ») de la logique
aristotélicienne, lequel a été rendu littéralement par subjectum (« jeté dessous ») dans la
langue latine. On sait moins – mais on peut apprendre p. 1234 dans le Vocabulaire européen
des philosophies (sous-titré Dictionnaire des intraduisibles)2 qu’a dirigé Barbara Cassin – que
« Sujet est franco-latin. Aucun vocable grec n’est simultanément porteur de la triple idée de
subjectité, de subjectivité (voir CONSCIENCE) et de sujétion : il n’y a pas plus de mot en
grec pour dire sujet que pour dire « objet », même si ces termes se rencontrent, et ne peuvent
pas ne pas se rencontrer, partout dans les traductions (voir OBJET) ». Il appert donc que nous
avons hérité l’actuelle polysémie de sujet (comme de subject, Subjekt etc.) du passage de
ὑποκείμενον à subjectum, puis de sujectum à sujet ; polysémie que le Cassin, p. 1233, classe
en « trois groupes principaux, où dominent l’idée de subjectité, celle de subjectivité et celle de
sujétion ».
C’est là dire que la notion de sujet ne nous renvoie pas seulement à sa source
aristotélicienne ; il y a autre chose en jeu. Et cela provient, effectivement, de la seconde
source majeure de la vision occidentale : la Bible. C’est cela que, pour résumer, j’appelle « le
principe du mont Horeb » – cette montagne du Sinaï dont il est écrit dans l’Exode (3, 15) :
« Moïse dit à Dieu : “ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de vos pères
m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son nom ?’, que leur dirai-je ?” Dieu dit à
Moïse : “Je suis celui qui suis [sum qui sum, ‫( אהיה אשר אהיה‬ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit :
“Voici ce que tu diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».
… ce que, de manière plus didactique, on peut aussi mettre en alexandrins :
Le principe du mont Horeb
En haut du mont Horeb, Yahveh dit à Moïse
« Je suis celui qui suis (ehyéh asher ehyéh) ».
En japonais, shutaisei 主体性 est littéralement « corps-principauté », et shukansei 主観性 « vue-principauté ».
Ces mots sont des néologismes créés à l’époque meijienne pour traduire des notions européennes. Il est clair que
le premier subsume le second, puisque, concrètement, il ne peut y avoir de vue sans un corps pour voir.
L’abstraction (en particulier celle qui a déterminé la perspective dans la costruzione legittima, puis le « regard de
nulle part » de la science moderne), c’est une autre affaire.
2
Paris, Le Robert / Seuil, 2004.
1
4
Moïse descendu, les gens lui demandaient :
« Hé Moïse, là-haut, est-c’qu’i’y avait Yahveh ? ».
Moïse confirmait : « Oyez, y avait Yahveh ! ».
LES GENS
- Qui c’est, Yahveh ?
MOÏSE
- C’est Lui qui sait qui c’est, Yahveh.
Moralité : c’est çui qui l’sait qui l’est, Yahveh,
Et s’il dit qu’il le sait, alors y a bien Yahveh,
Car Yahveh seul le sait, olé, CQFD !
Les Tables de la Loi vous font de douces bises.
Dire sum qui sum, qu’est-ce en effet du point de vue philosophique ? C’est poser la
subjectité absolue d’un être qui est à la fois sujet et prédicat de soi-même. Or si, du temps de
Moïse (vers le XIIIe siècle av. J.-C.), le seul être à pouvoir le faire était le dieu unique du
monothéisme, trente siècles plus tard, la philosophie européenne, avec le cogito, ergo sum de
Descartes, reprenait le même principe à son propre usage, humain celui-là. Dire « je pense,
donc je suis », c’est effectivement se poser en sujet/prédicat de soi-même3, c’est-à-dire en
sujet absolu.
Or se poser en sujet absolu, c’est ipso facto vider de subjectité tous les autres êtres
(hormis ses semblables humains, et encore), donc les convertir en objets. Cela n’est autre
qu’instaurer le règne du dualisme moderne. On voit par là ce que la modernité doit au principe
du mont Horeb… Et ce n’est pas tout ; c’est également poser le principe du mécanicisme, car
des êtres non doués de subjectité ne peuvent être que mécaniques, tous tant qu’ils sont. Or le
mécanicisme ne se borne pas à la théorie cartésienne des animaux machines, qui aujourd’hui
nous fait sourire ; il imprègne la modernité jusqu’au tréfonds, et cela en particulier concernant
le vivant. Lorsque, plus de trois siècles après Descartes, Jacques Monod intitula sa fameuse
profession de foi Le hasard et la nécessité4, il posait derechef le principe du mécanicisme ; car
entre le hasard (n’importe quoi n’importe quand n’importe où, au gré des mutations donc sans
la moindre intentionnalité) et la nécessité mécanique (même cause → même effet, toujours et
partout idem, comme l’itération du même mouvement dans le moteur à piston), nulle place
pour le choix ni donc pour la contingence historique, puisqu’il n’y a là nulle subjectité en jeu.
Et de nos jours encore, une sommité de notre biologie, le neurobiologiste Alain Prochiantz,
professeur au Collège de France, peut imperturbablement proclamer que « les animaux ne
sont pas des sujets »5.
Plus exactement (mais cela revient strictement au même), c’est poser l’existence de S (le sujet « je ») à partir de
P (le prédicat ou attribut « penser »), et en conclure (ergo) à l’identité « P = S », « je pense = je suis », ce qui
absolutise la substance de « je ». Or poser cette illogique identité de P à S, c’est ce qu’avait déjà fait, selon le
même principe du mont Horeb, le début de l’évangile selon saint Jean : « Au commencement était la Parole, et la
Parole était auprès de Dieu (la substance absolue), et la Parole était Dieu ». La parole étant intrinsèquement
prédicative, puisque c’est ce qui est dit (le prédicat P) à propos de quelque chose (le sujet S), j’aime à entendre
cet « auprès de Dieu » (apud Deum, πρὸς τὸν θεόν) comme « au sujet de Dieu » – le grec du moins ne s’y
opposerait pas –. Nous avons donc ici la prédication de S (Dieu) en tant que P (la Parole), prédication suivie de
l’hypostase ou substantification « P = S » : « la Parole est Dieu » (rappelons que dans l’histoire de la pensée
européenne, le rapport substance/accident est homologue au rapport sujet/prédicat). Cette Parole substantifiée en
Dieu restant néanmoins prédicat (ou « dicte », Dichtung), elle ouvre et symbolise un monde – ce monde où, dixsept siècles plus tard, le sujet moderne à son tour hypostasiera son propre prédicat (penser) en son être propre (je
suis).
