Dieu dans la Bhagavadgiitaa (R.C. Zahner, l’Hindouisme, pp. 111-119) Si la Svetasvatara Upanishad est le roc sur lequel se fonde le théisme saivite, ceci est doublement vrai de la Bhagavad-Giitaa, non seulement en relation avec le culte de Vishnou, mais aussi en relation avec tout le développement subséquent de l'hindouisme. Bien qu'elle ne soit pas mise au rang de ..Sruti comme l'est la Svetasvatara, son influence l'a largement emporté sur celle non seulement de la Svetasvatara, mais probablement de toutes les Upanishads ensemble ; car, bien qu'il existe des traces de grâce divine et d'amour divin dans les Upanishads, elles ne sont qu'á peine esquissées : dans la Giitaa, elles deviennent bien plus explicites. Il y a quantité de passages didactiques dans le Mahaabhaarata, mais c'est seulement lors de cette unique occasion que Krishna daigne révéler la vérité tout entiére á son propre sujet, et ce en grand secret, à Arjuna, son ami le plus intime, à l'heure la plus solennelle de sa vie. Il est vrai qu'il avait été pro-lamé Etre suprême maintes et maintes fois auparavant, tant par ses amis que par ses ennemis, mais nulle part ailleurs il ne se révéle comme tel ni ne donne des instructions sur la maniére dont les hommes doivent se conduire pendant leur vie. La Giitaa peut être commodément divisée en trois parties : la premiére (chapitres I-VI) traite des différentes façons dont l'âme peut parvenir á la libération, la seconde traite de la nature de Dieu et se termine sur la grandiose théophanie du chapitre XI, tandis que la dernière partie, aprés être revenue sur beaucoup de ce qui avait été dit, se termine sur ce qui constitue un nouvel évangile, non encore proclamé jusqu'alors dans l'Inde, celui de l'amour de Dieu pour l'homme. Dans la Svetasvatara Upanishad, la transcendance du Dieu personnel par rapport au Brahman impersonnel était affirmée, mais Dieu était considéré plutôt comme un modéle pour l'âme que comme l'objet suprême d'une dévotion amoureuse. C'est seulement avec la ..Saiva Siddhanta que l'on voit le Dieu transcendant et assez distant de la Svetasvatara uni au Dieu très personnel Shiva, qui réclame de l'homme une dévotion totale, le service et l'amour. La Giitaa fut probablement composée au IIIe ou au IVe siécle avant notre ére, et elle constitue donc notre premiére source littéraire pour la bhakti, ainsi qu'on dénomme en Inde la religion dévotionnelle. Le mot bhakti est dérivé d'une racine bhaj-, dont le premier sens est « prendre part ou participer á », et cette signification est encore présente dans la Giitaa, lorsqu'il est dit que Krishna « participe á » ses fidéles autant qu'ils participent á lui (4.11). Ce terme est également très fréquemment employé pour désigner l'amour sexuel et l'union sexuelle, et cet aspect tend á être mis en relief dans les sectes bhakti ultérieures. Toutefois, dans la Giitaa, il n'existe pas la moindre trace d'une telle acception. La Giitaa n'est pas un texte facile à interpréter, car il n'est pas conséquent avec lui-même. L'apogée du livre est, toutefois, la théophanie, au onzième chapitre, dans laquelle Krishna, le Dieu incarné et l'ami inséparable d'Arjuna, se révéle á ce dernier sous « la forme suprême de son Seigneur » et cette révélation inspire á Arjuna, terrifié, de confesser que Krishna doit être « loué davantage encore que Brahman » (11.37). La théologie de la Giitaa continue donc celle de la Svetasvatara Upanishad. Brahman est à la fois l'état d'être intemporel qui caractérise moksha et la source et l'origine de tout ce qui a son existence dans l'espace et le temps. Il est donc à la fois le temps et l'éternité. Toutefois, dans la Giitaa, Dieu les transcende tous deux, et, puisqu'il est personnel, on ne peut jamais dire que l'âme libérée devient effectivement Dieu comme on peut dire qu'elle devient Brahman ; car le mot brahman, lorsqu'il est employé dans ce contexte, ne signifie rien de plus que « éternel », ainsi qu'il en