La pleine signification de cet aspect de la Giitaa a été d'abord mise en relief par Ramanuja, le
grand philosophe théiste du XIe siécle, qui fit tant pour rendre bhakti respectable au point de
vue philosophique. Pour Ramanuja, comme pour le ..Saiva Siddhanta, le monde phénoménal
est réel et maayaa est la manière dont Dieu opère en lui. L'âme, comme dans toute la pensée
hindoue, est éternelle et intemporelle, spirituelle, indivisible, pure conscience (chit) et de la
même substance que Dieu. Il existe autant d'âmes qu'il y a de corps pour les abriter, et les
âmes, tout en étant pareilles à Dieu et semblables entre elles du fait qu'elles sont éternelles,
n'en sont pas moins distinctes entre elles et distinctes de Dieu qui est leur origine. C'est
seulement en réalisant moksha, cependant, que les âmes entrent en possession de leur
véritable nature intemporelle. Dieu est l'âme suprême - et la création tout entiére constitue son
corps - tant les âmes dans l'éternité que le monde temporel. En même temps, il est dans une
catégorie différente et totalement autre que tout ce qui n'est pas lui-même. Dans les Ecritures,
on parle constamment de Dieu ainsi que de Brahman comme étant nirguna, « sans qualités ou
attributs » mais, selon Ramanuja, il est absolument bon, et nirguna peut dés lors signifier
seulement qu'il est dénué d'attributs mauvais. En outre, Dieu est une personne, et en tant que
personne il est doué de toutes les qualités bonnes au plus haut degré.
« La forme divine (de Dieu) et le réceptacle de tout éclat, de tout charme, parfum, délicatesse,
beauté, et jeunesse - désirable, conforme, un en sa forme, impensable, divin, merveilleux,
éternel, indéfectible, parfait. Son essence et sa nature ne doivent pas être limitées par la parole
ou la pensée. Il est un océan de compassion sans bornes, d'excellence morale, de tendresse, de
générosité et de souveraineté, le refuge du monde entier sans distinction de personnes. Lui,
l'unique océan de tendresse pour tous ceux qui ont recours á lui, enlève les chagrins de ses
adorateurs. (Par son incarnation) il peut être vu par les yeux de tous les hommes, car sans
laisser de côté sa nature (divine), il est descendu pour demeurer dans la maison de Vasudeva,
afin de donner la lumière au monde tout entier avec sa gloire indéfectible et parfaite, et pour
remplir toutes choses de sa propre beauté. » (R. sur B.G., 6.47.)
De même que dans le ..Saiva Siddhanta, dans la Giitaa comme chez Ramanuja, Dieu
emprisonne les âmes dans la matière uniquement pour les libérer et les unir à lui. Ceci
constitue son adorable « jeu » (kridaa, liilaa). En outre, de même que le fidèle a la nostalgie de
Dieu et L'aime, de même Dieu a la nostalgie de l'âme. « Quiconque M'aime au-delà de toute
mesure », est-il rapporté que Dieu dit, « Je l'aimerai au-delà de toute mesure (en retour).
Incapable de supporter d'être séparé de Moi, Je le fais Me posséder. Telle est Ma promesse
véridique : vous viendrez à Moi » (18.65). Dieu a besoin de l'âme autant que l'âme a besoin de
Dieu et cela signifie que l'âme n'est ni annihilée ni absorbée dans l'état libéré, mais qu'elle
éprouve un amour éternel et qui s'accroît toujours. Le fidèle « bien qu'il en soit venu à Me
posséder, n'est pas lui-même détruit, et bien que je me donne à celui qui m'adore de cette
façon, il me semble que je ne lui ai rien fait » (9.42). Chez Ramanuja, l'amour de Dieu est
inconditionnel.
Ramanuja, comme Shankara, se considérait comme védantin ; mais de radicales divergences
le séparent de Shankara, et il le savait. Shankara ne voyait dans la bhakti rien de plus qu'un
pas sur l'échelle qui mène à la compréhension que l'Un seul existe et que toutes les âmes
humaines sont cet Un, ni plus ni moins. Une fois qu'elle a pris conscience de cette unité
ineffable, l'âme est absolument en paix, au-delà de tous contraires et de toute expérience : et
puisqu'elle est l'Unique Réalité elle-même, il est clair qu'une fois cela compris, aucun autre
progrès spirituel ne s'avère possible. L'adoration de Dieu ou des dieux est ainsi perçue comme
illusoire, car cela ne signifie rien d'autre que le fait qu'on s'adore soi-même. C'est pourquoi
bhakti constitue un substitut trés inférieur, parce que irréel, à la connaissance (jnana), c'est-à-
dire, la prise de conscience de l'unité absolue. Ramanuja n'admet rien de tout cela. Pour lui, la