4
Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris,
Seuil, 1970.
5
Alain Prochiantz, Qu’est-ce que le vivant, Paris, Seuil, 2012, titre du chap. V.
3
5
§ 3. Le tournant uexküllien
Certes, un animal est incapable de dire « cogito, ergo sum », et moins encore « ‫אשר אהיה‬
‫ ; » אהיה‬mais de là à en conclure qu’il n’est pas un sujet, il y a l’abîme transcendantal que les
modernes ont creusé avec l’hypostase du « je » cartésien. Hypostase effectivement, car – à
moins d’en rester au dualisme âme/corps de Descartes et à son corollaire, le deus ex machina
(ex machina, c’est le cas de le dire) de la glande pinéale6 –, pour formuler concrètement un
« je » à propos de soi-même, encore faut-il que « soi-même » existe substantiellement et
corporellement, autrement dit comme S, à partir de quoi seulement cet S pourra émettre le
prédicat insubstantiel « je » à propos de lui-même, et l’hypostasier7 … Or cet attribut : exister
corporellement, l’évidence est que nous le partageons non seulement avec les animaux, mais
même avec les pierres. Si on laisse de côté les pierres, qui ne sont pas vivantes, alors notre
corps ne diffère de ceux des autres vivants que dans une certaine mesure. C’est une question
de degré, non de substance ; et voilà qui nous mène à cette seconde évidence : quant à la
subjectité, l’humain ne diffère des autres vivants que par le degré.
Par la méthode scientifique moderne, c’est-à-dire par la vérification expérimentale des
hypothèses tirées de la mesure des phénomènes, le premier biologiste qui ait réfuté le
paradigme mécanique est Jakob von Uexküll (1864-1964). Ce qu’il a pourfendu en
l’occurrence, en tant que zoologiste, c’était le plus récent avatar du mécanicisme : le
béhaviorisme, à savoir la science des comportements quantifiés dans la répétition mécanique
du stimulus-réponse. Le plus fameux exemple de cette méthode est le chien de Pavlov, dont
l’être n’est rien de plus que celui d’un mécanisme dissimulé dans la boîte noire séparant la
cause de l’effet. C’est un pur animal-machine, donc un simple objet. Or Uexküll, lui, culbute
cette ontologie. L’animal n’est pas un objet, c’est un sujet. Comme il l’écrit dès les premières
pages de Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les
milieux d’animaux et d’humains, 1934), où il reprend à l’intention d’un large public les
apports essentiels de sa longue recherche :
« Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines,
abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux
sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a
d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens,
perçoit avec eux et agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes
sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les
bêtes pas seulement un appareillage machinique (ein maschinelles Gefüge), mais en
découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes
tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera plus aux
animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont
l’activité essentielle consiste à percevoir et agir »8.
6
À ce sujet, remarquons by the way que le principe du mont Horeb, pareil au neutrino, traverse allègrement tant
le rationalisme cartésien que le New Age le plus californien. Le rosicrucien Paul Foster Case (1884-1954), par
exemple, soutenait que la glande pinéale est la « montagne » où notre esprit communique avec Dieu, comme en
son temps le fit Moïse au sommet du mont Horeb (source : Wikipédia, « Glande pinéale » ; v. également The
Lantern, vol. 8 n° 4, summer 2007, sur les notes laissées par Foster outre son abondante bibliographie).
7
Quoique de points de vue diamétralement opposés, tant Aristote que Nishida ont posé que les prédicats sont
insubstantiels. Sur Aristote, v. Robert Blanché et Jacques Dubucs, La logique et son histoire, Paris, Armand
Colin, 1996 (1970), p. 35 : « [Pour Aristote] un prédicat n’a pas proprement d’existence, il n’est pas un être,
mais il présuppose des existants desquels il puisse être prédiqué et qui, dans une proposition, joueront le rôle de
sujets, hupokeimena. […] Le sujet doit en effet y être entendu comme une substance ». Sur la logique du prédicat
nishidienne (dite également « logique du lieu », basho no ronri 場所の論理), où le prédicat est posé comme
néant absolu (zettai mu 絶対無), v. A. Berque (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles,
Ousia, 2000, 2 vol.
8
P. 21-22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt. Trad. A.B.
6
La suite du livre apporte une moisson de preuves issues de l’expérimentation
scientifique à l’appui de cette thèse, aussi renversante que le furent en leur temps celles de
Copernic ou de Darwin : le vivant est doué de subjectité. Comme tel, il interprète le donné
environnemental (Umgebung) pour en faire son milieu (Umwelt), qui est donc adapté à son
espèce et aux termes duquel il s’adapte lui-même, créativement, dans une spirale vertueuse
générant son propre milieu à partir de lui-même et lui-même à partir de son milieu.
Ainsi, dans un même environnement (Umgebung), le milieu (Umwelt) de telle espèce
n’est pas celui de telle autre. Corrélativement, tel environnement invivable pour la plupart
peut être le milieu optimal de certaines espèces, dites extrémophiles, comme les avancées
ultérieures de la biologie n’ont cessé d’en découvrir ; tel ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise
en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui
est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne
même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit à plus de 80°
dans des cheminées hydrothermales9.
Les progrès de la biologie n’ont cessé de confirmer la règle qu’Uexküll a découverte :
l’environnement serait-il pessimal, le milieu est optimal pour l’être concerné10 ; car il y a une
adéquation mutuelle, un accord entre le milieu et l’espèce – ce qu’Uexküll appelle un
« contre-assemblage » (Gegengefüge) –. Ce n’est pas « l’environnement » (l’extensio abstraite
considérée par le regard de nulle part du cogito) qui est la réalité ; la réalité, c’est
concrètement celle du milieu qui est propre à chaque espèce, et il y a donc autant de réalités
que d’espèces. Parler de « réalité objective » en l’affaire n’est qu’une abstraction : il est
prouvé par l’expérimentation que, selon les termes d’Uexküll, « qu’un animal puisse jamais
entrer en relation avec un objet, cette hypothèse tacite [celle du béhaviorisme] est fausse »11.
Ce avec quoi il entre en relation, c’est-à-dire ce qui est pour lui la réalité, ce sont les choses
propres à son milieu, pas les objets universels de l’environnement, tels qu’ils peuvent exister
pour la science écologique. Et l’existence de ces choses n’est pas donnée en soi ; elle dépend
directement de la subjectité de l’être considéré. Précisons néanmoins tout de suite (la question
sera reprise plus bas, § 6) que ce n’est pas pour autant une simple représentation subjective ; il
s’agit bien de la réalité.