va normalement dans les textes bouddhiques primitifs auxquels le mot brahmabhuta « devenu Brahman » semble avoir été emprunté. Moksha ne signifie rien d'autre que le fait d'avoir été libéré des liens du samsaara pour passer à la liberté de la vie immortelle ; et comme Dieu est, par définition, audelá de l'espace et du temps, cela veut dire également que l'âme participe au mode d'existence de Dieu sans pour cette raison lui être identique, car bien que Dieu, à l'instar de Brahman, emplisse toutes choses, temporelles aussi bien qu'éternelles, il les transcende toutes en tant que veillant sur elles (9.10 ; 13.22). Bien qu'il soit ce qui est le plus intérieur à elles et plus caractéristique d'elles qu'elles ne le sont elles-mêmes, il se trouve en dehors d'elles, les contemple et les approuve. Il est le fondement de l'existence éternelle et de l'existence temporelle. Il est « le fondement de Brahman, de l'immortel et de l'impérissable, du dharma éternel et de la béatitude absolue » (14.27). Pour bien comprendre le message de la Giitaa, il convient de le replacer dans son cadre. La grande guerre entre les Kauravas et les Paandavas que le roi Yudhisthira, l'aîné des fréres Paandavas, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter, est sur le point d'éclater, et les deux armées s'affrontent pour le combat. Cette fois, c'est Arjuna, frére cadet de Yudhisthira et ami intime de Krishna, et non Yudhisthira, dont le coeur se brise á la pensée du massacre d'un grand nombre de ceux qui lui sont le plus proches et le plus chers et qui sont pourtant du côté adverse. Le principal dessein de Krishna dans la Giitaa est donc de persuader Arjuna de combattre avec une conscience pure. Tout d'abord, il affirme que bien que l'on puisse tuer le corps on ne peut tuer l'âme, parce qu'elle est éternelle, et que, puisque selon l'enseignement orthodoxe, l'âme d'un guerrier tué pendant la bataille va tout droit au ciel, il rend en réalité un service aux gens de sa famille en les débarrassant de leurs corps. En second lieu, en refusant de combattre il violerait le dharma de sa caste, celle des Kshatriyas ou guerriers, et, troisièmement, il serait accusé par ses ennemis d'avoir renoncé á la guerre parce qu'il avait peur. S'il participe au combat, il ne peut rien perdre : ou bien il sera tué, et en ce cas il ira directement au ciel, ou bien il vaincra, et alors il héritera de la terre. Arjuna, cependant, avait déjá vu le ciel d'Indra, qui était son pére parmi les dieux, et n'avait été que peu impressionné par ce qu'il y avait vu ; il n'était non plus guére davantage intéressé á hériter de la terre que ne l'était son frére Yudhisthira qui, rempli de détachement pour ce bas monde, n'y était nullement intéressé. Il fallait donc lui présenter des attraits plus grands. Aussi Krishna se met-il á l'instruire sur la façon dont la libération finale peut être gagnée même par un guerrier engagé dans le combat, et ensuite sur le fait que la délivrance ne doit pas nécessairement s'opposer au profond attachement qui le lie á Arjuna, ni nier cet attachement. Le premier de ces buts peut être atteint, dit-il, en dissociant totalement son propre « soi », qui est éternel et par conséquent n'est pas responsable d'actions commises dans le temps, d'avec des actes effectués par un corps temporel conduit par une volonté temporelle, tous deux étant de simples produits de la matière (prak.rti ou maya). Ce faisant, il parvient à la même séparation de l'esprit par rapport á la matière qui constitue la récompense du Yogin le plus accompli. Au plus fort de la bataille, il ne sera donc pas différent du Yogin dont l'esprit est apaisé et pour qui « la félicité suprême approche, ses passions apaisées, car il est devenu Brahman et est libéré de l'effort... Se voyant en toutes choses et toutes choses en lui-même, il voit partout la même chose » (6.27.29). Il aura transcendé le plaisir et la souffrance, le sentiment de «Je» et tous les