Seconde Activité documentaire.
LA PARADOXALE SAGA DU TAXOL
D’après un article de la Recherche 333 : Juillet Août 2000. De Nicolas Chevassus-au-
Louis.
La défense de l’if de l’Ouest américain devint un sujet brûlant quand furent découverts les
effets antitumoraux d’une molécule présente dans son écorce. Le problème a cessé depuis
qu’une équipe française a synthétisé une molécule voisine, deux fois plus puissante.
Avec le benzène et l’aspirine, c’est l’un des rares composés organiques dont le citoyen
lambda connaisse le nom. ” C’est du moins l’opinion du chimiste K.C. Nicolaou du
Scripps lnstitute de San Diego. Le taxol est une puissante drogue anticancéreuse isolée de
l’écorce de l’if de l’Ouest. Le taxol est devenu l’emblème des bienfaits à attendre de
l’exploitation de la diversité des substances naturelles. Pourtant, l’histoire des trente
années de controverses qui parent la caractérisation des propriétés antitumorales de l’if
de la commercialisation du taxol résume les contradictions d’une valorisation de la
biodiversité fondée sur la découverte de nouveaux médicaments.
En 1962, le botaniste américain Arthur Barclay prospectait les forêts primaires de l’Ouest
du continent nord-américain pour le compte du National Cancer Institute (NCI), qui
entamait alors un programme de criblage systématique de substances naturelles. Son
attention se focalisa sur un arbre jusqu’alors dén de tout intérêt économique, l’if de
l’Ouest, car il avait observé que des extraits de son écorce ralentissaient la progression de
tumeurs expérimentales.
Quelques années plus tard, le chimiste Monroe Wall purifia le principe actif de l’écorce
qu’il baptisa taxol. Il ne tarda pas à en établir la structure chimique totalement originale à
l’origine des propriétés cytotoxiques. En 1979, l’équipe de Susan Horwitz à l’Albert
Einstein College of Medicine de Boston découvrit le mode d’action du taxol. Contrai-
rement à la plupart des agents anticancéreux qui inhibent la division cellulaire en
empêchant la réplication de l’ADN, le taxol agit sur la formation du fuseau mitotique,
structure protéique qui permet la division en deux de la cellule. A partir de 1985, les
études cliniques donnèrent des résultats plus que prometteurs, ce qui marqua
paradoxalement le début des ennuis du NCI. La production du taxol ne pouvait se faire à
l’époque qu’à partir de l’écorce de l’if avec un rendement très faible. Si les tests
biologiques menés entre 1962 et 1977 avaient nécessité une centaine de kilogrammes
d’écorces séchées soit 400 arbres, le NCI consomma pas moins de 3, 25 tonnes d’écorce
entre 1977 et 1987. Or, l’if est une espèce à croissance très lente difficile à exploiter. Des
mouvements écologistes ne tardèrent pas à s’émouvoir des menaces que ferait peser une
surexploitation sur le devenir de l’if de l’Ouest. D’autant que les excellents résultats de la
molécule contre le cancer de l’ovaire avaient suscité des prises de position impatientes de
mouvements féministes craignant que cette maladie de femme ne soit pas l’objet de
suffisamment d’efforts de recherche. En 1990, l’Environmental Defense Fund, une
organisation écologiste de Washington, lança une pétition réclamant le classement de l’if
comme espèce protégée. Ce texte contient un argument alors inédit celui de la nécessaire
préservation de la biodiversité pour permettre son exploitation médicale. Pour résoudre le
dilemme sauver une vie, tuer un arbre pour citer un titre du New York limes, l’EDF
réclamait donc le classement de l’if comme espèce protégée de façon à permettre un
approvisionnement durable en taxol ”. L’argument lui permit d’associer à sa campagne
deux des découvreurs du taxol, ainsi que la puissante American Cancer Society. Cette
coalition d’intérêts échoua à obtenir le classement de l’if comme espèce protégée. Elle
parvint en revanche en 1992 à faire voter une loi, imposant un mode d’exploitation des
forêts fédérales préservant l’if de l’Ouest.
Entre-temps, les besoins du NCI étaient devenus énormes : pas moins de 30 tonnes
d’écorce pour les essais cliniques de la seule année 1987. Considérant qu’il était temps de
passer à une échelle industrielle, le NCI céda l’exploitation de la molécule à la firme
pharmaceutique Bristol-Myers Squibb, qui débuta sa commercialisation le 29 décembre
1992. Le taxol figure toujours parmi les meilleures ventes de l’entreprise.
L’ironie de l’histoire est que la controverse sur l’exploitation de l’if comme source de
taxol avait entre-temps perdu sa raison d’être. Les recherches menées à l’institut des
substances naturelles du CNRS de Gif, sous la direction de Pierre Potier, avaient en effet
permis de découvrir un mode de production synthétique de la molécule. A la fin des
années 1970, Daniel Guénard avait mis au point dans cet institut le test tubuline
permettant de vérifier in vitro l’affinité d’une molécule pour la tubuline, une protéine du
fuseau mitotique. Il eut l’idée d’appliquer son test à la recherche de précurseurs du taxol.
A partir d’aiguilles et de rameaux de l’if européen Taxus baccata, Daniel Guénard et
Françoise Guéritte en collaboration avec les chercheurs de Rhône-Poulenc isolèrent un
précurseur actif du taxol à partir duquel ils conçurent par hémisynthèse chimique une nou-
velle molécule, le taxotère, deux fois plus active que le taxol. Les feuilles de l’if pouvant
être prélevées sans abattre l’arbre, les problèmes d’approvisionnement se trouvaient
résolus. Cette découverte n’échappa pas aux dirigeants de Bristol-Myers Squibb à partir de
1993, l’entreprise se convertit à la production hémisynthétique de taxol sans jamais verser
un centime au CNRS ni à Rhône-Poulenc, détenteurs du brevet sur cette méthode. Le
procès court toujours.
Le taxol et son concurrent, le taxotère, commercialisé en 1995 se partagent maintenant
en parts égales le marché européen. Ces molécules ne sont presque plus l’objet de
recherches fondamentales. Plusieurs milliers d’analogues du taxol ont été synthétisés,
explique Daniel Guénard, et la recherche s’oriente aujourd’hui davantage sur de
nouvelles indications de prescription. Si la saga du taxol semble s’achever pour les
chimistes, elle ne fait que commencer pour les historiens et les sociologues des sciences,
comme Vivien Walsh et Gordon Goodman de la Manchester School of Management ils y
voient “ un médicament de notre temps.
Questions
- Le taxol est-il une espèce chimique naturelle ou de synthèse ? même question pour le
taxotère.
- A partir de l’exemple du taxol, expliquez la nécessité de la chimie de synthèse.
- Que pensez-vous des délais nécessaires entre la découverte d’une espèce chimique et sa
commercialisation comme médicament ?
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