§ 4. Une science du de-soi-même-ainsi (shizengaku 自然学) ?
Si le renversement uexküllien a définitivement établi que l’animal est un sujet, il laisse
néanmoins dans l’ombre tant le degré que le champ de cette subjectité. Pour Uexküll, la
subjectité en question est essentiellement celle de l’organisme considéré individuellement, et
le degré de cette subjectité n’est pas évalué en lui-même. Évalué, il l’est certes, mais
indirectement, à travers le degré de complexité du monde que se forge l’animal. S’agissant du
cas célèbre de la tique, Uexküll pose explicitement que
« Toute la richesse du monde environnant la tique (die Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt
zusammen) et se transforme en une image pauvre (ein ärmliches Gebilde), composée pour
l’essentiel de seulement trois signes sensibles (Merkmalen) et trois signes agibles (Wirkmalen) :
9
Wikipédia, « Extrémophile », consulté en ligne. Cet article substantiel donne une bonne bibliographie.
Op. cit., p. 29 note 1 : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als
allgemeine Regel gelten können”. La traduction de Philippe Muller (Mondes animaux et monde humain, Paris,
Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de
Charles Martin-Freville (Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010) : « Un milieu optimal,
c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une
règle générale ».
11
« (…) die stillschweigende Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit einem Gegenstand in Beziehung treten,
falsch ist ». Op. cit. p. 105.
10
7
c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit) du milieu conditionne cependant la
certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse »12.
Il y a là une illogique interférence entre les deux concepts que toute la thèse
d’Uexküll vise au contraire à distinguer : le donné environnemental objectif (Umgebung)
d’une part, de l’autre le milieu (Umwelt). Autrement dit, entre le quantitatif et le qualitatif,
l’information et la signification. En outre, la réalité propre à la tique (celle de son Umwelt) est
ramenée à une simple représentation (Gebilde). Certes, vu du regard de nulle part du cogito, le
monde de la tique est moins complexe que celui de l’humain Uexküll ; mais en tant que
monde (Welt), vécu et vu du dedans, il est tout aussi complet. Du point de vue de la tique, on
pourrait aussi bien en dire ce que, de son propre point de vue d’être humain, Platon écrit du
monde (kosmos) dans les dernières lignes du Timée : qu’il est « très grand, très bon, très beau
et très accompli (μέγιστος καὶ ἄριστος κάλλιστός τε καὶ τελεώτατος) ». Et posséderait-il le
langage, Thermococcus gammatolerans en dirait certainement autant de son propre monde !
Simple question de subjectité, donc de cosmicité (Weltlichkeit).
Or les progrès continus des sciences de la nature permettent aujourd’hui de penser
que tous les êtres vivants sont doués de subjectité, ce qui s’accompagne de sensibilité, voire
d’intelligence. Certains penseurs iront même jusqu’à proclamer, tel Jordi Pigem :
« - Tout le vivant est doté de perception et de sensibilité ;
- il y a de l’intelligence chez les animaux, chez les plantes, et y compris chez les êtres
unicellulaires ;
- les cellules de notre organisme se coordonnent de manière intelligente ;
- les multiples [formes d’] intelligences humaines surgissent de l’intelligence vitale ;
- il n’y a pas d’intelligence artificielle ; les machines ne pensent pas, elles ne font qu’appliquer
des règles fixes ;
- ce qui guide les organismes n’est pas la survie, c’est l’autoréalisation »13.
Le même Jordi Pigem écrit aussi :
« Dans une perspective postmatérialiste, centrée non sur les objets (ou les organismes
considérés comme entités isolées) mais sur les relations, on peut conclure que dans la vie de
chaque organisme se manifeste la Terre entière »14.
Voilà qui est poser radicalement la question du champ de la subjectité. Si la vie est
subjectale15, et si en tout être vivant c’est la Terre qui se manifeste, alors dans quelle mesure
la Terre elle-même est-elle douée de subjectité ? Cette subjectification du vivant – cet
empowerment (capacitation) du vivant comme sujet – s’étendrait-elle jusqu’à une
personnalisation vitaliste (pour ne pas dire New Age) de Gaïa ? Précisons tout de suite que ce
n’est pas le propos de Pigem ; reste qu’il faut poser la double question du degré et du champ
de la subjectité.
Le naturaliste qui, au siècle dernier, a le plus explicitement posé cette question est
Imanishi Kinji (1902-1992)16 :
Streifzüge…, op. cit. p. 29. On sait que Heidegger, qui s’est fortement inspiré d’Uexküll, en a tiré la thèse
célèbre que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm), la pierre « sans monde » (weltlos) et l’humain
« formateur de monde (weltbildend).
13
Jordi Pigem, Inteligencia vital. Una visiόn postmaterialista de la vida y la conciencia, Barcelone, Kairόs, 2016,
4e de couverture. Trad. A.B.
14
Op. cit., p. 103. Trad. A.B.
15
Je distingue ici subjectal (propre à la subjectité du sujet) de subjectif (propre à la subjectivité du sujet).
16
Je donne cet anthroponyme japonais dans son ordre normal, patronyme en premier (c’est pareil en chinois :
dans Mao Zedong, le patronyme, c’est Mao). De même pour tous les autres noms japonais dans cet article.
12
8
« Si l’on reconnaît une subjectité (shutaisei 主体性) à l’organisme individuel, une subjectité à
l’espèce, ne faut-il pas également reconnaître une subjectité à la société biotique tout entière,
que composent les diverses espèces, plus exactement les diverses spéciétés (shushakai 種社
会) »17.
On notera le néologisme spéciété, que j’ai forgé pour traduire la notion de shushakai
種社会, c’est-à-dire l’espèce en tant que société ; ce qui signifie que l’espèce est douée d’une
certaine subjectité 18 . Il va sans dire qu’une telle notion s’oppose radicalement au
néodarwinisme, qui ne considère même plus des espèces mais seulement des populations,
c’est-à-dire des agrégats statistiques d’individus ; alors, considérer des spéciétés, c’est le
monde à l’envers !
Le problème n’est pas neuf, puisqu’on peut le faire remonter au désaccord entre
Platon et Aristote, pour qui les formes platoniciennes n’étaient que des prédicats
insubstantiels, et via la querelle médiévale des universaux entre « nominalistes » et
« réalistes » 19 , puis l’opposition entre Spencer et Durkheim 20 , le faire aller jusqu’à cette
fameuse déclaration de Margaret Thatcher : « There is no such thing as society. There are
men and women, and there are families ». Mme Thatcher, eût-elle été biologiste, aurait of
course été néodarwiniste, c’est-à-dire à la fois nominaliste et mécaniciste, disons pour faire
court mécanomiste, et non pas imanishiste. Imanishi, lui, est allé jusqu’à soutenir que
l’évolution des espèces, plutôt que d’un changement progressif du pourcentage d’individus
causé par la sélection naturelle des mutations aléatoires, résulterait d’un changement
simultané de l’espèce, pour ainsi dire à l’initiative de la spéciété !