contraires, car il comprendra qu'il ne peut pas mourir, puisque son être véritable se trouve en dehors du temps et de l'espace. C'est alors que Krishna effectue la transition entre l'enseignement concernant l'âme immortelle et Brahman, et l'enseignement le concernant lui-même, á savoir Dieu. « Pour celui qui voit toutes choses en moi et moi dans toutes les choses, je ne suis pas perdu et il n'est pas perdu pour Moi. Le Yogin qui participe en moi (bhajati - m'aime, m'est attaché) qui suis présent en tous les êtres contingents, et qui, enraciné dans l'unité, est cependant engagé dans toutes sortes d'occupations, demeure en moi. » Il peut comprendre la nature de Dieu grâce á l'expérience de la libération dans laquelle le temps et l'espace sont abolis, et il peut ainsi se sentir présent partout. Son esprit et ses pensées étant fixés intensément sur Dieu, il parvient , á la « paix qui culmine dans le Nirvana et subsiste en Dieu » (6-.11411-15), car c'est seulement lorsqu'elle est elle-même délivrée des liens du samsaara que l'âme peut se rapprocher de Dieu (9.28). La voie de la « connaissance » (jnana), c'est-à-dire de l'intense concentration yogique tendant á dissocier l'éternel du temporel en l'homme lui-même, aussi bien que la voie de la dévotion (bhakti) sont considérées comme menant au « Nirvana de Brahman » et donc à Dieu (6. 14-15, 27-32), mais la voie la plus aisée est celle de bhakti (12. 5-7) et, á la différence des voies de salut prescrites par les Vedas et les Upanishads, lesquelles demeuraient dans la possession exclusive des classes « deux fois nées », elle est accessible à tout le monde, y compris les Sudras et les femmes. Non seulement le Seigneur personnel est plus haut que Brahman, mais encore, comme Varuna dans le Rig-Veda, il a le pouvoir de lier et délier - il peut sauver ses fidèles des effets de leur propre karma, ou, selon la terminologie chrétienne, il a le pouvoir de pardonner les péchés et de remettre la punition due au péché. « Si même un homme dont la conduite est très mauvaise se consacre à moi et à nul autre, il sera consideré comme bon, car son intention est droite. Il deviendra très vite vertueux dans son âme (dharma-natma) et obtiendra la paix éternelle » (9.30-31). Ceci ne signifie pas que la vertu demeure sans récompense : au contraire, elle est sa propre récompense, car « tous ceux dont les mauvaises actions ont pris fin et dont les actions sont bonnes sont libérés de l'illusion des contraires et participent en moi, fermes dans leur résolution » 7.28). Le dharma éternel est donc l'unique voie sûre conduisant à moksha au sein d'un monde encore enchaîné. C'est seulement par la grâce de Dieu, toutefois, que le karma qui s'attache à une âme peut être annulé et qu'elle peut « devenir Brahman » et, en devenant Brahman, être dans l'état convenable pour s'approcher de Dieu. La grâce de Dieu, n'est pas non plus limitée à ses seuls dévots, car la foi en n'importe quelle divinité est le don de Dieu et ne sera pas privée de sa récompense (7.21), étant donné que toute adoration en réalité s'adresse au vrai Dieu. Cette importance accordée à la grâce représente quelque chose de nouveau, car bien que la grâce divine soit mentionnée dans les Upanishads ultérieures et devienne explicite dans la Svetasvatara, elle constitue le thème principal de la Giitaa. L'homme « qui craint samsaara et désire moksha » (MBh, 14.35.12) n'a plus besoin de tâtonner seul dans les ténèbres de la matiére vers la lumière de la libération, car il peut à présent compter sur l'aide d'un Dieu sauveur pour le guider vers la liberté des élus. Ce serait, cependant, une erreur de supposer que le Krishna de la Bhagavad-Giitaa est avant tout un Dieu d'amour : sa préférence ne va pas à l'adorateur passionnément dévoué, mais au sage complètement détaché qui reconnaît néanmoins sa souveraineté. «L'homme, dit-il, qui n'éprouve aucune haine á l'égard d'une créature, qui est amical et compatissant, inconscient