Inutile de préciser qu’Imanishi a été ostracisé par le mécanomisme qui, dans les
sciences de la nature, règne au Japon comme ailleurs. Mais rappelons aussi, à l’intention des
participants francophones, qu’Imanishi n’était pas un amateur foulibrant. Il reste l’un des plus
grands naturalistes du XXe siècle, et notamment l’initiateur du renversement dont est née la
primatologie actuelle21 : étendre aux primates les méthodes de l’anthropologie. Orfèvre en la
matière, Frans de Waal apprécie à leur juste mesure les
« (…) enormous accomplishments of Imanishi’s approach to primate behavior, which amount to
a paradigm shift adopted by all of primatology and beyond. The basic premises of his school,
Imanishi Kinji, Shutaisei no shinkaron (La subjectité dans l’évolution, 1980). Trad. par A. Berque La liberté
dans l’évolution. Le vivant comme sujet, Marseille, Wildproject, 2015, p. 154.
18
Imanishi lui-même, pour traduire son concept de shushakai en anglais, a introduit le terme de specia, que
Frans de Waal (The Ape and the Sushi Master, New York, Basic Books, 2001, p. 115) entend comme « a speciclevel society (…) that controls individual behavior ». De Waal juge quant à lui que ce sont là des « idées
obscures » (murky ideas), ibid. Pour Imanishi, la spéciété est indissociable de son habitat, relation qu’il a rendue
par son concept le plus célèbre : sumiwake 棲み分け. Il l’a lui-même traduit en anglais par habitat segregation,
mais c’était faute de mieux, car ce syntagme rend mal l’idée profonde du sumiwake ; à savoir que cette
répartition de l’habitat entre espèces coexistantes joue en même temps dans la spéciation ; ce que j’ai moi-même
essayé de rendre en traduisant sumiwake par écospécie, où espèce, spécificité de l’habitat et spéciation vont de
pair.
19
Pour les « réalistes », les concepts universels (p. ex. « société ») sont des êtres réels ; pour les « nominalistes »,
ce ne sont que des mots, des « pets de la voix » (flatus vocis), et ce qui existe réellement, ce sont les étants
individuels.
20
Pour Spencer, la société n’est que la somme des rapports interindividuels ; pour Durkheim, la société existe en
elle-même. On peut dire que Spencer continuait le nominalisme, et Durkheim le réalisme médiévaux.
21
Les travaux d’Imanishi en primatologie précèdent largement le programme de Louis Leakey, qui dans les
années soixante envoya Jane Goodall étudier les anthropoïdes pour s’informer sur les ancêtres de l’homme.
17
9
and its application of ethnography to the study of animal societies, are now all but taken for
granted »22.
… tellement taken for granted, en fait, que les jeunes primatologues occidentaux n’ont même
jamais entendu parler d’Imanishi. Un paradigm shift venu du Japon ? Impensable ! Un
paladin britannique du mécanomisme, le géologue Beverly Halstead, vint même spécialement
à Kyôto pour amener Imanishi à résipiscence en lui prouvant que sa théorie de l’évolution, et
notamment son concept de spéciété, n’était qu’une « histoire de rêve sentimental et
irrationnel »23 . Il est sûr que du point de vue du mécanomisme et de son individualisme
méthodologique, un tel concept ne peut effectivement être qu’un flatus vocis. De son vivant,
du reste, Imanishi n’a jamais apporté la preuve que la spéciété pourrait d’elle-même
déclancher une évolution., ce qui est donc resté une pétition de principe, ou du moins une
affaire de point de vue (« réalisme » vs « nominalisme »).
Devant le mur du mécanomisme, Imanishi, sur le tard, alla jusqu’à proclamer qu’il
se séparait des sciences de la nature (shizen kagaku 自然科学) pour se consacrer désormais à
la « science-nature » (shizengaku 自然学). On en verra l’enjeu dans ce dialogue qui figure
dans les dernières pages de son La Liberté dans l’évolution, et où « Ka » (de kagaku 科学)
représente la science mécanomiste, et « Wa » (de watakushi 私, moi) Imanishi lui-même :
« Ka – Je n’accepte pas cette idée de subjectité. La science actuelle (les sciences de la nature,
shizen kagaku 自然科学), pour ne pas y mettre de sentiment24, ne prend pas pour objet ce dont
elle n’a pas la preuve matérielle, ou qu’elle ne peut pas vérifier expérimentalement.
Wa – Il ne s’agit pas de sentiment, la subjectité, on peut la reconnaître à tout ce qui compose ce
monde. On pourrait la reconnaître même aux molécules, si elles étaient capables de se mouvoir
elles-mêmes…
Ka – Le sentiment aussi, il y a des gens pour le reconnaître à toute chose ; mais ce que je dis,
c’est que des choses aussi incertaines ne peuvent pas être objet de science.
Wa – Et pourtant, vous reconnaissez votre propre subjectité.
Ka – Forcément, puisque je suis un être humain.
Wa – Il y a des degrés dans la subjectité. Elle est particulièrement manifeste chez les êtres
vivants. Pour ma part, chez moi, si je ne reconnais pas de subjectité aux meubles, je tiens à en
reconnaître une à mon chien et à mon chat. Est-ce qu’on peut établir une coupure nette entre
l’humain d’une part, et d’autre part tout le reste, en traitant les chiens et les chats comme des
machines automatiques ?
Ka – Ce n’est pas une question de bien ou mal. Si la science a pu devenir ce qu’elle est, c’est en
se donnant des règles et en les suivant. Si on ne les suit plus et commence à tenir des propos
séditieux, la science va bientôt se retrouver au tribunal de l’Inquisition !
22
De Waal, op. cit. p. 119.
« Higôriteki kanshô no yume monogatari 非合理的感傷の夢物語 », p. 232 dans la traduction japonaise du
manuscrit de Halstead The View from the Mountain Top : Imanishi shinkaron no tabi (Voyage aux théories de
l’évolution d’Imanishi), Tokyo, Tsukiji Shokan, 1988. Il semble qu’il n’y en ait pas eu d’édition anglaise. Le
manuscrit, que je n’ai pu consulter, est conservé à la Faculté des Sciences de l’Université de Kyôto. Toutefois,
Halstead a résumé ses thèses dans Nature 317, p. 587-589, 17 oct. 1985 ; article suivi de diverses réactions dans
Nature (320, 321, 322, 323), débat clos par Halstead lui-même dans le numéro 326 (5 mars 1987), où il
maintient ses positions et dit même qu’Imanishi était d’accord. En fait, Halstead avait été manipulé par les
adversaires politiques d’Imanishi, qui l’avaient invité pour torpiller celui-ci sans se salir les mains, en ramenant
sa théorie de l’évolution à une expression des thèses conservatrices de l’école de Kyôto (Nishida et ses disciples).
Il est vrai qu’Imanishi était un lecteur enthousiaste de Nishida, mais cela ne supprime pas la question. Frans de
Waal, qui évoque aussi cette affaire (op. cit., p. 111), qualifie la démarche de Halstead de « colonial attitude ».
Doux euphémisme !
24
Kokoro 心, cœur, faculté de sentir ; correspond ici au « sentiment » que le dualisme cartésien a exclu de la
« science pure ».
23
10
Wa – Grand merci ! Moi, comme m’enfermer dans une coque aussi étroite ne convenait pas à
ma nature, j’ai abandonné la zoologie et suis passé aux sciences humaines. Plutôt qu’un natural
scientist, je préfère être un homme libre » 25.
Ce qu’il faut remarquer dans le syntagme shizengaku, c’est qu’il renvoie aux sources
de la notion même de shizen – le chinois ziran 自然 –, dont le sens originel n’a rien à voir
avec la nature objet du paradigme moderne. C’est même exactement l’inverse : une nature
sujet. Le mot ziran est à l’origine plutôt un adverbe, qui signifie « de soi-même (zi 自)
ainsi (ran 然) ». Ce sens originel est illustré par une citation fameuse de Laozi (Daodejing,
25) : « L’Homme se règle sur la Terre, la Terre se règle sur le Ciel, le Ciel se règle sur le Dao,
le Dao se règle de lui-même (ren fa di, di fa tian, tian fa dao, dao fa ziran 人法大地、地法天、
天法道、道法自然) ». Le Dao (Tao), c’est le chemin, le cours naturel des choses ; lequel,
dirait Machado, se fait en marchant (al andar se hace el camino). Du reste, bien qu’il n’ait pas
fait le rapprochement, Imanishi lui-même a résumé sa théorie de l’évolution par un mot
emprunté à l’anglais, kôsu コース : course, ce qu’il faut comprendre comme dans of course :
cela va de soi, cela va ziran 自然, de soi-même ainsi, natürlich. J’ai donc traduit kôsu par
« cours-propre ». La nature, qui va de soi-même ainsi en suivant son propre cours, est sousjacente à toute subjectité. C’est le sujet ultime. Et la « science-nature » (shizengaku) professée
par Imanishi, c’était donc non pas une science d’objets, mais à l’inverse une herméneutique
de la nature – une herméneutique de cette subjectité ultime26.
§ 5. Le vif du sujet
Ce dont les tenants du mécanomisme – l’écrasante majorité des scientifiques aujourd’hui –
n’ont pas conscience, c’est que le principe du mont Horeb est en lui-même une pétition de
principe : transcender la nature en se posant comme sujet devant un objet mécanique,
autrement dit absolutiser doublement S (qui est à la fois l’en-soi du cogito et l’en-soi de
l’objet du physicien, alias le sujet du logicien), cela ne résulte pas d’une démonstration, c’est
un bond mystique. Ce bond mystique permet de s’en tenir, comme le néodarwinisme, à la
thèse « mutation aléatoire + sélection naturelle = évolution », alors qu’il est prouvé
mathématiquement que cela ne mène à rien, car un tel processus réclamerait un temps aussi
infini que d’attendre, d’un tapotis aléatoire sur un clavier d’ordinateur, qu’il finisse par en
sortir À la recherche du temps perdu. Ce n’est pas là une plaisanterie de littéraire, c’est le
constat d’un prix Nobel de biologie :
« Que l’évolution soit due exclusivement à une succession de micro-événements, à des
mutations survenant chacune au hasard, le temps et l’arithmétique s’y opposent. Pour
extraire d’une roulette, coup par coup, sous-unité par sous-unité, chacune des cent mille
chaînes protéiques qui peuvent composer le corps d’un mammifère, il faut un temps qui
excède, et de loin, la durée allouée au système solaire »27.
… ce qui, une génération plus tard, s’est précisé comme suit :
25
Imanishi, op. cit., p. 156.
À une époque où je n’avais encore rien lu d’Imanishi, je pressentais du moins ces choses en intitulant « La
nature, ce sujet ultime » la conclusion de mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris,
Gallimard, 1986. Texte repris – comme quoi la géographie n’est pas insensible à ces questions – dans M.-C.
Robic, J.-L. Tissier et Ph. Pinchemel, Deux siècles de géographie française. Une anthologie, Paris, CTHS, 2011,
p. 406-409.
27
François JACOB, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 329-330.
26
11
« Les molécules responsables de la presque totalité des fonctions biologiques, les
enzymes, sont des protéines, c'est-à-dire des chaînes d'au moins une centaine d'acides
aminés mis bout à bout. Les protéines naturelles utilisent une vingtaine d'acides aminés. Il
y a au minimum 10130 possibilités de protéines différentes. Supposons que chaque atome
de l'Univers observable (il y en a environ 1080) soit un ordinateur, et que chacun énumère
mille milliards de combinaisons par seconde – ce qui dépasse les capacités actuelles des
ordinateurs. Il faudrait mille vingt-et-une fois l'âge de l'Univers pour terminer la tâche
d'énumération ! Or, seule une infime fraction de ces possibilités est compatible avec la
vie telle que nous la connaissons. L'Univers est donc beaucoup trop jeune pour que ce
processus se soit uniquement déroulé par un mécanisme d'essais aléatoires systématiques
explorant la totalité des possibilités » 28.
Là où le bât blesse dans le mécanomisme, c’est que le principe d’abstraire de l’objet la
subjectivité de l’observateur, pour en faire justement un objet dénué de subjectité, c’est à la
limite une impossibilité à la fois logique et pratique, que la physique elle-même en est venue à
reconnaître au XXe siècle. Comme l’écrivait un autre prix Nobel, de physique cette fois :
« S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il
faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…)
C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette
science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même
comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui
choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la
méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son
objet »29.