de ce qu'il a ou de ce qu'il est, indifférent au plaisir et à la souffrance, patient, satisfait, toujours discipliné (yogin), ayant le contrôle de lui-même, une résolution ferme, l'esprit et l'intellect fixé sur moi, dévoué á moi - un tel homme m'est cher. L'homme dont les autres gens ne s'écartent pas et qui ne s'écarte pas des autres, qui est libéré de la joie, de l'impatience, de la crainte, de l'excitation, libéré - un tel homme m'est cher. L'homme qui n'est pas troublé, pur, capable, indifférent, imperturbable, et qui renonce á toutes les entreprises par dévotion pour moi - un tel homme m'est cher. L'homme qui ne fait pas de différence entre ami et ennemi, qui ne se soucie pas d'être loué ou méprisé, d'avoir chaud ou froid, ou d'éprouver du plaisir ou de la souffrance, qui est étranger á l'attachement, indifférent á la louange et au blâme, restant paisible, satisfait de tout ce qui lui arrive, qui n'a pas de foyer et dont l'esprit reste ferme bien qu'il soit rempli de dévotion - un tel homme m'est cher. Mais ceux qui respectent cet immortel dharma, ainsi que je viens de le déclarer, qui ont foi en moi et pour qui je suis la fin la plus haute, ces hommes dévoués me sont excessivement chers » (12.13.20). Nous glissons ici, de façon presque insensible, de l'idéal de « sainte indifférence » caractéristique des Upanishads à une relation un peu plus chaleureuse entre Dieu et l'homme. La doctrine de l'amour qui est appelée « la plus secréte de toutes » est gardée en réserve pour les derniéres lignes du dernier chapitre de la Giitaa ; pourtant, même lá, nous trouvons une extrême réserve. L'homme parfait est celui qui a accompli convenablement les devoirs de sa caste (dans le cas d'Arjuna la poursuite impitoyable d'une guerre juste mais dénuée de sens) tout en sachant tout le temps qu'en aucun sens ces actions ne sont « les siennes ». La conscience d'un tel homme « est totalement détachée, il a conquis le soi, le désir l'a quitté, et par le renoncement il parvient à cette perfection absolue qui consiste en la disparition de l'action (karma). Et en gagnant cette perfection, il gagne aussi Brahman..., qui est le but final de la connaissance. Intégré, son intellect purifié, résolu en son contrôle de lui-même, renonçant aux sens et à leurs objets, à l'amour (raaga) et à la haine, cultivant la solitude, mangeant légèrement, le corps, la parole et l'esprit contrôlés, constamment occupé á la méditation, totalement dénué de passion, abandonnant toute pensée de soi-même (ahamkara), de force, d'orgueil, de désir, de colère et de cupidité, ne considérant rien comme sien, en paix (l'homme parfait), est préparé á devenir Brahman. Etant devenu Brahman, son âme apaisée, il ne connaît ni chagrin, ni désir » (18.49-54). Devenir Brahman, ou plutôt se rendre compte que l'on a toujours été et que l'on est Brahman, c'était lá l'essentiel de l'enseignement des Upanishads, et l'on ne pouvait concevoir d'état plus élevé (6.22). Mais, juste à la fin de la Giitaa, Krishna révèle la véritable nature de bhakti ; car, tandis qu'aux premiéres étapes de l'Odyssée spirituelle, bhakti peut s'avérer un chemin court vers moksha, c'est seulement lorsque moksha a été atteint que la vie véritable de bhakti, qui signifie la participation à la vie de Dieu, peut commencer. « Indifférent á toutes les créatures, il reçoit la dévotion suprême envers moi. Grâce à la dévotion envers moi, il en vient à me connaître, à savoir qui Je suis et combien grand Je suis dans mon essence même. Alors, me connaissant dans mon essence, il pénètre aussitôt en moi. Bien qu'il soit toujours occupé aux oeuvres (karma), s'appuyant sur moi, il atteint l'état éternel, immortel, par ma grâce. » Même ainsi, bien que pénétrer en Dieu puisse constituer une destinée encore plus haute que de « devenir Brahman », il n'est pas encore suggéré que cela signifie l'aimer et être aimé par lui. Ceci est réservé pour la fin même, et c'est lá « la plus secréte de toute doctrine » de Krishna et ses ultimes paroles. «Entends encore la plus secrète (doctrine) de tout, mes paroles ultimes. Parce que je te désire grandement, je te dirai quel est ton salut. Pense à moi, adore-moi, offre-moi des sacrifices, rends-moi hommage, ainsi tu viendras à moi. Je te le promets en vérité, car Je t'aime. Renonce à toutes les choses du dharma, tourne-toi vers moi seulement comme ton refuge. Je te délivrerai de tout souci. Ne crains point. » Ce sont ces dernières paroles qui représentent un tournant décisif dans l'histoire de l'hindouisme, car tout l'enseignement de la Giitaa jusqu'á la fin a été que la conduite idéale pour l'homme consistait à accomplir les devoirs qui lui sont imposés par le dharma de sa caste tout en demeurant constamment parfaitement détaché, l'esprit et l'âme fixés sur le Brahman éternel et sur Dieu. A présent, cependant, juste à la fin, il nous est dit que le détachement et l'indifférence sublimée ne sont que les premiers pas sur le chemin qui méne à l'union et à une communion amoureuse avec Dieu : et c'est cela qui est absolument nouveau. La pleine signification de cet aspect de la Giitaa a été d'abord mise en relief par Ramanuja, le grand philosophe théiste du XIe siécle, qui fit tant pour rendre bhakti respectable au point de vue philosophique. Pour Ramanuja, comme pour le ..Saiva Siddhanta, le monde phénoménal est réel et maayaa est la manière dont Dieu opère en lui. L'âme, comme dans toute la pensée hindoue, est éternelle et intemporelle, spirituelle, indivisible, pure conscience (chit) et de la même substance que Dieu. Il existe autant d'âmes qu'il y a de corps pour les abriter, et les âmes, tout en étant pareilles à Dieu et semblables entre elles du fait qu'elles sont éternelles, n'en sont pas moins distinctes entre elles et distinctes de Dieu qui est leur origine. C'est seulement en réalisant moksha, cependant, que les âmes entrent en possession de leur véritable nature intemporelle. Dieu est l'âme suprême - et la création tout entiére constitue son corps - tant les âmes dans l'éternité que le monde temporel. En même temps, il est dans une catégorie différente et totalement autre que tout ce qui n'est pas lui-même. Dans les Ecritures, on parle constamment de Dieu ainsi que de Brahman comme étant nirguna, « sans qualités ou attributs » mais, selon Ramanuja, il est absolument bon, et nirguna peut dés lors signifier seulement qu'il est dénué d'attributs mauvais. En outre, Dieu est une personne, et en tant que personne il est doué de toutes les qualités bonnes au plus haut degré. « La forme divine (de Dieu) et le réceptacle de tout éclat, de tout charme, parfum, délicatesse, beauté, et jeunesse - désirable, conforme, un en sa forme, impensable, divin, merveilleux, éternel, indéfectible, parfait. Son essence et sa nature ne doivent pas être limitées par la parole ou la pensée. Il est un océan de compassion sans bornes, d'excellence morale, de tendresse, de générosité et de souveraineté, le refuge du monde entier sans distinction de personnes. Lui, l'unique océan de tendresse pour tous ceux qui ont recours á lui, enlève les chagrins de ses adorateurs. (Par son incarnation) il peut être vu par les yeux de tous les hommes, car sans laisser de côté sa nature (divine), il est descendu pour demeurer dans la maison de Vasudeva, afin de donner la lumière au monde tout entier avec sa gloire indéfectible et parfaite, et pour remplir toutes choses de sa propre beauté. » (R. sur B.G., 6.47.) De même que dans le ..Saiva Siddhanta, dans la Giitaa comme chez Ramanuja, Dieu emprisonne les âmes dans la matière uniquement pour les libérer et les unir à lui. Ceci constitue son adorable « jeu » (kridaa, liilaa). En outre, de même que le fidèle a la nostalgie de Dieu et L'aime, de même Dieu a la nostalgie de l'âme. « Quiconque M'aime au-delà de toute mesure », est-il rapporté que Dieu dit, « Je l'aimerai au-delà de toute mesure (en