Je soulignerai que si ces lignes ont été écrites par un spécialiste de l’échelle quantique
(Werner Heisenberg), il parle là expressément des « sciences exactes de notre temps », et pas
seulement de microphysique. Ce qui est là en jeu, ce n’est pas seulement le comportement des
photons, c’est le principe même de la science et de son rapport aux objets qu’elle se donne. Or
dire que « la méthode ne peut plus se séparer de son objet », c’est tout simplement rejeter le
principe du mont Horeb. Adieu la transcendance du « regard de nulle part » ! C’est là une
révolution non seulement épistémologique, mais ontologique et logique aussi ; à savoir qu’il
nous faut revoir de fond en comble non seulement le dualisme sujet/objet, mais aussi le
principe de l’identité du sujet logique (S), colonne vertébrale de la pensée occidentale depuis
les Grecs.
Des pensées fondées autrement que celle du mécanomisme, l’histoire du monde en
foisonne ; mais s’agissant plus particulièrement de la subjectité du vivant, l’un des essais de
remise en cause les plus aboutis est certainement le tome II de La Méthode, d’Edgar Morin :
La Vie de la vie30. L’intention de l’ouvrage est claire ; c’est d’arriver à
« (…) la révolution conceptuelle qui, éclairant ses propres découvertes, permette d’élucider
l’autonomie et la dépendance de l’organisation vivante par rapport à son environnement,
l’autonomie et la dépendance mutuelle entre l’individu et l’espèce, et, pour un très grand
nombre d’animaux, la société »31.
28
Hervé ZWIRN, « Énumérer la vie », La Recherche, 365 (juin 2003), p. 104.
Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik,
1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
30
Paris, Seuil, 1980.
31
Op. cit., 4e de couverture.
29
12
Le principe de « la méthode » apparaît dès ces quelques lignes : montrer les boucles et
pluriboucles de corrélations complexes qui font qu’il y a, toujours, à la fois autonomie et
dépendance mutuelle entre les divers niveaux du vivant. S’il y a donc « autonomie
fondamentale » du vivant, ce qui mène à la question de la subjectité (« Le vif du sujet », p.
155 sqq.), celle-ci s’accompagne toujours, en boucle, d’une dépendance du sujet individuel de
niveau inférieur vis-à-vis du sujet collectif qui émerge à un niveau supérieur, selon le
« principe d’association vivante » ; ainsi typiquement, par exemple, entre la cellule
individuelle et l’organisme, qui pour Morin est un « individu de second type », mais aussi de
là jusqu’à l’émergence de ces « entités de troisième type » que sont les sociétés. Et entre ces
divers niveaux de subjectité, il y a interdépendance, autrement dit sujétion réciproque.
Voilà qui, tout en partant du concept de « machine vivante », en vient à dépasser
radicalement le mécanomisme. Or si Morin ignorait la théorie de l’évolution d’Imanishi, il
vaudrait la peine de réexaminer celle-ci à la lumière de « la méthode » ; alors le concept de
spéciété, sortant du marais des murky ideas, acquerrait peut-être le statut d’un autre paradigm
shift… Les boucles d’action/rétroaction dont parle Morin n’étaient-elles pas préfigurées par
cette formule qui traverse toute l’œuvre d’Imanishi : « subjectivation de l’environnement,
environnementalisation du sujet (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主
体の環境化) »32 ?
§ 6. Des concepts et, pourquoi pas, un autre paradigme ?
Le principe de l’identité du sujet caractérise la logique aristotélicienne. Dans le syllogisme
canonique « Tous les hommes sont mortels ; or Socrate est un homme ; donc Socrate est
mortel », il y a identité du sujet : le sujet de la mineure (Socrate) étant compris dans le sujet de
la majeure (les hommes), on peut donc en conclure à l’identité du prédicat (être mortel). C’est
ce principe qu’a culbuté la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理, dite aussi
« logique du lieu », basho no ronri 場所の論理) mise en avant par Nishida Kitarô (18701945) et l’école de Kyôto, pour y substituer le principe inverse : celui de l’identité du prédicat,
comme l’a montré Nakamura Yûjirô, qui a rapproché cette logique de la « paléologique »
observée par Silvano Arieti chez les schizophrènes 33. Pour l’illustrer, Nakamura emprunte
l’exemple d’une patiente d’Arieti, une jeune fille qui se prenait pour la Sainte Vierge, en lui
donnant la forme d’un « syllogisme » où il y a non pas identité du sujet, mais identité du
prédicat34 : « Sainte Marie était vierge ; or je suis vierge ; donc je suis la Sainte Vierge ».
Serait-ce dire que la logique du prédicat est une logique de fous ? Non, c’est la logique
concrète du monde sensible, où les choses vont et croissent ensemble (cum crescent, d’où
concretus) avec notre propre existence. C’est notamment la logique de la pub, où il y a
identité du prédicat : « George Clooney boit du Nespresso ; or je bois du Nespresso ; donc je
suis George Clooney (what else ?) ». Mais plus profondément, c’est la logique de la chair35, la
Ce qui correspond aussi à l’idée d’écospécie (v. plus haut, § 4). On notera que, sans le moindre contact avec
l’œuvre d’Imanishi, c’est le même principe que Leroi-Gourhan (dans Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel,
1964, 2 vol.) a appliqué à l’émergence de notre espèce, thèse que l’on peut résumer par la boucle
d’action/rétroaction anthropisation (de l’environnement par la technique) / humanisation (de l’environnement
par le symbole) / hominisation (du corps animal, par rétroaction des deux premières). Processus qui, sans doute,
va se poursuivre et se développer à l’avenir dans une boucle anthropocénisation / transhumanisation, où le
sujet/prédicat de soi-même pourrait fort bien tomber dans la sujétion vis-à-vis ses propres appareils (ses attributs,
i.e. ses prédicats), peut-être jusqu’à perdre sa subjectité…
33
Nakamura Yûjirô, Nishida Kitarô, Tokyo, Iwanami shoten, 1983 ; notamment le chap. III.
34
L’exemple est donné par Nakamura p. 102.
35
Cela qu’ont montré George Lakoff et Mark Johson, Philosophy in the flesh. The embodied mind and its
challenge to Western thought, New York, Basic Books, 1999.
32
13
logique illogique (ou, plus exactement, illogosique)36 du symbole, où A est en même temps
non-A, et c’est la logique de la création, artistique et poétique en particulier, qui dépasse
nécessairement le principe d’identité de S (c’est pourquoi du reste, note Nakamura37, Arieti
recommandait de cultiver cette paléologique).