retour). Incapable de supporter d'être séparé de Moi, Je le fais Me posséder. Telle est Ma promesse véridique : vous viendrez à Moi » (18.65). Dieu a besoin de l'âme autant que l'âme a besoin de Dieu et cela signifie que l'âme n'est ni annihilée ni absorbée dans l'état libéré, mais qu'elle éprouve un amour éternel et qui s'accroît toujours. Le fidèle « bien qu'il en soit venu à Me posséder, n'est pas lui-même détruit, et bien que je me donne à celui qui m'adore de cette façon, il me semble que je ne lui ai rien fait » (9.42). Chez Ramanuja, l'amour de Dieu est inconditionnel. Ramanuja, comme Shankara, se considérait comme védantin ; mais de radicales divergences le séparent de Shankara, et il le savait. Shankara ne voyait dans la bhakti rien de plus qu'un pas sur l'échelle qui mène à la compréhension que l'Un seul existe et que toutes les âmes humaines sont cet Un, ni plus ni moins. Une fois qu'elle a pris conscience de cette unité ineffable, l'âme est absolument en paix, au-delà de tous contraires et de toute expérience : et puisqu'elle est l'Unique Réalité elle-même, il est clair qu'une fois cela compris, aucun autre progrès spirituel ne s'avère possible. L'adoration de Dieu ou des dieux est ainsi perçue comme illusoire, car cela ne signifie rien d'autre que le fait qu'on s'adore soi-même. C'est pourquoi bhakti constitue un substitut trés inférieur, parce que irréel, à la connaissance (jnana), c'est-àdire, la prise de conscience de l'unité absolue. Ramanuja n'admet rien de tout cela. Pour lui, la libération ne signifie rien de plus que le fait de transcender le temps et l'espace - cette possibilité de transcender constitue le droit que possède chaque âme humaine à sa naissance : ce n'est rien d'autre que l'« isolement » dont il est parlé dans le Samkhya-Yoga dans lequel l'âme devient comme Dieu, mais n'a pas de relation personnelle avec Dieu. L'amour de Dieu est une expérience différente et complètement nouvelle, et elle a lieu dans l'éternité, non dans le temps. La libération peut être une excellente chose, mais comparée à l'amour de Dieu elle est pareille à une graine de moutarde à côté du mont Méru, et le soin égoiste que l'on prend de sa propre âme immortelle est rejeté avec dédain comme ne convenant qu'à ceux qui ne savent pas aimer (R, sur BG, 12.11.12). Ramanuja appela son système visishtadvaita, « non-dualité dans la différence », et il est seulement le premier des philosophes vaishnaivites, dont Madhva, Vallabha, Nimbarka et les adeptes de Caitanya sont les plus importants ; ils rejetaient le monisme pur de Shankara comme destructeur de la religion. Madhva, qui vivait au treizième siècle, alla bien plus loin que Ramanuja, et ne craignait pas de se décrire lui-même comme un « dualiste » (dvaita). Il établit une triple distinction entre Dieu, qui seul est absolu et indépendant, les âmes humaines qui sont éternelles, bien que soumises à Lui, et la matière. Il diffère de tous les autres penseurs de l'Inde en ce qu'il distingue trois catégories d'âmes - en premier lieu, ces quelques esprits élus qui sont destinés à la libération et à une communion amoureuse avec Vishnu, sa parèdre Laksmi, et Vayu (le dieu du vent védique, transformé en Esprit Saint) ; en second lieu, la majorité des âmes, qui sont de qualité indifférente et ne peuvent que s'attendre à une série interminable de renaissances, et enfin les âmes dont la perversité est telle qu'elles ne peuvent s'attendre qu'á un châtiment éternel en enfer. Cette réaction extrême contre Shankara et Ramanuja, et l'accent mis sur le rôle de Vayu en tant qu'Esprit Saint et sur les souffrances éternelles de l'enfer est généralement considéré comme dû à une influence chrétienne. C'est certainement complètement différent de la pensée indienne et n'a jamais réussi á attirer plus qu'une fraction des adorateurs de Vishnou. Toutefois, l'influence de Ramanuja porta des fruits au centuple dans la floraison médiévale des cultes bhakti.