Certes, depuis Platon, la paléologique du monde sensible – ce dieu sensible, θεὸς
αἰσθητός, comme dit le Timée (92c), autrement dit le « sentiment » selon Descartes, qui
entendait en débarrasser la « science pure » –, c’est cela même dont la raison a voulu
s’abstraire, pour se donner un jour le regard de nulle part de la science moderne ; mais c’est
paradoxalement la science moderne elle-même qui, preuves matérielles à l’appui, a montré
que cela n’est jamais possible que dans une certaine mesure. Cette mesure, un physicien du
quantique devenu un philosophe profond, Bernard d’Espagnat, a passé sa vie à la sonder38,
pour conclure à ce qu’il a baptisé « le réel voilé » : quelle que soit l’objectivité de la méthode,
nous ne pouvons pas nous abstraire de la réalité empirique, qui à jamais nous « voile » la
« réalité indépendante » (i.e. le « réel ») que la science recherche :
« Il résulte de cela que la physique ne peut être interprétée comme étant une description fidèle
du ‘réel’. Ce qui la réduit – et avec elle la science en général – à n’être qu’un ensemble de
descriptions de phénomènes au sens philosophique du terme. Un ensemble de descriptions de ce
qui a été appelé la ‘réalité empirique’ (…). J’ai toutefois fait mienne la remarque que certaines
grandes lois mathématiques de la physique, telles les équations de Maxwell, sont demeurées
remarquablement stables et pertinentes (…). L’hypothèse prudente selon laquelle ces lois nous
donneraient quelques aperçus non totalement trompeurs relativement à la structure générale du
‘réel’ n’est donc, elle, nullement contredite par les données de la physique. [D’où l’idée] que le
‘réel’, au lieu d’être un pur x totalement inconnaissable, n’est que voilé »39.
Ontologiquement, le terme « voilé » est d’autant plus intéressant que cette image
s’oppose exactement à elle de la vérité comme ἀ-λήθεια, ce « dé-voilement » que Heidegger a
vu dans le « prime jaillissement » (Ursprung) de l’œuvre d’art, et plus largement dans la
« dicte » (Dichtung) qu’est la création poïétique40. En effet, si pour Heidegger la dicte – en
somme, la logique prédicative du monde sensible, dont la réalité est empirique – enlève (ἀ-) le
voile de l’« oubli » (λήθη), pour d’Espagnat, ce que fait la réalité empirique, c’est au contraire
voiler le réel (la réalité indépendante). C’est dire que s’opposent deux vérités : celle à quoi
ouvre la dicte, et celle que découvre la science.
Nous retrouvons là l’antinomie entre logique du prédicat et logique du sujet. Que faire
devant cette alternative ? Où est vraiment la vérité ?
36
Je tire ce néologisme de ma traduction, en cours, de Yamauchi Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme),
Tokyo, Iwanami, 1974. L’ouvrage met en avant la « lemmique » – la logique non logosique (rogosuteki ロゴス
的) – qui, selon lui, caractérise la pensée orientale, de l’Inde au Japon, et qui admet le tiers (à la fois A et non-A),
tandis que le logos l’exclut (c’est le principe du tiers exclu, excluded middle). On peut dire que le principe de
complexité mis en avant par Morin est typiquement lemmique en ce qu’à la fois il admet et dépasse le principe
du tiers exclu.
37
Op. cit., p. 106.
38
V. Bernard d’ESPAGNAT, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Paris, Dunod, 2015 (1979) ; Le
réel voilé : analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994 ; Traité de physique et de philosophie, Paris,
Fayard, 2002, 590 p.
39
Traité…, op. cit. p. 274.
40
Martin Heidegger, Der Ursprung des Kunstwerkes (Le prime jaillissement de l’œuvre d’art), Gesamtausgabe,
V : Holzwege, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1977. Texte initialement écrit en 1935, et
légèrement remanié plus tard. Le titre de la traduction française, par Wolfgang Brokmeier, est « L’origine de
l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1949), Paris, Gallimard, 1962, p. 13-98.
Rappelons que le sens ordinaire de Dichtung est : poésie, littérature, ouvrage littéraire.
14
Eh bien, la vérité n’est ni d’un côté, ni de l’autre. Elle n’est ni dans l’absolutisation de
S, ni dans celle de P, mais au milieu entre les deux – au μέσον, comme eût dit Aristote – ; et
c’est là que la mésologie entend la chercher, à savoir dans le rapport entre S et P ; ce qui
revient à dire que pour saisir les choses, nous avons besoin à la fois de nos sens et de notre
raison. Besoin à la fois de la dicte et de la science. Pour la mésologie, science des milieux (les
Umwelten d’Uexküll), la réalité, ce n’est en effet ni l’en-soi de S (ce qui, même en Occident,
est depuis Kant inatteignable par principe), ni l’en-soi de P (ce qui serait un pur fantasme) ;
c’est S en tant que P. Ce rapport est analogue à une prédication, mais c’est bien davantage :
c’est la saisie de S par les sens et par l’action (ce qui concerne tout le vivant, y compris le plus
primitif), par la pensée (ce qui concerne les animaux supérieurs) et, pour finir, par la parole
(ce qui concerne uniquement le ζῷον λόγον ἔχων, le vivant possédant la parole : nous autres
humains).
Qu’est-ce à dire, concrètement ? Uexküll nous indique la voie lorsqu’il montre que les
étants du milieu ne sont pas, tels quels, les objets (Gegenstände) de l’environnement
(l’Umgebung), car ces objets revêtent concrètement un « rôle » (Rolle) ou un « ton » (Ton) qui
leur est conféré par leur rapport avec un certain animal, et que cette « tonation » (Tönung)
produit des réalités différentes. La même herbe, par exemple, sera saisie par la chèvre sous un
ton d’aliment (Esston), c’est-à-dire qu’elle existe en tant qu’aliment, mais par la fourmi sous
un ton d’obstacle (Hinderniston), c’est-à-dire qu’elle existe en tant qu’obstacle, par la larve de
la cigale sous un ton de boisson (Trinkton), c’est-à-dire qu’elle existe en tant que boisson, etc.
Uexküll n’a pas spécialement creusé la notion d’en-tant-que (als en allemand), mais
Heidegger en a profondément tiré parti dans son cours de 1929-1930, du reste largement
consacré à Uexküll41. Commentant la proposition énonciative chez Aristote, il montre que
celui-ci, en parlant de σύνθεσις (la mise ensemble qu’est la synthèse),
« (…) veut dire ce que nous appelons la structure d’‘en tant que’. C’est ce qu’il veut dire, sans
vraiment s’avancer expressément dans la dimension de ce problème. La structure d’‘en tant
que’, la perception par avance unifiante (vorgängige einheitbildende Vernehmen) de quelque
chose en tant que quelque chose (etwas als etwas), est la condition de possibilité de la vérité ou
de la fausseté du λόγος »42.
Cette « perception par avance unifiante », c’est en somme la tonation dont parle
Uexküll. C’est la saisie (Vernehmen) de S en tant que P. Heidegger l’assimile en effet43 à la
prédication de a en tant que b, qui fait que « a est b ». C’est le « moment structurel de
l’évidence » (Strukturmoment der Offenbarkeit) par laquelle les choses apparaissent en tant
que quelque chose. C’est l’en-tant-que de l’étant en tant que tel (das Seiende als solches), en
somme le qua du ens qua ens, le ᾗ du ὄν ᾗ ὄν.
Dans le propos de Heidegger, « cet ‘en-tant-que’ fort élémentaire, c’est (…) ce qui est
refusé à l’animal »44. Le propos de la mésologie, en revanche, s’oppose radicalement à un tel
logo-anthropocentrisme ; car pour elle, le principe de l’en-tant-que fonctionne de plein titre
dans tout le monde vivant. Cela étant, toutefois, il ne fonctionne pas aux mêmes niveaux selon
tous les degrés de la subjectité. Il est de moins haute complexité (autrement dit plus primitif)
dans le cas de Thermococcus gammatolerans que dans le cas d’Homo sapiens. Cela parce que
les chaînes trajectives engendrées par la trajection 45 de S en tant que P sont moins
41
Repris sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (Die Grundbegriffe der Metaphysik),
Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983. Traduction française par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1993.
42 Die Grundbegriffe…, p. 466. Italiques de Heidegger. Trad. A.B.
43
Je ramasse ici le propos du § 69.
44
Op. cit., p. 416.
45
Sur ces notions, v. A. Berque, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris
Ouest, 2014.
15
développées dans le cas du premier que dans le cas du second. Le principe de l’en-tant-que,
soit S/P, n’est qu’un instantané, pour ainsi dire une abstraction ; mais dans la réalité concrète,
c’est un déroulement historique, où indéfiniment de nouveaux prédicats P’, P’’, P’’’ etc.
viennent ressaisir le rapport S/P sous un rapport plus complexe (S/P)/P’, ((S/P)/P’)/P’’,
(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc. Notre milieu à nous autres humains, l’écoumène, est plus complexe
que celui d’une bactérie, parce qu’il n’est pas seulement écologique, il est éco-technosymbolique. Il s’est constitué, en quelque quatre milliards d’années, par un enchevêtrement de
chaînes trajectives énormément (mais pas infiniment) plus vaste et plus complexe que celui
d’une bactérie, ou même d’un chimpanzé. À preuve l’hyperdéveloppement relatif de notre
cortex, qui est sans commune mesure avec ce qui nous sépare génomiquement du
chimpanzé46.
Ce qui précède revient à dire que la subjectité de l’humain est d’un degré supérieur à
celle du chimpanzé, qui est d’un degré supérieur à celle de tel autre animal, et ainsi de suite ;
mais aussi que cette subjectité n’est pas seulement dans notre cogito, car son champ imprègne
tout notre milieu, lequel est d’autant plus vaste que le degré de subjectité sera plus haut. Le
milieu, en effet, c’est tout ce qui existe pour l’être en question. L’écoumène, quant à elle,
comprend donc aussi tout ce que nous connaissons, des plus infimes particules jusqu’à
l’univers. Le principe de l’en-tant-que, toutefois, reste le même à tous les degrés et dans tous
les champs. De même que, dans l’Umwelt uexküllienne, toute chose existe sous un certain
Ton et non pas dans l’en-soi du Gegenstand, dans l’écoumène, toute chose est trajective, donc
imprégnée de notre subjectité. Idem pour le chimpanzé (hormis le cogito, qui requiert la
double articulation du langage), idem pour Thermococcus gammatolerans, etc.. Pourquoi
cela ? Parce que toute trajection réclame nécessairement un interprète I, à savoir l’être par et
pour lequel S devient S/P, S en tant que P. Le rapport apparemment binaire S-P est, en réalité,
toujours un rapport ternaire S-I-P.
Notons bien que, dans ce rapport ternaire, il y a toujours S, gisant là-dessous
(ὑποκείμενον). Il ne s’agit donc pas d’un simple constructivisme, et encore moins d’un
métabasisme, contrairement à la logique du prédicat de Nishida, laquelle, absolutisant le
prédicat en tant que néant absolu (zettai mu 絶対無), se prétend donc « sans fond » (mukitei
無基底), et contrairement aussi à la French theory, qui prétendit clore le signe sur lui-même
(le signe étant intrinsèquement prédicatif, cela équivaut également à absolutiser P).
Interprétation il y a, certes, mais toujours interprétation de quelque chose (S) en tant que
quelque chose, etwas als etwas (S/P).
Or qu’il y ait interprétation, cela entraîne que, chaque chaînon d’une chaîne trajective
doublant l’interprétation du chaînon précédent, la subjectité cumulée de I, I’, I’’ etc. –
correspondant à S/P, (S/P)/P’, ((S/P)/P’)/P’’ etc. –, va imprégner davantage le milieu. Cela
veut dire qu’un milieu canin devient de plus en plus canin, un milieu félin de plus en plus
félin, etc. – cela n’est autre que l’évolution –, et surtout (cela nous concerne plus directement)
que l’écoumène – le milieu humain – est de plus en plus humaine. C’est le sens même de ce
qu’on appelle aujourd’hui l’anthropocène. Il se pourrait donc bien qu’un jour, cette
hypertrophie de la subjectité du sujet/prédicat de soi-même lui réserve de grosses surprises…
Palaiseau, 18 août 2016.
Je ne suis pas de ceux dont un Alain Prochiantz a pu dénoncer « cette étrange fureur d’être singe » (op. cit., p.
87). Comme lui, je ne suis pas dupe de ce « chiffre spectaculaire de 1,93% qui prétend quantifier la différence
génétique entre l’humain et le chimpanzé » (p. 86) ; car il s’agit d’une différence qualifiante, responsable entre
autres de la disproportion de notre cerveau selon la norme de nos cousins les plus proches : « nous [en] avons
900 centimètres cubes ‘de trop’. Sur 1400, ce n’est pas rien » (ibid.). Effectivement : comparé à 1,93% d’altérité
génomique, en tirer deux tiers de cervelle en plus – et pas n’importe laquelle : les aires corticales du langage par
exemple, qui sont quasi absentes chez le chimpanzé –, ce n’est pas anodin.
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Augustin Berque, né à Rabat en 1942, géographe, orientaliste et philosophe, est directeur d’études à l’École des
hautes études en sciences sociales, où il enseigne la mésologie. Membre de l’Académie européenne, il a été en
2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Parmi ses livres :
Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
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